Histoire naturelle de l’Homme/01
HISTOIRE NATURELLE
DE L’HOMME
Les particularités physiques, intellectuelles, morales, qui distinguent les groupes humains disséminés à la surface du globe, accusent-elles entre ces groupes des différences radicales, ou bien, malgré les apparences contraires, l’homme est-il partout le même au fond ? En d’autres termes, existe-t-il une seule espèce ou bien plusieurs espèces d’hommes.[1] ?
Cette question est toute moderne. Faute de connaissances suffisantes en zoologie et en botanique, les philosophes, les géographes de l’antiquité, les savans du moyen âge et de la renaissance n’avaient même pu songer à la poser, et pourtant on peut dire que les uns et les autres y avaient répondu d’avance à peu près dans le même sens. Du peu que les premiers ont écrit sur cette matière, on doit conclure qu’à leurs yeux la nature de l’homme est partout la même, et que des conditions extérieures, le froid et la chaleur particulièrement, font seules varier ses caractères physiques ; toutefois ils paraissent leur accorder des lieux d’origine divers. Quant aux seconds, leur opinion sur ce sujet découlait de croyances religieuses communes à toutes les nations qui s’occupaient alors de science. Juifs, chrétiens, mahométans, voyaient également dans Adam le père de tous les hommes. En fait, l’unité de l’espèce humaine était donc pour eux un dogme admis au même titre que tous ceux qu’ils avaient puisés dans un livre également sacré pour tous, dans la Bible.
Un jour vint cependant où l’autorité séculaire de ce livre fut attaquée et niée avec une violence souvent aussi aveugle que la foi qu’il avait si longtemps inspirée. Si une partie des classes intelligentes continua de chercher dans la Bible la solution absolue de toutes les questions, même de celles qui sont le plus en dehors des doctrines religieuses bien comprises, une autre partie de ces mêmes classes se mit à rejeter sans examen tout ce qu’elle y voyait ou croyait y voir. Ce défaut de critique éclairée, commun aux deux camps, devait entraîner des résultats semblables. La négation et l’affirmation, également dépourvues de base, conduisirent souvent les deux partis à l’absurde dès qu’il s’agissait de questions scientifiques. Si, pour demeurer d’accord avec le texte de Josué, les docteurs bibliques soutinrent l’immobilité de la terre et le mouvement du soleil, les philosophes anti-bibliques, pour pouvoir nier le déluge, ne voulurent voir dans les amas de fossiles qui constituent des montagnes entières que la trace du passage de quelques pèlerins qui avaient perdu leurs coquilles. — Sur le terrain de l’exégèse scientifique, les libres penseurs n’ont pas grand’chose à reprocher aux dévots.
Ces faits et bien d’autres que je pourrais rappeler sont fertiles en enseignemens. D’une part, ils montrent le danger que l’on court à vouloir souder trop intimement le dogme à la science. Le premier relève avant tout de la foi, et par conséquent du sentiment ; il est de sa nature absolu et affiche la prétention d’être immuable. La science est fille de l’expérience et du raisonnement ; elle a ses doutes et ses réserves, elle est surtout essentiellement progressive, c’est-à-dire changeante et sujette à des transformations. Toute union entre elle et le dogme ne peut donc que préparer des déchiremens inévitables et douloureux. Les textes sacres ne se prêtent pas toujours aux interprétations, parfois spirituelles, parfois aussi puériles, qu’on accueille aujourd’hui avec tant de faveur. Ces interprétations elles-mêmes, acceptables un jour, sont souvent démenties le lendemain par quelque nouveau progrès, et l’opposition qu’on a voulu dissimuler n’en ressort que plus clairement. Laissons donc à chacun son domaine, — au savant la science, au théologien la théologie.
Certes, en m’exprimant ainsi, je suis loin de vouloir dire qu’il y a antagonisme entre la science et la religion. J’ai souvent dans la Revue exprimé la conviction contraire. Oui, la foi n’a pas d’appui plus sûr qu’une connaissance aussi complète que possible de cet univers, de ses phénomènes, de ses lois. Au besoin, d’illustres exemples justifieraient mes paroles ; mais ces exemples, nous les rencontrerions dans des communions très diverses. La religion et la science, qui, chacune dans sa sphère, répondent à nos besoins les plus nobles, à nos instincts les plus élevés, ne convergent et ne s’unissent que par ce qu’elles ont de plus général, de plus grand. Dans ces hautes régions de l’intelligence et du cœur, les points de discussion disparaissent devant les vérités éternelles. Voilà pourquoi le protestant et le catholique, le Juif et le mahométan, ont pu trouver dans la science de quoi fortifier chacun ses diverses croyances, semblables au moins en cela qu’elles rapportent au Créateur l’hommage de la créature.
D’autre part, on voit combien les hommes qui ont la prétention de parler uniquement au nom de la philosophie et de la raison, combien les libres penseurs doivent se méfier de la répugnance instinctive que leur inspirent tout fait, tout témoignage, toute doctrine qui se présentent à eux associés à quelque idée dogmatique. En cédant trop facilement à ce sentiment irréfléchi, ils ont trop souvent mérité les mêmes reproches que leurs adversaires. Eux aussi se sont montrés absolus et intolérans ; ils ont pour ainsi dire érigé en dogmes leurs négations les plus hasardées, et compromis la cause qu’ils défendent. À eux aussi la science, seul juge irrécusable et compétent, a donné de sévères leçons dont ils n’ont pas toujours su profiter.
Ces réflexions s’appliquent d’une manière toute spéciale aux débats relatifs à l’origine une ou multiple des groupes humains. Après avoir régné si longtemps sans conteste, l’antique dogme d’Adam a rencontré de nombreux adversaires. Chose assez remarquable, c’est au nom même de la Bible que ce dogme a été d’abord attaqué, et il ne sera pas inutile de résumer ici les argumens que dès le XVIIe siècle on faisait valoir contre lui. En 1655, La Peyrère, gentilhomme protestant attaché au prince de Condé, publia un traité de théologie fondé tout entier sur l’existence d’une population humaine antérieure à Adam[2]. Dans ce livre fort curieux et remarquable pour l’époque, La Peyrère s’efforce de démontrer que l’histoire d’Adam et de ses descendans n’est autre chose que le commencement de l’histoire des Juifs seuls, et non de celle des hommes en général. Partant des deux récits de la création qui se trouvent dans la Genèse et se fondant sur les différences qu’on a de tout temps signalées entre eux, il regarde le premier comme se rapportant à la création des gentils, le second à l’origine du peuple que Dieu avait choisi entre tous les autres. Les gentils, créés les premiers, au sixième jour de la grande semaine, en même temps que les animaux, appartiendraient en quelque sorte à la création générale. Ils auraient été formés comme tous les autres êtres et tirés comme eux de la matière du chaos. Ils auraient apparu en même temps sur la terre entière, et aucun d’eux n’aurait jamais pénétré dans le paradis terrestre. Adam, le premier Juif tiré du limon de la terre, Eve formée avec une côte d’Adam, n’auraient vu le jour qu’après le repos du septième jour. Seuls ils auraient habile le jardin d’Eden, seuls par conséquent ils se seraient rendus coupables du péché contre la loi en violant la défense qui leur avait été faite. Les autres hommes, innocens à cet égard, n’en étaient d’ailleurs pas moins coupables de péchés naturels. L’auteur trouve cette distinction confirmée par un passage de saint Paul[3].
A l’appui de son hypothèse fondamentale, La Peyrère n’invoque pas seulement le texte même relatif aux premiers jours du monde; ses argumens les plus précis sont tirés surtout de l’histoire d’Adam et de sa famille. Jusqu’à l’âge de cent trente ans, la Genèse ne donne à celui qu’on est habitué à regarder comme le premier homme pas plus de trois fils, et les paroles qu’il prononce lors de la naissance de Seth ne peuvent laisser de doute à cet égard. Plus tard seulement il a des fils et des filles. Or, après le meurtre d’Abel, Seth n’étant pas encore venu au monde, la famille d’Adam ne comptait que trois personnes. Cependant Caïn, chassé par Dieu et condamné à errer sur la terre, témoigne la crainte d’être tué par quiconque le trouvera. Dieu met en conséquence un signe sur Caïn, et déclare que celui qui le tuera sera puni au septuple. Caïn pouvait donc rencontrer en effet des ennemis? — Caïn, en s’éloignant, emmène sa femme. D’où venait cette femme? Jusqu’à cette époque, Adam n’avait eu d’autres enfans que celui qui fuyait après un crime et celui qui en avait été la victime... Il fallait bien qu’il y eût d’autres familles à côté de celle d’Adam. — Enfin à peine Caïn a-t-il eu un fils qu’il bâtit une ville. Il fallait donc qu’il eut trouvé des compagnons pour la construire, pour la peupler. — De tous ces faits, l’auteur conclut qu’il existait des hommes en dehors de la famille adamique ou juive, et que ces hommes, répandus dès lors sur toute la terre, n’étaient autre chose que les gentils, ces premiers venus de la grande création, et toujours si nettement distingués du peuple de Dieu, des Juifs. La Peyrère interprète au même point de vue un grand nombre d’expressions générales employées dans la Bible. La terre, dont il est si souvent question, n’est pas pour lui la surface entière de notre globe, mais seulement la terre sainte, celle que Dieu avait destinée à son peuple. Il en précise les limites et en donne une carte peu détaillée, mais assez juste pour le temps. C’est à elle seule qu’il applique les récits relatifs au déluge biblique, déluge qu’il compare aux autres grandes inondations partielles dont diverses nations ont conservé le souvenir. L’histoire de Noé devient ainsi le pendant de celle d’Adam. Ce patriarche est resté le seul représentant, non pas de l’humanité entière, mais des Juifs seulement. C’est contre ces derniers que s’était allumée la colère céleste. Dieu n’a jamais eu l’intention de détruire les gentils.
Il est bien difficile de ne pas être frappé de la ressemblance et souvent de l’identité des doctrines de La Peyrère avec des opinions souvent et encore tout récemment émises; mais qu’on ne s’y trompe pas : La Peyrère n’est nullement un libre penseur, un esprit fort; c’est un théologien, un croyant, qui admet comme vrai tout ce qui est dans la Bible, et les miracles en particulier. Seulement il leur applique son système comme à tout le reste. Pour lui, ces miracles ont toujours été en quelque sorte personnels, et lors même que le texte semble le plus positivement affirmer que les lois générales de la nature ont été bouleversées, il admet que ces lois n’ont été suspendues que localement. Toujours il trouve dans le livre qui lui sert de guide quelque raison à l’appui de son interprétation[4]. En un mot, on trouve partout chez La Peyrère un mélange de foi complète et de libre critique. Ce livre du reste ne convainquit personne, et la doctrine de l’auteur retomba bientôt dans l’oubli jusqu’à ces dernières années, époque où on l’a reproduite et accueillie avec une faveur assez inattendue, principalement en Amérique.
La tentative de La Peyrère était isolée ; elle avait eu lieu à peu près exclusivement sur le terrain de la théologie, et le dogme adamique remporta la victoire sans presque avoir eu à combattre. La guerre que lui déclarèrent les philosophes du XVIIIe siècle devait avoir un tout autre résultat. Ceux-ci étaient nombreux et puissans: ils s’appuyaient sur la science de leur époque; ils en appelaient à quelques faits d’observation facile, et propres à frapper les esprits. Aussi tout ce qui se piquait de philosophie admit-il bientôt que le nègre et le blanc, le Lapon et le Hottentot, constituaient autant d’espèces différentes. La doctrine de l’unité ne manqua pourtant pas de défenseurs. D’un côté, les champions de la religion, attaquée par les encyclopédistes, ne pouvaient abandonner une croyance regardée par eux comme fondamentale ; de l’autre, la plupart des naturalistes, Linné et Buffon à leur tête, se prononcèrent nettement dans le sens de l’unité. Le dernier surtout n’hésita pas à voir dans les caractères différentiels qui distinguent les groupes humains de simples modifications d’un type spécifique unique. Ce témoignage doit avoir ici d’autant plus de valeur, que Buffon avait étudié avec une remarquable supériorité les questions relatives à l’espèce en général, et qu’on ne saurait regarder son jugement sur ce cas spécial comme influencé par des préjugés dogmatiques.
À vrai dire, c’est de cette époque que datent les deux écoles anthropologiques qu’on a distinguées par les épithètes récentes de monogéniste et de polygéniste. Les circonstances au milieu desquelles ces deux écoles prirent naissance expliquent en grande partie le caractère qu’elles revêtirent au début, et qu’elles ont trop longtemps conservé. De nos jours encore, défendre ou attaquer l’unité de l’espèce humaine est pour un certain nombre d’écrivains, pour la majorité des lecteurs, faire une sorte de profession de foi ; c’est défendre ou attaquer la Bible et la religion. Et comme si ce n’était pas assez des préoccupations théologiques d’un côté, philosophiques de l’autre, pour compliquer une question déjà si difficile par elle-même, des considérations politiques et sociales sont venues introduire dans le débat des passions bien peu d’accord avec l’absence de parti-pris qu’exigent avant tout les recherches scientifiques. C’est aux États-Unis surtout que la lutte a pris cette nouvelle forme. Nous devons à M. Nott[5] le récit d’un incident dont il convient de dire quelques mots, parce qu’il caractérise la position particulière des anthropologistes américains.
On sait comment l’esclavage, après avoir été accepté par toutes les nations chrétiennes comme une institution régulière, a été justement proscrit par la plupart d’entre elles. On sait comment l’Angleterre, poussée par des motifs très divers, se mit à la tête de la croisade anti-slaviste, et comment presque toutes les puissances adhérèrent successivement aux traités qu’elle proposa en vue de mettre fin à la traite et d’émanciper la race nègre. On sait aussi comment ses propositions à ce sujet furent toujours repoussées par les États-Unis, où la question de l’esclavage touche à d’immenses intérêts. Or en 1844 l’Angleterre, appuyée cette fois par la France, revenait encore à la charge, et M. Calhoun, alors ministre des affaires étrangères, ne savait trop que répondre aux notes que lui adressaient les puissances négrophiles, lorsqu’il entendit parler des travaux de M. Gliddon sur les races africaines. Il manda sur-le-champ cet auteur, qui à son tour l’engagea à se mettre en rapport avec M. Morton, le chef reconnu des anthropologistes américains. Une correspondance s’engagea entre le ministre et l’auteur des Crania americana. Le résultat de cette association fut une note dans laquelle M. Calhoun repoussait toute modification à l’ordre de choses établi dans l’Union américaine, en se fondant sur les différences radicales qui séparent les groupes humains. Cette manière d’argumenter déconcerta le ministre anglais, qui se hâta de répondre qu’il n’entendait intervenir en rien dans les institutions domestiques des autres nations. Après avoir raconté cette anecdote, M. Nott se félicite hautement des ennuis que la véritable ethnologie¸ franchement introduite par M. Calhoun dans les relations internationales, a causés à la diplomatie philanthropique !
Ainsi en Amérique la question anthropologique se complique de celle de l’esclavage, et à lire la plupart des écrits qui nous viennent d’outre-mer, il paraît qu’on y est avant tout anti-slaviste ou slaviste ; mais aux États-Unis il faut toujours être biblique, et de là viennent les nuances particulières qui distinguent certains ouvrages anthropologiques américains. Les anti-slavistes sont d’ordinaire franchement monogénistes et acceptent le dogme d’Adam tel qu’il est généralement entendu. Telle est aussi la profession de foi d’un certain nombre de slavistes. Ceux-ci, pour justifier leur conduite envers leurs frères noirs, recourent à l’histoire de Noé et de ses fils. Cham, disent-ils, a été maudit par son père, il a été condamné à être le serviteur de ses frères ; les nègres descendent de Cham : donc, en les réduisant à l’esclavage, on ne fait qu’obéir au livre saint. Mais l’Amérique compte en outre des slavistes polygénistes. Ceux-ci ont remis en honneur, sous des formes diverses et en l’étayant du savoir moderne, la doctrine de La Peyrère. Tout en proclamant hautement l’inspiration divine de l’Ancien et du Nouveau-Testament, ils se sont efforcés de démontrer, par des recherches linguistiques, géographiques ou historiques, que les récits bibliques relatifs à l’origine et à la filiation des hommes s’appliquaient exclusivement aux populations blanches. Ainsi mis à l’aise, ils ont regardé les divers groupes comme autant d’espèces distinctes ; ils ont rapproché le plus possible le nègre des singes, et conclu comme l’avait fait M. Calhoun.
On le voit, des préoccupations fort peu scientifiques sont trop souvent intervenues dans l’examen de la question que nous voulons traiter. C’est là un fait regrettable, et qu’il importait de faire ressortir dès le début. Seul, il peut expliquer certaines exagérations, certaines assertions, certains oublis trop frappans pour ne pas être quelque peu volontaires; seul aussi, il explique le ton qui a régné, qui règne trop souvent encore dans les écrits d’un grand nombre d’anthropologistes des deux écoles. De part et d’autre on s’est anathématisé, et si de nos jours les mœurs littéraires un peu adoucies ne permettent plus guère l’emploi des gros mots que s’adressaient nos devanciers, on n’en trouve pas moins, jusque dans quelques-uns des ouvrages les plus récens et les plus sérieux, certains passages qui sentent trop le livre de controverse ou le pamphlet politique. A quoi bon toutes ces colères? Les arrêts de l’inquisition n’ont ni arrêté la terre dans sa marche ni fait tourner le soleil autour de notre globe; les plaisanteries de Voltaire n’ont pas anéanti les fossiles. Les violences de langage, les insinuations malveillantes, les railleries ne changeront pas davantage les relations existantes entre les groupes humains.
Déterminer ces relations, c’est précisément répondre à la question posée au début de cette étude. On sait que chaque jour les naturalistes, et les naturalistes seuls, résolvent des problèmes de ce genre. A eux donc revient de droit celui qui nous occupe. Or, si l’on se place exclusivement sur le terrain des sciences naturelles, il nous paraît impossible de ne pas conclure en faveur de la doctrine monogéniste. Sans doute cette doctrine ne répond pas à tous les pourquoi, à tous les comment, que soulèvent les mille problèmes de l’anthropologie. Bien plus, au premier abord, et surtout pour les esprits même les plus cultivés, mais qui sont restés étrangers à certaines études, elle semble aggraver et multiplier les difficultés. Il se passe ici quelque chose de semblable à ce que produit en zoologie, en botanique, l’application des systèmes opposée à l’emploi de la méthode. Les premiers sont infiniment plus faciles à saisir, plus commodes dans la pratique. Par cela même, ils ont eu leur temps d’utilité réelle et ont compté d’ardens défenseurs; mais les vrais savans, les inventeurs eux-mêmes, en avaient senti de bonne heure les graves défauts. Ils avaient compris que le système le plus parfait dissimule souvent les difficultés existantes au lieu de les résoudre, et parfois en soulève qui n’ont aucun fondement, que par suite il conduit fatalement à l’erreur. La méthode naturelle au contraire met le botaniste, le zoologiste, en face de chaque problème, et les force à l’envisager sous toutes ses faces. Par Là, elle leur démontre parfois leur insuffisance, mais du moins elle ne permet jamais à un esprit sévère de se repaître d’illusions, de croire expliqué ce qui ne l’est pas.
il en est ainsi de la doctrine monogéniste comparée à la théorie contraire. En présence de la diversité que présentent les groupes humains, rien de plus simple en apparence que de faire de ces groupes autant d’espèces différentes et de leur assigner des origines distinctes. Cette solution est séduisante, elle est bien simple et semble répondre à tout; mais qu’on aille quelque peu au fond des choses, et les conséquences qu’elle entraîne en feront vite ressortir l’inexactitude pour tout esprit non prévenu. En effet elle conduirait à regarder les lois qui régissent l’organisme humain comme étant en contradiction, sur plusieurs points d’une importance capitale, avec les lois auxquelles obéissent tous les autres organismes vivans. En regardant au contraire ces groupes comme dérivés d’un type primitif unique, la diversité apparaît d’abord comme un problème des plus ardus; mais la comparaison avec les plantes, avec les animaux, nous enseigne bientôt que ce fait n’est pas isolé, qu’on le retrouve dans les deux règnes organiques universellement admis, et que les lois de la physiologie ordinaire l’expliquent sans trop de peine, au moins dans ce qu’il a de général. Ces mêmes lois concordent sur tous les autres points avec la doctrine monogéniste, autant qu’elles sont en opposition avec la théorie polygéniste. En présence d’un pareil résultat, il ne paraît pas possible d’hésiter.
Les polygénistes ont bien senti tout ce qu’avait de menaçant pour leurs idées l’application des sciences naturelles à l’étude de l’homme. Aussi quelques-uns d’entre eux ont-ils opposé d’avance une fin de non-recevoir à toutes les conséquences qu’on pourrait en tirer. Ils ont présenté l’homme comme un être exceptionnel et déclaré qu’il était à tous égards en dehors des lois générales. D’autres, comprenant ce qu’une semblable assertion avait d’insoutenable, se sont efforcés de dissimuler l’antagonisme réel qui existe entre ces lois et le polygénisme. Ceux-ci sont nos plus sérieux adversaires. Comme nous, ils invoquent la science, et c’est en son nom qu’ils proclament la multiplicité des espèces d’hommes. Combien cette affirmation est peu fondée, c’est ce qu’il importe de démontrer; mais avant tout, pour que le débat soit sérieux, pour qu’il ne dégénère pas en une simple lutte d’assertions contradictoires, il faut rappeler au moins les principales règles physiologiques, les faits les plus essentiels qui trouvent ici leur application; il faut résumer à ce point de vue l’histoire des animaux et des végétaux eux-mêmes. On n’arrive ainsi à l’homme que par une voie un peu détournée en apparence, mais cette voie est la seule sûre, et ceux qui auront bien voulu la parcourir avec nous reconnaîtront que l’unité de l’espèce humaine n’est pas seulement un point de doctrine philanthropique inspiré par les sentimens les plus honorables, une conception philosophique élevée, un dogme respectable par cela seul qu’il se rattache aux croyances religieuses de la plus noble portion de l’humanité, mais que cette unité est surtout une grande et sérieuse vérité scientifique.
Qu’est-ce que l’homme? — Cette question à laquelle il a été répondu si souvent et de tant de manières ne peut être envisagée ici qu’au point de vue de l’histoire naturelle. C’est celle que s’adresse tout naturaliste qui, placé en présence d’un être ou d’un ensemble d’êtres, veut les étudier pour lui-même ou les faire connaître à autrui. En pareil cas, il recherche d’abord à quel groupe de premier ordre appartient l’objet de son examen, et ce n’est qu’après avoir résolu ce premier problème qu’il arrive à des détails plus circonstanciés, et assigne au minéral, à la plante, à l’animal, sa place définitive. Voilà comment la question précédente peut se traduire par cette autre : — quelle est la place qui revient à l’homme dans une classification naturelle des êtres? — Quelque simple qu’elle puisse paraître au premier abord, elle n’en a pas moins divisé des hommes d’un égal mérite. Pour motiver la solution que nous avons cru devoir adopter, il faut rappeler ce que sont tous ces groupes primordiaux qui se partagent la nature entière.
Depuis Aristote jusqu’à nos jours, tous les naturalistes ont reconnu qu’il existe dans la nature deux grandes classes de corps : les uns composés de parties inertes, simplement juxtaposées et sans autres relations entre elles qu’une adhérence mécanique ou des rapports moléculaires; les autres composés de parties actives, concourant chacune par quelque action diverse à l’entretien de l’ensemble, par conséquent plus ou moins solidaires les unes des autres et constituant ce que nous appelons des individus. Par suite, sous une forme ou sous une autre, avec un bonheur plus ou moins grand d’expression, tous les naturalistes ont admis la distinction fondamentale des corps inorganiques et des corps organisés. Il va sans dire que nous suivrons en ceci nos prédécesseurs. De plus, acceptant la dénomination proposée en premier lieu par Pallas, nous désignerons sous le nom d’empire chacune de ces grandes divisions et admettrons en conséquence! l’empire organique et l’empire inorganique[6]. Seulement, dans chacun de ces groupes premiers, nous rencontrons des corps, des êtres se distinguant des autres corps, des autres êtres, par des propriétés générales semblables; nous sommes ainsi conduit à partager les empires en royaumes ou règnes, car il faut conserver à ces divisions le nom consacré par l’autorité de Linné et l’assentiment universel. Mais sur quels faits repose l’établissement de ces règnes? Quelles différences les séparent et quels rapports les unissent?
Constatons d’abord qu’il faut grouper à part les corps célestes. Pour qui considère dans son ensemble l’univers, ou mieux le peu que nous en connaissons, on sait ce que deviennent les mondes. Qu’ils s’appellent étoiles, soleils ou planètes, comètes ou satellites, ils ne nous apparaissent plus que comme les molécules d’un grand tout dont les plus subtils calculs, l’imagination la plus ardente, ne sauraient sonder l’étendue. Entre ces myriades d’astres, il existe certains rapports, et ces rapports sont plus multipliés qu’on ne le supposait naguère. Si dans notre tout petit système solaire les satellites tournent autour de leurs planètes, et les planètes autour de notre soleil, celui-ci est de même emporté dans l’espace vers la constellation d’Hercule avec une vitesse que la science espère bientôt déterminer. Sans doute il tourne autour d’un centre que connaîtront les générations futures. Dans notre ciel, les deux soleils de la même étoile double tournent l’un autour de l’autre, et peut-être notre nébuleuse tout entière, avec tous les soleils de notre firmament, gravite-t-elle aussi vers quelque centre inconnu caché dans les profondeurs de l’infini. Pour être déterminés par des lois mathématiques, les orbes de tous ces mondes n’en présentent pas moins des irrégularités. En vertu même de la force qui les meut, les astres réagissent les uns sur les autres, et le calcul des perturbations a enseigné aux astronomes que, pour être séparés par des millions de lieues, ces astres n’en sont pas moins, dans certaines limites, solidaires les uns des autres.
Pour déterminer et régler tous ces mouvemens, pour établir cette solidarité, qu’a-t-il fallu? Une force unique venant contre-balancer l’inertie de la matière. L’attraction seule suffit à mettre en jeu le merveilleux ensemble des mondes répandus dans l’immensité. Tous ces mondes sont d’ailleurs autant de corps bruts. Identiques par leur nature, soumis à une seule force partout la même, et ne présentant par conséquent que des phénomènes du même ordre, ils constituent évidemment, par rapport à nous, un groupe des plus naturels, bien distinct de celui que forment les autres corps bruts, simples matériaux de notre globe terrestre. Aussi quelques naturalistes, et en particulier l’illustre de Candolle, les ont-ils mis à part dans un règne spécial, — le règne sidéral, — et nous adopterons cette division, qui nous paraît pleinement justifiée.
Quittons maintenant les espaces célestes et redescendons à la surface de notre globe. Là aussi on retrouvera l’attraction. Elle a seulement changé de nom, et on la connaît sous le nom de pesanteur. Là encore elle exerce une action universelle. Tous les corps, qu’ils soient bruts on vivans, sont soumis à cette action. Parties du tout, ils sont soumis à la loi, à la force qui régit le tout. Qu’on se figure pourtant ce que serait notre globe s’il avait pris naissance sous l’empire unique de la pesanteur. En admettant que la matière put encore posséder les trois états que nous lui connaissons, les élémens solides eussent formé un noyau compacte et homogène, d’une forme mathématiquement déterminée, autour duquel se seraient superposées, selon des lois non moins invariables, une couche liquide et une couche gazeuse. A partir de ce moment, tout eût été réglé pour l’éternité. Sur ce globe hypothétique, le seul phénomène variable aurait été l’inégalité des marées aériennes ou marines que l’attraction du soleil et de la lune aurait promenées à la surface d’un océan sans rivages, d’une atmosphère qui n’aurait jamais connu ni les brises ni les tempêtes.
Pour susciter d’autres phénomènes, il fallait quelque chose de plus que la pesanteur, c’est-à-dire que l’attraction. Ce quelque chose est représenté par les forces physico-chimiques. Grâce à ces forces, des réactions tumultueuses, des mouvemens puissans ont bouleversé et accidenté le noyau solide de notre planète. Combinant leur action avec celle de la pesanteur, elles ont produit la terre ferme avec ses montagnes et ses vallées, ses hauts plateaux et ses plaines basses, limité le bassin des océans et des lacs, engendré ces courans qui sillonnent les plus vastes océans comme autant de fleuves aux berges liquides, et ces autres courans qui, sous le nom de vents, agitent sans cesse l’atmosphère, réglé cette alternative d’évaporation et de condensation des eaux d’où naissent les ruisseaux et les fleuves, enfanté en un mot cette multitude de phénomènes connus de tous, et qu’il suffit d’indiquer.
Ici il est impossible de ne pas s’arrêter, de ne pas poser une question qui se présente involontairement à l’esprit de quiconque pense. — Une seule force, l’attraction, suffit pour régir tous les mondes. Est-il probable qu’une dizaine de forces soient nécessaires pour mettre en jeu les corps bruts, élémens de l’un des plus petits de ces mondes? Ce contraste répugne à la raison, et les progrès de la science permettent d’espérer que sous peu il disparaîtra. L’homme, frappé par les dissemblances apparentes de certains phénomènes, n’a pu d’abord que rapprocher ceux qui se ressemblaient, former ainsi un certain nombre de groupes, et rattacher ceux-ci à autant de causes distinctes. Il a ainsi multiplié de plus en plus le nombre des forces physico-chimiques, à mesure qu’il découvrait quelque phénomène nouveau, nettement séparé de ceux qu’il connaissait déjà; mais chaque jour vient démontrer ce que cette doctrine avait de temporaire. Des faits intermédiaires sont reconnus, et relient l’un à l’autre ceux qu’on croyait les plus éloignés. On fait produire à la même force des phénomènes considérés jusqu’à ce jour comme étant d’ordres différens. Entre les mains de nos habiles physiciens, la même cause mise en jeu engendre à la fois de la chaleur, un courant électrique, des combinaisons chimiques et du mouvement. Déjà l’on en est à transformer pour ainsi dire une force en une autre, et à reconnaître que cette transformation a lieu en vertu de lois aussi fixes que celles de la substitution d’un équivalent chimique à un autre. Aussi bien quelques esprits ne s’arrêtent-ils plus à reconnaître entre toutes ces forces des analogies plus ou moins intimes. Il en est, et des plus éminens, qui ne les regardent que comme autant de manifestations particulières d’une force plus générale, et tout autorise à penser que ceux-là sont dans le vrai.
La pesanteur et les forces, — ou mieux sans doute la force physico-chimique, — déterminent à elles seules tous les phénomènes que présentent un certain nombre de corps terrestres, et ce sont eux qu’avec tous les naturalistes nous appelons les corps bruts. Depuis Linné, on en a désigné l’ensemble sous le nom de règne minéral. C’est ce règne qui forme la seconde division de l’empire inorganique.
On peut se faire aisément une idée de ce que serait devenu notre globe, abandonné à la seule action de la pesanteur et des forces physico-chimiques. Le ciel serait resté à peu de chose près ce qu’il est. La mer aurait eu aussi les mêmes limites; mais dans son sein, comme sur la terre, aurait régné une stérilité absolue. Point d’algues ni de fucus, pas plus que de forêts ou de prairies. Les matériaux meubles du sol, exposés sans défense à l’action des forces atmosphériques, n’auraient pu rester aux flancs des montagnes, et des roches nues comme celles que nous trouvons au-dessus des limites de la végétation s’élèveraient à peu près partout, à l’heure qu’il est, au-dessus des alluvions désertes. Pas un oiseau, pas un insecte ne romprait cette solitude absolue qu’on ne retrouve peut-être sur aucun point du globe réel, et le bruit des corps bruts, agités, remués par les forces physiques, troublerait seul le silence de désolation étendu sur la terre entière. Pour transformer ce triste tableau, pour animer et parer la surface de notre globe, il fallait quelque chose de plus que les deux forces nommées plus haut, il fallait une force nouvelle qui engendrât des phénomènes nouveaux. Ce quelque chose, cette force, c’est la vie.
J’ai bien souvent expliqué, dans ce recueil même, le sens que j’attache à ce mot, et pourtant il n’est pas inutile peut-être de le redire encore. La vie n’est pour moi rien qui ressemble à l’archè suprême de Van Helmont, espèce de souverain paraissant avoir son individualité propre, qui siège dans le centre phrénique, et gouverne tant bien que mal une foule d’arché inférieurs domiciliés dans les diverses parties du corps, et à chaque instant en révolte contre leur chef. A mes yeux, la vie n’a pas davantage d’analogie avec le principe vital de Barthès, ou mieux de ses disciples, autre entité passablement confuse, sans demeure bien déterminée, mais qui veille avec anxiété au bon état du corps qui lui est confié, et fait souvent plus de mal que de bien en voulant réparer quelque léger dommage. Non, elle est tout simplement la cause inconnue d’un ensemble de phénomènes spéciaux et particuliers aux êtres vivans, de même que l’électricité est pour le physicien la cause inconnue des phénomènes que présentent les corps électrisés, de même que la chaleur est la cause également inconnue des phénomènes qui se produisent dans les corps chauffés, de même enfin que la force physico-chimique générale, quel que soit le nom qu’on lui donnera, sera pour tout esprit sérieux la cause sans doute à jamais inconnue des phénomènes propres aux corps bruts. La vie n’est pas non plus une force tellement spéciale qu’elle soit de sa nature en opposition avec les forces qu’on rient de nommer. Sans doute, dans une foule de circonstances, elle modifie et contre-balance leur action; mais les forces physico-chimiques, mises simultanément en jeu, agissent bien souvent de même les unes sur les autres. La chaleur modifie l’action de l’électricité, et toutes deux l’emportent, dans certains cas, sur la pesanteur, c’est-à-dire sur l’attraction, sur cette force, la plus universelle de toutes, et qu’on retrouve dans les corps bruts et les êtres vivans tout comme dans les soleils et les mondes[7]. Ainsi entendue, l’idée de la vie ne saurait rien avoir qui répugne à l’esprit le plus rigoureusement scientifique. C’est tout simplement une force qui vient s’ajouter à d’autres forces déjà reconnues et universellement acceptées, et qui, comme elles, se constate par ses effets. C’est elle qui, à côté et au-dessus des corps bruts, fait surgir les êtres organisés. L’organisation et par suite l’individualisation d’une certaine quantité de matière, voilà les deux immenses phénomènes que la vie introduit à la surface du globe.
La vie, l’organisation, qui est le résultat et non la cause de la vie, séparent profondément les êtres vivans des corps bruts. Des uns aux autres il y a un abime. Est-ce à dire pourtant qu’ils n’aient rien de commun, et que cet abîme soit sans fond? Telle n’est pas notre pensée. Pour être vivans, la plante et l’animal s’en sont pas moins soumis à l’influence de la pesanteur, de la chaleur, de l’électricité. Les affinités chimiques s’exercent dans leur sein comme dans un laboratoire. La distinction entre les empires inorganique et organique consiste donc, non point en ce que le second échappe aux forces qui régissent le premier, mais seulement en ce qu’il ajoute à ces forces déjà connues une force nouvelle, ayant son mode d’action propre, capable par conséquent de produire des phénomènes spéciaux, et aussi de modifier dans une certaine mesure les résultats dus à l’action des autres forces. Dans nos instrumens, dans nos creusets, les forces physico-chimiques se manifestent en elles-mêmes, et par des phénomènes simples. Dans l’être organisé, elles fonctionnent sous la domination de la vie, et en vue d’un résultat d’ensemble. Par suite, ces phénomènes seront presque toujours plus ou moins complexes; mais ils n’auront pas pour cela changé de nature, et voilà pourquoi il est permis bien souvent de conclure du corps brut à l’être organisé; voilà pourquoi le mécanicien, le chimiste, le physicien, peuvent jeter un jour si grand sur le jeu multiple de nos organes, à la seule condition de ne jamais oublier la vie, comme ils n’ont que trop de tendance à le faire; voilà pourquoi la physiologie, la science des êtres vivans, ne saurait se passer de l’aide des autres sciences, dont le but est essentiellement l’étude de la nature brute.
Autant la vie et l’organisation isolent les êtres vivans des corps bruts, autant elles les rapprochent entre eux. Ce second fait n’est pas moins important à constater que le premier. Est-il besoin de le démontrer? Tous les êtres organisés ont un commencement et une fin, tous naissent, croissent et meurent; aucun d’eux, au moment de sa première apparition, ne ressemble à ce qu’il sera plus tard : tous par conséquent subissent des métamorphoses, tous ont besoin de se nourrir, et la nutrition est essentiellement la même pour tous. Ces phénomènes généraux s’accomplissant sous l’empire de la même force, semblables au fond par les procédés mis en œuvre, identiques par le but, établissent entre tous les êtres vivans des relations étroites, et voilà pourquoi en physiologie il est si souvent permis de conclure du végétal à l’animal et de l’animal à l’homme.
L’empire organique comprend, on le sait, deux groupes, deux règnes bien distincts et universellement admis. Le premier, le règne végétal, renferme des êtres presque tous adhérens au sol, n’ayant d’autres mouvemens que ceux qui résultent soit de leur organisation propre, soit d’impulsions venues du dehors, n’ayant aucune conscience ni d’eux-mêmes, ni de ce qui leur est extérieur. Le fait de l’organisation, les conséquences qu’il entraîne, distinguent seuls les végétaux des corps bruts. La vie seule en eux est venue s’ajouter aux forces physico-chimiques.
Il n’en est pas de même dans l’autre groupe de l’empire organique. Ici apparaissent des phénomènes entièrement nouveaux. L’animal sent, c’est-à-dire qu’il perçoit des impressions dont la cause est en lui-même ou qui lui viennent du dehors; il se meut en totalité ou partiellement, indépendamment de toute action produite par les forces physico-chimiques ou résultant du jeu de l’organisation; il jouit du mouvement spontané, volontaire, ou mieux autonomique, comme l’a appelé M. I. Geoffroy[8], et par conséquent il possède la volonté qui détermine ce mouvement. Sur ces deux points, toute discussion est impossible, et nous renverrions à La Fontaine quiconque essaierait de ressusciter l’étrange doctrine des machines animales. Malgré l’autorité de Descartes, il suffit pour la réfuter de l’unanimité des naturalistes. Tous, depuis Aristote, ont admis et considéré comme les caractères essentiels de l’animalité la sensibilité et la locomotion. Plusieurs sont allés bien plus loin : ils ont attribué aux animaux des facultés plus relevées, et il me paraît impossible de ne pas partager leur manière de voir, même à ce moment où nous avons probablement atteint les limites de ce monde des animaux inférieurs à peu près inconnu à nos devanciers. Quiconque observera suffisamment les annélides, les mollusques, les zoophytes eux-mêmes, quiconque les soumettra à ces faciles expériences que j’ai maintes fois répétées, en viendra certainement à reconnaître que, pour être fort loin des mammifères et des oiseaux, ces êtres à organisation simplifiée n’en possèdent pas moins jusqu’à un certain point la conscience de leur individu, la connaissance du monde extérieur, qu’ils saisissent certains rapports entre ces deux termes, qu’ils modifient leur volonté et coordonnent leurs mouvemens en vertu de ces rapports. Or saisir des rapports, en tirer une conséquence qui se traduit par des actes, c’est évidemment raisonner. — il serait facile de citer bien d’autres phénomènes de même nature, tous étrangers aux végétaux, tous propres au règne qui nous occupe; mais ce n’est pas le moment d’aborder la grande question de l’intelligence des animaux : il suffit d’avoir rappelé que jusque chez les plus dégradés, aussi longtemps que par leur taille et leur nature ils se prêtent à l’observation, à l’expérience, on retrouve la trace des facultés fondamentales dont l’ensemble constitue l’intelligence humaine elle-même.
Ces facultés fondamentales sont bien distinctes, et c’est avec raison qu’elles portent des noms différens. Suit-il de là que dans tout animal chacune d’elles se rattache à une cause distincte? Il nous répugnerait de le croire. Lorsqu’il s’agit des manifestations de l’un de ces petits mondes que nous appelons un individu, bien plus encore que quand il s’agissait des forces physico-chimiques générales, l’esprit éprouve le besoin de remonter à quelque chose qui soit en harmonie avec cette unité. Il aime à reporter à une cause unique tous ces actes spontanés qui se prêtent un appui mutuel et concourent presque constamment au même but; mais quelle sera cette cause, et quel nom lui donnerons-nous? D’autres ont essayé de répondre à ces questions. On a beaucoup écrit sur l’âme des bêtes, on a cherché à en expliquer la nature et le mode d’action. Nous ne serons pas si hardi. Là où l’expérience et l’observation font défaut, nous croyons toujours devoir nous arrêter. Il suffit d’avoir montré que si l’on a séparé l’animal du végétal, c’est que chez lui se manifeste un ensemble de faits dont rien n’avait pu donner une idée ni chez les plantes, ni dans les groupes précédens, qu’il y a chez eux quelque chose de fondamentalement caractéristique.
De ce qui précède, il résulte que les naturalistes n’ont pas fondé les premières divisions de la nature sur la composition chimique, car le règne minéral comprend tous les corps simples connus et toutes leurs combinaisons inorganiques, — qu’ils n’ont pas tenu compte davantage de l’état moléculaire, car ce même règne minéral renferme des corps solides, liquides et gazeux. Entraînés par la force des choses, sciemment ou sans bien s’en rendre compte, ils se sont adressés à ce que les corps, les êtres, ont de plus général, de plus absolu dans leur nature, dans leurs rapports avec la création. Or, en procédant du simple au composé, en s’élevant des corps bruts à l’animal, on voit apparaître à chaque empire, à chaque règne, tout un ensemble de faits, tout un ordre de phénomènes complètement étranger aux groupes inférieurs, mais qui se retrouve dans les groupes supérieurs. Là est évidemment le caractère essentiel de ces grandes divisions primordiales. Ce résultat, indépendant de toutes les hypothèses qui ont pu guider ceux qui l’ont proclamé, reçoit chaque jour la sanction de l’observation et de l’expérience. Voilà pourquoi les siècles l’ont respecté et pourquoi la science moderne, avec toutes ses ressources nouvelles, n’a en définitive qu’à le confirmer[9]. Maintenant nous pouvons aborder le problème qui motive ces premiers développemens; maintenant que nous savons ce que sont un minéral, un végétal, un animal, et à quel caractère on reconnaît un règne, nous pouvons nous demander si l’homme a réellement une place dans l’un des trois que nous connaissons, ou, pour parler plus simplement, dans le dernier. L’homme est-il un animal, et, s’il en est ainsi, quelle place lui revient dans nos cadres zoologiques? Les réponses à cette double question ont été nombreuses et bien diverses. « Le tableau des contradictions de l’esprit humain est ici complet, a dit M. Isidore Geoffroy; pas une case n’y reste vide. » Et ce jugement sévère n’est que trop justifié par le tableau même de ces contradictions. Tour à tour on a fait de l’homme un règne spécial, un embranchement du règne animal, une classe, un ordre, un sous-ordre, une famille, une sous-famille, un genre, une simple espèce d’un genre dans lequel il se trouvait accolé à un singe. Je n’ai pas à discuter toutes ces opinions, parmi lesquelles il en est de si étranges. Il suffira de justifier celle que j’ai embrassée depuis bien des années, et que chaque jour davantage je regarde comme la seule vraie[10]. Pour moi, l’homme diffère de l’animal tout autant et au même titre que celui-ci diffère du végétal; à lui seul, il doit former un règne, le règne homminal ou règne humain, et ce règne est caractérisé tout aussi nettement et par des caractères de même ordre que ceux qui séparent les uns des autres les groupes primordiaux qu’on vient d’énumérer.
Pour justifier ces propositions, il nous faut montrer qu’il existe dans l’homme un ensemble de faits ou de phénomènes complètement étrangers à l’animal. Où chercherons-nous ces phénomènes? Sera-ce dans l’organisation, dans la structure et le jeu des appareils? L’anatomie, la physiologie comparées ont depuis longtemps répondu négativement. La première a retrouvé jusque dans les types inférieurs les organes essentiels de l’homme, et, chez les mammifères, chez les singes surtout, elle a démontré une identité absolue de composition anatomique, os par os, muscle par muscle, vaisseau par vaisseau, nerf par nerf. Quelques variations de volume, de dimension, de disposition, en harmonie avec les formes extérieures, constituent presque les seules différences. A mesure que les moyens d’investigation sont devenus plus nombreux et plus puissans, le rapprochement est devenu plus intime. La micrographie a démontré entre les élémens de l’organisme animal et ceux de l’organisme humain des ressemblances tout aussi frappantes que l’avait fait l’anatomie ; la chimie a conduit au même résultat. Comme il était facile de le prévoir, des organes presque identiques remplissent les mêmes fonctions, et de la même manière. Après s’être assurée de ce fait général, la physiologie l’a mis à profit, et voilà pourquoi tous les jours les physiologistes éclairent l’histoire de l’homme par des expériences qu’ils pratiquent sur les chiens, sur les lapins, et même sur les grenouilles.
Quelques naturalistes, et parmi eux des hommes éminens, ont adopté et cherché à justifier par des considérations scientifiques l’opinion si poétiquement exprimée par Ovide. La station verticale sur deux pieds et le os sublime ont été regardés comme les attributs extérieurs du règne humain. Il est difficile de partager cette manière de voir. Déjà M. Isidore Geoffroy, faisant pour la première fois une objection qui, par une singulière inadvertance, avait échappé à tous ses prédécesseurs, a fait observer que plusieurs oiseaux se tiennent naturellement tout droits. Les pingouins et même une simple race de nos canards domestiques présentent cette particularité. Là cependant n’est pas l’objection la plus grave à l’opinion dont il s’agit. Sous le rapport du mode de station, il n’y a de l’animal à l’homme qu’une différence du plus au moins. Si la station de la plupart des mammifères est horizontale, celle des singes anthropomorphes eu naturellement oblique. Les singes prennent assez souvent et tout à fait spontanément une attitude qui rappelle celle de l’homme. À ce point de vue, ils sont en réalité de véritables intermédiaires. Il n’y a donc chez l’homme qu’un pas de plus fait dans une direction déjà nettement indiquée ; il n’y a qu’un progrès, mais rien d’essentiellement nouveau.
Trouverons-nous les caractères du règne humain dans les facultés de l’esprit ? Certes il ne peut entrer dans ma pensée d’identifier le développement intellectuel de l’homme avec l’intelligence rudimentaire des animaux, même les mieux doués. Entre eux et lui, la distance est tellement grande qu’on a))u croire à une dissemblance complète ; mais il n’est plus permis de penser ainsi. L’animal a sa part d’intelligence, et ses facultés fondamentales, pour être moins développées que chez nous, n’en sont pas moins les mêmes au fond. L’animal sent, veut, se souvient, raisonne, et l’exactitude, la sûreté de ses jugemens, ont parfois quelque chose de merveilleux, en même temps que les erreurs qu’on lui voit commettre démontrent que ces jugemens ne sont pas le résultat d’une force aveugle et fatale. Parmi ces animaux d’ailleurs, et d’un groupe à l’autre, on constate des inégalités très grandes. A ne prendre que les vertébrés, nous voyons que les oiseaux, bien supérieurs aux poissons et aux reptiles, le cèdent de beaucoup à certains mammifères. Trouver au-dessus de ces derniers un autre animal d’une intelligence très supérieure n’aurait en réalité rien d’étrange. Il n’y aurait là qu’une différence du moins au plus; il n’y aurait pas de phénomène radicalement nouveau.
Ce que nous venons de dire de l’intelligence en général s’applique également à sa manifestation la plus haute, au langage. L’homme seul, il est vrai, possède la parole, c’est-à-dire la voix articulée ; mais deux classes d’animaux ont la voix. Ici comme chez nous, il y a production de sons traduisant des impressions, des idées, et compris non-seulement par les individus de même espèce, mais encore par l’homme lui-même. Le chasseur apprend bien vite ce qu’on a appelé d’une manière figurée le langage des oiseaux et des mammifères. Sans être bien expérimenté, il distingue sûrement les accens de la colère, de l’amour, du plaisir, de la douleur, le cri d’appel, le signal d’alarme. Ce langage est bien rudimentaire sans doute; on pourrait dire qu’il se compose uniquement d’interjections. Soit, mais il suffit aux besoins des êtres qui l’emploient et à leurs rapports réciproques. Au fond, diffère-t-il des langages humains soit par le mécanisme de la production, soit par le but, soit par les résultats? Non. Encore ici il y a donc un progrès, un perfectionnement immense, mais il n’y a rien d’essentiellement nouveau[11].
Enfin ce que nous appelons les facultés du cœur, facultés qui tiennent à la fois de l’instinct et de l’intelligence, se manifeste chez les animaux tout aussi bien que chez l’homme. L’animal aime et hait. On sait jusqu’où quelques espèces poussent le dévouement à leurs petits; on sait comment entre certaines autres il existe une répulsion instinctive qui se traduit, à chaque occasion favorable, par des luttes acharnées et mortelles; on sait comment l’éducation développe ces germes et nous fait découvrir dans nos animaux domestiques des différences individuelles vraiment comparables à celles qui nous frappent dans l’humanité. Tous, nous connaissons des chiens affectueux, caressans, aimans, peut-on dire; tous nous en avons rencontré qui étaient colères, hargneux, jaloux, haineux... C’est peut-être par le caractère que l’homme et l’animal se rapprochent le plus.
Où trouverons-nous donc ces faits jusqu’ici sans précédens, ce quelque chose complètement étranger à l’animal, appartenant exclusivement à l’homme, et motivant ainsi pour lui seul l’établissement d’un règne à part? Pour résoudre cette difficulté, faisons comme les naturalistes : rendons-nous compte de tous les caractères de l’être qu’il s’agit de déterminer. Nous ne nous sommes encore occupé que des caractères organiques et intellectuels; il nous reste à parler des caractères moraux. Ici apparaissent tout de suite deux faits fondamentaux dont rien encore n’avait pu nous donner une idée.
Dans toute société où il existe un langage assez parfait pour exprimer les idées générales et abstraites, nous trouvons des mots destinés à rendre les idées de vertu et de vice, d’homme de bien et de scélérat. Là où la langue fait défaut, nous rencontrons des croyances, des usages prouvant clairement que, pour ne pas être rendues par le vocabulaire, ces idées n’en existent pas moins. Chez les nations les plus sauvages, jusque dans ces peuplades que d’un commun accord on place aux derniers rangs de l’humanité, des actes publics ou privés nous forcent à reconnaître que partout l’homme a su voir à côté et au-dessus du bien et du mal physiques quelque chose de plus élevé; chez les nations les plus avancées, des institutions entières reposent sur ce fondement. La notion abstraite du bien et du mal moral se retrouve ainsi dans tous les groupes d’hommes. Rien ne peut faire supposer qu’elle existe chez les animaux. Elle constitue donc un premier caractère du règne humain. Pour éviter le mot de conscience, pris souvent dans un sens trop précis et trop restreint, j’appellerai moralité la faculté qui donne à l’homme cette notion, comme on a nommé sensibilité la propriété de percevoir des sensations.
Il est quelques autres notions se rattachant généralement les unes aux autres, et que l’on retrouve dans les sociétés humaines même les plus restreintes. Partout on croit à un monde autre que celui qui nous entoure, à certains êtres mystérieux d’une nature supérieure qu’on doit redouter ou vénérer, à une existence future qui attend une partie de notre être après la destruction du corps. En d’autres termes, la notion de la Divinité et celle d’une autre vie sont tout aussi généralement répandues que celle du bien et du mal. Quelque vagues qu’elles soient parfois, elles n’en enfantent pas moins partout un certain nombre de faits significatifs. C’est à elles que se rattachent une foule de coutumes, de pratiques signalées par les voyageurs, et qui, chez les tribus les plus barbares, sont les équivalens bien modestes des grandes manifestations de même nature dues aux peuples civilisés. Jamais chez un animal quelconque on n’a rien constaté ni de semblable, ni même d’analogue. Nous trouverons donc dans l’existence de ces notions générales un second caractère du règne humain, et nous désignerons par le mot de religiosité la faculté ou l’ensemble de facultés auxquelles il les doit.
La moralité, la religiosité sont-elles aussi universellement départies à tous les groupes humains que je viens de l’admettre? Ce fait a été nié. On s’est appuyé sur les dires d’un certain nombre de voyageurs pour affirmer que quelques peuplades et parfois des races entières étaient totalement dépourvues de l’un ou de l’autre de ces caractères. Toutefois on a peu insisté sur l’absence de moralité. La nécessité de liens moraux dans toute société d’êtres humains, quelque minime qu’on la suppose, est trop évidente pour que l’existence même de ces sociétés ne démontrât pas le fait général. Ici d’ailleurs les difficultés ont généralement été bien vite levées, soit par des informations plus précises, soit par des observations fort simples. Par exemple, les langues australiennes n’ont aucun mot qui traduise ceux d’honnêteté, justice, péché, crime; mais conclure de là que les tribus qui les parlent sont étrangères aux notions exprimées par ces termes du vocabulaire serait une grave erreur. Les actes prouvent le contraire. Il n’y a Là qu’une pauvreté de langage qui s’applique aux faits physiques tout aussi bien qu’aux faits de l’ordre moral. Dans ces mêmes langues, il n’existe pas non plus de mots génériques tels que arbre, oiseau, poisson, et certes personne n’en conclura que l’Australien confond tous ces êtres[12].
On a beaucoup plus insisté sur l’absence de religiosité. A en croire bon nombre de voyageurs et d’anthropologistes, cette faculté manquerait non-seulement à certaines peuplades isolées, mais encore à des nations nombreuses répandues sur de vastes espaces. Les faits démontrent chaque jour avec quelle légèreté ont été souvent émises et accueillies ces assertions si graves. Il n’est rien moins qu’aisé à l’Européen, alors même qu’il séjourne au milieu de peuples sauvages et qu’il en possède plus ou moins parfaitement la langue, d’obtenir des révélations sur les croyances qui touchent à ce que l’homme a de plus intime et de plus secret. Sans sortir de France, on peut se faire une idée des difficultés qui entourent les investigations de cette nature en essayant de faire dire à un paysan de nos montagnes, à un Basque, à un Bas-Breton, ce qu’il pense des revenans ou du sabbat. J’ai, pour mon compte, bien souvent échoué auprès de gens avec qui je vivais dans les termes de la familiarité la plus grande ; qu’on juge des obstacles que doivent rencontrer le voyageur qui apparaît au milieu de populations barbares comme un être supérieur, souvent comme un ennemi redouté, et le missionnaire dont la bouche ne s’ouvre que pour bafouer ou flétrir ce que son interlocuteur a respecté ou craint depuis l’enfance. Le zèle religieux même qui anime ces derniers informateurs nuit souvent à l’exactitude des renseignemens qu’ils nous transmettent. Ils dédaignent ou méprisent trop les croyances placées en dehors de leur propre foi pour s’en informer sérieusement, et ainsi s’expliquent les contradictions étranges, les affirmations manifestement inexactes, qu’on rencontre trop souvent dans les écrits des plus pieux, des plus dévoués propagateurs des diverses doctrines chrétiennes. Heureusement d’autres savent joindre aux mêmes vertus un désir réel de s’éclairer eux-mêmes et d’éclairer les autres sur l’histoire morale des populations qu’ils s’efforcent de rapprocher de nous, et les résultats de leurs investigations rectifient chaque jour nos idées sur bien des points importans.
Deux races entre toutes ont eu le triste privilège d’être l’objet d’attaques de toute sorte, et l’absence chez elles de toute religiosité est une des plus douces imputations qu’on leur ait adressées. Ce sont les races hottentote et australienne. Je reviendrai plus tard avec détail sur cette dernière. Ici je me bornerai à dire que ces populations prétendues athées ont toutes une mythologie rudimentaire. Quant aux Hottentots et aux Cafres, qu’on leur assimile à cet égard, on a dit, on répète encore aujourd’hui sur tous les tons dans quelques écrits que la notion de Dieu et de la vie future leur manque absolument. On oublie ainsi tous les renseignemens recueillis à diverses époques, et qui prouvent si manifestement le contraire. Pour ne rappeler que les plus récens, on oublie que, dès son premier voyage[13], Campbell avait découvert jusque chez les Boschismen ce qu’il appelle la notion confuse d’un être supérieur, qu’à son second voyage[14] il obtint, non sans peine, de Makoun, chef des Boschismen du Malalarin, des détails précis sur Goha, le dieu mâle placé au-dessus des hommes, sur Ko, le dieu femelle qui est placé au-dessous. Si la réponse du même Makoun, évidemment dictée par sa répugnance à s’entretenir de pareils sujets, semble indiquer que pour son compte il ne croyait à rien au-delà de cette vie, on sait que ses compatriotes enterrent le mort avec son arc et ses flèches pour qu’il puisse chasser, et que pour eux le paradis est un lieu où ils trouveront sans cesse du gibier en abondance. Chez les Hottentots proprement dits, on a reconnu la croyance à un bon et à un mauvais principe, tous deux personnifiés et portant des noms particuliers; on a recueilli des traditions sur l’origine de l’homme; on a constaté maintes fois la croyance à une autre vie, démontrée par les prières adressées aux grands hommes, par la crainte qu’inspirent les esprits des morts, etc. Soutenir la thèse que je combats est donc en réalité impossible. Et si quelque auteur, s’appuyant sur des négations hasardées, refusait encore la religiosité aux races de l’Afrique méridionale, il suffirait de répondre par les paroles si explicites du plus intrépide explorateur moderne de ces régions. Voici ce que dit à ce sujet le docteur Livingstone : « Quelque dégradées que soient ces populations, il n’est pas besoin de les entretenir de l’existence de Dieu, ni de leur parler de la vie future; ces deux vérités sont universellement reconnues en Afrique. » Le voyageur entre à cet égard dans quelques détails précis, puis il ajoute : « L’absence d’idoles, de culte public, de sacrifice quelconque chez les Cafres et chez les Béchuanas fait croire tout d’abord que ces peuplades professent l’athéisme le plus absolu[15]. »
On le voit, après avoir rectifié l’erreur, Livingstone l’explique, et cette explication s’appliquerait bien probablement aux quelques cas analogues signalés chez les peuplades de l’Amérique méridionale. Ici encore, aux assertions parfois contradictoires de certains voyageurs, on peut opposer le témoignage de celui qui s’est le plus occupé de l’homme américain, et a publié sous ce titre même un ouvrage à bon droit devenu classique. « Quoique plusieurs auteurs, dit A. d’Orbigny, aient refusé toute religion aux Américains, il est évident pour nous que toutes les nations, même les plus sauvages, en avaient une quelconque. » Ces paroles se justifient chaque jour, et jusqu’au sein des forêts cent fois séculaires de l’Amazone, chez ces tribus dont les mœurs atroces nous révoltent le plus, la notion d’un monde et d’êtres supérieurs, celle de la persistance après la mort physique d’une partie de notre être, se constatent davantage à mesure que nous parvenons à pénétrer quelque peu le secret de ces solitudes[16]. Quant aux populations de l’Asie, on leur a toujours reconnu des tendances religieuses. Ici on trouve partout au moins le chaman et son tambourin magique; c’est de superstition, et non d’athéisme, que l’on a accusé les barbares asiatiques. Les navigateurs ont vu des idoles et des moraïs chez tous les insulaires de la Polynésie. L’idée religieuse se retrouve donc sur tout le globe, chez tous les êtres humains. Pour être parfois mal définie, elle n’en existe pas moins. Ce vague même peut laisser quelque incertitude relativement à quelque groupe toujours excessivement restreint, constituant toujours un simple fragment d’une race plus nombreuse où l’existence de la religiosité est certaine. Comment dès lors mettre ces doutes, motivés seulement par notre ignorance, en balance avec le fait général, si grand, si frappant?
La moralité, la religiosité, sont universelles chez l’homme, et manquent chez tous les animaux : toutes deux, agissant comme causes premières, donnent naissance à des phénomènes secondaires que nous appelons les croyances religieuses ou morales; à leur tour, celles-ci jouent dans la vie sociale et politique des nations un rôle dont il est superflu de rappeler l’importance : toutes deux par conséquent agissent sur l’homme à la manière de ces forces, de ces propriétés, de ces facultés fondamentales que l’on a vues caractériser successivement les différens empires, les différens règnes naturels. Méritent-elles pour cela le titre de caractère ou mieux d’attribut dans le sens scientifique du mot? Non, disent ceux qui veulent qu’un caractère repose toujours sur une particularité organique pouvant s’exprimer par la parole ou se reproduire par des figures. Oui, répondront avec nous tous ceux qui, en dehors de toute préoccupation systématique, s’en tiendront purement et simplement à la méthode, aux procédés suivis par la grande majorité des naturalistes. Pour ne citer qu’un des plus illustres, celui dont le nom a le plus d’autorité quand il s’agit des bases de la nomenclature, et dont nous sommes tous les disciples à ce point de vue, qu’a fait Linné quand il a voulu caractériser les végétaux, les animaux? Il a défini les premiers des corps organisés vivans non sentans; la vie est donc pour lui un caractère, un attribut. Eh bien! décrit-on, représente-t-on la vie? Passant aux animaux, Linné les appelle des corps organisés vivans, sentant et se mouvant spontanément. Voilà la sensibilité, la spontanéité devenues à leur tour des caractères, des attributs. Tombent-elles pour cela sous nos sens? A vouloir suivre Linné pas à pas, la définition de l’homme, sa caractéristique, dirait-on en zoologie, serait celle-ci : l’homme est un corps, ou mieux un être organisé, vivant, sentant, se mourant spontanément, doué de moralité et de religiosité.
Qu’on me permette d’insister sur ces considérations, ce sera répondre d’ailleurs à la plupart des objections faites à la manière dont je viens d’envisager l’homme et ses relations naturelles avec le reste de la création. La principale, celle qui a été présentée sous bien des formes, peut se formuler ainsi : « La moralité, la religiosité ne sont pas des facultés spéciales; elles relèvent de l’intelligence et ne sont que les conséquences d’un raisonnement juste. » On a dit encore : « Ces facultés sont bien distinctes des facultés intellectuelles, mais elles n’en forment, à proprement parler, qu’une seule; on ne comprend pas de religion sans morale ou de morale sans religion. » A toutes ces objections j’aurais bien des choses à répondre, mais ce serait sortir du champ dont je tiens à ne pas franchir les limites. Je ne veux être ici ni métaphysicien ni philosophe ; je veux et dois rester naturaliste. Or, en se plaçant à ce point de vue, j’ai le droit de dire à mes contradicteurs : « En cherchant à rattacher les faits exceptionnels que présente l’étude de l’homme aux faits constatés chez les animaux et aux causes qui les produisent, vous agissez comme les physiciens et les chimistes qui, sans nier l’existence des êtres vivans et des phénomènes spéciaux dont ils sont le siège, veulent expliquer la vie par le jeu des forces physico-chimiques; vous agissez comme Descartes, qui ne voyait dans tous les actes de l’animal qu’une application des lois de la mécanique. Moi, j’agis à la manière de Linné. Celui-ci, rencontrant chez l’animal deux faits généraux, fondamentaux, étrangers au végétal, les proclama caractères, attributs de règne, en dehors de toute explication, de toute théorie. Par-là il assit sa division sur une base inattaquable tout en réservant les droits de l’avenir et des progrès scientifiques. Je me suis efforcé de faire comme lui; puissé-je avoir atteint le même résultat[17]! »
Quiconque restera fidèle à la méthode, aux procédés des sciences naturelles, nous suivra forcément jusqu’au point où nous sommes parvenu. Sans dépasser les bornes du raisonnement, des inductions scientifiques, à propos de l’homme comme à propos des animaux, il est permis de faire un pas de plus. En voyant la moralité, la religiosité se prêter un concours à peu près constant dans leurs manifestations, en songeant aux rapports étroits qui les unissent et qui ont pu faire croire à des relations de cause à effet, il me paraît impossible de ne pas les rattacher à une cause unique. En reportant notre attention sur notre for intérieur, en constatant les faits de conscience que chacun de nous trouve en lui-même, il est également impossible de ne pas admettre que cette cause est en harmonie avec l’être entier, qu’elle a son individualité propre, comme le corps dont elle règle les actes. Voilà comment les sciences naturelles, la zoologie conduisent à reconnaître l’existence de ce principe, de ce quelque chose qu’on a désigné sous le nom d’âme humaine; mais elles ne sauraient nous mener plus loin. Au-delà, l’expérience et l’observation nous feraient défaut. Nous devons donc laisser à qui de droit le soin de rechercher quelles peuvent être la nature de cette âme, son origine ou sa destinée, et à chacun la liberté de choisir, parmi les nombreuses solutions proposées pour ces difficiles questions, celle qui s’accorde le mieux avec son cœur ou sa raison.
En résumé, l’homme est pesant et soumis aux forces physico-chimiques comme les corps bruts; il est organisé comme les végétaux et les animaux; comme ces derniers, il sent et se meut volontairement. Dans son être matériel, il n’est donc autre chose qu’un animal perfectionné à certains égards, moins parfait sous d’autres rapports que beaucoup d’espèces animales. Son intelligence, bien plus complète et incomparablement plus développée, l’élève infiniment au-dessus de tous les animaux, mais ne suffit pas à l’en séparer. S’il est un être à part, s’il doit former un règne, c’est que des facultés d’un ordre tout nouveau se manifestent en lui. Cette conclusion ressort de l’examen de tous les autres règnes, examen fait exclusivement au point de vue scientifique, et sans qu’on ait abandonné un seul instant la méthode et les procédés des naturalistes. Si je ne me trompe, il y a dans les résultats de cette étude, indépendamment des conséquences scientifiques qui en découlent, quelque chose qui répond à nos plus nobles aspirations. L’homme s’attribue volontiers la domination; il aime à se proclamer souverain légitime de toutes choses à la surface de ce globe. Et de fait aucune créature ne saurait lui disputer un empire qui chaque jour s’étend et grandit. Eh bien! il est satisfaisant de voir les caractères anthropologiques sanctionner, ennoblir cet empire en plaçant à côté de la notion de droit, qui ressort de la supériorité intellectuelle, la notion de devoir, qui découle de la moralité et de la religiosité.
A. DE QUATREFAGES.
- ↑ Le but de la série commencée pour répondre à cette question est de résumer un cours fait au Muséum dans le courant de l’année 1860. Dès 1856, et en montant pour la première fois dans la chaire d’anthropologie, j’avais professé les mêmes idées, appuyées à peu près des mêmes raisons. J’avais tardé jusqu’ici malgré diverses sollicitations, à produire ces idées sous une autre forme que celle de l’enseignement oral ; je me demandais en effet si l’ouvrage destiné à les exposer ne pouvait pas gagner à ces ajournemens ; mais aujourd’hui je crois utile d’indiquer ce que les sciences naturelles nous apprennent sur ces graves questions si vivement débattues, et je me borne à rappeler l’origine et la nature de ce travail.
- ↑ Systema theologicum ex preadamitarum hypothesi. Pars prima. — La seconde partie ne parut pas sans doute par suite des persécutions que ce premier ouvrage valut à l’auteur.
- ↑ Épitre aux Romains, chapitre V, versets 12, 13 et 14.
- ↑ Par exemple, si, pour rassurer le roi Ézéchias, l’ombre a rétrogradé de dix degrés sur le cadran d’Achas, le prodige a été tout local, et le soleil n’est pas pour cela revenu sur ses pas. La preuve en est que le roi de Babylone envoya des ambassadeurs tout exprès pour se renseigner sur ce fait, qu’ils n’auraient pu ignorer, si le cours de l’astre avait été réellement interverti pour la terre entière. « L’étoile des mages, dit encore La Peyrère, n’était qu’une lueur, une espèce de lampe visible pour les pieux pèlerins seulement, » et il en donne pour preuve qu’elle put s’arrêter au-dessus de la maison où était le petit enfant, de manière à l’indiquer nettement, ce qui n’eût pas été possible, s’il s’était agi d’un astre véritable ayant sa place dans le ciel.
- ↑ Type of Mankind ; — introduction.
- ↑ Jusqu’à prissent, j’avais employé les expressions de monde organique et de monde inorganique. Avec la plupart de nos contemporains, j’avais oublié que Pallas avait donné déjà un nom à ces deux grandes divisions de l’univers. M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a le premier rappelé ce fait historique dans un ouvrage des plus remarquables qu’il public en ce moment (Histoire naturelle générale des règnes organiques).
- ↑ Les pensées que je viens de résumer ont été développées dans la plupart des travaux que j’ai publiés dans la Revue depuis près de vingt ans, et plus particulièrement dans les Tendances modernes de la chimie, les Souvenirs d’un naturaliste, la Métamorphose et la Généagénèse.
- ↑ Αὐτονόμος (Autonomos), qui se gouverne par ses propres lois.
- ↑ Les trois règnes minéral, végétal et animal sont à peu près universellement admis par les naturalistes. Le règne sidéral est moins généralement accepté. Le règne humain, dont nous allons nous occuper, a compté dans le passé et compte encore aujourd’hui plusieurs partisans. Indépendamment de ces cinq groupes plus ou moins universellement admis, quelques naturalistes ont proposé d’autres divisions du même ordre, en se fondant sur des considérations de nature très diverse; mais la plupart de ces conceptions n’ont guère été admises que par les auteurs mêmes, qui parfois les ont abandonnées plus tard. On trouvera dans le tome second de l’ouvrage déjà cité de M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire un excellent résumé historique de cette partie de la science et une discussion approfondie de la plupart des questions qu’elle soulève.
- ↑ J’ai nettement exprimé mon opinion relative à l’existence d’un règne formé par la seule espèce humaine dans une note placée au début d’un ouvrage publié d’abord dans la Revue (Souvenirs d’un naturaliste, 1854). Dès 1S38, j’avais motivé cette manière de voir dans un ' cours public fait à Toulouse.
- ↑ En m’exprimant comme je viens de le faire, je n’ai pas à craindre, je pense, que l’on rapproche mes opinions de celles qu’ont émises récemment quelques naturalistes et anthropologistes américains, en particulier M. Agassiz. Ce savant naturaliste a assimilé les cris des animaux aux langues humaines au point d’affirmer qu’il serait facile de faire dériver les grognemens des diverses espèces d’ours les uns des autres de la même manière et par les mêmes procédés que les linguistes emploient pour démontrer les rapports du grec avec le sanscrit. A peine est-il nécessaire de protester contre ces idées, qui me semblent avoir bien peu de chances d’être adoptées. L’homme, ayant seul la parole, peut seul avoir une langue dans le sens propre du mot.
- ↑ J’emprunte ces détails, ainsi que ceux de même nature que je donnerai plus tard sur les infinies peuples, à une note manuscrite qu’a bien voulu me remettre M. Pruner-Bey, qui a profité de son long séjour en Égypte comme médecin du vice-roi pour se livrer aux études de linguistique comparée les plus approfondies.
- ↑ 1812.
- ↑ 1820.
- ↑ Un peu plus loin, Livingstone ajoute : « Plus on avance vers le nord, plus les idées religieuses des naturels sont développées. »
- ↑ Voyez en particulier l’Histoire abrégée du Brésil, par M. Ferdinand Denis, qui a résumé les documens recueillis sur les peuples originaires de ces contrées.
- ↑ Parmi les objections qui m’ont été faites au sujet, de la manière dont j’envisage le règne humain, je dois mentionner celle qui repose sur la prétendue existence, chez les animaux qui vivent en société, de manifestations accusant au moins une moralité rudimentaire. Sans entrer dans une discussion détaillée de ces faits que ne comporte pas le cadre de mon travail, il suffira de dire qu’on peut rendre compte de ces exceptions apparentes plus facilement qu’on ne rend compte en botanique des mouvemens de la sensitive ou de la dionée attrape-mouches. La spontanéité apparente encore inexpliquée de ces mouvemens n’a jamais empêché les naturalistes d’accepter la caractéristique du règne animal donnée par Linné, pas plus qu’elle n’a fait considérer ces plantes comme des animaux. Il me serait en tout cas permis d’invoquer ce précédent en ma faveur.