Histoire naturelle de l’Homme. — L’Acclimatation des races humaines

L’acclimatation des races humaines
A. de Quatrefages


L'ACCLIMATATION
DES
RACES HUMAINES

I. The races of man, par le docteur Knox. — II. Du non-cosmopolitisme des races humaines, par le docteur Boudin.

Dans des études précédentes, nous avons montré que l’espèce humaine, partie d’un centre de création unique, très probablement situé dans l’Asie centrale, avait dû nécessairement peupler le globe par voie de migration[1]. L’histoire des Polynésiens a largement répondu à ce qu’on avait dit de l’impossibilité de ces migrations[2]. La plupart des polygénistes ont soulevé un autre ordre d’objections. Ils ont prétendu que les divers groupes humains ne sauraient prospérer ou même vivre que dans le milieu où ils sont nés. Le docteur Knox, toujours logique et acceptant dans ce qu’elles ont de plus extrême les conséquences de sa doctrine, est allé jusqu’à soutenir que le Hollandais ne peut se propager pendant quelques générations dans le pays de Galles, non plus que le Français en Corse ou sur les bords du Danube. A plus forte raison déclare-t-il impossible toute colonisation lointaine, et à qui lui oppose l’accroissement numérique des populations d’origine européenne en Amérique, en Asie, en Australie, il répond qu’il n’y a là qu’une illusion. Sans l’arrivée incessante de nouveaux colons, assure-t-il, ces colonies n’existeraient plus. Elles ne sauraient d’ailleurs éviter leur sort, et le jour viendra où l’Europe, renonçant à une œuvre impossible, cessera d’envoyer ses enfans périr sur ces terres inhabitables pour eux. Alors en peu de temps les races locales reprendront le dessus ; l’Amérique appartiendra de nouveau aux fils de Montézuma et aux Peaux-Rouges.

La plupart des coreligionnaires scientifiques du docteur Knox ont reculé devant de pareilles exagérations. Pendant la longue et grave discussion soulevée à ce sujet dans la Société d’anthropologie, l’opinion la plus extrême, ce me semble, a été formulée en ces termes : « une migration rapide ne peut constituer une colonie durable et prospère que si elle a lieu sur la même bande isotherme et un peu au nord de cette bande. » En s’exprimant ainsi, M. le docteur Bertillon rentrait complètement dans les idées professées par les anciens. Pline, Vitruve, avaient déjà reconnu que le corps souffre moins dans une émigration du sud au nord que dans celles qui s’accomplissent en sens contraire. Pour qui tient compte des connaissances géographiques si limitées des Romains et des populations qu’ils avaient évidemment en vue, cette opinion est pleinement justifiée ; elle n’est en réalité que l’expression de faits que la physiologie explique. Bien que le froid et la chaleur ne soient pas les seuls agens dont on doive ici tenir compte, ils n’en jouent pas moins soit par eux-mêmes, soit par les conséquences qu’ils entraînent, un rôle prépondérant dans l’acclimatation. Or il est plus aisé de se défendre contre le premier que contre la seconde. Le froid d’ailleurs, à la condition de ne pas être excessif, provoque une réaction active qui tonifie l’organisme ; il porte pour ainsi dire son remède avec lui. Il en est tout autrement de la chaleur. Celle-ci surexcite d’abord toutes les fonctions ; mais cette exaltation physiologique passagère est suivie d’un abattement général et durable qui rend l’organisme chaque jour plus apte à subir les influences délétères dont nous parlerons plus loin. Voilà ce qui se passe chez l’Européen habitant des régions tempérées. Il en est autrement pour le nègre. Ce fils des régions les plus chaudes a besoin de chaleur. Il semble qu’il ne puisse réagir contre le moindre abaissement de température, et pour lui les difficultés de l’acclimatation se manifestent en sens inverse.

De là il résulte que la croyance des anciens en matière de migration ne peut plus être acceptée, et que la proposition de M. Bertillon doit au moins être modifiée. Dans l’hémisphère méridional, les termes devraient en être renversés, même lorsqu’il s’agit des Européens, puisque là c’est en allant vers le midi que l’on marche au-devant du froid. Du reste, le problème de l’acclimatation est loin d’être aussi simple qu’on le croit d’ordinaire. Le plus ou moins de chaleur n’en est qu’un élément. Il en est bien d’autres qu’il faut considérer. M. Boudin a eu le mérite d’en signaler quelques-uns dont on avait jusqu’à lui méconnu l’importance, et d’en préciser les effets malheureusement trop réels, bien que la cause en soit encore inconnue. M. Boudin n’est pas polygéniste comme le docteur Knox et M. Bertillon. Il croit à l’unité de l’espèce humaine ; mais, entraîné sans doute par les habitudes d’esprit d’une carrière toute médicale, il ne s’est pas rendu assez compte de la flexibilité des organismes et de l’influence des actions du milieu. La race une fois formée paraît être pour lui quelque chose de définitivement fixé, incapable de se plier aux exigences d’un changement d’habitat, ou mieux, de conditions d’existence un peu marquées : non qu’il soit aussi absolu que semblerait l’indiquer le titre de son travail ; il fait parfois de sages réserves et signale des exceptions. A proprement parler, il ne traite même pas le sujet dans sa généralité, et il s’attache surtout à l’histoire de quelques races. Il marche toujours appuyé de documens et de chiffres puisés aux meilleures sources ; malheureusement, il ne saisit pas toujours la signification des matériaux si consciencieusement réunis, et ses conclusions se trouvent par suite en désaccord avec les faits dont il méconnaît l’importance.

Les questions dont il s’agit ici sont toujours complexes. Tout fait d’acclimatation est une sorte de résultante dont les deux composantes sont la race et le milieu. Qu’il puisse exister des races vraiment cosmopolites, c’est-à-dire capables de se propager indéfiniment dans tous les lieux habités, c’est ce qu’admet M. Boudin lui-même, et il cite la race juive. On a trouvé en effet des Juifs établis partout où l’on a pénétré, sauf peut-être chez les Esquimaux. Partout aussi leurs familles sont nombreuses et prospères. En Prusse comme en Algérie, le chiffre des décès, comparé à celui des naissances, est moindre chez eux que chez les chrétiens et les musulmans. A cet exemple pris chez un peuple sémitique, on peut en ajouter un second fourni par une population aryenne peut-être quelque peu mélangée de sang dravidien. Je veux parler des Zingari, Gypsies ou Bohémiens. Partis de l’Inde à une époque indéterminée, ils se montrèrent en Bohême en 1417. Ils n’étaient alors que huit mille ; en 1722, on en comptait cinquante mille, aujourd’hui ils sont presque aussi universellement répandus que les Juifs eux-mêmes.

D’autre part, certains milieux paraissent propres à être habités par les races les plus diverses. Nous citerons en particulier la région moyenne des États-Unis, le bassin de la Plata, l’Océanie, l’Australie. Pour cette dernière, l’expérience est presque complète. A peu près toutes les nations européennes y ont des représentans aussi bien que les races nègres et chinoises. Nulle part je n’ai trouvé l’indication de difficultés que ces immigrans auraient eues as’ acclimater dans ce petit continent. Il y a pourtant à faire sur ce sujet quelques réserves dont il sera question plus tard.

En fait, l’homme est partout, sous les glaces du pôle comme au milieu des sables brûlans et des marais pestilentiels de l’équateur. Considéré comme espèce, il est cosmopolite dans l’acception la plus rigoureuse du mot. En fait aussi, une de ses grandes races a prouvé que son organisation pouvait se plier aux conditions d’existence les plus opposées. La race aryenne est partie de quelque point de l’Asie centrale, probablement des massifs montagneux du Bolor et de l’Indou-Kob, où l’on retrouve encore des représentans de la souche originelle[3]. En tout cas, elle est sortie d’une région où l’été ne durait que deux mois, ce qui correspond à peu près au climat de la Finlande. D’étapes en étapes, elle est arrivée d’abord d’un côté jusqu’à l’extrémité de la presqu’île gangétique, à 8 degrés de l’équateur, de l’autre jusqu’en Islande et au Groenland ; puis, l’ère des grandes découvertes venue, elle a semé ses colonies dans l’univers entier, peuplé des continens et remplacé des races indigènes. Certes, à ne considérer que les faits généraux et le résultat de cette activité séculaire, personne ne peut refuser à la race aryenne la qualité du cosmopolitisme.

Au prix de combien de vies humaines ont été accomplies les grandes conquêtes de nos ancêtres ? Nul ne le sait ; ces combattans des âges passés n’avaient pas d’histoire. On peut à peine soupçonner par analogie ce qu’ils ont eu de luttes à supporter contre la nature, contre les populations qui occupaient avant eux les terres qui forment la moitié de l’Asie et l’Europe entière. De nos jours, il n’en est plus de même. Quand une expédition nouvelle s’engage, quand l’Européen tente une colonisation de plus, la science enregistre le nombre des soldats ; elle suit de l’œil la bataille, elle compte les morts et les survivans, et, trouvant parfois que le nombre des premiers l’emporte, elle déclare la victoire, en d’autres termes, l’acclimatation impossible. En vérité, c’est aller un peu vite, c’est oublier les lois les plus élémentaires de l’analogie. Nous, les fils de ces Aryens primitifs qui occupent aujourd’hui le globe, nous ne pourrions quitter sans mourir la terre où nous sommes nés ! Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait évidemment, ou que la nature fondamentale de la race eût été singulièrement altérée, ou que les conditions générales d’existence eussent subi un changement profond, changement que rien ne permet de supposer.

Est-ce à dire qu’à nos yeux les races européennes ou des races quelconques puissent s’acclimater toujours et d’emblée dans n’importe quelle localité ? Non, et quelques anthropologistes ont eu tort de le croire. Ceux-ci ne tenaient pas compte de faits malheureusement impossibles à nier ; ils oubliaient que toute colonisation est une conquête tentée par les immigrans, et que toute conquête entraîne des sacrifices. Qu’il faille combattre l’homme ou le milieu, la victoire s’achète toujours par des vies humaines ; mais il ne faut pas s’exagérer l’étendue de pertes inévitables et renoncer à l’acclimatation sur un premier insuccès. Ce serait agir comme un général qui désespérerait de la victoire en voyant son avant-garde dispersée.

Dans les luttes de l’acclimatation bien plus encore que dans les guerres proprement dites, il faut tenir compte de la persévérance et du temps. Les populations primitives marchaient pas à pas ; elles ont dû peupler le monde désert comme ont fait dans les temps modernes quelques tribus sauvages, employer des centaines d’années à gagner quelques degrés de latitude. Par cela même, l’acclimatation perdait de ses dangers. La race se faisait peu à peu à des milieux qui ne différaient que par des nuances. Nous procédons différemment ; même certains progrès de la science multiplient et accroissent les périls. Il ne peut plus être question aujourd’hui de colonisation progressive. Les chemins de fer et les steamers nous emportent en quelques jours à des distances que jadis on eût mis des siècles à franchir. Le choc doit être bien plus rude. Par suite, les pertes sont forcément immédiates, nombreuses, mieux senties, et ne diminuent qu’avec le temps. Celui-ci doit d’ailleurs s’apprécier non plus par années ou par siècles, mais par générations. L’individu n’est rien dans ces batailles dont le résultat final, amené par la sélection naturelle, est la transformation d’une race placée dans des conditions d’existence autres que celles qui l’ont façonnée. Le milieu tue d’emblée quiconque est par trop rebelle aux exigences nouvelles. D’autres sujets résistent assez pour durer à peu près autant qu’ils l’eussent fait dans leur milieu natal ; toutefois leur organisme affaibli ne peut se reproduire, ou n’enfante que des êtres non viables et qui succombent promptement. Des sacrifices de générations s’ajoutent ainsi à des pertes d’individus, et cet état de choses peut se prolonger plus ou moins. Pourtant, au milieu de ces désastres quelques organisations privilégiées se sont dès le début pliées quelque peu aux nécessités nouvelles. Légèrement modifiées, elles ont transmis avec leurs heureuses aptitudes ce qu’elles avaient acquis. A leur tour, les descendans ont fait quelques progrès de plus dans la voie ouverte par leurs pères ; et, de génération en génération, l’adaptation s’est complétée, l’acclimatation s’est réalisée.

L’histoire des végétaux, celle des animaux, abondent en faits attestant l’exactitude du tableau général que je viens de tracer. Je ne citerai que quelques exemples. Tout le monde sait que nos cultivateurs reconnaissent deux sortes de blé, dont l’un se sème en automne, l’autre au printemps, et qui ne s’en récoltent pas moins à peu près à la même époque. Il est évident que les conditions du développement sont bien différentes pour l’un et pour l’autre. Semer en automne du blé de printemps et réciproquement, c’est changer entièrement le milieu, c’est en réalité tenter une expérience d’acclimatation. Le célèbre abbé Tessier l’a réalisée. Cent grains de froment d’automne semés au printemps ont tous levé et donné cent tiges herbacées qui ont parcouru les phases ordinaires de la végétation ; mais dix pieds seulement ont formé des graines, et celles-ci n’ont mûri que sur quatre pieds. Cent graines de cette première récolte ont donné cinquante tiges fécondes. A la troisième génération, les cent graines ont donné du blé. M. Mounier, de Nancy, a répété l’expérience de Tessier et fait une contre-épreuve sur du blé de printemps semé en automne. Les résultats ont été les mêmes. Dans ces expériences, on le voit, les individus sont épargnés, les générations sont sacrifiées.

L’acclimatation du blé à Sierra-Leone a présenté des particularités parfaitement semblables. La première année, presque toute la semence monta en herbe ; les épis furent très rares et très peu fournis. Les graines de cette première récolte furent semées ; un grand nombre périt en terre sans germer. Les tiges survivantes se montrèrent un peu plus fécondes ; toutefois il fallut patienter et attendre plusieurs générations avant d’obtenir des récoltes normales.

L’histoire de l’introduction de nos poules en Amérique offre des faits tout aussi significatifs. A Cuzco, elles sont aujourd’hui aussi fécondes qu’en Europe ; mais Gacilasso nous apprend que de son temps il était loin d’en être ainsi. Les œufs étaient rares, les poulets s’élevaient mal. Grâce à M. Roulin et aux renseignemens précis qu’il a recueillis sur l’histoire des oies importées sur le plateau de Bogota, on comprend ce qui a dû se passer pour les poules. Quand M. Roulin observa ces oiseaux, ils étaient arrivés depuis vingt ans dans la Nouvelle-Grenade, et pourtant ils n’avaient pas encore atteint leur fécondité normale. Toutefois ils en approchaient, tandis qu’au début les pontes étaient très rares ; en outre un quart au plus des œufs obtenus donnait-il des produits. Enfin la moitié des jeunes poulets périssait dès le premier mois. Au bout d’un temps à peine égal à un deux-centième de la vie de l’oie, l’éleveur de Bogota n’avait qu’environ le huitième de ce qu’aurait obtenu son confrère européen. Dans cette évaluation, nous ne tenons même pas compte, on le voit, des œufs non pondus en Amérique, et qui l’eussent certainement été chez nous.

Cette histoire des oies de Bogota est des plus instructives. On y trouve réunies toutes les circonstances qui auraient pu justifier en apparence la prédiction d’un insuccès. L’infécondité relative des femelles attestée par la rareté des pontes, celle des mâles accusée par le nombre des œufs clairs, indiquaient une lésion physiologique profonde portant sur les organes, dont le jeu assure seul la durée des espèces. La mortalité énorme des jeunes poulets trahissait une altération non moins grave des appareils de la vie individuelle. Cependant à l’époque du voyage de M. Roulin l’acclimatation était à peu près réalisée, et certainement elle est complète aujourd’hui ; mais il a fallu plus de vingt années, représentant ici autant de générations, pour que l’organisme de cet oiseau européen se fût mis en harmonie avec les conditions d’existence des hauts plateaux américains. Les éleveurs ont dû subir par conséquent bien des pertes portant sur les individus et sur les générations.

Telles sont les données sans lesquelles on ne saurait apprécier avec justesse la valeur et l’avenir des tentatives d’acclimatation faites par l’homme sur sa propre espèce. Êtres organisés et vivans, nous sommes en cette qualité soumis à toutes les lois générales qui régissent la vie et l’organisation dans les plantes aussi bien que dans les animaux. Quand nous changeons de milieu, nous ne saurions nous comporter autrement que le blé à Sierra-Leone, les poules à Cuzco, les oies à Bogota. Nous devons presque toujours accepter d’avance des sacrifices dont l’étendue et la gravité seront proportionnelles aux différences entre le point de départ et le point d’arrivée sous le rapport des conditions d’existence ; à peu près constamment il faut nous résigner à perdre un certain nombre d’individus et de générations. Le tout est de juger sainement les faits, de ne pas s’en exagérer la portée, de voir jusqu’à quel point ils permettent d’espérer le succès en dépit des apparences. Si les pertes sont égales ou un peu moindres que celles dont je viens de parler, on peut prédire une issue heureuse, et si la conquête vaut ce qu’elle doit coûter, il faut s’en fier à la persévérance et au temps.

Ce qui s’est passé en Algérie confirme nos observations. Au lendemain de la conquête, on se demandait à l’étranger aussi bien qu’en France si nous pourrions coloniser la terre enlevée aux Turcs et aux Arabes. Le docteur Knox proclama bien haut que cette colonisation était impossible, et que le Français ne pourrait jamais se propager ni même vivre en Afrique. Il faut bien le dire, cet arrêt trouva de nombreux et sérieux échos. Après les premières années d’occupation, les généraux comme les médecins conclurent à peu près tous de la même manière. M. Boudin appuya de chiffres désolans les appréciations de ses confrères, celles du maréchal Bugeaud, des généraux Duvivier et Cavaignac. S’ils avaient connu ce qui s’était passé en Amérique, ils auraient conclu autrement.

Sans doute la mortalité militaire et civile était bien plus considérable en Afrique qu’en France, sans doute le chiffre des décès l’emportait sur celui des naissances ; mais l’immigration était alors abondante et continuelle. Or, si l’afflux de nouveaux arrivans comble les vides causés par le changement des conditions d’existence, il alimente aussi la mortalité en amenant sans cesse des recrues à cette bataille contre le milieu. Les enfans mouraient en nombre presque double de celui qu’accusaient nos statistiques françaises ; la proportion des morts était pourtant beaucoup moins forte que dans le cas cité des premières oies importées à Bogota. Enfin, loin d’avoir faibli, la fécondité des femmes s’était accrue[4]. Les sources de la vie étaient donc bien moins atteintes ici que sur les hauts plateaux américains. De cet ensemble de considérations, je crus pouvoir conclure avec certitude que l’acclimatation des Français en Algérie était assurée et ne demanderait pas vingt générations. L’événement m’a donné raison bien plus tôt que je ne l’espérais. Le dernier recensement quinquennal fait en Algérie a indiqué dans la population d’origine européenne un accroissement de 25,000 âmes, dû presque en entier à l’excédant du chiffre des naissances sur celui des décès. L’action de la première génération née sur place commence à se faire sentir. Encore deux ou trois générations, et le Français créole vivra en Algérie tout comme ses ancêtres ont vécu en France.

Il y a d’ailleurs des distinctions à établir, au point de vue de la facilité de l’acclimatation en Algérie, entre les diverses races européennes, entre les habitans du nord et du midi de la France. Les statistiques recueillies par MM. Boudin, Martin et Foley ont clairement démontré que les Espagnols et les Maltais résistent au climat algérien infiniment mieux que les Anglais, les Belges et les Allemands. Or nos compatriotes du nord ont avec ces dernières populations les plus grandes ressemblances de race et d’habitat. Sous ce double rapport, les Français du midi se rapprochent au contraire des habitans de Malte et de l’Espagne. On pouvait donc, sans grand danger d’erreur, prédire que ces derniers avaient plus de chance de survie, soit pour eux-mêmes, soit pour leurs descendans, que les Français d’origine alsacienne ou flamande. L’expérience a encore pleinement confirmé ces déductions de la théorie.

Les enseignemens qui découlent de ces faits accomplis pour ainsi dire à nos portes et chez des races fort voisines peuvent certainement s’appliquer à des régions éloignées, à des milieux très divers et plus tranchés, à des groupes humains bien autrement distincts l’un de l’autre que ne le sont les Français et les Belges. Néanmoins la conclusion qu’on pourrait en tirer n’aurait d’autre valeur que celle d’une formule générale dont la signification change avec les données. Quand il s’agit d’acclimatation, ces données ressortent toujours des deux élémens indiqués plus haut, la race et le milieu. Que l’un des deux vienne à varier, même en peu de chose et dans d’étroites limites, le résultat est forcément altéré et parfois d’une façon très inattendue. Toute question d’acclimatation constitue donc en réalité un problème à part, se décomposant parfois lui-même en plusieurs cas particuliers, qui comportent chacun une solution spéciale. Sans sortir de nos colonies, nous pouvons encore citer à ce sujet un exemple des plus frappans.

Les anthropologistes ont souvent mis en question la possibilité pour l’Européen de s’acclimater dans les archipels du grand golfe mexicain. Au premier abord, il est vrai, un certain nombre de faits généraux semblent mettre l’affirmative hors de tout débat. Depuis la découverte de l’Amérique, ces îles ont toujours été occupées par nous ; la race blanche, traînant le nègre à sa suite, y a remplacé partout la race caraïbe. A cela, on répond que ces îles sont un des points du globe qu’affectionne le plus l’émigration, et que cette dernière entretient seule une population qui, livrée à ses seules forces, serait bientôt anéantie par ce milieu dévorant. Les statistiques publiées par M. Ramon de la Sagra conduiraient à regarder l’acclimatation des Espagnols à Cuba comme un fait accompli ; mais M. Boudin, opposant des chiffres à des chiures, conclut dans un sens différent. M. Simonot regarde les créoles français de la Martinique et de la Guadeloupe comme s’étant pliés aux exigences du climat. Il y a vu des individus bien près d’être centenaires, des familles où le frère et la sœur, appartenant à une seconde génération de pur sang créole, avaient, l’un sept, et l’autre onze enfans vivans. Cependant M. Bertillon, partant des chiffres qu’il a recueillis, refuse encore à la race française la possibilité de s’acclimater définitivement dans nos deux îles mexicaines.

Pour résoudre la question en ce qui nous touche de plus près, ne parlons que de ces dernières, et faisons remarquer d’abord que les Français n’ont colonisé la Guadeloupe et la Martinique que depuis deux cent trente-cinq ans. Même en comptant quatre générations par siècle et en forçant les nombres, on voit que dix générations au plus se sont succédé sur ces terres, dont le milieu est des plus meurtriers pour l’Européen. Il en a fallu plus de vingt pour acclimater les oies à Bogota, et certes, en présence des faits attestés par M. Simonot, nous n’hésiterons pas à partager ses convictions. Si la race française n’est pas encore entièrement acclimatée à la Martinique, à la Guadeloupe, on peut affirmer qu’elle le sera bientôt.

Pourtant les statistiques attestent un excédant des décès sur les naissances. Sans doute, mais les renseignemens qu’elles fournissent ont été présentés sans distinction. On a réuni les créoles anciens et nouveaux, aussi bien que les immigrans de la veille, dans une appréciation commune ; on a confondu ainsi des élémens au fond très différens. Pour qu’un travail de cette nature eût une valeur sérieuse au point de vue qui nous occupe, il serait absolument nécessaire de diviser la population en catégories déterminées par l’ancienneté de l’immigration ; cette ancienneté elle-même s’accuserait par le nombre des générations. En procédant ainsi, on constaterait à coup sûr dans la mortalité des groupes des différences tranchées plus ou moins analogues à celles qu’ont montrées les générations de végétaux et d’animaux transportés en Afrique ou en Amérique. Les statistiques dont il s’agit sont encore viciées par un défaut que met parfaitement en lumière un travail récent de M. Walther, médecin distingué de notre marine militaire. En faisant l’histoire détaillée du choléra qui frappa la Guadeloupe en 1865 et 1866, M. Walther a touché incidemment aux questions d’acclimatation. Lui aussi a dressé des tableaux de mortalité ; seulement, au lieu de prendre la population en bloc, il l’a étudiée commune par commune. Alors ont apparu des différences bien significatives. Considérée en masse, la population de la Guadeloupe présente un excédant annuel des décès sur les naissances représenté par 0,46, c’est-à-dire de presque un 1/2 pour 100. En présence de ce chiffre, le statisticien ordinaire n’aurait pas manqué de conclure que l’Européen n’est pas acclimaté à la Guadeloupe, puisqu’il y meurt plus d’individus qu’il n’en naît, et que par conséquent au bout d’un temps facile à calculer cette population coloniale s’éteindrait, si l’immigration ne venait sans cesse en combler les vides. Cependant, lorsqu’on examine le tableau de mortalité par commune, on arrive à des conclusions bien autres. Ces communes sont au nombre de trente et une. Or dans quinze d’entre elles le nombre des naissances l’emporte sur celui des décès. Dans la petite île de Marie-Galante, deux communes sur trois sont dans ce dernier cas. Ainsi les chiffres effrayans des moyennes sont dus uniquement à l’exagération de la mortalité dans certaines communes[5]. Le résultat général obtenu par M. Walther peut être traduit ainsi : la race française est acclimatée à la Guadeloupe dans quinze localités ; elle ne l’est pas dans les seize restantes. De ces deux propositions, la première doit être considérée comme définitivement acquise ; la seconde a besoin de confirmation, car il reste à examiner de plus près la population des communes les plus frappées, à les étudier par catégories. Quoi qu’il en soit, tout esprit juste reconnaîtra qu’on ne saurait parler désormais de l’acclimatation à la Guadeloupe. Il ne doit être question que de l’acclimatation à la Basse-Terre, à la Pointe-à-Pitre, à la Pointe-Noire, etc.

Les Antilles françaises, comme la plupart de leurs sœurs, sont le théâtre de véritables expériences sur l’aptitude des diverses races humaines à supporter ce milieu exceptionnel et l’un des plus difficiles à dominer. Le nègre y a été traîné de force bien peu après la prise de possession par les blancs ; il y a vécu comme esclave jusqu’à ces dernières années. Comme les fils subissaient la condition des parens, il est à peu près certain qu’au bout d’un temps donné la multiplication locale des noirs aurait suffi à tous les besoins de l’agriculture et de l’industrie, si cette race s’était acclimatée. L’activité incessante de la traite semble démontrer que le chiffre des décès devait l’emporter de beaucoup sur celui des naissances. Le fait paraît avoir été mis hors de doute pour l’île de Cuba, pour la Jamaïque. Le général Tulloch, frappé de la mortalité des nègres dans les Antilles anglaises, n’a pas hésité à déclarer qu’une fois la traite supprimée, la race entière disparaîtrait de ces îles au bout d’un siècle. Les recherches de M. Boudin permettent de regarder cette assertion comme exagérée, du moins pour les possessions françaises. Au reste, pas plus que l’auteur anglais, notre compatriote n’a tenu compte d’une circonstance dont l’importance ne saurait être méconnue, je veux parler des conditions faites au nègre par l’esclavage. Il est clair que la conduite et le caractère du maître entraient pour beaucoup dans les chances de vie et de mort de l’esclave. Sans se croire, sans être inhumain, on pouvait lui demander plus d’ouvrage que ne comportait sa nature, on pouvait violenter des instincts dont le jeu libre est nécessaire à la santé. Là est sans doute une des causes qui accroissaient outre mesure la mortalité d’une race mieux faite pourtant que la nôtre pour les climats intertropicaux. Les faits semblent justifier ces présomptions. Depuis l’abolition de l’esclavage, nous dit M. Elisée Reclus, la population nègre est en voie d’accroissement dans les îles anglaises.

A côté des nègres créoles viennent aujourd’hui se placer des engagés plus ou moins volontaires amenés des mêmes côtes d’Afrique : des Madériens, représentans de la race blanche sémitique, des Chinois de race jaune, des coulies de l’Inde, presque tous dravidiens, tenant par conséquent du jaune et du nègre mélanaisien. Il sera curieux de constater un jour ce que chacune de ces populations aura montré de résistance au terrible milieu qu’elles vont affronter. L’expérience n’en est encore qu’à son début. Toutefois M. Walther a recueilli déjà quelques données intéressantes. A la Guadeloupe, la mortalité annuelle pour les créoles est en moyenne de 3,28 pour 100, celle des immigrans est de 9,66 pour les Chinois, de 7,68 pour les nègres, de 7,12 pour les Hindous, de 5,80 pour les Madériens. Malheureusement ces chiffres reposent sur des élémens insuffisans. Ils diffèrent aussi de ceux que M. Du Hailly a donnés ici même pour la Martinique[6]. Les uns et les autres n’en doivent pas moins être enregistrés comme point de départ d’une étude qui commence. Ils n’ont d’ailleurs rien de désespérant. Il est clair par exemple que les Madériens seront assez rapidement acclimatés à la Guadeloupe, comme ils le sont déjà à Cuba, et si les races nègres, chinoises, hindoues, ont à éprouver des pertes beaucoup plus graves, l’habitat de nos colonies ne leur est point à jamais interdit.

Nous avons insisté sur l’acclimatation aux Antilles, parce que le milieu de ces îles est à juste titre regardé comme un des plus redoutables pour les étrangers. On vient de voir pourtant que l’Européen, le Français, peuvent y trouver une patrie. Il est des lieux plus meurtriers encore, qui repoussent toutes les races humaines, celles-là même que les siècles semblent avoir façonnées pour y vivre. Le nègre est certainement l’homme des régions intertropicales africaines, et cependant il ne parait pouvoir habiter impunément le vaste estuaire du Gabon. Les peuplades qu’on y a trouvées sont en voie d’abâtardissement manifeste. M. Braouezec a signalé chez elles un fait curieux, et qui atteste une altération singulière des fonctions de reproduction. Le nombre des femmes l’emporte sur celui des hommes d’une manière notable. La constitution générale des habitans est d’ailleurs sensiblement affaiblie. Aussi ces tribus ne sauraient-elles résister à la pression croissante exercée par les Pahouins, ces cannibales intelligens et énergiques qui, du cœur de l’Afrique, s’avancent vers les côtes sur un front de bandière de 100 lieues selon quelques voyageurs. Il sera intéressant devoir si eux aussi subiront dans un temps donné l’influence délétère du Gabon.

On sait trop que presque toutes les régions intertropicales, surtout celles qui sont exposées à des inondations ou qui recèlent de vastes marais, sont plus ou moins meurtrières pour l’Européen. On dirait que la nature cherche à lui interdire ces merveilleuses contrées, en même temps qu’elle y déploie toutes ses magnificences comme un défi permanent jeté à son esprit d’entreprise et de persévérance. Toutefois il y a des degrés dans cette insalubrité. Dans la plupart des cas, elle diminue à mesure qu’on s’éloigne de l’équateur. De plus il existe sous ce rapport de grandes différences entre les deux hémisphères. A latitudes égales, l’hémisphère austral est en général bien plus accessible aux races blanches que l’hémisphère boréal. C’est là un fait qui ressortirait aisément de l’observation seule. Du 30e au 35e degré de latitude nord, on trouve l’Algérie, surtout une partie des États-Unis du sud, où l’acclimatation de l’Européen présente des difficultés sérieuses. A la même latitude, dans l’hémisphère austral, on a la partie méridionale du Cap et la Nouvelle-Galles (Australie), régions où toutes les races européennes prospèrent d’emblée. Rien ne serait plus facile que de multiplier ces comparaisons ; M. Boudin a du reste mis le fait hors de doute par des chiures puisés aux sources officielles. Les armées soumises à un régime relativement uniforme, quel que soit leur habitat, présentent comme élément d’appréciation de l’action exercée par des milieux différens des garanties tout à fait spéciales. Or la mortalité annuelle moyenne de l’armée est en France de 19,5 sur 1,000, en Angleterre de 15,1 sur 1,000. Transportées dans les colonies de l’hémisphère sud, l’armée française ne perd que 9,93, l’armée anglaise 9,6 par an. Dans les colonies de l’hémisphère nord, la mortalité s’élève à 46,0 pour l’armée française, à 151,1 pour l’armée anglaise[7]. De ces chiffres, il résulte qu’en somme la mortalité moyenne des armées est environ onze fois plus forte dans notre hémisphère que dans l’hémisphère opposé.

Après avoir mis en lumière le contraste frappant qui ressort de ces chiffres, M. Boudin a cherché à en rendre compte. Il en a trouvé la cause prochaine dans le plus ou moins de fréquence et de gravité des fièvres paludéennes. Au nord de l’équateur, ces fièvres s’étendent jusqu’à la région que borne la ligne isotherme de 9 degrés centigrades, correspondant pour l’Europe occidentale au 59e degré de latitude. Au sud de l’équateur, elles ne dépassent qu’assez rarement le tropique (23°,28’), et s’arrêtent souvent en-deçà. Taïti, qui n’est qu’à 18 degrés de l’équateur géographique et placée à peu près sous l’équateur thermal, est exempte de fièvres paludéennes. Dans l’Amérique méridionale, au Cap, en Mélanésie, en Australie, plus encore que chez nous, de vastes espaces se couvrent d’eaux croupissantes et se dessèchent aux rayons d’un soleil brûlant. Au nord de l’équateur, en France même, un pareil état de choses engendrerait les fièvres les plus graves. La Charente-Inférieure et les environs du port de Rochefort étaient naguère presque aussi redoutables que les marigots du Sénégal. Dans ces contrées, il n’en résulte en général rien de fâcheux pour la santé des riverains, tout au plus quelques fièvres dont on guérit d’ordinaire spontanément. Ici encore les chiffres recueillis par M. Boudin ont une singulière éloquence. Dans l’hémisphère austral, les armées anglaises et françaises réunies comptent par année en moyenne 1,6 fiévreux sur 1,000 seulement, dans l’hémisphère boréal 224,9 sur 1,000.

Ainsi les fièvres paludéennes sont presque deux cents, fois plus fréquentes au nord qu’au sud de l’équateur. Ajoutons qu’elles sont en outre infiniment plus graves. Les immenses lagunes de Corrientes[8] n’engendrent que des fièvres légères ; on sait combien sont dangereuses au contraire celles des Marais-Pontins, bien plus éloignés pourtant de l’équateur[9]. Il serait beaucoup plus difficile à l’Européen, au Français, de vivre en Italie, sur les bords du Carigliano, que dans l’Amérique du Sud, sur ceux du Parana. Comment se fait-il que ces localités, présentant en apparence des conditions si semblables, exercent sur les organismes des actions aussi différentes ? Peut-être la science résoudra-t-elle un jour ce problème. Aujourd’hui il est à peine possible d’espérer qu’elle est sur la voie d’une solution. Des expériences ingénieuses ont montré d’abord que la rosée des marais renfermait des traces de matière organique ; puis le microscope y a découvert des algues, des infusoires, des germes d’espèces encore indéterminées. Quelques-uns de ces êtres introduits dans l’organisme humain y jouent-ils le rôle d’un ferment délétère, et par leur multiplication amènent-ils les réactions redoutables auxquelles il succombe parfois avec une rapidité foudroyante ? L’avenir seul, je le répète, pourra répondre à ces questions.

Quoi qu’il en soit, il paraît résulter des études de M. Boudin que les miasmes paludéens sont le plus grand, souvent l’unique obstacle à l’acclimatation de l’Européen dans la plupart des localités où l’entraîne l’esprit d’entreprise. Il y a dans ce fait quelque chose d’instructif et d’encourageant. Il dépend jusqu’à un certain point de l’homme de refaire le milieu. Selon qu’il agit, il améliore ou aggrave ses conditions d’existence. Ouvrir un canal d’écoulement aux eaux stagnantes d’une contrée fiévreuse, c’est presque à coup sûr couper court au mal ; fermer ou laisser encombrer une issue de cette espèce, c’est faire naître ou rappeler la maladie. Malheureusement c’est trop souvent contre lui-même que l’homme emploie ce pouvoir tantôt par incurie, tantôt par une inintelligente cupidité. Abandonnée à elle-même, déshéritée des soins qui l’assainissaient et l’enrichissaient, la campagne romaine est aujourd’hui une succursale des Marais-Pontins. Chez nous, la Dombe, qui jadis ne se distinguait en rien des pays voisins, était devenue inhabitable pour une autre population que la sienne, grâce à la multiplication artificielle des étangs. Avant les travaux entrepris depuis peu sous l’empire d’idées plus justes, l’habitant du Lyonnais ou du Mâconnais ne pouvait aller faire la moisson dans cette région si tristement altérée sans s’exposer presque autant que dans une campagne au Sénégal. Pour un montagnard du Forez, l’acclimatation dans la Dombe n’était guère moins périlleuse qu’aux îles du Mexique, tant l’industrie humaine avait vicié ce climat naturellement salubre. En revanche, cette même industrie a assaini le port de Rochefort ; elle a fait de Bouffarik, naguère un des points les plus dangereux de l’Algérie, un centre de population florissant. Elle pourrait beaucoup pour transformer quelques-unes des stations les plus meurtrières de nos Antilles, et certainement il est peu de peuples qui ne puissent en dire autant de quelqu’une de leurs colonies.

On ne peut, il est vrai, assainir rapidement une contrée entière ; c’est là le travail des siècles et qui ne s’accomplit qu’au prix d’hécatombes humaines. Tout au moins devrait-on apporter quelque soin dans le choix de la station. Les chiffres de MM. Boudin et Walther nous ont montré comment, jusque dans les contrées qui semblent les plus dangereuses pour l’Européen, il existe souvent des points circonscrits où il peut vivre et se multiplier presque d’emblée. Il est clair que les nouveaux arrivans devraient planter leur tente dans ces localités privilégiées. C’est presque toujours le contraire qui s’est passé, qui se passe encore. Aux premiers temps des émigrations modernes, on abordait au premier rivage venu : on cherchait avant tout un havre commode et sûr ; on se laissait aisément séduire par la fertilité des terres d’alluvion situées à l’embouchure ou sur les bords de quelque cours d’eau. On se plaçait ainsi dans les conditions les plus mauvaises, et on périssait ; mais de nouveaux arrivans compensaient les pertes, et une fois la ville construite, les forts bâtis, le port installé, on restait et on est encore sur des plages pestilentielles comme celles de Batavia. Il est évident qu’éclairé par l’expérience on devrait agir autrement aujourd’hui. Des relevés statistiques précis et détaillés comme ceux que j’ai fait connaître rendraient incontestablement à ce point de vue de sérieux services.

Les miasmes paludéens agissent de la même manière sur toutes les races humaines. Toutefois nous constatons encore ici chez l’homme ce qui nous frappe chaque jour chez les animaux, chez les végétaux. On sait que leurs races et leurs variétés ont souvent des aptitudes pathologiques différentes. Il en est qui échappent à peu près constamment à des maladies très fréquentes au contraire chez d’autres. le nègre, lui aussi, souffre et meurt de la fièvre dans son pays natal, sur les bords du Niger par exemple, bien moins toutefois que le blanc. Il y a plus : les deux races transportées dans l’Inde présentent à cet égard à peu près le même rapport. Comparé aux races locales, le nègre conserve encore la supériorité, c’est la moins atteinte par les émanations paludéennes. Né dans une contrée où on les respire à peu près partout et toujours, descendant d’ancêtres qui depuis les temps antéhistoriques ont vécu dans cet air empoisonné, le nègre est plus que tout autre homme acclimaté à ce milieu, sans échapper pourtant d’une manière absolue à une influence foncièrement funeste.

Cette immunité relative explique sans doute pourquoi le nègre créole d’Amérique échappe presque à coup sûr à la fièvre jaune. Il transmet ce privilège à son fils mulâtre, à son petit-fils quarteron ; il paraît que même un huitième de sang nègre suffit pour protéger l’individu contre ce redoutable fléau de l’Amérique tropicale, avec presque autant de certitude que la vaccine préserve de la variole. Le croisement modéré avec les races locales produit du reste en Amérique un résultat analogue, et amène une acclimatation très rapide sans que la race blanche ait à en souffrir ; parfois aussi elle semble y gagner et par là échappera toute altération. M. Angrand, consul de France au Pérou, nous a cité l’exemple d’une famille où se conserve depuis les premiers temps de la conquête la beauté des formes et une énergie d’esprit et de corps qui contraste avec ce qu’on reproche souvent à trop juste titre aux populations créoles. Cette famille descend d’un capitaine espagnol et d’une princesse Inca. Depuis lors, elle ne s’est alliée qu’à des blancs purs. Le premier et unique croisement a suffi pour acclimater le sang blanc en lui conservant sa valeur tout entière[10].

Il va sans dire que les prescriptions de l’hygiène doivent être scrupuleusement suivies par quiconque change de milieu, par celui surtout qui affronte quelqu’une des régions à bon droit regardées comme insalubres. Et ce n’est pas seulement l’hygiène du corps dont il s’agit ; l’hygiène de l’âme est tout aussi nécessaire. Dans bien des cas, cette dernière commande et entraîne l’autre. Les difficultés de l’acclimatation dans la plupart de nos colonies, les accidens et les décès qui suivent trop souvent une première introduction, tiennent presque toujours à des écarts que préviendraient une moralité même assez peu susceptible, de simples habitudes de régulant : M. Bolot, commandant d’une compagnie de discipline chargée de construire une jetée à Grand-Bassam, disait au capitaine Vallon : « Un dimanche me met plus d’hommes à l’infirmerie que trois jours de travail en plein soleil. » C’est que le dimanche était consacré à la débauche.

Voici du reste un fait qui constitue pour ainsi dire une expérience telle qu’aurait pu l’imaginer et la conduire un physiologiste. L’île Bourbon, placée à l’est de Madagascar, presque sous le tropique, passe pour être une de ces localités dévorantes où l’Européen ne peut s’acclimater. A ne juger que par les tables de mortalité portant sur la population tout entière, cette réputation est justifiée. Elles accusent en effet un excédant formidable des décès sur les naissances. Or c’est encore là un de ces résultats en bloc qu’il faut discuter, si l’on veut en comprendre la signification vraie. Les blancs de Bourbon forment en réalité deux classes ou mieux deux races distinctes par les mœurs et les habitudes. La première comprend la population des villes et des grandes habitations, qui mène la vie ordinaire des colonies, et se garde surtout de ce travail de la terre que l’on assure être si meurtrier ; l’autre comprend ce que l’on appelle les petits-blancs, descendans d’anciens colons qui, trop pauvres pour se procurer des esclaves, avaient bien été forcés de cultiver le sol de leurs propres mains. Eh bien ! de ces deux classes de colons, c’est la première seule qui alimente la mortalité tant de fois signalée. Les petits-blancs font comme avaient fait leurs pères ; ils habitent et cultivent les districts les moins fertiles de l’île. Loin d’en avoir souffert, leur race s’est perfectionnée ; les femmes surtout sont remarquables par la beauté des formes et des traits. Cette race s’entretient parfaitement par elle-même. Ce n’est pas que le croisement y soit pour quelque chose ; non, le petit-blanc, très fier de la pureté de sang qui fait sa noblesse, ne s’allierait à aucun prix avec le nègre ou l’émigrant indien. C’est qu’à Bourbon, tandis que l’oisiveté et les habitudes qu’elle amène tuaient le riche et ceux qui cherchaient à l’imiter, le pauvre s’acclimatait par la sobriété, la pureté des mœurs et le travail.

Nous n’avons fait qu’indiquer les traits principaux d’une des questions les plus vastes et les plus complexes de l’anthropologie générale ; mais c’en est assez, croyons-nous, pour montrer combien il faut ici se tenir en garde contre les conclusions prématurées, et combien l’analyse des faits est souvent nécessaire pour échapper à l’erreur. Évidemment on s’est trompé quand on a regardé toutes les races humaines comme pouvant également vivre et prospérer n’importe où ; on s’est trompé plus encore lorsqu’on a déclaré qu’aucune race ne pouvait franchir ses limites géographiques. Au contraire tout conduit à faire admettre qu’en dehors d’un certain nombre de points exceptionnels les races humaines peuvent s’acclimater dans les régions les plus diverses, à la condition de subir des pertes proportionnelles à la différence des milieux. Souvent l’homme peut diminuer ces sacrifices grâce à l’étude, à la science, à l’industrie. En tout cas, il dépend de lui de ne pas les aggraver par l’imprudence, par l’inconduite. L’acclimatation est en grande partie une simple question d’hygiène, et à ce propos il est facile de constater ici peut-être plus qu’ailleurs que veiller sur la santé de l’âme, c’est le plus sûr moyen de garantir la santé du corps.


A. DE QUATREFAGES.


  1. Voyez la série sur l’Unité de l’espèce humaine dans la Revue du 15 décembre 1860 au 15 avril 1861 inclusivement.
  2. Les Polynésiens et leurs migrations dans la Revue des 1er et 15 février 1864.
  3. Les Mamogis, ces blancs à demi sauvages dans lesquels on a voulu voir des descendons des soldats macédoniens, sont en réalité les descendons directs des Aryens primitifs, et représentent la branche aînée de toutes nos populations, y compris les Perses iraniens, les Grecs et les Romains.
  4. Des faits pareils se produisent en Australie. Là aussi la fécondité des femmes est remarquablement accrue, mais est contre-balancée en partie par la mortalité des enfans.
  5. Les tableaux de mortalité recueillis en Algérie par M. Boudin présentent des faits analogues. Sur cent soixante-neuf localités, cinquante-cinq accusaient dès 1857 un excédant des naissances sur les décès.
  6. Voyez la Revue du 15 octobre 1863.
  7. Cette moyenne effrayante tient en grande partie à l’insalubrité exceptionnelle de quelques-unes des stations. A Sierra-Leone, la garnison anglaise perd en moyenne et par an 483 hommes sur 1,000 et 668,3 à Cap-Coast.
  8. Elles sont situées au 28e degré de latitude méridionale.
  9. Ils sont placés au 42e degré de latitude septentrionale.
  10. La question du croisement des races humaines, l’influence qu’il exerce sur les souches parentes, la quantité relative de sang étranger que peut recevoir une race sans être sensiblement altérée, les conditions sociales qui exercent une action manifeste sur le résultat de ces croisement, font de la question que je me borne à indiquer ici un des problèmes les plus complexes de l’anthropologie.