Histoire naturelle (trad. Littré)/II/63

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Traduction par Émile Littré.
Dubochet, Le Chevalier et Cie (p. 128-130).
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Livre II — § 63

LXIII.

1((LXIII.) Vient ensuite la terre. Seule, entre toutes les choses de la nature, elle a mérité par tous ses bienfaits qu’on lui donnât le nom sacré de mère (XXIII, 4). Elle appartient aux hommes comme le ciel à Dieu ; naissants, elle nous reçoit ; nés, elle nous nourrit ; une fois venus à la lumière du jour, elle nous sert toujours de support ; enfin elle nous embrasse dans son sein lorsque nous sommes déjà séparés du reste de la nature, nous couvrant alors surtout, comme une mère ; sacrée, puisqu’elle nous rend nous-mêmes un objet sacré ; portant nos monuments et nos inscriptions, faisant durer notre nom, et étendant notre mémoire au delà du court intervalle de cette vie. 2Divinité suprême, nous la souhaitons, dans notre colère, pesante à ceux qui ne sont plus, comme si nous ignorions que seule elle ne s’irrite jamais contre l’homme. L’eau descend en pluie, se congèle et grêle, se soulève en flots, se précipite en torrents ; l’air se condense en nuage, se déchaîne en tempêtes ; mais la terre, bénigne, bonne, indulgente, et toujours au service des mortels, que n’engendre-t-elle pas malgré elle ! que n’épanche-t-elle pas spontanément ! quels parfums, quelles saveurs, quels sucs, quels objets doux au toucher, quelles couleurs ! avec quelle fidélité ne rend-elle pas ce qui lui a été confié ! que n’alimente-t-elle pas en notre faveur ! Car, pour les animaux nuisibles, la faute en est au souffle de vie, et elle est obligée d’en recevoir les germes, et, mis au jour, de les supporter. Dans les choses mauvaises, ce qui est coupable, c’est ce qui engendre. 3La terre ne reçoit plus un serpent (XXIX, 23) qui a donné le coup mortel à un homme, infligeant des peines, même au nom de ceux qui ne demandent pas vengeance. Elle prodigue les herbes médicinales, et pour l’homme elle est toujours en enfantement. Quant à ce qui est des poisons, on peut croire que c’est par compassion pour nous qu’elle les a composés ; autrement, saisis par le dégoût de la vie, il faudrait ou que la faim, genre de mort le plus contraire à la bienfaisance de la terre, nous consumât lentement, ou que nous allassions soit nous briser dans les précipices, soit nous soumettre au supplice de la corde, supplice contraire à notre but, et fermant le chemin au souffle vital pour lequel on cherchait justement une issue, soit nous jeter dans les flots où les poissons nous serviront de tombeau, soit nous déchirer le corps par le tranchant du fer. 4Oui, par pitié pour nous elle a produit ces substances faciles à boire, et sous l’action desquelles nous nous éteignons, le corps intact, sans perdre une goutte de sang, sans aucun effort, et paraissant nous désaltérer. Après une telle mort, nul oiseau, nul quadrupède ne vient toucher le corps ; et celui qui n’existe déjà plus pour lui-même se trouve conservé pour la terre. Avouons la vérité : c’était un remède que la terre avait enfanté pour nos maux ; nous en avons fait un poison : n’abusons-nous pas de même du fer, d’ailleurs indispensable ? Et cependant nous ne serions pas en droit de nous plaindre, quand même elle aurait produit les poisons pour nuire. La terre est le seul élément à l’égard duquel nous soyons ingrats. 5Combien le luxe n’en abuse t-il pas ! à quels outrages n’est-elle pas soumise. On l’entasse dans les mers ; on l’entame pour ouvrir l’entrée aux flots de l’Océan (36). L’eau, le fer, le bois, le feu, la pierre, le froment, tout est pour elle, à toute heure, une cause de tourment, et bien plus pour servir à nos délices qu’à notre nourriture. On dira peut-être que les souffrances qu’elle endure à sa superficie, et, pour ainsi dire, à son épiderme, sont tolérables ; eh bien ! nous pénétrons dans son sein ; nous y fouillons les veines d’or et d’argent, les mines de cuivre et de plomb, et même nous y allons chercher des pierres précieuses et quelques petits cailloux, à l’aide d’excavations profondes. Nous arrachons ses entrailles, pour qu’un doigt soit orné du joyau convoité. Que de mains s’usent à faire briller une seule phalange ! S’il y avait des enfers, depuis longtemps les souterrains creusés par l’avarice et le luxe les auraient mis à découvert. 6Et nous nous étonnons qu’elle ait engendré quelques productions nuisibles ! Quant aux bêtes qui la gardent, comme elles en éloignent bien les mains sacrilèges ! C’est au milieu des serpents que nous creusons les mines, c’est à côté des racines des poisons que nous mettons la main sur les veines d’or. Toutefois, ce qui rend la déesse moins irritée, c’est que toutes ces richesses aboutissent à des crimes, à des meurtres, à des guerres ; et, après l’avoir arrosée de notre sang, nous la couvrons de nos ossements laissés sans sépulture. Néanmoins, comme pour nous reprocher nos fureurs, elle finit par revêtir ces débris d’une couche dernière, et par cacher même les forfaits des mortels.