Histoire naturelle, par Max Ernst

Babylone (extraits)Jean-Jacques Pauvert (p. 254-256).

HISTOIRE NATURELLE

par Max Ernst (Éditions J. Bucher)

Fontaines pétrifiantes, livres de leçons de choses, pour protéger les rêves de l’enfance, en plein ciel, s’ouvre l’éventail des fougères, demain bouquet minéral s’il tombe dans certaine source, à Montferrand. Jusqu’à la consommation des siècles, un petit rameau de rien du tout demeurera imprimé à même les cœurs des pierres, qui, malgré tant de lieux communs sur leur soi-disant dureté, n’ont point refusé en d’autres ères de se laisser marquer d’une quasi-transparence végétale. Muets et sans geste devant le mystère des trois règnes, pour se donner, tout de même, l’illusion d’agir sur les éléments, des hommes mesurent les apparences. Longue théorie des arpenteurs, géomètres, géographes, et vous tous qui croyez la terre, l’air, l’éther destinés à être coupés en tranches comme ce melon dont Bernardin de Saint-Pierre pensait que l’extérieur était ainsi côtelé, pour qu’il fût mangé en famille, les petites combinaisons logiques, les sondes, les jalons, votre naïf anthropocentrisme seraient autant de choses touchantes si des idoles telles que le système métrique n’avaient depuis longtemps décidé les uns et les autres à des jugements, à une confiance inadmissibles.

Mais que le Mont-Blanc, grâce au prestige de ses 4 810 mètres, continue à dominer l’Europe, n’empêche que le rideau du sommeil tombé sur l’ennui du vieux monde, soudain s’est relevé pour des surprises d’astres et de plantes, et s’effondrent les murs entre lesquels on avait voulu enchaîner les vents de l’esprit. Les araignées lasses de manger les mouches se sont repues de nos montagnes habituelles, et nous connaissons le règne des choses disproportionnées. Justice enfin soit rendue aux insectes. Ce que nous appelions bien fièrement « notre éducation » est à faire de fond en comble et Max Ernst a raison, qui, sous le simple titre Histoire naturelle, nous présente réunies en trente-quatre planches les terribles merveilles d’un univers dont notre semelle n’essaiera plus d’écraser les petits secrets, désormais plus grands que nous.

Que les bûcherons comme par le passé coupent les arbres, les étoiles dans les troncs des chênes dont les ébénistes avaient coutume de faire le centre de leurs guéridons, échappent à la confiance des ouvriers, et des petites tables tournent autour de la terre. Métempsychoses et non plus métaphores. Les ersatz d’images, les calembours sentimentaux, les attitudes, les phrases où tous cherchaient leur vengeance contre d’inévitables dégoûts, tout le truquage se disloque. Et qui oserait parler d’art ? Sur la corde raide qu’ils tentèrent de nous faire prendre pour une ligne d’horizon le vertige a saisi nos plus savants contorsionnistes, et les voilà qui chantent les Larmes de Pierrot et s’apitoient bêtement sur la tristesse du sort humain. Que nous importent ces Paillasses lorsque déjà se lèvent de hautains fantômes que ne tentèrent ni le romantisme du geste, ni les draperies, ni les effets de costume. Nous les suivrons jusqu’à cette altitude où Max Ernst nous apprend qu’au-dessus des nuages marche la minuit. Au-dessus de la minuit plane l’oiseau invisible du jour. Un peu plus haut que l’oiseau, l’éther pousse, les murs et les toits flottent.

Fontaines gemmifiantes, astrifiantes, quel secret a-t-il découvert dans vos eaux ? Des colombes, il fait des diamants et des regards, un système de monnaie solaire. Or, tandis que les oiseaux s’allument en plein ciel, la terre tremble, la mer invente ses chansons nouvelles, le cheval du rêve galope sur les nuages, la flore et la faune se métamorphosent. Et nous regardons, vengés enfin des minutes lentes, des cœurs tièdes, des mains raisonnables. Tel miracle, mais dans une ville où tout s’était pétrifié sous une lave glauque, déjà nous avait été offert par Chirico. Univers imprévu, quels océans jusqu’à vos bords ont mené ces navigateurs du silence ? J’entends encore ce cri de Paul Éluard : Visage perceur de murailles. Max Ernst a pu voir et nous faire voir ce qui se passait dans l’écurie du sphinx. Et il ne s’agit plus de quelque vieux mythe. Histoire naturelle, vous dis-je. Ailes de paupières, nos yeux volent, et le vent en l’honneur duquel Max Ernst bâtit ses forêts, pour quelle résurrection emporte-t-il nos mains, ces fleurs sans joie ?

La Nouvelle Revue Française, n° 169, octobre 1926.