Histoire maritime contemporaine
DE LA MEDITERRANEE
On sait l’attention que, de tout temps, la Revue a donnée aux questions qui touchent à la marine. Si un sentiment de convenance nous empêche de citer nous-mêmes les travaux divers qui ont signalé, sous ce rapport, la carrière de la Revue depuis vingt ans, peut-être nos lecteurs ne les ont-ils pas tous oubliés, et il nous est du moins permis de rappeler que plusieurs officiers distingués de la flotte ont déposé ici le résultat de leurs expériences et de leurs études. C’est sans doute à cette attention éveillée pour les intérêts de notre marine que nous devons les communications de documens qu’on veut bien nous faire.
Il y a quelque temps, nous avons reçu une forte liasse de papiers, tous relatifs à la situation de la flotte : les uns étaient des tableaux, des états de service en quelque sorte de nos forces navales ; les autres, des notes sur les chefs de notre escadre ou des souvenirs personnels de l’officier sur ses campagnes, écrits au jour le jour, sous l’impression des événemens. Au milieu de ces pages tracées à bord, au courant de la plume, après le feu du combat, quelquefois inachevées ou à demi effacées, nous avions surtout remarqué des notes plus précises, quelques épisodes même, se rattachant aux évolutions de notre escadre de la Méditerranée, et la pensée nous vint naturellement de les tirer de la poussière de ces manuscrits, de ne pas les laisser perdre pour nos lecteurs et pour le public. Il s’agissait de recueillir, de coordonner ces notes, de mettre en œuvre ces matériaux, de relier ensemble ces fragmens épars : c’est ce que nous avons fait avec un soin scrupuleux, sans ôter aux documens leur caractère, en donnant quelquefois au récit la libre allure de souvenirs personnels.
L’escadre que la France entretient depuis plusieurs années dans la Méditerranée, cette escadre que chacun a pu voir à Cherbourg en 1850, est un des puissans élémens de notre force nationale. Chaque jour elle rend des services au pays, soit à coups de canon contre nos ennemis, soit par l’appui que sa présence prête à nos négociateurs, soit enfin comme une école toujours ouverte, où nos officiers, aussi bien que nos matelots, viennent apprendre leur métier et s’inspirer de cet excellent esprit dont ils n’ont cessé de donner des preuves si éclatantes.
Les faits de guerre auxquels l’escadre a pris part ont été assez longuement racontés à chacune des époques où ils se sont passés : en reparler serait inutile ; mais il peut être intéressant, sans fatiguer le lecteur par des détails techniques, de lui faire connaître l’histoire de la formation de cette escadre, de le faire assister au travail de son organisation, de lui raconter le rôle qu’elle a joué au milieu des événemens accomplis dans ces treize dernières années.
Une escadre, comme une armée, forme un grand corps qui se meut et agit suivant la volonté qui lui est imprimée ; mais ce corps n’a de force et de valeur réelle qu’en vertu de l’éducation qu’il a reçue. Si cette éducation a été bonne, elle donne infailliblement de bons résultats ; si au contraire elle a été défectueuse, elle a pour suite inévitable de grands mécomptes et quelquefois de grands malheurs. Or l’éducation d’une escadre, comme celle d’une armée, est l’œuvre du temps. Les chefs qui l’ont successivement commandée, les événemens auxquels elle a été mêlée, la part qu’elle a été appelée à y prendre, toutes ces circonstances et d’autres font partie de cette éducation. C’est à ce point de vue que l’on voudrait se placer pour raconter ici l’enfance de notre escadre, suivre ses premiers pas dans la carrière, montrer comment s’est formé l’esprit qui l’anime, dire enfin les grands services que, sans faste et sans ambition, elle a rendus au pays.
L’établissement naval de l’empire n’avait pas survécu aux désastres de 1814. Les tentatives du gouvernement de la restauration pour relever notre marine ruinée avaient été faibles et partielles, et l’on n’avait pu donner le nom d’escadre au rassemblement de navires destiné à seconder en 1823 les opérations de l’armée de terre contre Cadix. Ce ne fut qu’en 1830, lors de l’expédition d’Alger, que la France vit se former dans ses ports un grand armement maritime ; mais cet armement même n’était qu’un effort indigeste et temporaire. On avait équipé en toute hâte ce que la flotte avait de navires en état de prendre la mer, on avait jeté à bord le nombre d’officiers et de matelots strictement nécessaire pour les manœuvres, et puis on les avait chargés de troupes et de matériel. À l’exception des vaisseaux amiraux, c’était une escadre de transport, et non une escadre de guerre.
En 1831, l’amiral Roussin réunit six vaisseaux sous ses ordres, et exécuta avec bonheur une audacieuse résolution, en forçant les passes du Tage et amenant à merci le gouvernement de dom Miguel ; mais l’escadre du Tage, forte surtout du mérite de ses chefs et de ses officiers, fut dissoute aussitôt après ce fait d’armes accompli, et l’unique trace qu’elle laissa fut une page glorieuse ajoutée à notre histoire.
Depuis cette époque jusqu’en 1839, on vit quelquefois, suivant les besoins de la politique, un petit nombre de vaisseaux rassemblés soit dans les mers du Levant, soit à Lisbonne, soit aux Antilles, lors de notre différend avec les États-Unis à propos de l’indemnité des 25 millions ; mais ces forces dispersées aussitôt que réunies, sans lien entre elles, sans cohésion et sans ensemble, ces vaisseaux désarmés presque aussitôt qu’armés, ces équipages licenciés avant d’avoir pu se connaître et acquérir cette valeur que donne seul un long et commun apprentissage, tous ces élémens, quelque bons qu’ils fussent par eux-mêmes, ne formèrent jamais ce qu’on appelle une escadre. Chacun des officiers-généraux sous les ordres de qui étaient placés ces rassemblemens provisoires de navires se reportait par la mémoire au temps où, jeune officier, il servait dans les escadres de l’empire, et, joignant le secours de ses livres à celui de ses souvenirs, il suppléait de son mieux au manque de traditions ; car les traditions sont le fruit de l’expérience, c’est la science pratique, celle qui ne s’apprend ni sur les bancs ni dans les livres, celle que nulle autre ne peut remplacer. Ce sont les traditions qui font la force et la vie de la marine anglaise : dans ce pays si fidèle au culte du passé, elles ont été depuis plus d’un
siècle comme un héritage que les générations se sont légué les unes
aux autres, comme un dépôt que chacune a religieusement conservé pour le transmettre à celle qui l’a suivie. Sans doute la situation insulaire de la Grande-Bretagne, le génie essentiellement commerçant et maritime de la nation, les souvenirs glorieux dont son histoire navale est remplie, entrent pour la plus grande part dans la supériorité de sa marine ; mais, aux yeux de l’observateur attentif, les traditions sont aussi pour beaucoup dans cette supériorité.
La marine française ne réunit pas tous ces avantages. La nature nous a faits, avant tout, soldats, et nous ne sommes marins qu’artificiellement, par nécessité et par force de volonté. S’il nous a été donné, en d’autre temps, d’obtenir de brillans succès sur mer, ces temps sont bien éloignés de nous. Les révolutions de notre siècle ont cruellement frappé la marine ; pendant plus de vingt ans, notre histoire navale n’offre guère qu’une longue série de revers, supportés avec un héroïsme d’autant plus grand qu’il était méconnu, et, il faut bien le dire, ces revers s’expliquent surtout par le malheur, inhérent aux révolutions, de briser violemment toutes les traditions. Celles de notre marine, rompues, on sait trop de quelle manière, en 1793, ne purent se reformer que très imparfaitement pendant les guerres de l’empire, et la trace même en avait disparu, lorsqu’il y a treize ans les événemens commandèrent à la France d’avoir une flotte qui pût venir en aide aux intérêts de la politique et lui assurer en Europe sa juste influence. On va voir par quelle suite d’efforts ce qui lui manquait alors lui fui donné, et peut-être sortira-t-il de ce simple récit une utile conviction : c’est que, si la France veut conserver une marine, en d’autres termes, si elle veut peser en Europe de tout le poids qui lui appartient, elle doit s’efforcer de ne jamais livrer sa flotte aux influences capricieuses de l’état révolutionnaire. Là où manquent l’esprit de suite et l’action continue d’une pensée toujours la même au milieu du changement des hommes, là où manquent les traditions, il n’y a point de marine.
Comme on l’indiquait tout à l’heure, c’est à l’année 1839 qu’il faut rapporter la naissance de notre escadre. La station du Levant, forte au printemps de trois vaisseaux seulement, en comptait treize au mois de novembre. L’année suivante, la flotte s’éleva jusqu’au nombre de vingt vaisseaux. Le chiffre commença à s’abaisser en 1843, et tomba jusqu’à cinq en 1847, Là s’arrêta le mouvement de décroissance, et cet excellent noyau a eu le bonheur de survivre à la révolution de février 1848. Tel il existe encore aujourd’hui.
De 1839 à 1852 point d’interruption dans la vie d’escadre. Les vaisseaux, soumis à une discipline uniforme, n’ont point cessé d’être placés sous l’œil et la main de l’amiral qui les commande. Pendant ces treize années, l’escadre a eu des missions bien diverses à remplir, elle a été appelée à rendre au pays des services de différente nature, qui ont été plus ou moins appréciés ; mais ce qui, à nos yeux, est de la plus haute importance, elle est toujours restée une et entière, formant le même tout, et prête à chaque instant à accomplir tout ce que les circonstances ont pu exiger d’elle.
Entrons maintenant dans le récit de sa modeste et honorable histoire.
Au mois de juin 1839, de nos trois vaisseaux stationnés dans le Levant, un était à l’hôpital. Une épidémie scorbutique avait éclaté à bord, et l’amiral avait laissé le navire au mouillage d’Ourlac, dans le golfe de Smyrne, pendant que l’équipage, débarqué et mis sous la tente, recevait les soins qui devaient le délivrer du fléau. Les deux autres vaisseaux, dont l’un, l’Iéna, portait le pavillon du chef, étaient venus établir leur croisière sous le cap Baba, dans le bassin formé par les plages troyennes et les îles de Ténodos, Lemnos et Mételin. L’amiral avait choisi ce point de croisière afin d’être plus à portée de recevoir les instructions de notre ambassadeur à Constantinople. Quelques heures nous suffisaient pour gagner de là les Dardanelles. Enfin nous étions sur le passage de tous les paquebots, et chacun d’eux nous apportait, sur la crise qui allait éclater dans l’empire turc, des nouvelles de plus en plus alarmantes adressées à l’amiral par nos consuls et les capitaines de nos avisos répandus sur la côte de Syrie, à Alexandrie et à Constantinople.
Le rôle d’un amiral est quelquefois fort difficile. Un ambassadeur, surpris sans instructions par des événemens graves, se borne à faire quelques réserves et à en référer à son gouvernement pour les décisions à prendre ; ou bien, s’il est informé des intentions générales du cabinet qu’il représente, il prend l’initiative et agit suivant ce qu’il croit conforme à la politique de son pays. Cette action est toute diplomatique ; ce sont des paroles dont rarement la portée va jusqu’à engager un gouvernement d’une manière irrévocable : on a la ressource de désavouer et de changer l’ambassadeur. Il en est autrement d’un amiral qui, sur les lieux et la force à la main, ne peut guère laisser faire, faute d’instructions, ce qu’il sait être contraire à l’intérêt du pays, et qui d’un autre côté, en prenant sur lui d’agir, peut aller si loin, qu’il n’y ait plus de retour. Cette situation si difficile était celle de notre brave amiral. Il était sans instructions et fort inquiet, car la lutte entre la porte et l’Egypte était imminente, et, dès cette époque, il y avait lieu de prévoir que les grandes puissances de l’Europe pourraient être forcées d’y prendre part. Pour surcroît de souci, notre chef avait juste assez de force pour être exposé au blâme, s’il y avait à en user et qu’il n’en usât point, et pas assez pour se tenir assuré de frapper un coup décisif, si le moment d’agir arrivait. Son embarras était extrême ; mais sa résolution fut prompte, et il comprit que la seule chose à faire était de multiplier, par des efforts extraordinaires, le peu de forces dont il disposait, de rendre sa petite escadre si puissante par son organisation et son bon esprit, que l’honneur du pavillon ne fût jamais en péril, quelles que fussent les circonstances. « Devenons, se dit-il, aussi hardis matelots, aussi habiles canonniers que le sont les meilleurs, et en face de l’ennemi, quel qu’il soit, nous paierons d’audace. Le succès justifiera peut-être nos efforts, et, s’il faut succomber sous le nombre, nous succomberons au moins avec gloire. » Telle fut la pensée première qui présida à la formation de l’escadre ; cette pensée s’y est perpétuée, et de là ce caractère d’une audace froide, calme et toujours simple, dont se sont pénétrés tous ceux qui sont venus successivement s’instruire à cette école, caractère saillant aux yeux de l’observateur et devenu, pour l’escadre, une de ses traditions. C’est en travaillant, comme on le fit alors, à obtenir de grands résultats avec de faibles moyens, que s’est formée l’habitude de tendre sur tous les points à la perfection, le besoin de donner aux hommes, comme aux choses, toute leur valeur possible ; c’est sous l’empire de la pressante nécessité où nous étions tous de ne rien ignorer de notre métier, que s’est allumée cette soif d’instruction, qui n’était autre que le sentiment exalté de l’honneur, alors que chacun de nous attendait des événemens au milieu desquels il vivait l’occasion prochaine de montrer avec éclat ce qu’il savait faire.
Pendant tout le temps que dura la croisière du cap Baba, ce fut une lutte animée entre les deux vaisseaux l’Iéna et le Triton à qui ferait le mieux toutes choses. Nos jeunes matelots déployaient une ardeur au-dessus de leurs forces, et nous eûmes à déplorer bien des accidens causés par l’excès d’audace. La taille et la vigueur musculaire jouent un grand rôle dans les manœuvres nautiques, et comme dans toutes les marines les mâts, les voiles et les cordages ont à peu près les mêmes dimensions, notre population maritime, en général chétive et mal nourrie au moment où elle arrive sur nos vaisseaux, n’est guère en état de soutenir la comparaison dans son premier apprentissage avec celle des contrées du nord ; mais la bonne nourriture que le matelot reçoit de l’état et la vie régulière à laquelle il est assujetti à bord ne tardent pas de lui faire acquérir les forces qui lui manquent ; l’instruction fait le reste.
Sans les exercices et les manœuvres de tout genre auxquels on se livrait, la croisière eût paru longue. Rien ne venait apporter la moindre distraction à notre existence, aussi monotone dans sa régularité que peut l’être celle d’un couvent. Le mauvais temps lui-même, ce terrible et inévitable intermède des jeux maritimes, nous faisait défaut, et la constante beauté du ciel ajoutait encore à la longueur de nos journées.
Chaque matin, les deux vaisseaux se rapprochaient à petites voiles de la pointe du cap Baba, et une embarcation allait chercher le pain et la viande fraîche nécessaires à la nourriture de l’équipage. De temps en temps, quelques-uns d’entre nous obtenaient la permission de profiter de l’occasion pour aller passer une heure à terre. On débarquait derrière une grossière jetée en pierre capable d’abriter un ou deux petits bateaux, et, après avoir échangé quelques paroles avec les officiers de l’autre vaisseau descendus en même temps que nous, après nous être donné réciproquement ce qu’on appelle dans la langue du bord les nouvelles de la mèche[1], nous grimpions en toute hâte à travers les ruelles escarpées d’un misérable village turc, que l’on dirait accroché sur les flancs rocailleux du morne qui forme le cap. Ce village a été fondé par un vieux Turc nommé Baba. Il avait construit là, avec la jetée du port, un aqueduc et des fontaines : c’en était assez pour qu’une population assez nombreuse vînt s’y fixer. Le tombeau vénéré de Baba est enfermé dans une niche placée au sommet du cap, près d’une citadelle en ruines, dont l’entrée nous était invariablement refusée par un petit garçon assis entre deux piques plantées en terre. Il n’y avait pas deux promenades à faire. Aussi, lorsqu’on était arrivé au haut du village, on en redescendait par le même chemin, et l’on allait fumer une pipe dans un café turc, espèce de verandah perchée sur de hauts pilotis et adossée à un escarpement de rochers. La vue que l’on avait de là était magnifique : à nos pieds, le village avec ses maisons toutes blanches, puis la mer, puis les îles sans nombre de l’Archipel. Le café était toujours plein de ces nombreux oisifs que renferment toutes les villes turques, et pour qui un beau ciel et la contemplation silencieuse d’une grande nature ou d’un riant paysage valent mieux que toutes les agitations et les bruits de ce monde. La pipe fumée, on allait voir les fabriques de couteaux, seule industrie de l’endroit, et l’on riait tout bas de la simplicité primitive des procédés d’exécution, en même temps que de l’air grave et affairé des ouvriers, bons vieux Tures à longue barbe, lunettes sur le nez et la tête coiffée d’un énorme turban. Puis, l’heure de permission étant écoulée et les distractions du cap Baba épuisées, on regagnait le bord ; les vaisseaux s’éloignaient, et la journée d’études commençait.
Un marin a bien des choses à apprendre ; aussi les exercices étaient-ils très variés. Grâce à la ferme volonté des chefs, à l’ardeur des officiers et à la bonne volonté des équipages stimulée par l’émulation, grâce surtout au bon esprit dont tout le monde était animé et à la persuasion où l’on était que l’on passerait bientôt de l’apprentissage aux leçons vivantes, l’éducation de nos deux vaisseaux allait vite. Si quelques vieux officiers, n’ayant plus beaucoup d’illusions et devenus sceptiques et frondeurs avec l’âge, trouvaient la croisière longue et ennuyeuse, la jeunesse au contraire prenait un vif intérêt à ces manœuvres qui la faisaient passer chaque jour à travers les phases si diverses de la carrière qu’elle allait parcourir. Tous les soirs, quand la journée de travail était finie et la voilure des vaisseaux diminuée, comme il convient à un croiseur qu’aucune mission pressante n’appelle, on se réunissait sur la dunette, et là, pendant les belles nuits du Levant, au milieu d’une atmosphère tiède et embaumée des parfums qu’envoyait la côte d’Asie, on s’instruisait encore en revenant sur l’histoire de la journée. Chacun apportait ses observations et le fruit de son expérience. Les jeunes gens entendaient avec avidité les récits de leurs anciens, qui avaient pris part à quelque action de guerre dans les dernières luttes de l’empire, ou qui avaient assisté à quelque grande catastrophe maritime. L’instruction qui s’acquiert ainsi entre camarades et comme en se jouant, sans que rien en fasse un devoir, n’est pas du tout à dédaigner : c’est quelquefois celle qui laisse la trace la plus durable. Comment ne pas écouter avec un profond intérêt la voix d’un vieil officier que l’injustice du sort a laissé presque au même rang que ceux qui entrent dans la carrière, et qui raconte à de jeunes camarades ce qu’il a fait ou vu avant qu’ils fussent nés ? comment à cette heure, et en présence des lieux immortalisés par la poésie antique, cette voix simple, racontant sans emphase un rôle quelquefois héroïque joué dans les drames émouvans de la vie maritime, n’aurait-elle pas parlé puissamment à de jeunes imaginations ? Ainsi se passaient nos soirées jusqu’au moment où, la nuit tombée, le pont était laissé aux gens de quart chantant en chœur, et à l’officier de service interrompant par habitude sa promenade saccadée pour jeter un regard inquiet de l’horizon sur ses voiles et de ses voiles sur le compas.
Mais les événemens avaient marché en Orient pendant notre station au cap Baba, et notre attente n’y devait pas être de longue durée.
Le 3 juillet, nous vîmes paraître dans le canal de Ténédos un bâtiment couvert de voiles, que les timonniers déclarèrent être un bâtiment de guerre : c’était le brick le Bougainville. Bientôt ses voiles hautes disparurent comme par enchantement, et l’on vit à leur place voler en l’air quelques chiffons de toute couleur, dont le sens fut aussitôt déchiffré ; ce sens était : « Dépêches pressantes pour l’amiral. » On peut dire qu’en un instant il se fit une révolution à bord. Tout le monde sut qu’il arrivait des nouvelles importantes, et ce fut d’un bout à l’autre du vaisseau comme une étincelle électrique. Il n’y avait qu’une pensée, c’était de savoir si le moment était venu qui allait récompenser nos peines et changer nos jeux en une ardente réalité. L’amiral lui-même ne put maîtriser son impatience. Il accourut sur le pont, et je le vois encore assis dans un grand fauteuil que son état continuel de souffrance l’avait obligé de se faire apporter, attachant un regard brûlant sur le point vague, noyé dans la brume du soir, où sa noble ambition semblait lire à l’avance les grandes choses qu’il eût accomplies sans doute, si Dieu l’avait permis.
M. l’amiral Lalande, qui commandait alors la station navale du Levant, était un homme encore dans la force de l’âge. Des infirmités précoces, gagnées en poursuivant sans relâche la rude carrière du marin, avaient brisé son corps ; mais son esprit, toujours jeune, n’avait rien perdu de son ardeur. Audacieux jusqu’à la témérité, d’une persistance invincible, il ne négligeait rien de ce qui pouvait assurer le succès des projets qu’il avait mûris. C’est à lui, je ne crains pas d’être démenti en l’affirmant, que la France doit la formation de cette escadre qui fait depuis treize ans notre force et notre honneur. Jamais, avant lui, on n’avait mis dans l’instruction de nos équipages cette méthode, cette suite, cet ensemble, qui leur ont donné une si grande supériorité. Il est très vrai que les circonstances lui prêtèrent une aide singulière, et qu’il dut à l’enthousiasme, aux espérances de gloire dont étaient animés ses officiers, de trouver chez eux un concours presque sans exemple ; mais l’honneur ne lui en revient pas moins d’avoir formé une escadre vraiment incomparable. Ce qu’il fit alors, soit quand il n’avait que deux vaisseaux, soit lorsqu’il en eut jusqu’à vingt sous ses ordres, a passé en tradition et fait encore loi dans notre marine. On n’a guère fait après lui que suivre ses traces, que conserver son œuvre, et cette flotte qui, en 1848, à Palerme, recevait des éloges publics de M. l’amiral Parker, cette flotte pouvait être appelée encore l’escadre de l’amiral Lalande.
Celui qui ne connaissait pas M. Lalande n’éprouvait en l’approchant aucun embarras. En même temps que ses cheveux blancs inspiraient le respect, on était attiré par son sourire aimable et l’expression bienveillante de sa physionomie. On se sentait parfaitement à l’aise avec lui dans la conversation ; mais il ne fallait pas se hasarder à contredire une de ses opinions. Il vous répondait toujours en souriant, mais derrière ce sourire il y avait quelque chose qui vous disait que vous perdiez votre temps à vouloir le faire changer d’avis. Il était le même dans le service que dans la conversation, toujours poli et bienveillant, attachant peu d’importance aux apparences, inflexible quant au fond, et tenant à l’entière et rigoureuse exécution de sa volonté. S’épargnant aussi peu qu’il le faisait lui-même, sacrifiant sans pitié son corps usé par les fatigues et se jouant avec une santé délabrée, il se croyait le droit de beaucoup exiger de ceux qui servaient sous lui. Pour qui le regardait de près, le charme de ses grandes qualités était rehaussé par celui d’une extrême modestie, et cette modestie même était comme un levier de plus qu’il avait pour remuer les hommes : « Je ne vaux pas mieux qu’un autre, disait-il, et ce que j’obtiens sur mon vaisseau, chacun, à plus forte raison, doit l’obtenir sur le sien. Il n’y a personne qui de doive réussir à faire ce que je fais. » Aussi, lorsque plus tard il eut une flotte nombreuse sous ses ordres, on le voyait prendre avec son vaisseau la tête de l’escadre, et sans avertissement, sans signaux préalables, tenter les manœuvres les plus téméraires. Presque toujours il réussissait, et toute l’escadre après lui. Ce que la plupart des capitaines n’auraient point essayé de sang-froid, ce qu’ils qualifiaient presque publiquement de folie, ils le faisaient par obéissance, et, tout étonnés d’avoir réussi, ils sentaient s’accroître et leur confiance dans leur chef et leur propre valeur. Nul mieux que l’amiral Lalande n’a su préparer, instruire et former une escadre ; nul mieux que lui, j’en ai la ferme conviction, n’aurait su la conduire à l’ennemi. Je ne lui ferai qu’un seul reproche, car où trouver quelqu’un à qui il n’y en ait point à faire ? C’est qu’il ne tenait pas assez à la discipline. Quand on avait exécuté ce qu’il voulait, les détails du service lui importaient peu, et il n’apportait aucune force à ses capitaines pour la répression de tous ces petits délits qui se reproduisent partout où il y a de nombreuses réunions d’hommes. Il ne savait pas être sévère. Jamais je n’ai vu homme plus embarrassé que lui le jour où l’un de ses capitaines, qui avait eu à se plaindre de ses officiers, lui dit à une visite de corps : « Amiral, j’ai l’honneur de vous présenter l’état-major du ***, et j’ai le regret d’ajouter qu’il est impossible d’être plus mécontent de ces messieurs que je ne le suis. » Le capitaine en question, nouveau venu dans l’escadre, restait immobile en face de l’amiral, attendant que celui-ci, par quelques paroles, vînt au secours de son autorité ; mais l’amiral ne dit rien : il souriait, s’agitait ; bref, cet homme si brave et si résolu recula devant un mot à prononcer en faveur de la discipline. Heureusement cette singularité de son caractère était si bien connue de tous, qu’elle perdait presque tous ses inconvéniens. Les capitaines savaient qu’ils n’avaient à compter que sur eux-mêmes pour être obéis, et ils ne recouraient jamais à l’amiral. J’ai cru devoir signaler en lui cette disposition d’autant plus étrange, que lui-même était fort discipliné.
On me pardonnera de m’être ainsi étendu sur le caractère de l’amiral Lalande. J’ai voulu exprimer, pour ma part, la reconnaissance que nous lui portons tous pour avoir donné à la flotte une impulsion originale et puissante, et au pays une force navale qui depuis ne lui a jamais fait défaut. Nous avons perdu en lui un chef éminent : il nous a manqué trop tôt, beaucoup trop tôt. Depuis 1848 surtout, il aurait joué dans l’état un rôle important, et peut-être eût-il fait pour la marine tout entière ce qu’il fit pour l’escadre en 1839. M. Lalande était républicain, républicain sincère et convaincu, comme M. le général Cavaignac. Comme lui, il fut toujours resté fidèle au drapeau qui lui avait été confié par la monarchie ; mais il eût servi la république avec foi, avec amour, avec toute la passion et l’énergie de son ame. Et que ne fait-on pas avec de pareils mobiles ?
Je reviens à mon récit. Le Bougainville nous rejoignit à la nuit. Il apportait de graves nouvelles : le sultan Mahmoud était mort, l’armée du Taurus avait reçu l’ordre d’attaquer Ibrahim-Pacha, enfin la flotte turque allait sortir le lendemain des Dardanelles. La mort de Mahmoud livrait dans le divan tout le pouvoir aux agens de la Russie. La seule armée dont l’empire turc pût disposer courait à sa perte. Il devenait probable que les troupes russes seraient vite appelées au secours du jeune sultan. Ces troupes venant une seconde fois à Constantinople, tout portait à croire qu’elles n’en sortiraient plus : la puissance de la France dans la Méditerranée recevait par là un grave échec. La sortie de la flotte turque était aussi un fâcheux événement. Cette flotte, à ce que l’on croyait, était entre les mains d’officiers anglais. Un vaisseau de cette nation, arrivé depuis quelques jours à Ténédos avec mission d’escorter l’escadre ottomane, avait même envoyé son second commandant, le capitaine Walker, à bord du capitan-pacha. Nul doute que cette sortie des Dardanelles n’eût pour but d’aller chercher la flotte de Méhémet-Ali. Le gouvernement anglais se flattait de voir détruite ou du moins maltraitée dans le combat cette flotte égyptienne, qui lui semblait une auxiliaire toujours assurée aux forces navales de la France, et la ruine de Méhémet-Ali entrait dans les intérêts de sa politique.
Des trois grandes puissances intéressées dans la lutte qui allait s’ouvrir, il y en avait donc deux qui voulaient la guerre : la Russie pour affaiblir la porte et lui devenir nécessaire, l’Angleterre pour ruiner le pacha d’Egypte et du même coup l’influence française dans le Levant, et subsidiairement pour amener dans un combat naval la destruction d’un grand nombre de vaisseaux qui ne fussent pas les siens.
Le rôle de la France était tout tracé : elle devait s’efforcer de maintenir le statu quo. Les instructions données à ses agens étaient dans ce sens ; mais déjà notre diplomatie était débordée ; les aides-de-camp du maréchal Soult couraient en Syrie pour tenter, auprès d’Ibrahim-Pacha, un dernier effort qui ne devait point réussir. Le devoir de notre amiral était d’arrêter la flotte turque ; mais, avec deux vaisseaux pour tout moyen d’action, employer la contrainte était impossible. M. Lalande ne désespéra pas d’obtenir du capitan-pacha, par l’ascendant moral, ce qu’il ne pouvait lui imposer par la force.
Le lendemain, dès le point du jour, tout le monde était sur pied. Le soleil levant semblait sortir radieux des flancs du mont Ida, et promettait une magnifique journée. Nos vaisseaux avaient fait leur toilette, véritable toilette de guerre, par coquetterie d’abord, et puis par l’habitude où l’on est entre marines militaires de ne jamais se rencontrer sans prendre quelques précautions contre les surprises. Ces précautions, commandées par nos ordonnances, justifiées d’ailleurs par plus d’un exemple de trahison, étaient dans les circonstances actuelles plus qu’une affaire de routine. Tous les yeux étaient fixés sur la passe de Ténédos. Enfin, vers neuf heures du matin, nous voyons paraître le vaisseau anglais le Vanguard, qui se dirige vers nous sous petites voiles ; une forêt de mâts le suit à quelque distance, et bientôt un magnifique spectacle s’offre à nos yeux : plus de trente grands navires de guerre, vaisseaux à trois ou à deux ponts et frégates, avec un nombre considérable de petits bâtimens, corvettes, bricks et bateaux à vapeur, débouchent en peloton du canal de Ténédos. Tous ces navires n’observent aucun ordre : on les voit groupés autour du pavillon du capitan-pacha, à peu près comme un goum arabe autour de ses drapeaux, ou bien encore comme les icoglans autour du sultan, lorsqu’il se rend à la mosquée. La brise est fraîche, la flotte a ses voiles blanches bien arrondies, et chaque navire trace sur l’eau d’un bleu éclatant un long sillon d’écume. Par momens un nuage, projetant son ombre sur une partie du tableau, produit un de ces merveilleux accidens de lumière si recherchés des peintres et si difficiles à reproduire. — Il n’y avait pas jusqu’à la fumée noire des bateaux à vapeur et aux pavillons couleur de sang, flottant aux mâts des vaisseaux, qui avaient leur effet dans cette scène, et lui donnaient une sorte d’empreinte sauvage. Et si l’œil se portait au fond du tableau, l’aspect morne et désolé des plages troyennes offrait un étrange contraste avec ce spectacle si vivant et si animé.
Le Vanguard vint passer tout près de nous, comme pour mieux nous montrer sa supériorité. C’était un beau vaisseau ; nos yeux jaloux n’y pouvaient trouver rien à critiquer. Il justifiait tout ce qu’il est possible d’attendre d’un peuple marin par excellence. Selon l’usage anglais, l’officier de quart était seul sur le pont avec quelques hommes. Le reste de l’équipage était en bas, et nous les voyions s’étouffer aux sabords des batteries pour nous regarder. Le commandant, vieillard à figure noble et respectable, se tenait sur son balcon ; il nous salua en passant. Peut-être nos yeux étaient-ils prévenus, mais nous crûmes voir dans ce salut une autre expression que celle de la cordialité, et mille souvenirs amers vinrent gonfler nos cœurs. Nous n’eûmes pas le temps de nous y appesantir ; d’autres objets attirèrent bientôt toute notre attention.
Notre vaisseau, hardiment conduit par son capitaine, M. Bruat, s’était lancé au milieu de la flotte turque, et y avait porté le plus grand désordre. Des navires, pour éviter notre rencontre, s’étaient jetés les uns à droite, les autres à gauche. C’était une scène de confusion sans pareille, une de ces mêlées navales dont les tableaux de l’école hollandaise peuvent seuls donner une idée. Nous arrivons enfin au vaisseau du capitan-pacha, et l’Iéna s’arrête court, tout frémissant sous l’effort de sa voilure jetée en arrière, pendant que notre artillerie salue le pavillon ottoman. Le capitan-pacha ne pouvait s’y méprendre : avec toute la politesse possible, nous venions lui barrer le passage. Il fit signal à sa flotte de mettre en panne, et l’amiral Lalande s’embarqua aussitôt dans un léger canot pour se rendre à son bord. À peine quelques coups d’aviron avaient-ils été donnés, qu’on vit approcher un bateau à vapeur turc, monté par le riale-bey de la flotte, Osman-Bey, qui venait apporter les complimens du capitan-pacha. L’amiral Lalande quitta son canot et passa à bord du vapeur pour se diriger vers le vaisseau-amiral de la flotte ottomane. Pendant le trajet, Osman-Bey, qui était une de ses vieilles connaissances, l’engagea à descendre dans la chambre du navire, et, lorsqu’il l’y vit entré avec ses officiers, il appela un drogman arménien, qui était son homme de confiance, et ferma les portes avec le plus grand mystère. Après quoi, il déclara sans préambule à l’amiral que la flotte sortait des Dardanelles contre les ordres du divan, et qu’elle allait se joindre à l’escadre égyptienne. Jamais communication n’avait été plus inattendue ; mais Osman-Be, continua sans s’occuper de l’effet qu’elle avait produit. Il développa les motifs qu’avait eus le capitan-pacha de prendre cette grave décision. Il était d’accord, disait-il, avec Hafiz-Pacha, qui commandait l’armée du Taurus. Leur intention était de demander une entrevue à Méhémet-Ali, et de s’entendre avec lui pour faire cesser tout prétexte de guerre. Puis le capitan-pacha se rendrait à Constantinople par mer, pendant qu’Hafiz-Pacha y marcherait à la tête de son armée, et ils s’uniraient pour renverser le gouvernement de Khosrew-Pacha, qui gouvernait au nom du sultan-enfant, et qui n’était pas un Turc, mais, un véritable vice-roi russe. Vendu au czar, Khosrew trahissait son pays en le poussant dans une guerre impie contre des frères en religion, dans une guerre où la ruine de l’empire ottoman était certaine. Le capitan-pacha, ajouta Osman-Bey, a voulu que l’amiral français eût connaissance de tous ses projets ; il lui ouvre son cœur, et lui demande avec confiance son avis et sa protection. Il ne doute pas que la France n’approuve une conduite dont le but est de maintenir la paix en Orient et d’arracher la Turquie à l’oppression d’une influence étrangère dont elle ne sait comment se délivrer.
L’amiral Lalande ne put cacher entièrement la surprise que lui causa cette communication ; sa réponse fut vague et un peu embarrassée. « Il refusait d’avoir une opinion sur les affaires intérieures de la Turquie, et, sans approuver la reddition de la flotte à Méhémet-Ali, il engageait le capitan-pacha à faire tous ses efforts pour obtenir le maintien de la paix et éviter une guerre désastreuse. Il ne pouvait donner au capitan-pacha un de ses officiers comme sauve garde, mais il consentait à le faire accompagner par un de ses navires, dont le commandant aurait ordre de faciliter toute tentative d’arrangement pacifique. » La conversation se termina par la demande que fit Osman-Bey qu’on n’ouvrît pas la bouche de tout ce qui venait de se dire à bord du vaisseau-amiral dans l’entrevue officielle que l’amiral Lalande allait avoir avec le capitan-pacha. Le vaisseau, en effet, était rempli d’officiers anglais et de drogmans vendus à la Russie, dont il fallait avoir une extrême défiance. On remonta sur le pont, et l’amiral se rendit immédiatement à bord du vaisseau turc.
C’était un magnifique navire à deux ponts ; les honneurs y furent rendus à l’européenne par une garde en habits rouges et une musique à déchirer les oreilles. Le capitan-pacha reçut l’amiral Lalande sur le pont, au milieu d’un immense état-major ; puis il le fit entrer dans sa chambre, où il y eut sorbets et lieux-communs de conversation. Une scène muette des plus piquantes se passait à côté et comme en dessous de cette causerie officielle. Dans l’état-major du pacha figuraient quelques officiers anglais qui avaient adopté la longue barbe et le costume turc, mais qui n’étaient pas pour cela difficiles à reconnaître. Nous lisions sur leur visage une expression moqueuse, et leur regard semblait nous dire : « La voilà enfin dehors, cette flotte que vous vouliez retenir dans le Bosphore. Encore quelques jours, elle aura rencontré la flotte égyptienne, et Méhémet-Ali n’aura plus de vaisseaux. » Nous nous gardions bien, quoique nous en eussions le droit, de leur rendre leur moquerie ; le plus léger sourire n’effleurait pas nos lèvres. C’était assez pour nous de nous dire tout bas que leur joie maligne ne serait pas de longue durée, et que, dans quelques jours, les flottes turque et égyptienne seraient réunies sous le même drapeau, auxiliaire puissant pour la marine française, si, comme tout semblait l’annoncer, les cartes venaient à se brouiller en Europe.
La conversation des amiraux terminée, on retourna sur le pont, et là nous eûmes un spectacle que je ne puis me refuser le plaisir de décrire. La pointe que nos deux vaisseaux avaient faite au milieu de l’escadre turque pour approcher de l’amiral l’avait mise dans une confusion d’où il lui était impossible de sortir. Les navires ne cessaient de manœuvrer pour s’éviter les uns les autres, et rien de plus curieux que la manière dont s’exécutaient leurs manœuvres. Deux ou trois vieux officiers, accroupis à l’arrière et fumant leur pipe, tenaient conseil entre eux, puis envoyaient des messagers porter leurs ordres, laissant ensuite aller les choses comme elles pouvaient. Il faut remercier Dieu que, dans une pareille cohue de navires et avec le commandement ainsi exercé dans un moment assez critique, il n’y ait point eu d’abordage, ni aucun malheur à déplorer. Un moment nous crûmes qu’une scène terrible allait se passer. Dans les batteries du vaisseau-amiral, nous voyions des gargousses empilées auprès des canons et tout près des matelots assis sur les sabords, leur pipe à la bouche, et menaçant le navire des épouvantables dangers du feu. Nous en fûmes quittes pour la peur.
On se sépara. L’amiral Lalande retourna à son bord, et la flotte turque, se couvrant de voiles, fit route au sud sans autre ordre que celui qui était assigné à chaque navire par sa propre vitesse. Le Vanguard, un moment inquiet du retard que nous avions apporté à la marche de l’escadre turque, reprit tranquillement son métier d’éclaireur. Quant à nous, nous revînmes au cap Baba pour y mouiller. On tira de l’Iéna les vivres et tous les approvisionnemens nécessaires à une navigation de quelque durée pour les mettre à bord du Bougainville, qui, muni des instructions de l’amiral, fit force de voiles à la nuit pour rejoindre les Turcs. En même temps, l’amiral expédiait un bateau à vapeur à Constantinople. Ce navire passa inaperçu et sans firman sous les batteries des Dardanelles, et alla porter à notre ambassadeur la grande nouvelle de la sortie et de la défection de la flotte ottomane. Celle de la bataille de Nézib arriva presque au même moment.
La porte n’avait plus ni flotte ni armée. Les Russes allaient-ils accourir à Constantinople ? Telle était la question que chacun se posait. Il fallait être prêt à tout événement. Aussi l’amiral Lalande se rendit-il à Ourlac, dans le golfe de Smyrne, pour y rallier les renforts que le gouvernement français ne pouvait manquer de lui envoyer en toute hâte. Nous dîmes adieu sans regret au cap Baba et à son minaret en ruines, ficelé avec des cordes pour la sûreté du muezzin, et le lendemain nous étions au pied des riantes et pittoresques montagnes de Kara-Bournou, à l’entrée d’Ourlac.
À Ourlac, l’amiral trouva quatre vaisseaux qui arrivaient de France. On fit des vivres et de l’eau, et le 13 juillet l’escadre repartit pour l’entrée des Dardanelles, où elle devait rester quatre mois. Dans cet intervalle de temps, elle fut portée de six vaisseaux à treize. Jamais, depuis les guerres de l’empire, la France n’avait réuni une force navale aussi considérable. Le but politique de notre séjour à l’entrée des Dardanelles était simple. Nous devions nous emparer des forts qui défendent ce passage célèbre dans le cas où une armée russe fût venue à Constantinople apporter au sultan un appui qui eût trop ressemblé à une conquête. Les vents et les courans qui règnent constamment dans la Mer-Noire permettent à une escadre partie de quelque part que ce soit de cette mer d’entrer dans le Bosphore, tandis que les escadres venues de la Méditerranée sont retenues à la porte des Dardanelles. Nous n’avions pas encore assez de navires à vapeur pour traîner nos vaisseaux contrevents et marée sous les murs du séraï ; mais le jour où nous aurions su les Russes à Constantinople, nous aurions enlevé et occupé les Dardanelles, et l’avantage du poste qu’ils auraient pris eût été par là grandement diminué. Nos officiers avaient reconnu les deux rives, et le succès du coup de main était assuré. Nous n’avions plus qu’à attendre le résultat des luttes diplomatiques. Nous ne l’attendîmes pas en oisifs : cette époque est celle du grand travail de l’éducation de l’escadre.
Elle se tenait d’ordinaire à l’ancre dans la baie de Besica, en face des ruines de Troie. À peu de distance du tombeau de Patrocle, sur une plage de sable qui était à une portée de canon de nos vaisseaux, là où le Scamandre verse dans la mer ses eaux bourbeuses, le fournisseur de l’escadre avait fait bâtir quelques huttes pour y établir nos bouchers, et autour de ces huttes étaient venus se grouper quelques petits marchands grecs, de manière à former une espèce de village. Nos matelots, peu sensibles aux souvenirs de ce sol poétique, avaient affecté d’en rire dans le nom même qu’ils avaient donné à notre village improvisé. Comme il était impossible de faire quatre pas sans rencontrer les carcasses fétides des bœufs abattus pour la nourriture de l’escadre, ils appelaient cet endroit Charognopolis, et c’était là le rendez-vous des officiers des différens vaisseaux à la fin de chaque journée. C’était là que les nouveaux venus dans l’escadre, ceux qui avaient rallié les derniers le pavillon de l’amiral, venaient chercher des nouvelles et prendre le ton, expression familière dont on se servait pour désigner cet excellent esprit dont étaient pénétrés les anciens de la croisière du cap Baba et qu’ils communiquaient à leurs camarades.
Je me hâte de le dire, il s’était fait et il avait dû se faire dans cet esprit un certain changement. Nous n’en étions plus à ce premier moment où, faibles par le nombre et surpris par de graves événemens sur une mer que sillonnaient de puissantes escadres, nous ne pouvions trouver de force que dans l’enthousiasme. Ç’avait été le devoir du chef d’exalter chez nous ce sentiment passionné, mais aveugle, alors que l’audace seule pouvait suppléer au nombre, et l’amiral Lalande y avait réussi d’une manière qui passe toute croyance. Cependant par elle-même l’exaltation dure peu : il faut recourir à des moyens factices pour la soutenir, et ces moyens n’étaient plus faits pour nous ; ils eussent pris une ridicule couleur de charlatanisme depuis que nous étions forts et que nous avions la conscience de l’être. Cette force n’était pas seulement celle du nombre : chacun de nous n’avait qu’à interroger sa propre expérience et à se tâter en quelque sorte lui-même pour sentir tout ce qu’il avait gagné en instruction pratique, en sûreté de jugement, en coup d’œil, et conclure de là à la valeur de l’escadre entière. Si donc les ardeurs passagères de l’enthousiasme s’étaient refroidies, elles avaient été remplacées par le sentiment énergique et réfléchi du devoir, par cette calme résolution, cette froide audace dont je parlais en commençant, et qui est devenue comme le fonds même de l’esprit de notre escadre et la première de ses traditions. Et que l’on ne croie pas que ce soit aux officiers seuls que je veuille rendre ici ce témoignage : rien ne serait plus injuste ; cet esprit s’étendait à tout le monde, du chef jusqu’au dernier matelot : rare et inappréciable avantage que Ton retire toujours de la réunion prolongée des masses nombreuses, d’hommes sous l’empire de la discipline militaire. Le culte du devoir, l’amour du drapeau, qui n’est autre que celui de la patrie, toutes les nobles et mâles qualités de l’homme de guerre se développent et se conservent dans ces grandes écoles, et les nouveaux venus s’en pénètrent bien vite.
Cependant l’amiral entendait bien profiter de cet excellent esprit de l’escadre pour pousser son éducation aussi loin que possible. Si les anciens du cap Baba avaient peu à apprendre, les derniers équipages qui lui étaient arrivés n’en étaient pas au même point : il fallait leur fournir les moyens d’égaler leurs devanciers, et, par une activité sans relâche, entretenir chez tous l’étincelle du feu sacré. Deux fois au moins par semaine, l’escadre mettait à la voile et se livrait à une succession d’exercices qui formaient le jugement et le coup d’œil des capitaines et des officiers, qui endurcissaient nos jeunes matelots à la fatigue et les fortifiaient. Il y avait plaisir à voir la facilité avec laquelle ils manœuvraient leurs voiles, et leur adresse à manier le canon et le fusil. De nombreux tirs à boulet et à la cible en avaient fait d’excellens pointeurs, et la charge du canon recevait alors des perfectionnemens qui depuis se sont étendus à toutes les marines et permettent d’envoyer avec précision plusieurs coups à la minute. Une pratique assidue enseignait à nos hommes à écouter la parole de leur chef, à la distinguer au milieu du bruit et de la confusion en apparence la plus grande, et à lui obéir sans retard. Ils faisaient enfin un apprentissage bien important et bien difficile à bord, celui du silence, autant du moins qu’il est compatible avec la nature aussi fougueuse qu’intelligente du matelot français.
De temps en temps, l’amiral, pour exciter de navire à navire l’émulation du point d’honneur, ordonnait des chasses générales, espèces de combats de vitesse, dans lesquels chacun empruntait à la science et à son expérience tout ce qu’elles lui pouvaient fournir de moyens pour accélérer la marche de son vaisseau. D’autres fois, l’escadre allait jeter l’ancre au mouillage d’Imbro, petite île assez pittoresque, dépourvue de ports et de toute industrie, et visitée à peine de loin en loin par quelques barques, qui y portent les objets nécessaires à la vie. Cette île était habitée par des Grecs sujets de la Turquie, qui, étonnés de voir sur leurs côtes une flotte aussi nombreuse, ne pouvaient pas croire que nous ne fussions point les Moscovites, venant les arracher à la domination musulmane et leur apporter un âge d’or. Nous n’étions là que pour y mouiller ; on remettait bientôt à la voile, et l’on retournait à Besica, où chacun mettait son amour-propre à venir, avec une précision mathématique et malgré les vents et les courans, jeter l’ancre à la place même qui lui avait été indiquée par l’amiral. Exercice excellent pour préparer les vaisseaux en un jour de combat à aller prendre exactement le poste qui leur a été confié ! Les jours où l’escadre n’appareillait pas, l’amiral se rendait à bord du premier venu de ses vaisseaux, le faisait mettre sous voiles et s’en allait avec lui jeter l’ancre au pied d’une falaise sur laquelle un but avait été placé. Pendant que le vaisseau ouvrait son feu contre ce but, l’amiral parcourait les batteries, questionnait les hommes, les faisait tirer devant lui à un, à deux boulets, à mitraille, leur signalait les effets de leur tir, et ne négligeait rien enfin de ce qui pouvait les familiariser avec leurs armes. Puis il allait causer gaiement avec les jeunes officiers, comme s’il eût été l’un d’entre eux. On comprend que le désir de satisfaire un pareil chef fût extrême, et qu’on sourît avec lui à l’espoir de mettre en pratique pour le service du pays ce qu’on apprenait si bien sous son commandement.
C’est ici le lieu de dire combien M. l’amiral Lalande était populaire parmi les matelots. L’audace dont il donnait des preuves chaque jour contribuait surtout à lui gagner les cœurs. Chez nous, un homme audacieux a de quoi racheter bien des défauts. L’amiral en outre était toujours poli avec ses inférieurs, autre qualité qui fait aimer le commandement. Enfin il s’occupait avec un soin vraiment paternel du bien-être des équipages : leur nourriture était l’objet de sa constante sollicitude. L’incertitude des événemens faisait un devoir de ne pas consommer les provisions que chaque navire portait avec lui. Ces provisions, farine, biscuit, viande salée, fromage, vin, café, sont de vraies munitions qui, en cas de guerre, fournissent les moyens de poursuivre des opérations de longue durée. Il faut donc n’y toucher qu’avec une prudente économie, sous peine de se voir, au milieu d’un blocus ou de toute autre entreprise de guerre, forcé de rester à mi-chemin, ou exposé aux longueurs et quelquefois aux périls d’un ravitaillement. Cependant, s’il est nécessaire de ménager ainsi les vivres de campagne, ce n’est pas chose facile, en pays turc surtout, de pourvoir à la nourriture journalière de dix mille hommes, et le soin d’épargner les deniers de l’état n’est guère compatible avec la nécessité de conserver par une bonne et saine alimentation la santé des équipages. On avait trouvé à Smyrne un négociant qui s’était engagé à fournir les vivres de l’escadre partout où elle irait ; les îles de la Grèce donnaient un vin excellent ; les bœufs ne manquaient pas sur la côte d’Asie ; il n’y avait que le pain qu’on se procurait avec beaucoup de peine. Ceux-là seuls qui l’ont expérimenté peuvent savoir ce qu’il en coûte pour faire exécuter un marché par des agens commerciaux ; cela est peut-être moins difficile que de conduire une flotte, mais assurément cela donne plus de soucis et de peines. M. l’amiral Lalande se livrait à cette tâche avec assiduité et avec succès, et ses équipages, qui en recueillaient le fruit, lui en avaient une extrême reconnaissance.
J’ai déjà laissé entendre que, si la discipline était bonne dans l’escadre, le mérite n’en appartenait guère à l’amiral, trop peu soucieux de cette importante partie du service. Heureusement les capitaines trouvaient en eux-mêmes la force de maintenir à leur bord l’ordre et l’obéissance, et l’autorité du chef n’avait jamais besoin d’être invoquée. Quelles que soient les circonstances de la navigation, à bord d’une escadre comme d’un bâtiment isolé, partout et toujours la discipline est la même. D’après nos lois, le capitaine a, sur tous ceux qui sont embarqués sur son navire, une autorité absolue et illimitée. Cette autorité va jusqu’au droit de vie et de mort, et il n’en peut être autrement. Qu’on se figure, en effet, la situation d’un homme qui doit se faire obéir de plusieurs centaines d’autres, seul et sans assistance extérieure, par l’unique ascendant de la force morale ; qu’on se figure à quel point il importe que cette force qui réside en lui tout entière ne vienne jamais à lui manquer, soit pour le salut de ceux dont la vie lui est confiée, soit pour l’honneur du pavillon qu’il a juré de défendre, et l’on comprendra que la loi ait armé cet homme de la plus haute et de la plus terrible de toutes les prérogatives.
Un peuple qui se passe des fantaisies d’insurrection en est quelquefois quitte à bon marché, et l’on en a vu oublier bien vite les dangers que ce jeu leur avait fait courir ; mais, dans ce petit monde qu’on appelle un vaisseau, si l’équipage vient à se mettre en révolte, c’est la vie de tous qui est compromise. En mer, il y a des naufrages dont on ne revient pas. Que si le navire, théâtre d’une émeute victorieuse, ne périt point, il est tout au moins désorganisé ; à la guerre, il ne vaut plus rien contre l’ennemi, et ne peut que déshonorer le pavillon ; en temps ordinaire, il est un mauvais exemple et un scandale. Or c’est là ce qu’il faut prévenir à tout prix, et de là, encore une fois, le droit exorbitant dont est investi le capitaine.
Mais ai-je besoin d’ajouter qu’à ce droit est attachée une redoutable responsabilité qui le tempère et n’en a jamais permis l’abus ? Indépendamment du frein que l’opinion universelle du pays met de nos jours à l’exercice de toute autorité, il y a à bord une opinion locale devant laquelle les violences d’un commandement tyrannique sont forcées de s’arrêter. Le concours ou le non-concours des officiers est, en un autre sens, une sorte de droit de vie et de mort qu’ils exercent à leur tour sur celui qui les commande. Ont-ils à se louer de lui, tout ce qu’ils ont d’énergie et d’intelligence est au service de son autorité, et c’est par eux qu’elle descend jusque dans les derniers rangs de l’équipage pour y être sentie et respectée. Sont-ils mécontens, et l’équipage l’est-il avec eux, le navire devient alors comme une machine dont les rouages s’arrêtent. Le mauvais vouloir a des ressources infinies pour conspirer sans se révolter et pour rendre l’exercice de l’autorité si laborieux y qu’il en devient presque impossible. Qui n’a le souvenir, dans notre marine, de quelqu’un de ces vaisseaux où, pour se venger d’un capitaine détesté, il y avait une espèce de force d’inertie et de maladresse systématique mises à l’ordre du jour dans l’équipage, où on laissait déchirer des voiles à chaque souffle de vent un peu fort, où toute manœuvre commandée devant des spectateurs était sûre d’échouer, où enfin le matelot maltraité infligeait chaque jour à son chef des humiliations et des tourmens dont le récit ne serait pas assez sérieux ? Et que dire du moment où l’on arrivait au port ? C’était alors un sauve-qui-peut général : l’état-major tout entier demandait à débarquer ; les matelots s’en allaient en foule, et personne ne se méprenait sur le motif de cette triste débandade. Le capitaine, quelquefois officier brave et instruit, était ainsi puni d’avoir voulu être un tyran, et sa réputation périssait sans retour sous la vengeance de son équipage.
Ce sont là heureusement des exceptions fort rares, et il est plus fréquent de rencontrer l’exemple du capitaine homme de cœur, ferme, sévère même, mais toujours juste, évitant de multiplier les punitions pour leur conserver leur efficacité, et n’en appliquant toute la rigueur qu’aux sujets incorrigibles. Qu’il soit avec cela poli envers ses inférieurs et soigneux de leur bien-être, qu’il ait quelques-unes des qualités brillantes du commandement, et sache, en manœuvrant bien son navire, procurer des succès d’amour-propre à son équipage : oh ! alors sa popularité n’a pas de bornes ; son vaisseau reçoit, dans la langue énergique et naïve des matelots, le nom de vaisseau du bon Dieu, et il n’est rien qu’il ne puisse obtenir des hommes qu’il commande. En rentrant au port, on se séparera de lui les larmes aux yeux ; quelquefois les bras de son équipage le porteront à terre en triomphe, et, le jour où il reprendra la mer, il sera assuré de voir ses anciens matelots tout faire pour se retrouver sous son commandement.
À défaut de tout autre motif, l’intérêt du capitaine lui conseille donc ce mélange de bienveillance et de sévérité, cet exercice modéré de l’autorité qui fait le bon gouvernement ; mais il serait à plaindre s’il n’écoutait en cela que son intérêt, et si un autre mobile plus élevé ne faisait de lui le père de son équipage. Ce mobile, c’est l’affection. Lorsque les hommes reconnaissent que la manière dont on agit envers eux est inspirée par l’affection qu’on leur porte, ils acceptent tout de celui qui les conduit, ils lui pardonnent tout. Or personne n’a plus de sagacité pour discerner les sentimens du chef qu’un équipage, que cette réunion de solitaires, séparés du reste du monde, qui ont presque toutes les heures de la journée pour observer et réfléchir. Il y a chez ces rudes natures une finesse de tact merveilleuse pour reconnaître la bienveillance, même sous les apparences de la plus inflexible sévérité. Et comment un capitaine n’aimerait-il pas ses matelots ? J’en appelle ici à celui qui s’est trouvé à la mer, en un jour de tempête, responsable de la vie de sept ou huit cents hommes, et ayant besoin, pour le salut commun, de tout leur dévouement, de tout leur courage. Lorsqu’il voyait ces hommes fixant sur lui leurs regards avec confiance et semblant lui dire par un muet langage : « Oui, nous savons que notre sort est entre vos mains, mais nous nous fions à vous pour nous tirer de là par la supériorité de votre intelligence, et vous donnerez, nous en sommes sûrs, votre vie pour sauver le dernier d’entre nous ; » lorsque toutes ces voix semblaient n’en former qu’une seule pour lui tenir ce langage, pouvait-il se défendre d’une émotion profonde, pouvait-il ne pas sentir vibrer au-dedans de lui toutes les fibres les plus nobles de l’ame humaine ? Rien n’est plus propre à élever le cœur que cette confiance unanime d’un équipage pour son chef, que cet aveugle dévouement avec lequel tous jouent leur vie pour lui obéir, assurés qu’ils sont qu’il est prêt à en faire autant pour eux. Il y a dans ce commun danger et dans les communs efforts que l’on tente pour en sortir, dans cet engagement du capitaine et des matelots de se faire, s’il le faut, le sacrifice mutuel de leur vie, un lien moral, un véritable lien de famille, quelque chose de ce qui unit un père à ses enfans et des enfans à leur père. Quoi de plus paternel que l’obligation imposée au commandant d’un navire en perdition de quitter le dernier son bord ? Dût-il laisser échapper mille chances de salut qui lui sont ouvertes, dût-il n’avoir plus à sauver qu’un seul de ses hommes, c’est pour lui un devoir, ou plutôt c’est pour lui la prérogative du commandement dont il est le plus fier que celle de rester après tous sur la carcasse de son bâtiment près de s’abîmer. Et, il faut qu’on le sache, sur le nombre nécessairement si grand de nos navires qui, depuis de longues années, se sont vus réduits à cette redoutable extrémité, il n’y a pas eu d’exemple d’un capitaine que l’amour de la vie ait fait faillir à cette glorieuse et paternelle obligation[2].
J’en ai dit assez pour faire comprendre sur quelle base se fonde la discipline navale. Comme on le voit, l’affection et la reconnaissance réciproques entre le chef et les subordonnés y font plus que le déploiement de l’autorité et la rigueur des châtimens. Je m’éloignerais de mon sujet en m’étendant là-dessus davantage, et j’y rentre tout naturellement en disant que, malgré le laisser-aller de l’amiral, la discipline était parfaite dans l’escadre.
Si, en effet, aux jours de grandes manœuvres, cette escadre formait un tout qui semblait être dans la main de celui qui la commandait, si quelquefois, dans un étroit canal entre deux îles de l’Archipel, s’allongeant en ligne de file, elle avait l’air d’un gigantesque serpent déroulant ses anneaux, chacun de ces anneaux n’en avait pas moins une vie qui lui était propre et une certaine indépendance. Sous le rapport de la discipline, chaque vaisseau est aussi isolé en escadre qu’au milieu du grand Océan. Le capitaine est toujours maître absolu à son bord, et n’est obligé de recourir à l’autorisation de l’amiral que pour l’infliction des Châtimens les plus graves, et dans ce cas l’autorisation n’est jamais refusée. À l’amiral seul il appartient de convoquer, s’il en est besoin, un conseil de guerre ; mais les circonstances qui réclament cette convocation sont si rares, la faute a dû être si publique et si grave, l’instruction de l’affaire est entourée de tant de formalités, que l’amiral, si débonnaire qu’il soit, ne peut s’empêcher de donner cours à cette haute justice. Il est encore un autre cas dans lequel son intervention veut être invoquée : c’est lorsqu’il s’agit de débarrasser l’escadre de quelqu’un de ces sujets malfaisans, officier ou matelot, insensibles à la voix du devoir, insensibles aux reproches et aux punitions même, organisateurs de petites coteries dans les états-majors ou les équipages, véritables dissolvans qui mettent en péril le bon esprit et le bon ordre, et qu’on ne saurait renvoyer trop vite et trop loin. Ces deux cas sont les seuls où le recours au pouvoir supérieur du chef soit nécessaire : on n’y eut guère recours à Besica, tant la discipline y reposait sur ses véritables bases, tant la confiance et l’affection étaient réciproques entre ceux qui commandaient et ceux qui obéissaient, tant était respectée et aimée l’autorité de celui à qui chacun rapportait l’honneur d’avoir donné cette incomparable escadre à la France !
Une circonstance était survenue, qui n’avait pas peu contribué à redoubler la satisfaction que nous avions de notre chef et de nous-mêmes, et nos efforts pour faire mieux chaque jour. Le 5 août, une escadre anglaise, forte de dix vaisseaux, était venue mouiller près de nous. Au milieu de la confusion qui régnait en Orient, le gouvernement britannique avait fait taire un instant son mauvais vouloir contre le pacha d’Egypte, afin de courir au plus pressé. Or le péril du moment, celui qu’il importait avant tout de conjurer, c’était l’arrivée des Russes à Constantinople, et, pour l’empêcher, ce n’était pas trop de l’union de la France et de l’Angleterre. De là l’attitude menaçante des deux escadres mouillées côte à côte dans la baie de Besica.
Nous étions loin de penser alors qu’aussitôt ce danger éloigné, les Anglais se sépareraient de nous, et, se retournant vers l’alliance russe, iraient écraser à Beyrouth l’ami et l’allié de la France. Toutefois, quoique en apparence unies pour tendre au même but, les deux escadres restèrent plusieurs mois presque étrangères l’une à l’autre et sans aucun échange de procédés amicaux. Les amiraux se voyaient, mais assez rarement. Le capitaine Napier, qui avait trouvé sur nos vaisseaux quelques officiers de son temps, ses anciens adversaires, fraternisait assez volontiers avec eux. C’était là tout : entre officiers et aspirans, point de rapports, point de visites, de dîners donnés et, rendus, comme c’est généralement l’usage en de telles circonstances. Les élèves des deux escadres envoyés en corvée à l’endroit commun où l’on faisait de l’eau restaient à quatre pas les uns des autres froids et silencieux, malgré la communauté d’âge et de service, à une époque de la vie où l’on est naturellement si communicatif. Il y avait à cette réserve un double motif. Le premier, c’est que de part et d’autre, sans voir bien avant dans la question politique, on sentait qu’il n’y avait pas grand fonds à faire sur l’entente des deux gouvernemens et des deux pays ; l’autre raison, il faut bien la dire, c’est que nous étions trop forts.
Notre escadre, égale en nombre à l’escadre britannique, valait mieux qu’elle. Ce que je dis ici, l’amiral Napier l’a proclamé en plein parlement. Nous tirions le canon aussi bien qu’eux, et nous leur étions très supérieurs dans la manœuvre. Deux ou trois fois par semaine, comme je l’ai dit, nous appareillions, et la présence des Anglais donnait à nos équipages une promptitude et un élan incroyables. Nous allions croiser deux, quelquefois trois jours, et puis nous revenions. Pendant ce temps, la flotte anglaise restait immobile sur ses ancres ; elle sentait qu’elle ne pouvait rivaliser avec nous, et se souciait peu d’accepter la lutte. C’était un spectacle bien nouveau et assez déplaisant pour des officiers anglais que celui d’une escadre française nombreuse, pleine d’ardeur, bien ameutée et hardiment menée, dont les vaisseaux jouaient aux barres au milieu des rochers et des courans sans aucun accident, dont les canons bien pointés ne manquaient guère leur but. Pour nous au contraire, ce spectacle était celui du réveil naval de la France ; nous y trouvions une jouissance d’amour-propre et une satisfaction patriotique que je ne saurais exprimer. Il nous importait peu de voir, après vingt-cinq ans, la paix du monde remise au hasard du jeu des batailles ; nous avions de longs revers à effacer, et nous appelions de tous nos vœux l’occasion de donner au monde la mesure de nos forces.
Pour la première fois depuis des siècles, nous eussions combattu avec les Anglais à armes égales. Le nombre et l’espèce des vaisseaux étaient des deux côtés les mêmes ; mais là n’était pas l’égalité, car bien souvent, sous l’empire, nos flottes s’étaient rencontrées avec celles de l’Angleterre aussi fortes, ou même plus fortes par le nombre, sans pour cela remporter la victoire. C’est que sous l’empire nous n’avions que des escadres improvisées, des officiers braves, mais la plupart ignorans, des canonniers étrangers à leur métier, avec des principes d’artillerie tels qu’au boulet anglais, qui nous tuait une vingtaine d’hommes, le boulet français répondait en coupant un mince cordage ou en faisant un trou à la voilure. Nous étions en face des Anglais ce qu’une mauvaise garde nationale est en face d’une armée de ligne bien organisée. Il en était autrement de notre escadre, où les hommes et les choses avaient acquis toute leur valeur, où nous avions pour nous ce qu’une sûre possession de soi-même et de tous ses moyens ajoute au courage. La lutte eût été vive ; mais l’issue, nous le croyions du moins, n’en eût pas été douteuse.
Quel est celui d’entre nous qui, après avoir lu la triste histoire de nos vingt années de désastres, n’a pas éprouvé le besoin d’en rechercher et d’en approfondir les causes ? Quel est celui qui, après les avoir reconnues et avoir déploré tant de fatales erreurs, ne s’est pas senti soulagé en pensant à la possibilité qu’il y a pour nous d’en éviter le retour ? Pensée consolante qui allège le poids des souvenirs du passé, et fait regarder l’avenir avec confiance ! Si, en effet, les dernières guerres ont été si malheureuses pour notre marine, il est manifeste qu’il faut s’en prendre à l’état révolutionnaire dans lequel vivait le pays, à l’ignorance qui en résultait dans le corps des officiers, à la formation hâtive et désordonnée des équipages, chez qui l’enthousiasme patriotique, avec toutes les merveilles qu’il enfante, ne pouvait suppléer à l’expérience et aux traditions perdues. Il nous est permis d’affirmer que, vaincus par les moyens d’action, nous ne l’avons jamais été par le courage. L’histoire de James, ce moniteur officiel de la marine anglaise, est là pour attester que, dans le cours de cette longue guerre, à sang égal versé, c’est-à-dire lorsque quelque accident n’a pas permis du premier coup à nos rivaux de nous écraser de leur supériorité, l’avantage a fini par nous rester. Que nos moyens d’exécution égalent donc les leurs, et nous pourrons alors espérer le succès. C’est là une idée qui ne doit jamais nous quitter, au milieu des ennuis d’une longue croisière, parmi le retour sans cesse répété des mêmes exercices dont notre impatience se lasse quelquefois trop vite. Il faut nous dire que, par cette laborieuse et lente éducation de nos équipages, nous préparons peut-être à la France des élémens de triomphe et de gloire. Rien de plus beau sans doute, rien de plus héroïque que le combat du Redoutable à Trafalgar ; mais savoir vaincre est aussi honorable et plus utile pour le pays que de savoir mourir, et c’est là que doivent tendre tous nos efforts. Telles étaient nos pensées en face des Anglais, dans notre commun mouillage de Besica.
L’escadre de l’amiral Stopford avait sur la nôtre un seul avantage ; elle comptait plusieurs bâtimens à vapeur bien organisés et déjà armés très puissamment. Dans les opérations dont nous entrevoyions la possibilité, les vaisseaux anglais auraient pu se faire traîner à Constantinople et jusque dans la Mer-Noire, malgré le courant et la persistance des vents du nord, alors que nous aurions été impuissans à franchir les Dardanelles. Les navires à vapeur n’eurent pas à rendre ce service ; mais ils en rendirent un autre non moins important l’année suivante. On sait qu’ils furent les agens les plus redoutables des opérations des alliés en Syrie. Nous n’avions en regard de cette force, dont le poids était déjà si considérable, que deux bâtimens à vapeur ; encore étaient-ils en assez mauvais état et trop faibles pour faire surmonter à nos vaisseaux le courant des Dardanelles. C’était là une cause d’infériorité que nous déplorions, sans peut-être l’apprécier comme nous l’aurions fait plus tard.
Vers la fin d’octobre, il devint évident que les Russes ne nous donneraient rien à faire. Dès-lors M. l’amiral Stopford, que rien ne retenait plus, se hâta de partir avec son escadre et nous laissa seuls à Besica. La saison s’avançait, les jours devenaient très courts ; les brises régulières que nous avions eues pendant tout l’été faisaient place à de fréquens orages ou à des journées calmes, mais pluvieuses. Si le ciel était sombre, l’horizon politique ne l’était pas moins. La séparation des deux escadres indiquait que les deux gouvernemens de France et d’Angleterre avaient cessé de s’entendre. Nous commencions à pressentir que ce ne serait pas la politique française qui prévaudrait dans le Levant. L’amiral partageait nos soupçons : peut-être en savait-il plus que nous ; aussi se tenait-il sur ses gardes. L’amiral Stopford avait laissé derrière lui une frégate qui ne pouvait avoir d’autre mission que celle de nous observer. M. Lalande s’en expliqua avec le capitaine, et à notre grande joie l’engagea à se retirer. Celui-ci ne se le fit pas répéter, et mit aussitôt à la voile. Nous restâmes quelques jours encore à Besica ; puis l’escadre, chassée par le mauvais temps de ce mouillage ouvert, se rendit à Smyrne. Elle y passa les premiers mois de l’année 1840, constamment entretenue et exercée par son digne chef.
Je ne fais pas ici d’histoire politique. Les événemens de 1840 sont présens au souvenir de tout le monde, et il n’entre pas plus dans ma pensée que dans mon sujet de m’y arrêter. Il y eut un moment où notre flotte crut toucher à l’accomplissement de tous ses vœux ; elle crut que la guerre allait éclater avec l’Angleterre. Sa confiance était extrême ; elle attendait avec impatience le jour d’une réhabilitation glorieuse pour la marine française. Ce jour ne vint point. L’escadre fut rappelée et son chef remplacé. On pleura amèrement sur les vaisseaux cette belle occasion perdue ; mais on ne se laissa pas aller au découragement. Le bon esprit qui animait l’escadre survécut à cette épreuve, pour rester désormais inaltérable.
La flotte revint à Toulon. Une nouvelle ère s’ouvrait pour elle. Elle n’avait plus rien à acquérir, mais elle pouvait tout perdre. Il fallait d’abord la préserver de la destruction, parer les coups publics et cachés que voulaient lui porter quelques-uns des économistes des assemblées. C’est incontestablement le devoir de la représentation nationale de soumettre l’emploi des deniers publics à de scrupuleuses investigations et de supprimer toutes les dépenses qui ne lui paraissent pas justifiées ; mais ces suppressions doivent être faites en connaissance de cause, surtout en ce qui concerne un service comme celui de la marine. Plus d’un ignorant faisait ce raisonnement : « Nous n’avons pas besoin de vaisseaux cette année ; nous sommes en paix avec tout le monde, nous n’avons aucune négociation à appuyer, aucune influence extraordinaire à exercer. Supprimons l’escadre, licencions les équipages, désarmons les navires : voilà une grosse économie réalisée. Si, d’ici à l’année prochaine, nos relations étrangères réclament l’emploi de forces navales, nous en serons quittes pour réarmer ; nous retrouverons notre flotte, et nous aurons économisé une année de solde, les vivres, l’usure du matériel, etc. » À cela l’homme pratique répondait : « Si vous agissez ainsi, vous faites une opération désastreuse. En ce qui touche le matériel, les dépenses du désarmement et du réarmement à de si courts intervalles l’emporteront de beaucoup sur celles de l’entretien. Quant au personnel, vous aurez jeté au vent l’organisation de vos équipages, l’expérience acquise, les traditions, toutes choses auxquelles il faut du temps et de la suite, et que l’argent ne remplace pas. » Tel fut le terrain sur lequel nos hommes d’état eurent à lutter chaque année pour la conservation de l’escadre. Leurs efforts furent heureusement couronnés de succès, et si des réductions rigoureuses vinrent successivement la frapper de 1839 à 1852, sa permanence au moins fut respectée ; il n’y eut point un seul jour d’interruption dans son existence. — Il faut en remercier le ciel, car nous ne sommes pas dans un temps où l’on croie que les institutions qui ont échappé aux faiblesses et aux maladies de leur enfance aient acquis par là le droit de vivre et de se perpétuer. Nous avons craint pour la flotte le zèle inconsidéré des prédicateurs d’économie dans les dernières années de la monarchie ; nous avons craint pour elle les réformes révolutionnaires de 1848 ; aujourd’hui qu’elle a échappé à ce double péril, il ne nous paraît plus possible que son existence soit remise en question. La flotte est reconnue par tous comme un des élémens nécessaires de notre force nationale et de notre influence politique. Quel que soit le gouvernement de la France, quelque indifférent qu’il puisse être au maintien de ce qui, par son essence, ne peut peser d’aucun poids dans nos luttes intestines, nous avons confiance qu’il n’osera porter la main sur l’escadre.
Si la tâche du gouvernement appelé à défendre les forces navales du pays contre le peu de lumières de nos assemblées fut quelquefois bien laborieuse, celle de nos amiraux eut aussi ses difficultés. Il ne s’agissait plus de créer, il fallait conserver : œuvre de bon sens et d’abnégation dont tout le monde n’est pas capable. Nul n’y était plus propre que l’amiral Hugon, qui venait de remplacer l’amiral Lalande. L’amiral Hugon, vieux matelot des guerres de l’empire, excellent marin, chef universellement respecté, témoigna de la fermeté et de la droiture de son esprit, en ne recherchant d’autre honneur que celui de conserver ce qu’avait fait son prédécesseur.
La nature humaine est ainsi faite, que chacun est plus content de soi-même que des autres, et a plus de foi dans ses œuvres que dans les leurs. Qu’un homme succède à l’exercice de l’autorité, dans l’ordre militaire ou civil, sur terre ou sur mer, vous le verrez rarement résister à la tentation de faire autrement que son devancier. N’a-t-il pas, lui aussi, ses idées à appliquer ? Ne faut-il pas qu’il imprime aux choses le cachet de son esprit, et laisse une trace de son passage ? Dans l’administration d’un arrondissement comme dans celle d’un royaume, on a toujours remarqué les esprits assez modérés et assez sages pour continuer simplement le bien fait avant eux. Pourquoi, à bord d’une escadre, serait-on moins tenté qu’ailleurs de se singulariser dans l’exercice du commandement, et d’attacher son nom à quelque célèbre innovation ? M. l’amiral Hugon avait une assez bonne renommée pour être dispensé de cette sorte d’ambition ; il avait l’esprit et le cœur trop droits pour innover au seul profit de son amour-propre : il fit de l’escadre de l’amiral Lalande son escadre, et il adopta toutes les idées, et rien que les idées, qui avaient été appliquées avant lui.
Je ne saurais trop appeler l’attention sur cette sage conduite, imitée depuis par tous les amiraux qui ont successivement commandé l’escadre. C’est peut-être le plus grand service qui ait été rendu à notre marine. Donner ainsi à ce qui existait la consécration du temps était à coup sûr la plus féconde des améliorations, là où tout avait si long-temps flotté dans le provisoire. La force navale cessait d’être un édifice improvisé, sans assiette et sans base solide, destiné à être emporté au premier souffle : elle acquérait la permanence dans son organisation intérieure, et, par ce seul fait, elle allait bientôt avoir, comme notre armée de terre, un ensemble de règlemens sanctionnés par l’expérience ; elle allait avoir des traditions, et ces traditions deviendraient obligatoires et respectées comme des lois.
L’amiral Hugon fut secondé dans ses nobles efforts par le personnel placé sous ses ordres. On vit bien quelques-uns des jeunes officiers que l’espoir des combats avait attirés sur nos vaisseaux chercher d’autres embarquemens. Avides de mouvement et de nouveauté, ils passèrent sur les frégates et les petits navires qui, Pour la protection de notre commerce, entreprenaient de lointaines campagnes. Ils furent remplacés par des officiers d’un âge plus mûr, qui ne demandaient plus au service de la mer de vives émotions, mais y apportaient le sérieux de l’expérience. Ces hommes, par cela seul qu’ils étaient moins jeunes, étaient mieux faits pour comprendre et pratiquer ce dévouement modeste envers le pays, dont la tâche devait être de maintenir, pour le jour du danger, notre escadre dans sa forte et permanente organisation. Ils étaient mieux faits pour se pénétrer de cette pensée, que conserver c’est améliorer, et, fidèles à l’exemple qui leur était donné par leurs chefs, ils mirent leur honneur à respecter dans toutes ses parties, et jusque dans ses moindres détails, l’œuvre de M. l’amiral Lalande. Le personnel des matelots, s’il fut réduit, ne changea pas d’esprit. Il resta ce qu’il avait été jusqu’alors, content de son sort, soumis et affectionné à ses chefs, et leur rendant facile, par son bon vouloir, la tâche de son éducation militaire. Nulle altération dans la discipline ; j’ai dit sur quels principes elle reposait : il n’était rien survenu qui pût en affaiblir l’autorité.
Il faut pourtant en convenir, un mal que l’escadre n’avait pas connu dans les deux années précédentes était devenu à craindre pour elle : c’était l’ennui, ce grand ennemi de tous les hommes et particulièrement des matelots dans le port. Il n’y avait plus pour les esprits la puissante distraction d’une guerre imminente, et il était difficile de rien trouver qui la remplaçât. Toute l’attention de l’amiral dut se tourner vers le soin de prévenir ce mal cruel, et le principal remède qu’il employa pour le combattre fut de tenir ses équipages en haleine par une continuité d’occupations et d’exercices divers qui ne laissassent aucune place à l’oisiveté ; puis l’amiral Hugon sollicita et obtint du gouvernement l’autorisation de sortir avec l’escadre pour s’exercer à la mer et empêcher l’épée de se rouiller par un trop long séjour dans le fourreau.
Il existe près de Toulon un beau bassin, assez étendu pour y faire manœuvrer toute une flotte ; ce vaste espace de mer, abrité des vents du large par la chaîne des îles d’Hyères, est le champ de manœuvre le plus commode pour former et instruire une escadre. Ce fut là que l’on conduisit d’abord notre flotte, alors que l’état de nos relations avec le reste de l’Europe ne nous permettait pas de courir les eaux étrangères sans nous exposer à des rencontres où la susceptibilité eût pu nous faire oublier les lois de la prudence. L’escadre vint jeter l’ancre au mouillage des Salines, en face de cette ville d’Hyères jetée d’une façon si pittoresque sur une colline parsemée de palmiers et d’orangers, et couronnée par de belles ruines romaines. Nos vaisseaux, protégés contre la violence du mistral par une presqu’île sablonneuse couverte de plus parasols, étaient là tout aussi en sûreté et tout aussi bien au bout du télégraphe qu’ils l’eussent été à Toulon même. En même temps, on était hors du port, inappréciable avantage pour qui sait ce que perdent des bâtimens armés à y séjourner trop long-temps. On n’avait à craindre ni ces mutations continuelles qui ébranlent la bonne organisation des états-majors et des équipages, ni les réparations sans cesse renaissantes qui entravent les exercices et nuisent à la discipline par le contact du matelot avec l’ouvrier. En mer, hommes et choses doivent rester comme ils sont ; on écoute moins la fantaisie du changement quand on a moins de moyens de la satisfaire, et les bâtimens savent eux-mêmes fort bien attendre l’heure d’être réparés, qui n’arrive jamais assez tôt dans le port. Il y a profit pour le trésor en même temps que pour la discipline.
Ce mouillage, assez austère par lui-même, offrait heureusement aux évolutions navales une facilité qui permettait à l’amiral de ne pas laisser languir ses équipages dans une trop longue immobilité. Quel que fût le temps, il pouvait appareiller et sortir par l’une des trois passes qui s’ouvrent sur la grande mer ; quel que fût le temps, il pouvait rentrer et chercher un abri contre la tempête. De fréquens simulacres de débarquement, dirigés contre les plages désertes qui avoisinent l’embouchure du Guapeau ou contre les vieilles fortifications de Porquerolles, servaient encore à rompre la monotonie de la routine journalière.
Il ne faut pas croire que ce dernier exercice ne fût qu’une ressource imaginée pour remplir quelques heures vides de la journée de nos matelots ; c’était une partie fort importante de leur éducation à laquelle nos côtes se prêtaient beaucoup mieux que les côtes étrangères. Il est assez malaisé d’obtenir, même d’une nation amie, qu’elle vous laisse débarquer en armes sur sa plage ; le simulacre ressemble beaucoup trop à la réalité pour ne pas donner quelque ombrage : c’est donc chez nous, sur notre propre territoire, que nous devons faire l’apprentissage d’un mode de guerre qui paraît devoir jouer un si grand rôle dans les luttes à venir. En effet, toutes les dernières expéditions maritimes, les nôtres au Mexique, dans la Plata, à Taïti, celles des Anglais en Syrie, en Chine et ailleurs, n’ont été qu’une série de débarquemens et de coups de main. L’emploi chaque jour croissant de la vapeur doit avoir pour effet de généraliser davantage encore ce genre d’opérations. Il importe donc d’en rendre la pratique de plus en plus familière à nos équipages. Il n’y a peut-être pas d’opération plus délicate et qui réclame plus de méthode et de sang-froid, et, il faut bien le dire, ce sont là les qualités les moins naturelles à nos matelots, dont la bouillante ardeur ne sait plus se maîtriser dès qu’ils sont à terre.
Ainsi ne furent point perdus pour notre escadre les longs séjours que, de 1840 à 1848, elle dut faire aux îles d’Hyères ; ainsi vit-on les habitudes actives du cap Baba et de Besica se conserver même au milieu de son repos apparent sur les côtes de France. Le moment vint cependant où il lui fut donné d’étendre un peu davantage le champ de ses excursions, et elle fit quelques pointes tantôt sur la côte d’Afrique, tantôt sur le littoral italien. Ces promenades n’étaient jamais sans un bon résultat ; l’instruction des hommes y gagnait toujours, et souvent la politique y trouvait son profit. On nous permettra de donner quelques pages à cette partie de l’histoire de l’escadre. Commençons par un accident qui la mit tout entière à deux doigts de sa perte.
L’hiver de 1841 fut marqué par un de ces terribles coups de vent qui passent de loin en loin sur la Méditerranée et font époque dans la vie du marin. Des désastres sans nombre en furent la conséquence. Tous les navires que le mauvais temps surprit sur la côte de l’Algérie, où vint aboutir l’effort de la tempête, furent enveloppés dans un même naufrage. Ces coups de vent ne le cèdent en violence qu’aux ouragans des mers tropicales ; ils descendent comme une avalanche des flancs neigeux des Pyrénées et des Alpes, et, dans leur course invariable du nord au sud, balaient tout sur leur passage. Aucun signe n’annonce leur venue ; le baromètre lui-même, cet indicateur si fidèle des perturbations atmosphériques, reste haut avant que commence la tempête et pendant qu’elle dure. Malheur aux navires que leur destinée a amenés sous ses coups !
La rencontre de ces redoutables crises de la nature est, pour le marin, plus qu’un jour de combat. Il n’y a point là pour lui l’odeur de la poudre ni l’enivrement de la gloire ; il faut lutter de toute l’énergie de l’ame et du corps contre un danger certain, sans cesse menaçant, et se multipliant sous mille formes. Les voiles sont emportées, les mâts brisés ; le navire échappe à la volonté qui le gouverne, et, battu à coups redoublés par une mer furieuse, n’a plus de défense contre ses assauts. La charpente, écrasée sous le poids de l’artillerie, joue de toutes parts ; l’eau entre par chacun des joints du navire, la lutte semble désespérée, et elle n’en est que plus intrépide et plus active. Combien de temps pourra-t-on encore résister ? Personne ne le sait ; peut-être dans un moment tout sera-t-il fini : chaque instant qui s’écoule ôte une chance de salut. Les forces humaines sont à bout, le courage leur survit encore ; là éclate la puissance de la discipline, là est son triomphe. Voyez le capitaine debout à l’arrière de son navire, fortement attaché à la muraille, car l’irrésistible violence des mouvemens ne permet à personne de se tenir debout sans aide. Voyez-le calme et serein, fier de sa responsabilité et de l’exemple qu’il doit donner à tous. Ou avec l’aide de Dieu il sauvera tous ces braves gens dont la vie lui est confiée, ou il mourra en faisant jusqu’au bout son devoir. Cette pensée qui l’anime anime avec lui tout le monde ; elle est portée dans tous les recoins du navire par ces jeunes aspirans qui se pressent autour du chef, avides de recueillir chacun de ses ordres, chacun de ses signes, pour les transmettre, avec l’agilité et l’intelligence de leur âge, là où le bruit des élémens déchaînés ne permet plus à la voix humaine de se faire entendre. Sur un champ de bataille où se joue la destinée des nations, le général peut voir quelquefois d’un œil stoïque ses moyens d’action détruits par le feu de l’ennemi : ou bien il aura des réserves pour changer la face de ses affaires, ou bien, s’il gagne la fin du jour, le soleil, en se couchant, pourra lui ménager pour le lendemain des chances nouvelles. Dans la lutte contre les élémens, point de repos ; le jour, la nuit, le combat dure, le combat sans témoin et sans gloire. Enfermé dans une citadelle que l’ennemi attaque de toutes parts et sans relâche, vous n’attendez, pour vaincre, de secours que d’en haut, et quelquefois ce secours ne vient pas. L’ame se trempe fortement dans ces épreuves, où le danger personnel est oublié en présence du danger commun, où chacun à chaque instant risque sa vie pour le salut de tous, et peut mesurer de l’œil combien est mince la barrière qui le sépare de l’éternité. Il est impossible, au sortir d’une pareille lutte, de ne point se sentir meilleur ; l’idée du devoir s’agrandit, la discipline prend quelque chose de sacré ; l’affection et le respect s’accroissent pour le chef avec qui l’on a été en péril : on pense à Dieu, à la vie future, et il semble que l’on domine de plus haut les mesquines agitations de ce monde. S’il est dans notre nature que les bonnes impressions ne soient pas de longue durée, celles-là du moins ne s’effacent jamais entièrement, et le patriotisme, la sagesse, la foi religieuse de nos populations maritimes en sont la preuve.
L’escadre reçut le violent coup de vent dont nous parlons. Elle sortait de Toulon pour s’exercer le 23 janvier au matin. L’amiral Hugon avait son pavillon sur le vaisseau à trois ponts l’Océan ; les vaisseaux le Généreux, l’Iéna, le Triton, le Neptune et la frégate la Médée avaient pris la mer sous ses ordres. Le temps était beau ; la brise, molle et languissante, avait forcé l’amiral, sorti le dernier, à se faire remorquer pour rejoindre ses vaisseaux, qui, surpris par le calme, ne pouvaient le rallier. Le baromètre montait, indice ordinaire d’une heureuse fixité dans l’état de l’atmosphère. Dans la nuit cependant la brise se fit du nord avec une si brusque violence, que l’amiral donna le signal de prendre tous les ris, c’est-à-dire de diminuer la voilure jusqu’à sa dernière limite. L’escadre, en ce moment, courait dans l’ouest, recevant sur son flanc droit le vent du nord. Or, en suivant cette direction, on s’engage dans le golfe de Lyon, et l’expérience a démontré que les coups de vent y sont toujours plus violens que sur la côte de Provence. En virant de bord, on aurait regagné l’abri de cette côte, et à l’avantage de trouver moins de vent se serait joint celui de n’avoir pas de mer, la brise venant de terre ; on aurait pu en outre se réfugier dans un des nombreux ancrages que la nature a répandus avec profusion sur notre littoral, de Marseille à Antibes. L’amiral essaya donc de changer de route ; mais déjà la tempête était assez forte pour éteindre toutes les lanternes avec lesquelles on voulait faire des signaux. Plusieurs vaisseaux avaient pris les devans, et on les avait perdus de vue dans l’obscurité de la nuit. D’après les règles de la tactique navale, ils ne pouvaient, sans ordre, faire une autre route ; si donc l’amiral virait de bord, en se dérobant au mauvais temps, il y laissait l’escadre exposée, sorte d’abandon dont il ne voulut pas admettre un instant la possibilité. On continua la bordée de l’ouest. Seul, le vaisseau le Généreux, ne voyant plus le vaisseau-amiral, regagna la côte de Provence, où il tint la cape avec une mer comparativement belle et fit peu d’avaries.
Le lendemain au point du jour, l’amiral Hugon eut le chagrin de ne pouvoir découvrir à l’horizon aucun de ses navires. À trois heures de l’après-midi seulement, on aperçut le vaisseau le Triton, qui signala qu’il faisait trente-six pouces d’eau à l’heure. C’était en effet un très vieux navire, et la violence des coups de mer le démolissait à vue d’œil. Néanmoins son héroïque capitaine, M. Bruat, n’avait pas voulu, sans ordre, abandonner son chef. On lui donna liberté de manœuvre, et il fit route pour les Baléares, où il arriva après avoir couru plusieurs fois le danger de sombrer. Il fallut entourer le navire d’un câble fortement raidi pour arrêter la dislocation de ses membrures, à peu près comme on entoure de cordes un vieux panier près de s’entr’ouvrir. Les avaries de la mâture furent graves, la grande vergue fut rompue, les voiles emportées, les embarcations démolies.
Dans la nuit du 24 au 25, le temps devint très noir, la mer était monstrueuse, et, vers trois heures du matin, la bourrasque éclata dans toute sa violence. La situation du vaisseau-amiral devenait critique ; aussi le capitaine de pavillon, M. Hamelin, envoya-t-il à tous les officiers l’ordre de se rendre à leur poste. Telle était la force du vent que les voiles, quoique serrées sur les vergues, étaient réduites en charpie ; les bastingages de l’avant avaient été enfoncés par la mer, les canots suspendus sous le vent étaient enlevés, ceux de l’autre bord se tordaient sous le souffle de la tempête et s’en allaient ensuite en éclats. Plusieurs fois, sous les coups d’un énorme roulis, la grande vergue alla jusqu’à toucher l’eau. Le jeu de la charpente était effroyable ; treize des grandes courbes qui joignent les ponts du vaisseau à ses murailles furent rompues, onze des baux ou poutres qui, en supportant les planches sur lesquelles reposent les canons, lient entre eux les flancs du navire, tombèrent dans les batteries. Les boulets et les armes, lancés çà et là au gré du roulis, tuèrent un homme et en blessèrent vingt-quatre. Il n’y avait pas moins de quatre à cinq pieds d’eau dans les batteries, et les pompes, disloquées comme tout le reste et presque impossibles à manœuvrer au milieu des mouvemens désordonnés du navire, n’avaient qu’une action insuffisante. Plus de cuisine à bord, plus de moyen d’y faire du feu ; la faim se joignait à la fatigue pour épuiser les forces de ce vaillant équipage. Néanmoins le cœur ne lui faillit pas un instant ; la calme bonhomie de l’amiral, qui donnait ses ordres comme au milieu des circonstances les plus ordinaires de la navigation, la froide énergie de M. Hamelin, inspiraient à tous le courage et la confiance.
Vers trois heures de l’après-midi, on craignit d’être porté par la dérive vers les îles Baléares, et il devint urgent de changer de route. C’était un moment critique. Le vaisseau, en travers à la lame et poussé par elle en travers, n’avait pas assez de vitesse pour donner de l’action à son gouvernail. On n’avait plus de voiles à mettre au vent à l’extrémité du navire pour le faire tourner, et quand on en aurait eu, elles n’auraient pu tenir un moment contre la tempête. Cependant il n’y avait pas à hésiter ; encore quelques milles dans la direction où l’on était entraîné, et le vaisseau allait être jeté irrésistiblement sur les roches aiguës dont est semé le littoral des Baléares, et personne ne fût revenu raconter ce grand désastre. On recourut alors à une mesure extrême : cinquante hommes, leurs officiers en tête, montèrent dans les haubans de misaine, au risque d’être balayés par la tourmente. L’action du vent sur leurs corps suppléa à l’absence des voiles, et le vaisseau commença son évolution. Là encore cependant il y eut un de ces momens d’incertitude suprême si communs dans la vie maritime. Le vaisseau tournait, mais il n’avait pas de vitesse, pas assez du moins pour fuir les lames ou en amortir la violence. Si à l’instant où il allait présenter au vent l’arrière, cette partie faible de sa charpente, un coup de mer venait le frapper, il était fort à craindre qu’il ne l’enfonçât, et, la brèche une fois faite, l’agonie du vaisseau n’eût pas été longue. Ce moment de solennelle anxiété fut heureusement très court. Le vaisseau acheva son évolution sans accident ; il était sauvé. Le soir, le baromètre baissait, et la tourmente s’apaisait.
Le lendemain, on put commencer à faire un peu de voiles. L’amiral se dirigea sur San-Pietro (Sardaigne), où il trouva la Médée qui avait fait peu d’avaries. Le Généreux était rentré à Toulon, le Triton avait gagné Mahon, mais dans un état tel qu’il y aurait eu péril à l’en faire sortir sans escorte. Le Neptune et l’Iéna étaient à Cagliari avec des mâts et des vergues brisés, et encore ce dernier vaisseau était-il arrivé juste à temps pour arrêter une voie d’eau qui menaçait de l’engloutir.
Je n’ai pas cédé ici à la fantaisie puérile de faire une description de tempête ; c’est un épisode de la vie de notre escadre, c’est une des journées de son éducation que j’ai voulu raconter. Si ces crises redoutables de la nature font éclater toute la faiblesse de l’homme et lui montrent de bien près son néant, elles témoignent aussi de sa force et de ce que peuvent l’intelligence et le courage sous l’empire de la discipline. C’était un triste spectacle que celui de cette escadre si belle, si bien ordonnée, et que quelques heures avaient ainsi éparpillée et réduite pour long-temps à l’impuissance ; mais dans cette lutte affreuse qu’elle avait soutenue, dans cette dispersion même, elle n’avait pas été vaincue ; elle pouvait en quoique sorte réclamer l’honneur de la victoire. Il se trouva bien quelques rigoureux calculateurs pour reprocher au ministre d’avoir ordonné cette sortie inutile et coûteuse de la flotte en hiver ; les marins l’en remercièrent et rendirent un hommage unanime à la vigueur et à l’énergie déployées par les équipages. Ces équipages furent contens d’eux-mêmes et sentirent leur valeur encore augmentée après une telle épreuve. L’escadre vint se réparer à Toulon, puis elle alla à Alger, et, chemin faisant, elle exécuta devant l’île de Minorque les plus belles et les plus savantes évolutions de la tactique navale.
En 1842, après un court séjour aux îles d’Hyères, elle se rendit sur les côtes d’Italie ; elle montra successivement son pavillon devant Bastia, l’île d’Elbe, les plages romaines, puis elle s’arrêta assez long-temps dans le golfe de Naples.
Ce beau golfe a toujours été un séjour de prédilection pour nos flottes, un lieu de repos et de récréation où nos amiraux aimaient à conduire leurs équipages après une longue et austère croisière. Outre la sûreté des ancrages, la beauté du site et le charme enivrant de cette nature sans rivale peut-être dans le monde, nous trouvions pour nos matelots toute espèce de vivres frais, des légumes, des fruits excellens, et à si bon marché que c’était un calcul d’économie aussi bien que d’hygiène de remplacer leurs rations salées par des approvisionnemens pris sur le marché napolitain. Naples avait un autre attrait, et beaucoup plus grand, pour nos équipages : c’est que nous pouvions sans inconvénient les laisser aller à terre. Il ne se trouvait pas là, comme dans d’autres ports plus fréquentés, de ces embaucheurs américains, toujours à l’affût de nos meilleurs matelots, pour les solliciter à la désertion par l’appât du gain et d’une trompeuse indépendance. Nous ne craignions pas non plus pour eux, comme dans nos propres ports, le contact si dangereux d’une population d’ouvriers infectés du poison de ces fausses doctrines subversives de toute société, de toute autorité, de toute discipline. Il y avait donc autant de sécurité pour nous que de plaisir pour eux, quand nous les envoyions à terre. Leur grande joie était, avec leurs faibles ressources, de se procurer une voiture, et d’aller chercher, soit dans la ville, soit au dehors, tous les raffinemens du comfort, ceux du luxe même, comme ils les entendaient. Bien accueillis par les habitans, pour qui c’était un amusement de les voir gravement assis dans les calessines, et se faisant traîner le long de la Strada-Nova et de Toledo, du Pausilippe à Capo di Monte, nos matelots savaient se divertir en se souvenant encore de la discipline, moins en enfans qu’en gens bien élevés. Que si par malheur un d’entre eux. ayant un peu abusé du soleil et du vin de Sicile, venait à faire du bruit ou s’attaquait au premier uniforme qu’il rencontrait, parce qu’il l’avait pris pour celui du gendarme, ce mortel ennemi du matelot, une police vigilante s’emparait du délinquant, et, lisant sur son chapeau le nom de son navire, le ramenait à bord, où l’on pardonnait ordinairement des fautes qui n’étaient jamais bien graves, et si excusables d’ailleurs dans une vie où il y a si peu de place pour le plaisir. Naples n’avait pas moins de charme pour nos officiers, grâce à l’accueil toujours cordial et bienveillant qu’ils recevaient dans un monde où, par une condescendance hospitalière, on voit s’abaisser devant les étrangers toutes les barrières établies par le rang et la fortune. Il y eut un jour où ces bonnes relations de notre escadre avec la société napolitaine furent de quelque poids dans la politique, et je crois pouvoir assurer qu’elles aidèrent grandement le royaume des Deux-Siciles à sortir de la crise de 1848.
1843, 1844, 1845. — Pendant ces trois années, l’escadre est réduite à huit vaisseaux, et encore faut-il les constans efforts de M. l’amiral Mackau et du petit nombre d’hommes pratiques de nos assemblées pour empêcher la destruction de cette force navale, la seule avec laquelle il nous fût possible de pourvoir aux besoins imprévus de la politique. Il n’y aurait eu nul péril à la supprimer sans doute, si on l’eût remplacée par une flotte de frégates à vapeur en nombre toujours suffisant pour transporter sur n’importe quel point du globe un corps d’armée d’au moins vingt mille hommes rassemblé à Toulon, et destiné comme auxiliaire aux opérations maritimes. Ces troupes, familiarisées chaque jour avec les détails de l’embarquement, du séjour à bord et du débarquement, transportées quelquefois par forme d’exercice, soit en Corse, soit en Algérie, auraient été comme une dépendance nécessaire de la flotte à vapeur, et je ne crois pas que l’on eût perdu à ce changement, qui eût substitué à nos vaisseaux une force navale tout aussi puissante et d’une action bien autrement sûre et décisive ; mais ceux qui songeaient à supprimer l’escadre ne songeaient nullement à la remplacer ainsi : ils étaient les premiers au contraire et les plus actifs à retenir le gouvernement, qui pourtant n’avait pas un entraînement excessif vers ce qu’on appelait de chimériques nouveautés.
Sans me laisser distraire de mon seul et unique but, qui est de faire l’histoire de l’escadre, je ne puis me défendre d’exprimer ici le regret que la France, avec ses incomparables soldats, ait laissé échapper les avantages que lui promettait sur mer la création d’une véritable flotte à vapeur. On se demandera un jour avec étonnement comment elle s’est laissé devancer par tout le monde là où son intérêt évident était d’être la première ; comment, oublieuse du génie de son peuple, elle ne s’est pas empressée de tout faire pour convertir à son profit les guerres maritimes en guerres de terre, destinées à se résoudre par l’occupation du sol et par la conquête. Depuis le grand effort fait en 1839 et en 1840 pour la construction des paquebots transatlantiques, nous n’avons su guère faire autre chose que d’assembler des commissions et leur demander des projets qui ne devaient jamais être exécutés. L’expédition de Rome en 1849, ce premier exemple d’un mode de guerre destiné à devenir plus fréquent chaque jour, s’est accomplie à peu près uniquement avec les moyens créés en 1840, et l’on oublie que ces frégates à vapeur, qui depuis dix ans relient à elles seules l’Algérie à la France, sont à la veille d’être usées, et que nous n’avons rien à mettre à leur place ! Il y aurait pourtant là un sujet important de méditations. Je reviens à mon récit.
Nous trouvons en 1843 l’escadre sous les ordres de l’amiral Parseval-Deschènes. Cet officier-général suivit l’exemple de l’amiral Hugon, et respecta religieusement l’organisation qu’il trouva établie. Si quelques modifications de détail furent apportées, elles ne furent introduites qu’après avoir été réclamées avec instance par l’opinion publique, si puissante à bord de nos vaisseaux, et après qu’une commission composée des officiers les plus expérimentés de l’escadre eut étudié la question et donné un avis motivé. Par ces précautions, les changemens apportés prenaient force de loi et étaient approuvés par tous. L’amiral Parseval, malgré l’immense expérience qu’il avait acquise dans une vie de travaux et de périls comme il y en a peu dans nos annales[3], malgré le respect qu’inspirait son caractère et ce que l’affection de tous donnait d’absolu à son autorité, se refusa constamment à rien modifier par lui-même. Il connaissait trop bien les hommes pour ne pas savoir que ce qui émane de la volonté d’un seul, avec quelque enthousiasme qu’on l’accepte d’abord, finit toujours par être contesté, et que la responsabilité du bien même devient quelquefois trop pesante quand elle n’est pas partagée. L’escadre resta donc avec lui à peu près ce qu’elle avait été sous ses deux prédécesseurs, et, pendant les trois années qu’il la commanda, elle eut pour principal rôle de concourir avec nos soldats à assurer notre domination en Afrique.
À cette époque, les colonnes mobiles de notre armée, luttant de ruse et de légèreté avec les nomades du sud, supportant la faim, la soif et toutes les misères avec une abnégation que leur bravoure dans le combat pouvait seule égaler, étaient parvenues à faire respecter les limites de nos possessions du côté du désert. Les choses étaient moins avancées sur la frontière de l’ouest qui touche au Maroc. Là habitait une population fanatique et guerrière, dont les irruptions continuelles, en provoquant de notre part de continuelles représailles, menaçaient de nous entraîner à des agrandissemens illimités de territoire. La guerre du Maroc, en 1844, avait eu pour résultat de mettre un terme à cette situation dangereuse ; elle apprit au gouvernement marocain à connaître les forces de la France, et lui prouva en même temps que son propre intérêt et le soin de son existence exigeaient qu’il vécût en bonne intelligence avec nous. La reddition d’Abd-el-Kader, qui fut obtenue par l’active coopération des troupes marocaines, donna raison plus tard à cette politique, et ce résultat valut mieux pour nous sans doute que la nécessité d’aller mettre garnison à Fez. Ajoutons en passant que dans la campagne maritime du Maroc trois vaisseaux, détachés momentanément de l’escadre, furent employés, et qu’ils firent honneur à l’école d’où ils étaient sortis.
Les frontières de l’Algérie étaient ainsi assurées du côté de l’ouest et du sud. Restait la frontière de l’est, la moins inquiétée jusqu’alors et néanmoins celle de toutes d’où pouvaient, dans l’avenir, sortir le plus de dangers pour notre colonie. On va voir comment l’action morale de l’escadre éloigna ces dangers.
L’empire ottoman réclame encore aujourd’hui la régence de Tunis comme une de ses provinces. Nominalement, le bey actuel, Ahmed, est son vassal, mais en fait il est un souverain parfaitement indépendant. Fils d’une chrétienne qui a exercé et qui exerce encore sur lui la plus douce influence, ce prince éclairé a réussi, au milieu de mille embûches, à triompher de tous ses ennemis, à maintenir son autorité sur toute la régence, et à assurer au commerce une liberté et une sécurité que bien des états plus civilisés pourraient lui envier. Du jour où la France est devenue maîtresse de l’Algérie, sa politique a dû être de se faire un ami de ce prince ; elle lui a demandé de ne pas permettre que la paix fût troublée sur celle de ses frontières qui touche à la nôtre, et en retour elle lui a garanti le maintien de sa domination. Ce n’est pas tout, en effet, pour le bey de Tunis d’être maître chez lui ; il faut qu’il soit à l’abri des coups du dehors, et, réduit à ses propres forces, il serait incapable de résister à l’ordre de descendre du trône que le sultan lui ferait signifier par une escadre. Or il est notoire que plusieurs fois déjà cet ordre lui eût été envoyé de Constantinople, si le bras de la France ne se fût étendu pour le protéger.
Rien de plus net, de plus explicite, de plus ferme que la politique française en cette affaire. En dépit de tous les mauvais vouloirs et de toutes les intrigues qui poussaient le divan contre nous, nous avons déclaré que le bey de Tunis était notre allié, et que nous ne permettrions pas qu’aucune atteinte fût portée à sa puissance. Et c’est pour mettre le fait en accord avec les paroles que plusieurs années de suite notre escadre est allée séjourner devant Tunis tout le temps que la flotte turque était hors des Dardanelles. Si notre gouvernement n’eût montré cette vigueur et cette prévoyance, la porte, à l’heure qu’il est, serait rentrée en possession de Tunis ; au lieu d’un prince indépendant et ami de la France, nous aurions sur notre frontière de Constantine un pacha turc animé contre nous des rancunes de son gouvernement, qui ne nous a pas encore pardonné la conquête de l’Algérie, et peut-être animé aussi de rancunes étrangères. Tunis fût devenu un foyer d’intrigues sans cesse menaçantes pour notre colonie. Tous les ans donc, depuis 1843 jusqu’en 1846, l’escadre fut envoyée sur la rade de Tunis avec ordre d’y rester tout le temps que durait la tournée annuelle du capitan-pacha dans la Méditerranée. On jetait l’ancre fort loin de terre, à une lieue environ en face du cap Carthage, sur lequel s’élève aujourd’hui la chapelle consacrée par la piété du roi Louis-Philippe à la mémoire de saint Louis. Dans le fond de la baie, on voyait les blanches fortifications de la Goulette et les tentes du camp où les troupes du bey reçoivent d’un corps d’officiers français les enseignemens de la discipline européenne.
Je n’ai ici nul récit à faire, je n’ai rien à dire de ces stations répétées devant Tunis, sinon que, de tous les services accomplis par l’escadre, ce fut sans contredit le plus pénible. L’époque à laquelle on arrivait là était invariablement la même ; c’était celle des plus grandes chaleurs de l’été, et il fallait, sous un soleil dévorant, au milieu des maladies qu’il engendrait parmi les équipages, et avec le tourment des secousses presque sans relâche qu’une violente houle imprimait aux navires, demeurer la trois ou quatre mois dans une entière inaction, sans distraction aucune, pas même celle que les exercices de débarquement et de canonnage eussent pu apporter à ces journées d’une si triste monotonie. Tunis, horrible ville, séparée de la Goulette par une longue route sur un sable mou et brûlant, au bord d’un marécage infect, n’offrait d’attrait à personne après qu’on l’avait vue une fois. On restait donc à bord, maudissant les nécessités de la politique par lesquelles on était cloué sur ces affreux rivages. Si le métier de la mer a ses charmes, s’il a ses grandes émotions, il faut bien qu’il ait aussi ses dégoûts et ses tristesses, et nulle part il n’y en a plus que dans ces longues stations où l’on n’a rien à faire que d’observer et d’attendre ce qui, la plupart du temps, n’arrive pas. Lorsqu’à l’ennui viennent se joindre, comme cela n’est que trop fréquent, les funestes influences d’un climat malfaisant, lorsqu’on voit la maladie commencer à faire des victimes, il faut alors avoir une rare force de caractère pour ne ressentir jamais les atteintes du découragement Il n’y a que la religion du devoir, que les saintes traditions de l’honneur, qui empêchent l’ame de défaillir, et quelquefois aussi à ces graves pensées l’imagination vient joindre, comme dans un riant mirage, le souvenir de la patrie, doux au cœur du marin ainsi qu’à celui de l’exilé.
Cependant, à la longue, ce retour annuel de l’escadre devant Tunis eût manqué de dignité. Il suffisait à la porte d’envoyer quelques bâtimens hors des Dardanelles pour nous faire tout quitter et arriver là comme hors d’haleine. C’était donner à trop bon marché la facilité de tenir en échec les forces navales de la France ; c’était en outre avoir trop l’air de douter de l’autorité que devait avoir la parole de nos ambassadeurs. Il fallait donc chercher une occasion de renvoyer à nos adversaires les alarmes qu’ils croyaient nous inspirer. Cette occasion se présenta en 1846.
Tripoli est la dernière des régences barbaresques qui soit restée aux mains de la porte ; c’est un véritable pachalick, dont le titulaire est changé aussi souvent que le veulent les intrigues du serai. Quelques villes du littoral ont des garnisons turques, mais l’intérieur de la province est administré suivant le système employé par les anciens deys. Cette régence, contiguë à celle de Tunis, était devenue le centre de toutes les intrigues qui avaient pour but le renversement du bey Ahmed. Le gouvernement turc, déconcerté dans ses projets d’agression maritime contre son vassal affranchi, avait, dit-on, la pensée de le combattre par terre, et de nombreuses troupes avaient été débarquées à Tripoli et dirigées sur la frontière tunisienne. L’intérêt de la France était de décourager cette tentative comme celle d’une attaque par mer : l’escadre fut donc envoyée à Tripoli.
C’était au mois de juillet 1846. L’escadre était forte de sept vaisseaux et de trois bateaux à vapeur. Au moment où elle approchait des côtes, bien avant que l’on eût reconnu la terre, un phénomène étrange frappa tous les regards. Quoiqu’on fût en plein midi, les nuages étaient colorés à leur partie inférieure par un filet rouge semblable à ces belles teintes dont le soleil les dore à son coucher. Ces reflets, dont l’aspect était si nouveau pour nous, venaient de la réverbération du soleil sur les sables du désert, car ici le désert, dans toute son aridité et dans toute son horreur, s’étend jusqu’à la mer. Il n’y a plus de région montagneuse, plus de sahel, comme sur les côtes du Maroc et de l’Algérie. La Côte de Fer, qui court de Gibraltar vers l’est jusqu’au cap Bon, s’arrête là pour faire place à des rivages aussi inhospitaliers, aussi dépourvus de ports, mais bien plus dangereux, puisqu’il est impossible de les apercevoir de loin, et que souvent la sonde même n’en indique pas le voisinage. C’est ainsi qu’à l’instant où l’escadre approchait de Tripoli, le premier indice de la terre nous fut donné par le changement dans la couleur des nuages. Bientôt après on distingua à l’horizon une longue bande de poussière, causée par les sables que le vent soulevait, puis les cimes d’un bois de dattiers, et, au milieu de ce bois, les sommets des bizarres fortifications qui défendent Tripoli, quelques pavillons élevés pour le pacha et les consuls, le tout dominé par l’étendard rouge du sultan. Autour de l’oasis de dattiers qui entoure la ville, on n’aperçoit qu’une mer de sable rouge, qui s’étend à perte de vue, et sur laquelle de longues caravanes de chameaux cheminent péniblement. Tripoli, en effet, est le centre d’un commerce important, et malgré la misère dont elle présente l’aspect, malgré l’épouvantable oppression sous laquelle gémissent ses habitans, obligés de faire en peu de temps la fortune de chacun des pachas qui s’y succèdent, cette ville n’est pas aussi morte qu’elle a l’air de l’être. C’est presque exclusivement de Tripoli que les peuplades du Fezzan et de l’Afrique centrale tirent les produits des manufactures d’Europe. Un petit port, formé comme celui d’Alexandrie par une chaîne de rochers, au milieu desquels s’ouvrent plusieurs passes, est la cause du peu de mouvement et de vie que le commerce donne à cette triste plage. Ce port est inaccessible aux grands navires de guerre, mais des bâtimens de 500 à 800 tonneaux y trouvent un refuge assuré, le seul entre Tunis et Alexandrie. Aussi n’a-t-il pas cessé d’être fréquenté, en dépit de toutes les entraves apportées aux relations commerciales par la rapacité et la violence du gouvernement turc.
L’escadre jeta l’ancre devant la ville, où son arrivée inattendue répandit une très vive agitation, malgré la flegmatique indifférence ordinaire aux musulmans. Le drogman du pacha vint aussitôt offrir à l’amiral les présens d’usage en bestiaux et rafraîchissemens ; il était fort pressé de savoir s’ils seraient acceptés, et de s’assurer si nous venions en amis ou en ennemis, nous laissant voir par là que la conscience de son maître n’était pas parfaitement nette. Notre attitude ne tarda pas à le tranquilliser. Il voulut alors en apprendre davantage et s’efforça de pénétrer le motif de notre visite ; mais les explications furent remises au lendemain. Le lendemain en effet, l’amiral, accompagné du consul-général de France, se rendit chez le pacha. Il fallut traverser des rues sales et tortueuses, assez semblables à ce qu’étaient celles d’Alger aux premiers temps de notre conquête. Ces rues étaient encombrées d’arnautes, vaillante milice que fournissent au sultan l’Albanie et la Bosnie, ces deux provinces qui sont restées comme les vieilles citadelles du fanatisme musulman. Jamais plus beaux hommes n’ont porté plus fièrement d’ignobles haillons. Ils ont le teint blanc, l’œil bleu, la pureté des contours du visage et la noble tournure des montagnards du Caucase ; seulement leur longue moustache blonde et leurs traits fortement accentués donnent à leur physionomie un caractère plus expressif. Pour tout vêtement, ils portent une chemise en lambeaux qui laisse à découvert leur large poitrine, une sale fustanelle serrée autour d’une taille aussi fine que celle d’une femme, et sur la tête un bonnet rouge avec un long gland pendant sur l’oreille. Cette description serait incomplète, si l’on n’y joignait l’arsenal obligé de pistolets et de yatagans magnifiques qui brille à leur ceinture. La porte envoie cette milice fière et ingouvernable là où elle a des entreprises désespérées à tenter, ou des populations à traiter sans ménagement. Excellens soldats sur le champ de bataille, ils ont partout ailleurs la férocité et la turbulence d’une race de bandits, et le gouvernement turc, qui ne peut s’en passer à la guerre, en est toujours embarrassé en temps de paix. Toute la route du débarcadère au palais du pacha en était couverte, et leur mine insolente contrastait étrangement avec l’humilité des fonctionnaires turcs. Le pacha reçut l’amiral avec un grand empressement, et, après l’échange des politesses d’usage, la conversation politique s’engagea. Elle fut courte. L’amiral déclara au pacha que la France était fatiguée des alarmes journalières que l’on causait au bey de Tunis et des velléités guerrières que l’on manifestait contre lui. Elle avait pris le bey sous sa protection, et toute tentative faite pour l’attaquer serait réprimée par la force. « Si donc vous continuez à armer contre Tunis, attendez-vous, dit-il en finissant, à nous voir revenir en ennemis. » Cela dit, l’amiral se retira, et le jour même l’escadre s’éloigna de ces tristes parages.
Cette menace fut prise au sérieux, et elle devait l’être. En effets Tripoli est l’unique reste de la domination turque sur le continent africain. Que la place eût été enlevée par un coup de main, et le pays, qui est d’ordinaire en état presque constant d’insurrection, eût été livré sans retour à l’anarchie. Tous les efforts de l’empire ottoman eussent été impuissans pour y rétablir son autorité ; le commerce y eût perdu dès-lors toute sécurité, et il n’eût pas manqué de chercher d’autres routes pour pénétrer dans l’intérieur. Ces routes eussent été probablement celles de Tunis et de l’Algérie. La porte, éclairée peut-être par ceux-là même qui la poussaient contre nous, s’avisa de ce péril ; elle reconnut qu’à très peu de frais la France pouvait lui faire beaucoup de mal, et recueillir pour elle-même un avantage certain et considérable. Elle ne voulut pas y donner prétexte ; depuis ce jour, le bey de Tunis n’a plus été inquiété, et la frontière orientale de l’Algérie continue à se garder toute seule.
L’escadre revint passer l’hiver en France. En 1847, elle subit dans sa composition une modification assez importante. On la réduisit à cinq vaisseaux et une frégate ; mais chacun de ces navires était de l’espèce la plus puissante. Des cinq vaisseaux, trois étaient à trois ponts, un de 90 canons et le dernier de 80 ; la frégate n’en portait que 40. mais c’étaient de ces redoutables canons-obusiers qui lancent horizontalement de véritables bombes, et que le monde entier connaît sous le nom de canons à la Paixhans. Moins forte par le nombre des navires qu’elle ne l’avait été dans les trois années précédentes, l’escadre l’était en réalité bien davantage. Sa puissance était immense. Jamais nous n’avions eu un noyau de marine aussi compacte, aussi solide, aussi bon à présenter à nos amis et à nos ennemis. Les états-majors et les équipages, instruits par une longue expérience, n’avaient plus rien à apprendre. On pouvait considérer cette petite escadre dans son ensemble comme dans chacun de ses détails, et il n’y avait pas de marine au monde qui pût offrir rien de mieux. Nous avions trouvé le secret de suppléer au nombre par l’excellence et la qualité. À cet avantage de la plus grande force possible sous le moindre volume, l’escadre en joignait un autre, celui de la mobilité. Un puissant remorqueur à vapeur était attaché à chaque navire à voiles. Aussi, pour la première fois, vit-on une flotte se mouvoir avec une vitesse de sept milles à l’heure en temps de calme. Pour la première fois, on vit une armée navale franchir en trente-six heures la distance de Spezzia à Toulon, maigre de fraîches brises contraires, qui, sans le secours des remorqueurs, l’eussent retardée d’au moins une semaine. Dans les opérations maritimes encore plus que dans la guerre de terre, le temps est précieux ; l’occasion une fois perdue ne se retrouve plus. Si donc l’espèce des vaisseaux de l’escadre leur permettait de se mesurer avec des chances certaines de succès contre tout ennemi d’une force numérique égale à la sienne, si même, contre un ennemi supérieur en nombre, la puissance de ses moyens d’action lui donnait la possibilité de balancer le succès et tout au moins l’assurance d’une lutte honorable, la mobilité toute nouvelle qu’elle avait acquise lui offrait en même temps l’avantage de multiplier ses forces par la rapidité et la sûreté de ses mouvemens. Enfin, sur cinq grandes frégates et deux corvettes à vapeur, pouvaient être répartis à un moment donné six mille hommes au moins de troupes de débarquement. Et nous savions dès-lors ce que depuis l’expérience a mieux appris encore, qu’à l’avenir le principal emploi des forces navales sera dirigé contre des ports de mer, et que si l’artillerie des vaisseaux est indispensable pour détruire les batteries ennemies, les soldats ne le sont pas moins pour achever le succès et conserver le résultat obtenu. L’escadre, telle qu’elle était composée, remplissait donc, autant que nos ressources maritimes et les limites du budget le rendaient possible, les conditions nécessaires pour ne pas rester au-dessous de ce que les intérêts de la France pouvaient exiger d’elle.
Nous étions à la fin de 1847, à la veille des événemens redoutables dont tout le monde pressentait plus ou moins l’approche. On entendait gronder l’orage, et personne ne pouvait se méprendre sur les signes précurseurs qui l’annonçaient à plus d’un point de l’horizon. Cependant nous espérions tous que quelque diversion puissante aurait la vertu de le détourner de notre pays. Involontairement nous nous figurions notre belle et rapide escadre allant chercher ces fameux bataillons préparés par la rude école de la guerre d’Afrique, et les amenant dans les plaines de l’Italie, remplies pour nous de si glorieux souvenirs, afin d’y combattre des ennemis dignes d’eux, sous le drapeau de l’indépendance, noble drapeau qui alors était exempt de toute souillure. Hélas ! c’étaient des rêves qui ne devaient pas se réaliser. Du moins, dans le pressentiment des grands événemens qui allaient se passer, chacun de nous, comme en 1840, avait fait tout ce qui dépendait de lui pour que l’honneur de la patrie ne fût pas en péril. Le reste était aux mains de Dieu.
L’escadre revenait à peine d’une longue station sur les côtes de Sicile et d’Italie, lorsque la nouvelle de la révolution de février arriva à Toulon. Le roi Louis-Philippe avait cessé de régner, et le vent révolutionnaire avait balayé de sages institutions auxquelles trente années de prospérité et de liberté auraient dû servir de sauvegarde ; mais l’avènement de la république ne changeait rien au devoir : l’escadre était celle de la France, et la conserver à la France fut la première pensée de tous. On fut frappé de stupeur, on eut à refouler au dedans de soi des sentimens froissés ; néanmoins on comprit qu’avant tout il fallait sauver la force navale du pays de la désorganisation qui suit toujours un changement violent dans la forme du gouvernement. Tout devait faire croire que la France, lancée dans la plus redoutable des aventures, aurait à lutter contre l’Europe entière ; il importait qu’elle entrât dans cette lutte avec tous les moyens de défendre son honneur et son indépendance. Si d’ailleurs le mot de république faisait une triste impression sur les vieux officiers, éclairés par l’expérience du passé et la connaissance des hommes, il n’en était pas de même des jeunes gens. Beaucoup d’entre eux, aveuglés par les généreuses illusions de leur âge et rêvant pour l’espèce humaine une perfection morale et un bonheur impossibles en ce monde, saluaient avec joie l’avènement d’un régime qui leur montrait dans une perspective trompeuse les vertus des républiques anciennes et les espérances de la gloire militaire.
Un nouveau chef fut aussitôt envoyé, homme de cœur et de résolution, fait pour comprendre et exécuter ce que réclamait la gravité des circonstances. Des manières simples et franches, une physionomie ouverte sur laquelle se réfléchissent les nobles qualités de son ame, se joignent à un corps glorieusement mutilé pour donner à l’amiral Baudin des dehors qui préviennent et qui entraînent. Ce sont là ses moindres avantages. Il sait vouloir, et le poids de la responsabilité, si lourd à tant d’autres, n’est rien pour lui. Ce que sa conscience et son devoir lui dictent, il l’exécute avec promptitude et vigueur. Tout révèle en lui l’homme fait pour commander, aussi apte à concevoir des idées fécondes qu’à en assurer l’application. Sans perdre un instant, il se décida à arracher l’escadre au spectacle et à la contagion des saturnales révolutionnaires. Il l’entraîna aux îles d’Hyères, et rendit à la république le service, méconnu alors, fort apprécié plus tard, de lui conserver intacts les élémens de grandeur et de gloire si longuement préparés par la monarchie.
L’escadre fut ainsi sauvée ; son organisation, sa discipline, ses traditions, son esprit, tout lui resta, et nous allons la voir, comme l’armée, prendre une part dans la tâche glorieuse de conjurer les périls que la catastrophe de février avait appelés sur la France. Plus heureuse que l’armée, il lui fut donné de poursuivre sa carrière de dévouement envers le pays sans se mêler à nos discordes civiles et sans avoir à répandre le sang français.
À peine venait-elle d’arriver aux îles d’Hyères, que l’ordre lui fut donné de se rendre sur les côtes d’Italie, pour y appuyer la politique de la France. Le rôle que nos marins ont joué dans les événemens dont cette partie de l’Europe a été le théâtre pendant ces dernières années est une nouvelle phase de l’histoire de l’escadre, et n’est pas la moins honorable. Comme je l’ai dit plus haut, son éducation est achevée désormais, et ce corps plein de sève et de vie, dans la plénitude de sa vigueur et de ses moyens d’action, peut être mis aux prises avec tout ce qu’il y a de plus difficile et de plus périlleux. Et son organisation matérielle n’est pas seule ainsi à l’épreuve : l’esprit qui l’anime n’est pas moins ferme et moins viril, n’est pas moins parfait dans son développement. Cette réunion prolongée d’un grand nombre d’hommes sous l’empire de la discipline militaire, dont j’ai déjà signalé l’heureuse influence, avait alors porté tous ses fruits, et je ne crois pas qu’on ait vu nulle part un plus complet assemblage des vertus patriotiques et guerrières. Ces vertus, pratiquées sans interruption depuis dix ans, étaient passées à l’état de tradition, de loi écrite dans tous les cœurs et obligatoire pour toutes les consciences. Il faut chercher là le secret de la grande influence que l’escadre allait exercer en Italie sur le cours des événemens. Elle n’eut point de combats à livrer ; elle n’emprunta sa puissance ni à la portée redoutable de ses canons, ni à la crainte qu’inspiraient les gouvernemens éphémères qui, pendant trois ou quatre mois, se succédèrent à Paris ; elle se fit respecter par elle-même et par cet ascendant qu’exerce toujours la force qui se modère au milieu du jeu désordonné des passions humaines. Cette flotte opposant aux exemples de la licence et de l’anarchie celui d’une inflexible discipline, ces officiers si calmes, si sages, si dévoués, ne songeant jamais au parti qu’ils pourraient tirer des révolutions au profit de leur ambition, mais au contraire occupés sans cesse à démêler dans les événemens de quel côté étaient l’honneur et les intérêts de la patrie, pour marcher à tout prix dans cette voie : voilà ce qui entourait notre escadre d’un respect universel et lui donnait cette autorité morale dont, heureusement pour la France, elle a fait si bon usage.
Il se peut qu’elle ait quelquefois exercé cette influence d’une manière peu conforme aux vues du gouvernement dont émanaient les ordres qu’elle recevait. En des temps réguliers, cette conduite eût été blâmable ; mais, alors que le pouvoir changeait sans cesse de mains en France, était-il possible qu’une direction intelligente et suivie fût imprimée aux mouvemens de l’escadre de si loin et en face d’événemens souvent imprévus, toujours connus et appréciés d’une manière imparfaite ? Le soin de cette appréciation ne revenait-il pas naturellement à l’amiral qui était sur les lieux, et qui, en voyant se dérouler devant lui, jour par jour, le long drame dont l’Italie était le théâtre, s’inspirait, sur chaque décision qu’il avait à prendre, de l’esprit de l’escadre, de cet esprit si éminemment national ? Non, jamais l’histoire ne reprochera à nos marins le rôle que la nécessité leur fit jouer alors, ou bien, au même titre, elle devrait reprocher au pays les efforts que, sur tous les points du territoire, il fit pour se sauver lui-même, quand son gouvernement le laissait périr. L’escadre agit comme agirent les généreux citoyens qui défendirent victorieusement l’assemblée constituante le 15 mai 1848. C’est qu’en effet, quoiqu’à distance, elle ne pouvait manquer de recevoir le contre-coup de l’opinion honnête et éclairée du pays ; c’est qu’elle apprenait de lui à ne prendre conseil que de son patriotisme et de son bon sens dans les circonstances critiques où elle allait se trouver ; c’est qu’enfin cette influence de la pensée publique venait fortifier chez l’amiral la résolution, qu’il trouvait dans son esprit et dans son cœur, de suivre la ligne de conduite qui lui était tracée par l’intérêt de la France. C’est la manière dont cette influence de notre escadre s’est exercée, ce sont les résultats qu’elle a poursuivis et obtenus, que nous allons maintenant raconter.
À peine arrivée sur les côtes d’Italie, l’escadre y reconnut les tristes conséquences de la révolution qui s’était accomplie à Paris. Dès le lendemain du 24 février, le mouvement libéral, qui se préparait depuis long-temps, avait éclaté sur tous les points de la péninsule. Les hommes honorables et modérés, les vrais patriotes qui avaient travaillé à opérer ce mouvement pour secouer le joug étranger et doter leur pays d’institutions libres, avaient compté sur l’appui sage de la France monarchique et constitutionnelle. Cet appui leur manquant, ils ne voulurent voir dans les triomphateurs et les gouvernans de Paris que des fauteurs de désordre ou des conquérans sans scrupules. Aussi, dès l’abord, le mot si répété du roi Charles-Albert : Italia farà da se, ce mot qui semble être l’expression d’une confiance présomptueuse, fut-il dicté surtout par la défiance que la république française inspirait au parti libéral en Italie. Si notre gouvernement eût racheté ses torts révolutionnaires par une politique ferme et décidée, qui eût confondu sa cause avec la cause italienne, les sympathies lui seraient certainement revenues ; mais on voyait que la France, avec sa révolution stérile et impuissante, agiterait l’Italie sans la sauver, qu’elle déserterait sa politique séculaire en laissant le champ libre aux armes de l’Autriche ; on ne compta plus sur elle ; pour parler plus juste, il n’y eut que la lie révolutionnaire des villes italiennes qui resta en fraternité avec les héros de nos émeutes et de nos clubs. Aussi, lorsque notre escadre se présenta sur les côtes de Gênes et de la Spezzia, fut-elle accueillie avec une froideur qui contrastait étrangement avec la sympathie qu’on lui témoignait un an auparavant. À Livourne au contraire, où régnait dès-lors une démagogie ignoble et turbulente, nos officiers eurent à subir la honte d’être confondus avec les vainqueurs de février, et ils furent obligés de se dérober par un prompt départ à des ovations qui les faisaient rougir.
L’escadre fit voile vers Naples ; elle se fût arrêtée devant Civita-Vecchia, si ce mouillage eût été accessible aux grands navires. Il y avait là à remplir une tâche digne d’elle : elle avait à seconder de toute son influence les efforts que faisait dès lors un homme d’une grande intelligence et d’un grand cœur, pour contenir le mouvement accompli à Rome dans ces limites de modération et d’équité au-delà desquelles les révolutions les mieux justifiées n’enfantent plus que des crimes et des malheurs. À cette époque, la république de M. Mazzini n’avait pas encore levé la tête ; mais M. Rossi, qui la voyait venir, était résolu à la combattre à outrance et à l’empêcher à tout prix de briser le trône pontifical. Tous les cœurs honnêtes, tous les esprits élevés étaient avec lui, et l’escadre française, de Naples, où elle s’était rendue, était décidée à prêter son appui moral à la généreuse tentative de l’ancien ambassadeur de France. Cet appui ne pouvait rien, hélas ! contre le poignard des assassins.
En même temps que notre escadre surveille ainsi les événemens de Rome, elle est obligée de donner son attention à ceux de Venise. Une petite division est envoyée pour montrer le pavillon français comme une espérance aux citoyens de cette république qui travaillent à lui rendre son indépendance. Il n’y a point à rougir de la sympathie que l’on va témoigner à une cause pure de tout excès, véritable effort de la nationalité contre la domination étrangère, destiné à se soutenir encore après que l’Autriche aura étouffé sous ses pieds toutes les agitations révolutionnaires de l’Italie. Il se pouvait d’ailleurs que la force irrésistible des circonstances amenât une guerre européenne, et, dans ce cas, Venise était pour la France une vieille et fidèle amie dont il importait de s’assurer l’alliance. Aussi nos marins acceptèrent-ils avec ardeur la mission qu’ils allaient remplir au fond de l’Adriatique ; ils se portaient à cette croisière avec un élan vraiment national. Le gros de l’escadre était pendant ce temps mouillé à Naples, où de graves événemens réclamaient sa présence.
Pour bien comprendre le rôle que la flotte française va jouer au milieu de ces événemens, il faut se reporter à quelques mois en arrière. Cette même flotte avait visité Naples et Palerme dans les mois de juillet et d’août 1847 ; elle avait montré sur ces côtes le drapeau de la France forte et libre sous la monarchie constitutionnelle. Naples ressentait alors de légères agitations, premiers échos de la voix de Pie IX ; mais quelque chose de bien plus sérieux se préparait en Sicile. Cette île était toute frémissante sous le joug qui pesait sur elle, et nous y avions vu les plus manifestes symptômes d’une prochaine insurrection. C’était vers la France que se tournaient les regards de tout ce que le pays avait d’hommes éclairés ; ils enviaient nos sages institutions, la liberté et la prospérité qu’elles nous donnaient. Nous recevions leurs confidences sur leurs projets et sur l’espoir qu’ils mettaient en nous pour les aider dans l’effort énergique qu’ils allaient tenter. Ils nous demandaient cet appui avec confiance, sachant bien que la politique de la France ne lui permettrait pas de le leur refuser, et qu’elle n’y mettrait pas de conditions qui coûteraient à leur honneur. Accompli en effet sous la protection française, le mouvement sicilien eût été contenu dans des bornes raisonnables, et le lien qui unit l’île à la couronne n’eût pas été rompu. Il nous importait presque autant qu’à cette couronne elle-même de le maintenir. Nous savions qu’il n’y avait pas d’existence possible pour la Sicile, si elle eût voulu s’isoler dans son indépendance ; trop faible pour se faire respecter, elle devait ou retomber sous le joug napolitain ou être entraînée dans les bras d’une grande puissance maritime, c’est-à-dire échanger la domination du roi Ferdinand contre celle du lord haut-commissaire des îles Ioniennes. Ce n’était pas une telle condition que les patriotes siciliens entendaient faire à leur pays ; ils voulaient rester sujets, mais sujets libres du roi de Naples, et pour cela ils ne comptaient que sur la France. L’intérêt que nous avions à ne laisser la Sicile tomber à aucun prix sous le protectorat britannique leur répondait de l’assistance que notre gouvernement leur prêterait auprès du roi Ferdinand, pour obtenir de ce prince les institutions qu’ils réclamaient, et l’opinion généralement accréditée que telle serait la conduite de la France dans la crise qui se préparait nous avait créé, soit à Naples, soit à Palerme, d’ardentes sympathies, dont nos marins avaient recueilli les témoignages.
Peu de mois après, l’insurrection sicilienne éclata. L’escadre était rentrée à Toulon ; mais notre diplomatie, préparée à l’événement, commençait déjà à parler et à agir dans le sens qui vient d’être défini, lorsque survint la révolution du 24 février, brisant violemment les traditions de notre politique, changeant ou discréditant nos agens, depuis ce jour jusqu’à celui où la flotte de l’amiral Baudin parut devant Naples, tout ce qui s’était passé avait concouru à rendre la France suspecte, odieuse même, et à annuler son influence.
Là, comme partout ailleurs, les événemens de Paris avaient porté leur fruit. Le patriotisme éclairé, qui demandait de sages réformes, avait fait place à l’audace révolutionnaire. En Sicile, les choses étaient allées à l’extrême ; le lien qui unissait les deux couronnes avait été imprudemment brisé, et le peuple sicilien, en proclamant son indépendance, s’était livré fatalement à l’Angleterre. L’escadre britannique n’avait point encore paru ; mais elle était si proche de sa station de Malte, elle dominait si sûrement le cours des événemens, qu’elle était certaine d’arriver à l’heure décisive, et que l’arbitrage de ce grand litige semblait ne pouvoir lui échapper. À Naples même, l’autorité du roi était en péril ; le vertige révolutionnaire gagnait chaque jour ; ce n’étaient que concessions inutiles et tardives, intrigues qui se croisaient en tout sens, alternatives de confiance extrême et d’extrême découragement ; tout annonçait une prochaine catastrophe. C’est au milieu de cet état de choses que l’escadre française avait reparu dans les eaux de Naples, avec les mêmes équipages, les mêmes officiers, et j’ajoute avec le même esprit que huit mois auparavant. La révolution de février avait pu renverser un trône, elle n’avait rien changé dans l’opinion et les sentimens qui régnaient à bord de nos vaisseaux. Si le gouvernement n’était plus le même, les intérêts de la France n’avaient point varié, et la mission de l’escadre était de les faire triompher. Là était pour elle la ligne du devoir. Alors comme huit mois auparavant, il fallait empêcher la Sicile de devenir anglaise ; pour cela, il fallait que le roi Ferdinand y rétablît son autorité, et, pour qu’il l’y rétablît, il fallait qu’il commençât par être maître à Naples. Ainsi raisonnaient nos marins sous la double inspiration du bon sens et de l’honneur national, lorsque, dans la néfaste journée du 15 mai, Naples vit éclater en ses murs une formidable insurrection.
L’agent du gouvernement français (je ne l’appellerai pas le ministre de France), pour qui le seul but à poursuivre était d’assurer le triomphe populaire, accourut aussitôt à bord de l’escadre, pressant l’amiral, le sommant même de tourner ses canons contre le palais du roi, et de donner ainsi aux barricadeurs calabrais l’éclatant et public appui de la France. Le moment était décisif : l’amiral Baudin n’avait qu’à faire un geste, et le trône du roi Ferdinand volait en éclats. Ce geste, il refusa de le faire. Pour résister aux sommations impérieuses de l’agent de la république, il avait derrière lui l’opinion de l’escadre, cette opinion juste, éclairée, toute-puissante. Outre la raison politique que chacun sentait, officiers et matelots éprouvaient une invincible répugnance à employer leurs armes contre une ville qui avait toujours été pour nous si hospitalière, si affectueuse. Lancer la mort contre des femmes et des enfans pour donner la victoire à l’émeute et aux clubs révoltait en eux tous les sentimens de l’homme et du marin. L’escadre ne bougea pas ; elle ne brûla pas une amorce, ne débarqua pas un homme, et son immobilité fut pour les troupes napolitaines une tacite assistance qui releva leur courage et les aida à triompher de l’insurrection.
Spectacle étrange en apparence que celui qui fut donné alors ! Le trône du roi le moins populaire de l’Europe venait d’être raffermi par le concours moral de l’escadre de la république française ! Cependant, pour qui voudra regarder au fond des choses, il y a lieu de se demander où était la véritable vertu républicaine, chez ce diplomate révolutionnaire, pour qui c’était tout de renverser un trône, ou chez ces vaillans équipages, pour qui servir et honorer le pays était la règle suprême de leur conduite. À nos yeux et, nous le croyons aussi, aux yeux de tout appréciateur désintéressé et consciencieux, la réponse n’est pas douteuse, et ce qui en ressort avec une égale évidence, c’est que ces grandes leçons d’un patriotisme supérieur aux intérêts et aux passions du jour, d’un dévouement invariable et absolu à la cause du pays, ces leçons de ce que j’appelais tout à l’heure la vertu républicaine par excellence, notre escadre était allée les puiser à l’école de la monarchie constitutionnelle, de ce gouvernement qu’on a beaucoup décrié, mais qui sera vengé par l’histoire. C’est grâce à ces leçons que la flotte comme l’armée s’étaient conservées intactes au lendemain du 24 février, l’une pour soutenir à Naples les intérêts et l’honneur du pays, l’autre pour sauver la société française tout entière, quelques semaines après, dans les terribles journées de juin.
L’insurrection de Naples réprimée, toutes les forces militaires du royaume allaient être employées à reconquérir la Sicile ; l’escadre anglaise se hâta d’accourir. Ici encore il y eut un singulier spectacle, et qui peint bien la confusion des temps dont nous rappelons le souvenir. Officiellement, les deux gouvernemens de France et d’Angleterre étaient d’accord pour assurer l’indépendance de la Sicile : le cabinet anglais par des motifs d’intérêt qu’il ne prenait guère la peine de cacher, les hommes qui gouvernaient la France par une sorte de don quichottisme républicain. Les deux gouvernemens fournissaient ouvertement aux Siciliens des armes, des canons et même des soldats[4] ; mais nous avons dit combien au fond leur pensée était différente, et les deux escadres dans leur accord, je dirai presque dans leur intimité apparente, laissaient sans cesse éclater cette différence. On eût pu dire, en effet, qu’elles s’aimaient au point de ne pouvoir se quitter. Dès que l’un des amiraux faisait un détachement, l’autre envoyait immédiatement à sa suite un nombre égal de ses navires. Si l’amiral Parker se rendait quelque part de sa personne, l’amiral Baudin y accourait. Extérieurement on était censé agir de concert, en réalité les mouvemens que l’on faisait ensemble n’avaient pour but que de s’observer et se contrecarrer réciproquement. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que, tout le temps que dura la guerre entre les troupes royales et les insurgés siciliens, les deux escadres ne cessèrent de poursuivre ainsi leurs buts si divers sous les apparences de l’entente la plus cordiale. Ce n’était pas qu’on prétendît se tromper les uns les autres, mais on tenait à garder les dehors d’une estime et d’une courtoisie mutuelles et à rester jusqu’au bout gens de bonne compagnie. Cette lutte sourde eut pour l’amiral Baudin et son escadre d’assez graves difficultés, et ils y firent œuvre de modération et de patience. La politique indécise du gouvernement français vint quelquefois leur apporter des entraves, et jamais elle ne leur fut d’aucun secours. Ils n’en suivirent pas moins la ligne que leur traçaient les intérêts de la France jusqu’au jour où il n’y eut plus à craindre que la Sicile devînt une colonie britannique.
La tâche qui restait alors à remplir à nos équipages était celle de l’humanité, et ils s’y employèrent avec le plus généreux dévouement. À Messine, cinq mille hommes trouvèrent une refuge momentané sur nos vaisseaux ; à Catane, nos officiers arrachèrent plus d’une victime à l’épée des vainqueurs ; à Palerme enfin, l’intervention personnelle de quelques-uns de nos commandans auprès du général Filangieri et l’estime que cet habile chef avait conçue pour notre marine éloignèrent de cette grande cité les horreurs d’un assaut. Le roi Ferdinand fut le premier à reconnaître les droits qu’avait acquis l’escadre française de s’interposer entre la rigueur de son gouvernement et ceux qui l’avaient encourue. C’était bien peu faire, hélas ! pour une cause que nous avions aimée et pour des hommes dont les premiers efforts avaient eu toutes nos sympathies ; mais désormais la France ne pouvait faire davantage. Occupée à lutter laborieusement contre l’anarchie qui menaçait de la dévorer, elle n’avait plus de secours ni de vœux même au service des révolutions étrangères, et elle était bien loin de ces jours de puissance et de prospérité où son rôle était de propager pacifiquement en Europe les idées de liberté constitutionnelle. Pour elle comme pour son escadre, le dilemme avait été celui-ci : — rendre la Sicile au roi Ferdinand, ou la jeter aux bras de l’Angleterre. — L’escadre avait tranché la question dans le sens de l’intérêt national. Maigre les regrets trop faciles à comprendre que ressentaient certaines âmes qui ont besoin de liberté pour les autres comme pour elles-mêmes, cet intérêt avait dû prévaloir sur toute autre considération.
Ce que la France avait laissé faire en Sicile, elle dut peu après aller le faire elle-même à Rome. Il fut décidé que, pour transporter les troupes destinées à cette expédition, l’escadre fournirait tous ses navires à vapeur. Le commandement en fut confié au brave amiral Tréhouart, el pelo blanco, comme l’ennemi le surnomma dans la glorieuse journée d’Obligado[5]. Je ne parlerai pas plus de l’expédition de Rome que je n’ai parlé des autres faits de guerre auxquels des détachemens de l’escadre ont pris part depuis sa formation. Je m’interdirai le plaisir que j’aurais à unir dans un même éloge nos soldats et nos marins, modèles également accomplis d’héroïsme dans le danger, de fidélité à l’austère loi de la discipline, d’abnégation, de dévouement patriotiques. Dans ces tristes temps, l’armée et la marine n’ont pas cessé d’être l’honneur de la France, et nous leur devons d’avoir mêlé quelques belles et consolantes pages à la douloureuse histoire de nos excès et de nos faiblesses. Il y a là pour elles une gloire bien supérieure à toutes les jouissances de l’ambition satisfaite, à toutes les dignités et toutes les faveurs que peut distribuer la main des hommes. Il est pourtant un fait qu’au risque de me répéter un peu je ne puis m’empêcher de signaler à propos de cette expédition, c’est la promptitude admirable, c’est l’espèce de ponctualité mathématique avec laquelle tout se fit dans les opérations de la marine. Jamais on n’avait vu l’embarquement d’une masse d’hommes, leur transport, leur débarquement, s’accomplir avec un ordre, une régularité, une facilité pareils, et je ne fais que répéter ici le témoignage qui nous fut rendu alors par les Anglais, nos juges les meilleurs sans doute et les moins partiaux en pareille matière. C’est que ce mode d’opération, cette guerre de surprises, ces expéditions soudaines, imprévues, conviennent merveilleusement à notre génie national. La combinaison de nos forces de terre et de mer par l’emploi de la vapeur, cette combinaison continuellement pratiquée pendant nos longues guerres d’Afrique, est devenue une habitude et presque un jeu pour nous. C’est un avantage qu’il faut conserver le plus soigneusement possible à notre marine et à notre armée, et si le malheur du monde veut que la carrière des combats vienne un jour à se rouvrir, si la France doit remettre au vent son drapeau sur les champs de bataille, il y a là pour elle un moyen de faire de grandes choses et de frapper même au loin des coups décisifs, qui doit toujours être présent à sa pensée.
Il reste peu à dire sur le rôle de l’escadre pendant ces dernières années. On la voit parcourant les mers du Levant lors du différend élevé entre la porte et les puissances du Nord au sujet des réfugiés hongrois, on la voit montrant son pavillon dans les mers de Grèce au moment des brutales réclamations faites par l’escadre anglaise au nom du Juif Pacifico ; mais, dans ces deux affaires, son action, enchaînée par une politique indécise, fut plutôt négative. Il n’en pouvait être autrement. Quel langage notre marine eût-elle pu tenir, lorsqu’au lieu d’avoir derrière elle la France calme, sage et puissante, elle avait à parler au nom d’un peuple divisé, affaibli par les luttes de parti, forcé d’oublier sa grandeur dans le soin de sa sûreté, et, si le gant lui eût été jeté, se sentant incapable de le relever ? La situation de l’escadre n’était donc pas tenable dans le Levant : on le comprit et on l’appela à Cherbourg, pour y recevoir la visite du président de la république.
Ce ne fut pas de Paris seulement, ce fut de toutes les parties de la France qu’on accourut alors à Cherbourg. On aime la marine en France, mais on la connaît peu. À l’exception des habitans de nos grands ports, et peut-être aussi de quelques rares touristes, personne ne sait ou plutôt ne savait, avant cet automne de l’année 1850, ce qu’est une escadre. Je n’en répète pas moins qu’on aime la marine en France : on l’aime par un vague instinct qui dit aux plus ignorans qu’elle est nécessaire à notre grandeur et même à notre existence nationale ; on l’aime par suite des efforts qu’il en coûte à un peuple qui n’est pas naturellement marin pour le devenir à force d’intelligence et de courage ; on l’aime parce que de temps en temps elle rapporte un peu de gloire sans entraîner le pays dans les grands hasards d’une guerre continentale ; on l’aime enfin peut-être comme l’on aime l’inconnu, par attrait poétique, par besoin de l’imagination. Ce qui est certain, c’est qu’il y eut quelque chose de plus que le goût de la nouveauté dans le mouvement qui porta alors de tous côtés vers Cherbourg des flots de population. On ne s’attend pas que je redise ici l’étonnement que causa l’escadre à tous ces yeux ouverts pour la première fois à un tel spectacle. Que de témoignages d’admiration nos officiers ne recueillirent-ils pas pour ces beaux vaisseaux dont la tâche journalière était de promener sur les mers lointaines le drapeau de la patrie, et de laisser derrière eux une salutaire impression de la grandeur de la France ! Que d’expressions de sympathie n’entendirent-ils pas pour les habitans de ces vastes machines flottantes, pour cette population si modeste et si dévouée, dont l’unique ambition est d’avoir à verser son sang pour le pays, et qui, dans l’attente de ce jour, oublie toutes les douceurs de la vie, toutes les joies de la famille, et s’en va affronter sans souci les plus périlleux hasards !
Une fois la curiosité des yeux satisfaite, l’attention des observateurs intelligens se porta sur la physionomie si différente de nos officiers et de nos matelots. On fut frappé de la sérénité froide et un peu hautaine des premiers, de la joyeuse insouciance des autres. Chez nos officiers, cette fierté tient au respect d’eux-mêmes, à la conscience de leur valeur. Dans une escadre, en effet, quelque nombreux que soient les États-majors, tout le monde se connaît ; la carrière de chacun est un livre ouvert que tous ses camarades peuvent feuilleter. Il s’ensuit que l’estime ne se mesure qu’au nombre et à l’importance des services rendus. À ce sentiment de leur valeur qu’ont nos officiers se joint la connaissance parfaitement définie de leurs devoirs. La route à suivre est toute tracée ; il n’y a pas à choisir, comme ailleurs, entre l’honneur et l’intérêt : l’un ne se sépare pas de l’autre, et de là un sentiment de supériorité morale qui rend peut-être un peu fier, mais qui crée de grandes obligations. Cette fierté d’ailleurs est accompagnée d’autres dispositions qui la tempèrent. L’isolement dans lequel on vit, les longs voyages, les longues veilles de nuit, disposent l’ame à la mélancolie et l’ouvrent aux affections vives et profondes. Aussi, malgré la froideur apparente dont j’indique les causes, malgré la raideur produite par l’habitude d’exercer dès le jeune âge un commandement absolu, jamais on ne rencontre de cœurs plus chauds que ceux de nos marins.
Cette remarque s’applique à nos matelots aussi bien qu’aux officiers. Le matelot arrive à bord, sortant à peine du cercle étroit de la famille. Fils de pêcheur, il est rare que son enfance n’ait pas été nourrie dans les pratiques religieuses. La marine le reçoit donc d’ordinaire avant qu’il ait été gâté par les funestes enseignemens de la corruption. La discipline s’en empare et lui démontre en quelques jours qu’aucun de ses mauvais penchans, s’il en a, ne restera impuni. L’état pourvoit à tous ses besoins, comme à ceux du soldat ; mais il ne l’abandonne jamais, comme le soldat, à l’inévitable oisiveté des garnisons. Toujours occupé à bord, le matelot est à chaque instant en présence du péril. Grimper, par une nuit sombre, sur une vergue qui s’agite avec violence, serrer une voile que le givre a durcie comme une planche, et dans laquelle on a le corps entortillé par le vent, c’est là une opération tout aussi périlleuse et qui demande tout autant de sang-froid et de courage que de monter à l’assaut d’une crête couronnée par les Kabyles. Cet acte d’audace, le matelot l’accomplit tous les jours, et sans être soutenu par l’espérance de la gloire. Si une corde casse, si son pied glisse, il périra d’une mort obscure. Des troupes qui sont allées au feu doublent de valeur. Le matelot, qui chaque jour risque sa vie dans le combat contre les élémens, puise dans l’habitude de mépriser le danger le germe de tous les nobles sentimens. Sans soucis pour ses besoins présens non plus que pour son avenir, soumis à un gouvernement paternel et toujours juste dans sa sévérité, s’abandonnant à ses chefs avec une entière confiance, son contentement, son bien-être ; se manifestent à tous les yeux.
Je dois signaler encore une autre impression fort saisissante que firent nos états-majors et nos équipages sur ceux qui les visitèrent en sérieux observateurs. On s’étonna de voir des hommes dominant de si haut l’atmosphère où se meuvent les passions humaines, et si étrangers aux affections et aux haines de parti qui divisent la France. On s’étonna d’entendre leurs opinions sur les hommes et sur les choses, qu’ils avaient appris à juger à la lumière du patriotisme et du bon sens, et dans ce lointain qui rend aux objets leur véritable couleur. On s’étonna du simple et ferme langage avec lequel tous déclaraient qu’instruits par les funestes exemples de 1793, ils ne laisseraient à aucun prix la politique envahir leurs vaisseaux, et ne mettraient jamais leur cœur à un autre service que celui de la patrie. Il y eut alors une manifestation de cet esprit qui n’échappa à personne. Au milieu du désordre des acclamations populaires dont retentissaient les abords de Cherbourg, la flotte n’exprima ses sentimens qu’avec l’ordre et la régularité commandés par la discipline. Le pouvoir fut salué dans la personne du chef de l’état, comme il l’est partout et toujours, moins sous la forme d’un tribut payé à l’homme que sous celle d’un hommage symbolique rendu au principe de l’autorité. Lorsque par un gros temps l’un de nos matelots était tombé à la mer, et que par des prodiges de dévouement et d’audace on était parvenu à le sauver, le commandant du navire, sa casquette à la main, se faisait l’organe du sentiment de tous en criant : « Enfans, l’homme est sauvé ! vive le roi ! » et ce cri était répété par cinq cents bouches. Qui saluait-on ainsi ? La personne assise sur le trône ? Non ; on avait crié en d’autres temps : Vive la république ! et vive l’empereur ! On saluait le nom sous lequel on s’était engagé à servir la France, et à vaincre ou à mourir pour elle.
C’est ainsi que, pour ceux qui étaient allés chercher autre chose que le plaisir des yeux, il y avait dans ce qu’ils virent à Cherbourg plus qu’un beau spectacle : il y avait de bons exemples à suivre et d’utiles enseignemens à recueillir. On voyait là les incomparables résultats que l’on peut obtenir de la nature française lorsqu’elle est bien dirigée, et lorsqu’on fait appel à ce qu’elle a de plus élevé. Aussi l’impression que chacun emporta des fêtes de Cherbourg ne fut-elle ni aussi légère ni aussi superficielle qu’on aurait pu l’attendre.
Après ces fêtes, l’escadre alla passer l’hiver à Brest. Lors du soulèvement du maréchal Saldanha en Portugal, elle fut envoyée à Cadix, et de là elle rentra dans la Méditerranée, qu’elle sillonne en ce moment sous les ordres de l’amiral La Susse, le lieutenant de l’amiral Lalande à Besica ; c’est assez dire que ses bonnes traditions ne sont point en péril.
Si, grâce à Dieu, le personnel de l’escadre reste ainsi le même, si rien n’est changé à son esprit, le matériel est en ce moment même près de subir une transformation d’une immense importance. Le jour n’est pas loin où notre flotte tout entière ne sera plus composée que de navires à vapeur, et, dès cette année, deux vaisseaux de ce genre vont aller y remplacer un égal nombre de navires à voiles. Il y a quelques années, on traitait d’esprits aventureux, d’imaginations chimériques ceux qui demandaient instamment à la France qu’elle fît un effort puissant pour se créer une marine à vapeur et s’approprier de bonne heure tout ce que l’emploi du nouveau moteur lui promettait d’avantages. On voulait bien accorder aux novateurs qu’en certains cas une escadre pourrait trouver là pour se remorquer d’assez bons auxiliaires, mais on ne trouvait pas que cela méritât d’être acheté au prix d’une révolution. Deux ans ne s’étaient pas écoulés, que la remorque, d’utile, était devenue nécessaire ; on voyait les autres, grâce à cette précieuse assistance, arriver si vite, qu’on craignait d’être partout en retard, et, l’opération de la remorque étant souvent fort difficile à exécuter à la mer, les esprits les plus rebelles à l’évidence en venaient à penser qu’il serait peut-être plus commode de se remorquer soi-même. De là au navire à vapeur proprement dit, il n’y a qu’un pas, et ce pas, on est en train aujourd’hui de le faire : voilà comment, après s’être fait bien long-temps prier, après avoir perdu des années et s’être laissé devancer par d’autres plus avisés de leurs intérêts, on en est revenu forcément aux idées de ces esprits chimériques que l’on repoussait avec tant de dédain ; seulement on y est revenu par le chemin le plus long.
Dieu merci ! la perte de temps n’est pas irréparable, et, comme dit le proverbe, vaut mieux tard que jamais. Deux vaisseaux à vapeur vont donc aller rejoindre l’escadre. L’un, le Charlemagne, est un ancien vaisseau à voiles auquel on a appliqué une machine. Il est bien entendu que le vaisseau a conservé ses formes primitives, destinées avant tout à le mettre en état de résister à la pression de ses voiles et à faciliter ses mouvemens, alors que le vent devait être son unique moteur. Il a conservé également son immense mâture, ce qui ne veut pas dire que, comme navire à voiles, il n’ait rien perdu de ses qualités, tout au contraire. Comme navire à vapeur, l’excellence de sa petite machine lui a fait obtenir des résultats fort remarquables ; sa vitesse est de neuf milles à l’heure en temps calme. En somme, c’est peut-être ce qu’on pouvait faire de mieux en poursuivant deux buts à la fois et en voulant contenter deux maîtres. L’autre vaisseau, le Napoléon, est un vaisseau à vapeur dans la complète acception du mot. Construit dans un seul but, sur un plan conçu et combiné par une seule tête, celle de M. Dupuy de Lôme, jeune ingénieur d’une rare intelligence, ce bâtiment doit réaliser, si ses essais réussissent, tout ce que l’état actuel de la science permet d’attendre de plus parfait dans la construction du navire de guerre mû par la vapeur. Je dois ajouter que sa machine, exécutée sur un plan défectueux malgré les prières et les supplications de M. Dupuy, sera nécessairement pour beaucoup dans les conditions du succès plus ou moins grand qui lui est réservé, et ici je n’ai pas besoin de le répéter, la grandeur du succès, c’est la vitesse.
La vitesse ! c’est là aujourd’hui que dans toutes les directions semble se porter le plus puissant effort de l’esprit humain. On dirait qu’il n’est préoccupé que d’une chose, transmettre sa pensée et l’exécuter par les moyens les plus rapides et les plus sûrs. Le télégraphe électrique, les chemins de fer, la marine à vapeur, toutes ces inventions marchent de concert, et sont inspirées par les mêmes besoins, les mêmes instincts, les mêmes idées. Vienne la guerre, qu’il est permis moins que jamais aujourd’hui de désirer, mais qu’il faut toujours prévoir ; vienne la guerre, et le télégraphe électrique transmettra jour et nuit, et en quelques minutes, de Paris à Toulon, les instructions les plus détaillées. Les chemins de fer y amèneront en quelques heures nos braves soldats, et au bout du chemin de fer nos soldats trouveront ces rapides vaisseaux à vapeur qui, défiant et déjouant par leur vitesse toute la vigilance ennemie, les porteront à coup sûr et à heure fixe sur le point que la pensée des chefs aura assigné à leur débarquement. Et voyez comme tout se lie et s’enchaîne en ce monde ! au moment où nous est donné ce nouveau mode de guerre si brusque, si décisif, si favorable à la furia francese, voilà que des hommes du génie le plus inventif, MM. Delvigne, Tamisier et Minié (pourquoi ne citerais-je pas leurs noms, qui honorent la France ?) mettent entre les mains de nos soldats cette carabine dont la portée extraordinaire rend presque superflu, au moins dans les opérations de cette nature, l’emploi de l’artillerie de campagne. Réservé presque uniquement au cas où il faudra enfoncer des portes et des murailles, ce matériel si difficile à mouvoir, si lent à embarquer et à débarquer, n’embarrassera plus ici de son poids la rapidité de nos expéditions. Quel changement ! quelle face nouvelle donnée à l’art de la guerre ! Comment ne pas admirer ce travail continuel de l’esprit humain, marchant ainsi de découvertes en découvertes, de conquêtes en conquêtes ? Et quelles seraient les limites du génie de l’homme, si l’énergie des caractères allait de pair avec les puissans développemens de l’intelligence ! Mais, hélas ! c’est là que Dieu a posé la borne où vient se briser notre orgueil !
Ici s’arrête notre tâche : elle serait bien remplie, si nous étions parvenu à faire connaître un peu notre escadre ; si, en rappelant les services qu’elle a rendus au pays, nous avions su indiquer ceux qu’elle peut lui rendre encore ; si enfin nous avions réussi à faire apprécier ce qui en est le moins connu, son personnel, et à obtenir du lecteur qu’il aimât nos marins comme nous les aimons nous-mêmes.
En terminant, il y a un point, un seul, sur lequel nous insisterons encore. Les questions de matériel ont assurément leur importance, et ce n’est pas chose indifférente pour la France que le nombre plus ou moins grand de navires qu’elle aura à flot ou en chantier, la transformation plus ou moins rapide qu’elle fera de ses vaisseaux à voiles en vaisseaux à vapeur. À bien prendre cependant, tout cela n’a qu’une importance secondaire. Lorsqu’il ne s’agit que de façonner du fer et du bois, les questions de temps peuvent se traduire en questions d’argent, et l’activité répare les torts de la négligence. Ce qui ne s’improvise pas, ce que l’argent ne peut procurer, ce sont les hommes, c’est le caractère que l’éducation a développé chez eux, c’est l’esprit qui les anime. Ici il faut l’œuvre du temps, il faut le travail d’une volonté ferme et suivie. Que cette œuvre soit interrompue, que cette volonté et cette suite viennent à défaillir, tous les trésors du monde ne répareront pas ce qu’on aura laissé perdre, ne renoueront pas le fil brisé des bonnes et salutaires traditions. Conservons donc précieusement cette escadre, arche sainte de notre marine, où se garde le dépôt sacré des traditions du devoir et de l’honneur ; conservons cette école permanente où officiers et matelots viennent à tour de rôle apprendre tous leur métier et recevoir l’inspiration de nos chefs les plus éminens ; conservons ce cadre riche et fécond d’où sortiraient, la guerre venant, autant d’escadres que le réclameraient les besoins et la volonté du pays.
Dans les pages qui précèdent, on s’est borné à retracer l’histoire de notre escadre de la Méditerranée. Un jour, peut-être, de nouveaux documens nous permettront de donner à nos lecteurs quelques épisodes de la vie de mer et d’autres souvenirs sur nos marins.
V. DE MARS.
- ↑ A bord de tous nos navires de guerre, une mèche à canon reste toujours allumée sous la garde d’un factionnaire. C’est là que chacun va allumer sa pipe ou son cigare ; c’est là aussi que s’échangent toutes les nouvelles, tous les on dit du bord.
- ↑ Je me trompe, il y en a eu un seul : en 1816, le capitaine de la Méduse, M. de Chaumareix, eut le malheur d’abandonner son équipage. Éternel sujet de reproche pour ceux qui avaient pu confier le pavillon de la France et la vie de trois cents hommes à la garde d’un officier assez éloigné des souvenirs du noble métier de marin pour avoir désappris jusqu’à la tradition de l’honneur !
- ↑ L’amiral Parseval assiste comme aspirant sur le Bucentaure à la bataille de Trafalgar, et fait naufrage sur ce vaisseau après le combat ; — lieutenant à bord de la frégate l’Africaine, fait naufrage avec elle sur l’ile de Sable, et contribue puissamment par son dévouement au salut de l’équipage ; — fait naufrage sur la Sauterelle à la Guyane, et sur le Faune dans la Plata ; — capitaine de l’Iphigénie au Mexique ; épouvantable épidémie de fièvre jaune ; combats de Saint-Jean d’Ulloa et de la Vera-Cruz.
- ↑ Le gouvernement français avait encouragé les soldats de notre légion étrangère d’Afrique à entrer au service sicilien. Ces hommes n’étaient pas Français, mais leur longue communauté de dangers et de gloire avec nos soldats leur avait donné une demi-nationalité, et nos marins regrettaient profondément de les voir revêtus de notre uniforme au milieu des insurgés. Ils se montrèrent, au reste, dignes du bouton qu’ils portaient encore, et périrent presque tous au combat de Catane, la seule action vigoureuse de cette guerre. Pauvres gens ! le cœur dut leur battre bien vivement lorsque le colonel suisse, M. de Muralt, mettant pied à terre pour escalader le premier les barricades derrière lesquelles ils s’étaient retranchés, cria en français à sa troupe, qui allait les massacrer : « En avant, enfans ! à la baïonnette, et vive le roi ! » En entendant ce cri qu’ils avaient poussé si souvent eux-mêmes lorsqu’ils marchaient au combat sous le drapeau de la France, ne lancèrent-ils pas une dernière imprécation contre ceux qui les avaient arrachés à leur patrie d’adoption pour les envoyer ainsi à une mort certaine ?
- ↑ Au combat d’Obligado (automne de 1845), le plus brillant fait d’armes que les annales de notre marine aient à enregistrer depuis les grandes luttes de l’empire, le succès fut dû principalement à l’énergie et à l’audace du capitaine Tréhouart. Après avoir eu tous ses officiers et la moitié de son équipage atteints jar le feu de l’ennemi, alors que tout autre eût senti sa résolution faiblir, il porte son pavillon sur un autre navire, fait déployer toutes les voiles et vient l’échouer à portée de pistolet des batteries américaines, signifiant, par cette manœuvre qui lui coupait toute retraite, sa résolution de vaincre ou de périr. Cette manœuvre d’une hardiesse sans pareille confond les canonniers de Rosas, et fait succéder dans leurs cœurs la terreur à l’assurance du succès. En vain leurs officiers font-ils tous leurs efforts pour ranimer leur courage défaillant, en vain désignent-ils le commandant Tréhouart à leurs coups en leur criant : Fuego al pelo blanco (feu sur l’homme aux cheveux blancs) ! Ce cri, entendu à bord du navire français, tant on se bat de près, n’émeut en rien l’intrépide capitaine, qui se tient impassible à l’arrière au milieu d’une grêle de balles et de boulets. Le pelo blanco fait l’effet de la tête de Méduse, et les soldats de marine de l’escadrille anglo-française, lorsqu’ils escaladent les batteries argentines sous la conduite de sir Charles Hotham, les trouvent abandonnées.