Histoire grecque (Trad. Talbot)/Livre 2
LIVRE II.
CHAPITRE PREMIER.
Les soldats d’Étéonicus, qui étaient à Chios, se nourrirent tout l’été des fruits de la saison et du produit des travaux de la campagne. Mais lorsque vint l’hiver, comme ils n’avaient plus de vivres, qu’ils étaient sans vêtements et sans chaussures, ils se concertèrent, et résolurent de s’emparer par surprise de la ville de Chios. Il est convenu que tous ceux qui s’associent au projet porteront une canne, afin de s’assurer les uns les autres de leur nombre. Étéonicus, instruit du complot, ne sait quel parti prendre dans la conjoncture, vu le grand nombre des porte-cannes. En les attaquant ouvertement, il paraissait à craindre qu’ils ne courussent aux armes, et qu’une fois maîtres de la ville et devenus ennemis, ils ne perdissent toutes les affaires s’ils avaient le dessus ; mais, d’autre part, mettre à mort un si grand nombre d’alliés, c’était évidemment courir le risque de s’attirer l’inimitié des autres Grecs et de s’aliéner l’esprit des soldats. Étéonicus prend avec lui quinze hommes armés de poignards, et se met à parcourir la ville. Il rencontre un homme qui, atteint d’ophthalmie, sortait avec une canne de chez un médecin : il le tue. Là-dessus grand tumulte : on demande pourquoi cet homme a été mis à mort. Étéonicus fait publier que c’est parce qu’il portait une canne. À peine cette publication est-elle faite, que tous ceux qui ont des cannes les jettent, et tous ceux qui l’ont entendue craignent d’être vus une canne à la main. Étéonicus rassemble ensuite les habitants de Chios, et les engage à lui fournir de l’argent, afin que les soldats puissent recevoir leur paye et n’entreprennent aucun mouvement. On lui remet cet argent. Aussitôt Étéonicus donne le signal de l’embarquement. Il s’approche ensuite de chaque vaisseau en particulier et prodigue les encouragements et les exhortations, comme s’il ne savait rien de ce qui s’est passé, puis il donne à chacun la paye d’un mois.
À la suite de ces événements, les habitants de Chios et les autres alliés[1] se rassemblent à Éphèse et décrètent d’envoyer des députés aux Lacédémoniens, afin de les informer de ce qui s’est passé et de demander pour chef de la flotte Lysandre, qui avait obtenu les bonnes grâces des alliés pendant sa précédente navarchie, et notamment à la suite de sa victoire navale de Notium. On fait partir ces députés, et avec eux des messagers chargés par Cyrus de la même mission. Les Lacédémoniens donnent Lysandre comme sous-chef ; mais Aracus est créé navarque, la loi de Sparte s’opposant à ce que la même personne fût revêtue deux fois de cette charge. Cependant on confie la flotte à Lysandre au moment où la vingt-cinquième année de la guerre venait de s’écouler.
Cette même année Cyrus fait périr Autobésacès et Mitrée, tous deux fils de la sœur de Dariée, fille de cet Artaxercès qui fut père de Darius[2], parce que, se trouvant un jour sur son passage, ils n’avaient pas caché leurs mains dans les manches de leurs robes, ce qui ne se fait que pour le roi ; la manche, en effet, étant plus longue que la main, quand on a la main recouverte, on ne peut plus agir. Hiéramène et sa femme représentent à Darius qu’il est étrange de souffrir une telle injure de la part de Cyrus, et Darius, feignant une maladie, lui envoie des messagers pour le mander auprès de lui.
L’année suivante, Archytas étant éphore, et Alexius archonte d’Athènes, Lysandre, arrivé à Éphèse, fait venir de Chios Étéonicus avec ses vaisseaux ; il rassemble les navires de tous les mouillages, les met en état et en fait construire d’autres à Antandros. Il se rend ensuite auprès de Cyrus pour lui demander de l’argent : celui-ci répond que les sommes qu’il a reçues du roi sont dépensées, et au delà ; puis il lui montre ce qu’il a remis à chacun des navarques : il paye cependant. Avec cet argent Lysandre établit des triérarques sur les trirèmes, et paye aux matelots la solde qui leur est due. De leur côté, les stratéges athéniens équipent leur flotte à Samos.
Cyrus, sur ces entrefaites, députe à Lysandre, parce qu’un courrier est venu lui annoncer que son père, malade, le fait mander à Thamnéries, en Médie, où il était, dans le voisinage des Cadusiens[3], contre lesquels il faisait une expédition. Lysandre arrive, et Cyrus lui défend d’engager un combat naval avec les Athéniens, s’il n’a un plus grand nombre de vaisseaux : le roi et lui-même ont assez d’argent pour armer dans cette intention une flotte en règle. Il lui montre en même temps tous les tributs payés par les villes, et qui sont à lui, et il lui donne tout l’excédant. Enfin, après avoir rappelé son attachement à la ville des Lacédémoniens et à Lysandre en particulier, il part pour aller rejoindre son père. Lysandre, grâce à tout l’argent que lui a donné Cyrus, parti auprès de son père malade, paye l’armée et cingle vers le golfe Céramique, en Carie. Il attaque Cédrée, ville alliée des Athéniens, la prend d’assaut le lendemain, et réduit les habitants en esclavage : c’étaient en partie des barbares. De là il fait route vers Rhodes. Les Athéniens, partis de Samos, ravagent le pays du roi, cinglent ensuite vers Chios et vers Éphèse, et se préparent au combat. Aux stratéges en fonction ils adjoignent Ménandre, Tydée et Céphisodote. Lysandre se rend de Rhodes vers l’Hellespont, en côtoyant l’Ionie, tant pour assurer le libre passage des vaisseaux que pour faire rentrer les villes dans le devoir. Cependant les Athéniens laissent Chios pour prendre le large, les côtes d’Asie leur étant ennemies. D’Abydos Lysandre gagne Lampsaque, alliée d’Athènes.
Les habitants d’Abydos et les autres alliés le suivent par terre, sous le commandement du Lacédémonien Thorax. Ils assiégent la ville et l’emportent d’assaut. Les soldats pillent toutes les richesses dont elle est remplie, vin, blé et autres provisions. Lysandre laisse aller tous les gens libres ; mais les Athéniens, qui suivaient sa piste, mouillent à Éléonte, dans la Chersonèse, avec cent quatre-vingts vaisseaux. Pendant qu’ils y prennent leur repas, on leur annonce ce qui est arrivé à Lampsaque : aussitôt ils se rendent à Sestos, s’y approvisionnent, et cinglent directement vers l’embouchure de l’Ægos-Potamos, vis-à-vis de Lampsaque. L’Hellespont, dans cet endroit, a près de quinze stades de largeur. Ils y soupent.
La nuit suivante, au point du jour, Lysandre donne le signal de l’embarquement aux troupes qui viennent de prendre leur repas. Il dispose tout pour le combat, arme de mantelets les flancs de ses vaisseaux, et défend que personne quitte son rang et gagne le large. Les Athéniens, au lever du soleil, se placent devant le port en ordre de bataille, le front à l’ennemi. Mais Lysandre ne bougeant point, comme il se faisait tard, ils regagnent Ægos-Potamos. Lysandre fait suivre les Athéniens par les vaisseaux les plus vites, avec ordre d’observer ce qu’ils feront une fois débarqués, et de revenir aussitôt lui en rendre compte. Il ne permet pas à son monde de débarquer avant le retour de ses vaisseaux. Il en fait autant quatre jours de suite, les Athéniens ne cessant de lui offrir le combat.
Cependant Alcibiade, voyant de ses murs[4] les Athéniens mouillés près d’une plage, loin de toute ville, faisant venir par mer leurs vivres de Sestos, éloignée de quinze stades de leur station navale, tandis que l’ennemi est dans un port et près d’une ville où il a tout, leur dit qu’ils ont choisi un mauvais mouillage, et les engage à s’embosser devant Sestos, dans le voisinage d’un port et d’une ville. « Là, dit-il, vous livrerez bataille quand vous voudrez. » Les stratéges, notamment Tydée et Ménandre, le prient de se retirer : ce sont eux qui sont stratéges et non pas lui. Il se retire. Il y avait cinq jours que les Athéniens exécutaient leur manœuvre, lorsque Lysandre donne cette instruction aux navires qui les suivaient par son ordre : quand ils les verront à terre et dispersés dans la Chersonèse, ce qu’ils faisaient chaque jour de plus en plus, et pour aller au loin acheter des vivres et pour narguer Lysandre, ils reviendront vers lui et élèveront en l’air un bouclier. On fait ce qu’il a commandé. Lysandre donne aussitôt l’ordre de naviguer au plus vite. Il est suivi de Thorax et de l’infanterie. Conon, voyant l’ennemi approcher, fait donner le signal pour qu’on se porte en toute hâte sur les vaisseaux ; mais son monde était dispersé ; sur une partie des bâtiments il n’y avait que deux rangs occupés, sur d’autres un seul ; quelques-uns sont tout à fait vides. Le vaisseau de Conon, sept navires qui étaient auprès de lui et la Paralos, gagnent le large ; mais Lysandre prend tous les autres près de terre, et fait main basse à terre sur la plupart des soldats athéniens : quelques-uns s’enfuient vers des bourgs fortifiés. Conon, qui s’était échappé avec les neuf vaisseaux, voyant la cause d’Athènes perdue, s’arrête à l’Abarnide, promontoire de Lampsaque, où il prend les grandes voiles des vaisseaux de Lysandre. Lui-même se rend de là auprès d’Évagoras en Cypre avec huit vaisseaux. La Paralos fait voile vers Athènes pour annoncer ce qui vient de se passer.
Lysandre emmène à Lampsaque les vaisseaux, les prisonniers et tout le reste, ainsi que les stratéges qu’il avait pris, entre autres Philoclès et Adimante. Le jour même où il opérait ce transport, il envoie à Lacédémone Théopompe, pirate milésien, porter la nouvelle de l’événement. Théopompe s’y rend en trois jours. Lysandre rassemble ensuite les alliés et les engage à délibérer sur le sort des prisonniers. Là, de nombreuses accusations s’élèvent contre les Athéniens, et sur les crimes qu’ils ont déjà commis, et sur ceux qu’ils avaient dessein de commettre, notamment, s’ils étaient vainqueurs dans le combat naval, de couper la main droite à tous les prisonniers : on ajoute qu’ayant pris deux trirèmes, l’une de Corinthe et l’autre d’Andros, ils en ont jeté tous les hommes à la mer. C’était Philoclès, stratége des Athéniens, qui avait commis cette barbarie. On énumère encore plusieurs autres griefs, puis on décide de tuer tous les prisonniers athéniens, sauf Adimante, qui seul, dans l’assemblée, s’était opposé au décret relatif aux mains coupées. Au reste, quelques-uns l’accusèrent d’avoir livré la flotte. Lysandre, après avoir demandé à Philoclès quel supplice méritait celui qui, le premier, avait violé les lois des Grecs en jetant à la mer les gens de Corinthe et d’Andros, le fait égorger.
CHAPITRE II.
Après avoir réglé les affaires de Lampsaque, Lysandre fait voile vers Byzance et Chalcédoine. Les habitants le reçoivent, après avoir laissé partir la garnison athénienne sous la foi des traités. Ceux qui avaient livré Byzance à Alcibiade s’enfuient alors vers le Pont-Euxin : plus tard ils reviennent à Athènes et deviennent Athéniens. Lysandre renvoie à Athènes toutes les gardes athéniennes et tout ce qu’il rencontre d’Athéniens, n’accordant de sauf-conduit que pour cette ville et non point pour ailleurs, avec la certitude que plus il y aurait de monde accumulé à Athènes et au Pirée, plus le manque de vivres se ferait promptement sentir. Il laisse Sthénélaüs en qualité d’harmoste lacédémonien à Byzance et à Chalcédoine, puis il retourne lui-même à Lampsaque, où il radoube ses vaisseaux.
À Athènes, la Paralos étant arrivée de nuit, le bruit de la catastrophe se répand, et les gémissements passent du Pirée et des Longs-Murs jusqu’à la ville, la nouvelle se transmettant de bouche en bouche. Cette nuit personne ne dormit ; tous pleuraient non-seulement sur ceux qui n’étaient plus, mais bien plus encore sur eux-mêmes, persuadés qu’ils allaient subir ce qu’ils avaient fait aux Méliens, métèques des Lacédémone, après la prise de leur ville, ainsi qu’aux Histiéens, aux Scionéens, aux Toronéens, aux Éginètes et à beaucoup d’autres Grecs[5]. Le lendemain ils tiennent une assemblée, où il est résolu d’obstruer les ports, un seul excepté, de réparer les murs, d’établir des gardes, de prendre enfin toutes les mesures pour mettre la ville en état de soutenir un siége. Telle était la position d’Athènes.
Lysandre, parti de l’Hellespont avec deux cents vaisseaux, arrive à Lesbos, où il règle le gouvernement des autres villes et de Mitylène, et envoie dans les places de la Thrace dix trirèmes, commandées par Étéonicus, qui soumet tout le pays aux Lacédémoniens. La Grèce entière, après le combat naval, abandonne le parti des Athéniens, à l’exception des habitants de Samos. Ceux-ci égorgent les notables et se maintiennent maîtres dans leur ville. Lysandre députe ensuite à Agis, qui était à Décélie, et puis à Lacédémone, pour annoncer qu’il arrive avec deux cents vaisseaux.
Les Lacédémoniens et les autres Péloponésiens, sauf les Argiens, se lèvent en masse sur l’ordre de Pausanias, l’un des deux rois de Sparte. Quand toutes les troupes sont réunies, Pausanias se met à leur tête, et va camper près d’Athènes, dans le Gymnase nommé Académie. Lysandre, arrivé à Égine, rend la ville aux Éginètes, dont il avait rassemblé le plus grand nombre, et en fait autant aux Méliens, ainsi qu’à tous les peuples qui avaient été dépossédés : après quoi, il ravage Salamine, et mouille, avec cent cinquante vaisseaux, près du Pirée, dont il ferme l’entrée aux bâtiments.
Les Athéniens, assiégés par terre et par mer, ne savent à quoi se résoudre, n’ayant ni vaisseaux, ni alliés, ni vivres. Ils pensent n’avoir d’autre salut à attendre que ce qu’ils ont fait subir, non par vengeance, mais par violence, aux citoyens de petits États, sans autre grief que leur alliance avec Sparte. Aussi, réhabilitant les gens flétris, ils tiennent ferme, et, malgré les morts nombreux qu’emporte la famine, personne ne parle de capitulation. Cependant, le blé venant à manquer complétement, ils députent à Agis pour traiter d’une alliance avec les Lacédémoniens, à condition de conserver les murs et le Pirée : ce seront les bases du traité. Mais Agis les invite à se rendre à Sparte : il n’a point les pouvoirs requis. Les députés rapportent cette réponse aux Athéniens : on les envoie à Lacédémone. Quand ils sont arrivés à Sellasie, près des frontières de la Laconie, et que les éphores ont appris que ce qu’ils ont à dire n’est que ce qu’ils ont dit à Agis, on leur enjoint de se retirer et de ne revenir, s’ils veulent la paix, qu’après une plus sage délibération. Les députés, de retour à Athènes, annoncent au peuple ce qui s’est passé : le désespoir se répand partout ; on se voit déjà vendu en esclavage, et, jusqu’à ce que l’on envoie de nouveaux députés, on sent qu’un grand nombre va mourir de faim. Quant à la démolition des murs, personne ne veut ouvrir là-dessus la discussion. En effet, Aristocrate, pour avoir dit dans le conseil que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de traiter de la paix aux conditions exigées par les Lacédémoniens, avait été jeté en prison. Or, ces conditions étaient que les Longs-Murs fussent démolis chacun sur une étendue de dix stades. On avait même décrété qu’il n’était pas permis de mettre ce sujet en délibération. Les choses en étant à ce point, Théramène dit dans l’assemblée que, si on veut l’envoyer à Lysandre, il saura des Lacédémoniens si c’est pour asservir la ville, ou simplement comme garantie, qu’ils posent la condition des murs. On l’envoie ; mais il demeure plus de trois mois auprès de Lysandre, épiant le moment où les Athéniens devront, faute de vivres, accepter tout ce qu’on leur proposera. Il revient au quatrième mois, et annonce dans l’assemblée que Lysandre l’a retenu tout ce temps, et l’a ensuite invité à se rendre à Lacédémone : il n’avait pas les pouvoirs requis pour répondre à ce qu’on lui demandait ; cela dépendait des éphores. Là-dessus, Théramène est envoyé en députation, lui dixième, à Lacédémone, avec pleins pouvoirs. De son côté, Lysandre dépêche aux éphores, avec d’autres Lacédémoniens, Aristote, banni d’Athènes, pour leur dire qu’il a répondu à Théramène qu’eux seuls sont les arbitres de la paix et de la guerre.
Théramène et les autres députés, arrivés à Sellasie, sont interrogés sur le but de leur venue : ils disent qu’ils ont pleins pouvoirs pour traiter de la paix : alors les éphores les font appeler. Quand ils sont arrivés, on convoque une assemblée dans laquelle des Corinthiens, et surtout des Thébains, ainsi que bon nombre d’autres Grecs, répondent qu’il ne faut point traiter avec Athènes, mais la raser. Les Lacédémoniens déclarent qu’ils ne réduiront point en esclavage une ville qui a rendu de grands services dans les grands dangers qui ont menacé la Grèce. On conclut donc la paix, à condition que les Athéniens abattront les Longs-Murs et les fortifications du Pirée, livreront tous leurs vaisseaux, à l’exception de douze, rappelleront les exilés, auront les mêmes amis et les mêmes ennemis que les Lacédémoniens, et les suivront sur terre et sur mer partout où ceux-ci le voudront. Théramène et ses collègues de députation rapportent ces conditions à Athènes : en entrant, ils sont entourés d’une foule immense, qui craignait de les voir revenir sans avoir rien conclu : il n’y avait plus moyen de tenir plus longtemps, à cause de la multitude de gens qui mouraient de faim. Le lendemain, les députés font connaître à quelles conditions les Lacédémoniens accordent la paix. Théramène porte la parole et déclare qu’il faut se soumettre aux Lacédémoniens et raser les murs. Quelques citoyens lui font opposition ; mais une forte majorité ayant appuyé la proposition, on décrète d’accepter la paix. Alors Lysandre aborde au Pirée ; les exilés rentrent, les murs sont abattus au son des flûtes avec une grande ardeur, et l’on regarde ce jour pour la Grèce comme l’avénement de la liberté.
Ainsi finit l’année, vers le milieu de laquelle le Syracusain Denys, fils d’Hermocrate, devint tyran, après que les Carthaginois, vaincus d’abord par les Syracusains, eurent réduit par la famine Agrigente, que les Siciliens abandonnèrent.
CHAPITRE III.
L’année suivante, dans laquelle eut lieu l’olympiade où Crokinas, de Thessalie, remporta le prix du stade, Eudicus étant éphore à Sparte, et à Athènes l’archonte étant Pythodore, que les Athéniens ne comptent pas, parce qu’il fut élu durant l’oligarchie, et qu’ils appellent cette année celle de l’anarchie. Cette oligarchie s’établit ainsi : le peuple décréta de choisir trente hommes pour rédiger les lois nationales, d’après lesquelles ils devaient gouverner. On choisit d’abord Polycrate, Critias, Mélobius, Hippolochus, Euclide, Hiéron, Mnésilochus, Chrémon, Théramène, Arésias, Dioclès, Phédrias, Chérélée, Anétius, Pison, Sophocle, Ératosthène, Chariclès, Onomaclès, Théognis, Eschine, Théogène, Cléomède, Erasistrate, Phidon, Dracontidès, Eumathès, Aristote, Hippomachus, Mnésithidès. Cela fait, Lysandre s’en retourne à Samos avec la flotte, et Agis quitte Décélie avec l’armée de terre, dont il renvoie chaque division dans son pays.
À la même époque, vers le temps d’une éclipse de soleil, Lycoptéron de Phères, qui voulait dominer sur toute la Thessalie, défait, dans une bataille, les Larisséens et les autres Thessaliens qui lui font opposition, et leur tue beaucoup de monde.
Vers le même temps encore, Denys, tyran de Syracuse, vaincu dans une bataille contre les Carthaginois, perd Géla et Camarine. Peu de temps après, des Léontins, qui habitaient avec des Syracusains, quittent le parti de Denys et de Syracuse et se retirent dans leur propre ville. Aussitôt la cavalerie syracusaine est envoyée à Catane par Denys.
Les Samiens, assiégés de tous côtés par Lysandre, voyant que leur premier refus d’accéder à ses propositions allait entraîner l’assaut donné par Lysandre, conviennent de se rendre, à condition que chaque homme libre emportera un vêtement et que tout le reste sera livré : ils sortent ainsi de la place. Lysandre rend la ville et tout ce qu’elle contient aux anciens habitants, y établit dix archontes pour la garder, et renvoie les vaisseaux des alliés chacun dans sa patrie. Suivi des vaisseaux lacédémoniens, il revient à Lacédémone, emmenant avec lui les éperons des vaisseaux conquis, les trirèmes du Pirée, sauf douze, les couronnes dont les villes lui ont fait don, quatre cent soixante-dix talents d’argent qui restaient des tributs que Cyrus lui avait fournis pour la guerre, et tout ce qu’il avait gagné dans cette campagne. Il livre le tout aux Lacédémoniens vers la fin de l’été où se termine la guerre, après une durée de vingt-huit ans et six mois, sous les éphores dont les noms suivent : le premier est Énésias, sous lequel commence la guerre, la quinzième année de la trêve de trente ans conclue après la prise de l’Eubée. Après lui, viennent Brasidas, Isanor, Sostratidas, Hexarque, Agésistrate, Aggénidas, Onomaclès, Zeuxippe, Pityas, Plistolas, Clinomaque, Ilarque, Léon, Chéridas, Patésiadas, Cléosthène, Lycarius, Épérate, Onomantius, Alexippidas, Misgolaïdas, Isias, Aracus, Euarchippe, Pantaclès, Pityas, Archytas et Eudicus, sous lequel Lysandre, après avoir accompli ce qui vient d’être dit, revient dans sa patrie.
Les Trente sont nommés aussitôt que les Longs-Murs et les fortifications du Pirée ont été abattues, ce qui se fait avec la plus grande rapidité. Élus pour rédiger les lois qui devaient servir de base au gouvernement, ils remettent toujours à les composer et à les publier ; mais, en attendant, ils organisent le conseil et les autres magistratures comme ils l’entendent. Ensuite, tous les hommes qui, sous la démocratie, étaient connus de tous comme vivant de calomnie et à charge à tous les gens de bien, ils les font arrêter et mettre à mort. Le conseil prononce avec joie la sentence de mort contre de tels hommes, et tous ceux auxquels leur conscience ne reproche rien de pareil n’en sont pas fâchés. Ils délibèrent ensuite sur les moyens de gouverner Athènes à leur gré, et, pour cela, ils envoient Eschine et Aristote à Lacédémone, avec mission de persuader à Lysandre de travailler à leur avoir une garnison, jusqu’à ce qu’ils se soient débarrassés des mauvais citoyens et qu’ils aient affermi le gouvernement. Ils garantissent la subsistance. Lysandre, se laissant convaincre, parvient à leur faire envoyer des troupes avec l’harmoste Callibius.
Dès que les Trente ont reçu la garnison, ils traitent Callibius avec tous les égards possibles, pour lui faire approuver tout ce qu’ils feront ; mais celui-ci ayant mis à leur disposition toutes les troupes qu’ils souhaitent, ils ne se contentent plus de saisir les scélérats et les gens de rien, ils jettent en prison ceux qu’ils regardent comme les moins disposés à supporter des injustices et les plus capables de rassembler un grand nombre de partisans en cas de résistance.
Dans les premiers temps, Critias vivait en bonne intelligence avec Théramène ; ils étaient amis ; mais, comme Critias montrait une grande ardeur à faire périr beaucoup de citoyens, parce qu’il avait été jadis exilé par le peuple, Théramène s’y opposa en disant qu’il n’était pas juste de mettre à mort des hommes honorés du peuple, et qui ne s’étaient rendus coupables d’aucun crime envers les gens de bien, « Et moi aussi, ajouta-t-il, ainsi que toi, nous avons dit et fait bien des choses pour plaire au peuple. » Critias, qui était encore intime avec Théramène, lui répond qu’il n’est pas possible, si l’on veut avoir le dessus, de ne pas se débarrasser des gens capables de faire de l’opposition, « Si tu t’imagines que, parce que nous sommes trente et non pas un, nous n’avons pas à veiller sur notre pouvoir comme si c’était une tyrannie, tu es naïf. »
Cependant, la mort injuste de plusieurs citoyens en ayant engagé un grand nombre à se concerter au grand jour et à s’étonner de ce qu’allait être ce gouvernement, Théramène représente de nouveau que, si l’on ne s’adjoint des hommes versés dans les affaires, l’oligarchie ne pourra pas durer. Là-dessus Critias et le reste des Trente, redoutant dès ce moment l’influence de Théramène sur les autres citoyens, prêts à se grouper autour de lui, dressent une liste de trois mille hommes qu’ils associent aux affaires.
Théramène déclare encore, à ce sujet, qu’avant tout il est absurde, selon lui, puisqu’ils veulent s’associer tous les bons citoyens, d’en associer trois mille, comme si ce nombre devait nécessairement ne contenir que des gens de bien, comme s’il n’y avait pas encore des hommes zélés en dehors de ces trois mille, comme s’il n’y avait pas des méchants dans ce nombre. « Ensuite, ajouta-t-il, je vous vois faire deux choses parfaitement opposées : vous établissez un gouvernement violent, et il est plus faible que les gouvernés. » Voilà ce qu’il dit. Mais les Trente font une revue des trois mille sur l’agora, ceux qui étaient hors de la liste ayant été convoqués dans un autre endroit ; puis ils ordonnent à ceux-ci d’aller chercher leurs armes, et, quand ils sont partis, les Trente envoient leurs gardes et les citoyens de leur parti pour saisir toutes les armes, excepté celles des trois mille ; après quoi ils les font transporter dans l’Acropole et déposer dans le temple.
Cette mesure prise, et se voyant maîtres d’agir comme ils l’entendent, ils mettent à mort un grand nombre de citoyens, par pure haine, et un grand nombre par cupidité. Ils décident, afin d’avoir de quoi payer les troupes, que chacun des Trente s’emparera d’un métèque, le mettra à mort et confisquera ses biens. Ils engagent alors Théramène à choisir qui bon lui semblerait. Il répond : « Mais je ne trouve pas honorable, quand on se donne pour d’excellents citoyens, d’agir avec plus d’injustice que les sycophantes. Au moins ces gens-là laissent-ils la vie à ceux dont ils prennent le bien ; et nous, sans qu’on nous ait fait préjudice, nous mettrions des hommes à mort pour confisquer leur fortune ? Comment cette conduite ne sera-t-elle pas plus injuste que la leur ? »
Les autres, voyant que Théramène va devenir un obstacle à leurs projets, lui tendent des piéges et le calomnient en particulier auprès de chaque conseiller, comme un ennemi du gouvernement. À la fin, ils engagent les jeunes gens qui leur paraissent les plus audacieux à se rendre auprès d’eux avec des poignards sous l’aisselle, et rassemblent le conseil. Dès que Théramène paraît, Critias se lève et parle ainsi :
« Citoyens conseillers, si quelqu’un de vous pense qu’il y a eu plus de morts que les circonstances ne l’exigeaient, qu’il songe que partout, dans les révolutions, il en est de même, et que ceux qui ont établi l’oligarchie doivent avoir nécessairement un grand nombre d’ennemis dans une ville qui non-seulement est la plus peuplée de toutes les cités de la Grèce, mais encore dans laquelle le peuple a vécu depuis si longtemps en liberté. Pour nous, qui connaissons tout ce qu’il y a de mauvais pour vous dans la démocratie, et qui savons que le peuple n’aurait jamais pu se montrer favorable aux Lacédémoniens, qui nous ont sauvés, tandis qu’ils peuvent compter sur le dévouement des meilleurs citoyens ; nous avons, de concert avec les Lacédémoniens, établi le gouvernement actuel, et, si nous voyons quelque part un ennemi de l’oligarchie, nous faisons notre possible pour nous en débarrasser. Mais il nous paraît plus juste encore que celui de nous-mêmes qui gênerait le gouvernement actuel, en porte la peine. Maintenant donc, nous nous sommes aperçus que Théramène, ici présent, cherche de son mieux à nous perdre nous et vous. La vérité de ce que je dis, vous la reconnaîtrez en réfléchissant que personne plus que lui ne blâme ce qui se fait et ne s’oppose à nos plans, quand nous voulons nous débarrasser de quelque démagogue. S’il avait pensé de la sorte dès le début, il serait notre ennemi ; mais du moins on aurait tort de le considérer comme un pervers. Seulement, c’est lui qui, le premier, a traité de l’alliance avec Lacédémone, et qui a voulu renverser la démocratie ; c’est lui qui nous a le plus vivement engagés à punir les premiers accusés amenés devant nous ; et maintenant que nous sommes devenus, vous et nous, les ennemis déclarés du peuple, il n’approuve plus ce qui se fait, afin, sans doute, de se mettre lui-même à l’abri, et de nous laisser responsables de ce qui s’est passé.
« Aussi n’est-ce pas seulement comme un ennemi qu’il faut le punir, mais comme un traître envers vous et envers nous. Et certes la trahison est plus redoutable que la guerre : car, s’il est plus difficile de se garantir des coups invisibles que d’une attaque ouverte, cela n’en est aussi que plus odieux ; d’autant qu’on peut mieux traiter avec des ennemis et renouveler une alliance ; tandis que celui qu’on a reconnu traître, on ne peut plus à l’avenir négocier avec lui, ni avoir en lui la moindre confiance. Et afin que vous sachiez que sa manière d’agir actuelle n’est point nouvelle pour lui, mais qu’il est traître de sa nature, je vais vous rappeler son passé.
« Cet homme, honoré dans le principe par le peuple à cause de son père Hagnon, se montra des plus fougueux à livrer la démocratie aux mains des Quatre Cents, parmi lesquels il occupa le premier rang. Puis, s’étant aperçu qu’il s’était formé une opposition contre l’oligarchie, il fut encore le premier à se mettre à la tête du peuple contre ses anciens collègues. C’est de là qu’il a reçu le nom de cothurne[6], le cothurne s’ajustant également aux deux pieds et allant aussi bien à l’un qu’à l’autre. Il faut, Théramène, que l’homme qui est digne de vivre, ne mette pas son habileté à engager ses partisans dans des entreprises qu’il abandonne lui-même, dès qu’il se présente un obstacle : il est, en quelque sorte, sur un navire, il doit y travailler jusqu’à ce que souffle un vent favorable. Sans cela, comment arriverait-on où il faut, si, à chaque obstacle, on retournait en arrière ?
« Certainement, toutes les révolutions sont meurtrières, et toi-même, par ta facilité à changer de parti, tu t’es rendu complice de la mort de la plupart des oligarques immolés par le peuple, et d’un plus grand nombre de démocrates condamnés par l’aristocratie. C’est ce même Théramène qui, après avoir reçu l’ordre des stratéges de relever les corps des Athéniens après le combat naval près de Lesbos, ne les releva point, accusa les stratéges et les fit mettre à mort, pour se sauver. Un homme que nous voyons uniquement occupé à satisfaire son ambition, sans se soucier de l’honneur ni de ses amis, comment pourrions-nous l’épargner ? Comment aussi ne pas prendre nos précautions, connaissant ses retours soudains, pour qu’il n’en fasse pas autant avec nous ? Nous accusons donc cet homme comme tendant des piéges et cherchant à nous trahir, nous et vous. Avons-nous raison d’agir ainsi ? la réflexion vous en convaincra. La meilleure constitution est, dit-on, celle des Lacédémoniens. Si chez eux un des éphores essayait, au lieu d’obéir à la majorité, de blâmer le gouvernement et de faire opposition à ses actes, ne pensez-vous pas qu’il serait regardé par les éphores eux-mêmes et par tout le reste de la ville comme digne du plus grand châtiment ? Vous donc, si vous avez du sens, ce n’est point cet homme, c’est vous que vous ménagerez. Car s’il échappe, il augmentera le nombre et l’audace de vos adversaires ; s’il périt, tous ceux qui sont dans la ville ou au dehors verront trancher leurs espérances. »
Cela dit, il s’assied ; Théramène se lève et dit :
« Avant tout, citoyens, je relève la dernière accusation formulée contre moi. Cet homme dit que c’est moi qui ai fait périr les stratéges en les accusant. Non, ce n’est pas moi qui ai commencé les attaques ; ce sont eux qui ont soutenu que, malgré leurs ordres, je n’avais pas recueilli les malheureux naufragés du combat naval de Lesbos. Je me défendis en disant qu’il était impossible, à cause de la tempête, de tenir la mer, et à plus forte raison d’enlever les corps : la ville tout entière m’approuva, et les stratéges parurent s’accuser eux-mêmes, car ils affirmaient qu’il était possible de sauver les soldats, et cependant ils avaient préféré les laisser périr, et étaient partis avec la flotte.
« Au reste, je ne suis pas surpris que Critias m’accuse injustement : lorsque ces faits avaient lieu, il n’était point présent ; il était en Thessalie, où il s’efforçait avec Prométhée d’établir la démocratie, et armait les pénestes[7] contre leurs maîtres. Puisse ce qu’il a fait là-bas ne pas se reproduire ici ! Je suis d’accord avec lui sur un point : c’est que quiconque veut vous renverser ou fortifier ceux qui vous dressent des piéges, mérite les plus grands châtiments, Mais il vous sera facile, je crois, de décider quel est celui qui se conduit ainsi, si vous réfléchissez à la conduite passée et actuelle de chacun de nous. Tant qu’on vous constituait en conseil, qu’on élisait des magistrats, qu’on citait en justice les sycophantes attitrés, nous étions tous du même sentiment. Mais quand on a commencé à arrêter des gens de bien, alors aussi j’ai commencé à penser autrement que mes collègues. Je savais que, si l’on faisait mourir, sans qu’il eût commis le moindre crime, un Léon de Salamine[8], regardé avec raison comme un homme de mérite, les gens qui lui ressemblaient en viendraient à craindre pour eux-mêmes, et que cette crainte en ferait des ennemis du gouvernement actuel. J’étais également convaincu que, si l’on arrêtait Nicératus, fils de Nicias, riche citoyen, qui n’avait jamais, ni lui, ni son père, rien fait pour plaire au peuple, les gens qui lui ressemblaient deviendraient nos ennemis. Et lorsque vous avez fait mourir Antiphon[9], qui, pendant la guerre, avait fourni deux trirèmes bien équipées, je savais bien que tous ceux qui avaient montré du zèle pour l’État, vous tiendraient en défiance. Je contredis la proposition de ceux qui voulaient que chacun se saisît d’un métèque : il était évident que, les premiers une fois mis à mort, tous les autres métèques deviendraient ennemis du gouvernement. Je m’opposai encore à ce qu’on fît enlever les armes du peuple, parce que je ne pensais pas qu’il fallût affaiblir la ville, convaincu que, si les Lacédémoniens nous avaient sauvés, ils n’avaient pas voulu que, réduits à un petit nombre, nous fussions hors d’état de les servir. Il leur était permis, s’ils s’étaient proposé ce but, de ne laisser vivre personne, en nous pressant plus longtemps par la famine. Je n’ai pas approuvé non plus la mesure d’avoir une garnison soldée, lorsqu’il nous était possible de nous adjoindre un certain nombre de citoyens, qui nous permissent, à nous gouvernants, d’être plus forts que les gouvernés. Or, comme je voyais dans la ville plusieurs personnes mal disposées envers les chefs, ainsi qu’un grand nombre d’exilés, il ne me paraissait pas non plus convenable de bannir Thrasybule, Anytus, Alcibiade, certain que l’opposition acquerrait une grande force, si des chefs habiles s’emparaient de la multitude, et si ceux qui aspiraient au pouvoir entrevoyaient de nombreux alliés.
« Celui qui donne ouvertement de tels avis doit-il être, à bon droit, regardé comme un ami ou comme un traître ? Ce ne sont point, Critias, ceux qui empêchent les adversaires de s’accroître, ni ceux qui enseignent les moyens d’acquérir le plus grand nombre d’alliés, qui augmentent les forces de l’ennemi ; mais bien plutôt ceux qui ravissent injustement les richesses et mettent à mort les innocents. Voilà les gens qui rendent leurs adversaires plus nombreux, et qui, poussés par un vil intérêt, ne trahissent pas seulement leurs amis, mais se trahissent eux-mêmes.
« Si vous n’êtes pas convaincus que je dis vrai, réfléchissez encore à ceci. Que croyez-vous que Thrasybule, Anytus et les autres exilés, préférassent voir se passer ici, ce que je vous conseille ou ce que font ces gens-là ? Je crois qu’ils s’imaginent trouver partout des alliés ; mais si la partie la plus puissante de la ville était pour nous, ils jugeraient difficile de mettre le pied sur le moindre coin du pays.
« Quant à ce qu’il a dit à propos de mes changements, songez que le peuple avait voté lui-même le gouvernement des Quatre Cents[10], parce qu’on savait que les Lacédémoniens se fieraient plus à n’importe quel gouvernement qu’à la démocratie. Cependant, comme ceux-ci ne nous laissaient aucun relâche, et que les stratéges Aristote, Mélanthius, Aristarque et leur parti, construisaient ostensiblement sur la jetée un fort dans lequel ils voulaient introduire l’ennemi, pour placer la ville sous leur domination et sous celle de leur ami, quand je me suis aperçu de leur dessein et que je m’y suis opposé, était-ce l’acte d’un homme qui trahit ses amis ?
« Il m’appelle Cothurne, sous prétexte que j’essaye de m’ajuster aux deux partis. Mais celui qui ne s’attache à aucun, celui-là, au nom des dieux, comment faut-il l’appeler ? Or, sous la démocratie, on te regardait comme le plus grand ennemi du peuple, et maintenant, sous l’aristocratie, tu es devenu le plus terrible adversaire des honnêtes gens. Quant à moi, Critias, je fais une guerre continuelle à ceux qui croient que la démocratie n’est véritablement bonne que quand les esclaves et ceux qui, par pauvreté, vendraient l’État pour une drachme, prennent part au pouvoir ; et je combats sans relâche ceux qui croient qu’il ne peut y avoir d’oligarchie véritablement bonne que quand ils voient la ville soumise à la tyrannie d’un petit nombre. J’ai toujours cru que ce qui valait le mieux était de s’unir aux hommes puissants, et de les renforcer de chevaux et de boucliers, pour appuyer de ce côté le gouvernement, et je n’ai point aujourd’hui changé d’avis. Si tu peux dire, Critias, quand tu m’as vu, soit avec le peuple, soit avec la tyrannie, essayer d’enlever le gouvernement aux honnêtes gens, parle : car, si je suis convaincu soit de méditer aujourd’hui ce crime, soit de l’avoir accompli jadis, je conviens que je mérite de perdre la vie dans les derniers supplices. »
Quand il a fini, le conseil fait entendre un murmure de bienveillance, et Critias, comprenant que, s’il permet au conseil de prononcer sur le sort de Théramène, il va être absous, ce qu’il regarde comme intolérable, s’avance, confère un instant avec les Trente, sort et ordonne aux gens armés de poignards de venir se placer en face du conseil, auprès des barres, puis il rentre et dit. « Pour moi, conseillers, je crois que le devoir d’un bon prostate[11] est de ne point permettre, s’il s’en aperçoit, que ses amis soient trompés. C’est donc ce que je vais faire. Les gens qui sont debout devant vous déclarent qu’ils ne souffriront pas que nous relâchions un homme qui travaille ouvertement à renverser l’oligarchie. Les nouvelles lois portent qu’aucun citoyen du nombre des trois mille ne pourra subir la peine de mort sans votre approbation, mais que les Trente sont maîtres de condamner ceux qui ne sont pas sur la liste. D’accord avec tous mes collègues, j’efface de cette liste Théramène ici présent ; et, ajoute-t-il, nous le condamnons à mort. »
En entendant ces mots, Théramène s’élance vers l’autel de Vesta : « Et moi, citoyens, s’écrie-t-il, je vous supplie de m’accorder la plus légitime demande, c’est qu’il ne soit pas permis à Critias d’effacer ni moi, ni aucun de vous à son gré, mais qu’on nous juge, vous et moi, d’après la loi qui se rapporte aux gens inscrits sur la liste. Je n’ignore point, j’en atteste les dieux, que cet autel me sera inutile ; toutefois je veux dévoiler non-seulement l’injustice criante de ces gens-là envers les hommes, mais leur impiété sans bornes envers les dieux. Cependant, honnêtes citoyens, je m’étonne si vous ne vous secourez pas vous-mêmes, sachant bien que mon nom n’est pas plus difficile à effacer que celui de chacun de vous. »
Aussitôt le héraut des Trente ordonne aux Onze de se saisir de Théramène. Ils entrent avec leurs valets, ayant à leur tête Satyrus, le plus audacieux et le plus impudent d’eux tous. Critias leur dit : « Nous vous livrons Théramène que voici, condamné selon la loi. Saisissez-le, et, après l’avoir conduit où il faut, faites ce que les Onze ont à faire. » À peine a-t-il dit ces mots que Satyrus arrache Théramène de l’autel, avec l’aide de ses valets. Théramène, comme on peut le croire, prend les dieux et les hommes à témoin de ce qui se passe. Mais le conseil ne remue pas, quand il voit les gens placés près des barres disposés à agir comme Satyrus, et tout le devant du tribunal rempli de gardes. Il savait aussi qu’il y avait là des hommes armés de poignards.
Les Onze emmènent à travers la place leur homme, qui crie à haute voix le traitement qu’on lui fait subir. On raconte de lui cette repartie. Satyrus lui disant que, s’il ne se tait pas, il s’en trouvera mal. « Et si je me tais, dit-il, m’en trouverai-je mieux ? » Ensuite, lorsque, forcé de mourir, il but la ciguë, on prétend qu’il versa le reste comme s’il jouait aux cottabes[12], en disant : « Voilà pour le beau Critias ! »
Je n’ignore pas que ce sont là des propos sans grande valeur, mais il y a cependant quelque chose de remarquable dans un homme qui, en face de la mort, ne perd ni de sa présence d’esprit, ni de son enjouement.
CHAPITRE IV.
Ainsi mourut Théramène. Les Trente, libres alors d’exercer sans crainte leur tyrannie, interdisent à ceux dont les noms ne sont pas sur la liste d’entrer dans la ville ; mais il les font arracher des campagnes, afin de s’emparer de leurs terres pour eux et pour leurs amis. On s’enfuit au Pirée ; mais les Trente en ayant encore fait saisir plusieurs en cet endroit, les émigrants s’embarquent pour Mégare et pour Thèbes.
Sur ces entrefaites, Thrasybule part de Thèbes avec une cinquantaine de compagnons, et s’empare de la place forte de Phylé. Les Trente s’avancent contre lui avec les trois mille et leur cavalerie, par un temps magnifique. Arrivés devant la place, quelques jeunes gens des plus bouillants lui donnent l’assaut, mais ils ne font rien, reçoivent des blessures et se retirent. Cependant les Trente veulent enceindre la place, afin d’intercepter les transports de vivres et de perdre les assiégés ; mais il tombe durant la nuit une très-grande quantité de neige ; et, le lendemain, lorsqu’ils retournent à la ville tout enveloppés dans les flocons, un grand nombre de skeuophores tombent sous les coups des gens de Phylé. Les Trente, prévoyant que les compagnons de Thrasybule vont piller les campagnes, si l’on n’y place des gardes, envoient vers les frontières, à environ quinze stades de Phylé, la garnison lacédémonienne, à l’exception de quelques soldats, et deux escadrons de cavalerie. Ces troupes se campent, pour faire la garde, dans un lieu boisé.
Thrasybule, qui avait déjà réuni à Phylé près de sept cents hommes, les prend avec lui et quitte la ville durant la nuit. Il va se poster avec ses gens en armes à environ trois ou quatre stades des gardes, et se tient en repos. Vers le matin, les gardes se lèvent ; chacun d’eux s’en va, loin des armes, s’occuper de ce qu’il a à faire ; les palefreniers, l’étrille en main, pansent les chevaux avec grand bruit. Aussitôt Thrasybule et les siens, saisissant leurs armes, fondent sur eux au pas de course, font quelques prisonniers, mettent tout le monde en déroute, les poursuivent l’espace de six ou sept stades, et tuent plus de cent vingt hoplites, et, parmi les cavaliers, Nicostrate, surnommé le Beau, et deux autres qu’ils prennent encore au lit. La poursuite terminée, ils dressent un trophée, recueillent les armes ainsi que le butin qu’ils ont fait, et retournent à Phylé. La cavalerie, qui d’Athènes était venue au secours des ennemis, ne voit plus personne : elle attend seulement que les parents aient enlevé les morts et revient à la ville.
Là-dessus, les Trente, ne se croyant plus à l’abri, veulent s’assurer d’Éleusis, afin d’y trouver un refuge au besoin. Après avoir donné leurs instructions à la cavalerie, Critias et les autres Trente se rendent à Éleusis, passent les cavaliers en revue, et, sous prétexte de s’assurer du nombre des habitants et de la force de la garnison, ordonnent à tout le monde de s’inscrire. Chacun, à mesure qu’on s’était inscrit, devait sortir par la petite porte qui conduit à la mer. Des deux côtés du rivage étaient rangés des cavaliers, et tous ceux qui sortaient étaient chargés de liens par des valets. Lorsque tous s’y trouvent réunis, Lysimaque, chef des cavaliers, reçoit ordre de les emmener et de les livrer aux Onze.
Le lendemain, ils convoquent à l’Odéon[13] les hoplites dont les noms sont sur la liste, et les autres cavaliers. Critias se lève et dit : « Citoyens, nous cherchons à affermir le gouvernement, aussi bien dans votre intérêt que dans le nôtre. Vous devez donc, si vous avez part aux honneurs, partager aussi les dangers. Il faut, par suite, prononcer la condamnation des Éleusiniens rassemblés ici, afin que vous ayez nos espérances et nos craintes. » Il leur montre alors une place où il leur ordonne de déposer leur suffrage à découvert. La garde lacédémonienne était toute en armes au milieu de l’Odéon. Or, il se trouva des approbateurs parmi les citoyens qui ne cherchaient en tout cela que leur intérêt personnel.
Sur ce point, Thrasybule, prenant avec lui les gens de Phylé, dont le nombre atteignait déjà mille, arrive de nuit au Pirée. Dès que les Trente en ont reçu la nouvelle, ils font prendre les armes aux troupes lacédémoniennes, à la cavalerie et aux hoplites, et se portent sur la grande route aux chariots qui conduit au Pirée. Ceux de Phylé essayent d’abord de les repousser ; mais, comme l’étendue de l’enceinte paraissait exiger une nombreuse garde, et qu’ils étaient encore peu nombreux, ils se retirent tous à Munychie. Ceux de la ville viennent se ranger sur la place d’Hippodamus, de manière à remplir la route qui conduit au temple de Diane de Munychie et au Bendidéon[14] : ils n’avaient pas moins de cinquante boucliers de profondeur. Ainsi formés, ils se mettent à monter ; mais alors ceux de Phylé remplissent aussi la route de leur côté et se mettent sur dix hoplites de profondeur seulement ; derrière, venaient les peltastes et les archers, armés à la légère, puis les frondeurs. Leur nombre s’était sensiblement accru, car il s’était joint à eus des gens de l’endroit même. Tandis que l’ennemi approche, Thrasybule ordonne aux siens de déposer leurs boucliers ; lui-même il dépose le sien, tout en gardant ses autres armes, puis il se place au milieu de ses troupes et leur adresse ces paroles : « Citoyens, je veux apprendre aux uns et rappeler aux autres que l’aile droite des assaillants se compose des troupes que vous avez mises en déroute et poursuivies il y a cinq jours. Quant à l’extrémité de l’aile gauche, elle renferme ces Trente qui, malgré notre innocence, nous ont privés de notre patrie, chassés de nos demeures, et qui ont proscrit nos amis les plus chers. Ils se trouvent aujourd’hui dans une situation qu’ils n’avaient point prévue, mais que nous avons toujours désirée. Nous avons des armes et nous leur faisons face. Et les dieux, qui les ont vus se saisir de nous pendant nos repas, pendant notre sommeil, sur l’agora, et non-seulement sans que nous leur ayons fait le moindre tort, mais sans que notre séjour ait motivé notre exil, les dieux combattront pour nous. Dans le calme, ils font la tempête, afin de nous être utiles, et quand nous l’essayons, ils accordent à notre petit nombre d’élever le trophée d’une victoire sur de nombreux ennemis : aujourd’hui, ils nous ont amenés sur un terrain où nos adversaires, forcés de monter, ne peuvent nous envoyer ni javelots ni flèches, tandis que nous-mêmes, en lançant du haut en bas des piques, des javelots et des pierres, nous sommes sûrs de les atteindre et d’en blesser un grand nombre. Et que personne ne croie que les premiers rangs du moins combattront à égal avantage. En ce moment même, si vous lancez vos traits avec cœur comme il convient, personne de vous ne manquera un des hommes dont la route est pleine, et qui seront forcés, pour se garantir, de se couvrir toujours de leurs boucliers, en sorte que nous pourrons frapper à notre gré comme sur des aveugles, et les disperser en les chargeant. Oui, soldats, il faut que chacun de vous se batte aujourd’hui de manière à se rendre le témoignage d’avoir pris une large part à la victoire. Or, cette victoire, si Dieu le veut, doit nous rendre patrie, foyers, liberté, honneurs, femmes et enfants, à ceux qui en ont. Oh ! bienheureux ceux d’entre vous qui, après la victoire verront ce jour fortuné ! heureux aussi ceux qui mourront ! jamais riche n’obtiendra un plus glorieux tombeau. J’entonnerai le péan quand il en sera temps, puis nous invoquerons Ényalius[15], et alors tous, d’un commun accord, nous nous élancerons pour aller punir les hommes qui nous ont insultés. »
Cela dit, il se tourne du côté des ennemis, et il attend. Le devin, en effet, leur avait recommandé de ne pas attaquer avant qu’un d’eux eut été tué ou blessé, « Si cela se fait, nous vous conduirons, avait-il dit ; la victoire vous arrivera sur nos pas, et à moi la mort, je le prévois. » C’était vrai. Les troupes ayant repris leurs armes, il s’élance le premier, comme emporté par la destinée, fond sur les ennemis, tombe et est enterré au passage du Céphise. Les autres sont vainqueurs et poursuivent jusqu’à la plaine. Deux des Trente, Critias et Hippomachus, sont tués, ainsi que Charmide, fils de Glaucus[16], un des dix commandants du Pirée, et environ soixante-dix de reste des troupes. Les vainqueurs s’emparent des armes, mais ils ne dépouillent aucun de leurs concitoyens de leurs tuniques. Cela fait, et les morts rendus en vertu d’une trêve, plusieurs s’abouchent les uns avec les autres. Cléocrite, héraut des mystes, qui avait une forte voix, commande le silence et dit : « Citoyens, pourquoi nous poursuivez-vous ? Pourquoi voulez-vous nous tuer ? Nous ne vous avons jamais fait de mal ; nous avons pris part avec vous aux services divins les plus solennels, aux sacrifices, aux fêtes les plus belles ; les mêmes chœurs, les mêmes écoles, les mêmes drapeaux, nous ont vus ensemble ; nous avons couru avec vous bien des dangers, et sur terre et sur mer, pour le salut commun et pour la liberté. Au nom des dieux paternels et maternels, de la parenté, des mariages, des amitiés, qui toutes sont communes à la plupart d’entre nous, respectez les dieux et les hommes, cessez de manquer à ce que vous devez à la patrie, n’obéissez plus à ces Trente, aux plus impies des hommes, qui, pour un intérêt particulier, ont fait périr en huit mois presque plus d’Athéniens que tous les Péloponésiens pendant dix années de guerre. Nous pouvions vivre en paix avec notre gouvernement, et ils ont allumé entre nous la guerre la plus déshonorante, la plus terrible, la plus impie, la plus odieuse aux dieux et aux hommes. Mais sachez-le bien pourtant, ce n’est pas vous seulement, c’est nous aussi qui, sur les cadavres de ceux qui sont morts aujourd’hui, avons versé plus d’une larme. »
Tel est son discours. Le reste des magistrats qui entendent répéter des propos semblables, ramènent les leurs dans la ville. Le lendemain, les Trente, tout à fait humiliés et abandonnés, viennent s’asseoir dans le conseil. Les trois mille, quelque place qu’ils occupent, se disputent entre eux. Tous ceux qui avaient commis quelque violence et qui craignaient pour eux-mêmes, soutiennent avec feu qu’il ne faut pas céder lâchement aux gens du Pirée, tandis que ceux qui n’ont commis aucune injustice, réfléchissent eux-mêmes et font comprendre aux autres qu’on n’a pas besoin de toutes ces calamités : ils ajoutent qu’il ne faut plus obéir aux Trente, ni les laisser perdre la ville. À la fin, on décrète de les déposer et de choisir d’autres chefs : on en choisit dix, un par tribu.
Les Trente se réfugient à Éleusis. Dans la ville, les Dix s’occupent, avec les hipparques, de calmer les esprits troublés et défiants. Les cavaliers passent la nuit dans l’Odéon, avec leurs boucliers et leurs chevaux ; et, dans leur défiance, ils montent la garde le long des murs, armés depuis le soir de leurs boucliers, et vers le matin ils reprennent leurs chevaux, craignant continuellement une attaque soudaine de ceux du Pirée. Ceux-ci, devenus nombreux et recrutés de toutes parts, se fabriquent des boucliers, soit de bois, soit d’osier, et les blanchissent. Puis, au bout de dix jours à peine, après avoir garanti l’isotélie à tous ceux qui combattraient avec eux, même aux étrangers, ils sortent avec un grand nombre d’hoplites, un grand nombre de gymnètes. Ils avaient en outre environ soixante-dix cavaliers. Ils fourragent, ramassent du bois et des fruits, et reviennent passer la nuit au Pirée. Personne ne sortait en armes de la ville, si ce n’est de temps en temps les cavaliers qui tombent sur les maraudeurs du Pirée et maltraitent leur troupe. Ils rencontrent un jour quelques Éoniens qui se rendaient dans leurs terres pour chercher des provisions. L’hipparque Lysimaque les égorge, malgré les supplications et la vive indignation de plusieurs des cavaliers. En représailles, ceux du Pirée mettent à mort le cavalier Callistrate, de la tribu Léontide, qu’ils prennent dans la campagne : car ils avaient déjà une telle confiance, qu’ils s’avançaient jusqu’auprès des murs d’Athènes. C’est ici le lieu de rapporter l’idée de l’ingénieur de la ville, qui, apprenant que les ennemis veulent approcher leurs machines par le drome du Lycée, emploie toutes les bêtes de somme à transporter d’énormes pierres qu’il fait déposer sans ordre çà et là dans le drome ; ce qui fit que chaque pierre causa beaucoup d’embarras à l’ennemi.
Des députés sont envoyés à Lacédémone d’Éleusis par les Trente, de la ville par les citoyens inscrits sur la liste : ils demandent du secours, sous prétexte que le peuple s’est soulevé contre les Lacédémoniens. Lysandre, réfléchissant qu’il est impossible de forcer promptement ceux du Pirée en les assiégeant par terre et par mer et en leur coupant les vivres, obtient que l’on consacre cent talents à cette expédition et qu’on l’envoie par terre en qualité d’harmoste, et son frère Libys comme chef de la flotte. Il part lui-même pour Éleusis, et réunit un grand nombre d’hoplites péloponésiens. Le navarque veille par mer à ce qu’il n’arrive aucune espèce de vivres aux assiégés ; de sorte que les gens du Pirée sont bientôt dans la détresse, tandis que ceux de la ville relèvent la tête à l’arrivée de Lysandre.
Les choses en étaient à ce point, lorsque le roi Pausanias, jaloux de Lysandre, et craignant que, s’il réussit, non-seulement il n’acquière de la considération, mais encore il ne réduise Athènes sous sa domination particulière, gagne trois des éphores, et sort avec la garnison, suivi de tous les alliés, sauf les Béotiens et les Corinthiens. Ces derniers disent qu’ils croiraient manquer à leurs serments en marchant contre les Athéniens, qui n’ont point violé les traités. Au fond, ils agissaient ainsi, parce qu’ils savaient que les Lacédémoniens voulaient s’approprier et s’assujettir le territoire athénien. Pausanias place son camp près du Pirée, dans l’endroit nommé Halipède[17] ; il commandait l’aile droite, et Lysandre la gauche avec les mercenaires. Pausanias envoie des députés à ceux du Pirée, pour leur enjoindre de regagner leurs foyers. Ils refusent ; alors il fait mine de les attaquer, afin qu’on ne voie pas qu’il leur est favorable. Il se retire ensuite sans même avoir donné l’attaque. Le lendemain, il prend deux mores lacédémoniennes, trois escadrons de cavaliers athéniens, et s’avance vers le port obstrué[18], examinant la partie du Pirée où l’on pourrait le plus facilement établir les travaux de siége. Cependant quelques troupes étaient venues inquiéter sa retraite. Irrité, il ordonne à ses cavaliers de les charger, et les fait suivre de tous ceux qui ont dix ans de plus que la jeunesse : lui-même il s’avance avec le reste de ses soldats. Ils tuent une trentaine de soldats légers et poursuivent les autres jusqu’au théâtre du Pirée, où tous les peltastes et tous les hoplites renfermés dans la place se trouvaient sous les armes. Alors les troupes légères font une sortie et envoient à l’ennemi des javelots, des lances, des flèches et des pierres : les Lacédémoniens ont un grand nombre de blessés, et, se voyant serrés de très-près, ils se replient en arrière, ce qui permet à leurs adversaires de les charger avec d’autant plus de vigueur. Dans cette action, périrent Chéron et Thibrachus, tous deux polémarques, Lacratès, vainqueur aux jeux olympiques, et tous les Lacédémoniens enterrés devant les portes, dans le Céramique.
À cette vue, Thrasybule et le reste des hoplites s’avancent et se rangent avec promptitude en avant des autres sur huit hommes de rang. Pausanias, vivement pressé, se retire l’espace d’environ quatre ou cinq stades jusque vers une colline, où il ordonne aux Lacédémoniens et aux autres alliés de se rendre ; puis il donne à sa phalange une profondeur considérable, et la conduit contre les Athéniens. Ceux-ci soutiennent le premier choc ; mais ensuite les uns sont repoussés jusqu’au marais de Halé, les autres prennent la fuite. Ils perdent environ cent cinquante hommes.
Pausanias élève un trophée et se retire. Ce n’est pas qu’il fût animé contre ceux du Pirée ; au contraire, il leur envoie secrètement des émissaires pour les inviter à députer vers lui et vers les éphores présents, et pour leur apprendre ce qu’ils ont à dire. On suit son conseil. Il sème aussi la division parmi ceux de la ville, et les engage à venir vers les éphores en aussi grand nombre que possible, afin de leur déclarer qu’il n’y a aucune nécessité pour eux à être en guerre avec ceux du Pirée, mais que les deux partis doivent se réconcilier et demeurer ensemble les alliés communs des Lacédémoniens. L’éphore Nauclidas entend cette proposition avec plaisir : car, comme c’est d’usage que deux éphores aillent en guerre avec le roi, Nauclidas était là ainsi qu’un autre, et tous deux inclinaient plus au sentiment de Pausanias qu’à celui de Lysandre. Ils envoient donc sans retard à Lacédémone la députation de ceux du Pirée, chargée du traité avec les Lacédémoniens, ainsi que les particuliers Céphisophon et Mélétus, de la part de ceux de la ville. Pendant que ceux-ci sont en route pour Lacédémone, les gouverneurs de la ville font déclarer aux Lacédémoniens qu’ils sont prêts à leur livrer, et les murs qu’ils ont encore, et leurs propres personnes, pour en faire ce qu’ils voudront. Ils ajoutent qu’ils trouvent juste que ceux du Pirée, s’ils sont amis des Lacédémoniens, livrent aussi le Pirée et Munychie. Les éphores et l’assemblée, après avoir entendu tous leurs discours, envoient quinze députés à Athènes, et les chargent d’arranger les affaires le mieux possible, de concert avec Pausanias. Ces envoyés ramènent le calme, en obtenant que les partis restent en paix les uns avec les autres, et que chacun retourne à ses affaires, à l’exception des Trente, des Onze et des dix gouverneurs du Pirée. S’il y a dans la ville des gens qui se fassent peur, ils sont libres d’aller demeurer à Éleusis.
Quand tout est réglé, Pausanias licencie ses troupes, et ceux du Pirée montent en armes à l’Acropole offrir un sacrifice à Minerve. Ensuite les stratéges redescendent dans la ville, et Thrasybule prenant la parole : « Hommes de la ville, dit-il, je vous conseille de vous connaître vous-mêmes ; et le meilleur moyen de vous connaître, c’est d’examiner sur quoi vous fondez vos prétentions à dominer sur nous. Êtes-vous les plus justes ? Mais le peuple, quoique plus pauvre que vous, ne vous a jamais fait de tort à cause de vos richesses ; et vous, qui êtes les plus riches de tous, vous avez fait, pour le gain, mille actions honteuses. Puisque la justice n’est pas de votre côté, examinez si votre courage justifie vos prétentions. Qu’est-ce qui peut le mieux décider cette question que la manière dont nous avons combattu les uns contre les autres ? Direz-vous que vous l’emportez en intelligence, vous qui, ayant un mur, des armes, des richesses, et les Péloponésiens pour alliés, avez cédé à des gens qui n’avaient rien de cela ? Sont-ce donc les Lacédémoniens qui vous rendent fiers ? Comment ? de même qu’on livre muselés les chiens qui mordent, n’ont-ils pas commencé par vous livrer au peuple victime de vos injustices ? Et puis ils sont partis. Cependant, citoyens, j’espère que vous ne manquerez point à ce que vous avez juré, mais que vous ajouterez à vos autres vertus de demeurer fidèles à la religion du serment. » Il ajoute d’autres exhortations pareilles, pour montrer que tout doit se passer sans trouble, et qu’il faut obéir aux vieilles lois : puis il congédie l’assemblée.
On établit ensuite les pouvoirs, et le gouvernement se constitue. Dans la suite, on apprend que ceux qui s’étaient retirés à Éleusis prennent à leur solde des étrangers ; on sort contre eux en masse, on met à mort leurs stratéges, qui étaient venus pour négocier, et l’on envoie vers le reste leurs amis et leurs proches, afin de se réconcilier. Ils jurent de ne garder nulle rancune, et maintenant encore le régime n’a point changé : le peuple demeure fidèle à ses serments.
- ↑ Ceux qui étaient en Éolide, en Ionie et dans les îles. Voy. Diodore de Sicile, XII, c.
- ↑ Voy. cette généalogie dans le Xénophon de Weiske, t. IV, p. 68.
- ↑ Aujourd’hui les Gèles ou peuples de la province persane du Ghilan.
- ↑ Il était retiré dans son château de la Chersonèse. Voy. plus haut, I, v.
- ↑ On sait, par le témoignage de Thucydide et de Diodore de Sicile, que ces peuples avaient été massacrés ou réduits en esclavage par les Athéniens vainqueurs.
- ↑ Voy. pour ce surnom une note de M. Artaud sur un passage d’Aristophane dans notre traduction de Lucien, t. I, p. 562.
- ↑ Esclaves.
- ↑ Cf. Mém., IV.
- ↑ Voy. Lysias, Contre Ératosthène, 17.
- ↑ On ne sait rien de positif sur ces délégués de Sparte.
- ↑ Président.
- ↑ Petit vase qu’on plaçait sur l’eau et dans lesquels on faisait tomber quelques gouttes pour les y enfoncer. — Voy. aussi, pour la mort de Théramène, les Tusculanes de Cicéron, I, xi, 95.
- ↑ Un des théâtres d’Athènes, y compris l’emplacement qui s’étendait alentour.
- ↑ Temple de Bendis, la même que la Lune. Voy. le mot Bendis dans le Dict. de Jacobi.
- ↑ Surnom de Mars.
- ↑ Il en a été question dans les Mémoires, III, vii.
- ↑ Plaine salée.
- ↑ Littéralement le port muet, inutile, c’est-à-dire, suivant quelques-uns, le port de Munychie.