Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/15

CHAPITRE XV

Le merveilleux janséniste : miracles et convulsions. Mme  Lafosse ; Sainte-Marguerite et Saint-Médard — Le diacre Paris ; Carré de Montgeron. — Jugement sur les convulsions.




On a vu dans la première partie de cette histoire ce qui s’est produit à Port-Royal au mois de mars 1656, alors que la persécution était d’une violence extrême et que l’on considérait la situation comme désespérée. La guérison soudaine et parfaite de la nièce de Pascal, guérison qui fut considérée par les médecins comme absolument inexplicable, et jugée miraculeuse par Pascal, par Racine et par beaucoup d’autres, sauva Port-Royal d’une ruine imminente. Les jansénistes de 1725 crurent qu’il en pourrait être de même, parce que le bras de Dieu ne s’était pas raccourci, et la guérison non moins soudaine de Mme  Lafosse mit en éveil ceux qui espéraient des miracles. Ce qui se produisit alors sur la paroisse Sainte-Marguerite est en effet très extraordinaire. Anne Charlier, âgée pour lors de quarante-cinq ans, et femme du sieur Lafosse, ébéniste au faubourg Saint-Antoine, fut guérie instantanément, le 31 mai 1725, en se traînant derrière la procession de la Fête-Dieu, d’une perte de sang dont elle souffrait depuis vingt ans et qui l’avait réduite à l’extrémité. L’effet produit par cette guérison, comparable à celle de Marguerite Périer qui vivait encore[1], fut d’autant plus considérable que le curé qui avait consacré l’hostie et qui portait l’ostensoir, messire Jean-Baptiste Goy (1666-1738), était un appelant de la Bulle Unigenitus, c’est-à-dire, aux yeux des Jésuites, un janséniste avéré et un hérétique notoire. Si l’on en croyait l’auteur du Siècle de Louis XIV, « le Saint Sacrement guérit en vain la femme Lafosse, au bout de trois mois, et en la rendant aveugle ». C’est un des innombrables mensonges de Voltaire, un des plus audacieux et des plus cyniques, car la femme Lafosse vivait encore en 1751 lorsque parut le Siècle de Louis XIV ; elle était en parfaite santé, et si elle ne savait pas un mot d’orthographe, son écriture n’était pas celle d’une aveugle, comme j’en puis juger d’après ses lettres autographes. Voltaire en 1725 avait vu de ses yeux la femme Lafosse ; il avait cru à la soudaineté de sa guérison, il avait offert à l’ébéniste une somme d’argent, qui fut généreusement refusée, et son témoignage fut invoqué en termes transparents dans le mandement imprimé du cardinal de Noailles. Enfin « la femme au miracle » était venue en personne l’inviter au Te Deum de Notre-Dame, chanté le 25 août. La correspondance de Voltaire avec la présidente de Bernières[2] prouve avec la dernière évidence qu’il a menti effrontément vingt-cinq ans plus tard. Quant à Mme  Lafosse, sa guérison fut considérée comme une preuve de la présence réelle, et la paroisse Sainte-Marguerite l’a commémorée durant plus d’un siècle ; elle mourut obscurément le 3 juin 1760.

Deux ans après la guérison de Mme  Lafosse, au mois de mai 1727, moururent à quelques jours d’intervalle deux appelants, un prêtre et un simple diacre. Le prêtre se nommait Gérard Rousse, chanoine d’Avenay, au diocèse de Reims ; il est devenu célèbre par les guérisons opérées sur son tombeau, notamment celle d’Anne Augier et de la dame Stapart, popularisées l’une et l’autre par les admirables gravures de Jean Restout, qui ont illustré le livre de Carré de Montgeron ; il en sera parlé longuement dans la suite.

Le diacre François de Paris est bien autrement célèbre, quoi qu’il ait cherché toute sa vie l’ombre et le mystère, et son histoire posthume mérite une attention toute particulière. Sainte-Beuve a déclaré que pour tout l’or du monde et pour toutes les promesses du ciel il ne voudrait pas aborder ce chapitre de l’histoire du jansénisme ; mais on peut aborder les chapitres les plus scabreux quand on a conscience de chercher uniquement la vérité et de se tenir à égale distance des exagérations contraires qui la défigurent ; c’est dans cet esprit que je crois pouvoir étudier l’histoire si mal connue du diacre Paris et du petit cimetière de Saint-Médard. François de Paris était le fils aîné d’un riche conseiller au Parlement de Paris, il naquit dans cette ville en 1690, et l’on ne voit pas que sa famille ait eu des relations particulières avec Port-Royal. Il ne voulut pas entrer dans la magistrature ; il préféra la carrière ecclésiastique, mais sans oser s’élever jusqu’à la prêtrise. Il fit avec succès des catéchismes et des conférences ; il étudia l’Écriture et en particulier saint Paul on a publié ses Explications des Épîtres, qui sont de bons livres ; on en pourrait publier d’autres qui sont demeurés inédits. Mais surtout il s’adonna, seul ou avec quelques compagnons, aux exercices de la pénitence la plus austère ; son rigorisme alla même trop loin, car il demeura près de deux ans sans communier, et son directeur fut obligé de le ramener de force dans le droit chemin. Sa charité était sans bornes, et, pour mieux soulager les pauvres il acheta un métier et se mit à faire des bas. Après une vie très sainte, il mourut le 1er mai 1727 de la manière la plus édifiante, à l’âge de trente-sept ans. appelant et réappelant comme son archevêque. Il fut enterré très simplement dans le petit cimetière de Saint-Médard, sa paroisse. Sa tombe se trouvait dans l’axe de l’église, à l’extrémité d’un carré qui avait tout juste vingt-sept pieds, (neuf mètres) de côté[3]. C’est ce petit coin de terre qui est devenu presque aussitôt le théâtre de phénomènes qui ont étonné le monde.

Le jour même de l’enterrement du diacre Paris, une vieille femme dont le bras était paralysé depuis vingt-cinq ans fut guérie en touchant la bière de celui que la foule considérait comme un saint. Anne Le Franc fut guérie le 3 novembre 1730 ; mais les guérisons soudaines commencèrent à se multiplier à dater du mois de juin 1731, et c’est alors que certains malades éprouvèrent des mouvements convulsifs dans le petit cimetière. Les almanachs jansénistes, si précieux pour l’histoire, relatent le 7 août 1731 ce qu’ils appellent la punition miraculeuse de la veuve Delorme, venue à Saint-Médard par dérision et frappée sur le tombeau même de paralysie soudaine. Transportée à l’Hôtel-Dieu, elle avoua sa faute par-devant notaire en présence de vingt-sept témoins, et elle fut emprisonnée pour avoir fait cette déclaration. L’opinion publique commença dès lors à s’émouvoir ; vingt-quatre curés de Paris adressèrent des requêtes au nouvel archevêque pour le prier de continuer les informations juridiques commencées par le cardinal de Noailles, qui avait fait constater quatre miracles. Vintimille n’en fit rien, et le 27 janvier 1732 parut une ordonnance du roi disant que l’on cherchait à surprendre la crédulité du peuple. En conséquence le petit cimetière de Saint-Médard fut fermé, et un plaisant composa le distique célèbre :

De par le roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu.

Les miracles émigrèrent en province ; les convulsions et les secours dits meurtriers se propagèrent chez les particuliers, « dans les greniers, dit Voltaire, et chez des énergumènes de la lie du peuple », — c’est-à-dire en réalité dans les presbytères, dans les hôtels de parlementaires et de membres de la noblesse, tels que le comte de Labédoyère, le marquis d’Arbois, le comte de Tilly, le chevalier de Folard, etc. Finalement, le théâtre de ces convulsions, ce fut en plein Palais, l’appartement du propre frère de Voltaire[4].

Le plus célèbre de ces convulsionnistes, dont quelques-uns étaient en même temps des convulsionnaires, c’est le conseiller Carré de Montgeron, dont il faut étudier brièvement la vie et les œuvres, car rien ne donne une idée plus exacte de ce que fut Saint-Médard en 1731 et durant les années qui suivirent. Louis-Baptiste Carré de Montgeron est né à Paris en 1686, et il était le fils unique d’un magistrat devenu veuf de très bonne heure. Il fut mal élevé par un père qui avait des sentiments très nobles ; et il devint, c’est lui-même qui le dit à la manière de saint Augustin, mais avec une candeur parfois cynique, un libertin dans tous les sens de ce mot, un franc débauché et un homme profondément irréligieux. Il avait eu parfois des velléités de conversion mais il était retombé dans le vice et, dit il, dans le crime, lorsque la curiosité et le désir de faire lui-même des enquêtes le conduisirent au petit cimetière de Saint-Médard le 7 septembre 1731. Là, il fut tout d’abord ému en voyant « le recueillement, la componction, la ferveur qui étaient peints sur le visage de la plupart des assistants », et il se prit à adresser au diacre Paris une prière empreinte de scepticisme comme celle de Voltaire aux mânes de Genonville :

S’il est vrai que tu sois et si tu peux m’entendre[5].…

Après cette courte prière, il demeura quatre heures au pied de la tombe, abîmé dans ses réflexions et insensible à tout ce qui se passait autour de lui. Restout l’a représenté dans cette attitude au milieu d’une foule considérable dans laquelle on reconnaît beaucoup de portraits.

Montgeron était converti, à la manière de Pascal dans la nuit du 23 novembre 1654. Ses quatre heures de méditations sur une tombe furent le point de départ d’une série de raisonnements comme ceux de Pascal et de Duguet apologistes, et quelques-unes de ses déductions, notamment celles qui sont relatives au peuple juif, aux prophéties, à l’authenticité des évangiles et aux miracles sont tout à fait remarquables. Il rentra chez lui, « touché, gémissant, abattu », et comme Pascal il nota ce qui lui était arrivé. À dater de ce jour sa vie fut exemplaire. Son vieux père, ravi, quitta sur-le-champ son confesseur antijanséniste et mourut quelques mois plus tard entre les bras de Firmin Tournus, l’ami intime et le confesseur du « bienheureux diacre Paris ».

À dater de ce jour, Montgeron n’eut plus qu’une pensée, démontrer à tout l’univers la vérité des miracles de François de Paris, et réfuter celui qui s’acharnait à les représenter comme faux, le nouvel archevêque de Sens Languet de Gergy. Il fut exilé en Auvergne avec la plupart de ses confrères du Parlement au mois de septembre 1732, et c’est là qu’il commença tout de bon à mettre en œuvre les matériaux d’un travail si considérable. Il dépensa sans compter des sommes immenses, plus de cent mille francs sans doute, pour rassembler les certificats, les actes notariés, les mémoires, les rapports, les pièces justificatives qui lui étaient nécessaires ; il fit dessiner par le grand peintre Jean Restout les admirables planches qui devaient illustrer son ouvrage, et il les fit graver par un artiste inconnu[6]. On peut affirmer que la plupart de ces beaux dessins ont été faits d’après nature et qu’il s’y trouve des portraits en grand nombre. Il fallut quatre ans pour imprimer secrètement, car Montgeron n’avait pas demandé un privilège on une permission, qui lui auraient été refusés, pour dessiner et pour graver, et finalement pour relier très richement les exemplaires destinés au roi, au duc d’Orléans, et au premier président. Lorsque tout fut prêt, au mois de juillet 1737, Montgeron se prépara à faire le voyage de Versailles, persuadé qu’une démarche si hardie lui coûterait la liberté, et il s’y disposa par la pénitence et par une communion fervente. Le lundi 29 juillet il se rendit en carrosse à Versailles, et trois estampes du temps le représentent remettant son livre à Louis XV, mais elles sont inexactes ; voici d’après Montgeron lui-même[7] comment les choses se sont passées. Il était venu à Versailles au petit bonheur, sans savoir comment il pourrait parler au roi, mais une convulsionnaire lui avait prédit qu’il y parviendrait. Il pénétra dans le château et gravit l’escalier sans difficultés. On lui dit que le roi dînait dans sa chambre, à son petit couvert. Il se colla contre la porte, le dos tourné pour n’être pas remarqué, et, il fit intérieurement une prière fervente. Un grand seigneur, un cordon bleu, lui demanda ce qu’il faisait là, et sur sa bonne mine, sans plus de cérémonie, il lui ouvrit la porte, dont il avait la clef. Dès que Louis XV se fut levé de table, Montgeron alla vers lui, se mit à genoux et lui présenta son livre en récitant un petit discours qu’il avait appris par cœur. Le roi écouta le discours « avec attention », prit le livre « avec un air fort gracieux » et le fit remettre aussitôt au cardinal Fleury[8]. Ensuite Montgeron se retira au milieu des courtisans ébahis qui ne lui dirent pas un mot, comme le lui avait prédit la convulsionnaire, il ouvrit la porte, passa tranquillement au milieu des gardes et remonta dans son carrosse en donnant au cocher l’ordre de se rendre à Saint-Cloud chez le duc d’Orléans. Mais le cocher se trompa de chemin, et il s’engagea sur la route de Paris ; il ne tarda pas à s’apercevoir de son erreur et il revint sur ses pas jusqu’à Versailles. Bien lui en prit, car le cardinal Fleury, sur le seul vu du titre du livre, donna l’ordre d’arrêter immédiatement Montgeron ; mais les cavaliers croisèrent son carrosse et continuèrent à le chercher sur la route de Paris. Il put donc aller à Saint-Cloud, il vit longuement le duc d’Orléans, un prince qui devait mourir en 1752 janséniste et privé de sacrements, et il revint tranquillement à Paris. Il eut encore le temps d’offrir son livre et même d’en lire une partie au premier président, au procureur général et à l’avocat Gilbert. Puis il rentra chez lui, dans son hôtel de la rue du cimetière Saint-André des Arts (aujourd’hui rue Suger), et à minuit et demie on le réveilla pour lui remettre une lettre de cachet qui l’envoyait à la Bastille. Il reçut cette lettre avec respect, il la baisa même avec joie, et le lendemain matin il était prisonnier du roi pour le reste de ses jours. Ses confrères du Parlement firent une démarche collective pour demander sa mise en liberté ; leur députation fut reçue par le roi ; mais il déclara que Montgeron lui avait manqué de respect en pénétrant ainsi dans sa chambre, et il refusa la grâce demandée.

Il est certain que Montgeron avait agi avec une audace singulière. Dans l’Épître au roi qui sert de préface à son livre, il attaquait vivement l’archevêque de Sens, le coryphée des constitutionnaires, et la cour de Rome, et les Jésuites, Il peignait sous des couleurs très sombres l’état de l’Église de France ; en un mot c’était un long plaidoyer pour les Appelants et un violent réquisitoire contre la Bulle. Montgeron dut paraître infiniment plus coupable que ne l’avait été Soanen, le prisonnier de la Chaise-Dieu. Il y avait dans cette Épitre du souffle, une éloquence un peu déclamatoire, et des qualités littéraires. La bonne foi de l’auteur et sa parfaite loyauté étaient indéniables, mais ces choses-là n’entraient pas en ligne de compte en 1737. Montgeron séjourna deux mois et demi à la Bastille, et le lieutenant de police Hérault fit brûler sous ses fenêtres, dans les fossés de cette citadelle, toute la première édition de son livre. 5 000 exemplaires qu’il avait fait saisir. Mais l’auteur avait pris ses précautions ; il en parut la même année, à Utrecht, une nouvelle édition vendue à très bas prix quoique fort belle, car les planches avaient été sauvées, et l’ouvrage fut aussitôt traduit en plusieurs langues.

De la Bastille, Montgeron fut transféré à Villeneuve-les-Avignon, dans une abbaye de Bénédictins ; il était là comme exilé et non comme prisonnier, il put donc continuer son ouvrage interrompu et correspondre plus ou moins librement avec ses amis. Il profita de cette situation pour fonder à Villeneuve des écoles gratuites dont il payait généreusement les maîtres et les maîtresses, et c’était lui qui fournissait les livres. L’archevêque d’Avignon s’émut, et Montgeron fut transféré à Viviers ; cette translation fut même présentée au Parlement comme un adoucissement notable. Mais l’intolérance de l’évêque, qui lui refusa plusieurs fois la communion, fut dénoncée au Parlement, qui crut devoir encore intervenir, et la cour expédia une dernière, lettre de cachet, qui exilait purement et simplement Montgeron à Valence (29 juin 1738). Le major de cette place avait sans doute des ordres secrets, car il interna l’exilé dans la citadelle, en lui faisant payer sa nourriture et son logement, et il ne lui laissa de liberté que celle de communier tous les dimanches dans la chapelle du château. Montgeron vieillit dans cette prison sans proférer une plainte ; il y travailla beaucoup, car il lui fut donné de publier en 1741 et en 1747 à l’étranger, cela va sans dire, la deuxième et la troisième parties de son grand ouvrage. Ces deux derniers volumes sont aussi richement documentés que le premier, avec des gravures aussi belles, et même avec une grande planche reproduisant d’après nature des scènes de convulsions bien troublantes. Montgeron mourut saintement en 1754, dans la citadelle de Valence, à l’âge de soixante-deux ans, après dix-sept années d’une captivité quelquefois très dure, et on l’enterra dans le cimetière des pauvres[9].

Le premier volume de la Vérité des miracles est de beaucoup le plus important des trois, et le plus intéressant. Il est consacré à la démonstration juridique de huit guérisons réputées miraculeuses, et on voit en le lisant que Montgeron magistrat devait avoir des qualités de premier ordre ; il eût été de nos jours un admirable juge d’instruction. J’ai vu des médecins très savants étudier de près les rapports médicaux qui sont transcrits dans son livre, notamment pour les guérisons Palacios et Thibault ; ils ont déclaré que l’on était en présence de faits très bien établis et absolument inexplicables. Le premier volume de Carré de Montgeron a donc une grande valeur ; et l’histoire impartiale est obligée d’en tenir compte. Les contemporains faisaient moins de cas des deux autres, et la postérité est de leur avis, parce que l’auteur a relégué à l’arrière-plan les miracles proprement dits ; il s’est attaché de préférence aux convulsions, guérissantes ou non guérissantes. Il ne s’est plus contenté d’établir avec une rigueur scientifique la réalisé de certains phénomènes extraordinaires ; il a raisonné à perte de vue, et il a prétendu traiter des questions de théologie mystique ; il a voulu parler une langue qu’il n’avait pas apprise. Ceux mêmes qui admiraient le plus son premier volume et qui le considéraient comme « parfait en son genre »[10] ont dû reconnaître que Montgesron s’était parfois égaré dans les deux autres, principalement dans le dernier, où il se trouve des « idées dangereuses ». Les meilleurs amis du prisonnier, Colbert, Soanen, le docteur Boursier, le rédacteur des Nouvelles ecclésiastiques et quelques autres se sont même crus obligés de le réfuter de son vivant. Trente docteurs de Sorbonne, de ceux qu’on avait chassés pour leur opposition à la Bulle Unigenitus, donnèrent une consultation à ce sujet, ils décidèrent « que l’événement des convulsions, renfermant incontestablement des choses répréhensibles, devait être rejeté dans sa totalité comme un objet d’horreur et de mépris ». Les jansénistes Petitpied, d’Asfeld étaient à leur tête, et l’illustre Duguet partageait leur opinion. Mais il convient d’ajouter que Colbert, Soanen et Caylus n’allaient pas si loin dans leur réprobation. Ce furent des querelles intestines très vives, que les partisans de la Bulle mirent à profit pour accabler leurs adversaires et pour tâcher de les déshonorer. On distingua parmi les appelants les Secouristes et les Antisecouristes, les Discernants, les Consultants, sans compter ceux que Montgeron lui-même anathématisait comme scandaleux, les Augustinistes, les Vaillantistes, les Margouillistes, etc.

On a fait un tableau très chargé des turpitudes de certains convulsionnaires, et il faut convenir que ce qui est rapporté dans l’ouvrage de Mathieu intitulé : Histoire des miraculés et des convulsionnaires de Saint-Médard[11] serait de nature à justifier dans une certaine mesure les sarcasmes de Voltaire et les hauts de cœur de Sainte-Beuve. Mais M. Mathieu a pris pour épigraphe un vers de Phèdre le fabuliste : « Il est dangereux de croire et de ne pas croire », et il aurait été confirmé dans son attitude réservée s’il avait connu les choses comme on commence à les connaître aujourd’hui. Le sage Rollin, le fils de Racine, auteur du beau poème de La Religion, Louis-Adrien Le Paige, et beaucoup d’autres très bons esprits, ont été partisans des convulsions parce qu’ils n’ont jamais été témoins de scènes, indécentes. Le crayon de Restout, qui a si heureusement mêlé en illustrant Montgeron le réalisme et l’idéalisme, n’a rien représenté qui pût offusquer ou scandaliser, et la belle planche où l’on voit Montgeron à genoux devant la tombe du diacre Paris confirme de tout point ce que Montgeron lui-même a dit du profond recueillement des assistants[12]. Les Discours de piété extraits en 1822 par Louis Silvy de l’énorme fatras des convulsionnaires sont très édifiants, et il s’y trouve, parmi les discours de la célèbre Sœur Holda, quelques pages d’une grande beauté. C’est autre chose que le bégaiement enfantin et le parler nègre qui se trouvent également dans les œuvres des illuminés de Saint-Médard. Pour ramener à ses véritables proportions un chapitre qui pourrait être démesurément long, je crois devoir reproduire ici ce que j’ai dit autrefois dans La Revue des Deux Mondes[13] à propos du frère de Voltaire. Il était, comme l’on sait, janséniste, convulsionnaire, partisan des grands secours ou secours meurtriers. Il a signé, en très bonne compagnie du reste, des procès-verbaux d’invulnérabilité et d’incombustibilité insérés dans le troisième volume de Montgeron. Rien n’y manque, et cependant Voltaire, qui détestait son frère n’a pas osé le traiter de fou. Il ne l’était pas davantage, l’avocat au Parlement Olivier Pinault, qui a publié des ouvrages estimés, notamment une bonne édition des Lois ecclésiastiques du célèbre jurisconsulte de Héricourt[14], et qui fut jusqu’à la Révolution, sous le nom de Frère Pierre, le plus qualifié des convulsionnaires. Il a joué dans ce qu’on appelle l’Œuvre des convulsions, à titre d’acteur, de témoin et d’orateur, un rôle de tout premier ordre, bien plus important que celui du chevalier de Folard. Il a même, au dire de quelques-uns, été crucifié un certain nombre de fois, ce qui ne l’empêchait point d’exercer sa profession d’avocat, de plaider avec succès et d’être très considéré de ses confrères. Or voici, transcrit fidèlement sur l’autographe d’Olivier Pinault, le récit d’un entretien que le lieutenant de police Bertin eut en octobre 1758 avec un médecin parisien nommé Dubourg ; c’est manifestement un document historique de la plus haute valeur.

« M. le Lieutenant de police commença par lui témoigner le plaisir qu’il avait de savoir qu’il avait vu des convulsions, parce qu’il était fort aise d’apprendre d’un homme tel que lui ce qu’il avait vu, et le jugement qu’il en portait. Mais il ne fut question de la part du magistrat de savoir ni où, ni qui, ni avec qui. M. Dubourg lui répondit qu’il était facile de le satisfaire. Il déclara qu’il avait vu des convulsions trois fois, et que, pour lui en rendre un compte exact, il partagerait en cinq classes tout ce qu’il avait vu. Première classe : Coups de poings et de pieds, foulement de pieds sur le corps, tirement de membres. — Deuxième classe : Pressions violentes. — Troisième classe : Coups de bûches. — Quatrième classe : Secours d’épées perçantes et non perçantes, et clous enfoncés dans les diverses parties du corps à coups de marteau. — Cinquième classe : Crucifiement. Il reprit chacune de ces classes en particulier et rendit compte de tout le détail de ces différentes opérations dans plusieurs desquelles il avait été non seulement spectateur, mais acteur. Grande surprise de la part du magistrat qui vit bien qu’il n’y avait aucun moyen de nier la vérité de ces faits.

« Mais, Monsieur, ajouta-t-il, vous paraît-il impossible de les expliquer par la physique ?

R. — Il y a quelques-unes de ces opérations que je ne crois pas supérieures aux forces de la nature ; mais il y en a plusieurs autres que je regarde comme absolument inexplicables : tels sont les violents coups de bûches sur l’estomac et la poitrine, les pressions des côtes avec les pieds, dans lesquelles on ne sait et l’on ne peut dire ce que devient le sternum ; l’impossibilité de faire percer les épées, quelque force que l’on emploie à les pousser ; la guérison subite et sans aucun remède des blessures que font les épées qui percent et des clous dans le crucifiement ; enfin la paix, la tranquillité du pouls, du visage, de l’esprit des personnes sur lesquelles se font ces terribles opérations. Tout cela est inexplicable et au-dessus de toutes les connaissances de la nature et de l’art.

D. — Y a-t-il dans tout cela quelque chose qui vous paraisse évidemment miraculeux ?

R. — Vous m’en demandez trop. Je ne connais pas assez toutes les forces de la nature, et il ne m’appartient pas de décider de ce qui est miraculeux et de ce qui ne l’est pas. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ces faits sont absolument inexplicables à toutes les connaissances que nous avons de la nature et de l’art.

D. — Ce spectacle se passe-t-il avec décence, et n’y a-t-il rien de capable d’offenser les bonnes mœurs ?

R. — Tout s’y passe avec la plus grande décence, et il ne s’y passe pas la moindre chose qui puisse blesser la pudeur, la modestie et la bienséance. Les personnes sur lesquelles se font les opérations que j’ai vues sont pleines de sagesse, et ceux qui y assistent sont d’honnêtes gens qui sont aussi attentifs à ne point tromper qu’à n’être point trompés. Ils étaient tous charmés de ma présence, et à chaque opération l’on m’avertissait afin que je pusse tout examiner ; et quand je rabaissais ce qu’ils croyaient trop merveilleux, ma décision était reçue aussi agréablement que si j’avais parlé le plus conformément à leurs idées ; en un mot, je n’ai vu dans toutes ces personnes-là que candeur, droiture, simplicité et bonne foi.

D. — Qui est-ce qui préside à ces opérations ?

R. — Les deux premières fois, c’étaient des particuliers comme moi, gens d’honneur et en place. Les uns priaient, les autres agissaient. La troisième fois, c’était un ecclésiastique qui paraissait présider à tout.

D. — N’est-ce point un de ces abbés câlins, à tête penchée sur l’épaule ?

R. — Point du tout. C’est un ecclésiastique qui paraît bon sans façon, fort gai et tout comme un autre. Il était l’un des plus empressés à me faire tout examiner, et des plus attentifs à écouter docilement mes décisions.

D. — Mais je sais de très bonne part qu’il se mêle dans les convulsions des impostures et des friponneries. Il y en a qui ont été convaincus et qui l’ont avoué.

R. — Cela peut être. Mais je suis très sûr qu’il n’y avait ni imposture, ni friponnerie, ni supercherie dans ce que j’ai vu. Et quand il y aurait dans les convulsions mille fois plus que vous ne dites, cela n’empêcherait [pas] que tout ce que j’ai vu et tout ce qui y ressemble ne soit très réel, très vrai et très extraordinaire.

D. — Que pensez-vous maintenant du personnage que je dois faire au sujet de cet événement ?

R. — Puisque vous m’honorez assez de votre confiance pour me demander mon avis sur un point si important, je vous le dirai avec candeur et simplicité.

D. — Je vous en prie.

R. — Le personnage le plus raisonnable et le plus sage que vous ayez à faire, le seul même qui le soit, c’est celui de Gamaliel. Si cette œuvre est de Dieu, vous aurez beau faire, vous ne viendrez jamais à bout de la détruire. Si elle est des hommes elle se dissipera d’elle-même.

Le Magistrat. — C’est aussi le plan que je me suis proposé, et je suis charmé que vous en pensiez comme moi. Je me souviens qu’il y a vingt ou trente ans il s’éleva en Angleterre une troupe de gens qui s’assemblaient aux portes de Londres pour y faire de prétendus prodiges. On délibéra dans le Gouvernement si on les réprimerait. Les plus sages furent d’avis de les mépriser et de jeter sur eux du ridicule. Il fit son effet, et en peu de temps cette cabale se dissipa. Je crois qu’il en faut faire autant ici. J’ai même dit que je leur donnerais volontiers une salle à la foire.

M. Dubourg. — Un tel propos est bon pour la plaisanterie ; mais permettez-moi de vous représenter que l’événement dont il s’agit est trop sérieux et trop important pour en plaisanter. Mais sans parler de foire, ni de rien de semblable, laissez-leur une honnête liberté. Alors cet événement sera vu de tout ce qu’il y a de gens sages et éclairés à Paris ; médecins, philosophes, académiciens, savants, gens du monde et de la cour s’empresseront de les voir, et ce sera le moyen le plus infaillible pour découvrir l’imposture et la supercherie, s’il y en a. Elles ne pourront se soustraire à tant d’yeux habiles et clairvoyants. Si, au contraire, vous jetez dessus un vernis de persécution, les convulsionnaires se cacheront ; ils refuseront de se laisser voir pour ne pas s’exposer, et quantité d’honnêtes gens s’abstiendront de les voir pour ne pas se faire des affaires ; au moyen de quoi il ne sera plus possible de démasquer l’imposture et la friponnerie, s’il y en a. »

« Cette réflexion fut fort applaudie du magistrat, qui ajouta : Vous me ferez un grand plaisir de continuer de les voir et d’y engager aussi messieurs vos confrères. Je serai charmé en particulier que M. Ferrein en voie.

R. — J’en ai déjà fait voir à M. Petit, médecin de M. le duc d’Orléans, et je compte en faire voir à plusieurs autres, suivant que j’en trouverai l’occasion.

Le Magistrat. — Je pourrais vous en procurer moi-même de plusieurs bureaux. Mais j’aime mieux que vous vous passiez de moi.

« Après cette conversation, dont je suis persuadé, Monsieur, que le détail vous aura fait plaisir, l’on se sépara fort satisfait l’un de l’autre. Notre médecin continue de voir, et se propose, à ce qu’il m’a dit, de faire avec ses confrères des rapports en forme. »

Ce mémorable entretien met bien au point la question si complexe des convulsions dites de Saint-Médard, et leur histoire n’est pas aussi répugnante qu’on voudrait nous le faire croire. L’auteur du Tableau de Paris, Sébastien Mercier, a pu dire en 1782 que « les contorsions des convulsionnaires ont le droit d’étonner et même d’effrayer les regards les plus intrépides, et les esprits les plus en garde contre le merveilleux. Si quelqu’un a cru y reconnaître quelque chose de surnaturel, il est très excusable. » Les appelants de la Bulle Unigenitus qui souffraient pour ce qu’ils croyaient être la vérité, et qui ne pouvaient compter pour la faire triompher que sur des miracles, sont donc aussi très excusables. Quant aux choses qui soulèvent le cœur, ceux qui connaissent l’histoire de l’Église à travers les siècles savent très bien qu’il s’est produit des phénomènes aussi troublants dans les déserts de la Thébaïde, et sur les tombeaux des martyrs, et dans les cellules des plus saintes religieuses. Un philosophe chrétien[15] étudiant tout récemment, dans un ouvrage très remarquable, la Psychologie des mystiques catholiques orthodoxes, a pu dire, sans crainte d’être contredit, que beaucoup d’ascètes chrétiens sont des scatophages[16], et il cite l’exemple d’une Agnès de Jésus, d’une Marguerite-Marie, d’une Mme  Guyon. Il résulte de là qu’on ne saurait être trop circonspect quand on est forcé d’aborder des questions de cette nature. Ce sera la conclusion de ce chapitre ; il est impossible de se prononcer d’une manière absolue et de prendre parti pour ou contre. Le plus sage est d’attendre en silence que la science ait dit son dernier mot, si jamais elle parvient à pouvoir le dire.




  1. Elle est morte à Clermont en 1733, âgée de 87 ans.
  2. Lettre du 20 août 1725. — Édit. Moland, tome XXXIII, p. 144.
  3. Je l’ai mesuré exactement avant que l’on n’ait construit sur son emplacement une chapelle des catéchismes. Il reste encore, entre cette chapelle et l’église, une des arcades de l’ancien charnier.
  4. V. dans la Revue des Deux Mondes, 1er  avril 1906, l’article intitulé : « Le frère de Voltaire ».
  5. C’est un peu la prière du capitaine suisse, toujours d’après Voltaire : « Mon Dieu, s’il y en a un, ayez pitié de mon âme, si j’en ai une. »
  6. Quelques-unes de ces gravures sont signées Yver sc. 1737.
  7. La vérité des miracles… tome III, p. 347.
  8. En écrivant ces lignes, j’ai sous les yeux l’exemplaire même qui fut remis à Louis XV par Montgeron ; c’est un des chefs-d’œuvre de la reliure française, et les gravures de Restout sont de toute fraîcheur. Ce beau volume avait été légué par Fleury à l’évêque de Chartres, son neveu. Lorsque ce dernier mourut, en 1783, on vendit ses livres, et le libraire qui les avait achetés revendit le volume en question, pour la somme de trois livres douze sous, à Louis Adrien Le Paige. C’est parmi les livres de Le Paige qu’il se trouve encore aujourd’hui.
  9. On lui a consacré en 1755 un éloge funèbre historique et poétique dont l’auteur est inconnu. — Valence, 48 p. in-4. Ce poème en sept chants n’est pas un chef-d’œuvre, mais il n’est pas aussi nul que l’ensemble des poésies jansénistes du xviiie siècle.
  10. Fourquevaux, Catéchisme Historique.
  11. 2e édition. — Paris, 1864.
  12. Il en est de même de la célèbre gravure de Picart le Romaia, bien que l’on y voie une jeune femme qui tire la barbe à un capucin.
  13. Numéro du 1er  avril 1906.
  14. Un vol. in-f° 1771 ; on lui doit également quelques ouvrages contre les Jésuites et contre les philosophes. Olivier Pinault est mort octogénaire à Wissous, en 1787.
  15. De Montmorand, Paris, Alcan, 1921, in-8o, p. 77.
  16. Le mot scatophage pourrait, à vrai dire, prêter à de fausses interprétations. Les animaux dits scatophages se nourrissent d’excréments, et le font par goût. Or, l’ascète chrétien n’est pas atteint de perversion du goût. Son acte, tout exceptionnel qu’il soit, est un acte de mortification héroïque, un cas particulier, comme on l’a fort bien dit, « de la folie de la croix ».