Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/10

CHAPITRE X

Suites de la paix de Clément IX (1668-1679)



Quelques pages suffiront pour faire connaître la situation de Port-Royal au lendemain de la paix de Clément IX, et Sainte-Beuve a résumé cette histoire d’une façon si heureuse qu’il n’y a qu’à lui laisser la parole, sauf à joindre à son récit quelques détails complémentaires et à contester quelques-unes de ses théories, notamment celle du déclin de Port-Royal, que rien ne justifie, « Les dix années qui suivent la paix de l’Église sont pour Port-Royal, dit Sainte-Beuve, dix années de gloire, de déclin au fond, mais d’un déclin voilé, embelli ; ce sont d’admirables heures de doux automne, de riche et tiède couchant. La solitude refleurit en un instant et se peuple, plus émaillée que jamais. L’ancien esprit au-dedans se continue et se mêle au nouveau sans trop de lutte. La Mère Agnès survit de deux années encore ; les Mères de Ligny, du Fargis (l’abbesse nouvelle), et la Mère Angélique de Saint-Jean (prieure), avec les auxiliaires que nous lui avons vue, animent tout. Il ne se reforme plus d’écoles de garçons (j’allais dire de petits messieurs), mais les jeunes filles pensionnaires se multiplient ; les deux petites demoiselles de Pomponne y entrent les premières. M. de Sévigné fait bâtir les trois côtés du cloître qui manquaient et que le nombre des religieuses exige. Au dehors, les bâtiments se pressent dans l’étroit vallon, Mme de Longueville s’y fait bâtir un petit hôtel, et elle l’habite quelquefois depuis 1671. Mlle de Vertus a également le sien à côté, d’où elle ne sort plus. M. d’Andilly revenu de Pomponne en son cher désert, le réjouit de ses cheveux blancs, le fait sourire de sa présence vénérée, l’embaume de sa belle mort. Des personnes religieuses ou séculières viennent en visite pour s’édifier. C’est l’heure de Mme de Sévigné, de Boileau, des illustres amis dans le monde et qui ont voix dans la postérité. C’est l’heure où M. de Pomponne, successeur de Lyonne et secrétaire d’Etat auprès de Louis XIV, rédige ces nobles et élégantes dépêches qui sécularisent la langue des Arnauld dans les cours. Les anciens solitaires ralliés et revenus au bercail sont nombreux encore et présentent de ces noms qu’on aime, M. Hamon, M. de Tillemont, etc. On y a pour supérieur du monastère un M. Grenet, curé de Saint-Benoît, donné par l’archevêque, et bon ecclésiastique ; mais le vrai supérieur est M. de Saci, que M. de Sainte-Marthe quelquefois tempère. Au dehors, les grands écrits continuent et s’étendent. Les Pensées de Pascal paraissent. Arnauld et Nicole associent leurs plumes pour l’honneur et la défense de l’Église catholique. C’est le calvinisme désormais qu’ils combattent ; ils ne font plus la guerre qu’aux frontières. »

Voilà sans doute le sommaire d’un beau chapitre, mais on conviendra qu’il n’annonce nullement le prétendu déclin de Port-Royal ; il prouve au contraire d’une manière éclatante qu’il y a dans toute l’histoire de ce monastère une parfaite unité de vues et de sentiments. Comme on n’avait jamais cherché à propager des doctrines nouvelles, car en religion innover c’est tomber dans l’hérésie, comme on craignait le schisme plus encore que l’hérésie, on fit à Port-Royal, en 1669, ce qu’aurait conseillé l’abbé de Saint-Cyran, ce qu’aurait fait sans hésiter la Mère Angélique ; chacun rentra dans le rang, et les religieuses que la persécution avait mises en évidence disparurent comme par enchantement. La Mère de Ligny, sœur de l’évêque de Meaux, l’un des dix-neuf évêques pacificateurs, reprit avec humilité ses fonctions d’abbesse et, lorsque son triennat fut achevé, elle fut heureuse de retrouver son ancienne place au chœur avec les simples religieuses. On élut pour lui succéder, le 22 juillet 1669, la prieure qui avait fait preuve d’un si grand courage en 1664 et depuis, celle qui avait osé mettre à la porte le docteur Chamillard, le prétendu supérieur que lui envoyait Péréfixe, la Sœur du Fargis. Cousine de la duchesse de Longueville[1] et du cardinal de Retz, tante de la duchesse de Lesdiguières, elle ne se prévalut en aucune façon d’un tel parentage, et elle gouverna sagement et sans bruit. Trois fois de suite elle fut réélue, et, en 1684, alors qu’elle avait repris, après l’élection de la Mère Angélique de Saint-Jean, ses anciennes fonctions de prieure, on la réélut abbesse, et de même en 1687. Elle se retira spontanément en 1660, pour se préparer à la mort, et elle mourut l’année suivante à l’âge de soixante-treize ans. Elle fut donc abbesse dix-huit ans, et durant ce temps, il ne s’est rien passé de remarquable, rien surtout qui marque le déclin dont parle Sainte-Beuve ; c’est l’effacement complet de Port-Royal en tant que monastère de filles. Suivant le précepte de saint Paul les femmes ne parlent pas dans l’Église. Et cependant la Sœur Angélique de Saint-Jean, fille de Robert d’Andilly, sœur de Pomponne, nièce d’Antoine et d’Henri Arnauld, fille adoptive de ses tantes Angélique et Agnès, était une femme de tout premier ordre, une prieure et ensuite une abbesse très agissante. On a d’elle plusieurs ouvrages de piété, et sa volumineuse correspondance, préparée pour l’impression il y a plus de soixante ans par l’éditeur des Lettres de la Mère Agnès[2] montrera peut-être un jour que cette seconde Mère Angélique, moins sublime que l’autre, avait tous les talents, toutes les qualités, toutes les vertus de sa race.

Et que dire de celle que Sainte-Beuve appelle les auxiliaires, c’est-à-dire les Sœurs Briquet, de Brégy, d’Hécaucourt de Charmont, de Saint-Ange, Pineau, Le Féron, pour nommer seulement les principales ? Elles sont redevenues, en 1669, ce qu’elles étaient en 1664, et le souvenir des brillantes qualités qu’elles avaient déployées pendant la persécution ne les tira point de la foule des simples professes. On leur a fait écrire, en vue de l’histoire, des relations qui sont demeurées dans les archives du monastère, et c’est longtemps après la destruction de Port-Royal, aux environs de 1730, que l’on a publié ces œuvres si remarquables ; il en est même qui sont encore inédites. On ne sait rien de la plupart d’entre elles ; ce que l’on connait de la Sœur Madeleine de Sainte-Christine Briquet, les amours de Royer-Collard, se réduit à très peu de chose ; elle fut employée, après 1684, à réunir les écrits posthumes de la Mère Angélique de Saint-Jean, et à procurer, comme on disait alors, une édition des Lettres spirituelles de Lemaître de Saci ; elle mourut à quarante-sept ans, le 30 novembre 1689, « dans une paix merveilleuse, et une entière confiance en la miséricorde de Dieu ».

La Sœur Eustoquie de Brégy, filleule d’Anne d’Autriche, dont le rôle a été si important en 1664, ne figure même pas dans le grand Nécrologe de dom Rivet (1723), ni dans le petit Nécrologe de René Cerveau (1761). Elle est morte à cinquante et un ans, en 1684, et ce que l’on sait d’elle durant ses quinze dernières années se réduit à ceci : elle a été chantre du monastère, sans doute à cause de sa belle voix et de sa parfaite connaissance du plain-chant. Besoigne s’étonne qu’une fille douée de si rares talents ne paraisse plus dans l’histoire de la maison ; il explique la chose en disant « Son panégyriste, que j’ai copié, dit que son humilité la porta à demander en grâce qu’on la laissât vivre inconnue, comme pour se purifier de ce qu’elle avait pu contracter d’imperfection pour avoir été trop connue[3]. » La noble femme dont sa propre mère disait en 1665 : « J’ai une fille qui ne relève que de Dieu et de son épée », s’est dérobée systématiquement aux honneurs ; ne retrouve-t-on pas là les traditions de Saint-Cyran et de la Mère Angélique ? Toutes les « auxiliaires » qui s’étaient signalées dans la lutte ont suivi cet exemple parce que toutes, sans exception, étaient animées des mêmes sentiments.

La maison des Granges vit reparaître peu à peu ceux qui l’avaient habitée jadis mais Robert Arnauld d’Andilly ne se pressa pas d’y revenir. Admirablement accueilli à Versailles, le 10 septembre 1671, il ne rentra aux Granges qu’au mois de mai 1673, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. La situation délicate de son fils, devenu ministre, l’obligeait à une très grande réserve, et c’est quand la paix de l’Église lui parut bien assurée qu’il revit ses espaliers, dont les pêches et les poires avaient jadis été offertes à la reine mère. Il y mourut paisiblement et saintement au mois de septembre de l’année suivante.

Les Granges, c’était l’ancienne maison des petites Écoles, mais on ne songea pas un seul instant à les rétablir, bien que leurs plus illustres maîtres eussent toute facilité pour y revenir, Lancelot excepté, car, après avoir terminé l’éducation du jeune duc de Chevreuse, il était alors précepteur des princes de Conti. C’est l’amour de la paix, et peut-être aussi la prudence, qui inspirèrent aux Messieurs de Port-Royal ce grand sacrifice ; il ne fallait pas éveiller la susceptibilité des Jésuites, qui avaient si fort redouté la concurrence de Port-Royal, éducateur de la jeunesse. On n’avait pas les mêmes appréhensions au sujet de l’éducation des filles ; on reçut donc des petites pensionnaires qui furent élevées pour le monde ou pour le cloître comme le voulaient les constitutions et d’après la méthode de Jacqueline Pascal. Elles étaient au nombre de quarante-deux lorsqu’elles furent chassées, en 1679 ; Besoigne a donné tous leurs noms[4].

En même temps que le pensionnat, le noviciat fut reconstitué (Besoigne compte treize postulantes ou novices), et il fallut bâtir aux Champs comme on avait bâti à Paris durant près de trente ans. Alors s’élevèrent, aux frais de Renaud de Sévigné, des constructions nouvelles. Il y avait un vieux cloître gothique du xiiie siècle, on le détruisit sans hésiter pour le remplacer par des arcades en briques, et ses fines colonnettes, dont on voit çà et là quelques débris dans les ruines, servirent à recouvrir un canal souterrain, celui qui amène l’eau à la fontaine de la Mère Angélique. Bientôt Mme de Longueville se fit construire, entre l’église et le chemin de Dampierre, non pas, comme le dit Sainte-Beuve un petit hôtel, mais un véritable château composé de trois pavillons à angle droit. Tout à côté, assis sur ce qu’on appelle aujourd’hui à tort les caves de Longueville, s’élevait l’hôtel beaucoup plus modeste où vécut et mourut (en 1692), l’amie intime de la duchesse, la douce et pieuse Mlle de Vertus.

On construisait dans le vallon parce qu’on croyait à la durée d’une paix qui avait pour garants le roi et le pape. Les religieuses avaient fait de grands sacrifices ; il avait fallu renoncer à tout jamais à cette maison de Paris où reposaient la Mère Angélique et M. Singlin, et pour laquelle on avait dépensé des sommes immenses ; il avait fallu partager avec les sœurs de Paris tous les biens du monastère, et elles s’étaient attribué la part du lion. L’intègre Pussort, rapporteur de la commission royale de partage, avait dû céder à l’intrigue, et un arrêt du Conseil du 7 juin 1669, confirmé par une bulle de Clément X, en 1671, que confirmèrent à, son tour des lettres patentes de 1672, attribua aux douze sœurs de Paris un tiers des biens, meubles et immeubles ; les deux autres tiers revinrent aux quatre-vingts religieuses des Champs. Il fallut laisser à Paris la Sainte Épine donnée par M. de la Potherie, mais on put emporter l’ex-voto de Philippe de Champaigne, ainsi que les portraits de la Mère Angélique, de la Mère Marie des Anges, de Saint-Cyran et de Singlin. Le partage se fit dans ces conditions, malgré l’intervention du prince de Condé et de Mme de Longueville, parce que l’archevêque Péréfixe y mit de la mauvaise volonté pour favoriser ses amies les signeuses. Il avait beau protester de sa tendresse pastorale pour les religieuses des Champs, il était ulcéré au fond parce que la paix s’était faite sans lui, à son insu et même contre lui, puisqu’on s’était caché de lui aussi bien que du Père Annat. Il se garda bien de venir en personne à Port-Royal des Champs et il tâcha d’empêcher la publication des Pensées de Pascal. Du moins, il donna au monastère un excellent supérieur en la personne de Claude Grenet, docteur de Sorbonne et curé de la paroisse Saint-Benoît. Approbateur de la Fréquente Communion, en 1643, il avait pris en 1655 la défense d’Arnauld et il s’était fait exclure de la Sorbonne plutôt que de signer la censure de ce docteur. Il fut durant seize ans l’ami des religieuses, et il les conduisit avec tout le zèle et toute la prudence possibles. Il mourut à soixante-dix-neuf ans, en 1684, et il fut enterré à Port-Royal. Depuis 1711 il repose dans l’église de Magny. On comprend qu’un tel supérieur ait laissé le champ libre à des confesseurs tels que Lemaître de Saci et Claude de Sainte Marthe. Quant à Péréfixe, il mourut jeune encore, à soixante-cinq ans, le 31 décembre 1670, six mois après la fameuse Sœur Flavie, la vierge folle, comme dit irrévérencieusement dom Clémencet, et après le non moins fameux Père Annat. On dit qu’il eut en mourant « des transports et des regrets cuisants de ce qu’il avait fait contre des religieuses qu’il avait toujours reconnues dans le fond de son cœur pour innocentes ».

Port-Royal, en 1669, refleurissait, dit Sainte-Beuve qui s’inspire ici de Besoigne (II, 469), et, en effet, on voyait venir au désert « gens d’épée, magistrats, prêtres, dames de qualité, princesses… Des religieuses étrangères venaient y passer des semaines et des mois pour s’y édifier et prendre le véritable esprit de la piété ». On vit les évêques de Grenoble, d’Angoulême, de Saint-Pons, de Châlons, de Beauvais, de Meaux, enfin, le prédécesseur de Bossuet, officier pontificalement dans la vieille église. Ils portaient le Saint-Sacrement à la procession sous le cloître, ils confirmaient les petites pensionnaires et les bonnes gens des environs. Le Père Vincent Comblat, de l’ordre des Frères Mineurs, fit à Port-Royal, en 1678, un séjour prolongé, dont il a laissé un récit enthousiaste et parfois hyperbolique. Nicole, Sainte-Marthe, Pontchâteau jugeaient même qu’il y avait « trop de carrosses en ces quartiers », qu’on logeait trop de visiteurs de qualité dais l’hôtel des hôtes, ce grand bâtiment à trois étages et à douze fenêtres de façade qu’on voit à l’entrée de la cour du dehors sur l’ancien plan à vol d’oiseau gravé en 1710, par Madeleine Hortemels. Ils craignaient, non sans raison, qu’un tel éclat n’excitât l’envie, et, comme le dit excellemment Sainte-Beuve, « l’admiration dont Port-Royal était l’objet, et qui amenait ce concours de pèlerins, grands et petits, dans un désert voisin de Versailles, devenait un danger sous un roi qui n’aimait de bruit et d’éclat que celui qu’il faisait et qui se rapportait à lui[5] ».

C’est l’heure de Mme de Sévigné, dit l’illustre auteur de Port-Royal, et, en effet, tout le monde a présente à l’esprit sa lettre du 24 janvier 1674 « ce Port-Royal est une thébaïde ; c’est le Paradis… » Mais ce n’est pas encore l’heure de Boileau ; elle viendra lors des mauvais jours, c’est plutôt celle de La Fontaine, auteur de Joconde et de six livres de fables, lequel, à la sollicitation des Messieurs, préfaçait, comme on dit aujourd’hui, un Recueil de poésies chrétiennes dédié au jeune prince de Conti, en 1671. C’est en 1677 l’heure de Racine, l’enfant prodigue dont le retour comble de joie ses anciens maîtres. Quant aux publications faites par les Messieurs, ces écrivains infatigables, elles se réduiraient, si l’on en croyait Sainte-Beuve, à quelques ouvrages composés contre les protestants ; suivant son expression pittoresque, les anciens défenseurs de la grâce ne font plus la guerre à l’intérieur. Mais c’est une erreur manifeste, et il suffit pour la réfuter de citer les Vies de saint Athanase, de saint Basile et de saint Grégoire de Nazianze et enfin de saint Ambroise, publiées par Godefroi Hermant de 1671 à 1678, la première avec la collaboration de Lenain de Tillemont. Et les Essais de Nicole, étudiés complaisamment par Sainte-Beuve, n’ont-ils pas paru eux aussi en 1671 et les années suivantes ? Ce que les Messieurs se sont alors rigoureusement interdit, ce sont les controverses sur la grâce, et même, chose plus difficile, les attaques contre les casuistes relâchés, car en cela ils auraient contrevenu aux stipulations de la paix de l’Église. Les Pensées de Pascal parurent, après bien des atermoiements, le Ier janvier 1670, mais Florin Périer, beau-frère de Pascal, s’était fait octroyer un privilège pour la publication de cet ouvrage dès le 27 décembre 1666, au plus fort de la persécution. Malgré la paix de l’Église, on n’osa pas donner alors la Vie de Pascal que Mme Périer avait préparée pour la joindre à l’édition de 1670. Cette admirable Vie fut imprimée pour la première fois en 1684, à l’étranger, et d’après une copie très fautive. C’est celle-là que Sainte-Beuve a lue et admirée, et les grosses bévues s’y comptent par centaines. On peut aujourd’hui la lire dans des éditions corrigées. La seule chose qui présuppose pour l’édition de 1670 l’existence d’une paix de l’Église, ce sont les approbations d’évêques qui s’y trouvent : celle de Choiseul, évêque de Comminges, et de François Faure, évêque d’Amiens. On y rencontre également, non sans surprise, celle de Grenet, le nouveau supérieur donné par Péréfixe au monastère de Port-Royal.

Mais il parut alors d’autres ouvrages dont Sainte-Beuve n’a certainement pas eu connaissance, et dont la publication prouve que l’on croyait la paix de Clément IX solidement assurée, et que l’on ne craignait pas les Jésuites. Le premier de ces ouvrages, un de ceux qui sont aujourd’hui très rares et même presque introuvables, c’est le livre intitulé Considérations sur les dimanches et les fêtes des mystères, et sur les fêtes de la Vierge et des saints. À Paris, chez la veuve Charles Savreux, libraire juré, au pied de la grosse tour de Notre-Dame, aux trois Vertus — 1670, avec privilège et approbation[6]. Ce sont des considérations comme en faisaient alors volontiers certains prédicateurs, des homélies d’une grande simplicité, sans aucun souci de la forme littéraire. Mais on donne dans l’Avis au lecteur des indications utiles ; on y dit que ces Considérations ont été composées d’une manière extraordinaire. L’auteur était dans un lieu où il n’avait presque aucun livre ; il notait hâtivement au crayon les pensées qui lui venaient à l’esprit, et son écriture était si mauvaise qu’il fallait deviner ce qu’il avait voulu dire. On ajoutait que ces Considérations, faites au cours de plusieurs années, étaient envoyées au fur et à mesure, aux personnes à qui elles étaient destinées. Or ces deux gros volumes de Considérations étaient l’œuvre de Saint-Cyran prisonnier à Vincennes, et, si le public proprement dit l’ignorait, les initiés le savaient bien. Et parmi les approbateurs, qui le savaient mieux encore, se trouvait Grenet, le supérieur de Port-Royal. C’était hardi de publier ainsi, en 1670, un grand ouvrage de celui que les Jésuites considéraient comme leur plus grand ennemi ; il est vrai qu’il était muni d’un privilège du roi octroyé sans doute à M. d’Andilly sous le nom du sieur de Lorme. L’ouvrage est d’ailleurs absolument irrépréhensible, et il est bien curieux ; il a pu servir récemment à prouver d’une façon péremptoire que Port-Royal, formé par Saint-Cyran, avait pour la Vierge un culte tout particulier[7] ; saint Bernard excepté, on ne connait pas de plus grand dévot à Marie que le prisonnier de Vincennes. On y voit aussi, non sans étonnement, Saint-Cyran exalter le jésuite saint François-Xavier, l’apôtre des Indes, presque à l’égal de saint Paul, l’apôtre des Gentils.

Les Considérations sur les fêtes étaient anonymes ; il n’en fut pas de même d’un autre ouvrage du même Saint-Cyran qui fut imprimé avec privilège chez Pierre Le Petit, imprimeur du roi, le 5 décembre 1671. C’est un très beau volume de 374 pages, intitulé Instructions chrétiennes tirées par M. Arnauld d’Andilly des deux volumes de Lettres de Mre Jean Du Verger de Haurane (sic), abbé de Saint-Cyran. Le privilège, daté du 24 juin 1671, est octroyé au sieur Arnauld d’Andilly, conseiller de Sa Majesté en ses conseils d’État et privé. Les Pensées de Pascal, parues l’année précédente, n’avaient pas été publiées, il s’en faut de beaucoup, avec un si grand luxe. On dirait que c’était une sorte de don de joyeux avènement oifert par le ministre Pomponne à son vieux père, ou une de ces publications que l’on fait aujourd’hui pour le jubilé d’un grand artiste ou d’un grand écrivain. Rien ne pouvait charmer davantage le bon octogénaire que cet hommage public rendu au meilleur de ses amis ; et pour rendre cet hommage plus éclatant, dix-sept évêques français, joignaient leurs approbations motivées à celles des docteurs, parmi lesquels figurait encore Grenet. Jamais Saint-Cyran n’avait été glorifié de la sorte, c’est une véritable apothéose. L’archevêque de Sens, Henri de Gondrin, ouvrait la série en déclarant que les Lettres d’où ont été tirées les instructions chrétiennes sont « toutes pleines de l’esprit de Dieu ». Godeau affirmait que nul livre de dévotion ne valait celui-là, et il ajoutait « Bien loin qu’il s’y soit glissé la moindre erreur, tout y est utile, tout y est orthodoxe, tout y est saint. » Gilbert de Choiseul, ancien évêque de Comminges, élevé depuis peu sur le siège de Tournay, comparait l’amitié de Saint-Cyran et d’Arnauld d’Andilly à celle de David et de Jonathas, et il disait des Instructions qu’elles lui paraissaient à lui aussi « pleines de l’esprit de Dieu et propres à inspirer les véritables maximes de l’Évangile. » L’approbation de Le Camus, évêque nommé de Grenoble et futur cardinal, est importante, car il déclare qu’il a lu le livre à la prière de l’archevêque de Paris, qui était alors Harlay de Chanvallon, nommé six mois auparavant ; et dès lors c’est comme une approbation double. L’évêque de la Rochelle, Henri de Laval, fils de Mme de Sablé, est allé plus loin que tous les autres, car pour glorifier Saint-Cyran, il n’a pas craint de mettre, comme on dit, les points sur les i. « Ces admirables Lettres, dit-il, firent voir que ce savant homme n’avait point d’autres sentiments que ceux qu’il avait puisés dans l’Écriture sainte et dans la tradition de l’Église ; que sa science n’était que celle des saints Pères ; qu’il ne parlait point d’autre langage que celui de la parole de Dieu, et que, bien loin de conduire les âmes par des voies particulières et écartées, il ne savait point d’autres chemins pour les mener à Dieu que celui de la pénitence et de la charité. Ainsi ces Lettres ont été reçues avec une approbation générale de toutes les personnes de piété, et on les a considérées comme l’ouvrage de nos jours qui forme la plus haute et la plus parfaite idée de la vie chrétienne… »

L’évêque de Meaux, Dominique de Ligny, frère de l’abbesse enlevée par Péréfixe en 1664, vantait d’abord Saint-Cyran directeur, et il parlait ensuite de sa doctrine « si pure, si solide, si chrétienne ». Pavillon rappela l’estime et la vénération qu’il avait toujours eues pour les Lettres spirituelles ; et Choart de Buzanval, évêque de Beauvais, profitait de l’occasion pour « honorer, disait-il, la mémoire d’un des plus grands hommes de notre temps, qui avait joint une rare piété à une éminente doctrine et [qui] a fait voir dans tous ses écrits combien il était consommé dans la science des saints, et avec quelle pénétration il savait juger des choses spirituelles ».

Toutes ces approbations, dressées par des évêques qui semblent bien s’être donné le mot, ne séparent pas de Saint-Cyran l’éditeur de ses œuvres, Arnauld d’Andilly ; c’est comme une grande manifestation en l’honneur de ce vieillard de quatre-vingt deux ans qui séjournait à Pomponne parce qu’il n’osait pas encore revenir aux Granges de Port-Royal. Mais on ne se serait pas attendu à voir l’ami de Jansénius, l’inspirateur des religieuses et des solitaires de Port-Royal, le prisonnier de Richelieu glorifié de la sorte, et Sainte-Beuve, qui n’a pas connu cet épisode, conviendrait que ce n’est assurément pas un signe de décadence ou de déclin.

Les Jésuites et leurs amis eurent le bon goût de ne pas manifester alors leur rage et leur dépit ; Péréfixe et le Père Annat venaient de mourir ; Harlay de Chanvallon et le Père La Chaise ne crurent pas pouvoir ramasser leurs armes que la cour de Rome avait brisées. Il y avait quelque chose de changé dans l’Église, et la paix de Clément XI, bien qu’elle eût, en n’abolissant pas le Formulaire, conservé des germes de discorde, n’était pourtant pas un vain mot. Tout ce qu’il y avait d’honnêtes gens dans l’Église, Bossuet en tête, et Rancé, et beaucoup d’autres, fraternisa sans arrière-pensée avec ceux que le pape avait reçus dans sa communion ; et l’on vit même des prêtres et des religieux, comme les oratoriens Quesnel et Malebranche rétracter leur signature, et déposer leur rétractation dans les archives de Port-Royal.

Cet état de choses dura tant que le monastère eut dans le monde et à la cour des amis puissants, tant que la duchesse de Longueville fut là pour le couvrir de sa protection. Mais elle mourut en 1679, et nous allons voir la persécution renaître aussitôt. Elle durera trente ans et ensuite ce sera la ruine définitive de Port-Royal.


  1. On ignorait ce détail à Port-Royal, aussi la Mère du Fargis supplia-t-elle la princesse de ne plus l’appeler cousine.
  2. Mlle Rachel Gillet, morte en 1875. M. Prosper Faugère a simplement prêté son nom et rédigé la préface. On a plus de huit cents lettres de la Mère Angélique de Saint-Jean classées et annotées avec beaucoup de soin.
  3. Besoigne, tome III, p. 120.
  4. Histoire de Port-Royal, tome II, p. 528.
  5. Port-Royal, t. V, 143. Besoigne a dressé une liste de quelques-uns des visiteurs d’alors, tome II. p. 484.
  6. 2 vol. in-8o.
  7. V. Flachaire. La Dévotion à la Vierge dans la Littérature Catholique au commencement du xviie siècle.