Histoire générale du féminisme (Abensour)/Triomphes

LES PREMIERS TRIOMPHES


Les Américaines et la conquête des professions masculines. — Le triomphe définitif en Australie et en Nouvelle-Zélande. — Les femmes russes et le mouvement révolutionnaire. — Les progrès du féminisme en Suède. — L’alliance internationale.

Les Américaines et la conquête des professions masculines. — Encouragées par le succès remporté en Wyoming, les femmes d’Amérique ont, au cours des années qui suivirent cette première victoire, redoublé d’efforts et d’ardeur. De plus en plus nombreuses, de plus en plus puissantes, les sociétés féministes ont poursuivi une propagande intense.

Cette propagande n’a pas été couronnée de succès aussi rapides que les féministes le pouvaient espérer. En Amérique même, particulièrement dans les États de l’Est, les plus riches, les plus puissants, les plus peuplés et qui, avant la fin du dix-neuvième siècle, donnaient le ton à l’esprit public, les vieilles traditions étaient puissantes encore : dans le New-York, la Pennsylvanie ou le Massachusetts, la participation des femmes aux affaires publiques rencontrait autant d’opposition au moins qu’en France, en Angleterre ou en Suède. Malgré les immenses cortèges organisés par l’Association nationale pour le Suffrage des Femmes, malgré les meetings monstres, malgré les campagnes menées auprès des cours suprêmes des différents États et de la cour suprême de l’Union pour obtenir, des plus hautes autorités Judiciaires, une nouvelle définition favorable aux femmes du mot citoyen, malgré le refus opposé par certaines femmes de payer l’impôt (telle l’héroïque fermière du Connecticut qui laissa vendre l’une après l’autre toutes ses vaches) et la propagande accomplie par ces étudiantes dévouées s’engageant à ne se marier que lorsqu’elles auraient converti cinq cents électeurs, le suffrage féminin ne fit d’abord que de bien lents progrès. C’est seulement en 1893 que le Colorado, suivi, en 1896, par l’Idaho et l’Utah, firent des femmes des électeurs. Puis, nouvelle pause, presque aussi longue que la première.

En revanche, la fin du dix-neuvième siècle est une époque où, avec bien plus de succès que leurs sœurs d’Europe, les jeunes filles américaines tentent la conquête de toutes les professions masculines. On compte en 1900 aux États-Unis 5 millions de femmes qui travaillent, dont 1 300 000 dans l’industrie et 500 000 dans le commerce. Et déjà bien avant qu’elles ne le fassent en France et en Angleterre, les ouvrières ont commencé à s’organiser pour obtenir l’adoucissement de la loi d’airain. Pouvant, dans les mêmes conditions que les hommes, acquérir les connaissances indispensables, les jeunes filles de la bourgeoisie se sont lancées à l’assaut des positions libérales et des situations lucratives du commerce et de l’industrie. En 1900, constate un auteur américain, on trouve 253 femmes banquiers, 1 271 principaux employés de banques, 2 883 qui occupent des situations importantes dans des sociétés commerciales, et en outre, 84 ingénieurs civils, 3 ingénieurs des mines, 41 mécaniciennes, 248 chimistes, 897 policewomen ou détectives. Les femmes d’affaires sont légion : celle-ci dirige à Ironton (Ohio) un établissement qui produit tous les ans 100 000 tonnes de fer ; celle-là, qui a pris en mains la réorganisation du Texas-Pacific Railway, a fait bondir sa fortune de 60 millions à 300 millions de dollars ! cette autre dirige d’immenses domaines fonciers et introduit sur ses terres les nouvelles méthodes d’agriculture.

Les femmes qui, dans la majorité des États, peuvent faire leurs études juridiques, se pressent nombreuses aux barreaux de New-York, de Chicago, des autres grandes villes. On compte déjà (en 1900) un millier de femmes de lois, 8 000 docteurs.

Comme le fit la primitive Église chrétienne, comme le fit, au moyen âge, l’hérésie, les Églises protestantes ont largement ouvert leurs portes : ne compte-t-on pas 3 373 femmes pasteurs ? la révérende Anna Shaw, l’un des chefs aujourd’hui du féminisme américain, a conquis comme pasteur ses premiers grades dans l’armée féminine. Et, pour compléter l’analogie entre l’Amérique d’Édison et la chrétienté de Simon le Magicien, reparaît la femme chef religieux et fondatrice de secte. Le christianisme scientiste (Christian Scientist Church) qui, dans sa préoccupation de concilier la science et le mystère chrétien, trouve aux États-Unis de si nombreux adeptes, doit son existence à une femmes Marie Balder Eddy.

Déjà enfin apparaissent les femmes politiques qui, même dans les États où elles ne sont pas encore citoyennes, trouvent moyen d’influer heureusement sur l’évolution sociale à laquelle elles s’intéressent tout particulièrement. Margaret Haley, simple institutrice mais tenue à Chicago pour l’un des « champions de la démocratie », obtient, après une active campagne, la réforme de l’éducation et l’égalité de salaires entre instituteurs et institutrices. Celle-là fonde le premier club coopératif pour les pauvres ouvrières et leur facilite ainsi la lutte pour la vie.

D’ailleurs, les femmes prennent volontiers l’habitude de se grouper pour la poursuite de buts sociaux ou politiques, pour la défense de leurs intérêts professionnels, voire simplement pour leur plaisir. À la fin du dix-neuvième siècle, les clubs féminins des États-Unis groupent 2 millions de membres, et cette habitude prise par la femme de sortir de chez elle, est le signe, d’un grand progrès dans la voie de l’émancipation, mais aussi de l’accroissement plus grand chaque jour du nombre des « femmes seules ».

Les premières victoires des féministes anglaises. — En Angleterre, comme en Amérique, la femme n’obtient pendant de longues années que des demi-succès politiques ; mais son émancipation sociale et professionnelle se poursuit.

Persuadés sans doute que la femme est bien à sa place dans ces assemblées municipales, dans ces conseils d’assistance et d’éducation où l’on s’occupe de faire le ménage de la nation, mais qu’elle est incapable de discuter les intérêts généraux du pays, les dirigeants anglais se laissent arracher toutes les concessions successivement, sauf le suffrage parlementaire. En 1870, la femme anglaise est électrice aux school boards (conseils scolaires) ; en 1875, électrice aux boards of Guardian (conseils de l’Assistance publique) ; en 1888, électrice aux conseils des bourgs et des comtés ; en 1894, éligible aux conseils de paroisse et aux boards of Guardian ; en 1907, éligible aux conseils des bourgs et des comtés.

Dans l’intervalle, le vote municipal a été donné aux femmes d’Écosse, et la minuscule île de Man, terre autonome, a généreusement accordé le suffrage à ses quelques milliers de citoyennes.

Mais le vote politique est la coupe de Tantale qui, toujours offerte, semble s’éloigner toujours. Pas une année ne s’écoule, entre la première victoire et la grande guerre, où les citoyennes du Royaume-Uni ne réclament l’électorat et l’éligibilité au Parlement ; pas une où elles ne trouvent un homme politique disposé à porter devant le Parlement même leurs revendications. Qu’il s’appelle Bright, Forsyth, Woodall, du nom du député qui le porte, chaque année est proposé le même amendement à la loi électorale. Mais si, « depuis 1865, il s’est rencontré chaque année un ou plusieurs députés pour déposer à la Chambre des communes des résolutions en faveur du suffrage féminin », si « vingt-trois de ces résolutions ont été prises en considération et discutées, aucune n’a pu parcourir la dernière étape de la carrière parlementaire ».

Favorables en théorie au vote politique des femmes, les politiciens anglais reculaient devant l’application pratique de leurs idées. Sans doute est-ce dans la persistance de l’esprit traditionaliste. tout-puissant encore avant la guerre dans la vieille Angleterre, que la raison de cette contradiction apparente doit être cherchée.

Du moins la cause du suffrage fait-elle des progrès dans l’opinion féminine. À la fin du dix-neuvième siècle la National Union of Women suffrage society compte 200 groupements affiliés, et les adeptes se montrent assez nombreuses pour que les pétitions portées par les femmes au Parlement soient couvertes tous les ans de 200 000 signatures.

Les femmes qui travaillent s’organisent : 116 000 sont groupées dans les Trade-Unions, et elles obtiennent l’amélioration des conditions du labeur féminin et la création d’inspectrices du travail.

De nouvelles professions s’ouvrent aux femmes, qui, depuis 1879, peuvent fréquenter comme les hommes les universités : enseignement, emplois dans les banques, médecine (on compte, en 1900, 300 doctoresses). La femme anglaise est cependant très loin, à la fin du dix-neuvième siècle, — elle en est très loin aujourd’hui encore, — de ce droit absolu qu’ont acquis les femmes américaines de pratiquer sous la forme qui leur agrée, et dans les mêmes conditions que l’homme, la lutte pour la vie.

Le triomphe définitif des Australiennes et des Néo-Zélandaises. — C’est en des régions situées aux antipodes qu’il faut, à la fin du dix-neuvième siècle, aller chercher la réalisation parfaite de l’idéal féminin : dans les pays neufs de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande.

Dès 1867, les femmes de la Nouvelle-Galles du Sud ont été pourvues du suffrage municipal ; les autres États australiens et la Nouvelle-Zélande (1886) ont suivi l’exemple. Et, sans aucun de ces longs arrêts sur le palier du vote municipal auquel sont condamnées leurs sœurs d’Angleterre ou de Suède, les Australasiennes continuent leur ascension vers l’égalité politique. Les revendications des féministes, telle l’amie de Stuart Mill, Mary Müller, sont activement soutenues par deux grands partis : le parti ouvrier et le parti de la tempérance, qui, l’un et l’autre, voient dans les masses féminines un puissant renfort.

Sur les politiciens néo-zélandais, l’influence de Stuart Mill est évidente. N’est-ce pas en effet parce que comme lui ils pensent, suivant le mot du premier ministre Joseph Ward, qu’ « écarter les femmes du suffrage, c’est perdre chaque jour une réserve illimitée de forces intellectuelles et morales », que les politiciens de l’hémisphère sud, après un simulacre de résistance, cèdent si facilement ? En 1893, pourvues enfin du bulletin de vote, les citoyennes des deux îles néo-zélandaises se précipitent presque toutes aux urnes. En Australie, la lutte est un peu plus longue. En quinze ans, pourtant (1893-1908), les femmes australiennes obtiennent l’électoral et l’éligibilité aux divers parlements et au Parlement fédéral.

Peu de traditions, peu de préjugés dans ces nouvelles démocraties : plante tropicale à prodigieuse croissance, le féminisme, à peine esquissé sous la plume d’une théoricienne, est adopté par la masse, consacré par l’élite et pleinement se réalise. Il passe et triomphe. Heureuses femmes, s’écriait en 1912 une féministe française, heureuses femmes, pour qui le féminisme n’est plus qu’un souvenir !

Angleterre, Union américaine, Australasie, voilà les seuls pays où, à la fin du dix-neuvième siècle, le féminisme ait enregistré des succès marqués. Mais dans d’autres pays d’Europe le mouvement, à peine ébauché dans la période précédente, se développe à présent avec une ampleur à laquelle l’activité politique des Anglaises et des Américaines et les résultats, déjà appréciables, qu’a obtenus leur propagande, ne sont pas étrangers.

Bebel et le féminisme allemand. — Dans le leader socialiste Bebel, âme généreuse et que révoltaient toutes les injustices (il fut avec Liebknecht père le seul Allemand qui protesta contre la spoliation de la France), l’Allemagne trouve son Stuart Mill. Son ouvrage, la Femme et le Socialisme, paru en 1879, est, comme celui de Stuart Mill, et plus chaleureux peut-être, mais moins rigoureusement démonstratif, un éloquent plaidoyer en faveur de l’affranchissement de la femme. D’ailleurs, ce qui préoccupe le futur chef du socialisme allemand, c’est moins l’assujettissement politique de la femme que les tristes conditions de sa vie économique et les conséquences qui en résultent pour la santé physique et morale de l’humanité. Dès ce moment, il aperçoit la femme pauvre exilée du mariage, repoussée vers une vie de travail qui tue son corps et abêtit son esprit. Et, après avoir adjuré les socialistes de faire abstraction un instant de leur « cher moi masculin » pour combattre avec lui l’injustice, il évoque la vision d’une société phalanstérienne où, tous les travaux du ménage faits en commun et mécaniquement, la femme, déchargée de sa servitude, pourra, comme l’homme, développer son esprit.

À la voix de Bebel, les camarades socialistes s’éveillèrent ; se rappelant que le prophète Karl Marx avait, dans le fameux manifeste de 1847, protesté contre toutes les inégalités, même celle des sexes, ils firent de l’affranchissement des femmes l’un de leurs dogmes. L’émancipation économique et politique des femmes est l’un des articles du programme d’Erfürt (1891). Et bientôt apparaissent les conclusions pratiques. En 1892, une femme, Clara Zetkin, entre dans les conseils du parti.

En 1895, Bebel, imitant jusqu’au bout Stuart Mill, dépose à la tribune du Reichstag un projet de loi accordant aux femmes le vote parlementaire. C’est un échec. Mais, du moins, le féminisme gagne par ailleurs du terrain : à côté des deux anciens groupements féminins apparaissent les associations ouvrières féminines, les Unions de femmes socialistes qui, elles, envisagent l’affranchissement des femmes pour le « grand soir » (l’avenir leur a donné raison) et la Fédération des Unions de femmes allemandes qui, en 1900, groupe 137 sociétés et 110 000 membres.

Si elle ne peut encore amener l’affranchissement politique des femmes, leur action, du moins, ne demeure pas vaine. Les femmes obtiennent l’égalité d’instruction : les écoles primaires, secondaires, professionnelles se multiplient ; les portes des antiques universités s’ouvrent toutes grandes ; les doctoresses apparaissent. Et, constate une historienne de la femme allemande, l’activité féminine s’accroît non seulement dans le commerce et l’industrie (ne trouve-t-on pas, dès 1900, aux usines Krupp, dirigées d’ailleurs par la légendaire grosse Bertha, des femmes contremaîtresses ?), mais dans le domaine de la vie publique. Des femmes font partie du personnel de l’Assistance publique, du ministère des postes et télégraphes ; elles sont inspectrices de fabrique, membres de la commission de l’enseignement. Cette période est donc, en Allemagne, celle de l’acceptation théorique des idées féministes et de l’émancipation du travail.

En Autriche, la question s’est posée sous un autre aspect. Dans les États, les provinces de la mosaïque austro-hongroise, où les traditions les plus anciennes restèrent longtemps en vigueur, les femmes conservèrent, jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, des vestiges de ces droits politiques, qu’à titre de seigneurs féodaux ou de membres du Parlement, elles avaient exercés au moyen âge. En Bohême, en Moravie, les femmes propriétaires votaient pour les conseils municipaux, en Bohême pour la diète, en Bosnie-Herzégovine pour le Parlement. Jusqu’en 1848, les nobles hongroises étaient représentées à la Diète, comme les Françaises aux États généraux, par leur fondé de pouvoir. Jusqu’en 1907, les femmes propriétaires et commerçantes ont pu, par le même procédé, prendre part aux élections pour le Reichsrath autrichien. Les constitutions modernes ont, en ces pays, comme la constitution de 1789 dans le nôtre, aboli la franchise électorale féminine. C’est donc pour le maintien de leurs privilèges, menacés par les lois nouvelles, pour la conquête du droit de suffrage aux Parlements de Cisleithanie et de Transleithanie, et en même temps pour l’émancipation du travail, que les femmes d’Autriche-Hongrie ont combattu.

Ce sont surtout des buts économiques en effet que poursuivent l’Union des femmes viennoises, fondée en 1867, et la Minerva de Prague, qui apparaît en 1892. En 1888 cependant les femmes de la Basse-Autriche, menacées par la mise en vigueur des nouvelles lois électorales de se voir privées de leur droit ancien, envoient à la Diète une pétition couverte de 24 000 signatures.

En vain ! Mais du moins les femmes d’Autriche réussissent-elles à forcer les portes de bien des carrières masculines : pour elles comme pour leurs sœurs allemandes les universités s’ouvrent ; et les postes et télégraphes, les chemins de fer, un grand nombre des administrations de l’État les accueillent. En même temps, et supposant le problème résolu, elles s’habituent à prendre part aux luttes politiques.

Celles-ci s’enrégimentent dans les rangs des chrétiens sociaux (une association de chrétiennes sociales compte 10 000 membres), celles-là parmi les socialistes et soutiennent activement les candidats de leur parti. Avec la baronne Bertha de Süttner, véritable apôtre celle-là, et dont le livre Bas les armes ! fait ce miracle d’arracher à un ministre de la guerre une profession de foi antimilitariste, le féminisme pacifiste prend naissance : bientôt les Autrichiennes ne seront pas seules à le professer.

Le développement du féminisme en Suède. — En Suède, le féminisme subit, sous l’action des femmes de lettres qui longtemps restent les vraies dirigeantes de l’opinion féministe, mainte évolution nouvelle.

Deux écrivains de talent, la baronne Sophie d’Adlersparre et Anne-Charlotte Leffler, combattent pour la liberté du travail. « La femme a besoin du travail, déclare l’une, et le travail a besoin de la femme. » Elle fonde la première revue féministe suédoise, qui porte le titre bien caractéristique Revue pour le Foyer et fait ouvrir des typographies qui emploient exclusivement des femmes. Mêmes idées chez Ernst Ahlgren ; pour celle-ci encore tout s’enchaîne. La liberté d’éducation permettra celle du travail, et la liberté du travail celle du mariage. La femme gagnant sa vie « ne se mariera plus par nécessité économique, mais selon son cœur ». Les romans d’Ernst Ahlgren, d’Anne Leffler, et de la baronne d’Adlersparre connurent parfois de très gros succès, et, de leur vivant même, elles eurent cause gagnée.

Peu à peu certaines carrières masculines, les banques, les bureaux, s’ouvrirent aux femmes. Mais celles-ci, « enivrées de leur triomphe (on compte dans certaines administrations jusqu’à 72 p. 100 d’employées), engagèrent le féminisme dans des voies toutes nouvelles ». Les émancipatrices avaient combattu pour que la femme pût apporter au foyer plus de bien-être. Or, « en Suède, vers 1880, les féministes d’esprit luthérien, de mœurs austères, s’habillant de costumes masculinisés… prenaient des airs de congrégation protestante et déclaraient la guerre à l’amour[1] ». C’est contre ces vierges fortes qu’Ellen Key partit en guerre. « À ces féministes intransigeantes… elle rappela dans un beau cri le foyer, l’amour, la maternité. » Tel est l’objet d’une brochure qu’elle écrivit en 1895 : Faux Emploi des forces féminines. « Beaucoup de jeunes filles d’aujourd’hui, s’écrie-t-elle, s’intéressent exclusivement au travail extérieur à la maison. » Qu’elles l’obtiennent, le parti féministe triomphera. Mais lorsqu’elles auront emporté d’assaut toutes les carrières masculines, la belle avance vraiment ! S’imaginent-elles qu’elles pourront conserver leur rôle dans la famille ? « Ceux qui le croient, ceux qui croient que la femme pourrait pendant longtemps réserver toute la force de ses sentiments féminins pour les devoirs de la famille et en même temps acquérir toute la puissance productrice de l’homme…, ceux-là croient certainement à tout autre chose qu’à l’égalité des sexes. Ils croient à la supériorité de la femme. »

C’est dans cette espérance fallacieuse que la femme lâche trop souvent la proie pour l’ombre ; c’est-à-dire les joies du foyer pour une vaine indépendance. Oui certes, la femme doit réclamer le droit de s’instruire comme l’homme, le droit de participer comme lui à la confection des lois. Mais qu’elle se garde de prendre le moyen pour le but. La raison d’être de toutes ces conquêtes, c’est l’élargissement, l’exaltation de son rôle d’épouse et de mère, « C’est celle-ci qui, de tout temps, à joué un rôle civilisateur dans la société. » De son cœur jaillit une source éternelle « de pitié et de bonté qui doit s’étendre sur toute l’humanité ».

Et Ellen Key est conduite, d’une manière toute naturelle, à réhabiliter l’amour, méprisé par les amazones. C’est ce sentiment ; exprime-t-elle dans Amour et Mariage, qui doit dominer toutes les relations entre les sexes. Lui seul est moral et conforme au vœu de la nature. L’auteur ne prêche pas l’union libre. Mais « la fille mère qui s’est donnée par amour est plus respectable que l’épouse qui accepte le mariage avec dégoût ». Et l’amour n’a pas seulement un but utilitaire : la continuation de l’espèce. Il doit donner à l’homme les plus grandes joies de la vie, joies qui, contrairement à la pensée des piétistes, sont pures et saines.

C’est donc ici, par son côté moral surtout, qu’a été abordé le problème féministe. Ce qui n’a pas empêché d’ailleurs les femmes de Suède de s’agiter, mais vainement, pour obtenir la transformation de leur suffrage municipal en vote parlementaire. Comme ceux des féministes anglaises, leurs efforts se brisent devant l’hostilité des conservateurs.

En Russie : féminisme et nihilisme. — C’est sous un autre aspect encore qu’à la fin du dix-neuvième siècle, le mouvement féminin se présente en Russie. À cette date, la femme russe — semblable en cela à notre Française du moyen âge — est la chose de son mari, qui détient sa liberté (une femme mariée n’a pas le droit, par exemple, d’obtenir un passeport séparé) et sa vie ; et cependant, noble ou paysanne, elle exerce des droits politiques. Propriétaire, elle pourra concourir à l’élection des membres des zemstvos ou de la douma ; simple habitante d’un village, elle contribuera à l’administrer, et souvent tels bourgs, d’où pendant la saison d’été tous les hommes émigrent pour des travaux temporaires, connurent une administration exclusivement féminine. Jusqu’aux toutes dernières années, nulle aspiration, nulle révolte chez cette femme de moujik, façonnée par des siècles de servitude. Mais, tandis qu’Alexandre II libère les serfs, la noblesse émancipe son esprit. Et dans cette intelliguenza qui, sous les trois derniers Romanoff, joue dans, la vie sociale de la Russie un si grand rôle, les femmes tiennent leur place, et très vaste. Les jeunes bourgeoises, les aristocrates parfois, fréquentent les universités. Les voilà étudiantes en lettres, en sciences, en droit et, depuis 1877, date où la première fut attachée à l’armée russe des Balkans, doctoresses. Leur âme généreuse, vibrante et mystique, avide d’action et de rêve, se laisse fasciner par les promesses des nihilistes annonciateurs de l’âge d’or. Elles quittent, pour aller au peuple, fortune et promesses d’amour. Servantes d’une idée, elles se dévouent jusqu’au total sacrifice. De frêles jeunes filles furent souvent les plus redoutables adversaires de l’Okhrana, les plus implacables ennemies des fonctionnaires bourreaux, des ministres et des tsars : telle Vera Zassoulitth qui, fillette encore, portait les lettres des révolutionnaires et qui, le 24 janvier 1878 « exécuta » le préfet de police Trépov », tel cet état-major féminin qui conçut et exécuta l’assassinat d’Alexandre II. Et l’exécution de Sophie Perowskaia, la première qui ait subi ce sort en Russie le sort affreux d’une Elisabeth Olovenikof, devenue folle dans sa prison, d’une Essia Hoffmann, morte de douleur pour avoir été privée de son enfant, loin de décourager leurs émules, en suscite des centaines. Trop occupées à préparer avec l’homme le grand soir, les intellectuelles russes considéraient la revendication de leurs droits particuliers comme pur égoïsme. Et si elles sont féministes, c’est sans le chercher, et même sans le savoir.

Dans les pays latins. — Dans tels pays latins ou, presque autant qu’en Russie, la masse féminine est restée arriérée (c’est à peine si la paysanne de Sardaigne, de Sicile ou des Abruzzes a conscience d’elle-même, pourra écrire, en 1900, une féministe italienne) on en est encore à l’époque où quelques voix isolées prêchent dans le désert l’affranchissement féminin.

En Espagne, Concepcion Arenal, l’une des premières femmes qui aient fait des études de droit évoque dans la Femme de l’Avenir une Eve nouvelle qui, égale de l’homme, exercera toutes les professions masculines, jusques et y compris le sacerdoce auquel, mieux que l’homme même, la prédestine sa douceur… Ainsi parlait sept siècle plutôt Guillemine de Bohême.

En Italie, où les femmes ont pu forcer aussi les portes du barreau et de la faculté de médecine, une poignée d’intellectuelles fonde l’Union per la donna et le Club femminile internazionale, qui s’efforcent d’instruire la femme de ses devoirs et de ses droits, de son rôle passé, présent et futur, qui combattent pour l’amélioration de la position économique de la femme et tentent de faire naître enfin une solidarité féminine.

Mais il est trop tôt encore pour que l’on songe à l’émancipation politique.

L’internationale féminine. — Jusqu’en 1888, les féministes ont, dans chaque pays, combattu isolées, ignorant les efforts de celles qui, dans d’autres contrées luttent pour la même cause, ignorant mutuellement et leurs méthodes et les progrès que ces méthodes leur permettent de réaliser. Grâce à l’initiative des femmes américaines, elles vont s’unir, et leur force en deviendra plus grande, leur action plus puissante. À l’issue du Congrès tenu en 1888 à Washington par l’Association nationale du suffrage des femmes des États-Unis, les leaders américaines persuadent à leurs invitées étrangères qu’elles doivent faire leurs efforts pour fédérer toutes les unions féministes du monde en un Conseil international.

Cinq ans plus tard l’idée se réalise. Au Congrès américain de Chicago, « les femmes de toutes les nations, convaincues que le bien de l’humanité doit être favorisé par une plus grande unité de pensée, de sentiment et de but, qu’une action organisée des femmes sera un moyen de servir les intérêts les plus élevés de la famille et de l’État », décidées « à faire pénétrer dans les mœurs et les lois l’application de cette règle d’or : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu’on vous fît à vous-mêmes, » créent le Conseil international des femmes, « dont le but est d’établir une communication constante entre les femmes de tous les pays. »

La voie dans laquelle on s’engage est féconde. En 1904, Miss Carrie Chapman Carr organise l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes. L’internationale féminine est fondée et hautement proclamée. Tous les cinq ans, sous les auspices du Conseil international, tous les deux ans, sous les auspices de l’Alliance internationale, un grand Congrès se réunit dans une capitale d’Europe ou d’Amérique. En 1900 et 1908 ces Congrès eurent lieu à Paris, en 1911 à Stockholm, en 1913 à Budapest et à Paris. Dans ces grandes assemblées, où se réunit l’élite intellectuelle féminine de vingt nations, les plus hautes questions sont agitées. À côté des discussions sur le suffrage féminin et ses conséquences, prennent place des rapports sur l’hygiène, l’assistance publique, la législation du travail, la paix, sur toutes les questions où la femme peut utilement donner son avis, c’est-à-dire sur toutes celles qui avant la guerre s’agitaient.

Ainsi, les émancipées de tous pays, abaissant les frontières, se reconnaissent pour sœurs ; et voilà le monde entier averti que les femmes voient dans la conquête de leur liberté, dans la reprise de leur droit, non l’occasion seulement de triomphes égoïstes, mais un gage certain du bonheur de l’humanité. Ces Congrès internationaux où, en effet, l’on voit les femmes discuter, non seulement en mères de familles sensibles ou en généreuses utopistes, mais en sociologues avertis, des grands problèmes économiques et sociaux, firent beaucoup pour dissiper les préventions injustes. Et l’éclat de ces manifestations, où fut conviée la presse de l’Univers, dissipe le brouillard où quelques années auparavant s’agitait encore le féminisme. La masse ne le comprend pas toujours, ni ne l’admet ; du moins elle le connaît et le discute.



  1. Louise Cruppi, Femmes écrivains d’aujourd’hui.