Histoire générale des marionnettes
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 785-831).

HISTOIRE


DES MARIONNETTES.




LES MARIONNETTES EN ANGLETERRE.




Si je ne m’étais proposé dans ces études que de rompre quelques lances courtoises en l’honneur des marionnettes, je pourrais regarder ma tâche comme surabondamment accomplie : ou je me trompe fort, ou il est suffisamment prouvé que la muse légère et badine qui préside à ce petit spectacle a occupé un rang assez distingué chez tous les peuples de race et de civilisation gréco-romaines, et qu’elle a même obtenu parmi eux, grace à sa gentillesse, le pas sur plusieurs de ses plus fières rivales ; mais j’ai entrepris (qu’on me permette de le rappeler) moins de faire l’éloge de ce menu genre de drame que d’en tracer l’histoire sincère et détaillée. Mon travail se trouverait donc trop incomplet, si, après avoir exposé tout au long quelles ont été les destinées de mes petites clientes dans les contrées du centre et du midi de l’Europe, je négligeais de rechercher comment elles ont été accueillies dans les régions septentrionales, notamment en Angleterre et en Allemagne. Là, en effet, les mœurs, les races, le climat, le goût, tout diffère, et il n’y aurait pas à s’étonner qu’un divertissement qui suppose dans l’artiste qui le pratique, dans l’auditoire qui s’y abandonne, une sensibilité d’organes et une souplesse d’imagination si promptes, n’eût point obtenu auprès de populations moins flexibles et sous le ciel plus rigide de Londres, d’Amsterdam et de Berlin, autant de succès qu’en Grèce, en Italie, en France et en Espagne.

Il n’en a cependant pas été ainsi, et je puis annoncer dès à présent, sans craindre d’être démenti par les faits dont l’exposition va suivre, que les peuples d’origine germanique, que l’on regarde communément comme doués d’une trempe d’esprit plus ferme et plus sérieuse que la nôtre, ont accepté les données fantastiques de ce trompe-l’œil théâtral avec la même facilité crédule et la même docilité d’émotions que les peuples plus impressionnables dont nous nous sommes occupés jusqu’ici. Oui, nous allons rencontrer nos petits comédiens de bois aussi aimés, aussi choyés, aussi facilement compris sur les bords de la Tamise, de l’Oder et du Zuyderzée qu’à Naples, à Paris ou à Séville. Nous aurons même occasion de remarquer que les Anglais et les Allemands ont quelquefois porté dans ce badinage un fonds de sérieux et de gravité qui est sans doute un trait de leur caractère national.

Quant à l’Angleterre en particulier, le goût de ce genre de spectacle y a été si généralement répandu, qu’on ne trouverait peut-être pas un seul poète depuis Chaucer jusqu’à lord Byron, ni un seul prosateur depuis sir Philip Sidney jusqu’à M. W. Hazlitt, qui n’ait jeté à profusion dans ses ouvrages des renseignemens sur ce sujet, ou n’y ait fait au moins de fréquentes allusions. Les écrivains dramatiques surtout, à commencer par ceux qui sont la gloire des règnes d’Elisabeth et de Jacques Ier, ont déposé dans leurs œuvres les particularités les plus curieuses sur le répertoire, les directeurs, la mise en scène des marionnettes. Shakspeare lui-même n’a pas dédaigné de puiser dans ce singulier arsenal d’ingénieuses ou énergiques métaphores qu’il, met dans la bouche de ses plus tragiques personnages, aux momens les plus pathétiques. Je puis citer dix à douze pièces de ce poète où se trouvent plusieurs traits de ce genre : les deux Gentilshommes de Vérone par exemple, le Conte d’hiver, la première partie de Henri IV, la méchante Femme mise à la raison, la Douzième Nuit, les Peines de l’amour perdu, le Songe d’une nuit d’été, Antoine et Cléopâtre, Hamlet, la Tempête, Roméo et Juliette, le Roi Lear. Les contemporains et les successeurs de ce grand poète, Ben Jonson, Beaumont et Fletcher, Milton, Davenant, Swift, Addison, Gay, Fielding, Goldsmith, Sheridan, ont emprunté aussi beaucoup de saillies morales ou satiriques à ce divertissement populaire. Grace à ce penchant singulier des dramatistes anglais à s’occuper de leurs petits émules des carrefours, j’ai pu trouver en eux pour mon travail des auxiliaires aussi agréables qu’inattendus. Privé, comme on l’est nécessairement à l’étranger, de l’usage des sources directes et des pamphlets originaux, n’ayant à ma disposition que les œuvres des grands maîtres, qui sont sur les rayons de toutes les bibliothèques, il m’a suffi, chose étonnante, de rapprocher les passages que me fournissaient si abondamment ces écrivains d’élite, pour me former sur les marionnettes anglaises un ensemble de documens plus circonstanciés et plus complets, j’ose le dire, que ceux qu’ont rassemblés jusqu’à ce jour les critiques nationaux les mieux informés. C’est là, on l’avouera, un des résultats les plus notables de la différence si profonde et si tranchée qui sépare les littératures dites romantiques des littératures plus sobres et plus circonspectes qu’on appelle classiques. Certes, un critique anglais ou allemand aurait beau étudier attentivement nos grands écrivains dramatiques, Corneille, Rotrou, Racine, Molière, Regnard, Marivaux même et Beaumarchais, il ne pourrait, j’en suis convaincu, recueillir de ces lectures, même à l’aide de l’induction la plus subtile, une suite d’observations assez substantielles et assez précises pour reconstituer, avec de tels matériaux, la moindre partie de notre histoire civile ou littéraire. Ce n’est point un reproche que j’adresse à nos grands écrivains, ni une critique que je fais de leur système, à Dieu ne plaise ! ce n’est qu’un simple fait que je note au passage et qui me paraît tout-à-fait propre à marquer nettement la diversité de ces deux poésies, dont l’une s’élance et se maintient dans une sphère de généralisation idéale et impersonnelle, tandis que l’autre, particulièrement attentive aux singularités caractéristiques, plonge ses racines au plus profond et au plus vif de la réalité individuelle.

Cela dit, débarquons sans retard sur les bords de la Tamise, et parcourons en cockney les rues, les ponts et les squares de Londres.


I. – STATUAIRE MECANIQUE DANS LES EGLISES? — DANS LES MIRACLES-PLAYS ET KES OAGEABTS.

En Angleterre, comme partout ailleurs, la sculpture mobile a commencé par prêter son prestige aux cérémonies du culte. Le crucifix à ressorts de l’abbaye de Boxley n’a point été un fait isolé de superstition monastique[1]. Jusqu’au moment de l’établissement du schisme de Henri VIII, le clergé catholique célébrait, dans toutes les églises de la Grande-Bretagne, les solennités de Noël, de Pâques, de l’Ascension, avec un appareil presque scénique (in manner of a show and interlude). On employait, dans ces occasions, de petites poupées mobiles (certain small puppettes). L’historien duquel j’emprunte ces détails raconte qu’il assista, vers 1520, à l’office de la Pentecôte dans la cathédrale de Saint-Paul, où il vit la descente du Saint-Esprit, figurée par un pigeon blanc qu’on faisait sortir d’un trou pratiqué au milieu de la voûte de la grande nef[2]. De semblables spectacles avaient lieu aussi dans les provinces. À Witney, grande paroisse du comté d’Oxford, le clergé représentait la résurrection de Notre-Seigneur au moyen de statuettes à ressorts qui figuraient au vif Jésus, Marie, les gardes du tombeau et les autres acteurs de ce drame sacré[3] ; mais, depuis l’invasion du protestantisme, tous les rites dramatiques et jusqu’à la musique instrumentale furent bannis des églises, afin de n’accorder aux sens que le moins possible. En effet, il y a toujours eu, comme je l’ai dit, dans la société chrétienne, deux écoles profondément divisées sur le degré d’influence qu’il convient d’accorder aux beaux-arts dans la célébration des rites. Toutes les sectes protestantes sont comme des rameaux issus de la plus austère et de la plus restrictive de ces deux écoles, et elles ont encore enchéri sur sa rigidité et sa sécheresse. Anglicans, luthériens, presbytériens, ont travaillé à l’envi, dans la mesure de leur rigorisme, à abolir ce que le catholicisme avait introduit ou toléré de cérémonies touchantes et sensibles dans les offices. Quoique l’église anglicane ait conservé dans son rituel beaucoup plus de l’ancienne liturgie qu’aucune autre communion dissidente, elle a pourtant, sous la pression du puritanisme, repoussé des temples toutes les pratiques figuratives que Knox, Cameron et leurs disciples qualifiaient bien injustement de momeries papistes (papistical mummeries). Je dis bien injustement, car celles de ces pratiques qui pouvaient détourner l’esprit des méditations pieuses émanaient des goûts grossiers de la foule et du bas clergé, contrairement aux défenses réitérées des évêques, des conciles et des papes. On a peine à concevoir que les membres les plus éclairés de l’église anglicane aient partagé, sur cette question, tous les préjugés populaires. Le spirituel doyen de Saint-Patrice, Swift lui-même, dans le Conte du tonneau[4], attribue à lord Peter (c’est le sobriquet irrespectueux qu’il donne au pape) l’invention des marionnettes et des illusions d’optique (original author of puppets and raree-shows). Le crayon du célèbre Hogarth a commenté ce beau texte dans une gravure intitulée Enthusiasm delineated, où l’on voit un jésuite en chaire, dont la soutane entr’ouverte laisse percer un bout d’habit d’arlequin. De chaque main, le fougueux prédicateur agite une marionnette : de la droite, le Père éternel, d’après Raphaël ; de la gauche, Satan, d’après Rubens. Autour des parois de la chaire pendent six autres marionnettes de rechange, savoir, Adam et Ève, saint Pierre et saint Paul, Moïse et Aaron[5]. Poussés par la fureur des nouveaux iconoclastes, non-seulement les épiscopaux bannirent des temples, mais détruisirent les anciens monumens de la statuaire mobile. Stow nous apprend quel fut le sort du crucifix de Boxley, qu’on appelait, dit-il, le crucifix de graces, et dont les yeux et la bouche se mouvaient par de certains ressorts (with divers vices). Le dimanche 24 février 1538, il fut montré au peuple par le prêcheur, qui était l’évêque de Rochester, puis porté à Powle’s cross, et là démonté et brisé devant la foule[6].

Cependant le drame religieux, exclu des temples par le schisme, se maintint long-temps encore sur les échafauds de plusieurs confréries fondées par les catholiques et continuées par les anglicans. Dans les mystères et miracle-plays joués à Chester, à Coventry, à Oxford, à Towneley, etc., la statuaire mobile avait pour emploi de rendre possible l’introduction de quelques personnages gigantesques de l’Écriture et des légendes, Samson, Goliath, saint Christophe, ou celle de quelques animaux monstrueux, tels que la baleine de Jonas, le dragon de saint George, etc., colosses que l’on représentait à l’aide de mannequins d’osier qu’un homme placé dans l’intérieur faisait mouvoir avec adresse et à-propos.

D’autres grandes marionnettes avaient aussi et ont conservé long-temps un rôle considérable dans les pageants municipaux ou populaires, tels que la procession annuelle pour l’élection du lord-maire et les may-games[7]. Dans la première de ces solennités, on voyait défiler, entre autres divertissantes mascarades, quelques figures de géans fabuleux armés de pied en cap. À Londres, c’était Gogmagog et Corinoeus, aujourd’hui immobiles sur leurs piliers de Guildhall[8]. Dans les may-poles, le cortége se composait, suivant l’importance des lieux, d’un plus ou moins grand nombre de groupes qui avaient chacun leurs chefs, leurs danses et leurs chansons à part[9]. D’ordinaire on voyait gambader en avant du cortége soit un Jack ou Jeannot, soit un fou en costume officiel, c’est-à-dire avec grelots, vessie, marotte et bonnet à oreilles d’âne. Puis venaient les principaux acteurs des ballades nationales, Robin Hood, frère Tuck, Maid Marian, tous représentés (y compris la belle Marianne et ses compagnes) par de jeunes garçons vêtus comme l’exigeait leur rôle. Cette procession devait, pour ne rien laisser à désirer, offrir à l’arrière-garde plusieurs groupes particulièrement aimés du peuple, à savoir des danseurs moresques et certains grands mannequins qu’on appelait hobby-horses, chevaux d’osier à tête de carton que des hommes cachés sous les plis de leurs longues housses faisaient marcher et caracoler[10]. Cette dernière partie des may-games fut constamment en butte à la violente réprobation des precisians ou protestans exagérés. Aussi, malgré l’affection du peuple, les hobby-horses furent-ils supprimés, vers le milieu du règne d’Élisabeth, comme un damnable débris du paganisme. Le regret populaire s’exhala dans une ballade satirique dont le refrain, devenu proverbial, a fourni à Shakspeare un des traits les plus poignans du sarcastique entretien d’Hamlet avec Ophélia pendant la représentation accusatrice du meurtre du roi son père :

HAMLET.

L’homme a-t-il rien de mieux à faire en ce monde que de se livrer à la joie ? Voyez comme la gaieté brille dans les yeux de ma mère ! Et pourtant il n’y a que deux heures que mon père est mort !

OPHELIA.

Mais non, monseigneur ; il y a deux fois deux mois.

HAMLET.

Si long-temps ! Oh ! alors que Satan porte le deuil ! Moi, je vais me parer d’hermine. O ciel ! mort depuis deux mois et n’être pas encore oublié ! À ce compte, on peut espérer que le souvenir d’un grand homme lui survivra la moitié d’une année, pourvu cependant qu’il ait fondé des églises, car autrement, par Notre-Dame ! on ne pensera pas plus à lui qu’à la danse du cheval de bois dont vous connaissez l’épitaphe : Mais hélas ! mais hélas ! le hobby-horse est oublié[11].

En effet, dans une comédie de Ben Jonson, the Bartholomew Fair, jouée en 1614, on voit les mots hobby-horse employés dans leur simple et primitive acception de jouet d’enfant : « Achetez, ma belle dame, crie un marchand forain, achetez un beau cheval de bois (a fine hobby-horse) pour faire de votre fils un hardi coureur, ou bien ce tambour pour en faire un soldat, ou ce violon pour en faire un virtuose. » Ce qui n’empêche pas un zélé puritain qui passe d’injurier le marchand, qu’il appelle un publicain, et de traiter par habitude l’innocent hobby « d’idole, de véritable idole, d’insigne et damnable idole[12]. »

Après plusieurs alternatives de rétablissemens et d’abolitions[13], la cavalcade des hobby-horses se retrouva en grande faveur sous le règne de Charles Ier. On peut voir dans une tragi-comédie de William Sampson, the Vow breaker (l’homme qui a rompu son voeu), la peinture fort plaisante des laborieux exercices qu’était obligé de s’imposer le citadin qui, sous la longue housse du palefroi d’osier, devait volter, trotter, galoper, ruer au naturel. L’auteur a peint d’une manière très originale le désespoir d’un honnête bourgeois désigné pour ce rôle, et qui se voit menacé d’être supplanté dans cet emploi, après s’être exténué au fatigant apprentissage de toutes les allures chevalines, et quand il pouvait enfin se flatter de savoir agréablement piaffer, se cabrer, ambler, hennir, secouer en cadence les panaches et les rubans de sa crinière, et faire sonner sa sonnette et ses grelots avec la justesse d’un carillon[14]. La préoccupation que causait naturellement une tâche aussi difficile a donné naissance à une expression qui est demeurée dans la langue anglaise : It is his hobby-horse, c’est son idée fixe[15], son dada, comme nous disons aussi familièrement. Au commencement de ce siècle, les Anglais nommèrent hobby-horse un jouet qui se composait d’une planchette soutenue par un montant et deux roulettes, et qui était muni d’un ressort à l’aide duquel on pouvait le mettre en mouvement et le diriger. Une passion singulière pour ce jeu puéril s’empara, il y a trente ans, des citoyens de la Grande-Bretagne de tous les âges et de tous les rangs. En 1819 et en 1820, ces petites manivelles sillonnaient les allées de tous les parcs d’Angleterre. La caricature s’exerça largement, comme on peut le croire, sur cette hobby-manie. Princes et ministres, tories et whigs, furent représentés enfourchant chacun leur hobby. M. Thomas Wright a publié, comme échantillon des plaisanteries pittoresques qui accueillirent ce caprice, une caricature qui représente l’impétueux duc d’York (the military episcopal duke of York) précipitant son fougueux hobby sur la route de Windsor, à la poursuite de la réduction de la liste civile, dont il prélevait pourtant une part assez jolie[16].

II. – NOMS DIVERS DES MARIONNETTES EN ANGLETERRE.

Le nom générique des marionnettes anglaises est puppet, dérivé soit du français poupée, soit directement du latin pupa. Je rencontre ce mot pour la première fois, vers 1360, sous la forme archaïque de popet, dans les poésies de Chaucer, où il a déjà, suivant quelques critiques, le sens de poupée mobile. Dans le prologue d’un des Contes de Cantorbery (prologue to the rime of sir Thopas), Chaucer suppose que le maître de l’hôtellerie où est rassemblé le cercle des conteurs lui dit :

Approchez, ami, et levez le front gaiement ! Et vous, faites-lui place, car il est d’une aussi large encolure que moi. C’est une poupée qu’il ferait bon voir entre les bras d’une femme mignonne et jolie…

This were a popet in arms to embrace
For, any woman small and fair of face[17].


Ce mot, pris dans le sens général de marionnettes, est d’un si fréquent usage dans les écrivains, même les plus graves, du règne d’Élisabeth, que je n’en citerai qu’un exemple, emprunté à Shakspeare. Dans la méchante Femme mise à la raison, un gentilhomme d’humeur fort positive prie un de ses amis de lui procurer un riche mariage, car « la fortune, dit-il, est le refrain de ma chanson d’amour. » Grumio, son valet, pour qu’il ne reste aucun doute sur la pensée de son maître, ajoute :

Vous le voyez, monsieur, il vous dit tout naïvement ce qu’il désire. Oui ; donnez-lui de l’or assez, et mariez-le à une marionnette, à une petite figure d’aiguillette[18] ou à une octogénaire à qui il ne reste plus une dent dans la bouche, ce sera pour le mieux, si l’argent s’y trouve[19].

Dans la Tempête, le magicien Prospero, évoquant les esprits de l’air, ses légers serviteurs, les appelle demi-puppets :

O vous, menu peuple d’esprits nains, êtres ambigus, qui tracez, au clair de lune, des cercles enchantés sur le gazon, où la brebis refuse de paître[20]… Ce nom de demi-puppets convient à merveille en effet aux petits sujets de Prospero, qui agissent plus par son impulsion que par eux-mêmes.

Un autre nom donné jadis aux marionnettes anglaises est le mot maumet ou mammet, qui, comme notre ancien mot marmouset, a eu originairement le sens d’idole[21]. On l’appliqua, par extension, aux figures de saints et de saintes qu’on exposait dans l’intérieur et aux environs des églises, et enfin aux poupées mobiles au moyen desquelles on représentait dans les foires des scènes de la Bible et du martyrologe. Cette expression se rencontre dans Roméo et Juliette avec une nuance encore assez appréciable de sa première acception. Le vieux Capulet, outré de l’entêtement de sa fille à refuser la main du comte Paris, s’écrie :

Pain de Dieu ! c’est à en perdre l’esprit, de voir une sotte mijaurée, une poupée gémissante, une petite sainte Nitouche, qui, lorsque la fortune d’un bon mariage s’offre à elle, vous répond : Je ne veux pas me marier ; je ne puis aimer encore, je suis trop jeune[22].

L’Angleterre s’est servie, pendant la seconde moitié du XVIe siècle et toute la durée du XVIIe, d’une expression qui lui est particulière : je veux parler du mot motion, qui, au propre, signifie mouvement, et s’appliqua par extension à une poupée, soit automatique, soit mue par des fils, puis enfin à un spectacle de marionnettes, à un puppet-show. Nous trouvons un exemple remarquable du premier sens (du sens d’automate) dans une comédie de Beaumont et Fletcher, intitulée the Pilgrim. Un jeune seigneur, contrefaisant le muet, s’introduit, au milieu d’une troupe de quêteurs, chez le père de sa maîtresse. Celui-ci, impatienté de ne pouvoir obtenir un mot de ce jeune homme, lui dit avec humeur : « Quel étrange quêteur êtes-vous ? Non, vous n’êtes qu’un automate, une marionnette habillée en pèlerin…

What country craver are you ? Nothing but motion,
À puppet pilgrim[23]

Le second sens, celui de figurine mue par des fils, était fort en usage à la fin du XVIe siècle. Les exemples abondent. Il me suffira de rappeler un vers des Deux Gentilshommes de Vérone, où le mot motion est employé comme exactement synonyme de puppet :

O excellent motion ! O exceeding puppet[24] !

Ben Jonson a inséré deux fois dans le même vers le mot motion, d’abord avec le sens de poupée mécanique, puis avec celui d’une représentation de marionnettes[25]. Il joue encore sur ce dernier sens et sur le sens propre de mouvement dans une de ses meilleures pièces, Every man out of his humour. Avant le lever du rideau, il nous montre Asper, l’auteur supposé de la comédie qu’on va jouer, apostant près de la scène deux de ses affidés auxquels il recommande de bien examiner l’ouvrage et surtout de juger de l’effet qu’il va produire sur l’auditoire :


Observez bien, dit-il, si, dans cette rangée de spectateurs, vous ne remarquez pas un galant qui, pour se donner des airs de connaisseur, s’assied de la sorte, pose ainsi le bras, tire son chapeau de cette manière, crie, miaule, hoche la tête, frappe de sa main son front vide et montre sur son visage plus de mouvemens (motions) que dans les nouvelles pièces de Londres, Rome et Ninive (New London, Rome or Nieniveh)[26].


Ailleurs, dans the silent Woman, le même écrivain applique, avec encore plus de bizarrerie, ce mot motion à deux idées tout-à-fait contraires, à l’idée de silence et à celle d’agitation. Le protagoniste de cette comédie est un M. Morose que la liste des personnages nous fait connaître pour un gentilhomme qui n’aime pas le bruit. Il a pensé faire merveille en épousant une femme qu’il croyait muette et qui n’est ni muette ni femme. Épicène, comme son nom érudit l’indique, est un jeune homme vêtu d’habits féminins. Grande est la stupéfaction de M. Morose aux premières paroles qu’il entend sortir de la bouche de la fausse muette « O ciel ! vous parlez donc ? — Assurément, reprend celle-ci ; pensiez-vous avoir épousé une statue par hasard, ou un automate (or a motion only), ou une marionnette française (or a french puppet), dont un fil d’archal fait tourner les yeux[27], ou une idiote sortie de l’hôpital qui se tient coi, les mains ainsi croisées, et vous regarde avec une bouche de carpe[28] ? » Et en effet la silent woman parle si bien et si haut, et fait un tel vacarme au logis, qu’au cinquième acte le malheureux ami du silence, assourdi et aux abois, s’écrie dans son désespoir : « Vous ne savez pas quel supplice j’ai enduré pendant tout le jour ! Quelle avalanche de contrariétés ! Ma maison roule dans un tourbillon de bruit ; j’habite un moulin à vent ; le mouvement perpétuel est ici et non pas à Eltham. » L’auteur oppose par un badinage intraduisible les mots perpetual motion, pris dans le sens propre et ordinaire, aux motions tirées de l’Écriture sainte, qui avaient alors un si grand succès à Eltham, qu’on les y représentait du matin au soir[29].

À ces diverses façons de nommer les marionnettes et les puppet-shows ; il faut en ajouter une dernière qui présente une nuance encore différente. Dans le troisième acte de la Tempête, un vieux roi de Naples est jeté par un naufrage sur la plage d’une île enchantée où il est accueilli par un concert qu’exécutent des musiciens invisibles. Une troupe de petits gnômes s’empresse de lui servir un splendide repas et forme autour de la table une danse muette entremêlée de gestes engageans. « Quels sont ces petits êtres ? demande le roi surpris. — Dieu me pardonne ! reprend un autre naufragé, c’est une troupe de marionnettes vivantes (a living drollery) ! Je croirai désormais que la licorne existe et qu’il y a en Arabie un arbre qui sert de trône au phénix[30]. » Ainsi, suivant la remarque de Steevens, le mot drollery signifiait, du temps de Shakspeare, une farce jouée par des acteurs de bois (by wooden machines), puisque la seule addition de l’épithète living suffit pour faire de ces petites personnes un phénomène non moins merveilleux que la licorne ou le phénix. De nos jours et depuis le milieu du dernier siècle, on n’appelle plus drolls ou drolleries que les farces ou parades qu’un bateleur et son compère jouent en plein air à la porte des théâtres forains.

En résumé, les Anglais ont eu, comme on voit, quatre mots qui répondent à autant de sortes de marionnettes, puppet, mammet, motion et drollery.


III. – MARIONNETTES ANGLAISES DEPUIS LE XIVe SIECLE JUSQU’A L’ETABLISSEMENT DU THEÂTRE REGULIER (1562).

Le début des marionnettes a été en Angleterre, comme chez tous les peuples, la reproduction en miniature, et à peu de frais, des mystères et des miracle-plays que les membres de diverses confréries jouaient en grande pompe aux jours solennels. L’avantage que les motion-men avaient sur les joueurs de mystères était de pouvoir promener leur léger théâtre de paroisse en paroisse et montrer, à toutes les époques de l’année et plusieurs fois par jour, leurs édifiantes merveilles. Outre les scènes tirées des mystères, ils reproduisaient encore les personnages et les épisodes que la foule admirait le plus dans les may-poles et les pageants, surtout les héros des ballades nationales, le roi Bladud, Robin Hood, la jeune Marianne et Little John. Ils montraient même en raccourci les géans tant applaudis dans les fêtes municipales, les danseurs moresques et jusqu’aux hobby-horses. Plusieurs de ces personnages n’ont même laissé d’autres traces de leur ancienne renommée populaire que sur les théâtres de marionnettes. Hawkins remarque que, peu avant le temps où il écrivait, un more dansant une sarabande était un des acteurs obligés des puppet-shows[31]. Quant aux géans, le duc de Newcastle, dans sa comédie the humorous Lovers, jouée en 1677[32], fait dire à un de ses personnages : « On s’est amusé à faire paraître, pour m’effrayer, un homme habillé comme un géant aux marionnettes (like a giant in a puppet-show). » Le fameux cheval de Punch et ses ruades pourraient bien être un dernier souvenir de la cavalcade des hobby-horses.

Quand, au milieu du XVe siècle, les confréries s’avisèrent de varier leur répertoire en mêlant aux miracle-plays des moralités, c’est-à-dire des pièces où figuraient les vices et les vertus personnifiés (procédé qui devait bientôt amener la comédie de mœurs et d’intrigue, comme les mystères et les miracle-plays ouvraient la voie au drame historique), les joueurs de marionnettes se hâtèrent de suivre encore en ce point l’exemple des confrères. Il leur suffit de tailler dans le bois ou le carton une douzaine de nouveaux acteurs, Perverse Doctrine, Gluttony, Vanity, Lechery, Mundus, et ce personnage qui les résumait tous, the old Vice, ou, comme on l’appelait aussi quelquefois, the old Iniquity[33]. Cet acteur, sorte d’Arlequin grossier descendu des anciens mimes[34], était, dans toutes les pièces jouées par les confréries, le joyeux partner de maître Devil (le diable). Shakspeare, dans Hamlet, a tiré de ce bouffon des moralités et des puppet-shows une allusion de la plus saisissante énergie. Au milieu des sanglans reproches qu’Hamlet adresse à sa mère, il déploie sous ses yeux un épouvantable portrait de Claudius :

Un vil meurtrier, un serf ignoble qui ne vaut pas la moitié de votre premier époux ! un roi de comédie (a Vice of kings), un coupeur de bourses qui a filouté la couronne et les attributs de la justice ! qui, rencontrant sous sa main le diadème, l’a volé et mis dans sa poche !… un royal paillasse, vêtu de chiffons et d’oripeaux[35] !…

Dans la Douzième Nuit, Shakspeare achève de peindre le caractère et le costume de cet ancien bouffon :

Like to the old Vice

Who with dagger of lath
Cries ah ! ah ! to the devil…

Semblable au vieux Vice des moralités, qui, armé d’une épée de bois, chante une belle gamme au diable[36].

À ceux qui douteraient que les théâtres de marionnettes aient représenté des morals, j’apporterais le témoignage de Shakspeare. Le loyal comte de Kent, saisissant un émissaire de Goneril, la fille ingrate du vieux monarque, l’apostrophe en ces termes :

L’épée à la main, misérable ! Tu apportes des lettres contre le roi, et tu sers la révolte de cette présomptueuse marionnette, lady Vanity, contre la légitime royauté de son père.

… Take Vanity the puppet’s part against the royalty of her father[37].

On voit donc que Vanity ou lady Vanity[38], qui était un des personnages habituels des moralités, figurait aussi dans les puppets-shows[39].

Quant aux titres des moralités ou des miracle-plays représentés par les marionnettes (acted by mammets) pendant cette première période, nous n’en connaissons, à vrai dire, aucun avec certitude. Je crois pour tant pouvoir indiquer trois pièces religieuses qui me paraissent avoir dû être jouées par les marionnettes avant 1560. Dans un pamphlet posthume de Robert Greene, publié l’année de sa mort (1592), sous le titre de Greene’s groat’ sworth of wit bought with a million of repentance des quatre sous d’esprit de Greene payés par un million de repentir), un vieux comédien se vante à Roberto (probablement Robert Greene lui-même) d’avoir été pendant sept ans interprète et directeur de marionnettes (absolute interpreter of the puppets) et d’avoir composé deux excellentes moralités, Man’s wit et the Dialogue of dives[40]. C’est à Shakspeare que nous devons l’indication de la troisième pièce. Dans le Conte d’hiver, le bandit Autolycus, qui s’est travesti pour commettre un mauvais coup, dit, en parlant de lui-même à quelqu’un qui l’interroge sans le connaître :

Oui, je connais ce vaurien : il a été conducteur d’ours et de singes, procureur et recors, puis il a promené une boutique de marionnettes, et il montrait l’Enfant prodigue[41].


IV. - MARIONNETTES DEPUIS 1562 JUSQU'A LA FIN DU REGNE DE CHARLES Ier.

Le cadre restreint du répertoire des puppet-shows s’agrandit naturellement lorsque le théâtre régulier s’établit en Angleterre. La grande révolution qui s’est opérée dans le goût européen et qu’on a nommée la renaissance a eu lieu pour le théâtre anglais vers 1562[42]. Alors, aux morals, aux masques, aux interludes, qui avaient été en faveur sous Henri VIII, Édouard VI et Marie, vint se joindre une foule de nouvelles sortes de drames, tragedy, comedy, history, pastoral, pastoral-tragical, comical-pastoral, en un mot toutes les formes de divertissemens scéniques que Polonius énumère si pédantesquement dans Hamlet. Alors aussi les puppet-players ne tardèrent pas à exploiter ces nouveaux genres. À l’exemple des enfans ou écoliers de Saint-Paul, de Westminster, de Windsor, de la chapelle de la reine et des servants des comtes de Leicester, d’Essex, de Warwick, de lord Clinton, etc., qui, sans cesser de jouer, à certains jours, des miracle-plays et des morals, offraient quotidiennement au public des pièces tirées de l’histoire ancienne ou nationale, les puppet players se composèrent un double répertoire, l’un religieux, l’autre profane. Parmi les pièces de la première classe dont le souvenir a survécu, je puis citer Babylone[43], Jonas et la baleine, Sodome et Gomorrhe, la Destruction de Jérusalem[44], et la plus célèbre de toutes les motions de cette époque, the City of Niniveh[45]. Cette dernière, si j’en crois un éloge un peu équivoque que lui adresse un dramatiste contemporain, présentait une suite de tableaux (sights) plus faits pour plaire aux yeux qu’à l’esprit[46]. Quant aux pièces sur des sujets profanes, Ben Jonson nous en fait connaître deux, Rome et Londres, qu’il associe à Ninive, et qui offraient probablement, comme celle-ci, un spectacle plus pittoresque que dramatique[47].

Après avoir vu les motion-men s’approprier sans scrupule les passages les plus saillans des mystères et des moralités, on ne s’étonnera, pas de les voir agir avec la même liberté à l’égard des premières œuvres du théâtre régulier : « J’ai vu, dit un des personnages d’une vieille comédie, toutes nos histoires (c’est-à-dire toutes nos chronicle-plays) jouées par les marionnettes[48]. » En effet, les pièces tirées de l’histoire nationale attiraient particulièrement la foule. Lanthorn Leatherhead (Lanterne Tête-de-cuir), un excellent type de puppet-player, que Ben Jonson a introduit dans sa Foire de Saint-Barthélemy, se rappelant les plus beaux succès qu’il a obtenus dans sa carrière, s’arrête avec complaisance aux chronicle plays :

Oui, dit-il, Jérusalem était une superbe chose, et Ninive aussi, et la Cité de Norwich[49], et Sodome et Gomorrhe, avec l’émeute des apprentis et le saccage des mauvais lieux au mardi gras ; mais la Conspiration des poudres ! c’est là ce qui faisait pleuvoir l’argent ! Je prenais dix-huit à vingt pence par personne, et je donnais neuf représentations dans une après-midi. Non, rien ne nous réussit mieux que les pièces tirées de nos troubles domestiques ; ces sujets sont aisés à comprendre et familiers à tous[50].

Dix-huit à vingt pence d’entrée était un prix considérable et exceptionnel, car notre ami Lanterne nous apprend ailleurs que le taux habituel des places aux puppet-shows était beaucoup moins élevé. En effet, avant l’ouverture, il fait annoncer et tambouriner le spectacle (aujourd’hui on se sert de la trompette), et il place à la porte un gaillard aux poumons robustes qui se met à crier : « Entrez, messieurs, entrez ! c’est deux pence par personne, deux pence ! un excellent jeu de marionnettes ! le meilleur jeu de marionnettes qu’il y ait dans toute la foire ! »

Cependant les motion-men ne se sont pas contentés de jouer des chronicle-plays ; ils ont porté leur ambition plus haut : ils ont voulu représenter des tragédies proprement dites. Dekker, contemporain de Shakspeare, nous dit en propres termes qu’il a vu Julius Cæsar et le Duc de Guise joués par les marionnettes (acted by mammets)[51]. Son témoignage est confirmé par celui de deux écrivains du même temps, John Marston et l’auteur inconnu d’une comédie intitulée : the Woman out of her humour. On se demande tout d’abord quels étaient ce Duc de Guise et surtout ce Julius Cæsar. Il est probable que la première de ces tragical puppet-plays était prise en partie du drame de Christophe Marlow, the Massacre of Paris, with the death of the Duke of Guise. Quant au Julius Cæsar, l’éditeur de Punch and Judy n’hésite pas à croire que c’était la tragédie de Shakspeare ; mais cette opinion, qui d’ailleurs n’aurait en soi rien d’invraisemblable, est renversée par une impossibilité chronologique. C’est en effet dans the Dutch Courtesan, comédie imprimée en 1605, que Marston a fait mention du Jules César des marionnettes, et la tragédie de Shakspeare n’a paru au plus tôt sur la scène qu’en 1607[52]. Il est donc certain que le Julius Cæsar des puppet-shows n’a pu être emprunté que d’une des pièces, en assez grand nombre, composées sur ce sujet avant Shakspeare[53], peut-être de celle qui fut représentée devant Élisabeth le 1er janvier 1563, et dont les curieux ont gardé le souvenir, comme du premier drame anglais dont le sujet ait été tiré de l’histoire romaine. Dans tous les cas, et quelle qu’ait été cette pièce, elle n’a pu être représentée sur un puppet-show que par extraits, puisque Lanthorn Leatherhead vient de nous apprendre que les joueurs de marionnettes donnaient alors jusqu’à neuf représentations de la même pièce en une soirée.

Cette irruption des puppet players dans le répertoire classique blessa vivement l’amour-propre et les intérêts des auteurs et des comédiens. Aussi n’ont-ils laissé échapper aucune occasion de déprécier leurs impertinens émules. C’est même dans les railleries qu’ils leur lancent sans cesse que nous avons recueilli nos meilleures et nos plus sûres informations. Les vieux motion-men eux-mêmes, habitués à faire agir et parler les personnages de la Bible et les héros bien connus des ballades nationales, durent se montrer peu favorables à cette innovation. Ben Jonson qui, dans la Foire de Saint-Barthélemy, a, comme on l’a vu, mis si plaisamment en scène un joueur de marionnettes de la vieille école, nous le montre fort contrarié de cette invasion du pédantisme dans les puppet-shows : « On met aujourd’hui, remarque-t-il, beaucoup trop de science dans cette affaire, et j’ai grand’peur que cela n’amène la ruine de notre métier[54]. » Dekker, qui nous a fait connaître, en s’en moquant, les emprunts faits par les puppet-players au répertoire tragique et comique, n’était pas non plus tout-à-fait désintéressé dans la question. Cet écrivain, aussi besoigneux et plus spirituel que notre Colletet, est soupçonné d’avoir écrit plus d’une drollery et d’un prologue anonymes, à la demande des motion-men de Smithfield et de Fleet-Bridge, et il ne pouvait par conséquent voir sans déplaisir ses patrons prendre l’habitude de se pourvoir d’une besogne toute faite dans les drames applaudis au Globe ou au Phoenix[55].

Ben Jonson, pour achever de jeter le ridicule sur les puppet-players, qui se lançaient dans les voies tragiques, nous fait assister, dans le cinquième acte de the Bartholomew Fair, à une de ces représentations burlesquement classiques. Voici l’affiche du chef-d’œuvre, telle que la lit un amateur avant d’entrer dans la petite salle de Lanterne : « Ancienne-moderne histoire de Héro et Léandre, ou la pierre de touche de l’amour, avec un vrai combat d’amitié entre Damon et Pythias, deux fidèles amis de Bankside[56]. » On voit que, pour complaire aux amateurs avides de l’antiquité grecque, Lanterne Tête-de-cuir a pensé ne pouvoir mieux faire que d’accoupler et d’amalgamer deux de ces sujets héroïques, pensant que ce qui abonde ne vicie pas. Le dialogue tient et au-delà tout ce que l’affiche promet de coq-à-l’âne et de confusions baroques. Chose singulière ! nous avons vu à Paris, pendant tout le XVIIIe siècle, les marionnettes des foires Saint-Germain et Saint-Laurent parodier nos meilleures tragédies, y compris Alzire et Mérope, tandis qu’à Londres, en 1614, un des plus illustres dramatistes, un homme qui recevra bientôt le titre de poète lauréat, parodiait, sur un théâtre de premier ordre, les puppet-plays de la foire ! Étrange interversion entre les rôles, et tout à l’avantage des marionnettes !

Il ne faut pas croire qu’il n’y eût alors à Londres et en Angleterre que des motion-men ambulans et forains. Outre les joueurs de marionnettes en plein air, qui dressaient leurs petites scènes à Stourbridge fair[57] et à Smithfield, il y avait des puppet-showmen en possession de salles permanentes, à Paris-Garden entre autres[58], et dans les quartiers les plus populeux de la Cité, à Holborn-Bridge et à Fleet-street[59]. La curiosité poussait même souvent la foule hors de Londres, à Eltham, par exemple, résidence royale, dans le comté de Kent, dont les motions étaient célèbres. Jasper Mayne, dans sa pièce intitulée the City match, fait allusion à la coutume qu’avaient les femmes de Londres d’aller à Brentford voir les marionnettes[60]. Ce divertissement était aussi fort recherché dans les provinces. On comptait les marionnettes au nombre des plus agréables passe-temps que pût se procurer la gentry. Dans une comédie de Ben Jonson, Cynthia’s Revels, un personnage allégorique (Phantaste), énumérant les plus doux plaisirs dont une femme puisse espérer de jouir dans les diverses conditions de la vie, dit :

Si j’étais fermière, je voudrais aller danser aux may-poles et faire des fromages de lait et de fruits aigres ; si j’étais la femme d’un gentilhomme campagnard, je voudrais tenir une bonne maison et aller à la ville les jours de fête voir les marionnettes[61].

Quelquefois de graves provinciaux venaient chercher ce divertissement jusqu’à Londres, comme on le voit dans Every man out o f his humour, de Ben Jonson. Ajoutons que les motion-men transportaient souvent leurs petits acteurs de bois chez les riches bourgeois et négocians de la Cité pour égayer les réunions de famille. Il arrivait même quelquefois que des particuliers contribuaient de leur adresse et de leur esprit à l’agrément de ces spectacles. C’est ainsi que Ben Jonson nous montre, dans la dernière pièce qu’il ait donnée au public (the Tale of a tub), un jeune esquire qui offre à ses parens et à ses voisins le régal d’un puppet-show dont il est à la fois le sujet et l’inventeur. Sous Henri VII, il y avait même dans les rues de Londres des joueurs de marionnettes étrangers. Une lettre du conseil privé, adressée au lord maire le 14 juillet 1573, autorise quelques Italiens à montrer leurs strange motions dans la Cité[62].

Quant aux procédés de mise en scène, nous avons vu précédemment qu’en Italie, en France et en Espagne il y avait eu deux sortes de jeux de marionnettes : ceux où les petites figures étaient muettes, et ceux où elles étaient supposées parler. Il en a été de même en Angleterre. Les deux puppet-shows placés dans les œuvres de Ben Jonson nous fournissent un exemple de l’un et de l’autre mode de représentation. Le masque joué par les marionnettes, qui termine the Tale of a tub, est exécuté suivant le procédé que je considère comme un legs fait aux bateleurs du moyen-âge par les derniers pantomimes de l’antiquité. Ce procédé consiste en une action muette, expliquée par une exposition verbale ou une cantilène narrative, ce que les Anglais appellent un pageant, et ce dont Cervantes nous a laissé une si charmante description dans le spectacle que maître Pierre, le titerero, donne à la compagnie rassemblée dans une venta de la Manche[63]. Le masque, dans the Tale of a tub, se compose de cinq motions ou tableaux, qui passent sous les yeux des spectateurs, à la manière des ombres chinoises, derrière un transparent. Le maître du jeu, tenant à la main une baguette garnie d’argent et armé du sifflet de commandement (whistle of command), se montre en avant du rideau, et expose dans un court programme la marche de la pièce ; puis il tire le rideau et raconte chacun des incidens à mesure qu’ils se produisent, nommant chaque personnage à son entrée, et indiquant avec sa baguette (virge of interpreter) les divers mouvemens que font les acteurs[64]. Dans l’autre comédie de Ben Jonson, the Bartholomew Fair, la mise en scène du puppet-show qui la termine est tout-à-fait différente. Ici les marionnettes parlent, je veux dire qu’une voix officieuse parle pour elles dans la coulisse. On donne en Angleterre le nom d’interpreter tant à celui qui fait le récit et explique les gestes qu’à celui qui parle pour les puppets derrière la toile du fond. Plusieurs comédiens anglais ont commencé leur carrière, et beaucoup d’autres l’ont tristement achevée dans cette modeste fonction. Parmi les cruelles extravagances dont Hamlet afflige l’amour d’Ophélia, on remarque cette blessante réplique :

OPHÉLIA

En vérité, un chœur n’annoncerait pas mieux que vous chaque personnage, seigneur !

HAMLET.

Oh ! oui, je pourrais fort bien servir d’interprète entre vous et votre amant dans un jeu de marionnettes !

OPHÉLIA.

Vous êtes bien piquant aujourd’hui, monseigneur.

Shakspeare s’est servi une autre fois de cette locution dans les deux Gentilshommes de Vérone ; mais là, c’est un clown qui parle[65]. Le directeur du puppet-show s’acquittait ordinairement lui-même de l’office d’interpreter, et parlait seul pour toute sa troupe. Lanterne Tête-de-cuir, dans la Foire de Saint-Barthélemy, nous fait connaître cet usage d’une manière assez piquante. Pour satisfaire la curiosité d’un gentilhomme provincial qui n’a aucune idée d’un puppet-show, et qui lui a témoigné le désir de faire, avant la pièce, connaissance avec ses acteurs, il va chercher le panier qui renferme ses puppets. « Quoi ! s’écrie le provincial, c’est là qu’habitent vos acteurs ? — Oui, monsieur ; ce sont de petits comédiens. — Oh ! des comédiens fort petits, en vérité. Et vous appelez cela des acteurs ? — Assurément, monsieur, et de très bons acteurs, aussi parfaits qu’aucun de ceux qui se soient jamais montrés sur un théâtre de pantomimes. À la vérité, je suis la bouche d’eux tous[66]. »

Ben Jonson, à qui nous devons déjà tant de curieux renseignemens sur le sujet qui nous occupe, nous a transmis le nom de deux joueurs de marionnettes anglais, plus anciens que notre Brioché. Le premier était le vieux Pod, qu’il appelle aussi parfois avec une certaine courtoisie le capitaine Pod. Il cite le nom de ce puppet-showman comme étant, en 1599, inséparable de l’idée de marionnettes[67]. En 1614, cet artiste n’existait plus, et depuis même assez long-temps[68]. Deux années après, un nommé Cokely était en possession de la faveur publique[69]. Il paraît, à la manière dont Ben Jonson parle à plusieurs reprises de ce nouveau joueur de marionnettes, qu’il était alors du bel usage de le faire venir avec ses puppets dans les réunions aristocratiques ou bourgeoises pour divertir les invités[70].


V. – GUERRE DES PURITAINS CONTRE LES ACTEURS. – MARIONNETTES PENDANT LA SUPPRESSION DES SPECTACLES ET DEPUIS LEUR REOUVERTURE JUSQU’A LA REVOLUTION DE 1688.

Dans aucune autre contrée de l’Europe, la guerre entre l’église et le théâtre n’a été aussi longue et aussi acharnée que dans l’Angleterre protestante. Nous avons vu, après l’établissement du schisme de Henri VIII, les nouveaux ministres expulser de l’intérieur des temples presque tout ce que le christianisme y avait introduit ou toléré de cérémonies propres à émouvoir les sens ; nous avons vu les chefs de l’église anglicane, sous la pression du fanatisme presbytérien, abolir, comme un legs dangereux du paganisme, les divertissemens séculaires qui égayaient les villes et les campagnes à certaines époques. Si l’on ne supprima pas du même coup les miracle-plays et les moralités joués par les confréries de plusieurs villes, c’est que, pendant que les puritains et les new gospellers traitaient ces jeux de profanation et d’idolâtrie, les anglicans, plus politiques, jugeaient bon d’employer ce puissant levier de prosélytisme au profit du nouvel établissement religieux. John Bale, évêque d’Ossory, composa et fit représenter avec un grand succès, par les élèves du collége épiscopal de Kilkenny, une vingtaine de mystères et de moralités, tous empreints de l’esprit du protestantisme. Le clergé anglican entra même avec tant d’ardeur dans cette singulière voie de propagande, qu’il recommanda aux fidèles certains drames de ce genre, disposés de manière à pouvoir être joués dans l’intérieur des familles par un très petit nombre de personnes[71]. Toutefois, ce mode d’instruction protestante ayant été supprimé en 1553 par une proclamation de la reine Marie, qui restaurait en même temps dans toute leur splendeur catholique les mystères et les miracle-plays[72], le rétablissement de ces sortes de prêches dramatiques n’eut pas lieu comme on pouvait s’y attendre, à l’avènement d’Élisabeth. Cette princesse, quoique portée sur le trône par le parti protestant, se hâta d’interdire la scène à toutes les controverses religieuses, prétendant, en vraie fille de Henri VIII, régler seule tout ce qui avait rapport à la foi. Cette disgrace du drame théologique fut une des principales causes de l’essor subit que prit le théâtre profane et classique, qui avait l’appui de la jeune reine et qui répondait d’ailleurs si bien à ses goûts d’érudition, d’élégance et de poésie. Tout souriait donc à la comédie et à la tragédie renaissantes, lorsqu’en 1562 (l’année même où l’on applaudit la première pièce anglaise modelée sur la forme antique) se répandit en Angleterre la traduction des lois de Genève, qui prohibent, comme on sait, avec la dernière rigueur toutes les représentations scéniques. L’effet fut immense : tous les presbytériens des trois royaumes, pour qui la parole de Calvin était plus sainte et plus révérée que l’Évangile, jetèrent un cri de réprobation contre ce théâtre qui sortait, disaient-ils, des cendres du paganisme, et qu’ils maudissaient comme un retour à l’idolâtrie. De ce moment commença entre les puritains et les acteurs une guerre à outrance qui a duré plus d’un siècle. Geoffrey Fenton en 1574[73], John Northebrooke en 1577[74], Stephen Gosson en 1579[75], Philip Stubbes en 1589[76], William Rankin en 1587[77], le docteur Rainolds en 1599[78], William Prynne en 1633[79], Jeremy Collier en 1697[80], etc., furent les principaux champions de cette longue croisade, qui, après avoir fait suspendre plusieurs fois, sous divers prétextes, les représentations théâtrales, obtint enfin, sous le long parlement et pendant le protectorat de Cromwell, la clôture et la suppression complète des théâtres. Avant ce dénoûment funeste et lorsque durait encore la lutte, les comédiens et les auteurs dramatiques, soutenus par la faveur particulière d’Élisabeth et de Jacques Ier, exercèrent contre l’intolérance de leurs persécuteurs les plus cruelles et les plus mortifiantes représailles. En France, les acteurs et les écrivains dramatiques, violemment attaqués par les jansénistes et les gallicans, n’ont tiré de leurs adversaires que de rares, mais bien éclatantes revanches : Tartufe, une scène de Don Juan, et les deux lettres de Racine contre Port-Royal ; je ne compte pas le Basile du Barbier de Séville, parce que ç’a été là plutôt, ce me semble, une agression qu’une représaille. En Angleterre au contraire, sous les règnes d’Élisabeth, de Jacques Ier et de Charles Ier, il n’y a pas eu un seul auteur comique qui n’ait introduit dans presque tous ses ouvrages quelques figures d’hypocrites, de precisians, de Banbury-men[81], sur lesquelles la verve des auteurs répandait à pleines mains les traits les plus acérés du ridicule et de la satire. Je ne puis résister au désir de donner ici quelques fragmens d’une scène de ce genre, qui rentre d’ailleurs d’urne manière toute spéciale dans l’histoire des marionnettes. Un des caractères les mieux tracés de la comédie de Ben Jonson intitulée the Bartolomew Pair, est celui de Rabbi Busy, que la liste des personnages désigne comme un Banbury-man. Conduit, par les incidens du drame, dans un puppet-show de Smithfield, il ne peut contenir les bouillons de son zèle à la vue des petits acteurs ; il interrompt brusquement la pièce par un déluge d’invectives tirées de son vocabulaire biblique :

BUSY.

À bas Dagon ! à bas Dagon ! Je ne puis endurer plus long-temps vos profanations détestables.

LE JOUEUR DE MARIONNETTES.

Que voulez-vous, monsieur ?

BUSY.

Je veux chasser cette idole, cette idole païenne) cette poutre monstrueuse qui blesse l’œil des frères !… Vos acteurs, vos rimailleurs, vos danseurs moresques se donnent tous la main, au mépris des frères et de la cause.

LE JOUEUR DE MARIONNETTES.

Je ne montre rien ici, monsieur, qui n’ait reçu la licence de l’autorité[82].

BUSY.

Oui, vous n’êtes que licence ! vous êtes la Licence elle-même ! Shimey !

LE JOUEUR DE MARIONNETTES.

J’ai, monsieur, la signature du maître des menus plaisirs (the master of the revel’s hand).

BUSY.

Dites la signature du maître des rebelles, la griffe de Satan ! Allez vous cacher ! fermez la bouche, bouffons ! votre profession est damnable. Plaider pour la défendre, c’est plaider pour Baal. J’ai aspiré aussi ardemment après votre destruction que l’huître aspire après la marée…

Et le bouillant puritain se fait fort de prouver sa proposition en forme. À ce défi, le malin joueur de marionnettes répond narquoisement :

Ma foi, monsieur, je ne suis pas fort instruit des controverses qui se sont élevées entre les hypocrites et nous ; mais j’ai là dans ma troupe un puppet nommé Denis (Denis de Syracuse, qui a été maître d’école) : il essaiera de vous répondre, et je ne crains pas de lui remettre ma cause.

UN SPECTATEUR.

Bien dit, bien dit ! maître Lanterne ! Je ne connais point, pour opposer à un hypocrite, de champion qui convienne mieux qu’une marionnette.

Alors s’engage entre le puritain et le puppet la controverse la plus burlesque. À la fin, épuisé et à bout d’argumens, le théologastre s’écrie : Oui, vous êtes l’abomination même, car, parmi vous, le mâle revêt l’accoutrement de la femelle, et la femelle l’habit du mâle. — Tu mens ! tu mens ! riposte le puppet. C’est là le vieil et éternel argument que vous adressez aux comédiens[83] ; mais il est sans force contre nous : il n’y a parmi les marionnettes ni mâle ni femelle, et cela, tu peux le vérifier, si tu veux, toi, homme zélé, malicieux et myope. » Et là-dessus, la petite poupée, levant prestement sa jaquette, administre au puritain déconcerté la preuve démonstrative de ce qu’elle avance. Alors le joueur de marionnettes, joyeux de son triomphe et jaloux de pousser jusqu’au bout ses avantages, soutient résolûment que sa profession est aussi conforme à la loi que celle de son adversaire ; puis continuant son parallèle : « Ne parlé-je pas, dit-il, d’inspiration comme lui[84] ? Ai-je plus que lui rien à démêler avec l’érudition ? » accablant ainsi le triste ennemi du théâtre d’une grêle de plaisanteries du plus gai, du plus mordant, du plus excellent comique.

Cependant cette passion contre les marionnettes, que Ben Jonson prête à son Banbury-man comme une extravagance hyperbolique, s’était bien réellement logée dans quelques cervelles de precisians. Geoffrey Fenton a employé tout le septième chapitre de son fameux livre, a Form of christian policie[85], à établir que les ménétriers et les puppet-players sont aussi indignes que les comédiens eux-mêmes de jouir du droit de bourgeoisie. Il semble même que, dans quelques comtés, les puppet-shows faillirent être enveloppés dans la suppression des hobby-horses, car Jacques Ier ne crut pas inutile de les comprendre nommément dans la liste des jeux permis les dimanches et fêtes après les prières[86] ; mais ce ne fut là qu’un orage passager. La plupart des puritains eux-mêmes ne se faisaient aucun scrupule d’assister aux scriptural plays jouées par les marionnettes. La preuve de cet usage nous est fournie par une comédie de Cowley, the Guardian, représentée à la fin du règne de Charles Ier, et remise au théâtre, après la restauration, sous le titre de the Cutter of Coleman street. Dans cette pièce, on introduit au cinquième acte un masque, accompagné de quelques violons, pour donner un divertissement à une dame puritaine. Un des personnages de la pièce remarque que ce galant impromptu sera un plaisir céleste pour cette respectable veuve, qui n’a de ses jours vu d’autre spectacle que la Cité de Ninive aux marionnettes[87].

Lorsque tous les jeux de théâtre furent suspendus par le bill du 2 septembre 1642, et enfin abolis par le bill du 22 octobre 1647, les puppet-shows ne furent pas atteints par cette proscription. La tolérance exceptionnelle dont ils jouirent est nettement établie dans une supplique que les comédiens de Londres adressèrent au parlement le 24 janvier 1643. Ces pauvres gens se plaignaient dans cette pièce du silence qu’on leur imposait et de la clôture qui frappait les théâtres réguliers, tandis qu’on autorisait les combats de taureaux et les jeux de marionnettes[88]. Libres de toute concurrence, il ne paraît pas que les motion-men se soient fort ingéniés pour accroître leur répertoire durant cette époque, pour eux prospère. Je ne puis, en effet, ajouter qu’un seul titre à la liste que j’ai déjà donnée de ce genre de pièces ; mais ce titre présente un intérêt particulier, parce qu’il indique un puppet-show sur le sujet du Paradis perdu, et que, par une rencontre singulière, ce renseignement nous est fourni par Milton. En 1643, vingt ans avant la publication de son chef-d’œuvre, ce grand homme adressait au parlement un éloquent plaidoyer pour la défense de ce que nous appelons aujourd’hui la liberté de la presse (Areopagitica, a speech for the liberty of unlicensed printing). L’auteur dans les premières pages, voulant établir les bases légitimes de la liberté humaine, dit : « il y a des gens qui osent blâmer la divine Providence d’avoir permis qu’Adam péchât. Folles langues ! Lorsque Dieu donna la raison à l’homme, il lui donna la liberté de choisir, car choisir est proprement user de la raison. Autrement, notre premier père n’aurait été qu’un Adam mécanique, comme l’Adam qu’on voit aux marionnettes. » Non-seulement, pendant la fermeture des théâtres, les puppet-plays étaient représentées librement dans tout le royaume, mais les joueurs de marionnettes de Norwich, alors très en vogue, venaient montrer à Londres leurs meilleurs opera-puppets. Je trouve cette indication au milieu de beaucoup d’autres, également curieuses, dans une pièce de William Davenant intitulée la Salle de spectacle à louer, sorte de pot-pourri dramatique que ce poète ingénieux obtint de faire représenter en 1656, malgré l’édit de suppression, en y insérant contre les Espagnols un épisode conforme aux vues de Cromwell, qui préparait alors un armement contre Philippe IV[89].

La restauration rendit la vie aux théâtres. Affranchis de ce long silence, poètes et comédiens déployèrent une excessive activité. Les motion-men, pour leur part, s’efforcèrent de conserver la faveur qu’ils possédaient. La concurrence qu’ils firent aux grands théâtres parut assez redoutable aux intéressés pour que, vers 1675, la troupe royale de Drury-Lane et celle du duc d’York, réunies dans le théâtre de Dorset-Garden, crussent devoir présenter une requête à Charles II pour obtenir la fermeture ou au moins l’éloignement d’un jeu de marionnettes qui s’était établi sur l’emplacement de Cecil-street dans le Strand, et dont le voisinage portait un très notable préjudice à leurs recettes[90].

Mais nous approchons d’une grande date, d’une date qui a ouvert une nouvelle ère politique et une nouvelle époque dans l’histoire des marionnettes ; je veux parler de la glorieuse révolution de 1688, qui a produit, suivant M. Payne Collier, deux événemens mémorables, l’avènement de l’illustre maison d’Orange et l’heureuse arrivée de Punch ou Polichinelle en Angleterre.


VI. – MARIONNETTES ANGLAISES DEPUIS 1688 jusqu'à NOS JOURS. – REPERTOIRE ET CARACTERE DE PUNCH.

À partir de 1688, l’histoire des marionnettes anglaises se concentre tout entière dans l’histoire et le répertoire de Punch. Nous dirons d’abord que le nom de Punch a donné lieu à plusieurs fausses explications étymologiques. On a cru saisir, par exemple, je ne sais quels secrets et fantastiques rapports entre le nom et même entre les flammes de l’esprit de Punch et le breuvage ardent dont la recette nous est, dit-on, venue de la Perse. C’était aller chercher une erreur beaucoup trop loin[91]. Punch est tout uniment le nom de notre ami Pulchinello, un peu altéré et contracté par le génie monosyllabique de la langue anglaise. On trouve en effet dans cette première époque les noms de Punch et de Punchinello pris indifféremment l’un pour l’autre ; mais est-il bien certain que Punch soit arrivé de La Haye à Londres, à la suite de Guillaume d’Orange ? J’ai, à cet égard, quelque doute. De l’aveu même de son savant et spirituel biographe, on peut trouver quelques traces de sa présence en Angleterre avant l’abdication de Jacques II[92]. Dès-lors, le héros des marionnettes ne serait pas venu de Hollande détrôner the old Vice, à la suite de Guillaume III ; il serait venu de France avec les Stuarts.

Une remarque plus importante, c’est que Punch ne possédait pas, dans ces premiers temps, la profonde et plus que satanique immoralité dont on l’a accusé et même dont on l’a complimenté plus tard. S’il faut en croire un portrait d’une touche très fine, tracé dans une jolie pièce de vers latins par un jeune fellow de Magdalen-College qui se nommait Joseph Addison, Punch n’était encore en 1697 qu’un vert galant, joyeux et tapageur, une sorte de petit roi d’Yvetot ou de Cocagne, un peu libertin, très hâbleur, mais faisant beaucoup plus de bruit que de mal. Laissons parler Addison, dont la pièce est intitulée Machine gesticulantes, Anglice puppet-shows[93] :

Ludit in exiguo plebecula parva theatro ;
Sed praeter caeteros incedit homuncio, rauca
Voce strepens…
In ventrem tumet immodicum ; pone eminet ingens
A tergo gibbus ; pygmaeum territat agmen
Major, et immanem miratur turba gigantem.

Après la description des avantages physiques, l’auteur passe à la peinture du caractère :

…Jactat convitia vulgo,
Et risu importunus adest atque omnia turbat.


Quant à sa galanterie, elle est plus vive et plus étourdie que perverse :

Nec raro invadit molles, pictamque protervo
Ore petit nympham, invitoque dat oscula ligno.

Quelques passages de cette jolie pièce nous prouvent que le théâtre de Punch était en grand progrès sur les anciens puppet-shows que nous avons vus à Londres du temps de la reine Élisabeth. On se rappelle qu’en 1614, il n’y avait aux marionnettes de la foire de Saint-Barthélemy qu’une seule espèce de places, et à très bas prix : « deux pence ! messieurs, deux pence par personne, les meilleures marionnettes de la foire ! » En 1697, le théâtre de Punch était devenu plus comfortable et moins exclusivement plébéien ; il y avait des places à divers prix :

Nec confusus honos ; nummo subsellia cedunt
Diverso, et varii ad pretium stat copia nummi.

Il ne manquait à la mise en scène aucun des artifices que nous avons vu employés en France et en Italie pour faire naître et entretenir l’illusion, tels que les fils perpendiculaires tendus devant la scène pour dérouter l’œil du spectateur :

… Lumina passim
Angustos penetrant aditus, qua plurima visum

Fila secant, ne, cum vacuo datur ore fenestra,
Pervia fraus pateat[94]

Tous les membres de ces petites figures étaient articulés, et du sommet de leur tête sortait une tige métallique qui réunissait tous les fils dans la main qui leur imprimait le mouvement :

…Truncos opifex et inutile lignum
Cogit in humanas species, et robore natam
Progeniem telo efformat, nexuque tenaci
Crura ligat pedibus, humerisque accommodat armos,
Et membris membra aplat, et artubus inserit artus.
Tunc habiles addit trochleas, quibus arte pusillum
Versat onus, molique manu famulatus inerti
Sufficit occultos motus, vocemque ministrat…

Malheureusement, dans sa composition scholaire, Addison n’a mentionné ni un seul titre de puppet-play, ni un seul nom de joueur de marionnettes. Nous le regrettons, parce que nous n’avons que très peu de renseignemens relatifs à ce sujet sous le règne de Guillaume III ; tout au plus pouvons-nous citer le Siège de Namur, joué en 1695 à la foire de Saint-Barthélemy, pièce à spectacle à laquelle un bel esprit de cette époque, un critique de profession, John Dennis, a consacré quelques lignes dans une de ses lettres[95]. Quelques années plus tard, on jouait à la même foire quelques opera-puppets tirés de l’Écriture sainte, et dans lesquels, malgré la gravité des sujets, se montrait constamment le seigneur Punch. Voici une affiche non datée, mais qui paraît remonter aux premières années du règne de la reine Anne (1703), et dont l’original est conservé au British Museum. Le style rappelle celui des annonces de notre ancienne foire Saint-Germain[96].

À la loge de Crawley, vis-à-vis la taverne de la couronne, à Smithfield, pendant toute la durée de la foire de Saint-Barthélemy, on représentera un petit opéra, appelé l’antique Création du monde, nouvellement retouché et augmenté du Déluge de Noé. Plusieurs fontaines jetteront de l’eau pendant toute la pièce. La dernière scène montrera Noé et sa famille sortant de l’arche avec tous les animaux par couple, et tous les oiseaux de l’air perchés sur des arbres… Enfin, au moyen de diverses machines, on verra le mauvais riche sortant de l’enfer, et Lazare porté dans le sein d’Abraham, outre plusieurs figures dansant des gigues, des sarabandes et des quadrilles, à l’admiration des spectateurs ; le tout accompagné des joyeuses fantaisies du seigneur Punch et de sir John Spendall.

Ce John Spendall était le vieux Jean Mange-tout, acteur des moralités, passé au théâtre des marionnettes avec the old Vice et sa bande.

On peut lire dans le seizième numéro du Tatler, daté du 17 mai 1709, le récit d’une représentation de marionnettes donnée à Bath dont le sujet était encore la Création du monde, également suivie du Déluge. « Quand on fut arrivé à la seconde partie, dit l’auteur, on introduisit Punch et sa femme, qui dansèrent dans l’arche. » L’avis de l’auditoire fut que ce spectacle était fort instructif pour les jeunes gens. À la fin de la pièce, Punch salua respectueusement jusqu’à terre et fit un compliment très civil à la compagnie. Dans un autre puppet-show, toujours sur le déluge, lorsque la pluie commençait à tomber par torrens, Punch avançait la tête hors du rideau d’une coulisse, et disait à demi-voix au patriarche : « Il fait un peu de brouillard, maître Noé[97]. »

Addison, devenu, sous la reine Anne, un écrivain à la mode et l’associé de sir Richard Steele dans la rédaction du Taller et du Spectator, se plut, de moitié avec son ingénieux collaborateur, à élever une réputation colossale à un habile puppet-showman qui commençait à se produire. Les deux amis tirèrent des petits danseurs et chanteurs mécaniques de M. Powell et des pièces que ce spirituel petit bossu arrangeait lui-même[98] une agréable occasion de critiques malignes et de piquantes comparaisons. Grace à cette fantaisie de deux écrivains d’esprit, au goût peu élevé du public et à son talent réel, M. Powell acquit et conserva, sous la reine Anne, George Ier et les commencemens de George II, une célébrité fort étendue et presque sérieuse. Il parait avoir d’abord essayé son savoir-faire dans diverses grandes villes du royaume ; il se rendait particulièrement à Bath dans la saison des bains. En 1709, Steele publia dans plusieurs numéros du Tatler une amusante correspondance entre le fantastique esculape Isaac Bickerstaff, qui est presque toujours supposé tenir la plume dans le Tatler[99], et notre déjà célèbre et très réel puppet-showman, M. Powell. L’infortuné docteur se plaint amèrement de la malignité des prologues et des épilogues satiriques de, M. Powell, et surtout des brocards qu’un certain M. Punch ne cesse de lancer contre sa science et sa personne[100]. M. Powell, dans la réponse ironiquement apologétique que le Tatler lui prête, affirme n’avoir rien négligé pour se perfectionner dans son art : il a voyagé en Italie, en France, en Espagne, et il n’ignore aucun des procédés à l’usage des plus habiles mécaniciens de l’Allemagne. Il impute à son adversaire d’être un brouillon et un dangereux niveleur, qui voudrait introduire l’insubordination dans sa troupe et persuader notamment à l’honnête Punch de briser les fils qui font mouvoir ses mâchoires complot odieux, car c’est par le droit le plus légitime, par le droit de création, qu’il est maître absolu de sa petite troupe, pouvant, si bon lui semble, allumer sa pipe avec une jambe de M. Punch, ou même se réchauffer les doigts avec sa carcasse.

En janvier 1710, nous voyons les puppets de M. Powell et ses drames quelque peu fantastiques fort bien accueillis, non plus seulement à Bath, mais à Londres même. Punchinello et sa grondeuse compagne, accompagnés du docteur Faust, faisaient, suivant le Tatler, pâlir le nouvel opéra italien de Hay-Market, et lui enlevaient la meilleure partie de son brillant auditoire. Punchinello surtout balançait, dans l’opinion du beau sexe, le mérite du fameux chanteur Nicolini[101].

Au commencement de l’année suivante (1711), M. Powell établit son théâtre sous les petites galeries de Covent-Garden, du côté opposé à l’église paroissiale de Saint-Paul. Dans le numéro quatorze du Spectateur, Steele suppose qu’il a reçu un billet du sous-sacristain de cette paroisse tout rempli des doléances de ce fonctionnaire vexé. Depuis vingt ans, ce brave homme n’a pas manqué six fois de sonner l’heure de l’office ; mais il éprouve, depuis quinze jours, une extrême mortification en voyant ses habitués cesser de se rendre à son pieux appel. C’est que M. Powell a choisi précisément l’heure de la prière pour celle de l’ouverture de son puppet-show. Le digne sacristain, fort scandalisé d’annoncer le commencement d’un jeu profane au lieu d’un exercice de piété, demande à M. le Spectateur ce qu’il doit faire pour éloigner ce M. Punchinello, ou le forcer du moins à choisir pour ses ébats des heures moins canoniques[102]. La pièce de M. Powell, qui enlevait ainsi ses paroissiens à l’église de Saint-Paul, était tirée d’une légende très populaire, Whittington et son Chat, ou Whittington trois fois maire de Londres. Ce conte, que l’on retrouve chez presque toutes les nations commerçantes du monde, en Italie, en Bretagne, en Portugal, en Orient même, est l’histoire d’un pauvre marmiton qui n’avait rien qu’une chatte à remettre pour pacotille au patron d’un vaisseau de commerce partant pour les Indes. On embarqua pourtant, par plaisanterie, le chat sur le navire. Or, ayant relâché dans une île qu’infestait une multitude de rats, le patron pensa que la chatte et les petits qu’elle avait faits pendant, la traversée seraient de bonne défaite en ce pays, et les vendit avantageusement au roi de l’île. Cette somme, remise à Whittington, prospéra entre ses mains, et fut l’origine d’une fortune qui le conduisit à être trois fois maire de Londres. Steele eut la cruauté d’établir un parallèle en règle entre Whittington and his cat et un grand opéra qu’on jouait à Hay-Market, Rinaldo ed Armida, et de donner, comme on le pense bien, tout l’avantage au premier. Il prit en outre soin d’annoncer que, pour continuer sa lutte avec le théâtre de Hay-Market, M. Powell se disposait à représenter incessamment l’opéra de Susanne ou l’Innocence découverte, avec une paire de vieillards tout neufs.

L’habileté de M. Powell était alors proverbiale, et l’on mettait son nom en avant dans toutes les occasions sérieuses ou badines qui touchaient à la mécanique. Le Spectateur, dans son 277e numéro, rappelle qu’avant la rupture avec la France, les dames anglaises recevaient leurs modes de Paris, au moyen d’une poupée à ressorts (a jointed baby) habillée dans le dernier goût, et qui faisait régulièrement tous les mois la traversée de Calais à Londres. Le Spectateur raconte qu’il a été invité à aller voir une de ces poupées, arrivée malgré la guerre, et donne une agréable description de tous ses atours, jusque, mais non compris, les nœuds de ses jarretières, « car je porte trop de respect, dit-il, même à du bois couvert d’un jupon, pour avoir consenti à pousser jusque-là mon examen. » Puis il ajoute : « Comme j’allais me retirer, la marchande de modes m’apprit qu’avec l’aide d’un horloger voisin et de l’ingénieux M. Powell, elle avait inventé une autre poupée (another puppet), qui, au moyen de petits ressorts intérieurs, pouvait mouvoir tous ses membres, et qu’elle l’avait envoyée à son correspondant de Paris pour qu’on lui enseignât les inclinations et les mouvemens gracieux de la tête, l’élévation méthodique de la gorge, la révérence, la démarche, toutes les graces enfin qui se pratiquent aujourd’hui à la cour de France.

La popularité dont jouissaient les marionnettes de M. Powell, et même les marionnettes beaucoup plus vulgaires, était si grande alors, que le docteur Arbuthnot, publiant en 1712 un pamphlet allégorique sur les affaires du temps, intitulé Histoire de John Bull, n’oublie pas de signaler, comme un trait qui caractérisait le peuple de Londres, l’amour effréné de ce genre de plaisir. Parmi les reproches que la colérique mistress Bull adresse à son mari, elle place au premier rang le temps qu’il perd aux marionnettes : « Vous êtes un sot, dit-elle, un pilier d’estaminets et de tavernes ; vous perdez le meilleur de votre temps aux billards, aux jeux de quilles et devant les boutiques de marionnettes. » Et un peu plus loin : « Toute cette génération n’a d’amour que pour les joueurs de cornemuses et pour les puppets-shows. » Le Spectateur, dans son n° 377, énumérant les lieux de Londres où l’on a le plus de chances de périr de mort violente, et dressant la liste des derniers accidens de ce genre, place en tête de ce nécrologe fantastique « Lysandre étouffé aux marionnettes. »

Quelles étaient ces si dangereuses et si attractives marionnettes ? Probablement celles que M. Powell avait logées sous les galeries de Covent-Garden. En 1713, cette petite salle portait le nom de Punch’s Theatre. Ce renseignement nous est fourni par le titre d’une pièce ainsi conçu : Venus and Adonis, or the Triumphs of love, by Martin Powell ; a mock opera, acted in Punch’s Theatre in Covent-Garden ; 1713, in-8o. Ce Martin Powell était-il notre fameux directeur, le favori de Steele et d’Addison ? Je le crois, sans pouvoir l’affirmer. Les admirateurs de cet artiste prétendent qu’il fabriquait tous ses acteurs et composait lui-même presque toutes ses pièces ; mais ils ne nous apprennent pas qu’il en eût fait imprimer aucune. L’auteur de Punch and Judy affirme même qu’il les improvisait[103] ; cependant il y avait dans plusieurs d’entre elles des vers et des ariettes qui étaient certainement écrits, et qui ont pu être imprimés. Il est assez surprenant que ni Steele, ni Addison, ni Swift, qui ont si souvent parlé de M. Powell, ne nous aient pas fait connaître son prénom. Une seule fois, Addison, pour le distinguer de George Powell, le célèbre tragédien, qu’il proposait par raillerie de faire jouer dans une même pièce avec les petits acteurs de notre Powell, appelle celui-ci Powell junior[104]. Il parut en 1715 un piquant pamphlet qu’on attribue à M. Thomas Burnet, intitulé a Second Tale of a tub, or the history of Robert Powell, the puppet-showman ; dedicated to the earl of Oxford. Ce titre semble lever tous les doutes et prouver que le prénom de M. Powell était Robert ; mais il faut prendre garde. Le second Conte du tonneau est une satire fort maligne, dirigée contre Robert Walpole[105]. L’allégorie commence, avec le titre, par l’attribution facétieuse faite à M. Powell du prénom qui appartenait à l’homme d’état. La gravure du frontispice représente le ministre, en habit de cour, tenant à la main la baguette de M. Powell, la fameuse baguette garnie d’argent de l’interpreter. Dans le fond, sur un petit théâtre qu’éclairent des flambeaux à pieds, paraissent deux marionnettes en scène, Punch et sa femme[106]. M. Thomas Wright, dans son histoire de la maison de Hanovre, illustrée par les caricatures et les pamphlets, a reproduit la figure grotesque du ministre-jongleur ; mais il a négligé malheureusement de nous montrer le théâtre et les deux puppets, qui auraient eu pour nous un intérêt particulier.

L’auteur du second Conte du tonneau, tout en frappant rudement Robert Walpole sous le nom et le costume de M. Powell, nous fait connaître, chemin faisant (surtout dans son avant-propos), plusieurs des meilleurs opera-puppets composés ou arrangés par l’habile M. Powell. Il cite comme faisant couler bien des larmes the Children in the wood (les enfans dans la forêt), tirés d’une touchante ballade populaire, — King Bladud, peinture héroïque d’un vrai roi patriote, — Friar Bacon and friar Bungay, — Robin Hood and Little John, — Mother Shipton - et Mother Goose (ma mère l’Oie). Quant au caractère de Punch, il ne l’indique encore que comme celui d’un bouffon qui provoque le rire par ses impertinences et ses quiproquo.

C’est à cet âge d’or des marionnettes anglaises qu’il faut, je crois, rapporter une suite de strophes composées par Swift sur les puppet-shows. Je traduis cette pièce où l’auteur, à un brillant filet d’imagination poétique, mêle, suivant le tour de son génie, un flot encore plus abondant de verve capricieuse et sarcastique :


LE SPECTACLE DES MARIONNETTES.

Pour représenter la vie humaine et montrer tout le ridicule qu’elle contient, l’esprit a inventé le spectacle des marionnettes, dont le principal acteur est un fou.

Les dieux de l’antiquité étaient de bois, et les marionnettes eurent jadis des adorateurs. L’idole se tenait droite et parée d’une robe antique ; prêtres et peuple courbaient la tête devant elle.

Qu’on ne s’étonne pas que l’art ait commencé par façonner des figurines votives et tailler un bouffon dans un soliveau, ni qu’on ait songé à consacrer ce bloc à la renommée.

Ainsi la fantaisie poétique a appris que les arbres peuvent recevoir des formes humaines, qu’un corps peut se changer en tronc, et des bras s’allonger en branches.

Ainsi Dédale et Ovide ont reconnu, chacun à sa manière, que l’homme n’est qu’une souche. Powell et Stretch ont poussé cette idée plus loin : pour eux, la vie est une farce et le monde une plaisanterie.

La compagnie de la mer du Sud prouve aussi cette grande vérité sur le fameux théâtre qu’on appelle la bourse. Les directeurs tiennent les fils, et à leur impulsion obéissent des milliers de niais, tristes monumens de folie.

Ce que Momus fut jadis pour Jupiter, Arlequin l’est aujourd’hui pour nous le premier fut un bouffon dans l’Olympe, l’autre est un polichinelle ici-bas.

La scène changeante de la vie n’est qu’un théâtre où paraissent des figures de toute sorte. Jeunes gens et vieillards, princes et paysans s’y partagent les rôles.

Quelques-uns attirent nos regards par une fausse grandeur, trompeuse apparence qui empêche d’apercevoir que l’intérieur est de bois. Que sont nos législateurs sur leurs sièges de parade ? Bien souvent des machines qui ont l’air de penser.

Il peut arriver qu’une bûche porte un diadème, qu’une poutre occupe la place d’un lord ; une statue peut avoir le sourcil froncé et nous tromper par un air pensif.

Voici d’autres gens qui entreprennent des actes dont ils ne prévoient pas la fin ; ils obéissent à l’impulsion des fils qui les mènent ; les paroles qu’ils prononcent ne leur appartiennent même pas[107].

Trop souvent, hélas ! une femme impérieuse usurpe la souveraineté. Combien de maris boivent la coupe de la vie troublée et rendue amère par une Jeanne !

Bref, toutes les pensées que les hommes poursuivent, plaisirs, folies, guerre ou amour, la race imitatrice des pantins nous les montre en elle. Ils s’habillent, parlent et se meuvent comme des hommes.

Continue, grand Stretch[108], d’amuser les mortels d’une main habile, et de te moquer d’eux ! Et quand la mort tranchera le fil de ta vie, tu recevras pour récompense tout ce qui flatte l’orgueil d’une marionnette.

On taillera ton image dans un chétif morceau de chêne ; le ciseau fera vivre ta mémoire ; l’avenir proclamera ton mérite ; la postérité connaîtra les traits de ton visage et se plaira à répéter ton nom.

En attendant, dis à Tom[109] que c’est perdre le temps que d’esquisser une farce avant d’avoir consulté le miroir de la nature. Dis-lui que des pointes ne suffisent pas pour composer une scène ingénieuse, et que la pédanterie n’est pas l’enjouement.

Quant à vouloir réduire les hommes à l’état de bois inerte et les forcer de marmoter des formules mystiques, c’est faire visiblement violence à la chair et au sang : un tel dessein dénote une félure dans le cerveau.

Celui qui essaiera de pousser le raffinement plus loin que toi, et voudra changer ton théâtre en une école, sera éternellement le jouet de Polichinelle, et doit se tenir pour le plus grand des fous.

Cette prétention des marionnettes à se transformer en un spectacle grave, sérieux et moral, que Swift voyait poindre avec humeur, ne tarda pas à grandir et à se développer, aidée des tendances déclamatoires et philosophiques de l’époque. Fielding, grand ami du naturel et en particulier de maître Punch, qu’il a fait agréablement parler dans une comédie de sa jeunesse, où il a, par parenthèse, introduit un puppet-show tout entier[110], s’est très finement moqué de cette ambition déplacée dans un excellent chapitre de Tom Jones. Il fait arriver son héros dans une auberge de village, au moment où un joueur de marionnettes représente, avec tout le decorum désirable, et avec des pantins presque aussi grands que nature (car on commençait à exiger de la vraisemblance, même aux marionnettes), les plus belles et les plus ennuyeuses scènes d’une comédie fort à la mode de Colley Cibber, le Mari poussé à bout (the provoked Husband). L’assemblée, où étaient réunis tous les beaux-esprits du lieu, se montra très contente de ce divertissement sérieux, convenable, sans aucune basse plaisanterie, sans gaieté, et, pour dire toute la vérité, sans le moindre mot pour rire. Après la pièce, le joueur, encouragé par la satisfaction non équivoque de son auditoire, crut pouvoir faire remarquer que rien, dans le siècle actuel, ne s’était autant perfectionné que les marionnettes, et qu’en mettant de côté Punch, sa femme Jeanne et tous les quolibets à leur usage, elles étaient parvenues à prendre place parmi les spectacles raisonnables. « Je me souviens, ajoutait-il, que, quand j’ai commencé ma carrière, on débitait encore force niaiseries pour faire rire la foule ; mais rien ne tendait à améliorer les dispositions morales des jeunes gens, ce qui certainement doit être le but principal des marionnettes. » Au milieu de l’assentiment universel, Tom Jones se permit d’émettre un léger doute sur ce progrès prétendu. Il ne pouvait, pour son compte, s’empêcher de regretter son vieil ami Punch, et il avait grand’peur qu’en supprimant ce personnage, ainsi que Jeanne, sa joyeuse compagne, on n’eût gâté les marionnettes. La prétendue moralité de ce nouveau genre de pièces reçut presque aussitôt un fort grave échec. Une des filles de l’auberge, surprise dans une conversation peu décente avec le compère du joueur, donna effrontément pour excuse qu’elle n’avait fait que suivre l’exemple de la belle dame que tout le monde venait d’applaudir dans le Mari poussé à bout ; ce qui fournit à l’hôtesse, qui n’avait encore rien dit jusque-là, l’occasion naturelle de se plaindre hautement des mauvais principes que les marionnettes répandaient dans les campagnes et de regretter le temps où les puppet-players ne jouaient que des pièces irréprochables, comme le Vceu téméraire de Jephté, dont on ne pouvait jamais tirer aucune mauvaise interprétation[111].

On voit qu’à l’époque où nous sommes parvenus il s’était formé, à l’exemple des grands théâtres, une école de marionnettes déclamatoire et sentimentale à laquelle appartenaient, je pense, Russel, un des plus renommés successeurs de Powell, et l’infortunée Charlotte Charke, fille du poète et comédien Colley Cibber. Cette femme, d’un esprit et d’une éducation distingués, mais d’une humeur aventureuse et inconstante, abandonna la scène, où elle avait débuté avec quelque succès, et ouvrit vers 1737 un grand théâtre de marionnettes, a great puppet-show, situé, comme elle nous l’apprend dans son autobiographie, à Tennis-Court, dans James street, près de Hay-Market. Ruinée bientôt par sa mauvaise conduite, elle se trouva heureuse de recevoir une guinée par jour pour faire agir et parler les marionnettes de Russel, dont la loge était située à Kickford’s great Rome, dans Brewer street[112].

Cependant les sujets bibliques, les ballades populaires et les joyeuses plaisanteries de Punch n’en continuaient pas moins d’intéresser ou d’égayer la foule, au moins dans les foires. Hogarth a réuni, dans une belle gravure datée de 1733, toutes les merveilles accumulées à Southwark fair. Ici, un petit joueur de musette, accompagné d’un singe en habit militaire, fait danser deux poupées avec le pied ; là, une femme dans le costume de la Savoie, et sa vielle sur le dos, montre la lanterne magique à un enfant émerveillé. Dans le fond, on voit l’entrée d’un puppet-show, sur la porte duquel est écrit en grosses lettres Punch’s Opera. Une grande pancarte qui pend sur le balcon indique le spectacle du jour. Dans un des compartimens, Polichinelle est peint chevauchant tant bien que mal, tandis que son coursier bien dressé visite à fond les poches d’Arlequin ; sur un autre compartiment, on reconnaît une scène de la Bible, Adam, Ève et le serpent : c’est encore le sujet du Paradis perdu[113].

Gay, dans la peinture d’une foire de village, touchée à la manière fine et naïve de Gérard Dow, introduit une scène à peu près semblable, et où Punch n’est pas oublié :

… Ici un charlatan, monté sur des tréteaux, vend à la foule rustique ses baumes, ses pilules et ses spécifiques contre la pierre ; là, le sauteur agile s’élance, et la jeune fille vole hardiment sur la corde. Plus loin, Jack Pudding, habillé d’une veste de deux couleurs, agite un gant et chante les divertissantes prouesses de Punch, à savoir, les poches vidées dans la foule et toutes sortes de gaies fourberies ; puis, passant à un mode plus triste, il chante les enfans dans la forêt, l’oncle barbare, les pauvres petits cueillant des mûres dans le désert sauvage, et souriant sans défiance à la vue du poignard qui brille… Il chante la complainte de Jeanne violée par un matelot… et les guerres déplorables qui ensanglantèrent la forêt de Chévy[114].

Jusqu’ici, comme on voit, poètes et chanteurs forains n’imputent encore à maître Punch que quelques peccadilles amusantes ; mais nous touchons à l’époque critique où ses mœurs vont de plus en plus se dépraver, et où il va commencer à prendre les habitudes de férocité goguenarde qui font aujourd’hui le fond de son caractère. Swift, vers 1728, nous le montre déjà sur cette pente, dans une satire en vers à l’adresse d’un whig brouillon et malfaisant, Richard Lighe, qu’il met aux prises, sous le nom de Timothy, avec un pauvre infirme nommé Mad Mullinix, bien connu dans les rues de Dublin pour ses opinions tories. Celui-ci compare son adversaire à un malicieux Polichinelle, et nous fait connaître par occasion quelques-uns des puppet-shows que l’on représentait alors avec le plus de succès à Dublin :


… Tim, vous croyez être le fléau des tories, vous vous trompez ; vous êtes leurs délices. Ce serait si vous changiez de rôle, si vous deveniez grave et sérieux, que vous leur causeriez un poignant chagrin ; mais, Tim, vous avez un goût que je connais : vous allez voir souvent les marionnettes. Ne remarquez-vous pas quel malaise éprouvent les spectateurs, tant que Punch reste derrière la scène ? Mais, dès qu’on entend sa voix rauque, comme on s’apprête à se réjouir ! — Alors l’auditoire ne donnerait pas un fétu pour savoir quel jugement Salomon va prononcer, ni quelle est la véritable mère, ou celle qui prétend l’être. — On n’écoute pas davantage la pythonisse d’Endor. — Faust lui-même a beau traverser le théâtre, suivi pas à pas par le diable, on n’y fait aucune attention. -Mais que Punch, pour éveiller les imaginations, montre à la porte son nez monstrueux et le retire prestement, oh ! quelle joie mêlée d’impatience ! Chaque minute paraît un siècle jusqu’au moment où il entre en scène. D’abord il s’assied impoliment sur les genoux de la reine de Saba. — Le duc de Lorraine met sans succès l’épée à la main. — Punch crie, Punch court, Punch injurie tout le monde dans son jargon. Il rend au roi d’Espagne plus que la moitié de sa pièce ; il n’y a pas jusqu’à saint George qu’il n’attaque, à cheval sur le dragon. Il empoche un millier de coups et de gourmades, sans renoncer à un seul de ses méchans tours ; il se jette dans toutes les intrigues : à quelle intention ? Dieu le sait. Au milieu des scènes les plus pathétiques et les plus déchirantes, il arrive étourdiment et lâche une plaisanterie incongrue. Il n’y a pas une marionnette faite de bois qui ne le pendît volontiers, si elle pouvait. Il vexe chacun, et chacun le vexe. Quel plaisir pour les spectateurs, eux qui ne mettent point le pied sur le théâtre, et qui ne viennent que pour voir et écouter ! Peu leur importe le sort de la jeune Sabra, et l’issue du combat entre le dragon et le saint, pourvu que Punch (car c’est là tout le beau du jeu) soit bien étrillé et finisse par assommer tous ses adversaires. — Cependant, Tim, des philosophes prétendent que le monde est un grand jeu de marionnettes, où de turbulens coquins jouent le rôle de Polichinelles (Punchinelloes). Ainsi, Tim, dans cette loge de marionnettes qu’on appelle Dublin, vous êtes le Polichinelle, toujours prêt à exciter la noise. Vous vous agitez, vous vous démenez, vous faites un affreux sabbat ; vous jetez à la porte vos sœurs les marionnettes ; vous tournez dans un cercle perpétuel de malices, semant la crainte, l’anxiété et la discorde partout ; vous vous lancez, avec des cris et des grimaces de singe, au milieu de toutes les affaires sérieuses ; vous êtes la peste de votre clan, où chaque homme vous hait et vous méprise ; mais, avec tout cela, vous divertissez les spectateurs (les tories) qui s’amusent de vos histoires bouffonnes. Ils consentiraient plutôt à laisser pendre toute la troupe qu’à se voir privés de vous[115].

Dans ce portrait, qui n’est pas flatté, non plus que dans quelques couplets chantés vers 1731 et tirés de je ne sais quelle puppet-play[116], Punch, ou plutôt Punchinello (car c’est le nom qu’il se donne), ne se montre encore qu’un little fellow fort libertin, fort tapageur, et déjà passablement brutal ; mais on ne le voit commettre encore aucune de ces énormités conjugales et paternelles qui vont bientôt lui donner une si singulière ressemblance avec Henri VIII ou Barbe-bleue. Les critiques anglais glissent sur ce rapprochement ; ils préfèrent comparer leur ami Punch à don Juan. M. William Hone a même établi entre ces deux personnages un parallèle en forme où, contre ses habitudes de critique exacte, il avance que les déportemens de Punch ont pu suggérer l’idée du caractère et des exploits du fameux burlador de Sevilla[117]. Il est obligé, pour donner une apparence de vérité à cette opinion que repoussent les faits et les dates, de supposer que Punch, comme don Juan, est emporté au dénoûment par le diable, ce qui est l’opposé du vrai. Il oublie même qu’en 1676, lorsque Shadwell introduisit sur la scène de Londres la première imitation de Don Juan (the Libertine destroyed), Punchinello n’était pas encore connu dans la Grande-Bretagne. M. Payne Collier pense, avec beaucoup plus de raison, que le drame de Punch and Judy est d’une date assez récente en Angleterre, et, prenant le contre-pied de l’opinion de M. Hone, il attribue les licences hyperboliques de cette composition à l’engouement qu’excita le chef-d’œuvre de Mozart à la fin du dernier siècle. Punch, suivant la définition de M. Payne, est le don Juan de la populace. D’ailleurs le plus ancien texte où cet habile critique ait trouvé la mention des aventures de Punch et Judy est une ballade qu’il ne croit pas remonter au-delà de 1790, et qu’il a extraite d’un recueil de pièces, tant imprimées que manuscrites, formé pendant les années 1791, 92 et 93. Il présume que ces stances ont suivi d’assez près le drame, et ont été composées par un amateur que la représentation avait charmé. Je dois ajouter pourtant que je ne serais pas fort surpris que M. Payne ne fût quelque chose de plus que l’éditeur de cette ballade. Quoi qu’il en soit, on lira ici, je crois, la traduction de cette pièce avec plaisir :


LES FREDAINES DE M. PUNCH.

Oh ! prêtez-moi l’oreille un moment ! je vais vous conter une histoire, l’histoire de M. Punch, qui fut un vil et mauvais garnement, sans foi et meurtrier. Il avait une femme et un enfant aussi, tous les deux d’une beauté sans égale. Le nom de l’enfant, je ne le sais pas ; celui de la mère était Judith. — Right tol de rol lol, etc.

M. Punch n’était pas aussi beau. Il avait un nez d’éléphant, monsieur ! Sur son dos s’élevait un cône qui atteignait la hauteur de sa tête ; mais cela n’empêchait pas qu’il n’eût, disait-on, la voix aussi séduisante qu’une sirène, et par cette voix (une superbe haute-contre, en vérité !), il séduisit Judith, cette belle jeune fille. — Right toi de rol lol, etc.

Mais il était aussi cruel qu’un Turc, et, comme un Turc, il ne pouvait se contenter de n’avoir qu’une femme (c’est en effet un pauvre ordinaire qu’une seule femme), et cependant la loi lui défendait d’en avoir deux, ni vingt-deux, quoiqu’il pût suffire à toutes. Que fit-il donc dans cette conjoncture, le scélérat ! Il entretint une dame. — Right tol de rol lol, etc.

Mistress Judith découvrit la chose, et, dans sa fureur jalouse, s’en prit au nez de son époux et à celui de sa folâtre compagne. Alors Punch se fâcha, se posa en acteur tragique, et, d’un revers de bâton, lui fendit bel et bien la tête en deux. Oh ! le monstre ! — Right tel de rol lol, etc.

Puis il saisit son tendre héritier… oh ! le père dénaturé ! et le lança par la fenêtre d’un second étage, car il aimait mieux posséder la femme de son amour que son épouse légitime, monsieur ! et il ne se souciait pas plus de son enfant que d’une prise de macouba. — Right tol de rol lol, etc.

Les parens de sa femme vinrent à la ville pour lui demander compte de ce procédé, monsieur ! Il prit une trique pour les recevoir et leur servit la même sauce qu’à sa femme, monsieur ! Il osait dire que la loi n’était pas sa loi, qu’il se moquait de la lettre, et que, si la justice mettait sur lui sa griffe, il saurait lui apprendre à vivre. — Right tol de rol lol, etc.

Alors il se mit à voyager par tous pays, si aimable et si séduisant, que trois femmes seulement refusèrent de suivre ses leçons si instructives. La première était une simple jeune fille de la campagne ; la seconde une pieuse abbesse ; la troisième, je voudrais bien dire ce qu’elle était, mais je n’ose : c’était la plus impure des impures. — Right tol de rol lol, etc.

En Italie, il rencontra les femmes de la pire espèce ; en France, elles avaient la voix trop haute (too clamorous) ; en Angleterre, timides et prudes au début, elles devenaient les plus amoureuses du monde ; en Espagne, elles étaient fières comme des infantes, quoique fragiles ; en Allemagne, elles n’étaient que glace. Il n’alla pas plus loin vers le Nord ; c’eût été folie. — Right tol de rol lol, etc.

Dans toutes ces courses, il ne se faisait aucun scrupule de jouer avec la vie des hommes. Pères et frères passaient par ses mains. On frémit rien qu’à penser à l’horrible traînée de sang qu’il a versé par système. Quoiqu’il eût une bosse sur le dos, les femmes ne pouvaient lui résister.- Right tol de rol lol, etc.

On disait qu’il avait signé un pacte avec le vieux Nick’las, comme on l’appelle ; mais, quand j’en serais mieux informé, je n’en dirais pas plus long. C’est peut-être à cela qu’il a dû ses succès partout où il est allé, monsieur ; mais je crois aussi, convenons-en, que ces dames étaient un peu coucy-coucy, monsieur ! Right tol de rol lol, etc.

À la fin, il revint en Angleterre, franc libertin et vrai corsaire. Dès qu’il eut touché Douvres, il se pourvut d’un nouveau nom, car il en avait de rechange. De son côté, la police prit de promptes mesures pour le mettre en prison. On l’arrêta au moment où il pouvait le moins prévoir un pareil sort. — Right tol de rol lol, etc.

Cependant le jour approchait, le jour où il devait solder ses comptes. Quand le jugement fut prononcé, il ne lui vint que des pensées de ruses en songeant à l’exécution ; et quand le bourreau, au front sinistre, lui annonça que tout était prêt, il lui fit un signe de l’œil et demanda à voir sa maîtresse. — Right tol de rol lol, etc.

Prétextant qu’il ne savait comment se servir de la corde qui pendait de la potence, monsieur, il passa la tête du bourreau dans le nœud coulant et en retira la sienne sauve. Enfin le diable vint réclamer sa dette ; mais Punch lui demanda ce qu’il voulait dire - on le prenait pour un autre ; il ne connaissait pas l’engagement dont on lui parlait. — Right tol de rol lol, etc.

Ah ! vous ne le connaissez pas ! s’écria le diable. Très bien ! je vais vous le faire connaître. Et aussitôt ils s’attaquèrent avec fureur et aussi durement qu’ils le purent. Le diable combattait avec sa fourche ; Punch n’avait que son bâton, monsieur ! et cependant il tua le diable, comme il le devait. Hourra ! Old Nick est mort[118], monsieur ! — Right tol de rol lol, etc.

J’admets avec M. Payne Collier que le drame dont cette ballade offre l’analyse soit d’une date assez récente ; mais je ne la crois pourtant pas, à beaucoup près, aussi rapprochée que le pense ce critique. En effet, le docteur Johnson, qui publia, comme on sait, son édition de Shakspeare en 1765, dit dans sa note finale sur Richard III, qu’il a vu, dans les boutiques de marionnettes, Punch rosser vigoureusement le diable (the devil very lustily belaboured by Punch), ce qui d’ailleurs était, comme nous allons voir, une ancienne tradition anglaise. Cependant M. Payne Collier, sans méconnaître certaines nuances vraiment britanniques de la physionomie de son héros, dans lequel il nous fait très finement apercevoir le mélange de la sensualité obèse de Falstaff et de la froide atrocité du roi bossu, Richard III[119], n’en est pas moins disposé à renvoyer à la France (par pure courtoisie railleuse) le principal honneur de cette peu édifiante création. Je ne refuse pas assurément la part fort étendue qui nous appartient dans cette œuvre populaire, aujourd’hui européenne. Cette part, c’est la gaieté ; mais je crois devoir, en conscience, et sans pensée aucune de réciprocité épigrammatique, restituer à l’Angleterre une notable portion de cette légende. Les droits de nos voisins à cet égard sont anciens et réels ; ils sont même antérieurs à l’arrivée de Punch en Angleterre. On se rappelle que, dans les anciennes moral plays, le vieux Vice tenait hardiment tête à master Devil, et lui en remontrait même sur le chapitre des péchés capitaux ; mais au dénoûment master Devil finissait par avoir raison du vieux pécheur ou plutôt de l’antique Péché personnifié, et il emportait le Vice en enfer, sans plus de façon que Judas, le docteur Faust ou le valet de frère Bacon. Eh bien, Ben Jonson, en 1616, soit de sa propre inspiration, soit en acceptant une fantaisie nouvelle de quelque stroller inventif, renversa ce lieu commun, et imagina de nous montrer un pauvre sot de diable, surpassé en malice et en perversité par un simple représentant de l’iniquité humaine. Ben Jonson a réalisé, ou, pour ne rien surfaire, a finement esquissé cette heureuse pensée dans the Devil is an ass (le Diable est un âne). « Autrefois, remarque un des acteurs au dénoûment, le diable avait coutume d’emporter le Vice ; aujourd’hui les rôles sont changés ; c’est le Vice qui emporte le diable. » Cette nouveauté plut au public, et passa du théâtre de Blackfriars sur les théâtres de marionnettes, et Punch, en arrivant de Paris ou d’Amsterdam à Londres, ne manqua pas de s’approprier cette partie du répertoire de old Vice, son devancier[120]. Remarquons toutefois que jusqu’ici la majesté de Satan n’est nullement compromise. Le diable, si mal mené par un fils d’Adam, n’est qu’un démon subalterne, un pauvre diablotin ; ce n’est point Old Nick en personne. Puis, rosser le diable, l’emporter même (to carry away), ce n’est pas le tuer (to kill him). Or, tuer le diable, c’est là la grande affaire, le mot suprême, quelque chose de supérieur, comme le duel de Satan et du Péché dans Milton : c’est là aussi le grand exploit de Polichinelle. Si Ben Jonson n’a pas poussé sa pensée jusqu’à ce point extrême, il est juste au moins de reconnaître qu’il s’en est singulièrement approché. D’ailleurs la multitude anglaise a bien compris que c’est dans l’étrangeté même de ce dénoûment fantastique que réside toute l’excellence du drame de Punch and Judy. Au rapport de M. Pagne, un certain joueur de marionnettes ambulant ayant un jour refusé, par scrupules religieux ou autres, de faire tuer le diable par maître Punch, non-seulement vit s’évanouir l’espoir de sa collecte, mais fut hué et maltraité par les spectateurs[121].

Le drame de Punch and Judy, qui fait les délices de la multitude anglaise, a commencé, vers les premières années du XIXe siècle, à piquer la curiosité blasée du monde élégant. Aussi a-t-il reçu depuis lors de nombreuses retouches et des embellissemens plus ou moins heureux. Le Morning Chronicle du 22 septembre 1843 rend compte d’une de ces rédactions nouvelles et plus raffinées. — Punch, dans cette pièce, en proie, comme un second Zéluco, à une jalousie frénétique, donne la mort à sa femme et à son fils ; puis il passe en Espagne, où il est jeté dans les cachots de l’inquisition, dont il parvient à s’ouvrir les portes au moyen d’une clé d’or. Attaqué par la Pauvreté que suivent ses deux acolytes, la Dissipation et la Paresse, il la combat sous la forme qu’elle prend d’un chien noir et la met en fuite. Il triomphe également de la Maladie, qui l’accoste sournoisement sous le costume d’un médecin. La Mort, à son tour, veut le saisir ; mais il secoue si bien les os desséchés du vieux squelette, qu’il lui donne enfin à elle-même le coup de la mort[122]. Parmi les autres rédactions qui portent le cachet de l’humour britannique, j’en signalerai une encore où l’on applaudissait une conversation assez originale entre Punch et Barbe-bleue sur la question si intéressante pour les deux sexes de la pluralité des femmes.

Ce n’est aucune de ces versions enjolivées, c’est le texte pur et populaire de la Tragical comedy of Punch and Judy que M. Payne Collier a publié, en 1828, avec les jolies illustrations de George Cruikshank. Ce texte a été en grande partie fourni à l’éditeur par un vieux joueur de marionnettes italien, nommé Piccini, qui, à la fin du dernier siècle, parcourait les villes et les hameaux d’Angleterre avec de jolies marionnettes apportées de son pays. Devenu avec les années plus célèbre et moins ingambe, Piccini fixa sa résidence à Londres. Vers 1820, il ne promenait plus son petit théâtre que dans le voisinage classique de Drury-Lave. Il avait joué d’abord Pulcinella dans sa langue natale ; mais peu à peu il avait saisi le vrai caractère et l’accent de Punch et finit par adopter le canevas plus sombre que préférait le goût national. L’éditeur de Punch and Judy, pour obtenir un texte tout-à-fait satisfaisant, a dû confronter le manuscrit de Piccini avec ceux de plusieurs autres puppet-players ambulans. Ainsi Punch, après avoir eu ses rapsodes, comme Homère, a trouvé comme lui un Aristarque. Il y a plus, Punch and Judy, cette création sensuelle et sceptique où se heurtent la vie et la mort, le rire et le meurtre, le surnaturel et le trivial, a fait vibrer une des cordes de la lyre de lord Byron. Voici un sonnet attribué à l’auteur de Childe Harold et du dernier Don Juan. Je le traduis, comme M. Payne nous le donne, sans en garantir l’attribution :

Triomphant Polichinelle, je te suis avec joie à travers les gais détours de ta course badine, où la vie humaine est peinte avec tant de vérité et d’énergie. Jamais acteur ne nous en montrera une image aussi frappante sur aucun autre théâtre, soit que tu assommes gaiement ta femme, soit que tu jettes sans remords ton doux enfant par la fenêtre, soit que tu enfourches ton cheval et sois aussitôt désarçonné, soit que tu danses avec la gracieuse Polly, si belle et si facile, ayant tué préalablement son père dans un mouvement de juste dédain, car il était sourd à l’harmonie de ta lyre, aussi agréable que la clochette des brebis, et « qui n’aime pas la musique est indigne de vivre. » Puis, lorsque le bourreau te conduit à la potence, peut-on ne pas rire en te voyant pousser si adroitement sa tête dans le nœud coulant dont il ne peut se dégager ? Celui qui feint d’être scandalisé quand il te voit sortir impuni des serres de la loi et de celles du diable, et qui regrette que tu le tues lui-même, celui-là est un hypocrite. Il n’y a rien de si charmant que de te voir frapper à coups redoublés son antique et noire carcasse.

Mais à côté de ce Punch ironique, paradoxal et ultradiabolique, que Byron salue en riant d’un air de parenté, il n’a pas cessé d’y avoir en Angleterre, et il y a encore aujourd’hui un autre Punch, satirique, franc-parleur, jovial, prêt à siffler tous les scandales, à fustiger tous les ridicules. Ce Punch, sorte de Figaro britannique qui s’est personnifié de nos jours dans un recueil qui porte son nom, a commencé, dès le dernier siècle, à jouer un grand rôle dans la politique. Voici le titre d’une pièce de marionnettes imprimée en 1712 : Politicks in miniature or the humour’s of Punch’s resignation ; tragi-comi-farcical, operatical puppet-show[123]. On peut soupçonner, d’après la seconde des quatre grandes estampes composées sur les élections de 1754 par Hogarth, que les marionnettes ne furent pas, à cette époque, des dernières à fronder la corruption électorale. Dans cette gravure, intitulée Canvassing for votes (manière de briguer les votes), parmi plusieurs ingénieux épisodes, on remarque, dans le fond, un grand poteau auquel est suspendue une pancarte ou affiche peinte, semblable à celles des puppet-shows. Cette affiche représente Punch, candidat de la trésorerie, promenant par les rues une brouette pleine de bank-notes et de guinées qu’il distribue de droite et de gauche à la foule. On lit au bas de cette pancarte : Punch candidate for Guzzledown[124]. Une autre caricature, qui a trait aux événemens de 1756, semble nous révéler également un titre de puppet-play. Elle est intitulée : Punch’s Opera, with the humours of little Ben, the sailor[125].

Vers 1763, il s’établit à Londres, sous le nom de Fantoccini, de nouvelles marionnettes très perfectionnées ; aussi leur faisait-on exécuter toutes sortes de tours d’adresse[126]. Le minutieux biographe du docteur Johnson, James Boswell, raconte à cette occasion une anecdote qui montre bien toute la puérile vanité du grand critique. Johnson fréquentait volontiers les puppet-shows. Étant allé un soir aux Fantoccini, il s’impatienta d’entendre ses voisins vanter la dextérité des petits acteurs artificiels et s’écria : « Bah ! j’en ferais bien autant, moi. » Et en effet, soupant le soir même chez M. Burke, le pesant docteur faillit se rompre le cou en voulant montrer à la compagnie qu’il sauterait pardessus un bâton aussi lestement que les marionnettes[127].

Il existait à Londres, en 1779, un puppet-show connu sous le nom de Pantagonian theatre, situé à Exeter-change. Voici le titre d’une pièce de son répertoire qui a eu les honneurs de l’impression : The Apotheosis of Punch ; a satirical masque, with a monody on the death of the late master Punch. C’était la parodie fort inopportune d’une pièce de vers composée, sous le titre de monody, par l’illustre Richard Brinsley Sheridan, à l’occasion de la mort de Garrick, et récitée avec pompe sur le théâtre royal de Drury-Lane, dont Sheridan avait pris la direction après la retraite du grand tragédien.

Depuis le commencement du XIXe siècle, les marionnettes anglaises et Punch en particulier n’ont pas failli à leur mission satirique. Tout homme célèbre, tout événement important, ne manquent jamais d’être salués ou sifflés à Londres par maître Punch. Lord Nelson fut naturellement un de ses favoris. Après la bataille d’Aboukir, qu’on appelle en Angleterre la bataille du Nil, les puppet-players exploitèrent la popularité du vainqueur : « Viens ici, Punch, mon garçon, disait l’amiral ; viens sur mon bord m’aider à combattre les Français. Je te ferai capitaine ou commodore, si tu le veux. — Nenni, nenni ! répondait Punch, je ne m’en soucie pas ; je me noierais. — N’aie donc pas cette crainte, répliquait le marin ; ne sais-tu pas bien que celui qui est né pour être pendu ne court aucun risque de se noyer ? »

Pendant une de ses candidatures pour le siège de Westminster, sir Francis Burdett eut aussi l’honneur d’être joué par les marionnettes. Le baronnet se glissait en humble solliciteur chez M. Punch.- « Pour qui êtes-vous, monsieur Punch ? demandait-il. J’espère que vous me donnerez votre appui. — Je n’en sais rien, répondait maître Punch ; demandez à ma femme ; je laisse toutes ces choses à gouverner à mistress Punch. — C’est très bien fait, reprenait sir Francis. Et que dites-vous, mistress Judith ? Vive Dieu ! le joli petit poupon que vous avez fait là ! Je voudrais que le mien lui ressemblât. – Eh ! mais, cela aurait bien pu arriver, sir Francis, observait mistress Judith, car vous ressemblez beaucoup à mon mari. Vous avez, comme lui, un nez de grande et belle dimension. — C’est la vérité, mistress Judith ; mais lady Burdett ne vous ressemble pas, ajoutait le baronnet en l’embrassant. Oh ! le joli nourrisson, vraiment ! j’espère qu’il est en bonne santé ? Comment vont ses petites entrailles ? — Comme un charme, je, vous assure, » répondait mistress Judith. Et on pense bien qu’elle n’avait garde de repousser les sollicitations d’un aussi gracieux et aussi galant candidat[128].

Il ne faut pas trop s’étonner de la piquante originalité que présentent quelques-unes de ces railleries politiques jetées au vent des carrefours. Plus d’une fois, grace à l’incognito qui couvre le truchement des marionnettes, il s’est trouvé en Angleterre de jeunes hommes à la parole exubérante, à l’esprit inflammable, à la verve agressive ou plaisante, qui se sont passé, sous le nom de Punch, la fantaisie de l’improvisation satirique ou bouffonne, comme chez nous, à l’Opéra, le jeune Helvétius se passa, dit-on, une ou deux fois, sous le masque du fameux Dupré, la fantaisie de la danse théâtrale[129]. Je puis citer pour exemple un homme devenu célèbre dans le barreau et dans le parlement britannique, John Curran, qui, à New-Market, sa patrie, jeune étudiant et grand amateur de puppet-shows, sollicita et obtint d’un joueur de marionnettes la permission de faire, pendant une soirée, parler et gesticuler ses pantins. La verve et l’esprit du nouvel interprète enlevèrent tous les suffrages, et la collecte fut quatre fois plus abondante qu’à l’ordinaire. Charmé de son succès, le jeune Curran continua cet exercice pendant quelques jours ; puis, remarquant avec quelle facilité il prêtait à ses petits cliens des argumens pour et contre, il entrevit sa vocation, et se lança plus tard dans le barreau. D’avocat brillant et pathétique, il devint membre du parlement d’Irlande et de la chambre des communes ; puis, en 1806, sous l’administration de Fox et de Sheridan, il fut nommé maître des rôles en Irlande et siégea dans le conseil privé[130]. Ce pourrait fort bien avoir été quelque futur et malin collègue de Francis Burdett, qui, blotti dans la coulisse d’un puppet-show, avait si finement persiflé le candidat de Westminster ?

Après avoir vu en Espagne les titeres représenter des combats de taureaux sur leurs petits théâtres, nous trouverons tout naturel que les joueurs de marionnettes anglais aient cherché à complaire au goût national en représentant des courses, voire des courses d’ânes (donkey races). Dans celles de ces pièces dont quelques détails nous sont parvenus, Punch, qui n’est pas, comme on sait, un très habile écuyer, remplit avec beaucoup de finesse et d’esprit les rôles de parieur et de maquignon[131].

Ne croyez pas cependant que les puppet-players ambulans et les gallantee-showmen de Londres aient tout-à-fait abandonné de nos jours leur ancien répertoire religieux. Outre le Vceu téméraire de Jephté, qu’on jouait, comme nous l’avons vu, du temps de Fielding, et la Cour du roi Salomon, dont Goldsmith parle dans sa jolie comédie She stoops to conquer[132], M. William Hone nous a fait connaître un habile artiste, M. J. Laverge, qui avait conservé presque jusqu’à ces derniers temps la tradition des puppet-shows religieux. Son théâtre, sous le nom de Royal gallantee-show, était, en 1818, placé à Holborn-hill dans Ely-court ; il montrait en ce lieu ou chez les particuliers la Passion de Jésus-Christ, l’Arche de Noé, l’Enfant prodigue et une pièce fantastique et légendaire, Pull devil, Pull baker, où se voyait la juste punition d’un boulanger qui vend à faux poids, et que le diable emporte en enfer dans sa corbeille[133].

Punch et les puppet-shows n’ont pas eu seulement, comme je le disais tout à l’heure, leurs rapsodes et leurs Aristarques ; ils ont encore rencontré de nos jours un Aristote, je veux dire un critique à la fois ingénieux et philosophe, qui n’a pas dédaigné de chercher à fonder la poétique du genre, et de rendre psychologiquement raison de l’attrait que les marionnettes exercent en tous pays. Dans ses excellentes lectures on the english comic writers, à la fin du premier chapitre (on wit and humour), M. William Hazlitt a brièvement, mais magistralement indiqué quelques-unes des raisons naturelles qui assurent aux puppet-shows ce qu’il appelle leur irresistible and universal attraction. Je regrette de ne pouvoir suivre en ce moment l’habile critique dans cette étude tout esthétique, mais j’ai cru devoir au moins la signaler.

Je terminerai cette histoire des marionnettes anglaises en faisant connaître un dernier fait qui leur est particulièrement honorable. Le docteur Johnson, très amateur, comme nous l’avons dit, des puppet-shows, a répété souvent dans l’intimité que des marionnettes représenteraient tout aussi bien que des acteurs vivans les drames de Shakspeare, et que l’effet de Macbeth en particulier était, à son avis, plus affaibli qu’augmenté par l’appareil scénique et quidquid telorum habent armentaria theatri. M. Boswell, en confirmant l’authenticité de ce dire singulier, fait cependant observer que le judicieux et humoriste critique n’a consigné ce paradoxe ni dans son commentaire sur Shakspeare, ni dans aucun autre de ses ouvrages imprimés. Ce propos n’était qu’une des mille boutades où il se laissait si facilement emporter dans la chaleur de la conversation, et où le poussaient particulièrement ses préjugés contre les comédiens[134]. Quoi qu’il en soit, avant la fin du dernier siècle, un joueur de marionnettes, nommé Henry Rowe, sans connaître assurément l’opinion du grand critique, conçut l’idée hardie de faire jouer en entier les pièces de Shakspeare par ses acteurs de bois. Il récitait lui-même et avec talent, dit-on, toutes les parties du dialogue. Il continua ces représentations pendant plusieurs années dans la ville d’York, sa patrie. Et, ce qui est encore plus digne de remarque, non-seulement il joua ainsi fort long-temps Macbeth, mais il fit imprimer, en 1797, une édition critique de cette pièce, et ce travail d’un humble puppet-showman tient aujourd’hui dignement sa place parmi les nombreux ouvrages destinés à élucider et à honorer Shakspeare. Ce brave Henry Rowe était d’ailleurs un esprit original et un musicien passionné. On l’appelait le trompette d’York, parce qu’il avait sonné la charge et la retraite à la bataille de Culloden, et que, revenu dans sa ville natale après la soumission des jacobites, il fit, pendant près de cinquante ans, entendre sa trompette dans toutes les solennités publiques. Mort en 1800, il a mérité que l’on conservât sa mémoire dans les vers suivans, où je regrette qu’on n’ait pas rappelé ses marionnettes :

« Lorsque l’ange redoutable sonnera la trompette du jugement, il devra toucher de sa main Harry Rowe, car, sans cela, le pauvre Harry ne se réveillerait pas. Il se méprendrait au bruit de la trompette céleste, et croirait entendre la sienne. Toute sa vie, il a sonné de cet instrument avec habileté et sans relâche, et il en sonnerait encore, si le souffle ne lui avait pas manqué. »

Je voudrais être poète pour consacrer à Henry Rowe une autre épitaphe où j’enlacerais son nom modeste à ceux de Shakspeare, de John Kemble et de mistress Siddons.


CHARLES MAGNIN.

  1. J’ai signalé ce crucifix célèbre dans le n° du 1er août 1850.
  2. Lambarde, Perambulation of Kent.
  3. Id., An alphabetical description of the chief places in England, p. 459.
  4. The Tale of a tub. Outre leur sens littéral, ces mots ont encore le sens de conte bleu.
  5. voyez, au département des estampes de la Bibliothèque nationale, Hogarth illustrated by John Ireland, t. III, p. 233, et les deux volumes de l’œuvre de Hogarth, grand in-folio. La planche dont je parle est une altération de celle qui est intitulée a Medley.
  6. Annals or general Chronicle of England, p. 575.
  7. On nommait indifféremment cette fête may-game ou may-pole. Elle avait, comme chez nous, pour but ou pour prétexte la plantation d’un arbre ou mai.
  8. Ned Ward, dans son ouvrage intitulé London’s Spy, appelle l’un de ces géans Gog et l’autre Magog. Voyez l’histoire de ces deux colosses dans l’ouvrage de M. William Hone, Ancient Mysteries, p. 241 et 262-276.
  9. Voyez Nathan Drake, Shakspeare and his Times, t. I, p. 166.
  10. Les hobby-horses entraient dans le programme de plusieurs autres fêtes, notamment dans les jeux de Noël. Voyez la comédie de John Cooke intitulée Greene’s tu quoque, dans a select Collection of old plays, édit. de 1825-1827, t. VII, p. 79, et note 37.
  11. Hamlet, acte II, sc. II et la note de Steevens. Shakspeare fait encore allusion à cette complainte dans Love’s labour’s lost, acte III, sc. I.
  12. The Bartholomew Fair, acte III ; Works, t. IV, p. 436 et 463, édit. Gifford.
  13. . Dans sa déclaration du 24 mai 1618, le roi Jacques a compris la chevauchée des hobby-horses parmi les jeux permis les dimanches et fêtes après les prières. Voyez Book of sports and loweful recreations after evening prayers and upon holy-days, cité par Burton, Anatomie of Melancholy, p. 273, édit. d’Oxford, 1638. Cependant la volonté royale ne prévalut pas contre le fanatisme. Dans un masque de Ben Jonson représenté trois ans après devant le roi, the Gipsies metamorphosed, on se plaint encore de l’absence des danseurs moresques et des hobby-horses.
  14. The Vow breaker, or the fair maid of Clifton, 1632. Le passage cité m’a été fourni par Nathan Drake, Shakspeare and his Times, page 170, en note.
  15. Je trouve déjà cette expression dans une lettre de John Dennis qui parait se rapporter à l’année 1695 (the select Works of John Dennis, t. II, p. 510) ; mais était-elle usitée du temps de Shakspeare ? Je soumets ce doute à M. Benjamin Laroche à propos de la manière dont il a rendu le passage d’Hamlet que j’ai traduit plus haut, et de la note qu’il y a jointe.
  16. Voyez the England under the house of Hanover, illustrated from caricatures and satires o f the day ; 1848, t. II, p. 460. La Revue a rendu compte de ce piquant ouvrage dans les livraisons des 15 mai et 15 juillet 1849.
  17. Geoffrey Chaucer, Canterbury Tales, V, 1328-1400 ; Poetical Works, p. 104, édit. Tyrwhitt, 1843. Ce poète a employé dans le même sens, selon quelques commentateurs, le diminutif popelot. Voyez the Milleres tale, ibidem, v. 3254, p. 25 et 183.
  18. Il y avait au bout des aiguillettes, suivant Mezeray, de petites têtes de mort sculptées.
  19. The Taming of the shrew, acte I, sc. II, et acte IV, sc. III. Shakspeare a encore placé heureusement le znot puppet dans Antony and Cleopatra, acte V, se. n, et dans Midsummer night’s dream, acte III, sc. II. Voyez aussi l’Arcadia de sir Philip Sidney, liv. II, p. 162, édit. in-folo de 1605.
  20. Tempest, acte V, sc. 1.
  21. Chaucer, Canterbury tales : Poetical works, p. 163, col. 2, l. 31.
  22. Romeo and Juliet, acte III, sc. V. Le mot mammet est employé, avec le même sens à peu près, dans la 1ère partie de Henri IV, acte II, sc. III.
  23. The Pilgrim, acte I, sc. II, et Rule a wife and have a wife, acte 1, sc. II.
  24. The two Gentlemen of Verona, acte II, sc. I.
  25. Cynthia’s Revels, acte I ; Works, t. II, p. 252, édit. Gifford.
  26. La force du sens amène ici nécessairement le mot motions (pièces de marionnettes). Voyez Every man out o f his humour ; Works, t. II, p. 19.
  27. Il faut noter ce témoignage bien remarquable que l’Angleterre rend au mécanisme de nos marionnettes. Jusqu’ici je n’ai pas trouvé à cette date (1609) un renseignement aussi précis dans les auteurs français.
  28. Epiccene or the silent Woman, acte III, sc. II ; Works of Ben. Jonson, t. III page 406.
  29. Un contemporain de Ben Jonson, Peacham, donne à une motion jouée à Eltham l’épithète de divine, probablement à cause du sujet qu’elle représentait. Ben Jonson parle encore des motions d’Eltham dans sa XCVIIe épigramme. Voyez, Works, t. VIII, p. 209.
  30. Tempest, acte III, se. iii, et la note de Steevens. Voyez aussi une note très développée de M. Gifford, the Bartholomew Fair ; Works of Ben Jonson, t. IV, p. 370. Cf Beaumont and letcher, Valentinian, acte, II, sc II.
  31. Hawkins, History of music, vol. IV, p. 388, note.
  32. Et non en 1617, comme le dit M. Strutt, Sports and pastimes of England.
  33. Ben Jonson, the Devil is an ass, acte I, sc. I. Works, t. V, p. 13 et 14.
  34. Le nom d’Arlequin n’apparaît en Angleterre que vers 1589, dans la dédicace d’un pamphlet attribué à Thomas Nash, an Almond for a parrot (une amande pour un perroquet), que M. Malone rapporte à cette date. Voyez Malone’s Shakspeare by Boswell, t. III, page 198.
  35. Hamlet, acte III, sc. IV.
  36. Twelfth-Night, acte IV, se. n, et la note du docteur Johnson. Voyez Malone’s ; Shakspeare by Boswell, t. XI, p. 479 et note. Ben Jonson arme aussi the old Iniquity d’un wooden dagger dans the Deuil is an ass, acte I, sc. I ; Works, t. V, p. 13 et 14.
  37. King Lear, acte II, sc. II.
  38. Voyez, pour cette dénomination, Marlow, the Jew of Malta, acte II ; a select Collection of old plays, t. VIII, p. 277. Un mari jaloux, dans une des meilleures comédies de Ben Jonson, donne aussi à sa femme le nom de lady Vanity. Voyez Valpone, acte II, sc. III. Cf. the Deuil is an ass, acte I, sc. I.
  39. M. Whalley, éditeur et commentateur de Ben Jonson, cite à l’appui de cette opinion un passage de l’Alchimist où se trouvent ces mots : A puppet with a vice ; mais il n’est pas question dans cet endroit du Vice des moralités, il s’agit d’une marionnette mue par un ressort, with a vice, comme l’ont fait remarquer MM. Farmer (Malone’s Shakspeare by Boswell, t. XIX, p. 249) et Gifford (Works of Ben Jonson, t.. IV, p. 41 et la note). Nous avons vu plus haut le crucifix de Boxley tau with divers vices.
  40. M. Payne-Collier, History of English dramatic poetry, t. II, p. 272.
  41. Winter’s Tale, acte IV, sc. II
  42. Cette année 1562, fut jouée devant la reine, à Whitehall, Gorboduc, première tragédie anglaise, composée dans la forme antique et avec des choeurs. Il n’est cependant pas certain qu’un drame sur le sujet de Romeo and Juliet n’ait pas précédé Gorboduc.
  43. Cette pièce est mentionnée par Anthony Brewer ; voyez Lingua or the combat of longue and the five senses for superiority, acte III, sc. VI. Dans cette moralité, représentée au collége de le Trinité à Cambridge, Olivier Cromwell, alors fort jeune, joua le rôle d’un des sens, celui du toucher.
  44. Ben Jonson, Every man out of his humour, acte II, sc. I, et the Bartholomew Fair, acte V, sc. I.
  45. Beaumont and Fletcher, Wit at several weapons, acte I. — Cowley, Cutter of Colemen street, acte V, sc. IX. — J. Marston, the Dutch Courtesan et Every woman out of his humour. — Pour ces deux dernières pièces, voyez Valone’s Shakspeare by Boswell, t. II, p. 449.
  46. Lingua, acte III, sc. VI.
  47. Every man out of his humour. -Works, t. II, p. 19.
  48. M. Gifford cite ce passage sans indiquer dans quelle ancienne pièce il l’a trouvé. Voyez the Works of Ben Jonson, t. IV, p. 532 et note.
  49. Norwich a été brûlée par les Danois, forcée de se rendre par la famine à Guillaume-le-Conquérant, et enfin ruinée par la révolte de Kett, le tanneur de Windham, sous Édouard VI. Je ne sais quelle est celle de ces catastrophes qui a fourni le sujet de la motion mentionnée par Lanthorn Leatherhead.
  50. The Bartholomew Fair, acte V, sc. I.
  51. M. Gifford (Works, etc., t. IV, p. 532) et l’éditeur de Punch and Judy enregistrent cet important témoignage de Dekker, mais sans indiquer ni l’un ni l’autre le titre de l’ouvrage où ils l’ont trouvé.
  52. Voyez Malone’s Shakspeare by Boswell, t. II, p. 449,
  53. On peut lire la liste de ces pièces dans l’avertissement qui précède le Julius Cæsar de Shakspeare, édition de M. Boswell, t. XII, p. 2.
  54. The Bartholomew Fair, acte V, sc. I.
  55. Voyez une épigramme de John Davies contre un certain Dacus, réduit à écrire pour les marionnettes, et que M. Gifford croit être Dekker. — Works of Ben Jonson, t. IV, p. 363 et note.
  56. Bankside est un quartier de Londres sur la rive méridionale de la Tamise où se trouvaient alors beaucoup de cabarets et plusieurs salles de spectacle.
  57. Lingua, acte III, sc. VII ; a select Collection of old plays, t. V, p. 164.
  58. Voy. John Hall, Satires, Book IV, sat. 1 (1599), et Thomas Nash, Strange-newes, etc., 1592.
  59. Punch and Judy, p. 29. Ben Jonson indique Fleet-bridge. Evey man out of his humour, acte II, sc. I ; Works, t. II, p. 66 et la note.
  60. Cynthia’s Revels, acte IV, sc. I ; Works, t. II, p. 297. Le texte dit to term, aux jours fériés ; dans une autre pièce, on lit : every term, ce que M. Gifford explique par law-terms, c’est-à-dire les époques légales de repos et de plaisir. Voy. Every man out of his humour. — Works, t. II, p. 7.
  61. Cette pièce à tiroirs, où la détresse des comédiens est peinte avec autant de vérité que d’humour, est intitulée Play-house to be let, containing the history of sir Francis Drake and the cruelty of the Spaniards in Peru, expressed by instruments and vocal music. M. Payne Collier s’est trompé en donnant à ce drame, composé pour servir les desseins de Cromwell, la date de 1663 et ailleurs celle de 1673 (the History of English dramatic poetry, t. III, p. 323 et 424) ; ces dates sont celles de l’impression.
  62. Voyez G. Chalmers, Farther account on the early English stage ; ap. Malone’s Shakspeare by Boswell, t. III, p. 430, note.
  63. La Mancha de Aragon, dit le ventero en parlant de la contrée qu’il habite. Voyez Don Quijote, part. II, cap. 25.
  64. A Tale o f a tub. Works of Ben Jonson, t. VI, p. 220-241.
  65. The two Gentlemen of Verona, acte II, sc. I.
  66. The Bartolomew Fair, acte V, sc. II. Cette scène contient plusieurs allusions aux acteurs du temps.
  67. Every man out of his humour, acte III, sc. I.
  68. The Bartholomew Fair, acte V, sc. I. — Cf. Ben Jonson, épigramme XCVIII ; Works, t. VIII, p. 209.
  69. The Bartholomew Fair, acte III, sc. I.
  70. The Defil is an ass, acte I, sc. I.
  71. Entre autres moralités protestantes ainsi disposées, on peut voir New Custom dans a select Collection of old plays, t. I, p. 266.
  72. En 1566 et 1567, on représenta en grande pompe à Londres, sous les auspices de la reine Marie, la Passion de notre Sauveur et quelques miracle-plays tirés de la Vie des saints.
  73. A Form of christian policie, London, 1574, in-8o.
  74. Treatise wherein dicing, dauncing, vaine plaies, etc., are reprooved.
  75. The School of abuse, 1579, et Plays confuted in five actions, 1582.
  76. Anatomie of abuses.
  77. Mirror of monsters.
  78. Overthrow of stage plays.
  79. Histriomastix, 1633, in-4o.
  80. On the profaneness and immorality of the English stage, 1697, in-8o.
  81. Le bourg de Banbury était célèbre par le nombre et la violence des sectaires qui l’habitaient. — Ben Jonson s’est aussi moqué des femmes de Banbury, notamment dans the Gypsies metamorphosed.
  82. Ces traits et les suivans prouvent que l’autorité exerçait une surveillance préalable sur les puppet-plays. Outre l’autorisation qu’ils devaient obtenir, les joueurs de marionnettes payaient une certaine somme aux constables. Voyez the Tatler, n° 50.
  83. , Cet argument n’a fait défaut aux puritains qu’en 1659, quand les femmes furent enfin admises à jouer sur la scène anglaise. Déjà, en 1657, mistriss Coleman avait paru dans le Siège de Rhodes, mais plutôt comme chanteuse que comme actrice. En 1629, sous Charles Ier, des comédiennes venues de France s’étaient montrées sur le théâtre de Blackfriars ; de plus, les filles françaises de la reine avaient rempli des rôles dans plusieurs masques joués à la cour, et la reine elle-même figura dans une pastorale, à Sommerset-house, aux fêtes de Noël de 1632. Cette fantaisie royale fit condamner William Prynne au pilori et lui coûta une oreille, pour avoir, dans son Histriomastix publié l’année suivante, traité brutalement de prostituée (notorious whore) toute femme qui prenait part à une représentation théâtrale.
  84. Ce passage nous montre que, si le canevas des puppet-plays devait être soumis à l’approbation du lord-maire, le dialogue était laissé à l’improvisation de l’interpreter et à la discrétion du directeur.
  85. Le titre porte en outre : gathered out of french. Je regrette de ne pas savoir de quel auteur français a été tiré ce singulier livre. Pour le passage cité, voyez G. Chalmers, Malone’s Shakspeare by Boswell, t. III, p. 433 et note 8.
  86. Burton, Anatomie of melancholy, sous le nom de Democritus junior, 1638, p. 273.
  87. The Cutter of Coleman street, acte V, sc. II. Cette pièce, refaite et remise au théâtre sous Charles II, offrait une piquante critique des faux émigrés et des prétendues victimes de la révolution, qui exploitaient impudemment la monarchie restaurée.
  88. The actor’s remonstrance or complaint for the silencing of their profession and banishment from their several play-houses. Voyez M. Payne Collier, the History o f English dramatic poetry, t. II, p. 110.
  89. C’est ici un conseil amical donné par Swift au docteur irlandais Thomas Sheridan, ou plutôt à son jeune fils, nommé aussi Thomas, pour le détourner du goût précoce qu’il montrait pour le théâtre. Ces deux Sheridan, hommes d’esprit et de mérite, sont l’aïeul et le père de l’illustre Richard Brinsley Sheridan.
  90. Voyez Punch and Judy, p.28.
  91. Ibid., p. 85. Suivant quelques personnes, le mot punch viendrait du persan pantche, qui signifie cinq, parce que ce breuvage est composé de cinq élémens.
  92. Voyez Grainger, Biograph. histor., t. IV, p. 350.
  93. Le badinage dont on va lire quelques extraits a été imprimé pour la première fois, je pense, dans un recueil ayant pour titre : Musarum Anglicarum delectus alter, Londini, 4695, et l’année suivante, avec quelques corrections, dans le second volume des Musarum Anglicanarum analecta, Oxonii, 1699, volume publié par Addison lui-même et dédié à son compagnon d’études sir Charles Montagne.
  94. Le Tatler, dans son n° 4 4, décrit aussi les divers artifices employés dans les puppet-shows.
  95. Select Works of John Dennis, t. II, p. 512.
  96. Ce document a été publié par J. Strutt et reproduit par M. W. Houe, Ancient Mysteries, p. 230.
  97. Punch and Judy, p. 29.
  98. Une note de la traduction du Tatler nous apprend cette particularité. Voy. le Babillard, t. I, p. 240.
  99. Isaac Bickerstaff est une heureuse création de Swift ; Steele recueillit dans le Tatler cet excellent type. Le doyen de Saint-Patrice ne fut pas, à ce qu’il parait, fort reconnaissant de cette adoption.
  100. The Tatler, nos 44 et 45.
  101. The Tatler, n° 115, 3 janvier 1709-10. L’année commençait encore à Pâques en Angleterre.
  102. The Spertator, n° 14,16 mars 1710-11.
  103. Punch and Judy, p. 39 et 40.
  104. The Spectator, n° 31.
  105. Le comte d’Oxford était alors placé à la tête du cabinet, dont Robert Walpole était le membre le plus influent. Walpole porta aussi le titre de comte d’Oxford, mais beaucoup plus tard, et seulement à sa sortie des affaires.
  106. Cette description nous est fournie par l’éditeur de Punch and Judy, qui parait avoir eu ce curieux ouvrage sous les yeux. Voyez p. 39 et 40.
  107. Swift semble traduire ici le vers très heureux qui termine la pièce latine d’Addison sur les puppet-shows :
  108. Stretch était probablement un directeur de marionnettes de Dublin.
  109. C’est ici un conseil amical donné par Swift au docteur irlandais Thomas Sheridan, ou plutôt à son jeune fils, nommé aussi Thomas, pour le détourner du goût précoce qu’il montrait pour le théâtre. Ces deux Sheridan, hommes d’esprit et de mérite, l’aieul et le père de l’illustre Richard Brinsley Sheridan.
  110. Cette petite pièce de Fielding, jouée à Hay-Market en 1729, et reprise, quelques années plus tard, à Drury-Lane, est intitulée the Author’s farce, with a puppet-show, call’d the Pleasures o f the town ; elle est en trois actes et mêlée de couplets, dans le goût des petites pièces de Lesage et de giron.
  111. History of a foundling, liv. XII, ch. V et VI. L’éditeur de Punch and Judy accuse Fielding d’une étrange méprise pour avoir donné à mistress Punch le nom de Jeanne. Je crois que ni Swift, qui lui donne le même nom, ni Fielding ne se sont trompés ; le nom de Judith est plus moderne.
  112. Biograph. dramat.
  113. Voyez à la Bibliothèque nationale (département des estampes) l’œuvre de Hogarth, 2 vol. grand in-folio.
  114. John Gay, the Shepherd’s week ; sixth pastoral (the flights), v. 81-94.
  115. L’abbé Morellet, qui connaissait bien la littérature anglaise, a composé, à l’imitation de Swifft, une petite satire en prose, intitulée les Marionnettes. Cette pièce assez piquante circula manuscrite sous le ministère de l’abbé Terray, et ne fut imprimée qu’à la suite de ses Mémoires en 1822 ; t. II, p. 353-370.
  116. Voy. Punch and Judy, p. 46.
  117. M. W. Hone, Ancient Mysteries, p. 230.
  118. Old Nick, le vieux Nick ou Nicholas, Satan.
  119. Punch and Jody, p. 76. Shakspeare a signalé la ressemblance de Richard et du old Vice : « Comme l’ancien Vice des moralités, dit ce prince, je donne aux mots un double sens. » Act. III, sc. I.
  120. Le docteur Johnson a dit, dans une note sur Hamlet, que « the Vice est l’antique bouffon des farces anglaises dont le moderne Punch est descendu. ».M. Douce (Illustrations on Shakspeare, t. II, p. 251) n’a pas eu beaucoup de peine à prouver qu’aucun lien de parenté ne rattache Punch au vieux Vice ; mais ce n’est pas là non plus ce qu’avait voulu dire Johnson. Sa pensée, qu’il a mieux exprimée dans sa note finale sur Richard III, est que Punch, en offrant à la foule un type supérieur de difformité physique et morale, a supplanté le Vice et lui a naturellement succédé dans les farces.
  121. Punch and Judy, p. 66.
  122. Punch and Judy, p. 68 et 69.
  123. 1 volume in-12. Voyez the Westnzinster Journal, 1742.
  124. Les deux épreuves de cette pièce que possède la Bibliothèque nationale portent la date de 1757. Voyez l’œuvre de Hogarth, t. I et II, grand in-folio. M. Thomas Wright a reproduit cette belle planche dans son ouvrage England under the house of Hanover, etc., 2e édition, t. I, p. 256.
  125. Voyez M. Th. Wright, ibid., t. I. p. 286.
  126. Jos. Strutt, Sports and pastimes of people of England, p. 173 et 231.
  127. The Life o f Sam Johnson, by James Boswell, t. I, p. 396. Plusieurs autres puppet-shows se sont établis plus tard à Londres sous le nom de Fantoccini, notamment en 1801 ou 1502. Voyez J. Strutt, ibid., p. 168.
  128. Punch and Judy, p. 72 et 73.
  129. Grimm, Correspondance, t. VII, p. 386, édit. de 1829. Saint-Lambert dit que ce fut sous le masque de Javillier qu’Helvétius dansa une ou deux fois à l’Opéra dans sa jeunesse.
  130. Voy. the Life of John Philpot Curran, by his son, W. H. Curran, 2 vol, in-12.>
  131. Punch and Judy, p. 73.
  132. She stoops to conquer, acte III, sc. I. Cette pièce a été jouée à Covent-Garden en 1773.
  133. Will. Hone, Ancient Mysteries, p. 231.
  134. Voyez Malone’s Shakspeare, t. XI, p. 301-303, et James Boswell, Life of Johnson, t. I, p. 146, et t. II, p. 88. L’antipathie du docteur Johnson pour la profession de comédien venait de l’imperfection de ses organes (il avait l’oreille dure et était myope), du peu de succès de sa tragédie d’Irène, et de la grande fortune que Garrick, son élève, s’était faite par un genre de mérite qu’il regardait comme bien inférieur au sien. Cela ne l’empêchait pas, cependant, d’aimer et d’estimer beaucoup ce grand artiste. De son côté, Garrick, que le docteur rudoyait souvent, disait de Johnson qu’il n’avait d’un ours que la peau.