Histoire et roman/Texte entier

Je vous ai cité un hémistiche vulgaire, peut-être même assez plat ; c’est de la poésie à la hauteur de la fameuse chanson de Marlborough, enjolivée par Chérubin : Que mon cœur, que mon cœur à de peine ; mais tenez, voici de beaux vers, des vers magnifiques :

Histoire et roman
Histoire et romanDufey, Libraire (p. 3-422).


Gavino.



Je rencontrai l’évêque de Saint-David ; il me consulta pour savoir s’il devait prêter serment à Guillaume, ne voulant agir que d’après mon conseil. Je lui répondis qu’il ferait bien de s’en abstenir. Il m’embrassa. Le lendemain, le serment fut prêté à la chambre des lords, et par lui l’un des premiers.
Sir John Reresby.


Quatre mules noires traînaient un carrosse sur l’une des grandes routes d’Espagne : c’était l’équipage d’un marchand de Zamora, vieux et fort riche, qui s’en allait à Ségovie pour son commerce. Il avait donné l’ordre de s’arrêter avant la nuit ; aussi, le jour s’affaiblissant, on fit halte à la porte d’une hôtellerie d’assez mince apparence, mais la seule qu’offrît cet endroit de la route. Si la réputation des hôtelleries espagnoles était moins bien établie, je décrirais celle-ci. C’était une de ces masures où l’écurie est la plus belle salle, où les voyageurs d’habitude sont des muletiers.

L’hôte vint recevoir le marchand, un flambeau à la main, la serviette sur le bras, cérémonial d’usage lorsqu’on va au devant des princes. En Espagne, comme dans tous les pays civilisés, un carrosse donne droit au respect des hommes. « Seigneur, dit l’hôte, soyez le bienvenu ; une heureuse étoile vous a conduit dans mon gîte, où l’hospitalité, pour n’être pas gratuite, le temps des paladins étant un peu passé, n’en sera ni moins courtoise ni moins chevaleresque. Vous goûterez un vin pour lequel Mahomet violerait l’Alcoran ; ma cuisine vous semblera aussi variée que la création ; ensuite vous reposerez dans un lit capable de faire dormir le grand inquisiteur, que Dieu bénisse.

— Je ne crois guère aux promesses des aubergistes, répondit le marchand d’un ton sérieux, mais poli ; si je fais chez vous maigre chère, vos discours, quelque beaux qu’ils soient, n’y changeront rien. Si elle est au contraire délicate, je saurai bien m’en apercevoir : il n’y a pas long-temps que je suis riche. »

L’hôte un peu déconcerté s’en étant tiré par une révérence pour montrer qu’il prenait de fort bonne grâce la réponse du marchand, s’empressa de le faire entrer dans une espèce de salon garni de quelques meubles épars. Sur les murs une grossière peinture représentait, ici les actions éclatantes du fameux chevalier de la Manche, là les hauts faits de l’amant de Chimène, ce grand exterminateur des Maures : car l’Espagne n’a que deux héros populaires, le Cid et Don Quichotte. Comme l’hiver faisait souffler l’un de ses vents les plus froids, des sarmens pétillaient et brillaient dans la cheminée, tandis qu’une lampe suspendue aux poutres d’un plafond noirci semblait brûler à regret le peu d’huile qu’une main économe lui avait versé.

Le souper ne se fit pas attendre. Le voyageur aux mules noires ayant pris place, mangea sans rien dire, mais fort surpris de la bonté des mets. Ils contrastaient merveilleusement avec l’aspect d’un lieu si pitoyable. Pendant que le marchand mangeait, l’hôte debout poussait de fréquens soupirs. Il était demeuré pour servir, ne voulant laisser cet honneur à personne, ou peut-être parce qu’il était à lui seul dans son auberge le maître et le valet. « Qu’avez-vous ? lui dit enfin le marchand, dont l’appétit s’en allait avec les plats vides ; vous soupirez ; auriez-vous quelque chagrin ? — Seigneur, répondit l’hôte, j’ai un fils ; il est toute ma famille, il est aussi toute mon espérance. Demain il part ; il se rend à Salamanque pour étudier à l’Université. — Ah ! ah ! vous avez donc formé des desseins pour son avenir ? Et que sera votre fils ? — Tout ce qu’il voudra. À sa sortie de l’Université, je le lancerai dans le monde ; le gaillard ne peut manquer d’avoir de l’esprit, continua l’hôte avec un air de satisfaction vaniteuse, et il ira loin. D’après un chanoine de ma connaissance, l’esprit est la fortune de ceux qui en ont une à faire. »

Cette fois pour toute réponse le marchand se contenta de sourire. L’aubergiste ne s’y trompa point, il vit un blâme dans ce sourire. « Serais-je assez heureux, ajouta-t-il aussitôt, pour recevoir de vous, seigneur, un bon conseil ? — Je n’en donne presque jamais, repartit le marchand. J’ai appris à connaître leur inutilité. Un conseil peut tout au plus éclairer la raison ; il ne saurait donner la force d’agir ; il ne suffit pas de voir pour marcher, il faut encore avoir la volonté et la puissance de remuer les pieds. Ajoutez que suivre un conseil, c’est avouer qu’un autre l’emporte sur nous en sagesse : or, l’amour-propre ne se laisse guère arracher de tels aveux. — La supériorité de votre sagesse sur la mienne ne peut être mise en doute, continua l’hôte : étant plus âgé, vous avez aussi plus d’expérience. Et d’ailleurs un père souffre tant à se séparer de son fils, que, dussiez-vous renverser mes projets les plus chers, mon cœur, je le sens, serait de votre côté. — Eh bien ! dit le marchand que le vin rendait plus causeur, eh bien ! je vais vous conter une petite histoire ; vous en saisirez la leçon, si vous avez du sens. Asseyez-vous pour m’écouter avec plus d’attention. » L’hôte prit une chaise, se plaça à une distance respectueuse du marchand qui, après s’être un moment recueilli, commença son récit à peu près en ces termes :

« J’habite la ville de Zamora où mon père vendait de la serge. Lorsqu’il vit la mort s’approcher, il m’appela près de son lit.

« Mon fils, me dit-il, ma boutique est ton héritage : tu n’auras pas à rougir d’être plus ou moins que moi ; voilà pour ce qui regarde ta position dans le monde. Tu partiras du point où je me suis arrêté ; voilà pour ce qui concerne ta fortune. J’ai fait la moitié du chemin, le reste te regarde. Sois honnête homme, quoique marchand ; suppose à chaque pas que je suis toujours devant toi ; de cette manière tu atteindras sans t’égarer le but de toute industrie : le repos dans l’aisance. »

« Il expira.

« Le dernier conseil de mon père étant pour moi une chose sacrée, je me livrai, malgré mon affliction profonde, aux soins de mon commerce.

« Ma vie sans événemens marchait uniforme et douce. Si j’avais à raconter toutes mes journées, je ferais au hasard le récit d’une seule. C’était là mon bonheur. On peut appliquer aux hommes ce que l’on a dit des peuples : leurs désastres sont plus bruyans que leur prospérité ; aussi les plus courtes histoires sont les meilleures.

« Je sortais rarement. Je ne fréquentais personne. Cependant, le ciel en soit loué, j’avais toujours chez moi nombreuse compagnie : c’étaient les acheteurs.

« À cette époque, un nommé Gavino vint loger en face de ma demeure. Ayant pour revenu trois cents piastres bien comptées, il vivait dans l’oisiveté ; elle était même pour lui le résultat d’un système. Il prétendait que les plantes offrant dans la nature l’existence la moins tourmentée, précisément parce qu’elles sont privées de toute action, il fallait leur ressembler le plus possible. Un peu de promenade, c’est tout ce qu’il se permettait. Après nous être d’abord salués, nous avions échangé quelques paroles. Quand je l’eus une fois prié d’entrer dans ma boutique, la politesse l’y ramena ; puis l’habitude ; bientôt enfin ce fut l’amitié.

« Un jour il me parut rêveur. « Qu’est-ce, lui dis-je ? — J’ai besoin de vous parler. — Faites ; notre voisinage est presqu’une parenté. — Faut-il vous l’avouer ? la solitude est trop vide pour moi. Quand je vous quitte, je suis tellement seul, que je ne me trouve plus moi-même. Cela m’a donné quelque désir de me marier. » À ce mot je le regardai. « Oui, voisin, poursuivit-il, on m’offre la main de dona Teresa. Elle a quinze ans ; sa dot est assez forte pour doubler ma fortune. Veuillez me conseiller avec une franchise que l’amitié rend facile, que je vous rendrai bien commode, tant je suis résolu d’avance à vous céder. — Vous l’exigez ? — Absolument. »

« Peut-être je lui peignis le mariage sous des couleurs un peu sévères. Je m’attachai surtout à lui faire comprendre qu’en se mariant, il fallait au moins qu’une femme ne trouvât pas l’âge d’un père dans celui d’un époux. Il jeta ses deux bras autour de mon cou en s’écriant : « Cher Gaspard, votre sagesse est une vraie lumière. Teresa est charmante, sans doute ; mais comme vous le dites avec une justesse admirable, je suis venu trop tôt pour elle dans ce monde. J’aurais beau la tenir par la main, je serais toujours en avant. N’y pensons plus. »

« Le lendemain je le revis. Rien entre nous ne rappela la conversation de la veille. Le jour suivant, même silence. Je ne retrouvai dans son esprit aucune trace de son projet. Je m’en réjouissais au moment même où un billet de sa main vint me prier de me rendre promptement à l’église. Une noce s’y préparait : c’était la sienne ; mon ami se mariait.

« De l’église j’accompagnai chez eux les nouveaux époux. Nous y trouvâmes compagnie nombreuse, festin délicat, le tout embelli par la joie des visages. Le voisin vint à moi. Sa contenance était un peu embarrassée ; je le mis à l’aise en lui vantant les charmes de sa femme, en le félicitant sur son mariage ; il fut ravi.

« Vous voilà tout étonné de me voir applaudir à ce que j’avais voulu empêcher. C’est qu’un voyageur français m’a appris, je ne sais à quel propos, qu’un philosophe de sa nation pensait qu’il ne faut jamais blâmer une chose à laquelle il n’y a point de remède[1]. La maxime m’a paru sage ; je l’ai gardée pour en faire une des règles de ma conduite.

« Moi-même, je l’avouerai, séduit par l’ivresse générale, peut-être plus encore par les grands yeux noirs de la jeune sœur de Teresa, j’allai jusqu’à considérer une noce comme un acte passé avec le bonheur. J’admirai la fiancée, son voile blanc, sa couronne de fleurs ; je me plaisais à la revoir, comme le matin, conduite ainsi parée au pied de l’autel. Je ne songeais même pas qu’à l’église un parent de la mariée, homme fort érudit, fort savant, m’avait appris que ce costume était exactement celui des jeunes filles que l’on sacrifiait dans les temples de l’antiquité. Ma pensée, loin de s’arrêter sur cette parure des victimes, se laissait distraire par le voluptueux Fandango dessinant ses pas aux sons de la castagnette. Si bien qu’en rentrant chez moi ma maison me sembla plus grande. Je rêvai sans le vouloir à ce mot de mariage pour moi jusqu’alors sans magie ; mais le sommeil traita toutes ces idées comme une ivresse : il les dissipa.

« Je voyais Gavino moins souvent. Le plaisir ou le souci, on ne sait jamais bien lequel quand il s’agit de mariage, le retenait chez lui. En peu d’années il était devenu père de deux fils. L’aîné avait été nommé Pedro ; le second reçut le nom de Fabrice. À la naissance de ce dernier, je dis à mon voisin : « Cher Gavino, la fécondité de votre Teresa peuple la solitude dont vous vous plaigniez. L’ennui ne vous chasse plus du logis. — Non, me répondit-il ; mais l’ennui en s’en allant a laissé la porte ouverte au chagrin. »

« Gavino avait raison. Son revenu était bien modique pour toute une famille. Il sentit combien il avait eu tort de n’avoir pas rendu le travail compagnon de sa jeunesse. « Mes fils seront plus heureux, me disait-il ; mon expérience leur sera profitable. Ils auront une carrière à parcourir ; je la leur choisirai belle. Ils y marcheront à la richesse, peut-être même aux honneurs, si ce n’est à la gloire. »

« Vous le voyez, Gavino n’était pas dépourvu de sagesse ; mais ces mots de gloire et d’honneurs vous annoncent aussi qu’il n’était pas exempt de vanité ; et cette folle de vanité gâte les meilleures choses et trouble les têtes les plus saines.

« La situation de mon voisin devint pénible. Son beau-père mourut. La succession était assez considérable ; mais huit enfans ne purent en faire le partage sans plaider, ce qui veut dire sans se ruiner.

« Gavino restitua la dot : gêné dans ses ressources, il restreignit ses dépenses. Il fut donc obligé de contrarier parfois sa Teresa dans ses besoins de luxe, dans ses caprices de coquetterie. Elle se considéra dès lors comme une femme sacrifiée. Le chagrin, cette fièvre de l’âme, ne tarda pas à détruire, à ronger Teresa, naguère si fraîche, si riante. Les secours de l’art furent impuissans. Le pauvre Gavino, désolé, vint me voir un matin tout vêtu de noir. C’était son habit de noce ; il n’avait eu qu’à placer un long crêpe à son chapeau.

« Malgré sa tendresse pour ses deux fils, mon voisin ne pouvait leur rendre ces soins de tous les instans dont le cœur d’une mère a seul le secret. Il résolut de hâter leur entrée au collège ; il les conduisit lui-même chez des moines, qui, séparés du monde pour être plus à Dieu, semblaient vouloir néanmoins, en se consacrant à l’enfance, dédommager la société des rigueurs de leur célibat.

« À son retour, Gavino trouva sa maison plus triste encore qu’elle ne l’était avant son mariage ; aussi ne sortait-il presque plus de chez moi. L’avenir de ses enfans l’occupait au point de changer sa préoccupation en inquiétude. Oubliant le sort de mon premier conseil, je crus devoir en donner un nouveau ; l’amitié m’en imposait la loi. « Mettez, lui dis-je, vos deux fils dans ma boutique. Ils vivront sous mes yeux jusqu’au jour où ils me succéderont. Je vous offre pour eux un sort tout fait, peu brillant, mais solide. Ôter au présent tout ce qu’il peut avoir d’aventureux, c’est déjà faire beaucoup pour l’avenir. » Gavino réfléchit un moment, puis il me dit : « Vous avez raison, cher Gaspard ; mais je préfère un moyen de fortune plus prompt, un essor plus rapide, quelque chose d’éclatant. Vous travaillez opiniâtrement sans avoir pu jusqu’à ce jour vous rendre riche. Il faut donc à ces chers enfans une carrière moins lente, des chances moins restreintes. J’apprécie vos conseils, aussi n’adopterai-je qu’un parti assez raisonnable pour mériter votre assentiment. »

« Dans l’attente de ce que le ciel devait inspirer à mon voisin, je cherchai quelque moyen de le distraire. Son antipathie pour le travail avait toujours éloigné les livres de ses yeux. Afin de le familiariser avec la lecture, je lui en parlai comme d’un amusement, je me gardai de la lui montrer comme une étude.

« À défaut de bibliothèque, j’avais quelques volumes épars chez moi dans une chambre inhabitée. Ils faisaient partie de l’héritage d’un vieux parent. Je ne m’en servais guère ; mes livres de commerce sont les seuls que j’ouvre. Il me suffit d’y voir toutes mes opérations en ordre ; je n’ai besoin d’aucun autre plaisir, d’aucune autre instruction.

« Parmi ces volumes, Gavino en prit un au hasard qu’il emporta. C’était l’histoire d’un maréchal de France, écrite par un évêque, commentée par un chanoine ; la traduction en espagnol était d’un bénédictin.

« Le lendemain, devançant l’heure accoutumée, Gavino vint chez moi. La joie illuminait son visage. « Mon ami, me dit-il, plus d’indécision. J’ai trouvé, j’ai choisi pour mon fils une carrière. J’ai lu… La belle chose qu’un livre ! comme il vous ouvre un monde nouveau, comme il chasse vos propres idées pour vous donner celles des autres ! Mon cher voisin, si vous lisiez quelquefois, vous finiriez par ne plus songer à votre commerce. — Mais expliquez-moi, lui dis-je……» Ayant regardé de tous côtés pour bien s’assurer que personne ne pouvait l’entendre, il frappa sur le volume en s’écriant : « Voilà la vie de Pedro ; voilà son sort. — Fort bien, mais que sera-ce-t-il ? — Lieutenant-général des armées du roi. — Lieutenant-général des armées du roi ! — Vous ne vous attendiez guère à cette nouvelle ; le poste est brillant. — Mais n’est-ce pas un rêve laissé par la nuit dans votre esprit ? — Je n’ai pas dormi trois secondes. — C’est cela, vous êtes malade. — Du tout ; je ne me suis jamais mieux porté. — Il n’est pas étonnant qu’habitant l’Espagne, vous y bâtissiez des châteaux : vous économisez les frais de voyage. — Apprenez mon dessein, vous jugerez après : l’éducation de mon fils une fois achevée, je le fais entrer dans un régiment. — Soldat ? — Soldat. — Ceci est plus facile. Mais le voilà loin du généralat. — Patience ; Fabert dont je viens de lire l’histoire a commencé à peu près ainsi. Après avoir franchi tous les grades de l’armée, il a fini par la commander. — Mais parce ce que Fabert a réussi… — Pourquoi mon fils ne réussirait-il pas comme lui ? Était-il d’une trempe particulière, ce Fabert ? — Mais sa naissance ? — Il était fils d’un imprimeur. Pedro a pour père un bourgeois. — Mais ses talens ? — Mon fils en possède ; son régent, à qui j’ai envoyé quelques flacons d’excellent vin, m’a bien assuré, en me remerciant, que Pedro ne serait pas un homme ordinaire. Ah ! ah ! il ira loin, dit l’heureux Gavino parcourant à grands pas ma boutique. — Au moins, repris-je, faudrait-il consulter ses goûts. — Je vous attendais là. Mon fils a l’humeur belliqueuse ; il bat tout ses camarades. Quel avenir pour lui, quelle gloire pour moi, quand les sentinelles lui porteront les armes, quand il défilera sur la grande place de Madrid, à la tête de bataillons nombreux ! Mon ami, ce même livre renferme comme gage du succès une maxime excellente ; la voici : Pour réussir, que faut-il ? de l’audace et une volonté. Toute la destinée de mon fils est dans ces deux mots. »

« Il me quitta. J’espérais le revoir plus calme le lendemain ; le contraire arriva. Il avait tellement familiarisé son esprit avec la même idée, qu’elle s’était changée pour lui en réalité. Décidément il se croyait le père d’un lieutenant-général. Aussi toute sa petite personne avait-elle un certain aplomb ; n’allait-il pas jusqu’à prendre le haut du pavé ?

« Le temps vint où son fils allait quitter la robe d’écolier pour la casaque militaire. Gavino, rencontrant un jour chez moi mon médecin, j’étais un peu malade, se mit à parler de son projet. « Je voudrais connaître quelqu’un à Madrid, dit-il : mon fils va s’y rendre ; mais à qui l’adresser ? Je ne sais. — J’ai dans Madrid un ami ; je puis vous donner une lettre pour lui, répondit mon médecin. — C’est sans doute un de vos confrères ? — Oui, mais son sort est plus brillant : il est médecin du roi, décoré de ses ordres, logé au palais ; il a même reçu des lettres de noblesse. — Daignera-t-il accorder sa protection à Pedro ? — Il le doit pour peu qu’il se souvienne que, fils d’un paysan, il n’a pu s’élever sans le secours des autres. — Fils d’un paysan ! répéta Gavino en homme frappé de cette parole. — Oui, fils d’un paysan du village où je suis né. Notre amitié date du berceau.

« Mon médecin est obligeant, dis-je, quand il fut parti. — Oui, reprit Gavino, j’ai lieu de m’en applaudir. Il paraît à son aise. L’état qu’il exerce tire ses revenus des souffrances humaines ; la ferme est bonne ; on peut même aller loin : son ami est devenu un grand personnage. Voisin, je songe à une chose. — Je la devine. — Pourquoi Fabrice ne serait-il pas médecin ? Par une autre route il n’en arriverait pas moins, comme son frère, aux honneurs, car la médecine, si elle ne devait pas lui servir de marche-pied, ne remplirait pas mes vues. Qu’en dites-vous, cher Gaspard ? mon fils est jeune, le médecin du roi doit être vieux, voilà une succession à recueillir. — Prenez garde, il y aura foule ; chacun se croira des droits à l’héritage. — Oui ; mais si son frère le général l’appuie de son crédit, le roi pourra-t-il refuser ? Que vous en semble ? Je place assez bien mes enfans dans ce monde. »

« Je fus d’abord tenté de rire à cette nouvelle chimère de Gavino ; j’aimai mieux toutefois le laisser doucement rêver. Je fis plus : je me mis à rêver avec lui.

« Gavino se hâta. Ses deux fils étant sortis du collège, leur départ se fit avec solennité. Après un banquet d’adieu auquel j’avais pris place, Gavino dit gravement à ses fils : « Enfans, prêtez-moi toute votre attention. J’ai passé ma vie sans rien faire, à quoi Dieu m’a aidé. J’ai mangé mon revenu, j’ai aussi mangé mon capital que j’ai considéré comme une rente plus large ; il m’a donc fallu vous donner une éducation pour remplacer votre patrimoine ; je veux aussi vous ouvrir une carrière. Vous travaillerez beaucoup sans doute ; mais vos enfans feront comme moi, ils se reposeront. Partez donc, je vous recommande à la gloire. Pedro, vous serez un jour lieutenant-général des armées d’Espagne ; vous serez, vous, Fabrice, premier médecin du roi. Le but marqué, il ne s’agit plus que d’aller bon train. Deux cents piastres sont dans cette bourse, mon cher Pedro, et dans ce livre est la règle de ta conduite. C’est la vie de Fabert ton prédécesseur. Remercie le seigneur Gaspard, ce trésor vient de lui. Dès ce moment tu as ta destinée dans ta poche. Toi, Fabrice, voilà une égale somme dans cette autre bourse. Je ne te donne point de livre. L’exemple du fameux docteur que tu dois remplacer t’en tiendra lieu ; ce sera pour toi un livre vivant. Embrassez-moi tous les deux. Adieu, général ; tâche de tuer les ennemis de ton pays ; et toi, docteur, guéris les sujets malades de ton roi. Si vous en agissez ainsi, Sa Majesté y trouvera un double avantage ; quant à l’humanité, il y aura compensation. »

« La voix de Gavino était émue. Ses larmes demandaient à couler. Il les retint pour donner à ses fils l’exemple de la fermeté. Elles tombèrent en abondance après leur départ. Toute la gloire promise à ses fils ne le consolait pas d’une telle séparation. Peu à peu cependant le charme de ses rêves adoucit l’amertume de sa douleur.

« Fabrice et Pedro écrivirent de Madrid pour annoncer l’accueil bienveillant du médecin du roi. L’un était déjà dans un régiment, l’autre dans une école de médecine. Pedro maniait le fusil, Fabrice la lancette. « Les voilà en route, disait le voisin ; ils arriveront. En toute chose le premier pas est seul difficile ; il ne faut ensuite pour continuer à marcher que mettre un pied devant l’autre. »

« Mais hélas ! à quoi servent les vastes projets ! La mort d’un coup de sa faux se plaît à les renverser. Ces tristes réflexions, mon cher hôte, vous annoncent le moment douloureux où mon voisin Gavino me fut ravi pour toujours. Il avait dîné chez moi ; il me quitta à l’heure accoutumée. Le lendemain il m’envoya chercher ; je le trouvai dans son lit ; sa tête était brûlante. Je devinai sans peine que cette ardeur du sang provenait de la tension continuelle de son esprit. Je lui conseillai quelques remèdes dont l’emploi m’avait été salutaire. Mon ami me répondit : « Je suivrais aveuglément votre conseil, si je ne devais pas auparavant consulter le médecin de ma Teresa. Il ne l’a pas sauvée, il est vrai, mais ce n’est pas sa faute ; la nature est souvent bien entêtée ; quelquefois aussi elle nargue les médecins. Elle a contre eux de la rancune : elle ne leur pardonne pas de la contrarier, soit qu’ils guérissent quand elle veut qu’on meure, soit qu’ils tuent quand elle veut qu’on guérisse. »

« Le médecin arrive ; le mal augmente. Voisin, me dit Gavino en serrant ma main dans les siennes, s’il me faut quitter la vie, ce sera sans regret. J’ai rempli mon devoir, j’ai fondé dans l’État une grande famille. Mon nom figurera dans l’histoire. La tristesse de mes derniers momens se perd dans la douceur de cette pensée. J’aurais bien voulu cependant voir Pedro après sa première bataille ; mais puisque Dieu en ordonne autrement, il faut obéir sans me plaindre. Mon ami, donnez à mes chers enfans la bénédiction de leur père. Pour de bons fils, cette couronne vaut bien une ce couronne de lauriers. Je donne l’une, la gloire donnera l’autre. »

« Une heure après il n’était plus. »

Ici le voyageur aux quatre mules noires suspendit sa narration. La tête cachée dans ses deux mains, il semblait oublier que l’hôte près de lui écoutait toujours. Après un moment de silence il toussa pour retrouver la voix. Ses yeux étaient humides, ceux de l’hôte avaient aussi quelques larmes.

Le seigneur Gaspard continua de la sorte :

« À ma douleur je connus toute mon amitié. Après avoir écrit aux deux frères pour leur apprendre leur malheur, après avoir payé les dettes de Gavino, seul reste de son patrimoine, je me mis à voyager. Mon âme déchirée ne me laissait plus sentir la vie.

« J’entretins d’abord une correspondance active avec les deux frères : mais insensiblement leurs réponses à mes lettres se firent attendre. Jamais pour long-temps dans la même ville je ne pouvais indiquer le lieu précis de ma résidence, ce qui fournissait une excuse à la négligence et non certes à l’oubli des fils de Gavino.

« Mes voyages augmentèrent mes relations ; par elles s’accrut ma richesse. Mes opérations absorbaient les jours et les mois. Enfin, vous le dirai-je ? oui, dussé-je par-là révéler un tort : je perdis la trace des deux frères. J’écrivis cependant à Madrid ; je priai l’un de mes correspondais de s’informer si dans l’armée, si dans la médecine, on ne connaissait point deux pauvres diables, l’un sous le nom de Fabrice, l’autre sous celui de Pedro. Ces recherches n’eurent aucun résultat. Un jour cependant la gazette me tomba par hasard dans les mains. J’y lus qu’une action éclatante venait d’élever au grade de colonel, quoique bien jeune encore, le seigneur Pedro. Il n’avait que vingt-huit ans ; c’était l’âge du fils de Gavino. Antagoniste de mon ami dans ses chimères vaniteuses, je n’allai pas tout d’abord les croire changées en réalité ; mais ne peut-il donc jamais se faire que la fortune soit aussi folle que nos projets ! Je trouvai d’ailleurs plaisant que Pedro fût en chemin d’inscrire dans les pages de l’histoire les rêves de son père. Il est vrai que la gazette ajoutait au nom de Pedro celui de Castella, et ceci me déroutait un peu. Mais je me dis : « Pedro, cédant aux petitesses des parvenus, aura, du haut de sa fortune nouvelle, embelli son nom pour que rien ne rappelle les jours de son obscurité, pas même sa signature. » J’écrivis donc à tout hasard au colonel don Pedro de Castella. Point de réponse. « Allons, dis-je, attendons que le cher Pedro, si toutefois c’est le mien, devienne général ; alors je monterai sur une de mes mules pour aller le complimenter à la tête de son armée. »

« Dix ans s’étaient écoulés depuis la mort de Gavino, lorsque les soins de mon commerce m’appelèrent à Madrid. En route pour cette ville, j’arrivai dans un village bâti au milieu d’une plaine la plus belle de l’univers. Il me prit fantaisie de l’admirer à loisir, d’attendre l’heure où le soleil, prêt à la quitter, la saluerait de ses derniers rayons. Pendant qu’on préparait mon dîner à l’hôtellerie où j’étais descendu, je sortis pour visiter d’abord le village. Cette promenade avait aussi un but d’utilité. Ma barbe un peu longue me fit chercher un barbier ; je le trouvai. Il était seul dans sa boutique. J’entrai ; le barbier était un grand jeune homme fort laid, mais d’une figure assez noble. Elle me frappa. Je me mis à le regarder ; de son côté, il me regarda. Pendant que sa main agile faisait écumer le savon dans un plat d’étain, il me dit : « Seigneur, n’êtes-vous pas déjà venu dans ce village ? — Non, mon ami. — C’est singulier. Certainement je ne vois pas votre figure pour la première fois. — La vôtre aussi ne m’est pas inconnue. »

« Tout en causant, le barbier d’une main légère dépouille mon menton. À peine eut-il achevé, qu’il s’écria : « Ah ! miséricorde divine ! maintenant que je vois mieux vos traits… n’êtes-vous pas un marchand de Zamora ? — Comment le savez-vous ? — Vous étiez l’ami d’Ambrosio Gavino. — Gavino ! L’auriez-vous connu ? — Ah ! seigneur Gaspard, pouvez-vous méconnaître son fils ? — Le fils de Gavino ! Et lequel ? — Fabrice. — Le premier médecin du roi ? — Pas même son barbier. — Est-il possible, vous, Fabrice, vous ! Mais oui, voilà bien les yeux, l’air, et jusqu’au son de voix de mon ami. » À ces mots, j’ouvris les bras, il s’y précipita. Les plus douces larmes témoignèrent de l’émotion de nos âmes prêtes à se confondre. J’accablai Fabrice de questions, mais je lui en faisais tant et tant à la fois, qu’il ne savait à laquelle répondre. « Nous parlerons de tout cela à table, lui dis-je, viens, viens dîner avec moi. » Il ferma sa boutique. Nous voilà nous acheminant vers mon hôtellerie. Je courus à la cuisine pour faire doubler mon repas, pour le changer, s’il était possible, en festin. Pendant ce temps, Fabrice qui m’avait suivi regardait un soldat debout, mais pas trop d’aplomb sur sa jambe de bois, et buvant dans un verre grossier un vin plus grossier encore. « Que regardes-tu donc, lui dis-je ? — Ce soldat. — Le connais-tu ? — Il me semble… Voyez comme mon cœur est ému. » Le soldat qui croit entendre parler de lui se retourne. « Mille bombes, s’écrie-t-il, voilà un barbier pareil de tout point à mon frère. — Voilà un soldat terriblement façonné sur le modèle de Pedro. — Pedro ! c’est mon nom. — Ton nom ? quoi ! c’est toi ? — Et toi aussi, mon frère ! » Et les voilà se précipitant dans les bras l’un de l’autre, et me voilà courant à eux, me mêlant à leurs embrassemens, pleurant, riant, m’écriant : « C’est donc là notre général ! — Sergent, me répondit Pedro, et sans ma jambe de bois… — Et où allais-tu, dit le barbier ? — À Madrid te chercher, répondit l’invalide. » Sans attendre de nouvelles questions, je les amène tous deux au salon où nous nous mettons à table. La joie double et triple notre appétit.

« Le repas s’avançant, les questions recommencèrent. « Un moment, dis-je, procédons par ordre. Chacun à son tour va raconter comment ont été détruits les projets de votre bon père. » On adopta mon avis. Pedro prit la parole ; son histoire ne fut pas longue. Toute la protection du médecin du roi avait à peine pu lui obtenir un grade subalterne dans un régiment. Traîné de garnison en garnison, ses années s’écoulaient et se perdaient, lorsque la guerre s’étant déclarée, Pedro vit enfin la carrière ouverte à son ambition. Il allait se distinguer, il allait marcher au généralat, mais à la première affaire sa jambe partit, le laissant là sans qu’il ait pu jamais en avoir de nouvelles. Conduit dans un hospice, on le soigna, on le guérit, puis on le mit à la porte de l’hospice et du régiment, en lui délivrant pour cause de blessures son congé de réforme, honorable certificat qui vous déclare brave et inutile. Dans ses plans de grandeurs militaires, Gavino croyait avoir tout prévu ; il n’avait oublié qu’une bagatelle : le canon.

« Fabrice mit la même brièveté dans son récit. Sa vie n’était pas trop chargée d’événemens. Il avait étudié la médecine, la chirurgie et jusqu’à la pharmacie ; mais les malades semblaient s’être donné le mot pour fuir sa triple science. Ils avaient plus de plaisir à mourir de la main des autres qu’à guérir de la sienne. Sa vie se consumait ainsi dans une activité stérile, lorsqu’enfin la misère, cette seconde fatalité qui jette les hommes hors de leurs projets, lui offrit pour dernière ressource une savonnette, un cuir et un rasoir, faute de mieux. Le voilà d’abord fort abattu de sa mauvaise fortune, puis la supportant par l’habitude, ce correctif du malheur ; enfin, après avoir traversé beaucoup de villes, séjourné dans un grand nombre de villages, toujours sans plaisir et sans joie, parce qu’il manquait de ce qui la donne, l’argent, il s’était arrêté là où le hasard lui avait amené son frère et l’ancien ami de sa famille. C’était pour Fabrice son premier bonheur.

« Je fis monter les deux frères dans mon vieux carrosse. Leur caractère est si loyal, qu’un moment m’avait suffi pour l’apprécier. Nous prîmes la route de Zamora. Aussitôt arrivés, je les mis à la tête de mon commerce, où je les ai traités comme s’ils étaient mes enfans. Ils n’ont pas à s’en plaindre, car depuis que le lieutenant-général et le médecin du roi se sont faits marchands, ils lèvent la tête, et, forts de leur travail, forts de leur indépendance, n’ayant rien à demander aux hommes ni aux événemens, ils voient la fortune arriver par tous les côtés ; ils n’ont plus besoin, grâce au ciel, de courir après elle. Les voilà surtout bien convaincus que la vie est une chose trop sérieuse pour la jouer sur une carte.

L’hôte, après avoir écouté avec une attention profonde, demeura pensif. Sans dire une seule parole, il prit un flambeau, conduisit le marchand à la chambre qui lui était destinée, puis l’ayant salué, se retira.

Le lendemain, au moment où paraissait le jour, un grand bruit de chevaux réveilla notre marchand. Il ouvrit sa fenêtre, regarda dans la cour ; c’était le fils de l’hôte qui partait pour l’université de Salamanque.



LA BATAILLE
D’HENGES-DOWN.

NOTES HISTORIQUES.


Egbert avait tenu son armée prête à marcher à la première nouvelle qu’il aurait des Danois. Dès qu’il eut appris qu’ils avaient mis pied à terre du côté de l’ouest, il y accourut avec toutes ses forces pour les combattre. Il les rencontra tout proche d’Henges-Down, appelé depuis Hengston, dans le pays de Cornwall, où il remporta sur eux une bataille signalée.

Histoire d’Angleterre, par Rapin Thoyras.

Ce prince avait toutes les qualités nécessaires à un conquérant.

Idem.

Il était l’idole du peuple.                 Hume.


HENGES-DOWN.


PRÉLUDE.


Eye no more from eye retreating,

Heart with heart in concert beating,

Lip with lip in rapture meeting…
Bernal.


« Qui vient de passer ? — C’est le messager de guerre. — L’as-tu vu, Genevière ? — Je l’ai vu sur son cheval noir ; dans ses mains il porte une flèche et une épée nue. C’est un soldat vieilli, dit-on, en faisant toutes les guerres de notre grand roi Egbert. La preuve, elle en est dans les cicatrices de son visage qu’il montre en tenant la visière levée, plus fier de ces cicatrices qu’une jeune fille de sa beauté. — Le roi va donc se battre encore ? — Sans doute, puisque le messager publie dans les bourgs la proclamation nationale. Allons l’entendre sur la grande place. »

C’était Sardick, le Saxon, à qui Genevière sa fiancée parlait ainsi.

II.

Et ils arrivèrent sur la place. La foule s’y pressait. Deux hérauts en avant du messager firent par trois fois retentir leurs trompettes. Ces trompettes, d’un cuivre luisant, avaient une origine glorieuse. À la bataille d’Andred’s-Walt, leurs accens se mêlèrent aux cris des Saxons vainqueurs sous Ella. Pendant la paix on les suspend aux piliers de la salle des festins dans le palais d’Egbert. Leur voix est d’un bon augure ; elle appelle sous les drapeaux le peuple, et, à cet appel, la victoire comme le peuple ne manque jamais d’accourir. Voilà que les trompettes se taisent, voilà que les habitans de Tavestock font silence, et voilà que le messager, gonflant sa voix pour la rendre plus forte, prononce les paroles consacrées : « Que quiconque n’est pas un homme de rien, soit dans les bourgs, soit hors des bourgs, sorte de sa maison et se présente avec ses armes. Le roi d’Angleterre, Egbert le courageux, a déployé la bannière saxonne. »

III.

Il a dit. La foule émue se brise pour se reformer en une multitude de groupes. Le messager les traverse, retenant par la bride son cheval, pour qu’il ne blesse personne. Le messager se rend au bourg voisin. Il doit ainsi parcourir tout le royaume de Wessex, où Egbert a placé le siège de son empire. Dans les autres royaumes soumis à sa brave épée, ce sont les chieftans qui, frappant du bout de leur lance un bouclier attaché aux branches d’un arbre, rassemblent le peuple pour le faire soldat.

IV.

« Mais contre qui marchera-t-il avec ses escadrons, notre roi ? disait-on dans les groupes, sur la place. Il n’a plus d’ennemis. — À moins que les mers lui en amènent des extrémités du monde, vous dites vrai, il n’en a plus. » C’était un vieillard qui parlait ainsi ; il fut bientôt entouré, et tous les groupes se fondirent dans un seul pour l’écouter, « Oui, mes amis, Egbert a tout vaincu, tout soumis, tout pacifié. J’ai été, moi, vieillard, témoin de ces grands événemens. Dans ma jeunesse, la patrie était divisée en sept royaumes qui, sous le nom d’heptarchie, se dévoraient entre eux. Tantôt vainqueur, tantôt vaincu, chacun de ces États n’imposait le joug aux autres que pour le subir à son tour. Cela durait depuis quatre siècles, depuis l’époque où nos ancêtres, sous la conduite de deux frères, Hengist et Horsa, fils de Witisile, partis de la Zélande avec neuf mille soldats, abordèrent à l’orient de Kent. Les Bretons de la plaine, qui les avaient appelés pour avoir secours de leurs lances contre les habitans des montagnes, leur cédèrent l’île de Thanet. Puis après la victoire ils reçurent en récompense le territoire de Lincoln ; mais comme chaque jour la guerre se rallumait, comme il leur fallait dès lors un plus grand nombre de champs de bataille, des champs larges comme des royaumes, ils prirent ce qu’ils n’avaient plus besoin qu’on leur donnât. N’était-il pas juste que la terre où ils venaient de vaincre, où fumait encore le sang de leurs frères, leur appartînt ? Les Bretons avaient renoncé à leur patrie du jour où ils ne surent plus la défendre.

V.

« Horsa périt à Eglesfort. Hengist, demeuré seul, s’endormit soldat le soir de cette bataille ; le lendemain, il se réveilla roi. L’épée est le véritable marteau qui forge les couronnes. Ainsi se fonda le royaume de Kent. Bientôt d’autres Saxons arrivèrent sur quarante vaisseaux commandés par Cerdick ; de ce grand capitaine, si l’on en croit une vieille prophétie, descendront tous les rois destinés dans la chaîne des siècles à régner sur notre île. Plusieurs royaumes se formèrent encore. Chaque flotte semblait en apporter un nouveau. Les mers peuplaient la terre. Quand il y en eut sept, rivaux en puissance, quand les Bretons exterminés ou soumis se furent effacés devant un peuple et plus jeune et plus viril, il fallut que la parole du glaive, ce grand discoureur des rois, décidât enfin lequel des sept lèverait au-dessus des autres sa tête sans, égale.

VI.

« La gloire en était réservée au royaume de Wessex. Ses peuples appelèrent au trône Egbert qui était à Rome avec Charlemagne, où ce prince se faisait sacrer empereur d’Occident. Charlemagne estimait Egbert : les grandes âmes se comprennent. Egbert parut parmi nous l’épée à la main. Pour célébrer son avènement, il battit le peuple de Cornwall ; ensuite il tourna son cheval vers le pays de Galles qu’il conquit. Egbert savait que les diadèmes tiennent bien au front quand on les y attache avec des victoires. C’est alors que promenant sa pensée autour de lui, il la poussa aussi loin que son génie pouvait s’étendre.

VII.

« Chacun des États de l’heptarchie, excepté celui de Wessex où régnait Egbert, était déchiré par les factions toujours prêtes à sortir du tombeau des rois massacrés. À force de meurtres, toutes les races royales, ce vrai ciment des nations, avaient été précipitées du trône. Partout le trône était vide, partout l’autorité était tombée. Egbert la ramassa. Couvert de la poudre de vingt batailles, nous le vîmes rentrer un jour dans sa capitale avec sept noms de royaume inscrits sur sept boules d’or qui formaient son diadème. De ce jour notre patrie, rangée sous une seule loi, s’est appelée l’Angleterre. C’était d’abord dans les anciens temps l’île de Miel, plus tard Albion, puis la Bretagne. Maintenant la conquête l’a nommée. Egbert, politique non moins habile que guerrier valeureux, a voulu, par ce titre, gagner, en flattant leur orgueil, les Angles qui, venus comme nous sur le dos des mers, habitaient trois royaumes de l’heptarchie : Northumberland, Mercie, Estangle ; les quatre autres, Essex, Sussex, Kent et Wessex, appartenaient à la race saxonne. Egbert a cédé aux Angles l’honneur de donner leur nom à l’île ; mais il s’est réservé pour lui la gloire plus solide de la gouverner. Partout les lions n’ont qu’une seule manière de partager. Vous le voyez, le roi n’a plus aucun peuple pour ennemi, à moins que l’un des royaumes n’ait cherché à rompre la chaîne dont il est l’un des anneaux, ce qui n’est pas croyable, car si Egbert a conquis par le glaive, il règne par la justice ; à moins encore, comme dès le premier moment je l’ai pensé, que tout ceci soit une affaire à traiter avec l’Océan. »

VIII.

On entendit en ce moment le galop d’un cheval. Un guerrier, couvert d’une armure éclatante et suivi de plusieurs archers, ne tarda pas à paraître. On l’arrêta pour l’interroger. « Je vais au camp dans votre pays de Cornwall, où le roi Egbert a dressé sa tente, dit-il. La patrie est menacée. Furieux comme la tempête qui, les conduisant où ils voulaient aller, les a jetés dans notre île, les Danois, enfans des terres lointaines, les Danois, sous les ordres de Vosbrick, le grand chef des forêts du nord, sont descendus de soixante vaisseaux, après avoir traversé en caravane l’Océan, cet immense désert. Déjà, il vous en souvient, ils ont une première fois, portant pour glaive une torche, ravagé par l’incendie vos moissons et vos bourgs. Maintenant ce n’est plus en pirates, qui pillent et s’en vont, qu’ils fondent sur nous. Ils ont avec eux leurs femmes, leurs enfans. Émigrés volontaires des côtes montagneuses de la Norvège, ils prétendent ne plus quitter les blancs rochers de nos rivages. On les a vus, lorsqu’ils se sont élancés de leur navire, enfoncer une flèche dans le sable en disant : « Ceci est à nous. » Par l’épée d’Egbert, ils en ont menti. Aux armes ! aux armes ! Saxons, levez-vous ! Moi, je pars l’un des premiers ; place à mon cheval ; dût-il expirer en arrivant, il n’ira jamais assez vite. »

IX.

Dès le soir même, près d’un sorbier, sous un ciel que la lune remplissait d’une vapeur mélancolique, Sardick le Saxon, revêtu de ses armes, et Genevière sa fiancée, dépouillée en signe de douleur de toute parure, se tenaient entrelacés. Leurs cœurs l’un contre l’autre battaient ensemble ; leurs yeux ne quittaient pas leurs yeux ; leur bouche sur leur bouche les perdait tous deux dans une immensité d’amour. Enfin, Sardick put prononcer ces mots à demi-étouffés : « Je reviendrai. La patrie seule l’emporte sur toi ; la patrie, vois-tu, est encore plus sacrée que notre amour. La guerre conduite par Egbert sera courte. Il est aimé de la victoire comme je le suis de Genevière. Fais d’avance préparer l’autel. Nous allons moins combattre que rendre aux flots qui les ont vomis ces Danois, ces barbares dont l’approche, si nos bras ne les arrêtaient pas, ferait pâlir et trembler toi et tes compagnes, vous toutes si belles et si pures. Séparons-nous, mais pour peu de jours. » Et la jeune fille tomba à genoux, et la jeune fille suivit des yeux son amant dans la plaine, puis sur la haute colline d’où il se retourna, d’où il lui dit encore un adieu, qu’un nuage tout trempé d’une lumière argentée recueillit en passant sur sa tête pour l’apporter à Genevière, vers laquelle, poussé par les vents, il semblait se presser d’accourir.


HENGES-DOWN.


LA BATAILLE.


When the battle’s lost and won.
Shakespeare.
I.

En vue du cap de Cornwall, dans le pays qu’on appelait autrefois Dammonie, lorque le roi Gorloüs, père du grand Arthur, le gouvernait, Egbert, non moins grand qu’Arthur, a planté, près d’Henges-Down, sur des rochers disposés en amphithéâtre, la noble bannière saxonne, où sur un fond cramoisi se dessine un cheval à la crinière blanche. Ces rochers, dépouillés de verdure, offrent à peine quelques claires broussailles, quelques sapins épars dont les racines se nourrissent sous la pierre stérile, tandis qu’à l’autre extrémité la plaine, arrosée par les eaux vives d’une large rivière, étale toutes les richesses de la plus belle végétation. C’est un tapis de gazon que la nature a préparé pour une fête de jeunes filles, non pour un champ de carnage livré à d’impétueux escadrons. Par une inspiration de son génie militaire, Egbert a choisi ces rochers à cause même de leur aridité. Il veut irriter par la soif le courage de ses soldats ; aussi lui crient-ils : « La soif est un ennemi de plus. » Il répond : « La rivière coule là-bas au pied du camp des Danois. Nous irons payer l’eau avec leur sang. — Donne donc le signal. — Attendez-le. À moi le commandement, à vous l’obéissance. »

II.

On se tait.

III.

Mais on médite la rébellion. Les plus indisciplinés, qui au besoin braveraient pour eux et la soif et la faim, veulent en épargner le supplice à leurs chevaux. Ils les rassemblent en troupes, ils les tiennent par la bride, et à la suite de ce premier détachement, voilà les chevaux de toute l’armée qui se mettent à suivre du côté de la rivière, derrière laquelle les Danois ont déployé leurs tentes, ces maisons de guerre qui par leur nombre présentent l’aspect d’une ville immense. Les guides de cette masse de chevaux hennissans se sont munis de vases d’argiles ; quelques uns ont pris leur courte épée, toujours si redoutable. L’eau sera leur butin. Les Danois, dont les uns se baignent pour échapper à la chaleur du jour, dont les autres, couchés sous l’orme et le chêne, respirent la fraîcheur qui tombe du feuillage, ne sauraient intimider leur cœur de Saxon. Mais voilà qu’à la vue de leurs coursiers aventurés ainsi dans la plaine à la face de l’ennemi, les cavaliers restés sur les rochers auprès des étendards tremblent pour les compagnons de leur vie guerrière.

IV.

Cependant les Danois croient qu’on vient les surprendre. Ils se lèvent. Leurs bataillons noircissent la plaine. On dirait une forêt, mais une forêt mouvante. Leur chef Wosbrick, surnommé brandon de feu, a saisi son large bouclier d’airain, sa lance dont la pointe d’acier poli est fixée par des clous de diamant ; à son cou un baudrier, formé de la peau d’un loup, suspend le cor d’ivoire qui lui sert à sonner la charge ou la retraite ; à son bras est attaché le bracelet d’or consacré à ses dieux, signe distinctif que portent aussi tous ses lieutenans. Les Danois ne courent point en désordre au combat cette fois ; ils ne poussent point d’épouvantables clameurs, ainsi que dans leurs premières excursions. En bon ordre ils s’avancent à pas réglés, faisant tous ensemble bruire leurs armes. Chose étrange ! pour s’exciter, ils s’invoquent eux-mêmes, comme si ce peuple, se prenant pour une divinité, se rendait un culte et se priait ; ou peut-être, avant de porter le fer dans les rangs ennemis, envoyait-il devant lui l’épouvante de son nom.

V.

À ces cris une partie du camp d’Egbert quitte ses rochers. Ce sont les Northumbres, ensuite les Estangles, les Merciens ; les Saxons viennent après, non en grand nombre, mais quelques bataillons plus formidables à eux seuls qu’une armée entière. Ils sont les dignes fils de ces compagnons d’Hengist qui les premiers parurent à Ebfleet, qui lavèrent leurs blessures dans la Severn, qui triomphèrent à Crécanford. Ils s’avancent en appelant Woden, source divine de tous leurs princes, Thor avec son char de feu d’où part le tonnerre. Ils semblent les avertir qu’on va combattre, qu’ils se hâtent. La guerre étant pour ce peuple une religion, il y mêle ses dieux[2]. À mesure que les Saxons arrivent dans la plaine, ils s’y déploient en ailes étincelantes. Les Danois, au contraire, ayant à traverser la rivière dans leurs bateaux d’osier recouverts de cuirs, sont obligés de rompre l’ordre de leur marche, et, après leur passage, avant qu’ils puissent se ranger en batailles, les Estangles les chargent avec fureur. Aussitôt les Saxons, pour secourir les Estangles, s’élancent et accablent les Danois de leurs poids, de leurs armes, de leur discipline.

VI.

Ceux-ci fuient : ils regagnent les bateaux, ils en coupent les cordes ; ils glissent au large pour gagner l’autre rive. Quelques uns n’ayant pu trouver place dans ces bateaux étroits et fragiles, les suivent à la nage. Bientôt entraînés par le courant, ils roulent comme dans un orage les pins déracinés sont emportés par les flots. La plaine une fois balayée, les vainqueurs arrivent en foule aux bords de la rivière. Les plus téméraires s’y précipitent ; acharnés sur les malheureux qui se noient, ils descendent avec eux dans la nuit éternelle, comme pour les y poursuivre. Egbert, témoin de ce désordre, suspend le carnage. Une seule parole arrête toute une armée.

VII.

Elle allait, cette armée, revenir vers ses rochers, non sans frémir, au fond de son courage, de lâcher sa proie, lorsque d’une forêt voisine tout à coup s’élance, à quelques cents pas du lieu où l’on a combattu, et en remontant un peu vers la droite, une biche à la forme élégante, aux pieds agiles, aux jarrets nerveux. Plus légère que la feuille du bouleau roulée par le vent, elle effleure la pointe de l’herbe nouvellement poussée. Il y a du coursier dans sa beauté, de la gazelle dans sa grâce, il y a dans sa blancheur tout l’éclat de l’hermine des rois. Ce n’est point la frayeur qui la chasse, mais un impatient désir de joyeuse indépendance. Aussi, loin de se précipiter dans la rivière, elle sautille sur son bord, s’y plonge, puis après bondit, et, sans perdre pied, la traverse. On devine qu’elle touche le sable du fond, puisque, au lieu de nager, elle court. Dieu ! qu’elle est superbe ! la voyez-vous sur l’autre rive où elle s’ébat, où elle secoue son poil humide, relève sa tête charmante, dresse ses oreilles attentives, écoutant si quelque cerf désespéré d’amour ne rôde pas dans les détours mystérieux de la forêt pour la surprendre, elle, agaçante, mais jalouse de sa virginité coquette. La voilà maintenant qui se cabre, prend son élan, revient, s’éloigne, s’approche encore, trace en se jouant mille cercles divers, fuit tout à coup comme une flèche lancée, et disparaît dans l’horizon. Si c’est un message, il est accompli.

VIII.

On sait maintenant où la rivière offre un gué facile à passer. La biche est aux yeux d’Egbert et de son armée l’instrument de quelque divinité, si ce n’est la divinité elle-même. Pleins d’une ardeur nouvelle, Estangles, Northumbres, Merciens et Saxons entrent dans l’eau à la hauteur de la poitrine pour rejoindre sur la rive opposée les Danois qu’il poursuivent jusqu’auprès de leurs chariots, de leurs tentes, là où les femmes avec des pieux et des haches viennent au-devant d’eux, la rage au cœur, la honte au front, les cheveux dénoués et livrés au vent ; dans leur brûlante fureur, elles veulent s’opposer à la marche des victorieux ; c’est un corps de réserve chargé de ranimer le combat et de le faire changer de face ; leurs faibles mains saisissent par le milieu de la lame la courte épée des Saxons, et, sans pouvoir la retenir, elles la sentent glisser dans leurs doigts qui tombent coupés sur le sable ; puis agitant dans l’air leurs mains sanglantes et mutilées, elles en font un horrible étendard pour rallier cette troupe éparse de fils, de frères et d’époux assez lâches pour vivre.

IX.

Honteux de n’avoir que des femmes à immoler, voyant d’ailleurs les Danois reformer plus loin leurs lignes, les grossir de tous ceux qui, n’ayant point traversé la rivière, étaient demeurés étrangers au carnage, les Saxons, trop épuisés de fatigue pour engager une action générale, se décidèrent à revenir sur leurs pas ; dans un ordre parfait ils regagnent leurs rochers ; mais, quoique la nuit commence à les envelopper, ils n’en gardent pas moins leurs armes. Dérogeant à l’ancienne coutume, ils ne chantent pas le bardit à la louange de leurs héros ; ils ne dressent aucune table pour le festin ; sombres, silencieux, on les croirait défaits. Quelques uns, pour en finir d’un seul coup avec les Danois, proposent de livrer une bataille décisive dès que la nuit sera plus noire. Egbert s’y oppose ; il s’indigne à l’idée d’aller dans les ténèbres voler une victoire.

X.

À l’heure où le soleil baignait ses rayons naissans dans des flots de rosée, l’armée était déjà debout. Dans son impatience du combat, cette armée intrépide avait devancé tout à la fois le signal et le jour. Elle écoutait avec avidité un jeune soldat à l’air martial, aux yeux terribles autant qu’ils étaient doux près de Genevière sa fiancée, car ce soldat, c’était Sardick qui, monté sur un chariot de fer, chantait l’hymne consacrée, parmi les Saxons, pour annoncer une bataille.

SARDICK.

Elle est venue des antres du nord la horde noire, comme le vent lorsque dans sa furie il brise les mille portes de ses mille cavernes. La tempête a tenu lieu de rameurs a leurs barques. Elle a poussé ces farouches sur nos côtes. Là où ils passent les villes tombent, les torrens avec leurs cailloux roulent autant de têtes. Tout frémit à leur passage ; tout se tait jusqu’au souffle de l’air si pur de nos contrées.

Frappez trois fois sur vos boucliers, compagnons ; le dieu Thor, roi du tonnerre, ne veut pas d’autre mélodie.


Qui sont-ils ? le rebut des forêts de sapins de la Scandinavie. À quoi ressemblent-ils ? à des loups affamés. Vous les avez vus, vous les verrez encore ces vagues vivantes qui viendront se briser contre le roc de vos bataillons. Que veulent-ils ? faire jaillir sous la pierre la cervelle de vos enfans ; souiller la couche où leurs mères gardent pour vous seuls de pudiques baisers. Maintenant ils reposent étendus au loin sur la rive. Qu’ils s’y reposent pour jamais lorsque vos glaives les y auront couchés. À votre retour, vos femmes sentiront avec délices sur vos habits l’odeur de leur sang.

Frappez trois fois sur vos boucliers, compagnons ; le dieu Thor, roi du tonnerre, ne veut pas d’autre mélodie.


Viens défendre ton peuple, divinité dont l’haleine brûle au cœur des enfans de la terre des braves ; toi dont le trône est cette belle étoile qui brille au-dessus de la tente d’Egbert. Génie de la guerre, prends ta lance et ton bouclier. Sous la forme gigantesque d’un fantôme, descends sur nos rochers. La foudre marquera ta route en déchirant la nue. Que tes cris jettent le trouble dans les rangs de nos ennemis ; qu’a ces cris se joigne le bruit des fleuves précipitant leur course pour fuir plus vite ; que les arbres des forêts, prenant une âme, murmurent en signe de douleur ; que dans leurs sépulcres les morts gémissent, comme s’ils mouraient une seconde fois. Ces hommes des navires, ces Danois s’imagineront alors voir l’univers crouler sur leurs têtes. Ils voulaient faire de notre patrie un désert, leurs cadavres la rendront plus fertile.

Frappez trois fois sur vos boucliers, compagnons ; le dieu Thor, roi du tonnerre, ne veut pas d’autre mélodie.


XI.

L’hymne achevée, Egbert appelle Therdick aux longs cheveux. La mère de Therdick l’enfanta au bruit de la foudre sur un bouclier de fer. Il reçoit l’ordre d’aller se tenir caché avec trois mille Saxons dans la forêt, vaste muraille de feuilles à l’extrémité de la vallée. De ce poste il fondra tout à coup sur les Danois lorsque la bataille, ainsi qu’une mer débordée, jettera de toute part le ravage et la destruction. Après avoir salué le soleil qui se montrait beau comme un présage de gloire, Egbert fait descendre son armée, mais seulement à moitié des rochers. Il ne lance dans la plaine que ses escadrons, pour attirer les barbares et les contraindre à passer la rivière. Ceux-ci tombent dans le piège, ils s’avancent armés du glaive et de la colère. Les Saxons sur leurs chevaux se replient à droite et à gauche pour les laisser passer. Les Danois, se croyant déjà vainqueurs par l’effroi de leur seule présence, marchent droit aux rochers qu’ils gravissent en se tenant aux broussailles. On les laisse avancer, Egbert commande à ses soldats la patience. « Lorsqu’ils ne seront plus séparés de vous, leur dit-il, que de la longueur d’une lance, vous vous précipiterez. Ces bataillons ne sont que des flots de neige, vous êtes l’ouragan. Ils rouleront comme l’avalanche. »

XII.

Tel est le plan d’Egbert. Nul ne l’égalait en prudence ; et quand il le fallait, nul n’avait plus de hardiesse. « Les voilà, les voilà », c’est le cri de toute l’armée ; si le Beins-Nevis se brisait, s’il croulait de toute sa hauteur, il ébranlerait moins la terre et les échos que ce cri terrible des Saxons : « Les voilà ! » Egbert, voyant les barbares parvenus à l’endroit qu’il leur a marqué dans son plan, donne le signal. Il n’a qu’à remuer les lèvres pour que soixante mille combattans frémissent, pour que tous, d’un pas réglé, marchent à la rencontre de l’ennemi ; alors celui-ci reculant, s’embarrasse dans sa retraite, alors il tombe plutôt qu’il ne descend dans la plaine, où ses chefs pourtant le rallient. Les Danois dirigent leur plus grande force contre les Estangles placés à la pointe de l’aile droite. Aussitôt s’engage une mêlée horrible. Chaque soldat Estangle porte d’avance la victoire dans ses yeux ; dans leurs milliers de glaives sont les destins d’un grand empire. Un succès tardif semblerait une défaite à ces braves. Tous élèvent leurs boucliers au-dessus de leur tête, pour combattre sous un toit de fer. Les trompettes, ces voix bruyantes du carnage, sonnent de toutes parts. Que de drapeaux éclatans traînent dans la poussière ! que de débris de casques, de lances et d’épées ! que de bataillons disparaissent tout entiers ! Renfermés dans un étroit espace, deux peuples se disputent la gloire, la vie et la domination.

XIII.

À l’aile gauche, les Saxons de pure race marchent sous le feu des regards d’Egbert. Armés d’un léger javelot, ils le jettent avec force dans les rangs danois comme pour préluder au combat ; ensuite la mêlée s’engage ; l’épée se croise avec l’épée ; le bouclier se joint au bouclier, le soldat au soldat, et sur les cimiers couverts d’épaisses crinières, se confondent les ondulations des aigrettes brillantes, tant les rangs sont pressés. En même temps, Egbert court aux Estangles sur qui pèse toute la bataille. Leurs membres étaient brisés de meurtrissures, leur poitrine haletante, leur front couvert de sueur ; mais la présence du roi répare tout, fait tout oublier, un feu nouveau circule dans leurs veines. Egbert est vraiment l’âme de son armée.

XIV.

La fortune indécise contemple cette grande lutte, ignorant encore de quel côté elle fera pencher la balance ; un caprice peut-être en décidera. Quel que soit ce caprice, son résultat sera terrible. La terre britannique sera-t-elle danoise ou saxonne ? C’est alors qu’on entend Therdick et les siens. Il a bien pris son temps pour placer les Danois entre deux glaives. Les malheureux, attaqués sur leur dernier rang, sont obligés de faire face à ces nouveaux ennemis, et combattant à la fois sur deux points opposés, ils s’affaiblissent en se divisant. À cette brusque attaque de Therdick, la fortune, à qui l’audace plaît, le regarde et sourit.

XV.

Fatigué d’agir comme chef, las de montrer la victoire aux autres, Egbert veut en prendre sa part de soldat. Il demande son coursier d’un noir égal à la nuit, son coursier bien-aimé qu’il a plus d’une fois nourri de ses mains ; le voici : comme il était triste et honteux ce fils des vents, attaché par des rênes qui, pour être d’or et de soie, ne le tenaient pas moins captif à l’une des branches d’un pin sauvage ! Maintenant, affranchi du joug, il bondit dans sa liberté. Ses ongles d’airain frappent la terre dont les cavités rendent un bruit sourd. Son haleine est brûlante, son œil étincelle, ses flancs écument. L’air, en se jouant dans les crins de sa longue queue, la soulève et lui donne, à mesure qu’elle se déploie, la forme d’un panache flottant. Il se complaît dans sa beauté. Il regarde, en baissant un peu la tête vers son poitrail, la trace d’une blessure qu’il reçut au combat. Jamais guerrier ne tira plus d’orgueil d’une cicatrice. Incapable de repos, tantôt il marche d’une majesté calme, comme s’il comptait ses pas ; tantôt il semble galoper, mais sur la même place, dressant la tête, paraissant savoir qu’il entrait dans sa destinée de porter la puissance et la gloire. S’il avait la parole, il vous dirait : Je suis un trône vivant. Dès qu’il aperçoit son maître, il remplit les échos de ses hennissemens joyeux. On croirait qu’il va fuir irrité, c’est pour revenir docile. Regardez-le : s’il partait avec la foudre, il la devancerait.

XVI.

Egbert promène son regard de tous côtés. La guerre est dans les traits de son visage ; dans les mouvemens de sa lance est la mort d’une armée : il précipite son coursier dont les pieds font voler les cailloux et les étincelles. Les narines gonflées, bouillant, impétueux, majestueusement animé, fier et beau de la frayeur qu’il inspire, il va sans qu’on ait besoin de le diriger. Egbert ne songe qu’à s’ouvrir une vaste arène pavée de cadavres, et dans laquelle il puisse combattre à l’aise. Qu’on le fuie ou qu’on lui résiste, tout est également exterminé. Ceux-ci attendent la mort, elle va chercher les autres, c’est toute la différence. Les javelots ennemis se brisent sur son bouclier fort comme les murs d’une citadelle ; cependant, tandis que du bouclier il couvre sa tête, un seul de ces javelots le frappe au-dessus du genou. Le trait pénètre, effleure les chairs, le sang coule ; Egbert n’y prend pas garde. Mais un cri de douleur, un cri qui épouvante les deux armées s’échappe de sa large poitrine, lorsqu’une flèche vient atteindre le flanc de son cheval bien-aimé. Le cheval se cabre, furieux il bondit ; mais aussitôt, comme s’il sentait sa blessure mortelle, il raidit ses jarrets pour ne pas tomber, pour que son maître, pour que son roi ne soit pas entraîné dans sa chute. Egbert s’est élancé à terre, il arrache le fer de la plaie ; le fidèle coursier, debout tant que le sang jaillit, chancelle, s’affaiblit, tourne vers son maître un œil de douleur dès que le sang ne coule plus. Il pousse enfin un dernier gémissement, se penche vers Egbert, semble lui dire adieu, et tombe. Egbert en a pâli.

XVII.

« Mon compagnon, te voilà donc, comme un brave guerrier, renversé sur le sable par le vent des batailles. Tu méritais cette mort, toi qui n’étais jamais plus beau qu’enveloppé d’ennemis ; toi, hardi et vaillant. Mais devait-elle être si prompte, mon ami ? Je puis te donner ce nom, car tu n’aimais que moi. Seul, je pouvais t’approcher ; malheur à l’imprudent qui aurait essayé de saisir ta crinière ! tu l’aurais foulé sous tes pieds ; mais à ma vue tu devenais docile. Je ne t’avais point dompté, tu t’étais soumis. Mes travaux guerriers tu les a tous partagés. Agile pour me défendre, tu voyais venir le trait lancé contre moi ; d’un bond tu l’évitais, ou bien tu le recevais pour m’en préserver. Tu étais pour moi une sorte de bouclier plein d’intelligence et de vie. Combien je serai triste lorsque, dans la joie de la victoire, il me faudra rentrer dans ma capitale sur un autre coursier ! Aux acclamations du peuple enivré de ma présence, il ne lèvera pas sa tête superbe ; il ne sentira pas qu’il porte un victorieux. Toi, dans ces solennités, tu semblais dire : « Nous avons combattu ensemble », et tu disais vrai, et le peuple de son côté s’écriait : « Voilà Egbert sur son beau cheval de bataille ! » Pour ta gloire, la postérité du moins recueillera mes larmes. Le misérable qui t’a tué, quel est-il ? Oh ! s’il avait un nom, mon glaive irait le chercher dans la mêlée. En te vengeant, je me vengerais. Que tout tremble ! Pour un qui l’a frappé, mille périront. Que la guerre recommence plus terrible ! En avant, qu’on me suive, pressez vos chevaux. Moi je n’ai plus le mien, je vais combattre à pied ; douleur, douleur, Egbert a perdu son beau cheval ! »

XVIII.

L’épée du roi Egbert voltige dans ses mains comme pour frapper à la fois et de tous côtés. Elle lance des étincelles, on dirait une gerbe de feu. Il désigne à peine une victime qu’elle est déjà frappée, elle est à terre. Jamais héros ne reçut d’un frère d’armes, pour venger sa défaite et sa mort, un sacrifice aussi sanglant que celui offert en ce jour aux mânes d’un coursier par un puissant monarque ; c’est que jamais aussi le cœur d’un roi saxon n’eut à effacer un affront mieux senti.

XIX.

Cependant la nuit descendait vers la terre pour mêler aux horreurs du carnage la terreur de ses ombres ; elle vient avec des nuages qui la rendent plus épaisse et plus noire. C’était l’instant où il fallait en se retirant abandonner la victoire ou bien continuer de la poursuivre ; mais dans le désordre de deux armées confondues qui allaient ne plus se reconnaître, ne plus se voir, comment pourrait-on saisir la fortune ? Le roi saxon frémit indigné. Pourquoi sa volonté, qui met en fuite les armées, ne peut-elle faire reculer la nuit elle-même ! Non, faute d’un peu de jour, Egbert ne rendra pas son épée au repos. Il ordonne d’aller sur les rochers attacher la flamme aux sapins et aux broussailles. Il a dit, et déjà la fumée monte dans les airs en colonne ondoyante. Les arbres pétillent, s’embrasent ; Egbert peut maintenant se passer du soleil. L’incendie, comme un flambeau, va lui prêter ses immenses clartés, flambeau bien digne d’un tel carnage. Mais comme l’incendie va vite, Egbert, pour que la bataille ne soit pas plus lente, sent le besoin de la hâter, de la finir par quelque coup de génie. De soldat qu’il était, redevenu général et roi, il se recueillait dans sa pensée, lorsque Wosbrick, qui craint encore plus la pensée que le glaive d’Egbert, Wosbrick vient droit à lui pour le troubler par une soudaine attaque.

XX.

À cette vue, Egbert prenant à l’un de ses officiers une lourde massue, pousse un cri affreux. Northumbres, Merciens, Saxons et Danois, tous reculent à l’aspect de ces deux chefs d’armée. Ainsi au milieu des mers, par un orage effroyable, les flots, cessant de battre tout à coup les flancs d’un rocher qui frappé de la foudre fume encore, se retirent et forment à l’entour un vaste abîme. Wosbrick, accourant, lance d’un bras nerveux son énorme javelot, comme s’il eût voulu se faire précéder par la mort ; le fer du javelot s’attache au bouclier d’Egbert qui, loin de perdre temps à l’arracher, se débarrasse du bouclier, et prenant à deux mains la massue hérissée de pointes d’acier, la soulève, menace, insulte à son ennemi ; mais soudain Wosbrick, par un mouvement adroit, ayant reculé d’un pas, la massue d’Egbert, après avoir fendu l’air, frappe la terre, et le roi saxon tombe entraîné par sa propre force. Il se redresse avec une agilité inconcevable. Déjà Wosbrick se précipitait sur lui ; Egbert plus prompt le saisit dans ses bras nerveux, le terrasse, et ramassant presque sans effort un roc noir et raboteux si lourd qu’il ferait succomber deux hommes vigoureux, il en écrase le front du chef des Danois. Puis, posant sur le cadavre un pied superbe, il fait entendre par trois fois le cri de victoire. Les différens corps de l’armée le répètent ; les bois, les rochers, la vallée semblent avoir des accens pour ajouter au bruit de cette grande voix des multitudes.

XXI.

Une bataille n’étant aux yeux du roi saxon qu’un sacrifice offert à la divinité terrible qui allume le feu de ses autels au feu des villes embrasées, il pense que plus la victime est grande, plus la divinité devient propice. Cette grande victime est immolée, c’est Wosbrick. Plus de doute dans l’esprit du vainqueur sur le sort de la journée. En effet, le courage des Danois s’éteint avec la vie de leur chef. Ils sentent qu’ils n’ont plus même l’espoir de la fuite ; qu’ils n’auront pas la consolation, en regagnant la patrie, de pleurer sur les flots, qu’ils n’iront pas raconter au foyer domestique leurs exploits malheureux. On se bat encore ; mais non pour le succès de l’entreprise, non pour le triomphe de l’armée : chacun se bat pour son propre salut ; l’œil chercherait en vain des bataillons, c’est un amas de guerriers sur qui les chefs n’ont plus d’autorité. Loin de songer à vaincre, c’est à qui se fera jour pour abandonner plus vite la bataille. On les chasse jusqu’à la rivière où la foule s’encombre : les uns parviennent à la franchir, les autres tombent et sont écrasés par ceux qui les suivent ; le plus grand nombre à genoux demande grâce. Trente mille demeurent captifs. De leurs chariots, de leurs tentes, de leurs armes, de leurs boucliers brisés, fracassés, on en fait un trophée énorme, au milieu même de la plaine fumante de carnage. Au-dessus de cet étrange monument on plante la bannière royale sur laquelle se dessine le coursier blanc des Saxons, non en repos, mais dans toute l’ardeur d’une course précipitée ; et comme la lune éclaire la bannière, comme les vents l’agitent, le coursier blanc semble galoper vers le ciel.

XXII.

Peu de jours après, la plaine était rentrée dans son silence ; à peine était-il troublé par quelques loups qui, pour achever l’ouvrage des hommes, venaient dévorer les cadavres de tant de soldats oubliés, et cependant tous morts en songeant qu’ils laissaient un nom immortel. Un seul, en expirant, l’infortuné Sardick, n’avait rêvé qu’à sa fiancée.



BEDKANDIR.

BEDKANDIR.


CHAPITRE PREMIER.



…Dans un lieu désert où il s’était retiré, vivant frugalement du travail de ses mains.
Lettres persanes.


La stupidité d’une administration oppressive a presque effacé dans quelques provinces de la Perse, pays à nature riante, jusqu’à la trace de toute culture, de toute civilisation. Gémissantes dans la misère, tristes dans l’esclavage, les populations se sont éteintes ou dispersées ; ces contrées, jadis couvertes d’habitans, jadis si verdoyantes, ont fini par n’être plus qu’un silencieux désert ; mais par-là du moins, en échappant au despotisme des hommes, elles ont reconquis leur première et sauvage liberté.

Dans un de ces déserts vivait ignoré, sans famille, tout-à-fait seul, un pâtre de vingt ans, nommé Bedkandir. À la jeunesse il joignait la beauté ; quelque chose de mieux encore : cette simplicité ingénue et gracieuse, dernier bienfait que la nature accorde pour parer tout ce qu’elle a donné ; mais Bedkandir soupçonnait peu ce qu’il valait, et nul flatteur ne pouvait l’en instruire. Trois chèvres, un cheval boiteux, c’était toute sa cour. J’oubliais un gros chien, vieux compagnon de son jeune maître. Ce chien l’aimait avec tendresse. Pendant la nuit, grondeur et sévère, il était sa garde ; pendant le jour, soumis et caressant, il était son ami.

La chaumière de Bedkandir, construite de pieds d’arbres, tapissée de mousse, s’élevait sur le penchant d’une colline, ou plutôt d’une prairie en forme de pyramide. Tout autour, sous un ciel plus uni que l’eau calme d’un lac, on découvrait une vaste circonférence bordée par des masses de sycomores et par des pistachiers qui ployaient sous leurs fruits. À travers le silence, on entendait le bruit d’une cascade, lancée des hauteurs d’une montagne voisine jusqu’au fond de la vallée. Là, ce n’était plus qu’un ruisseau serpentant paisible dans la plaine qu’il fertilisait. Quelques pâtres y conduisaient parfois de bien loin leurs troupeaux ; Bedkandir leur en faisait les honneurs ; sans cela Bedkandir aurait ignoré qu’il n’était pas seul sur la terre. Pour être visité par les hommes, il faut toujours avoir quelque chose à leur offrir, ne fût-ce que de l’eau.

Était-il heureux ce pâtre solitaire ? qu’en sais-je ? Il mangeait, se promenait, dormait bien et travaillait peu : c’est tout ce que je puis dire. N’est-ce pas là au surplus le bonheur ? Pour le trouver, on s’agite ; je pense, au contraire, qu’il est dans le repos. En courant après, on le fuit.

Bedkandir était venu trop jeune dans cette solitude pour qu’aucun souvenir eût pu le suivre. Son père l’y avait amené. Son père, homme fantasque, voulut étudier les mœurs, les lois et les coutumes de la terre ; il voyagea. Après qu’il eut rencontré partout ce mépris superbe des puissans pour le peuple, et ce mépris poignant du peuple pour les puissans ; cette incurable crédulité des nations qui prennent pour de la liberté le court passage d’un joug à un autre ; ces lourds amas d’impôts, perçus tantôt au nom d’un seul, tantôt au nom de tous ; quand il eut bien vu toutes ces misères, un rire convulsif pensa l’étouffer. Sans doute, le monde est assez plein d’infirmités, les hommes ont assez d’injustices, leur caractère assez d’importunes inégalités pour lasser la patience du plus indulgent ; sans doute, ce grand bruit de la vie sociale, ce choc des passions, ces flots émus d’orgueil qui crèvent et ne laissent que de l’écume, méritent bien qu’on s’en plaigne ou qu’on s’en moque ; mais jamais on ne prit une résolution pareille à celle du père de Bedkandir.

Un matin il parut sur la place publique, distribua tous ses biens à la foule, ne garda que sa femme et son fils, et quitta la ville pour oublier dans un exil volontaire cette sotte espèce humaine qu’il ne lui était pas donné de pouvoir changer, mais qu’il aurait pu supporter comme le font tant d’autres.

En apprenant sa fuite, ses amis le regardèrent les uns comme un sage, les autres comme un fou. Peut-être était-il sage et fou tout à la fois. Je le crains, car il se séparait des hommes et ne put vivre sans eux. Il mourut, s’en allant comme un voyageur pressé. Sa femme l’avait précédé de quelque jours, c’est tout simple ; elle avait moins de philosophie.

Bedkandir, orphelin à douze ans, déchira sa poitrine, et meurtrit son visage. Étendu sur la terre, il laissa passer deux jours sans prendre aucune nourriture. Vers la fin du troisième, il mangea un peu en pleurant beaucoup. Le lendemain il mangea davantage et pleura moins. Comme il était seul, sa douleur n’avait pas besoin de bienséance. Cette délicatesse qui nous fait verser des larmes pendant un laps de temps marqué d’avance, est une perfection dans le sentiment, tout-à-fait inconnue au désert.

Un vieux pâtre, touché de l’isolement de Bedkandir, venait souvent l’aider à cultiver son jardin, dont il emportait, bien entendu, les plus beaux fruits.

Ainsi s’écoulaient les paisibles années de Bedkandir, véritable ermite, aux prières près.


CHAPITRE II.




J’accueille avec joie le voyageur, quand il s’offre à moi tourmenté par le besoin.
Homère.


Assis un jour près du ruisseau, Bedkandir respirait la fraîcheur sous un platane aux larges feuilles. Son chien, couché le nez en l’air, tenait les yeux attachés sur lui. C’était précisément le jour et l’heure où, à quelques cents lieues de là Bajazet vaincu échangeait son trône d’or pour une cage de fer. Bedkandir, sans songer à rien, s’amusait à jeter des cailloux dans l’eau.

Tout à coup se présente à sa vue un homme se traînant avec effort. Il sortait du bois. Jamais notre solitaire n’en avait rencontré de semblable. Quelle opulence dans ses vêtements ! Les pierreries dont ils étaient ornés semblaient ne recevoir les rayons du soleil que pour les renvoyer plus étincelans. L’ingénu Bedkandir allait peut-être se croire en présence du prophète et s’écrier : « Dieu bénisse Mahomet », si le chien n’eût aboyé, si la voix suppliante de l’étranger ne lui eût adressé ces mots : « Par pitié, quelque peu de nourriture, ou je meurs. »

Cette prière éloigna de l’esprit de Bedkandir toute idée de divinité. Il offrit aussitôt à l’étranger ses fruits, son lait et sa chaumière ; mais combien fut grande sa surprise, lorsque l’ayant fait entrer, il lui vit boire et dévorer avec une égale avidité et les fruits et le lait ! Il ne concevait pas comment avec un si bel habit on pouvait avoir une si grosse faim. Bedkandir en resta muet. Son hôte ne parlait guère plus. Les aboiemens du chien troublaient seuls le silence ; ce chien, inhabile à distinguer le riche du pauvre, s’étonnait que pour la première fois il n’eût point sa part du repas.

La faim de l’inconnu étant apaisée, il se mit à examiner le lieu où il venait de rencontrer l’hospitalité. L’ameublement lui en parut si simple, qu’il s’écria en élevant les yeux vers le ciel : « Ô Mahomet, quelle misère ! » Bedkandir, qui, ne connaissant pas la richesse, ignorait la pauvreté, prit l’exclamation de l’étranger pour un remercîment. Plein d’un zèle plus chaleureux encore, il courut chercher une natte, l’étendit, la couvrit de feuilles, puis après s’éloigna pour laisser goûter à son hôte un sommeil de paix.

Vers le soir l’un dormait encore, l’autre jouait avec son chien, lorsqu’une foule d’hommes, suivis de douze chameaux pesamment chargés, se présentent inopinément à la porte de la chaumière. Au bruit confus de leurs voix, l’inconnu se réveille. Il se montre ; à son aspect, ces hommes poussent des cris de joie, tombent à ses pieds, baissent leur front dans la poussière. Bedkandir, dont les genoux ne fléchissaient jamais que devant le soleil pour le remercier d’être venu, ou devant la tempête pour la conjurer de s’en aller, Bedkandir les regarde. Sa surprise n’échappe point à l’étranger qui lui dit en souriant : « Ce sont mes esclaves, ils ont sauvé mes chameaux et mes trésors. — Tes esclaves ! — Oui ; pourquoi cette exclamation ? N’as-tu donc ici aucun homme qui t’appartienne ? — Hélas ! non ; je n’ai que mes chèvres et mon chien. »

Alors l’étranger raconte qu’ayant voulu guider lui-même un convoi de caisses d’or que ses chameaux transportaient vers les lointaines provinces de l’empire, les barbares Usbecks l’avaient audacieusement attaqué, lui laissant à peine le temps d’ordonner à ses esclaves de se faire tuer pour qu’il pût fuir ; mais il n’échappait au fer que pour rencontrer la faim ; la faim n’est pas moins impitoyable. Bedkandir de moins dans le monde, il périssait. « Jeune pâtre, connais ton bonheur, ajouta-t-il ; Abenhazir te doit la vie ; Abenhazir, le plus riche parmi les riches d’Ispahan. Il t’en rend grâce. Prends cette bourse, elle renferme mille sequins. Reçois aussi ses vœux. Que le prophète rende tes jours purs comme les perles d’un collier, et qu’il te fasse monter ensuite, à travers les nuages, jusque dans les bras de ses riantes houris. »

Il dit, et s’élance avec grâce dans un palanquin improvisé par ses esclaves ; ils l’ont formé de quelques branches de palmier et des schalls détachés de leurs fronts. Abenhazir, après avoir salué une dernière fois, s’éloigne. Bedkandir, immobile, l’accompagne long-temps des yeux.

Depuis cette aventure, un grand changement s’est opéré dans l’humeur de Bedkandir. Il ne cesse de rêver aux esclaves, au palanquin, aux habits somptueux ; sa bourse peut lui donner tous ces biens. Le vieux pâtre, l’ayant vue dans ses mains, lui a dit qu’avec un tel trésor on achèterait bien des chèvres et bien plus d’hommes encore. Les désirs de Bedkandir en sont devenus plus vifs. Son jardin, privé de culture, se sèche et se dépouille. Le petit troupeau a perdu son guide, le chien n’est plus caressé, les jours comme les nuits s’écoulent à voir en idée ce lieu de la terre où l’homme est porté sur les épaules de ses semblables. Son ivresse est telle, qu’il ne songe pas à ceux qui portent.

Sous l’empire de ces images, il se décide à quitter le champ, tombeau de son père et trésor de son indigence. Il en confie la garde au vieux pâtre, lui laisse également ses chèvres et son cheval boiteux, et, sans qu’il ait même pensé à se faire suivre par son chien, qui n’en marche pas moins derrière lui, il sort du vallon pour entrer dans la plaine qui se déroule immense devant ses pas.


CHAPITRE III.




En entrant dans cette ville qui brille au loin comme une cité céleste.
Lord Byron.


La plaine franchie, il fallut traverser une chaîne de montagnes, s’égarer dans les profondeurs d’une forêt, vrai labyrinthe d’où le hasard seul peut faire sortir ; se jeter ensuite dans une barque de joncs, lutter contre le torrent, et pour gagner l’autre rive, n’avoir que le secours d’une rame fragile. À ces fatigues s’en joignent de nouvelles, à ces périls d’autres succèdent. Quelques heures, quelques pas suffisaient à Bedkandir pour toucher à toutes les extrémités de sa vallée ; mais que d’heures, que de pas depuis qu’il est parti de cette vallée chérie, sans qu’il entrevoie encore le terme désiré du voyage ! Son courage allait l’abandonner, tout espoir s’éteignait dans son âme, lorsque des bois odorans, des coteaux chargés de fleurs, des plaines où semblent rouler, émues par les vents, des vagues de verdure, lui annoncent ce que des voyageurs, en passant près de lui, se disaient entre eux : « Ispahan est là devant nous ; Ispahan redevable au grand Abbaz de son antique splendeur. » En étalant à l’approche de ses murailles une fertilité merveilleuse, la nature a voulu faire fête à cette capitale d’un peuple dont le roi se proclame le fils du soleil. Enfin elle se montre avec ses mosquées saintes, ses coupoles d’or, ses jardins embaumés et ses bazars voluptueux où flottent sur les portiques des draperies d’azur, des banderolles à mille couleurs. Ispahan déploie à des yeux accoutumés aux grandes simplicités du désert les magnificences du luxe et de la cité. Long-temps Bedkandir contemple la demeure du maître absolu de l’empire, palais gardé par deux éléphans qui sont le juste emblème du despotisme oriental, bien plus lourd qu’il n’est fort. Qu’il y a loin de son humble chaumière à ces hauts monumens, à ces terrasses en l’air qui servent d’élégantes toitures aux blanches maisons, et sur lesquelles les habitans viennent respirer la fraîcheur sous des touffes de lilas ! Ah ! sans doute les hommes créateurs de ces merveilles sont bien autrement meilleurs que les pâtres de la vallée, qui savent à peine, dans leur grossière ignorance, creuser un roc pour se loger.

Bedkandir traverse ensuite les ponts hardis, il parcourt les arcades du caravansérail ; il admire les fontaines de marbre, les bains aux colonnes de jaspe, le collège des prêtres décoré de portes d’argent massif, et ces rives si vantées du Zendehroud, où, sous les sycomores, une multitude d’oiseaux à plumages variés sautillent et s’ébattent sans s’effrayer de la foule du peuple, comme s’ils savaient qu’on se garderait de leur faire le moindre mal, eux charmans oiseaux, eux citoyens aussi d’une ville qu’ils réjouissent de leurs gazouillemens.

La curiosité du pâtre est insatiable. Il va, vient, court, s’arrête et marche encore. Perdu dans la foule, personne ne prend garde à lui. Peu lui importe d’abord. Bientôt il s’en afflige ; Abenhazir se présente alors à son souvenir. Cette idée le console ; il lui faut Abenhazir, il a besoin d’un être à qui il puisse parler. Pourrait-il s’en voir mal accueilli ? Abenhazir, lui ayant souhaité la protection du prophète, ne saurait lui refuser la sienne.


CHAPITRE IV.




Si l’on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on jamais s’imaginer l’étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnaies met entre les hommes ?
La Bruyère.


Bedkandir se dirige vers la demeure de l’homme au palanquin. Un passant la lui avait indiquée ; le palais du riche Abenhazir était connu de tout le monde. Il en touche le seuil, mais vainement demande-t-il à le franchir. On le repousse. Bedkandir se fâche. Avec quelle vivacité il raconte et détaille les soins qu’il a prodigués au maître du palais, à ce maître superbe, rendu si humble par la faim ! Heureusement l’un des nombreux esclaves qui l’écoutent en riant le reconnaît et consent à l’introduire.

Le voilà devant Abenhazir. On lui dit de se prosterner, il n’en fait rien. Sa parole animée a bientôt rappelé la chaumière, les fruits et le laitage du désert. Au lieu de répondre, Abenhazir, nonchalamment couché sur de soyeuses étoffes, daigne à peine l’accueillir d’un regard. Cependant il a fait un geste ; aussitôt vingt esclaves se saisissent de Bedkandir, l’enlèvent dans leurs bras, passent dans une salle qu’un demi-jour éclaire ; là, après l’avoir déshabillé, ils le plongent dans un bassin de marbre où se balance la nappe d’une eau limpide. Les parfums qu’elle exhale ne rassurent point Bedkandir. Criant, se débattant, faisant jaillir autour de lui des flots d’écume, il emploie tour à tour la prière et la menace, lève la main à l’exemple d’Abenhazir ; inutiles soins, le même signe ne produit pas la même obéissance ; aussi ses emportemens vont-ils jusqu’à la fureur ; mais lorsque retiré du bain, on procède à sa toilette, lorsqu’il se voit vêtu d’une fine tunique de laine, toute blanche, tout ornée de broderies et sur laquelle flotte un caftan de la même blancheur, lorsqu’une aigrette où le saphir étincelle vient briller sur son front, la vanité se charge d’apaiser sa colère.

Ainsi paré, Bedkandir, libre enfin de tout effroi, est ramené près d’Abenhazir. Il le trouve entouré de seigneurs de tout âge. Le luxe de leurs habits n’est effacé que par la beauté de ceux de Bedkandir, aussi se croit-il l’égal de tout le monde. Il ne tarde cependant pas à s’apercevoir qu’Abenhazir affectueux a pour chacun des paroles obligeantes. Le seul Bedkandir est méconnu ; le pauvre pâtre n’obtient rien. Quels services ont-ils donc rendus pour recevoir tant de faveurs ! Abenhazir n’a-t-il pas dormi sur la natte de Bedkandir ? que peut-on de plus !

Au milieu de ces convives, il est plus abandonné que dans son désert où son chien, son cheval et ses chèvres étaient ses compagnons et ses amis. Dans son inquiétude, il traverse la foule en tout sens, ouvre vingt fois la bouche sans oser parler, car chacun l’évite ou détourne la tête. Enfin il rencontre un vieillard dont le maintien modeste l’enhardit ; il s’approche, hésite, dit quelques mots, se tait… ô bonheur ! la réponse arrive, la conversation s’engage ; c’en est fait, Bedkandir dans Ispahan n’est plus un étranger.

Il apprend du vieillard qu’il est oncle d’Abenhazir, qu’il se nomme Zahou. « Quoi, lui dit Bedkandir, tu es de sa famille, et il ne te parle pas ? — C’est que je suis un certificat vivant et irrécusable de l’obscurité de sa naissance ; sans moi il se donnerait peut-être des aïeux, lui, fils d’un tisserand. — Je ne te comprends pas, je ne sais pas ce que c’est que des aïeux, je n’en ai jamais vu. Informe-moi seulement pourquoi tu viens chez Abenhazir. — Si je cessais d’y paraître, il m’accuserait partout d’être un mauvais parent, et on le croirait. Chose singulière ! ma présence le gêne et lui est nécessaire. Elle le gène, parce qu’elle l’humilie ; elle lui est nécessaire, parce qu’il veut avoir l’air de ne pas mépriser les siens. L’orgueil est quelquefois bien bizarre et bien tyrannique dans ses contradictions. Il serait trop doux sans cela. »

Bedkandir allait demander l’explication de ces paroles tout-à-fait inintelligibles pour lui, lorsque soudain l’assemblée s’émeut à l’apparition d’un petit vilain bossu. — Oh, oh, que veut dire ceci, dit Bedkandir au vieillard, quelle est cette espèce d’homme ? — C’est Ocktaïr. — Ce nom ne m’apprend rien. Conte-moi ses bienfaits envers ton parent qui l’accueille avec une grâce qu’il te refuse. — Ses bienfaits ! il n’oblige personne. — Quoi donc, il n’a rien fait pour cette foule qui s’ouvre avec respect et lui livre passage, pour ces hommes qui semblent, à force de se baisser devant lui, vouloir se mettre au-dessous de sa petite taille ? — Rien. — Est-il né sous une voûte d’or, comme celui qu’on appelle roi et dont on m’a montré le palais ? — Il est plutôt né sous le bâton. — C’est donc l’un des prêtres que j’ai vus passer priant le prophète ? — Il n’est pas même de notre religion, son culte est proscrit ; pas même de notre patrie, il n’en a point. Citoyen parasite, il vit chez toutes les nations, jamais dans la sienne. — Le sait-on ? — Personne ne l’ignore. — Et l’on se prosterne quand il paraît. Qu’a-t-il donc de particulier ? — Ce qu’il a ? ce que tu n’as pas, jeune homme, ce que tu n’auras jamais. »

La surprise du pâtre le rendait immobile. Ses yeux étaient comme attachés sur Ocktaïr. Il cherchait à découvrir ce qui dans un tel personnage attirait l’hommage des hommes. Il aurait donné sa bourse pour savoir ce qu’avait Ocktaïr et ce que lui Bedkandir n’avait pas. En vain creusait-il sa pensée ; la seule chose qui le frappât dans le bossu, c’était sa bosse ; elle était en effet très-remarquable. Il se mit à la mesurer avec des yeux complaisans, envieux peut-être.

Les apprêts du repas purent seuls le distraire.

Les esclaves ont étendu sur le marbre des pavés un tapis où mille ornemens capricieux se dessinent en arabesques, et tout autour de ce tapis cent coussins moelleux tracent un vaste cercle pour un nombre égal de convives. Les flacons abondent ; ils versent au son des instrumens, aux éclats de la joie, les vins dorés du Korosan ; les mets se pressent et se multiplient. Pour orner une seule table, les mers ont laissé fouiller leurs abîmes, les bois leur profondeur, et l’aile des oiseaux n’a pu les mettre à l’abri dans les vastes plaines de l’air. L’or du riche est une baguette magique qui lui soumet l’univers. Oh ! comme parmi les convives les bruyans propos circulent avec l’appétit et le redoublent ! comme Abenhazir les encourage et les anime par son regard et son sourire ! Il sait, Abenhazir, qu’un festin ne serait qu’une aumône, si la figure riante de celui qui le préside n’en faisait un don de bienveillance et d’amitié. Ce n’est pas tout : dans cette féerie il faut que tous les sens aient leur part d’ivresse ; aussi dans vingt réchauds d’argent brûlent les aromates de Karagir dont le parfum remplit la salle du festin d’un brouillard embaumé ; aussi de jeunes filles voilées mêlent leurs chants mélodieux aux accens mélancoliques du luth qui vibre sous leurs doigts ; à juger de leur figure par l’élégance de leur taille, on en devine le charme ; on devine que leur bouche est formée pour les soupirs d’amour ; tout en elles doit être en harmonie : de telles créatures ne sauraient être inachevées. Il y a du délire dans l’émotion de Bedkandir. La table même du prophète ne saurait étaler plus de prodiges ; il n’en regrette que l’égalité. Là haut sans doute point de privilèges, pas même pour les bossus.

Ce qu’il admirait également, c’était la facilité avec laquelle tous les convives prenaient l’esprit et l’humeur d’Abenhazir, qui semblait ainsi parler par cent bouches différentes. Ocktaïr seul tenait une place plus haute. Si la flatterie était un vasselage envers Abenhazir, envers Ocktaïr elle devenait un culte ; l’un était le roi de la fête, l’autre en était le dieu. Quoi que celui-ci pût dire, on était toujours de son avis. S’il vantait un mets, chacun en goûtait ; dès qu’il vidait sa large coupe, on applaudissait, et l’on applaudissait souvent.

Le repas où venait de régner une abondance royale étant achevé, on se lève. La nuit était venue. Est-il rien qui aille plus vite, rien qui s’écoule, s’échappe et vole plus légèrement que les heures passées dans les délices ? Bedkandir, qui n’avait point quitté Zahou, lui dit : « Bon vieillard, ma joie serait sans regret si tous ces hommes daignaient comme toi me parler. Leur indifférence me fait douter si je suis leur semblable. Près de mon chien, je serais plus à l’aise. Regarde-les : leur bouche, leurs yeux, leur cœur, que sais-je ? tout est pour le bossu. Abenhazir lui-même m’oublie. Son repas est meilleur que le mien, je l’avoue ; mais quand je le lui offris, mes paroles pleines de joie durent lui paraître, j’en suis sûr, plus douces encore que mon lait. Chez vous, nourrir quelqu’un, ce n’est donc pas l’aimer ? »

Zahou l’écoutait avec intérêt. Il lui demanda s’il connaissait Amadia, la jeune sœur d’Abenhazir. D’après la réponse du pâtre, il s’offrit à l’y conduire. Ils sortirent. On ne s’en aperçut pas. Abenhazir même ne fit pas la plus légère attention au départ de Bedkandir son bienfaiteur et de Zahou son vieux parent. Il était préoccupé : on venait de lui apporter sa pipe.


CHAPITRE V.




Elle a une physionomie qui va se peindre dans tous les cœurs.
Montesquieu.


Pendant le trajet, Zahou parla de la belle Amadia à notre pâtre. « Elle diffère d’Abenhazir, lui disait-il, par ses goûts et son esprit. Aussi la recherche-t-il peu. Le palais du frère s’ouvre à la sottise en crédit, au vice heureux et puissant ; celui de la sœur n’accueille que le mérite et la vertu : elle voit peu de monde.

« Nos femmes sont captives dans le harem. Ainsi les mœurs l’ont voulu ; mais celles qui appartiennent à nos grandes familles s’affranchissent de cette sévérité. La mère de l’héritier présomptif de la couronne peut même paraître à la cour et s’asseoir devant le prince qu’entoure l’éclat suprême.

« Nous avons aussi dans les montagnes de Kerneau et de Luristan des tribus nomades et guerrières, les Ilias, chez qui les femmes ne portent pas même de voile, quoiqu’elles vivent sous la tente au milieu d’un camp.

En causant ainsi, ils arrivent chez Amadia.

Zahou a nommé Bedkandir ; il raconte comment Abenhazir fut au désert secouru par le pâtre. Amadia se lève, vient à eux. « Mon frère te doit la vie, dit-elle, tu ne saurais être un étranger pour moi. Viens, place-toi à mes côtés. Mes amis, ajouta-t-elle en se tournant avec vivacité vers ceux qui formaient sa cour modeste, vous l’avez entendu, voilà le sauveur de mon frère. » C’est à qui s’empressera auprès de Bedkandir. Il se crut bossu tant on le fêtait ; mais il s’y montra peu sensible ; tout son être venait de passer sous un charme magique.

Ô qu’elle est ravissante cette jeune Amadia ! Le ciel est bien doux, la présence d’Amadia a bien plus de douceur encore. Un sourire enjoué, une taille élancée, un sein à peine caché sous une gaze plus transparente que la poussière des cascades, tout lui sied, tout lui fait parure, et la soie de sa tunique et la pourpre d’un voile ondoyant sur son front d’ivoire ; elle colore ce front de son éclat, cette belle pourpre, comme ce beau rouge des rayons du soir qui se reflète sur le bord des nuages. Bedkandir sent fuir son âme ; il bégaie quelques paroles. « Ne prends pas garde à mes discours, mais à mon trouble, dit-il ; mes discours sont à peine l’ombre de mes pensées. »

Absorbé par la présence d’Amadia, le jeune pâtre cependant a très-bien jugé d’un coup d’œil le cercle au milieu duquel il vient d’être admis. Les visages lui paraissaient pleins de calme et de dignité. Dans chacun de ces hommes régnait une franchise extrême ; ils étaient unis par un sentiment commun d’égalité. S’il y avait là des parens, il était impossible de les distinguer des amis. Les paroles s’échangent avec bienveillance ; l’opinion d’un seul ne fait pas celle de tout le monde. Quelquefois on l’adopte, quelquefois aussi on la repousse ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’on semble ravi de n’avoir pas raison. On sait gré aux autres de ce qu’ils ont pensé plus juste que soi.

Bedkandir les considère ; puis il regarde encore Amadia. Quel enchantement pour le jeune pâtre ! Ici cependant point de festin à cent convives, point de vins ruisselant dans les coupes, point d’esclaves voluptueuses ; mais aussi c’était mieux que de l’ivresse, c’était du bonheur.

Le pâtre dans sa vallée n’était pas plus libre, près de son chien il n’était pas plus aimé. Il se demandait s’il n’avait pas toujours vu et ces hommes et cette femme, s’il était là pour la première fois. « Comment te trouves-tu ici ? lui dit Zahou. — Comme je serais si je passais ma vie avec toi ; tiens, vois-tu, dans tout ce monde, je ne crois voir que des Zahou. »

On reprit une conversation que l’arrivée du pâtre avait interrompue. Mais alors celui-ci eut beau écouter, il ne comprit rien. Des sons lui arrivaient, mais le sens d’aucune parole n’allait à son intelligence. Il crut qu’on ne parlait plus persan ; il en devint triste. Heureusement Amadia était là devant lui ; il se mit à la regarder de nouveau. Elle prenait part aussi à cette conversation ; mais, elle, en l’écoutant, il pouvait la comprendre ; il saisissait avec vivacité ce qu’elle disait : le cœur suffit pour deviner l’esprit d’une femme.

Rentré fort tard au caravansérail, le sommeil ne vint pas visiter Bedkandir au fond de son hamac. Il avait emporté l’image d’Amadia ; il ressentait déjà dans son cœur cette divine maladie qu’on nomme amour. Abenhazir aussi s’offrait à lui. Le bienfait est un lien dont le bienfaiteur seul ne se dégage pas.

Quelquefois aussi sa pensée le ramenait chez Amadia. Il cherchait à s’expliquer cette prodigieuse différence qui existait entre les hommes dont elle était entourée, et cette foule qu’il avait vue et admirée chez Abenhazir : d’un côté le calme, de l’autre le tumulte ; ici, un petit nombre ; là, tout une ville. Quelle en est la cause ? « Ah ! m’y voilà, se dit-il ; comme ces hommes ont le malheur de n’être pas bossus, ils se sont éloignés du monde, et ils ont bien fait. Il est si pénible de voir tous les hommages rendus à un autre, sans pouvoir en obtenir pour soi, de se prosterner avec la foule, tandis qu’Ocktaïr, par un étrange privilège, reste debout, lui, la tête haute, et les épaules aussi, il est vrai.

« Oui, oui, les hommes de chez Amadia vivent en solitaires comme moi quand j’étais au désert. Cela est si évident, que je ne comprenais même pas leur langage ; ils en ont un pour eux. Chez Abenhazir, au contraire, rien n’échappait à mon intelligence ; c’est qu’on y parle tout bonnement, comme je parle à mes chèvres. »


CHAPITRE VI.




L’ingratitude des hommes, les rigueurs de la fortune, les dédains de l’opinion, vous ont fait de cuisantes blessures ; mais que le cœur d’une femme s’ouvre pour vous, il en sortira un baume d’amour qui viendra toutes les guérir.
Sonetto.


Le lendemain, Bedkandir était debout avec le jour. Son chien vint à lui ; il n’y prit pas garde. Il s’habilla, trouvant un plaisir extrême à se parer des présens d’Abenhazir. Lorsqu’il fut ainsi vêtu, son chien se mit à aboyer. Bedkandir eut quelque peine à s’en faire reconnaître.

Arrivé au bazar, il s’aperçut qu’on le regardait un peu plus que la veille. « Cela va bien, se disait-il tout bas, j’attire déjà sur moi l’attention des promeneurs ; bientôt, je l’espère, ils viendront me parler. Cela tient peut-être à quelque chose qui me manque. » Ainsi rêvant, il s’achemine vers le palais d’Abenhazir où tout se préparait encore pour une fête, car les fêtes étaient les jours d’Abenhazir. Si ce n’étaient les plaisirs, par quoi donc le riche tiendrait-il aux hommes ?

Déjà dans la vaste salle la foule se pressait. Elle étouffe presque Bedkandir. Le courant l’emporte. Il n’arrive qu’avec effort auprès d’Abenhazir, qui, cette fois, l’accueille d’un sourire. On s’en aperçoit. Personne encore ne l’aborde ; mais personne aussi n’affecte plus de l’éviter. Il avait obtenu un regard du maître.

Le petit bossu ne tarda pas à se montrer. Il fut plus entouré que jamais. Il venait pour rendre service au roi d’avancer moitié des impôts, moyennant qu’on lui en abandonnât la totalité, et le roi, par reconnaissance, l’avait élevé au poste de nedim, ce qui veut dire compagnon du prince. Le nouveau nedim parlait peu ; mais dès qu’il ouvrait la bouche, l’assemblée frémissait de plaisir, et si par hasard il s’adressait à quelqu’un, celui-ci, dans sa joie, se courbait jusqu’à toucher du nez le tapis. C’est la manière la plus spirituelle de répondre à nos supérieurs ; c’est celle du moins qu’ils comprennent le mieux.

Cette journée fut pour Bedkandir un sujet inépuisable de réflexions. Il alla jusqu’à s’imaginer, tant son esprit était saisi d’une sorte de vertige, que les bossus dans Ispahan étaient des êtres privilégiés. En effet, Abenhazir, parmi ses convives, ne comptait qu’un bossu, c’était Ocktaïr, et pour lui étaient tous les hommages. Cette idée, qui passerait pour de la folie chez un autre, n’avait chez lui rien que de très-naturel. Comment pouvait-il soupçonner que la véritable bosse d’Ocktaïr était dans son coffre-fort ? Ce n’est pas la solitude qui, pour de tels enseignemens, aurait été son maître. Le monde seul donne la clef de ses mystères.

Dans son ignorance, voilà Bedkandir furieux contre la nature qui ne l’avait point fait bossu. Son dépit lui fit chercher un moyen de le devenir ou du moins de le paraître. Ainsi qu’il avait endossé un habit devant lequel chacun croyait être tenu de le saluer, ne pourrait-il pas se faire une bosse postiche pour qu’on vînt lui parler ? Fier de cette invention, il se crut un génie supérieur ; et l’amour-propre, de tous les flatteurs le plus fertile en trompeuses raisons, se chargea de lui dérober le ridicule de son projet.

Dès le lendemain, ayant placé sous sa robe un énorme coussin, il se rendit de la sorte le bossu le plus lourdement chargé de toute la Perse. Il alla jusqu’à se féliciter de n’avoir pas été aperçu d’abord. « Ils en ignorent mieux comment sont mes épaules, se disait-il ; je suis donc libre de les grossir à ma fantaisie. Leur indifférence me sert ; ils m’ont hier refusé un regard, aujourd’hui je ne les tiendrais pas quittes avec du respect, il me faut de l’admiration. » Pour la trouver, pour en jouir, il se rend au palais d’Abenhazir.

Il entre.

À son aspect on se regarde, on parle, on murmure, le trouble va croissant. « Bon, bon, se dit Bedkandir, ma bosse produit son effet, le talisman opère. » Par une fatalité bien malheureuse, Zahou n’était pas là pour le protéger, pour lui faire comprendre son extravagance ; aussi, d’un air hardi, va-t-il se poser à côté même d’Ocktaïr. Abenhazir frémit ; trois fois il a frappé dans ses mains. Il se lève. « Je savais bien, dit Bedkandir, qu’il viendrait à moi. » Les muets paraissent. Leur présence annonce une mission sinistre. En Orient, pour trouver dans l’esclave une obéissance silencieuse, la langue captive ne suffirait pas, il faut qu’elle soit coupée. Dociles à la fureur du maître les muets ont saisi Bedkandir, ils l’entraînent, le meurtrissent sous le fouet du sérail, et le jettent ensuite, la honte au front, hors du palais. Le peuple s’assemble, les gardes accourent ; on leur livre le coupable mourant d’effroi. Bedkandir passe de l’éclat du jour aux ténèbres d’un cachot.

Quelque chose de velu, en se précipitant sur lui, ajoute à sa frayeur : c’était son chien qui l’avait suivi, tout bossu qu’il s’était fait. Bedkandir n’a pas la force de caresser ce pauvre chien ; il ne voit en lui qu’une victime de plus. Jamais, jamais l’ombre de sa prison ne se dissipera ; il le croit : car la crainte persuade mieux que l’espérance.

Tout à coup le cachot s’ouvre ; Bedkandir respire à peine. Est-ce la mort qui entre ; Oh ! non, la voix qu’il entend est trop douce « Lève-toi, lui dit-on, on ne peut être coupable avec tant de jeunesse et de candeur. Tu n’outrageras jamais personne, pas même un Ocktaïr. Sors de cet affreux séjour, et, puisse ta liberté venant d’Amadia, en avoir pour toi plus de charmes ! » Ces mots d’Amadia et de liberté se mêlent délicieusement aux oreilles du pâtre. Il baise le voile blanc de sa bienfaitrice et la suit en silence.

Après de longs détours Bedkandir a revu le soleil, et le soleil lui fait revoir Amadia, belle de joie et de plaisir. Ses yeux enivrés s’attachent sur elle. « Ne trouves-tu pas ce jour bien pur ? lui dit Amadia. — Oh ! répond le jeune pâtre éperdu, il y a quelque chose de plus pur encore dans l’univers : c’est ton âme. » Amadia baissa son voile pour cacher sa rougeur. Ses femmes et ses esclaves la rejoignirent ; elle se plaça dans un palanquin, et disparut. Bedkandir, immobile, crut perdre une seconde fois le jour et la liberté.

Des cris affreux l’arrachent à sa rêverie. Le peuple accourt en tumulte. « Aux armes ! aux armes ! crie-t-on de toutes parts ; aux armes ! les Usbecks fondent sur nous. » La ville est sans défense. Au milieu de cette foule éplorée, Bedkandir aperçoit Zahou. Il vole vers le vieillard. « Où vas-tu, lui dit-il ? — Mourir pour épargner à mes yeux le désastre et la honte de notre cité. Nos visirs ont usé leurs forces contre nous ; ils n’en ont plus contre l’ennemi. Une poignée de ces brigands suffit pour mettre tout en fuite. — Mourir ! toi ? Si j’ai sauvé Abenhazir qui m’était inconnu ; si, tout ingrat qu’il s’est fait, je donnerais encore pour lui mon sang, penses-tu que je te laisse périr, toi qui m’as accueilli, toi qui m’as aimé ? Viens, marchons. Plus d’une fois j’ai vu fondre dans ma vallée des animaux à la gueule affamée ; je sais comment il faut les combattre et les tuer. — Brave jeune homme, quelle ardeur brille dans tes yeux ! — J’en ai bien plus dans mes veines. »

Bedkandir a pris un cimeterre des mains d’un soldat. « Au lieu d’attendre l’ennemi, dit-il, allons à sa rencontre. » Son courage, son air, sa jeunesse font renaître la confiance. On le suit. Dans leur marche, ils aperçoivent Ocktaïr qui, courant de toute la vitesse de son coursier vers la porte par où les Usbecks n’arrivaient pas, remettait de nouveau en voyage son patriotisme cosmopolite. Bedkandir et le peuple sont bientôt en présence des Usbecks. Un terrible combat s’engage. Les Usbecks résistent d’abord, cèdent enfin, et fuient pour aller tomber plus loin. Bedkandir se met à leur poursuite. C’est peu de les vaincre, il veut les exterminer. Il les presse… Quel spectacle s’offre à sa vue ! Une femme est lâchement entraînée par quelques uns de ces barbares qui, pour piller la ville, s’étaient détachés du combat. C’est Amadia. S’élancer sur eux, les disperser, tomber aux pieds d’Amadia délivrée, la rassurer : toutes ces actions auraient besoin, pour être décrites, de l’âme qui les fit entreprendre. « Bedkandir, Bedkandir, de quels périls, de quels outrages tu viens de me sauver ! Existe-t-il dans l’univers une récompense digne de toi ? — Oui, tu peux t’acquitter par un bienfait immense. Que je ne te quitte plus, n’importe à quel titre, ton ami, ton serviteur, ton esclave. — Toi, mon esclave, lorsque je t’appartiens. Ma vie et mon cœur, tout est à toi. » Zahou dans une joie inexprimable laissait couler ses larmes. « Tu seras mon père, lui dit Bedkandir. — Ô charme de tous mes momens ! ô mon Amadia ! ton frère m’a méconnu, lui que j’arrachai à la mort, et toi, pour un service semblable, tu me rends mille fois plus que je ne t’ai donné. Ô que le cœur des femmes est plus juste et plus tendre ! Leur reconnaissance, pour s’embellir encore, devient de l’amour. »

Puis, revenant tout à coup sur le souvenir d’Ocktaïr, il s’écria : « Conçoit-on cette lâcheté ! il abandonne, au moment du péril, une ville où l’on semblait l’adorer. — Il n’a jamais fait autre chose, répondit Zahou ; sa vie est un long tissu de honteuses actions. Les hommes sont vraiment inexplicables : si l’on reste pauvre pour ne pas cesser d’être vertueux ils vous estiment, sans doute, mais ils vous délaissent. Si par mille infamies on acquiert la richesse, ils vous méprisent, disent-ils ; oui, mais leur foule adulatrice viendra se jeter sous vos pas. Eh ! de bonne foi, quel est le plus méprisable, de celui qui reçoit un encens qu’à tout prendre il peut croire avoir mérité, ou de celui qui, en le prodiguant, sait fort bien qu’on ne le mérite pas ?

— Tu as raison, répliqua le pâtre, mais tu ne dis pas tout : jamais un Ocktaïr n’aura comme moi l’amour d’une femme et l’estime d’un vieillard. »

À tant de bonheur se mêle pourtant l’inquiétude. Bedkandir n’aperçoit pas son chien. S’est-il perdu dans la mêlée ? a-t-il péri ? Cette crainte accablante le suit jusqu’à la demeure d’Amadia ; mais quelle est sa surprise en y trouvant le chien couché sur un coussin ! Il dormait. Le pauvre animal avait deviné qu’il était là chez lui.



CLOVIS.

NOTES HISTORIQUES.


Un vase précieux enlevé dans la basilique de Reims mit le chef barbare Lot-Wig en relations d’intérêt et bientôt d’amitié avec un prélat plus habile ou plus heureux que les autres. Sous les auspices de Remigny, évêque de Reims, les événemens parurent concourir d’eux-mêmes au grand plan des prêtres de la Gaule.

Thierry, Conquête des Normands.

Parmi les rois francs de la première race, Clovis est l’homme politique.

Idem, Lettre VI sur l’Histoire de France.

CLOVIS.



La simplicité de douze pêcheurs sans secours et sans art a changé la face de l’univers.
Bossuet.


Des soldats se pressent en foule autour de dépouilles amoncelées devant les portes de Reims : ce sont les Francs avec leur figure sauvage, avec leur chevelure rouge. Sans casques, et la tête toute nue, sans cuirasse et le corps à peine couvert d’une toile légère, ils ont pour arme dans la main une espèce de javelot terminé par deux pointes de fer recourbées en forme de crocs ; arme terrible avec laquelle, comme le lion avec ses dents, ils déchirent leur ennemi. D’où viennent-ils ? de vaincre, non loin dans la plaine, les Alains, peuples indisciplinés, qui, après avoir franchi le Tanaïs, le Danube, le Rhin, s’étaient un moment arrêtés sur les bords du Liger ; ils ne tardèrent pas à le traverser aussi pour se mettre encore une fois en marche au pas de course, ravageant et pillant jusque sous les murs de Reims. C’est là que les Francs leur ont appris qu’ils ne devaient pas aller plus loin. En fuyant, les vaincus abandonnent l’immense butin dont le partage va servir de récompense à la victoire.

Au milieu des vainqueurs sanglans et joyeux, il en est un qui domine cette fête des camps.

À sa chlamyde parsemée d’abeilles, à ses cheveux tressés et retenus sur le front par trois cercles d’or pur, à sa voix forte et nourrie dans l’habitude du commandement, la taille haute, une hache à la main, le regard fier, l’attitude imposante, si jeune qu’il serait à peine un homme s’il n’était un héros, le chef des Francs, le successeur des Ricimer, des Marcomir et des Teudôme, Clovis enfin, le superbe Clovis, laisse aisément deviner en lui la majesté du rang suprême.

Dans ce butin où sont pêle-mêle les joyaux et les armes, où des captifs, jetés sous le pied des chevaux, attendent un maître comme dernière espérance ; où, dans des chars traînés par des taureaux, on a entassé les coupes d’or du festin et les vêtemens tissus par les vaincus dans l’espoir du triomphe : là, parmi tant de richesses, un vase du culte des chrétiens brille des feux de l’émeraude et du saphir. Les Alains le dérobèrent dans la basilique consacrée à celui qui, faisant de sa croix un autel, en fut tout à la fois la victime et le dieu. Devant ce dieu, Clovis a vu plus d’une fois Clotilde, sa royale compagne, baisser un front sur lequel ont coulé les ondes du baptême. « Je veux ce vase ; il sera ma part », dit-il en balançant sa hache menaçante.

Tandis que l’armée entière se tait, un seul, plus audacieux que l’armée, s’écrie : « Pour qu’il soit ta part, attends du moins que le sort te le donne» ; et le monarque ne daigne pas même répondre à celui qui réclame son droit fondé sur l’égalité du partage. Plus tard, un an après, allant plus loin dans la hardiesse de sa puissance, Clovis saisira le plus frivole prétexte pour fendre d’un coup de hache la tête du téméraire soldat ; mais aujourd’hui, dévorant son offense, il affecte de prendre avec tranquillité le riche ornement de l’autel des chrétiens, qu’il remet à l’un de ses gardes, en lui montrant du doigt les murs de la ville.

Du haut de ces murs, Clotilde, entourée d’une cour jeune et charmante, assistait à cette pompe toute guerrière. Elle était modeste sous la pourpre des rois, comme on l’est sous la bure de l’artisan ; elle était simple avec le sceptre, comme le sont les bergères avec leur houlette : mais sa simplicité avait quelque chose de ces bergères qui, à la voix du Très-Haut, chassent devant elles les conquérans ; mais sa modestie rappelait cette vierge visitée par un ange, et recevant de lui la promesse qu’elle enfanterait un fils qui serait tout ensemble prophète et roi, pontife et Dieu.

C’est dans les mains de Clotilde que ce vase précieux est déposé. Clotilde le reconnaît avec une pieuse joie ; c’est elle, c’est sa ferveur qui en avait paré l’autel de la basilique, où plus chrétienne que reine, elle a plus d’une fois prié pour un époux qu’il lui tarde de voir prier lui-même.

La nuit cependant est venue. Les Francs sont rentrés sous leurs tentes. Clotilde attend son époux ; il arrive, il se montre, terrible encore sous ses armes, mais le sourire dans les yeux. « Je vais m’éloigner de toi, Clovis, dit-elle, mais pour un seul moment. Ce vase que tu n’as pas laissé profaner par la main du soldat, est trop long-temps absent des lieux où chaque jour je vais placer sous la garde de mon Dieu tout le bonheur que tu me donnes. Jamais je n’eus tant besoin d’implorer ce Dieu. Des peuples guerriers ont franchi nos frontières et traversé les fleuves ; pour me rassurer, il ne faut rien moins, Clovis, que ton courage et le ciel. » Puis, comme par une illumination soudaine, Clotilde presse son époux de la suivre : « Tu veilleras sur ma prière ; tu joindras ton âme à ma voix ; Clovis, le vrai Dieu accueille tous ceux que lui amènent les dangers ou le malheur. »

Elle achève à peine, et déjà tous deux sont sortis du palais. Tout est simple, tout est facile quand on marche dans les décrets de l’Éternel. Les remparts tombent, le jour s’arrête, la bouche des faibles est éloquente, la main du berger atteint le front des géans, et voilà tout à l’heure qu’un farouche Sicambre est conduit aux pieds du Christ par une femme, être timide et tremblant.

Arrivés à un cloître construit non loin de la basilique, les époux sont reçus par un religieux qu’on eût dit placé là pour les attendre. La vue de ce religieux porte dans l’âme du monarque un sentiment qui lui était encore inconnu : le respect. Cette pâleur, cette sévérité de visage, l’horreur de ce cilice qui couvre le corps, de cette ceinture de fer qui serre les reins ; la retraite, la solitude, tout parle, tout crie, tout est animé dans cet homme. Chez lui les passions ont été si bien vaincues, que même avant de la quitter, il n’a déjà plus rien de la terre.

« Depuis long-temps, Clovis, dit le vieillard, j’espérais ta présence. Plus tu avances dans les Gaules, plus le christianisme te cerne. Prenant place à tes côtés, il se trouve jusque sur ton trône. Refuseras-tu d’être aussi sa conquête ? L’Occident te demande un Constantin. Le lieu saint qui te reçoit ne dirait-il rien à ta pensée ? Ce n’est point le hasard qui t’a pris par la main ; car les actions de ceux qui règnent ne sont pas ainsi abandonnées. Pasteurs des peuples, les rois s’en font suivre ; et Dieu, pasteur des rois, les guide à son tour, pour que peuples et rois marchent d’un pas et plus ferme et plus sûr.

« — Sans donner à ma présence, en ce lieu, une cause divine, vieillard, si par ta bouche je puis connaître ton culte, j’en rendrai grâce au hasard. Comme roi, il est important que je sache si ce culte n’est pas anti-social, ainsi que ses ennemis le lui reprochent. Comme homme, mes yeux ne se refuseront pas à ses clartés, s’il porte en effet avec lui la lumière.

« Dis-moi : quel est le christianisme ? En nous promenant ici tous deux, nous respecterons la prière de Clotilde. »

Le monarque prononça ces paroles avec une grande douceur. Il prit par la main le religieux, et tous deux s’enfoncèrent dans le cloître, dont les arcades, en se découpant sur le ciel d’une belle nuit, semblaient former une longue suite de tableaux à cadres de pierre sur un fond d’azur semé d’étoiles.

Après un moment de silence, le religieux, d’un ton inspiré, dit à Clovis :

« Notre culte, devant être universel, a pour chaque homme un langage particulier. Terrible ou consolant, simple ou sublime, le christianisme arrive par mille chemins divers aux esprits incultes comme aux intelligences éclairées, à la raison des rois comme au bon sens du peuple. Ma parole sera donc sans effort à la hauteur de ton diadème.

« Connais ma religion : elle convertit en se révélant. L’obscurité des oracles est la langue des dieux imposteurs ; la bouche du vrai Dieu est, au contraire, pleine de clarté ; et de même que sa main, en passant sur la terre, a déchiré le bandeau des aveugles, de même la religion qu’il nous a laissée donne aux intelligences la lumière.

« Le christianisme est empreint des deux caractères qui se manifestaient dans Jésus-Christ. Ouvrage d’un Dieu législateur, il est tout à la fois un culte et une législation. Par l’un il rapproche l’homme de la divinité ; par l’autre, il unit l’homme à ses semblables. Le chrétien est formé, en naissant, pour être citoyen de cette vie et citoyen de l’éternité.

« Quelle société avait vu son harmonie réglée par la présence même de celui qui règle les grandes harmonies du Ciel ? Tout sage qui jusqu’alors avait réparé l’ordre des États, condamnait lui-même son ouvrage en doutant de sa durée. N’est-ce pas Lycurgue qui fait jurer qu’on ne touchera pas à ses lois avant son retour, et qui, maître de ce serment, fuit et ne reparaît plus ? ô faiblesse ! le législateur est obligé de cacher sa mort, pour que sa législation puisse vivre.

« À Rome, Numa s’enveloppe dans une pieuse imposture : c’est une nymphe qui l’inspire. Il avait deviné que la loi, pour être quelque chose, a besoin de se couvrir des respects dus à la divinité. Aussi Rome baissa la tête en voyant sortir d’un bocage ce Moïse païen.

« Pour la terre arrachée au mensonge, les temps sont accomplis où le vrai Dieu est venu faire des lois et les proclamer lui-même. Ce Dieu, homme, roi, législateur et victime, est arrivé sans royaume, sans armée, sans sceptre, sans tonnerre ; il ne vient même plus cette fois avec cette apparence terrible qu’il avait sur le mont Sinaï. Là cette montagne fumait de la majesté du Seigneur ; ici, dans les campagnes de la Judée, sur les bords du Jourdain, toute sa puissance est dans sa parole. Rien de plus simple que les discours de Jésus ; les enfans le comprennent et viennent à lui.

« Dès ce moment, la société chrétienne existe. Les droits du fondateur de cette législation nouvelle ne pouvant plus être pesés, comme s’il s’agissait d’un de nos semblables venant nous dicter des lois : voilà l’autorité.

« Nul ne se croyant plus sage que la sagesse suprême, ne tentera de renverser l’ouvrage établi : voilà la durée.

« Se soumettre à un autre, c’est s’abaisser ; en cédant à Dieu, on s’élève : voilà l’obéissance, mais grande et noble.

« Ce qui était vrai pour les uns ne l’était pas pour les autres ; désormais la vérité étant la même pour tous, puisque tous reconnaissent celui qui l’a révélée : voilà l’universalité.

« Pour faire accepter des lois, il faut une force quelconque ; et qui la possède peut en abuser pour lui ou pour ceux qui l’aident ; mais Dieu, en qui toute force réside, ne tenant rien des autres, peut à chacun faire sa part : voilà la justice.

« Les Codes humains, où sont enregistrés les châtimens, sont faits pour réprimer le crime. Le Code divin est fait pour inspirer la vertu ; ceux-là vengent la société ; celui-ci lui conserve son innocence : voilà les mœurs.

« Enfin, ce farouche patriotisme, nourri de la haine contre l’étranger, cède à cet amour commun et fraternel dans lequel sont embrassés tous les chrétiens de toutes les patries : voilà la guerre plus difficile ; la voilà surtout plus humaine.

« Telle est l’organisation sublime de cette société nouvelle. Pour l’établir sur la terre, où sont ses armées ? les voici : elles se composent de douze disciples pauvres comme le maître.

« Ils partent, ces douze disciples, porteurs du nouveau Code des nations. Forts de leur faiblesse, les voilà s’acheminant, sans se douter que le but de leur voyage est d’aller placer la croix sur la couronne des Césars ; les maîtres du monde seront soumis aussi bien que le monde. Chose admirable ! Rome, par la victoire, s’était approprié non seulement les trésors, les terres, les cités des vaincus, mais encore leurs arts, leurs lumières et jusqu’à leurs religions. Elle concentrait ainsi dans ses murs la civilisation de l’univers pour la pousser en avant avec plus de force. Le génie de la Grèce respirait dans ses marbres et dans son éloquence ; à côté de l’Égyptien Sérapis, Bacchus l’Indien avait pris place au Panthéon. Les vaisseaux enlevés à Carthage portaient pour enseigne la louve de Romulus ; le bronze mêlé d’or venait de Corinthe pour se façonner en lauriers sur le front des empereurs ; la pourpre de Tyr, parure des rois, ornait la toge des patriciens ; tout à la fois vaste citadelle dressée au milieu des nations pour les contenir, vaste musée enrichi de tous les monumens de l’intelligence humaine, vaste olympe où tous les cultes de la terre semblaient avoir envoyé une députation de leurs dieux : Rome la superbe, Rome avait tout ramassé sur un point, pour que le christianisme, comme d’un seul coup, pût conquérir tant de conquêtes. C’est là qu’il marche en foulant la poussière des idoles brisées ; c’est là que, monté au plus haut sommet de l’esprit humain, il jette de toutes parts les flots de sa lumière inattendue, et vient avec sa miraculeuse civilisation remplacer la civilisation des hommes qui s’efface et qui s’éteint, emportant avec elle sa législation oppressive et ses dieux corrupteurs.

« Admirons de tels prodiges ; comptons-en les effets en parcourant la ville païenne, où le christianisme, véritable fluide céleste, pénètre dans les lois, les mœurs, les institutions, afin d’opérer la révolution sociale la plus complète qui ait jamais étonné la terre.

« Il change d’abord la guerre : c’est-à-dire qu’il change Rome tout entière et d’un seul coup, car la guerre c’est Rome.

« Quand ses soldats attaquaient une nation idolâtre comme eux, il fallait que celle-ci songeât à défendre les dieux, la patrie et la liberté. Rome égorge les enfans, traîne les femmes en esclavage, promène la charrue sur la poussière des villes abattues ; mais dès qu’elle devient chrétienne, dès qu’elle n’a plus à combattre que des peuples également chrétiens, tout prend une face nouvelle ; le Christ donne des entrailles à la victoire ; le peuple qui succombe conserve la vie, la liberté, les lois, et toujours les autels où vaincus et vainqueurs viennent se réunir pour prier.

« La guerre chez les chrétiens n’est qu’un différent, un simple duel entre deux armées. Le fond de la société n’est ni ébranlé, ni même atteint. Chez les nations idolâtres, la guerre est l’extermination même. Les Grecs si policés considéraient tous leurs ennemis comme des barbares ; ils les dégradaient par ce nom ; ils les jetaient hors du monde social, pour avoir le droit de les détruire. Parmi nous le baptême est une sorte de civilisation universelle ; quiconque l’a reçu est homme devant un homme.

« Du champ de bataille cette religion arrive au Forum, où le tribun harangue la multitude, où il lui rappelle que des patriciens ont usurpé les terres prises à l’ennemi, et dues au peuple romain comme prix de la victoire ; qu’il peut donc par la violence reconquérir son droit de partage. Triste lutte entre le peuple et les grands, où la propriété est sans cesse disputée. Le sol tremble moins sous le pas des chrétiens ; un seul mot le raffermit, mais ce mot est venu de la bouche de son législateur : « Tu ne convoiteras jamais le bien d’autrui. »

« Toujours en compagnie de cette religion, arrivons sur le marché public auprès de l’esclave : « Tu m’appartiens, lui dit-elle ; cet homme qui veut t’acheter m’appartient aussi ; vous êtes tous deux chrétiens. À quel titre l’un vient-il attenter à la liberté de l’autre ? Point de servitude ! Les enfans d’un Dieu ne sauraient être les esclaves de l’homme. »

« Active et vigilante, nous la voyons accourir au-devant d’un père armé contre son fils. « Que fais-tu ? s’écrie-t-elle. — Sa vie est à moi. — Sa vie est à Dieu. — L’État me la donne. — Dieu la garde ; j’abolis une loi de sang ; je te fais, par mon autorité sacrée, protecteur et non bourreau des tiens. — Qui es-tu pour me parler ainsi ? — La religion chrétienne : tombe à mes pieds ; maintenant te voilà père. »

« Elle dit, et déjà nous la trouvons auprès d’une femme dégradée au milieu de ses compagnes, nombreuses épouses d’un seul homme. Chassée, puis rappelée, vendue ou prêtée, n’est-elle pas une créature sortie de la main du Seigneur ? Femme, dont la noble tête fut trop long-temps humiliée, une place plus relevée t’appartient dans la famille. Le christianisme le veut ainsi : les lois obéiront.

« Tu n’iras plus également, au jour du mariage, implorer Junon, compagne incestueuse d’un Dieu adultère. La vierge chrétienne, recevant un époux aux pieds de nos autels, trouve dans le ciel une Vierge à qui peuvent s’adresser les soupirs et le trouble de sa pudeur. Le mariage se ressent de cette pureté primitive ; il demeure chaste et pieux. Combien est admirable tout ce que fait la religion pour lui imprimer l’ordre, pour perpétuer sa durée ! Chaque fois que le mariage crée une famille nouvelle, c’est presqu’un petit royaume qui se trouve fondé : il a ses lois, ses coutumes ; l’autorité s’y partage entre deux époux. L’amour, à qui il n’est plus permis de s’égarer, les unit et se plaît à descendre sur les enfans, jeune peuple d’où sortiront à leur tour les souverains d’une foule d’autres familles.

« Ne frémis-tu pas en rencontrant sur la voie publique le nouveau-né qui ne trouve pas même dans la vie la pitié de sa mère ? Ne frémis-tu pas à l’aspect de ce vieillard battu de verges pour un peu d’or qu’il ne peut rendre ? N’es-tu pas saisi d’horreur à la vue de ces esclaves massacrés sur le tombeau d’un maître ? Tu détournes les yeux de ces spectacles ; c’est pour en rencontrer un plus affreux : pressés, entassés dans un temple, là sont encore des esclaves expirant sous la main des bourreaux, parce que leur nombre surcharge la cité, comme un luxe inquiétant.

« Partout, dans la législation païenne, la force lève une tête insolente. Le glaive des prétoriens fait les empereurs ; un citoyen tient dans les fers des milliers de citoyens ; le riche écrase le débiteur pauvre, le mari chasse sa femme, le père tue ses fils ; il fut même une république où la jeunesse égorgeait, comme devenue inutile, la vieillesse languissante. En proclamant la justice, le Christ, d’un mot, a tout affranchi.

« Veux-tu suivre maintenant la marche du christianisme dans l’univers ? Victorieux, parce qu’il pose, partout où il arrive, les bases d’une société complète ; éternel, parce qu’il sera impossible de lui substituer quelque chose de meilleur, nous l’avons vu en Italie ; nous le retrouvons, tant il est rapide, en Grèce, où Paul convertit Corinthe ; en Afrique, où Tertullien se mesure avec les faux dieux et les écrase ; aux murs de Bysance, où il est allé chercher l’empire romain qui s’y était réfugié, croyant rajeunir en se donnant une ville nouvelle ; en Judée, où le Calvaire est devenu le Capitole du monde régénéré. Il vient de naître, il est partout. Les Barbares eux-mêmes se laissent apprivoiser par la doctrine modeste de Jésus. Puis il pénètre dans les Gaules ; puis toi-même, Clovis, et tes Francs, semblez n’être venus que pour vous incliner devant lui. Ce grand événement est commencé. Tu ne peux ignorer que déjà dans ton armée le Christ a répandu sa lumière.

— Ta confiance appelle la mienne, interrompit vivement Clovis ; le christianisme avait été dénoncé à ma vengeance : on vint me dire qu’il éteignait toute ardeur guerrière. Le chrétien, m’assurait-on, n’a plus ni patrie, ni courage. Privé du combat que son culte interdit, au lieu de lauriers, on le couvre de cendres. Ma colère allait réveiller les supplices ; mais un jour, dans la chaleur d’une bataille indécise, il fallait un dernier effort ; quelques unes de mes légions en abusèrent. Pour marcher, elles m’imposèrent des conditions : d’avance elles me firent payer la victoire. Je triomphai. En revenant du carnage, j’aperçus une cohorte toute mutilée : « Soldats ! m’écriai-je, que voulez-vous pour tant d’exploits ? — Rien, me répondirent-ils ; notre récompense n’est pas de ce monde. Dieu nous a dit de te défendre, toi, le roi ; toi, le fils et le représentant de la patrie. Notre sang t’appartient : Dieu nous en tiendra compte… » C’étaient des chrétiens. Maintenant continue ; un tel exemple m’avait disposé à t’entendre.

— Tu as donc pu le voir par toi-même, le christianisme pénètre aussi bien au fond des âmes que dans les lois et dans les institutions : comme la vie, il circule dans toutes les veines du corps social.

« Compagnon de l’homme, il marche avec lui ; à la naissance, il nous reçoit ; à la mort, il nous assiste ; au combat, il bénit nos drapeaux ; dans nos misères, il a des palais pour le pauvre et pour le malade. Il m’est facile de dire tout ce que fera le christianisme, car je sais tout ce qu’il est. On le trouvera partout : on le verra, au milieu des glaces voisines du ciel, portant l’hospitalité dans des lieux qui ne sont pas même habités par des hommes ; on le verra, au pied de l’échafaud, recevant dans ses bras le criminel que la loi pousse à la mort. C’est ainsi que, ne bornant pas sa sollicitude à veiller sur l’ensemble de la société, il va chercher et prendre chacun de ses membres pour l’envelopper.

« Il t’enveloppera, toi aussi. Clovis, je t’ai appris quel législateur est descendu du ciel pour nous en apporter la sagesse ; je t’ai montré la concorde née du précepte qu’il faut aimer les autres comme nous-mêmes, la paix des familles assurée par la bonne foi des mariages, les nations réconciliées, l’esclavage aboli, la propriété tellement protégée qu’on a interdit jusqu’au désir du bien étranger. Enfin, sans te remettre sous les yeux tous les détails de cet immense tableau, sache que, pour consacrer cette législation, ouvrage d’une puissance toute divine, un grand sacrifice fut nécessaire ; et, comme il n’y avait pas d’holocauste assez grand pour le consommer, Jésus-Christ se donna lui-même : l’autel fut à Jérusalem, mais le sang de la victime baigna l’univers.

« Maintenant c’est à toi de juger : tel est le plan vaste et magnifique de cette société qu’on pourrait appeler une république céleste. Sans art, sans éloquence, j’ai laissé ses beautés immortelles te frapper de leur seule autorité : je n’ai fait que soulever le voile. Ainsi, dans le temple, à Jérusalem, la main d’un lévite inconnu, enfant ou vieillard, suffisait pour ouvrir le sanctuaire, et montrer l’arche sainte placée sous la garde des chérubins. »

Il se tait.

Si plusieurs religieux n’étaient entrés dans le cloître, Clovis serait demeuré long-temps absorbé dans ses pensées. « Mes compagnons de solitude viennent me chercher, reprend le vieillard ; nous allons prier ensemble pour les chrétiens que le sommeil délasse. Ainsi la terre n’est jamais sans commerce avec son Dieu : si quelqu’un souffre, nous demandons la fin de ses misères ; si quelque autre oublie le Créateur, nos cantiques suppléent à l’oubli de la créature. Tandis que, dans un culte grossier, c’était la flamme des réchauds qu’on ne laissait point éteindre, chez nous, dont le culte est fait pour l’âme et pour l’intelligence, c’est le feu des prières qu’on ne laisse jamais mourir. »

Le monarque se joint au pieux cortège ; il entre dans l’église. Au milieu de l’obscurité profonde, les lampes de l’autel forment autour de la croix de Clotilde une sorte d’auréole. Rangés en cercle, des religieux de tout âge entonnent les louanges du Très-Haut. L’un d’eux accomplit les saints mystères. Pour la première fois, Clovis en est le témoin. Immobile, étonné, plein de respect, appuyé contre un pilier en face de l’autel, le fier Sicambre répète par un mouvement involontaire de ses lèvres des prières qu’il ne comprend pas encore. Combien ce sacrifice lui semble pur ! Dans les cérémonies du culte des druides, dans celles des païens, on ne sait prier qu’avec la hache ou le couteau. Mais ici, chez les chrétiens, point d’animaux égorgés ; ici la main du sacrificateur ne s’égare jamais dans des entrailles fumantes. Gloire au Messie, il a tout lavé, jusqu’aux parvis des temples.

C’est de la sorte que cette nuit s’achève.

Clovis en s’éloignant reconduit sa compagne chrétienne qui jamais ne lui sembla si belle.

Rentré au palais tout ému, tout préoccupé, le monarque mande Hagdebert, son ami, son guide ; Hagdebert, de tous les mortels le plus renommé par sa sagesse. Clovis aurait plutôt quitté son épée dans un combat, qu’il ne se serait séparé de ce vieillard dans les conseils. Ils réunissent à eux deux ce qu’un homme à lui seul ne saurait posséder que difficilement : une âme de feu, un esprit froid.

« Hagdebert, dit Clovis en le voyant paraître, je viens d’avoir un entretien secret avec l’un des prélats de la Gaule. — Quel en était l’objet ? — Son culte. Mais, je dois l’avouer, il a moins cherché à faire de moi un disciple de son dieu, qu’un législateur de sa nation. — Cela devait être. La religion, pour un homme isolé, n’est qu’une affaire entre lui et le ciel ; mais quand cet homme est chef d’empire, la religion alors est une affaire entre son peuple et lui. — Que faut-il faire ? — Se rendre. — Tu m’en diras la raison. — Sans hésiter. Je vais te montrer le côté politique de cette grande question dont le prélat t’a fait voir le côté social. Depuis long-temps je la médite, je serai bref ; la parole du soldat est comme son glaive : elle doit frapper vite et fort.

« Quel a été le but de notre expédition dans les Gaules ? non sans doute de les traverser d’un pas plus ou moins rapide, de piller, de ravager, de donner de l’or et des femmes à nos soldats, de prendre de la gloire pour nous, puis de revenir comme des voyageurs dans nos huttes, au-delà du Rhin, près de nos marais fangeux. Nous avons conçu de plus vastes desseins : nous cherchons un ciel pur, une terre féconde ; nous voulons, en un mot, une nouvelle patrie.

« Quelles sont nos ressources ?

« Un chef vaillant, toi, que nous avons choisi, toi qui as dépassé toutes nos espérances ; à ta suite marche une armée peu nombreuse, mais bien aguerrie, et surtout animée d’un sentiment que j’appellerai fraternel. Chefs et soldats, tous ont ensemble répandu leur sang. C’est presque l’avoir reçu de la même mère que de le faire couler sur le même champ de bataille. Nous avons vaincu, nous vaincrons encore ; mais toujours se battre, ce n’est pas posséder : la paix seule assure la conquête.

« Quels sont les obstacles ?

« Ils sont immenses : il nous faut lutter non contre un roi, non contre ses légions, mais contre un peuple. C’est donc une lutte épouvantable et qui doit finir par nous écraser ; car les plus fortes armées périssent, tandis que les peuples ne meurent pas. Lors même qu’on ne parviendrait pas à nous exterminer, il suffirait de la haine nationale pour nous consumer. La haine nationale est un feu qui dévore.

« Les Gaulois n’ont que trop sujet de nous haïr, et voilà pourquoi tout un peuple est contre nous. Ils savent ce qui nous attire chez eux : nous venons pour les dépouiller d’une portion de leur territoire, et, ce qui est peut-être plus cruel encore, nous leur apportons le despotisme, car jamais de l’injustice ne naquit la liberté.

« Nous n’avons pas même le triste avantage d’être appelés par un parti qui, se fortifiant de nos secours, nous prêterait ses ressources en échange ; de plus, nous n’aurions devant nous qu’un peuple divisé, par conséquent affaibli.

« Pour accroître les difficultés de notre entreprise, il se trouve encore que ce que nous voulons faire est déjà fait. Nous venons conquérir un pays conquis. Les Romains nous ont précédés ; leur rôle est donc meilleur et plus facile que le nôtre ; ils nous appelleront les barbares, et se serviront des Gaulois eux-mêmes pour nous combattre et nous chasser. Entre deux oppressions, le peuple choisit toujours celle à laquelle il est déjà façonné, tant qu’elle n’est pas trop impitoyable.

« Ajoutons que les Romains, pour s’asseoir dans ce pays, ont fait alliance avec les familles riches et de vieille race, politique dont ils se servent partout où ils veulent enraciner leur domination. Ces familles puissantes ont très-bien compris qu’il valait mieux partager avec eux que de s’exposer à tout perdre en leur résistant : elles ont senti surtout que l’étranger est encore plus accommodant que le peuple auquel on a recours et auquel on donne des armes : car le peuple, une fois qu’il est armé, une fois qu’il est vainqueur, ce qu’il demande, c’est la liberté.

« Tout cela, je l’avais calculé ; je n’en ai pas moins secondé ton entreprise, parce que je comptais sur ta fortune. Nous pouvions saisir quelque circonstance favorable.

« Cette circonstance se présente-t-elle ? oui.

« Malgré leur prudente habileté, les Romains ont commis une faute : ils ont étouffé le culte des druides, qui était celui de la Gaule, sans pouvoir lui substituer le culte païen qui est le leur. Ceci a deux causes : d’abord les Romains corrompus ne croient plus guère à leurs autels ; ensuite les peuples ne sont nullement tentés d’encenser les dieux de leurs vainqueurs. Le christianisme en a profité : il s’est fait la religion des vaincus.

« Mettons-nous donc avec le christianisme. Par-là nous nous donnons pour auxiliaire contre nos ennemis le peuple même au milieu duquel nous voulons prendre place. À ses yeux nous ne sommes plus des envahisseurs, nous devenons des frères. C’est une grande et puissante alliance qu’une religion ! En mourant pour toi, Clovis, on croira mourir pour Dieu.

« Ce n’est pas tout : ce Dieu est celui des pauvres, il est né dans une étable ; il s’adresse donc à la foule. Le Dieu des malheureux le sera bientôt de toute la terre. Il proclame aussi, dit-on, l’égalité ; par conséquent il détruit tous les privilèges et toutes les supériorités de convention. Voilà donc une religion opposée à tout ce que tu veux combattre. Elle chassera les Romains, tu succéderas à leur puissance ; elle anéantira l’aristocratie ; avec le temps, qui refait toujours les vieilles choses, tes chefs militaires la remplaceront ; par elle, en un mot, tu entres dans la nation gauloise. Dès lors, loin de maudire tes victoires, on les bénira ; loin d’appeler pour toi des désastres, on facilitera tes succès. Crois-moi, on est bien fort lorsque la terre même sur laquelle on combat semble vous crier : Courage ! »

Pendant qu’il parlait encore, Clovis prenait déjà sa résolution. Jamais Hagdebert n’avait produit sur son esprit une impression si profonde ; jamais aussi le vieillard n’avait été l’instrument des desseins d’un Dieu qui, lorsqu’il veut les accomplir, fait tout mouvoir dans le cercle de sa volonté.

L’instant va venir où, après avoir préparé les voies, il parlera lui-même.


ÉPILOGUE.



Dieu se découvre à ceux qui le cherchent.
Pascal.


Vastes contrées de la Gaule que déchirent tant de peuples divers ! à la voix maternelle de la religion chrétienne, tous ces peuples vont se réunir dans votre sein, pour ne plus former qu’une seule nation, la plus grande des nations. Quand le christianisme paraît, trône et patrie, pouvoir et liberté, tout se combine : tant il est un vrai ciment pour l’édifice social !

Une fois entrés dans cet édifice, les Francs et Clovis ne seront plus les conquérans, mais les citoyens de la Gaule. Elle leur donne sa religion, c’est leur nom qu’ils lui donnent : désormais ce sera la France, non conquise, mais délivrée. Ainsi les préceptes de Jésus-Christ vont semant la liberté dans le monde. L’Orient la reçut des apôtres, l’Occident la reçoit de leurs successeurs. Avec elle, des villes sortiront du désert ; les peuples se mettront en communication et en travail ; les forêts, arrachées au druide, donneront des épis ; les institutions, les lois, les mœurs s’adouciront pour se mettre en harmonie avec l’homme devenu chrétien ; de pieux cénobites défricheront les terres, cultiveront les sciences ; et de toutes parts on verra leurs mains occupées à bâtir cette civilisation nouvelle.

Mais il est temps qu’une si grande révolution commence.

Clovis s’est élancé sur un champ de bataille, car c’est là qu’il règne. Mais, ô désastre ! tout ploie, tout s’ébranle : les Francs, vaincus, dispersés, connaissent enfin la terreur. Un cri change tout : « Dieu de Clotilde, couvre-moi de ton bouclier ; vainqueur aujourd’hui, demain je suis chrétien. » L’Éternel répond à ce cri. Aux yeux du monarque, ce n’est plus sur un autel que brille la croix, mais c’est en lames de feu, dans les nues entr’ouvertes. Clovis est entré dans la route où se signalèrent les Josué, les Saül et les David : le Dieu fort l’échauffe de sa puissance. L’armée aussitôt ralliée se retourne, l’œil en feu ; d’un pas ferme et facile elle marche à la victoire la plus éclatante.

Temple du Christ, élevé dans les murs de Reims, ouvrez vos portes à ces guerriers qui, sous le poids des trophées, demandent une autre gloire ; prêtres et lévites, conduits par Clotilde vêtue de blanc et la tête parée de fleurs, apportez la palme qui brillait aux mains des Machabées ; les Francs, en sortant du carnage, viennent à la fontaine où, pour laver toutes les souillures, il ne faut qu’une goutte d’eau et le nom du Seigneur. Entonnez les saints cantiques ; que les peuples accourent, qu’ils saluent le monarque de leurs longues acclamations. La joie d’un royaume est une sorte d’élection populaire, qui, si elle ne donne pas la royauté, la confirme du moins. Le voilà qui s’avance, le premier roi chrétien !

« Sicambre, s’écrie un nouveau Samuel, brûle ce que tu as adoré, et adore ce que tu as brûlé. » À cette voix, Clovis s’étonne, il regarde ; il reconnaît dans Remy, dans le saint évêque dont il va recevoir l’huile du ciel, le même vieillard qui, sous les voûtes d’un cloître, lui entr’ouvrit les grandeurs du christianisme.



TALMA.

Talma appartient à l’histoire des arts ; c’est sous ce point de vue que l’a envisagé Mme de Staël, en lui consacrant un chapitre dans son beau livre sur l’Allemagne. C’est donc ici de l’histoire, et de plus je la donne sans le moindre alliage, telle que me l’ont fournie des notes recueillies dans les premiers jours même où ma jeune admiration me conduisit vers cette grande renommée. Infidèle pour un moment au titre de mon ouvrage, j’écarte, cette fois, le roman.

Il est inutile d’ajouter que je n’ai pas prétendu, dans ce travail, rapporter jusqu’aux moindres mots dont Talma se servait dans l’abandon d’un entretien plein de charmes ; c’eût été impossible. On rend compte d’une causerie, mais on ne la reproduit pas ; ce ne peut jamais être qu’une traduction plus ou moins rapprochée du texte.

On pourra conclure qu’il valait mieux écouter Talma que de me lire. Rien n’est plus juste ; rien n’est plus vrai. Quel a donc été mon but ? de ne pas laisser perdre ces restes de l’intelligence d’un grand artiste, quelque décolorés qu’ils soient en sortant de mes mains.


TALMA.


PREMIER ENTRETIEN.


Talma peut être cité comme un modèle de hardiesse et de mesure, de naturel et de dignité.
Mme  de Staël.


J’arrivai le matin de bonne heure à Brunoy. De l’extrémité d’une allée de tilleuls, je vis s’avancer Talma en sabots, vêtu d’un pantalon blanc, d’une veste rayée, la tête couverte d’un immense chapeau de paille. Cet habillement, si peu semblable à celui des héros de la Grèce et de Rome, m’étonna ; il s’en aperçut : il lisait merveilleusement sur les figures. Il en avait fait une si grande étude, que chacun, on peut le dire sans exagération, lui apportait en l’abordant une des pages de ce livre curieux appelé la physionomie humaine. Je n’avais pas encore parlé et il me répondit : « Vous ne voyez ici ni Oreste ni Cinna ; je suis un colon, un planteur d’Amérique. N’ayez donc aucune surprise, j’ai le costume de mon rôle.

— Il vous sied à ravir ; il en est de certains hommes comme de certaines pensées : plus elles sont grandes, plus elles ressortent par la simplicité. C’est mon compatriote Vauvenargues qui l’a dit, et vous trouverez naturel que je me serve de l’esprit des gens de mon pays. »

Il y eut à ce moment sur ses lèvres et dans ses yeux un sourire modeste et reconnaissant dont je ne saurais donner une idée. Ce sourire était expressif dans son genre comme un regard terrible d’Hamlet. Le colon avait beau faire, c’était toujours Talma.

Comme nous marchions, il s’écria tout à coup :

« Prenez garde, je vous prie.

— Quoi donc ?

— Vous écrasez ma haie d’aubépine.

— Eh ! mon Dieu, où est-elle ?

— Sous vos pieds. »

Je baissai la tête. J’aperçus en effet de petites tiges qui s’efforçaient de poindre à travers la terre. Il continua : « Dans quelques années, une haie bordera de chaque côté cette allée, et mes tilleuls auront l’air d’être plantés dans deux longues caisses de verdure et de fleurs. Il faut vous résigner à voir mon domaine avec les yeux de l’avenir. Tout ici est mon ouvrage, et tout date d’un jour. En vérité, il n’est pas jusqu’à ma petite rivière d’Hyères qui, soumise à des contours tracés de ma main, ne serpente comme si elle était l’œuvre de mon caprice. J’ai acheté cette propriété presque toute délabrée : c’était m’imposer l’obligation d’être tout à la fois mon architecte et mon jardinier ; professions délicieuses, seulement elles me coûtent un peu cher. Aussi appelle-t-on mes dépenses des folies ; mais pourquoi ne pas envisager ces folies ou plutôt ces distractions sous leur véritable aspect ? Je leur dois de me reposer par momens des fatigues de mon art ; je dirai même que mon art me les inspire en partie. N’est-il pas naturel de me voir apporter dans la vie privée un peu de ce goût dont le public me sait gré au théâtre ? On l’a dit mille fois : les arts forment une seule famille. L’acteur est peintre et poëte, comme le peintre et le poëte sont acteurs. Doutez-vous que Le Nôtre ne soit un grand poëte ? Ne reconnaissez-vous pas dans David faisant agir et penser ses personnages sur la toile, un talent dramatique du premier ordre ? Après tout, si mes prodigalités sont des folies, vous conviendrez que je les raisonne assez bien. L’empereur, au fait de mes goûts, me disait avec son ton de raillerie piquante qu’il me nommerait volontiers intendant de ses bâtimens, sans la crainte de m’enlever au théâtre. Je lui répondis : « Sire, pendant que vous feriez sur les champs de bataille de l’histoire à la manière de Quinte-Curce, moi je vous ferais dans vos jardins des contes à la manière des Mille et Une Nuits. »

« Mais ne voilà-t-il pas un plaidoyer dans toutes les règles ? J’ai peut-être un peu d’humeur contre ces bruits de prodigalité où la vérité est enflée par la malveillance. On me signale comme accablé de dettes, on me peint comme un dissipateur. Bientôt, à les en croire, Frédéric viendra me dire comme Dugazon : Le peu que je possède…[3] Cette exagération est de l’injustice.

— Eh ! mon Dieu, laissez courir ces bruits ; ne pouvant pas s’en prendre à votre talent, l’envie s’attaque à vos goûts de bâtimens et de plantations. »

À ces mots il s’arrêta, et prenant un ton moins sérieux, il me dit : « Mais j’y songe et cela m’effraie, Brunoy a presque toujours appartenu à des fous, ou du moins à des personnages bizarres, extraordinaires. Un certain marquis de Brunoy ne s’avisa-t-il pas, sans être en rien un Charles-Quint, de se faire enterrer tout vivant pour jouir du spectacle de son cortège funèbre ! L’un de ses successeurs, moins plaisant, avait pris, dit-on, une part active dans la conspiration contre Gustave, drame sanglant, qui pour théâtre eut un bal, et pour acteurs des masques. Maintenant, c’est à mon tour, moi, conspirateur tout barbouillé de rouge sur les joues, et qui me fais enterrer trois ou quatre fois par semaine, après avoir été tué ou m’être tué moi-même par le poison ou le poignard.

— Vous l’avouerai-je ? lui dis-je, si votre costume de colon m’a un peu surpris en arrivant, votre gaîté, dont je ne me faisais pas la moindre idée, me surprend davantage. Est-ce bien là Talma ?

— Tout-à-fait lui. J’ai le caractère gai, et même un peu enfant. Expliquez cette bizarrerie. Dominique, car je n’ose nommer Molière, Dominique, si plaisant sur la scène, était triste et mélancolique chez lui ; moi, accoutumé aux grandes larmes de la tragédie, j’aime à rire dans le calme de la vie privée : je ris d’un rien.

— C’est peut-être que la nature ne se délasse d’un extrême qu’en se jetant dans l’extrême contraire ; mais à votre tour rendez-moi compte de ceci : votre caractère est un peu enfant, dites-vous, et c’est ce qui arrive à presque tous les hommes de génie. La cause où en est-elle ?

— Voilà notre conversation prête à s’élever jusqu’à la plus haute philosophie. Je ne vous y suivrai pas ; d’ailleurs, en m’assimilant à ces êtres supérieurs que j’admire trop pour croire que je les égale, vous m’avez ôté la possibilité de vous répondre. Cela les regarde.

— N’allons pas faire de ceci une querelle de modestie qui nous écarterait de ma question ; je tiens à connaître votre opinion sur ce sujet, car pour peindre l’homme avec toutes ses passions, vous avez dû faire de l’homme un scrupuleux et profond examen.

— Eh bien, selon moi, les hommes de génie sont toujours un peu enfans, parce que le génie vient de l’âme, et que l’âme ne vieillit jamais. Je me rappelle à ce propos qu’un jeune Italien, attaché au roi de Naples, me disait que dans toutes ces têtes d’anges qu’affectionnait le pinceau de Raphaël, il croyait voir notre âme tenant au ciel par leurs petites ailes, et à la terre par une figure d’enfant. »


SECOND ENTRETIEN.


Le lendemain, il était déjà un peu tard lorsque j’allai joindre Talma au bois où je le trouvai couché par terre, arrosant avec une carafe de cristal un chêne de huit à dix pouces de haut. « Venez, me dit-il, venez admirer mon chêne. Comme il est plein de sève et de vie !

— Avant que, pareil à celui de La Fontaine, il ait la tête voisine du ciel et que ses pieds touchent à l’empire des morts, savez-vous qu’il a du chemin à faire ?

— Vous ne comprenez donc pas le plaisir de planter, de voir croître, se développer un arbre en quelque sorte animé par notre souffle ? C’est par-là nous associer à la nature, c’est participer aux grands mystères de la création. Il y a dans ce plaisir, je vous l’assure, de la paternité. La poésie, toujours vraie même dans ses plus grandes images, la poésie a eu raison d’appeler Dieu le père de l’univers.

— On dirait, à vous entendre, que vous aimez l’état de planteur comme votre art.

— Pas tout-à-fait, car j’ai pour mon art de la passion. Du reste, j’aime tout ce que je fais, parce que je ne fais que ce que j’aime. Il est certain rôle dont je suis, à la lettre, amoureux.

— Si j’osais, je vous demanderais à ce sujet quelques confidences.

— Vous avez mis hier dans notre entretien une grande réserve : j’apprécie cette délicatesse ; mais croyez que je ne me borne pas à exercer ce bel art, j’en fais volontiers l’objet habituel de mes conversations. Son ascendant agit sur moi quelquefois même à mon insu. Au théâtre, je le mets en action ; hors du théâtre, il occupe ma parole, et, quand je me tais, c’est pour le méditer. Mettez-vous là près de moi. Écoutez : les esprits même éclairés s’imaginent que dans mes études je me pose devant une glace, comme un modèle devant un peintre dans l’atelier. Selon eux, je gesticule, j’ébranle de mes cris le plafond de ma chambre. Le soir sur la scène je fais entendre des accens appris le matin, des inflexions préparées, des sanglots dont je sais le nombre. J’imite Crescentini qui dans Roméo montre un désespoir noté d’avance dans une partition cent fois chantée chez lui avec accompagnement de piano. C’est une erreur : la réflexion est une des plus grandes parties de mon travail ; ainsi que le poëte, je marche, je rêve, ou bien je m’assieds au bord de ma petite rivière ; comme le poëte, je me gratte le front ; c’est le seul geste que je me permette, et encore vous voyez qu’il n’est pas des plus nobles.

« En général, quand je compose un rôle, soit dans une tragédie nouvelle, soit dans quelque pièce de l’ancien répertoire où je ne me suis pas encore essayé, je cherche à me pénétrer du caractère donné par l’histoire, non seulement au personnage que je vais représenter, mais à tous ceux qui autour de moi doivent en se mêlant à mon jeu concourir à l’action. Je m’occupe peu des dates ; toute mon attention se porte sur l’époque. La chronologie m’est inutile, mais personne mieux que moi n’a devant les yeux Manlius, Néron, Brutus, avec leur maintien, leur costume, l’expression de leurs figures. Je les vois agir et marcher ; je marche et j’agis avec eux. Au lieu de lire Tite-Live, Suétone et Tacite pour appeler avec eux Rome dans mon cabinet, je me transporte plein de leur lecture dans Rome même ; je deviens romain, je vis là comme dans ma ville natale. Je m’aide aussi de la fréquentation des statues du Musée ; j’étudie l’attitude de leur corps, jusqu’aux plis de leur toge, pour que les mêmes plis puissent se dessiner sur mes épaules, pour que la grâce de leur manteau de marbre puisse se reproduire dans mon manteau de laine ou de pourpre. Après une représentation de Manlius, j’ai reçu de David un éloge qui m’a singulièrement flatté : « À ton entrée sur la scène, me dit-il, j’ai cru voir marcher une statue antique. »

« Lorsque cette étude première est achevée dans ma pensée, lorsqu’elle m’a donné la physionomie, le caractère et jusqu’au costume du personnage, je me transporte en lui tout entier ; je me nourris de ses passions, je m’accoutume à sentir comme il sentirait s’il était vivant ; puis le soir, en présence du public, je laisse mon âme se développer, s’allumer, éclater dans cette grande figure que j’ai créée. Ce qu’on appelle mon talent n’est peut-être qu’une extrême facilité de m’exalter dans des sentimens qui ne sont pas les miens, mais que je m’approprie par l’imagination. Pendant quelques heures, je sais vivre de la vie des autres, et, s’il ne m’est pas accordé de ressusciter les personnages historiques avec leur enveloppe terrestre, du moins je rallume leurs passions que j’oblige à venir gronder dans mes entrailles. Je suis un peu comme la pythonisse : le théâtre c’est mon trépied.

« Il n’est pas besoin de vous avertir, je pense, qu’il s’agit ici d’un acteur ayant déjà vingt ans d’exercice. Il y a dans notre art une partie en quelque sorte mécanique qu’il faut apprendre par d’autres moyens, par une sorte de routine. Ce n’est qu’après s’y être soumis, ce n’est qu’au moment où l’on va franchir la barrière devant laquelle s’arrête la médiocrité, qu’on peut se livrer à ce travail de méditation. Je le pousse si loin, que j’y apporte par le secours de la mémoire les inspirations imprévues de la scène. Les inflexions de ma voix, l’expression de mes traits, le langage du geste, je recueille tout. Mon intelligence soumet alors ces nouveautés à sa révision, les épure, les fixe dans mon souvenir et les y conserve en dépôt pour les renouveler à ma volonté dans les représentations suivantes.

« Et d’ordinaire, c’est le soir même, dans la coulisse, que, mettant à profit l’intervalle d’une scène à l’autre, je me livre à cette manière d’étudier. Rarement je songe à la scène qui va commencer, mais toujours à celle qui vient de finir. Ainsi je me rends compte de mon jeu presque en jouant. Si j’ai bien fait, je le grave dans ma mémoire pour toujours faire de même ; aussi, quand je rencontre un effet heureux, c’est pour moi une richesse, et je ne la perds jamais. Si, au contraire, j’ai été faible, ou faux, ou exagéré, je me censure sur-le-champ, pour ne plus retomber, autant que cela m’est possible, dans les mêmes défauts.

« Je consulte souvent aussi les hommes instruits et célèbres. J’interroge le souvenir de ceux de mes camarades qui ont vu Lekain, Brisard, Grandval, Clairon et Dumesnil, ces gloires de l’ancien théâtre français. Que d’applaudissemens, que de couronnes dont le public m’a fait hommage devraient retourner au front de Lekain ! Monvel, par sa mémoire qui avait tout retenu, et par son intelligence qui avait tout compris, Monvel m’a révélé quelques uns des secrets de ce grand maître. Les vers admirables qui signalent l’arrivée de Néron et dénoncent si bien son caractère, je les dis avec les mêmes sentimens dont s’animait Lekain. J’ai cru devoir montrer seulement un peu plus de jeunesse et de colère ; mais ce n’est là que la teinte générale du morceau. L’agitation de Néron, tout ce qu’il roule de fureur dans son esprit et qui doit impressionner sa parole, son trouble, son désordre, l’impétuosité de ses désirs, tout cela est du Lekain. Lekain est le peintre, moi le graveur ; oui, le graveur, car je n’ai pas pu rendre avec mon trait d’emprunt toute la profondeur de la pensée sortie d’un tel pinceau. Par exemple, lorsque Néron dit à son entrée :

N’en doutez point, Burrhus, malgré ses injustices,
C’est ma mère, et je veux ignorer ses caprices.

il y avait dans la manière dont Lekain prononçait

ces mots : C’est ma mère, une expression de respect filial, mais en même temps d’impatience contre le joug de ce respect, qui égalait Lekain à Tacite. Comment, sans Monvel, aurais-je su cela, moi venu après la mort de ce grand acteur ?

— Vous avez raison, ces souvenirs, ces sortes d’initiations sont de véritables études. Sous ce rapport, il est tel homme qui vaut mieux qu’un livre. Je ne puis vous rendre un pareil service : je ne suis qu’un curieux, et dans notre conversation j’ai tout à recevoir, et rien à donner.

— Vous vous trompez : vous ne savez pas combien j’aime et combien m’est utile la jeunesse. À votre âge, l’âme est toute neuve : ni les grandes peines, ni les grandes joies ne l’ont rendue, à force de l’agiter, difficile à s’émouvoir encore. De son côté l’esprit est pur, les souvenirs du passé ne l’obstruent pas ; il apporte surtout une disposition bien essentielle pour seconder l’acteur ; il se livre à lui. La jeunesse n’a pas peur de se laisser surprendre : elle sent le plaisir, elle ne le raisonne pas ; elle est, de plus, dégagée de tout système, de toute préoccupation, de tout préjugé. Elle me prend tel que je suis, non tel qu’elle me voudrait. Elle n’a pas cette singulière vanité des gens un peu âgés qui les porte à censurer l’acteur du jour pour rehausser l’acteur du passé, car c’est comme s’ils disaient : « Lekain était notre ouvrage, aussi était-il sans défauts. Talma a été formé par la génération actuelle, aussi est-il plein d’imperfections. » Cela fut de tous temps : les vieillards qui avaient vu Baron appelaient Lekain le taureau.

« Quand les élèves de l’École polytechnique, ces braves jeunes gens pleins d’ardeur et de lumières, me demandent une représentation, je ne saurais vous dire quel plaisir je leur dois. Comme leur présence m’électrise, lorsqu’à mon entrée sur la scène je vois leurs yeux brillans m’envoyer des étincelles ! Ces soirées sont dans ma vie théâtrale de belles pages. Alors je cherche des effets nouveaux, je me livre à mon inspiration, je fais faire à mon art des pas de plus ; et ne croyez pas que j’ose beaucoup devant eux parce que je les redoute moins ; non, j’ose parce que je suis certain que ce qu’ils applaudiront est juste et vrai ; que ce qu’ils désapprouveront manque de mesure, et de vérité. J’interroge leur âme comme un merveilleux diapazon; il n’y a pas d’exemple qu’un accent qui les a fait tressaillir et qu’ils m’ont fait trouver, ait laissé sans émotion un autre public devant lequel je le reproduis. Un jeune homme, c’est la nature ; un vieillard, c’est la société.

« Dites-moi, dans quel rôle m’avez-vous vu pour la première fois ?

— Dans Pharan de la tragédie d’Abufar. Vous vîntes à Marseille, et l’on me fit sortir du lycée tout exprès pour cette grande solennité.

— Eh bien ?

— Eh bien, il m’arriva quelque chose de bien singulier ; à moi, du reste, comme à tout le public. Nous cherchâmes Talma pendant tout un acte et dans un état de surprise qui n’était pas sans tristesse, nous ne le trouvâmes point. Pharan nous parut morne, inanimé, sans éclat, parlant presque avec effort ; en un mot, fatigué.

— C’est-à-dire que vous cherchiez Talma, et que je vous fis voir Pharan, Pharan brûlé du vent du désert, accourant épuisé à travers les sables ; consumé par son amour au point de n’avoir plus la force de respirer.

— Oui, nous sentîmes tout cela lorsque dans l’acte suivant la passion eut brisé pour se faire jour le cœur du jeune Arabe. Alors ce ne fut plus Talma, ce fut le tonnerre. Le public avait eu tort. Les trépignemens, les transports, les battemens de mains devinrent une magnifique réparation.

— Le public avait eu raison. Aussi n’aurais-je pas choisi Pharan pour mon début, si je n’avais voulu ménager à ma femme l’occasion de paraître dans un rôle où elle était ravissante, celui de Salema. Pour ma part, je savais très-bien qu’en se présentant pour la première fois sur un théâtre ou ailleurs, ne fût-ce même que dans un salon, encore faut-il ne pas être obligé de jouer avec le plus de vérité possible la fatigue et l’accablement. C’est se montrer sous un mauvais jour, à moins que chacun ne sache d’avance que ce n’est point votre nature, mais un effet de votre art. Néron ou Hamlet n’ont pas ce désavantage : ces deux personnages annoncent ce qu’ils sont. Hamlet arrive poursuivi par l’ombre de son père : c’est toute la pièce, c’est tout le rôle d’Hamlet. Néron, en sortant de la coulisse, s’emporte contre Agrippine et contre Britannicus : c’est Néron tout entier, c’est le drame avec son action et son dénoûment prévus, la disgrâce d’Agrippine et l’empoisonnement de Britannicus. Voilà deux rôles sans préfaces. Pharan, au contraire, en a une ; Pharan ne se révèle qu’au moment où sa jalousie éclate contre le Persan Pharasmin. Tout ce qui précède est la préparation du caractère de cet Arabe, dont le cœur, ainsi qu’il le dit lui-même, est brûlant comme la pointe du rocher que le soleil dévore. Il y a dans chaque rôle, quand il est bien fait, deux à trois vers qui en sont la clef. C’est là ce qu’il faut savoir saisir. Je vous révèle un des grands secrets de mon art. Avant toute chose, quand j’étudie, je m’attache à ces vers ; quelquefois même ce n’est qu’un mot. Une fois ce mot trouvé, le reste n’est rien. C’est de l’argile : le rayon de lumière qui doit l’animer est à moi, je l’ai dérobé au ciel, c’est-à-dire à l’intelligence.

« Pour mettre un exemple à la suite de ces réflexions, je vous citerai Agrippine ; je la prends à dessein pour vous montrer que tous les rôles, hommes ou femmes, doivent être, d’après mes idées, soumis aux mêmes investigations. Agrippine est encore un de ces personnages que j’appelle tout d’une pièce ; Agrippine est le beau idéal de l’orgueil. Si elle n’en avait pas autant, peut-être aurait-elle moins d’ambition, car cette ambition a toute la hauteur d’un orgueil démesuré. D’après cela, il est tout naturel qu’elle se brise contre les obstacles ; et certes il n’est pas moins naturel qu’elle ne puisse comprendre comment l’empire lui échappe, à elle, qui dit :

Moi, fille, femme, sœur et mère de vos maîtres.

« Ce vers n’est-il pas tout le rôle ?

« En effet, quand on touche au trône par tous les points, il est difficile de perdre l’envie de s’y asseoir : voilà l’ambition. Quand on est à soi toute seule une race royale, il est difficile de ne pas en avoir l’esprit enivré : voilà l’orgueil.

« Ainsi, Tancrède encore, dont le caractère est formé de deux amours, Tancrède nous en fait la confidence dès son premier monologue.

« Écoutons-le :

Loin du camp des Césars et loin de l’Illyrie,
Je viens enfin pour elle au sein de ma patrie,
De ma patrie ingrate, et qui, dans mon malheur,
Après Aménaïde, est si chère à mon cœur.

« Vous l’entendez ! après son amante, ce qu’il a de plus cher au cœur, c’est sa patrie. Aussi vous le voyez combattre pour arracher Aménaïde à la mort ; puis, pour préserver Syracuse de l’ennemi, combattre une dernière fois et mourir. »


TROISIÈME ENTRETIEN.


Quiconque veut deviner la physionomie de notre esprit, savoir quels sont nos goûts intellectuels, nos prédilections de travail et de pensée, n’a besoin, ce me semble, que de consulter le choix de nos livres. Je faisais cette épreuve dans la bibliothèque de Talma lorsqu’il vint m’y retrouver. J’avais eu le temps de reconnaître ce que du reste il était facile de prévoir : la philosophie et l’histoire étaient là souveraines.

On range ordinairement les volumes d’après la reliure ou le format ; ils étaient classés ici par genre d’ouvrage. D’un côté la poésie, de l’autre la morale, plus loin les voyages, vis-à-vis l’éloquence : c’étaient autant de bibliothèques distinctes. De distance en distance, des caractères dorés, incrustés dans la corniche, indiquaient chacun de ces genres. Talma avait fait de cette bibliothèque un livre divisé par chapitres. Le plus considérable était, je l’ai déjà dit, celui de l’histoire et de la philosophie.

« Voilà le sanctuaire, me dit-il. Quelquefois, lorsque j’y médite, mon imagination va jusqu’à ranimer autour de moi toutes ces intelligences ; je me persuade qu’elles daignent s’intéresser à mon art, à mes efforts. « Que penseraient Homère et Virgile, s’ils lisaient mes vers ? » se demandait Racine ; « Que diraient Euripide et Sophocle, s’ils me voyaient jouer telle scène ? » je me demande à mon tour. Il faut toujours, quand on a l’ambition des grandes choses, se placer en idée devant quelques grands hommes. Un tel public m’a souvent rendu plus digne de cet autre public de tous les soirs, de ce juge dont l’impression est infaillible. Les masses, c’est le génie humain.

— Lisez-vous beaucoup ?

— Oui. Je puise des inspirations dans toutes les littératures.

— Vous savez sans doute les langues étrangères ?

— Je ne sais bien que l’anglais.

— Vous avez passé, dit-on, une partie de votre jeunesse à Londres ?

— Ce séjour m’a été fort utile. J’y ai rempli ma mémoire des scènes de Macbeth et d’Othello ; elles y sont restées à côté de mes rôles. Je pourrais jouer à Drury-Lane ; il faudrait cependant que le public eût quelque complaisance pour la pureté un peu douteuse de ma prononciation.

— Vous avez dû nécessairement subir l’influence du système tragique des Anglais, plus rapproché que le nôtre de la nature ; la révolution opérée par vous dans votre art n’a peut-être pas d’autre origine.

— L’origine en est ailleurs. D’abord j’ai été novateur, parce que je suis venu à une époque d’innovation. Mon siècle, en me rencontrant sous sa main, m’a pris comme un instrument ; ensuite il a fallu une circonstance. Je vous dirai comment elle s’est offerte. Jusqu’alors, comme tous les jeunes gens à leur début, je m’étais mis dans le moule vulgaire : nous jouions la tragédie comme on l’avait jouée avant nous : l’imitation remplaçait la nature. Plus on était un autre, plus on était content de soi. Ce qui surtout gâtait notre art, c’étaient les études historiques. Pour mon compte, je l’avoue, les Romains me semblaient hauts de plusieurs coudées. Rien de plus pompeux, d’après mes illusions, que leur langage. Aussi nous étions des rhétoriciens et non pas des personnages. Que de discours académiques sur le théâtre ! combien peu de paroles simples !

« Mais un soir le hasard me fit trouver dans un salon avec les chefs du parti de la Gironde[4]. Leur figure sombre, inquiète, attira mon attention. Il y avait là écrits en caractères visibles de grands et puissans intérêts. Trop gens de cœur pour que ces intérêts fussent entachés d’égoïsme, j’y vis la preuve manifeste des dangers de la patrie. Tous accourus pour le plaisir, aucun d’eux n’y songea. On se mit à discuter : on toucha les questions les plus palpitantes du moment. C’était beau. Je crus assister à l’une des délibérations secrètes du sénat romain. « On devait y parler ainsi, me dis-je. La patrie, qu’elle s’appelle France ou Rome, se sert du même accent, du même langage : donc, si on ne déclame pas ici devant moi, point de déclamation là-bas dans les vieux siècles ; c’est évident. » Ces réflexions me rendirent plus attentif. Mes impressions, quoiqu’elles fussent produites par une conversation pure de toute emphase, devinrent profondes. « Un calme apparent, dans les hommes agités, fait donc remuer l’âme ! me disais-je. L’éloquence peut donc avoir de la force sans que le corps se livre à des mouvemens désordonnés ! » Je m’aperçus même que le discours, lorsqu’on le débite sans efforts et sans cris, rend le geste plus énergique, et donne à la physionomie plus d’expression.

« Dès ce moment j’acquis une lumière nouvelle, j’entrevis mon art régénéré. Je travaillai à me faire, non plus un mannequin monté sur des échasses pour être à la hauteur du Capitole, et du Capitole encore tel qu’on se le figure au collége, mais je me fis, dis-je, un girondin, un césar-homme, s’entretenant de sa ville avec ce naturel que l’on met à parler de ses propres affaires. À tout prendre, les affaires de Rome c’étaient celles de César. Pompée lui-même, le vaniteux Pompée, montait bien quelquefois sur un char de triomphe ; mais là il n’était plus qu’une décoration, une grande figure donnée en spectacle au peuple. C’est donc ailleurs qu’il faut aller le chercher pour modèle. Il serait presque ridicule de le représenter en triomphateur quand il cause familièrement avec Sertorius, puisqu’en cette circonstance c’est l’homme politique, et de même qu’il a quitté le char et la robe de pourpre rayée d’or, il doit aussi renoncer à la pompe de l’attitude et du langage.

— Ainsi, après avoir écouté les girondins vous vous écriâtes, en parodiant un mot célèbre : « Et moi aussi je suis peintre » ! Mais comment jusqu’à cette circonstance votre nature avait-elle pu s’ignorer ?

— Elle s’agitait dans le vague. Je l’occupais par l’étude des costumes de l’antiquité. À vrai dire, je n’entrevoyais que là une réforme possible et radicale ; là j’avais de plus un antécédent ; on sait que Lekain, hardi pour son temps, osa, entre autres témérités, s’envelopper d’une peau de tigre, tandis que, jusqu’alors, on ne s’était permis que le taffetas chiné. Ces premiers pas vers la vérité je les continuai ; d’ailleurs le mouvement était donné dans la peinture : je n’avais qu’à m’en emparer pour le transporter sur le théâtre. David et son école avaient livré Boucher et ses bergers frisés et poudrés à la risée des ateliers et du public. Il avait d’une main ferme posé sur la tête de ses Horaces un casque tel qu’on les forgeait à Rome. Moi, je vins aussi prendre à mon tour un casque à forme antique, et j’en couvris mon jeune front. Je me permis même, dans un rôle tout-à-fait secondaire, le manteau de laine des Romains. Cela fit sensation. Cependant je sentis que de pareilles entreprises, pour n’être pas trop imprudentes, exigent qu’on ait pour soi la magie du nom et du talent. Il faut remplir surtout des rôles importans. Cette considération me ramena tout naturellement au travail et à la réflexion, seul moyen d’échapper aux utilités[5].

« Je me souviens qu’après m’avoir vu jouer Antiochus dans Bérénice, Lemercier, à qui son caractère et ses ouvrages donnent une si grande et si juste autorité, Lemercier me prédit ma destinée. Il m’avait découvert derrière Titus, et à côté de Bérénice qui, du charme de sa passion, efface tout. Lemercier ne se doutait peut-être pas du service qu’il me rendait. Quand ces hommes à puissante intelligence devinent un artiste, et daignent l’en avertir, ils lui donnent d’abord de la confiance, et ensuite, ils lui apprennent que le public ne va pas tarder à venir. Ils en sont les avant-coureurs.

« Bientôt toutes les routes s’ouvrirent pour moi, et dans toutes je posai mon pied libre. À mesure que je simplifiais mon jeu, je dépouillais mon costume de ces vains ornemens, de ces colifichets, de ces broderies insultantes pour la vérité historique. J’ai beaucoup fait, il me reste bien plus à faire. Croiriez-vous qu’il ne m’a pas encore été possible de jouer Œdipe vêtu comme il doit l’être ! Raucourt me tyrannisait. Cette coquette Jocaste tenait à ses paillettes, et pour ne pas lui donner de l’humeur, pour ne pas faire un contraste déplaisant pour l’œil du spectateur, il me fallait être pailleté comme elle. Nous avons perdu Raucourt, mais les paillettes sont restées. Quelle pitié, de venir en costume d’Alcibiade me jeter éploré aux pieds des autels, moi, incestueux et parricide, moi, cause du fléau sous lequel mon peuple tombe et meurt ; tandis que je devrais avoir la tête couverte de cendre et le corps revêtu de longs habits de deuil ! Est-ce aux supplians à se montrer magnifiques ? Patience : je ferai voir quelque jour le véritable Œdipe ; à mon seul aspect le public se dira : l’infortuné !

— Ainsi, vous avez été plus maître de votre volonté dans la conception des personnages que dans leur habillement. Si, d’un côté, il vous reste à faire, de l’autre, tout est fait.

— Que votre erreur est grande ! hélas ! ma vie entière n’y suffira pas. Je m’avance vers un horizon sans bornes. Que de choses j’entrevois sans pouvoir les rendre ! combien d’autres plus faciles et que j’ose à peine me permettre ! Tenez, en voici un exemple : dans ce rôle d’Œdipe, dont je viens de parler, je crois avoir rétabli le véritable sens des vers fameux :

J’étais jeune et superbe, et nourri dans un rang
Où l’on puisa toujours l’orgueil avec le sang.

c’est une excuse, et non une forfanterie ; aussi ces vers, dans ma bouche, produisent une grande impression ; mais en terminant ce beau récit, lorsque je m’écrie :

........ Je sentis dans mon âme
Tout vainqueur que j’étais… Vous frémissez, Madame !

je laisse le spectateur froid. Il m’applaudit, sans doute, mais par complaisance, par réflexion ; il tâche d’oublier ce que je viens de dire à l’instant, pour songer à ce que j’ai dit plus tôt. Ses éloges remontent le récit pour en rencontrer le milieu et le début, je ne m’y trompe point ; et cependant il y a dans ces mots : Vous frémissez, Madame ! un grand sentiment de terreur que je conçois sans pouvoir le rendre : mon âme est rebelle à mon intelligence. Dans mon obstination pour vaincre la difficulté, j’ai osé dénaturer les vers ; j’ai dit : Ah ! vous frémissez, Madame ! vain effort, inutile changement. J’ai prêté un vers faux à Voltaire, c’est tout ce que j’ai obtenu.

« Voici un autre exemple où le succès m’a pleinement satisfait. Je cherchais depuis long-temps à peindre l’ennui de Néron dans la scène où Agrippine vient lui rappeler longuement qu’il lui doit l’empire, lui le plus ingrat des hommes. Il est évident que Néron n’écoute pas sa mère ; il pense à autre chose, ou plutôt il ne pense à rien : il est obsédé. Comment rendre cela ? comment le traduire en geste ? J’essayai, à une représentation, en écoutant Agrippine, de promener de tous côtés ma vue distraite. Quelques amis, après le spectacle, me demandèrent ce qui m’avait préoccupé pendant cette scène, et pourquoi j’avais regardé dans la salle ; mon effet était donc manqué. J’eus recours à Monvel ; d’après ses souvenirs de Lekain je composai ma pantomime, mais je tremblais de la hasarder. Un soir, aux Tuileries, devant l’Empereur, je m’y décidai. Pendant qu’Agrippine parlait, je me mis à jouer avec mon manteau. J’avais l’air d’en examiner la richesse, mais en affectant de montrer sur ma figure une grande indifférence, comme si je remuais ce manteau machinalement, sans y prendre garde. Enfin, j’aurais voulu faire illusion au point de persuader que je bâillais. Eh ! mon Dieu ! dans une situation pareille Néron n’y aurait pas manqué. Seulement, vers la fin, je témoignai un peu d’impatience. Puis je marquai une colère concentrée pour préparer le vers qui m’échappe après le départ d’Agrippine, et qui foudroie d’avance Britannicus :

Elle m’a fatigué de ce nom ennemi.

« Le lendemain l’Empereur me parla de ce jeu muet, il l’avait suivi attentivement, j’étais désormais sûr de son effet.

— L’Empereur entre donc avec vous dans les détails de votre art ?

— Vous touchez là une corde délicate. »


QUATRIÈME ENTRETIEN.


« J’ai coupé un peu court à notre dernier entretien.

— Ma question avait été indiscrète.

— En n’y répondant pas, j’ai pu vous le faire croire ; cependant il n’en est rien. Mais comme j’élude toujours ce qui concerne l’Empereur, je me suis laissé aller à l’habitude, et je vous ai traité un peu trop comme tout le monde.

— Il est naturel que vos relations avec le chef de l’Empire vous obligent à beaucoup de circonspection.

— Il serait si facile d’abuser de mes discours ! Aux vérités que je dirais on mêlerait des mensonges que je n’aurais point dits, afin de les accréditer de mon nom. J’aime mieux, par un silence en quelque sorte officiel, me mettre à couvert de toute responsabilité.

— Eh bien ! causons d’autres choses.

— Pourquoi donc ? l’intimité a ses privilèges, et je serai le premier à en jouir. Mon âme est heureuse quand elle peut se répandre sur l’Empereur : il me comble de ses bienfaits. D’ailleurs je vous assure que parler de lui, c’est le louer.

— Vous le connaissez depuis long-temps ?

— Lorsque je le vis pour la première fois, c’est tout au plus si sa campagne d’Italie était dans sa tête.

— Vous doutiez-vous que c’était là votre souverain ?

— Eh mon Dieu, je ne soupçonnais même pas le héros. Il y a si loin de mon paisible cabinet à un champ de bataille ! Ensuite les hommes, et moi comme tous les autres, nous aimons les jugemens tout faits. Quand la renommée crie : Le voilà ! on regarde, et l’on dit comme la renommée. Mais jusqu’alors on laisse le génie dans son obscurité ; on ne se donne même pas la peine de lui demander : Qui es tu ? Cependant le petit Bonaparte, nous l’appelions ainsi, m’avait souvent étonné par des traits d’une vive intelligence.

— On me disait l’autre soir, chez le comte Andréossi, que ce petit Bonaparte se plaisait à raconter des histoires de revenans.

— Rien n’est plus vrai : lui et Méhul étaient toujours prêts à effrayer par des récits remplis d’apparitions lugubres. Bonaparte excellait : il jouait son conte, il en faisait un drame. Pour agir plus fortement sur les imaginations, il éteignait toutes les lumières. De même que les fantômes dont il se constituait l’historien, il avait besoin de ténèbres. Au reste, c’était là pour lui plus qu’un amusement : il cherchait à dominer par la peur. Il ne fait pas autre chose encore aujourd’hui, demandez aux rois de l’Europe ! Ce sont de terribles fantômes que les grenadiers de la garde ! Mais c’était principalement dans ses observations sur mon jeu qu’il ne m’épargnait pas, alors, comme depuis, que brillait sa sagacité. Il me disait un jour : « Il y a un grand vide dans la tragédie française ; aussi, jusqu’à présent, la tragédie sur notre théâtre, sauf quelques rares essais, est demeurée grecque et romaine, et ce vide d’où vient-il ? de l’absence complète d’une pensée supérieure à l’action dramatique, ou, si vous aimez mieux, d’un ressort caché qui fasse tout mouvoir. Les anciens avaient la fatalité, à laquelle leurs dieux mêmes étaient soumis, et cette intervention était toute naturelle, puisque les événemens de leurs drames se mêlaient à leur religion. Chez nous il n’en est pas de même : il existe une séparation complète entre le théâtre et l’Église ; celle-ci même frappe l’autre d’anathème ; il faut donc chercher ailleurs : à défaut de la religion, qu’on ait recours à la politique. Oui, dans le drame moderne, la politique doit remplacer la fatalité. »

« Long-temps après il est revenu sur cette idée, car il l’a développée à Raynouard, l’un des hommes les plus capables assurément de la comprendre. Je crois, si ma mémoire ne me trompe pas, que c’est au sujet du Cromwell, auquel Raynouard travaille. J’avoue que la tragédie, envisagée de la sorte, serait bien en harmonie avec mes goûts et mes études, mais il faudrait renoncer à l’antiquité qui, à vrai dire, ne peut avoir pour nous qu’un intérêt de souvenir et de curiosité. En puisant, au contraire, dans notre propre histoire, en se saisissant des événemens même dont nous avons été les témoins, la tragédie deviendrait nationale, et par-là ferait vibrer toutes les cordes de notre cœur.

— Si l’Empereur, par exemple, voulait permettre qu’on mît en scène quelques traits de sa vie, et s’il en révélait à l’auteur les parties secrètes, la représentation serait curieuse, et l’Empereur lui-même pourrait juger de la bonté de ses théories. De toutes les manières son personnage vous reviendrait.

— Je le jouerais bien[6].

— Avec sa parole saccadée ?

— Comme tous les hommes chez qui les pensées se pressent, ses phrases sont courtes, et il accentue avec force pour qu’on ne perde pas un seul mot, aucun n’étant inutile : voilà tout ce que j’ai remarqué dans son débit, et non cette affectation qu’on lui prête de hacher ses discours pour se singulariser. Au reste, il a toujours parlé ainsi. Seulement, à son retour d’Italie, sa parole était devenue impérative. Je ne saurais, à ce propos, vous peindre mon émotion, lorsque dans la rue Chantereine, dans cette même maison que j’avais habitée, j’entendis madame Bonaparte dire par la fenêtre, à son mari qui se promenait au jardin : « Bonaparte, viens donc, voilà Talma. » Je voulus aller au-devant de lui ; d’honneur mes jambes tremblaient. La porte s’ouvre, il entre, ses yeux brillaient… Savez-vous que c’est bien beau des yeux qui ont fait fuir des armées !

— Ce n’est pas ce jour-là précisément que j’aurais voulu le voir ; quoique grand déjà, il n’était pas sorti du cercle des événement naturels. C’est aux Tuileries que mes regards l’auraient cherché avec empressement lorsque, au retour de Notre-Dame, il venait de mettre la couronne sur sa tête. Là commence l’extraordinaire.

— Je ne le vis que plusieurs mois après. J’avais cru devoir, et il m’en coûtait, renoncer à mes visites. L’Empereur remarqua mon absence, et il dit à Regnault de Saint-Jean-d’Angély, qui s’empressa de me le répéter : « Est-ce que Talma me boude ? » Dès le lendemain j’étais aux Tuileries. J’avais mis un habit à la française et je portais l’épée. La figure expressive de l’Empereur me montra tout à la fois un peu de surprise et en même temps beaucoup de satisfaction. Non qu’il eût la petitesse d’être flatté de mon costume de cour ; mais comme il m’aimait, il fut bien aise que j’eusse fait une chose convenable.

« À dater de ce jour j’allais au moins une fois par semaine aux Tuileries. Je choisissais l’heure de son déjeuner. C’est ainsi que j’assistai aux dernières instructions qu’il donnait au grand-duc de Berg prêt à partir pour l’Espagne. Ce fut encore pour moi une bonne leçon, et j’appris là sur quel ton et avec quels discours un Empereur décide du destin des nations.

« À Erfurt je l’ai vu très-souvent. Plus d’un monarque a dû envier ma faveur. Il s’occupait avec soin, avec intérêt des ouvrages à représenter : il me parla le premier de la Mort de César à laquelle je ne songeais guère. « Quoi ! sire, lui dis-je, c’est la pièce de circonstance que vous choisissez pour tant de Majestés ?

— Oui, Talma, me répondit-il. Serait-ce donc si mal de prouver à l’Europe personnifiée autour de moi par ses souverains que des vers empreints d’une haine vigoureuse contre la royauté m’effraient peu ? qu’on me les dit en face et par mon ordre ? que ma puissance est à l’abri des allusions, et qu’enfin tout germe de républicanisme a disparu de mes armées impériales ?

« Au surplus, l’esprit républicain a cessé de m’être hostile, parce qu’il y a de la république dans ma fortune et dans mon système de gouvernement ! La république, qu’est-ce autre chose que l’intelligence occupant toutes les sommités de l’ordre social ? Eh bien ! qu’on regarde : n’ai-je pas aidé à monter ceux qui sont nés pour s’élever ? Et en ce moment même, Talma, tandis que je cause avec vous, et que des princes sont là attendant leur tour d’audience, n’est-ce pas l’égalité ? Allez, allez, les républicains ne m’aiment pas trop, c’est possible, mais il me respectent, ils savent que ma tête vaut bien un sénat. »

« Cette scène, entre l’Empereur et moi, que n’ai-je pu le soir même la reproduire sur le théâtre et en présence d’un parterre de rois ! Il y aurait eu là, pour eux, une leçon dans l’art de régner, donnée d’une manière assez vive, et surtout de main de maître.

— Et moi aussi je les ai vus vos rois d’Erfurt. C’est à Paris, à l’Hôtel-de-Ville, dans un bal devenu historique, que mes yeux rencontrèrent cette éblouissante réunion.

— C’est pourtant moi qui les y ai fait venir ! je suis en cela une de ces petites causes d’où naissent de grands effets. Dans une des conversations dont je vous parle, j’exprimai le regret de ne pas voir ce cortège de souverains transporté à Paris. « Ce serait, dis-je, un spectacle où les Parisiens trouveraient un amusement, le seul peut-être qu’ils n’aient pas encore goûté, et en même temps un sujet d’orgueil, le seul peut-être aussi que vous ne leur ayez pas donné. Sire, vous êtes ici, ajoutai-je, chez l’Europe ; serait-elle moins bien chez vous ? d’ailleurs vous faites une visite, il est juste qu’on vous la rende. »

« Ces paroles me revinrent en souvenir, lorsqu’après Wagram une partie des cours de l’Europe accourut se mêler aux fêtes du mariage.

« Rien n’échappe à la haute pensée qui nous gouverne ; elle profite de tout. Voici un autre fait bien propre à le prouver mieux encore. J’avais joué Assuérus aux Tuileries. Quelques jours après, m’étant présenté chez l’Empereur, il me parla des Juifs, de Racine, et de Saint-Cyr. « Chaque fois qu’une religion se mêle aux affaires humaines, me dit-il, c’est presque toujours par l’intermédiaire d’une femme. » Puis il ajouta aussitôt, en se répondant à lui-même, selon sa coutume : « Cela s’explique : il est de l’intérêt des prêtres et des femmes de se liguer autour du trône pour le dominer. Cette Esther est la Maintenon de ce temps-là : elle fait signer une espèce d’édit de Nantes, comme celle de Versailles le fit révoquer ; l’une protégea les Juifs, l’autre persécuta les réformés ; et cependant les courtisans de Saint-Cyr louaient dans Esther Mme de Maintenon ! c’est qu’ils ne voyaient dans tout cela ni Juifs, ni protestans, mais deux femmes qui, par leur empire sur l’esprit et le cœur d’un monarque, disposaient du sort des peuples… Quelle singularité dans cette nation juive ! tous les grands princes ont associé leur nom à son histoire. » Il se retourna à ces mots vers le ministre de l’intérieur, qui était entré pendant l’entretien, et il lui dit ces paroles restées dans ma mémoire : « On pourrait peut-être faire quelque chose des Juifs ! »

« Peu de temps après nous eûmes le grand sanhédrin.

« Sur un pareil sujet je suis inépuisable ; je fatiguerais tout le monde sans me lasser jamais. Cela se conçoit : je me suis imposé à cet égard une réserve dont je me dédommage en petit comité. Puisque je vous tiens, je veux que vous sachiez combien est grande envers moi la confiance de l’Empereur, combien il met de grâce dans les faveurs dont il me comble.

« Il venait de faire exécuter des travaux fort curieux au théâtre des Tuileries, afin qu’on pût y représenter des ballets et des grands opéras. Les changemens à vue, les trappes, les vols de char, avaient exigé des machines difficiles à établir dans un emplacement si étroit, mais tout s’aplanissait devant cette puissante volonté ; la baguette d’Armide, qu’il allait faire venir chez lui, dans son palais, enfantait moins de prodiges que sa parole souveraine. « Je vais vous montrer tout cela », me dit-il, et, me prenant par le bras, il me guida lui-même à travers les corridors. Nous descendîmes par de petites échelles sous le plancher même du théâtre. Nous étions seuls. La pâle lueur d’un quinquet presqu’éteint nous éclairait à peine. Tout à coup, en me frappant sur l’épaule, l’Empereur me dit : « Savez-vous que les Anglais paieraient bien cher votre place, s’ils pouvaient y glisser un de leurs agens ! l’occasion serait belle pour une sanglante tragédie. — Ah ! Sire, m’écriai-je, vous me faites frémir ; si quelqu’un caché… — Rassurez-vous, rassurez-vous, Talma, continua-t-il, l’histoire se respecte trop pour me laisser périr dans une trappe comme un héros d’opéra. »

« Un autre jour il me montrait un camée qu’il venait de recevoir d’Italie. Ce camée, d’une rare perfection, représente en profil la tête d’Alexandre. Après l’avoir admiré, je dis à l’Empereur qu’il y avait quelque ressemblance entre cette tête et la sienne, dont le caractère est tout-à-fait grec. « Vous me faites plaisir, Talma, de trouver là ma figure, me répondit-il ; comme pierre précieuse, je n’aurais osé vous la donner : c’eût été un cadeau ; mais comme portrait, acceptez-la : ce sera un souvenir. »


CINQUIÈME ENTRETIEN.


« En feuilletant quelques unes des tragédies de votre répertoire, j’ai vu le rôle de Vendôme tout surchargé de ratures. Des mots, des hémistiches, souvent même des vers entiers sont substitués à ceux du poëte. Tout cela, je présume, est de votre main. Est-ce que vous corrigez Voltaire ?

— Ce serait un sacrilège. Quoique familiarisé avec tous les crimes, je n’oserais cependant pas me permettre celui-là.

— Qu’est-ce donc alors ?

— Un travail scénique. Ces légères altérations ne changent rien à la clarté de la pensée ni à l’éclat de l’expression ; elles n’ont pour objet que les sons. Il ne s’agit point du charme de la poésie, mais bien du mécanisme du langage. Je ne suis pas seulement acteur et poëte, je suis aussi musicien. Pour pénétrer jusqu’à votre âme et lui faire sentir mes impressions d’amour, de terreur ou de pitié, il faut que je commence par m’emparer de tous vos sens qui seuls peuvent m’ouvrir passage jusqu’à elle. Quels sont mes moyens ? le geste et la physionomie qui s’adressent à vos yeux, la voix et la diction qui vont à votre oreille. Or, cette voix est remplie de modulations plus ou moins sonores ; cette diction rencontre des mots plus ou moins propres à se mêler ensemble ; ces gestes sont plus ou moins moelleux et cadencés, si j’ose m’exprimer ainsi. C’est là précisément à quoi il faut veiller pour qu’il y ait et dans le geste, et dans la voix, et dans la diction, un attrait irrésistible et si doux que vous ayez du plaisir à me laisser gouverner toutes vos sensations. Il n’y a pas à dire, quand j’ai besoin de vos larmes, il faut que vous pleuriez.

« Cette harmonie du langage est une chose à part, tout-à-fait distincte de l’harmonie du style. Celle-ci regarde l’écrivain ou le poëte, l’autre me concerne : c’est mon lot, et il est pénible, je vous assure ; notre langue est quelquefois si rude, si rebelle ! elle se compose de tant d’élémens divers ! Ouvrage du nord et du midi, elle se ressent de cette double origine. Songez que les Romains nous sont arrivés d’un côté avec leur langue latine belle et si riche ; puis après eux l’Italie nous a donné quelques uns de ses mots amoureux et suaves. Par l’autre extrémité sont venus les Francs avec leur parole âpre et barbare. En vérité, si quelque chimiste décomposait notre langue comme il décompose les métaux, nous verrions quel prodigieux mélange de mots et de sons, appartenant à des peuples étrangers les uns aux autres, se combinent dans notre bouche. Eh bien, ce chimiste, c’est moi. Quand je prends un rôle, mon premier soin est de le faire passer à une sorte d’alambic, ensuite je fais aisément mon triage ; tel vers qui vous choquerait arrive alors plus adouci à votre oreille. Au reste, ce que je me permets au théâtre, il n’est personne qui ne se le permette dans le monde ; le peuple lui-même s’en va modifiant à chaque génération la rudesse de son langage. Que de mots, sans avoir perdu leur sens primitif, sont maintenant prononcés d’une manière si différente qu’ils ne sont plus les mêmes ! et comme on a fini par les écrire à peu près comme on les articule, les voilà devenus presque des mots nouveaux. Tel est celui de Karle dont on a fait Charles : le premier est plutôt un cri qu’une parole, le second est extrêmement doux ; mais ici c’est un mot métamorphosé, par conséquent hors de ma compétence. Voici une substitution, c’est mon affaire : lorsque je suis en scène, si vous m’entendiez dire d’une voix tendre à Adélaïde :

Souffrez que mes lauriers attachées par vos mains
Écartent le tonnerre et bravent les destins,
Ou, si le ciel jaloux a conjuré ma perte,
Souffrez que de nos noms ma tombe au moins couverte

Apprenne à l’avenir que Vendôme amoureux
Expira votre époux et périt trop heureux.

Vous trouveriez avec raison que mon amour se sert de consonnances bien dures. Nos noms est insupportable, et deux fois le mot souffrez, en quatre vers, ne peut se tolérer. Que faire ? Il n’y a aucun moyen d’annuler un des souffrez, ni de séparer par un repos, ou seulement par la respiration, nos de noms. Vous allez voir comment je m’y prends. C’est le même Vendôme qui parle :

Souffrez que mes lauriers attachés par vos mains
Écartent le tonnerre et bravent les destins ;
Ou, si le ciel jaloux a conjuré ma perte,
Puisse de nos deux noms ma tombe au moins couverte,
Apprendre à l’avenir que Vendôme amoureux
Expira votre époux et périt trop heureux.

Le poëte peut-être se plaindra, mais non pas le parterre. Voulez-vous une autre épreuve ? Elle sera plus courte. C’est un élan, une expression rapide de bonheur ; je m’écrie :

Que mon cœur a de joie !

Que, venant heurter brusquement le mot cœur, doit nécessairement blesser la délicatesse de l’ouïe ; aussi je l’évite en m’écriant :

Que mon âme a de joie !

Vous ne soupçonnez pas mon artifice, et cependant je touche à mon but ; je vous associe à ma joie, je vous la fais partager, et cela en vous attirant à moi par des sons caressans. Ajoutez encore qu’il eût fallu glisser sur le mot cœur, tandis que j’appuie sur le mot âme, autre avantage, puisque cette pause fait mieux comprendre la grandeur de ma joie, de cette joie qui est là, là tout au fond de mon âme. Quant au poëte, pourquoi aurait-il choisi entre deux mots qu’une nuance sépare à peine ? Pour lui c’était peu de chose, pour moi c’était important.

Oui, Mitrane, en secret l’ordre émané du trône
Remet entre tes bras Arsace à Babylone.
Que la reine en ces lieux brillans de sa splendeur
De son puissant génie imprime la grandeur !
Quel art a pu former ces enceintes profondes
Où l’Euphrate égaré porte en tribut ses ondes ?
Ce temple, ces jardins dans les airs soutenus ;
Ce vaste mausolée où repose Ninus,
Éternels monumens moins admirables qu’elle !

« Il y a là un grand charme d’harmonie, et cependant les deux premiers de ces vers doivent être pour bien des acteurs presque impossibles à réciter. La lettre r s’y trouve répétée neuf fois en quinze mots, et malheureusement cette lettre est l’une des plus difficiles à prononcer. Si vous la faites sortir de la gorge, le son est tellement vicieux que vous grasseyerez, défaut qui autrefois interdisait les abords du Théâtre-Français ; si vous la prononcez vers les dents, vous la rendez trop forte et elle forme un roulement désagréable. Il faut donc la briser, puis la laisser échapper à travers les lèvres qui achèveront de la velouter.

« Mais ne me voilà-t-il pas comme le maître de philosophie, dans le Bourgeois gentilhomme ! Je n’ai plus qu’à dire u en faisant la moue.

— Je vous en prie, restez, Talma ; ne soyez pas enfant.

— Reprenons alors la partie intellectuelle de mon art, ceci n’en est que la partie mécanique.

— Et pourtant elle me confond ! je ne me serais jamais douté de votre peine à dire si facilement des vers.

— Eh mon Dieu, il en est de même dans tous les arts. Cette draperie au fond d’un tableau, ce simple accessoire sur lequel l’œil passe en courant, précisément parce que l’étoffe est naturelle et les plis vrais, cette draperie, pour l’amener à ce degré de perfection, combien a-t-elle coûté de veilles et d’essais ! Vous connaissez l’anecdote de ce financier qui disait à un peintre : « Quoi ! dix louis pour un arbre fait en deux heures ! — Non Monsieur, répondit celui-ci, mais dix louis prix de dix ans qu’il m’a fallu pour apprendre à le faire en deux heures. »

— Et comment vous y prenez-vous pour les vers qui, réputés chefs-d’œuvre, sont dans la mémoire de tous les spectateurs ?

— Ceux-là je les respecte ; et si, comme il arrive parfois, ils m’offrent des consonnances un peu rudes, ne pouvant les faire disparaître, je les dissimule de mon mieux, soit par la rapidité du débit, soit en appelant toute l’attention sur le vers qui précède ou qui suit. Au reste, il est peu de nos poëtes dont les vers soient tous sacrés. C’est un privilège que Racine ne partage avec personne. Bien loin de là, Voltaire, à l’exception de trois ou quatre tragédies, est coupable d’un bon nombre de vers auxquels on peut toucher sans craindre de les rendre plus défectueux.

Voltaire n’avait pas le temps de relire, moins encore de refaire.

« En général, je n’aime pas beaucoup à jouer son théâtre. Dans Œdipe, dans Arsace, dans Brutus de la Mort de César, il me met à l’aise, il ne contrarie pas ma nature et mes idées. Passionné parce qu’il a sous sa plume de fortes passions à peindre, il s’oublie, et, n’étant plus lui, il est le personnage. Mais dans ses autres ouvrages, c’est sa personne qu’il met en scène, et c’est sa philosophie qu’il débite au parterre. Mahomet et Gengiskan ne sont que des prête-noms. Toute cette déclamation, quoique très-brillante, très-élevée, me rend lourd et fatigant. Non que je veuille en faire un reproche à ce grand homme : il avait une mission à remplir, et il s’est servi du théâtre comme d’une chaire pour éclairer les hommes, pour faire marcher d’un pas plus hardi la civilisation sous la garde de la philosophie. C’était beaucoup d’aller parler à chaque intelligence dans le réduit silencieux d’une bibliothèque ou d’un cabinet. Mais c’était bien autre chose de les réunir en grand nombre dans une même enceinte et de les échauffer tous du feu de son génie. On va plus vite quand on s’adresse aux masses, et Voltaire n’avait pas de temps à perdre. Il lui fallait, pendant le cours de sa seule vie, enlever l’esprit humain à la domination de l’Église.

— Il me semble qu’Orosmane cependant est plein de passion ; pourquoi l’excluez-vous ?

— Par deux motifs.

— Le premier ?

— Parce qu’il n’est pas de son pays et qu’il m’est dès lors impossible de lui donner une physionomie locale.

— Le second ?

— Le second tient à l’expression de son amour. Quand cet amour est sombre et terrible, il me va ; mais quand il est fade et langoureux je ne le comprends plus. Orosmane, appuyé sur Shakespeare, me convient : c’est de la tragédie. Orosmane, se rapprochant de Mlle de Scudéry, me décourage ; ce n’est plus que du roman. Cependant c’est un rôle contre lequel je lutte. Souvent le soir, après l’avoir joué, lorsque nous rentrons ma femme et moi, nous nous mettons à analyser ensemble les passages dont je n’ai pas été satisfait et ceux qu’elle a blâmés de son côté. Ma femme a un goût exquis, un esprit vraiment supérieur : elle excelle surtout à peindre les sentimens tendres. Eh bien, rien de complet n’est encore sorti de cette double émulation. Je vous l’ai dit : c’est la fausse physionomie du personnage qui me gène.

« Au reste, Voltaire lui-même l’a senti. Son Orosmane, dans presque la moitié du rôle, n’est plus un Soudan : rien en lui ne rappelle les mœurs asiatiques. La preuve, c’est qu’au moment où la rage de la jalousie le ramène violemment à sa nature, il s’écrie :

Des rois de l’Orient suivons l’antique usage.

« Il s’en était donc écarté ? Eh ! oui, sans doute, il était devenu dameret ; il languissait aux pieds d’une femme, il oubliait le sérail pour se faire un héros de boudoir. C’est encore lui qui le dit :

Allons, que le sérail soit fermé pour jamais,
Que la terreur habite aux portes du palais.

« De bonne foi, qu’est-ce qu’un sultan dont le sérail est ouvert, et qui, ne le faisant plus garder par la terreur, laisse apparemment tout le monde y entrer, ou du moins y porter des regards dont la témérité devrait donner la mort.

« Mon ami Geoffroy, le lendemain d’une représentation où j’avais joué ce rôle, imprima ceci : « Talma a retrouvé tout son talent dans ce vers :

« Que tout ressente ici le frein de l’esclavage ! »

« Oh l’étrange aveuglement de la malveillance ! ce n’était pas mon talent qui s’était retrouvé, mais bien Orosmane lui-même qui, jusqu’alors, s’était égaré et complètement perdu. Allez, allez, quand la passion éclate, tout rentre dans la vérité, aussi bien l’acteur que le poëte.

« Cependant, pour être juste en tout, je dois ajouter que ce manque de physionomie, dont Voltaire est le premier coupable, je l’exagère peut-être à cause même de la difficulté que j’éprouve à exprimer les sentimens langoureux. La partie défectueuse du rôle est précisément celle où je le suis moi-même. Donc, loin de cacher le défaut, je le rends plus saillant. Oui, l’on a raison, et Geoffroy comme tout autre, de me flageller lorsque je dis des fadeurs telles que celle-ci :

........... Épargne-toi ce soin :
L’art n’est pas fait pour toi, tu n’en as pas besoin.

Ou bien encore :

J’atteste ici la gloire et Zaïre et ma flamme
De ne choisir que vous pour maîtresse et pour femme.
De vivre votre ami, votre amant, votre époux,
De partager ma vie entre la guerre et vous.

« Comme poésie, cela est ravissant ; mais comme caractère, comme mœurs, c’est presque risible. Est-ce un chevalier qui parle ? Des images de guerre et d’amour empruntées à la galanterie belliqueuse des tournois sont-elles en harmonie avec ces musulmans dont la tendresse est un peu grossière, et qui, pour rendre la volupté éternelle, ont fait de leur paradis un sérail ?

— Ces deux défauts qui, du reste, se tiennent dans Orosmane, une fausse couleur dans la physionomie et quelque fadeur dans l’expression de son amour, se rencontrent aussi dans plusieurs autres rôles. L’Achille de Racine n’est pas celui d’Homère. La critique y a vu plutôt un héros français qu’un héros grec. Néron même, si bien empreint de la couleur antique, Néron débite à Junie des madrigaux qui, vous ne l’ignorez pas, sentent un peu la cour de Versailles.

— Oh ! quelle différence ! si Racine nous avait représenté l’Achille d’Homère, il nous aurait révoltés. Comment la délicatesse française se serait-elle accommodée de la grossièreté des mœurs d’une époque où les Grecs étaient encore si éloignés de la civilisation de Périclès, si éloignée elle-même de la civilisation de Louis xiv. Racine a agi avec son goût, qui était l’une des grandes parties de son génie : aujourd’hui il se permettrait davantage. Si nos mœurs sont toujours un peu molles, notre esprit est plus mâle ; il est moins exclusif. Mais ce qu’il n’a pas dû faire, moi je l’essaie. J’étudie son Achille, non dans la tragédie, mais dans l’Iliade. Il ne s’est pas tellement brouillé avec Homère qu’on ne puisse les réconcilier. Entre un sultan et Orosmane, il n’y a plus aucune ressemblance ; mais il y en a une très-grande entre l’amant d’Iphigénie et le vainqueur d’Hector.

« J’agis de même avec Ducis. Dans son Macbeth il a été sans doute d’une grande hardiesse. Songez-y donc ! mettre sur notre théâtre une somnambule venant à la clarté d’une torche, armée d’un poignard, égorger son propre fils : cela est terrible. Shakespeare l’est davantage. Aussi c’est avec une étude du Macbeth anglais que j’ai composé la physionomie du Macbeth français. Dans le récit de mon entrevue avec les sorcières, savez-vous pourquoi je fais circuler la terreur dans la salle ? c’est que les trois sorcières je les vois : elles sont là devant mes yeux ; Shakespeare me les montre.

« Quant à Néron, il est fade, je ne le sais que trop, mais dans une seule scène : aussi j’ai grand peine à la porter. Cette scène je la travaille sans relâche et avec un soin tout particulier. Je cherche, afin d’en dissimuler la langueur, à faire entrevoir la férocité de Néron à travers même les paroles les plus tendres ; je veux, par l’expression de mes yeux, par le son de ma voix, qu’on se souvienne de ce qu’il vient de dire :

J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.

« Voilà bien l’amour de Néron ; et moi ayant à le peindre je songe au tigre.

— Vous avez déjà songé au lion dans Othello, s’il faut en croire la renommée, car je n’ai pu vous voir encore dans cet ouvrage, et c’est un de mes regrets.

— Je vous l’ôterai ; j’en ferai naître l’occasion.

— Vous mettrez sur l’affiche : Spectacle demandé.

— En attendant, je vais le mettre sur mon agenda…

— Cet Orosmane au front basané vous convient mieux, n’est-ce pas ? son amour est sombre, et si je ne craignais de faire un mauvais jeu de mots, j’ajouterais comme sa figure.

— Oh ! c’est qu’il y a dans ce personnage un vers que je savoure avec délices.

Plains-moi de mes transports, de mes fureurs soudaines,
De ce sang africain qui bouillonne en mes veines.

Ce n’est plus Othello qui parle en ce moment, c’est Talma.

— Qu’est-ce à dire ?

— Que je suis d’origine more. Ma famille, j’ai quelques raisons de le croire, ou si c’est une illusion, elle me plaît, elle m’est chère ; ma famille, au lieu de regagner l’ancienne patrie lorsqu’il fallut abandonner celle que les Espagnols revendiquaient, se jeta vraisemblablement du côté des Pyrénées, et vint chercher la vie et l’hospitalité sur le sol de la France. Regardez-moi bien : vous verrez peut-être dans l’ensemble de mon visage quelques restes de cette origine. Si en même temps vous vous faites une idée bien juste des passions que je rends avec le plus de vérité, vous y reconnaîtrez ce mélange de fureur et de mélancolie, ce passage subit des sentimens tumultueux au repos d’une indolente rêverie, qui sont les effets habituels des feux du ciel africain. Je me suis toujours promis d’aller quelque jour sur la terre fleurie où Grenade fait briller son beau palais de l’Alhambra, saluer le tombeau de mes pères. Que sait-on ? je retrouverai peut-être mon nom dans quelques familles obscures d’une vallée ou d’une montagne oubliée du voyageur ; car mon nom, cela est évident, mon nom est tout-à-fait more. »


SIXIÈME ENTRETIEN.


« De nombreuses visites m’avaient privé tout un jour de Talma. Il s’était montré sous un nouvel aspect au milieu d’un salon où je venais de le voir, gai, charmant, poli, empressé ; se mêlant à la conversation n’importe le caractère qu’elle prenait, frivole ou sérieux ; mais je n’en regrettai pas moins cette journée perdue pour nos entretiens, d’autant que je devais quitter Brunoy le lendemain. Il le savait. Lorsque les équipages eurent emporté tout ce monde bruyant, lorsque nous nous trouvâmes seuls et tranquilles, il me dit :

« Vous allez donc aussi m’abandonner ?

— Non sans un vif regret ! Mon séjour près de vous ne s’effacera jamais de ma mémoire ; mais l’École de Droit me rappelle. Impitoyable dans sa chaire, M. Delvincourt noterait mon absence.

— Vos momens de liberté, pour être plus rares, doivent en être plus doux. Vous m’en accorderez quelques uns, je l’espère ; vous vous délasserez près de moi de vos études arides, et je tâcherai de vous faire oublier un peu votre sévère professeur. L’hiver arrive : bientôt je quitterai tout-à-fait la campagne pour Paris, où j’aurai des devoirs à remplir plus exigeans que dans l’été. Vous viendrez me voir le matin vers neuf heures : je suis alors presque toujours seul. C’est un moment délicieux pour causer. Quand le sommeil se retire, nous rentrons dans nos idées en même temps que dans la vie et dans le jour, et tout cela avec un plaisir tout frais et tout nouveau : on renaît. Les anciens avaient raison de se visiter au lever du soleil. Vous viendrez aussi, les soirs où je joue, me trouver avant le spectacle dans ma loge[7]. On vous ouvrira la porte qui communique du théâtre dans la salle ; par ce moyen vous choisirez votre place avant que le public soit entré. Je réserve cette faveur, si c’en est une, aux jeunes gens qui m’aiment assez pour trembler lorsque j’entre en scène, et qui, si je parviens à réaliser ce qu’attend de moi leur flatteuse admiration, s’en montrent heureux et pleins de joie. Un certain personnage dont je vous ai parlé a plus d’une fois passé par cette petite porte ; depuis il s’est fait donner ses grandes entrées. Les mardis je reste chez moi ; d’un seul regard vous rencontrerez là toutes les sommités intelligentes de la France, assemblage illustre qui m’honore et m’encourage. En sortant de cette sphère à hautes pensées, croyez que je me trouve plus à l’aise avec les grands auteurs dont je suis l’interprète. En vérité, lorsque je viens sur le théâtre me pénétrer de leur esprit, je crois n’avoir pas quitté mon salon ; et ce ne sont pas les artistes seuls que je recherche, ce sont toutes les illustrations de l’époque : Berthollet, La Place, Cuvier, Gérard, Guérin, Duval, Arnault, Lemercier, Raynouard, Daru, Corvisart, Méhul, Ginguené, et cent autres encore ; des jeunes gens pleins de talent et d’avenir[8] y viennent aussi admirer leurs maîtres, en attendant qu’ils soient maîtres à leur tour. Croyez-moi, fréquentez les hommes supérieurs, c’est de tous les moyens de s’instruire le plus doux et le plus sûr.

— Vous voyez bien que je n’ai pas attendu votre conseil.

— Il faut aller plus haut. Je puis cependant vous être utile. Puisque, résolu à suivre les exemples paternels, votre ambition se tourne vers le barreau, venez m’entendre au théâtre, et non seulement moi, mais nous tous ; ainsi vos plaisirs deviendront en même temps des études. Il règne au Théâtre-Français une grande pureté de diction ; c’est là que la langue est parlée avec le plus de correction et de soin. Maintenant surtout qu’on y déclame moins, vous pourrez apprendre aussi comment il faut être vrai au barreau. La réforme opérée au théâtre doit s’étendre à tout ; le palais et la chaire la subiront. Le théâtre a donné le signal, le palais suivra. L’Église ne sera pas non plus récalcitrante. Pour n’être plus en tête de la société, elle ne fera pas la faute de rester en arrière.

« Oh ! que ce serait une grande et merveilleuse chose que d’entendre un prédicateur, du haut de la chaire, remuer les cœurs de la foule par des accens simples et pathétiques, et non plus avec ces éclats de voix qui, après avoir frappé la voûte, retombent à terre et s’y étouffent, non plus avec ce chant plus triste que les sons du serpent, mais avec les tons harmonieux de la voix humaine ! Quelque jour je vous réciterai l’une des oraisons funèbres de Bossuet. J’en sais plusieurs, sinon entières, du moins par longs fragmens. Que je vous raconte à ce sujet une anecdote : je me trouvais à Lyon en même temps que Mme de Staël. Un soir chez elle l’assemblée étant comme de coutume et brillante et nombreuse, on désira m’entendre. Pendant que je me recueillais un instant, un vaste cercle se forma autour de moi. On se préparait à écouter Égisthe ou Cinna ; jugez de la surprise générale lorsque je me mis à dire :

« Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui appartient la gloire, la majesté et l’indépendance… »

« J’achevais à peine ces premiers mots, qu’un murmure glissa jusqu’à mon oreille. C’était l’expression involontaire d’un désappointement : on aurait volontiers imposé silence à Bossuet pour donner la parole à Corneille. Je n’en continuai pas moins. Peu à peu le calme se rétablit ; je m’emparai de l’attention, et lorsque j’en vins à ce sublime passage :

« Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines : la félicité sans bornes aussi bien que les misères… »


je sentis que j’allais obtenir un de ces triomphes qui me rendent mon art si cher. Cette soirée se passa toute en surprise. Après avoir fait entendre l’orateur, je ne voulus pas refuser de montrer le tragédien. Savez-vous quel rôle je choisis ? celui de Phèdre. C’est le plus beau et le mieux fait que je connaisse. L’amour criminel de Phèdre, parcourant tous les degrés et ne se consolant que par le suicide de n’avoir pu se perdre dans l’adultère, forme un drame complet : c’est la vie entière d’une passion. Pardonnez à mon orgueil de tels souvenirs, ce fut encore un triomphe. Ces soirées se renouvelèrent. Elles m’ont valu de Mme de Staël des lettres bien capables de m’enivrer. Ces lettres me sont précieuses comme doivent l’être à nos généraux les bulletins de la grande armée.

— Oui, oui, je vous pardonne cet orgueil ; je vous prierai même d’en avoir un peu plus. On est souvent tenté de vous rappeler que vous êtes Talma.

— Je ne veux pas ici feindre la modestie. Diderot a dit d’une manière piquante : « Entre un homme vain et un homme modeste, la seule différence, c’est que l’un est indiscret et que l’autre ne l’est pas. » Franchement, si je m’apprécie trop peu, c’est que mon art, quoique bien beau, est pourtant peu de chose ; il n’est, à vrai dire, qu’un bruit de paroles.

— Ne vous a-t-il pas fait un nom destiné à vous survivre ?

— Et quand cela serait ! qu’est-ce qu’un nom qui n’emporte pas avec lui chez la postérité l’ouvrage auquel il doit sa renommée ? On m’admirera, j’ai besoin de le croire, mais sur la foi d’autrui, ou plutôt on saura que j’ai été applaudi de mon temps : voilà tout. Chaque génération, en passant, n’aura pas sous ses yeux quelque production qui lui permette de ratifier le jugement de mes contemporains. Je n’ai pas, comme le sculpteur, le bronze ou le marbre pour éterniser ma pensée. Je n’ai pas, comme le poëte ou le peintre, l’imprimerie et la toile pour perpétuer les enfantemens de mon intelligence. Oh ! que je les envie ! qu’une simple feuille de papier, dépositaire à tout jamais de quelques beaux vers, de quelques profondes pensées, est préférable à ce théâtre où chaque soir j’écris, où tout s’efface aussitôt. Je n’entre jamais dans ma bibliothèque sans que mon cœur soit navré. Dans tous les siècles les hommes ont cherché à se survivre. Ce peuple si industrieux, les Égyptiens, nous ont légué leurs corps soigneusement embaumés ; nous, peuples modernes, supérieurs à l’Égypte, nous sommes parvenus à embaumer notre génie : ce sont de miraculeuses momies que nos livres ! L’âme ne périt pas, mais rien ne restait après elle pour constater son passage sur la terre. Maintenant elle laisse comme un long sillon de feu qui marque la route qu’elle a parcourue, elle laisse la pensée gravée sur l’airain. Et moi, moi… Tenez, quittons ce sujet, il me rend trop cruelle l’idée de la mort.

— Ne dirait-on pas que la mort est là tout près ? n’avez-vous pas un long avenir devant vous ?

— La mort ! elle est toujours là. Croiriez-vous qu’en sortant de chez moi, souvent je reviens sur mes pas pour mettre quelqu’ordre dans mes papiers, comme si je ne devais plus rentrer ? Et même sur la scène, combien de fois n’ai-je pas été assailli par de sinistres pressentimens, par de funèbres images ! En jouant Cinna il m’est arrivé, il n’y a pas très-long-temps, d’entrevoir tout autour de moi des abîmes sans fond. Je n’osais plus ni reculer ni avancer ; si cela eût duré, j’aurais demandé pitié au public. « Pour arracher des pleurs, il faut que vous pleuriez », a dit Boileau. Je puis dire à mon tour : « Pour vous faire frémir, je commence par frémir moi-même ». Oh ! que je comprends bien Pascal !

— Mais comment les spectateurs, attentifs à suivre le langage de vos gestes, l’expression de votre physionomie, les inflexions de votre voix, ne s’aperçoivent-ils pas du désordre de votre raison ? L’assemblée, dans ces pénibles momens, devrait se lever en masse, et, saisie de crainte et de douleur, vous crier : « Assez ! assez ! »

— Au contraire : on attribue à mon art les agitations de ma nature ; mon regard exprime l’effroi, et l’on s’imagine que, pour m’épouvanter, moi et les autres, je porte à la main une tête sanglante[9]. J’aurais besoin de compassion, je rencontre des applaudissemens. Ma mémoire seule venant à m’abandonner, pourrait avertir que Talma est anéanti. Mais heureusement jusqu’à ce jour elle m’est restée fidèle. C’est le prodige de ce mécanisme de la mémoire, déjà si prodigieux, alors même qu’il n’est pas soumis à de telles épreuves.

« Je vous révèle là d’étranges faiblesses. Viennent-elles de mon âme, de mon imagination, de mes nerfs ? et qu’importe, puisque je souffre ! Mais pourquoi me plaindre ? Je subis la loi commune, je paie quelque peu de talent par une délicatesse d’organes qui est la source de cruelles douleurs, de pénibles et longs ennuis. Au reste, si je redoute la mort, si je tremble à chaque pas de la rencontrer, c’est peut-être aussi par une trop grande soif de l’immortalité : il me faut pousser loin ma vie pour achever mes travaux, pour leur donner plus d’éclat, afin que mon nom, condamné à rester isolé et vide après moi, ait du moins dans les âges futurs un glorieux retentissement. »


CONCLUSION.


Je revins à Paris. Des études graves s’emparant de toutes mes heures, m’éloignèrent du monde artiste. Je revis Talma sans doute : ce ne sont pas de tels hommes que l’on néglige ; mais dans son salon ou dans sa loge, c’est-à-dire au milieu d’une foule empressée.

Jamais je ne le regardai sans songer aux terreurs que lui causait la mort ; jamais je ne l’entendis réciter le monologue d’Hamlet sans avoir la pénible pensée qu’il devait souffrir, et beaucoup ; que, devant moi, sur la scène, l’homme bien plus que le personnage demandait à l’éternité d’expliquer ses mystères.

J’ai conservé dans mon souvenir non seulement les paroles de Talma, mais jusqu’à l’accent mélancolique dont il les prononça lorsqu’il me fit cette étrange confidence. Sa voix est là à mon oreille. Je crus l’entendre sortir du cercueil le jour où, suivi de la tristesse publique, ce cercueil s’avança lentement vers le dernier asile. Il m’a semblé hier encore qu’elle allait aussi s’échapper à travers le marbre de la tombe que j’ai voulu saluer de nouveau. Elle porte depuis peu le nom de Talma : ce sera son plus beau, son plus durable ornement, le seul qui lui convienne. Il y aurait outrage envers la mémoire de celui qui se passionna pour le vrai, si cette tombe, au lieu d’être d’un style simple, se trouvait surchargée de longues phrases et de grandes figures éplorées, ridicule appareil devant lequel l’âme reste glacée. N’ai-je pas vu sur le monument funèbre d’un Montmorency décapité je ne sais quel nombre de statues ! N’eût-il pas mieux valu un corps sans tête étendu sur une pierre noire, et pas autre chose ?

Mais je me trompe : au moment où j’ai visité la poussière de Talma, sa tombe avait un ornement, le plus digne, le plus touchant à voir : c’était une vieille femme, pauvre, les yeux humides, qui déposait une couronne, gage d’une reconnaissance que le temps n’a pas éteinte. Moi, je rêvais à la gloire de Talma, elle à son bon cœur.



NAPOLÉON.


Napoléon.


FRAGMENT.


Mes compagnons, vous le rappelez-vous ce champ funeste où s’arrêta la conquête du monde, où vingt ans de victoires vinrent échouer, où commença le grand écroulement de notre puissance ?
Ségur.


Sans demander à la France le secret de sa fortune, si étrangement mêlée de prospérités et de revers ; sans chercher dans les révolutions ce qui les fait naître, montrons seulement ce qu’elles produisent. Disons d’abord que la royauté, dès son origine, eut à lutter tour à tour contre l’épée et l’encensoir ; tantôt elle se maintient par des alliances, tantôt par des ruptures. Elle invoque les évêques contre les hommes d’armes, elle s’aide de ceux-ci pour dépouiller l’Église. Les premières races ne font qu’aller et venir du sanctuaire au camp. Enfin, après bien des querelles et bien des siècles, le trône, resté le plus fort, a tout soumis et tout affaibli pour mieux soumettre. Sous Louis xiii, la victoire alla même trop vite et trop loin par la main d’un prêtre, roi sous son roi. En vain quelques vieux nobles essaient de reprendre leur armure ; la rouille l’avait rongée : cette fois l’audace ne donne pour conquête que l’échafaud. Ce prêtre, par une sorte de représailles, semble, après huit cents ans et plus, venir rendre à la noblesse l’oppression que le clergé avait reçue d’elle sous le père de Charlemagne. Quand on oublie le nom de Richelieu pour arriver jusqu’à la personne du ministre, les triomphes de ce ministre paraissent peu de chose. Ce ne fut pas son bras qui était fort, c’est la puissance féodale qui était faible ; ce ne fut pas sa volonté qui lui donna la domination, c’est l’absence d’une volonté royale qui la lui laissa prendre. On l’exalte depuis deux siècles, parce qu’on l’avait haï dans le sien ; car de la haine publique il reste toujours quelque renommée : les peuples, par pudeur pour eux-mêmes, ne permettent pas qu’on insulte le souvenir de qui les fit trembler.

 

De nouveaux périls menaçaient la couronne. Après la mitre, après le casque, arrive contre elle le bonnet des faubourgs. Justement alarmée au bruit d’une nation qui s’agite, non plus comme au temps de la Fronde, sous la main d’un prélat turbulent et de quelques grands mutinés, mais à la voix de mille tribuns sortis du peuple, et peuple eux-mêmes. La couronne alors tâche, pour qu’on la soutienne, de réveiller tout ce qu’elle avait endormi pour qu’on la laissât tranquille. Il était bien tard ; le sommeil était déjà plus qu’un engourdissement passager. Les vieilles puissances sociales n’ayant conservé de leur force que l’appareil qui la couvrait, il fut aisé de constater, en soulevant la chape d’or et le manteau ducal, qu’il n’y avait plus que des morts sous ces riches couvertures. Une heure, une seule heure a fait de la Bastille, cet effroi de vingt millions d’hommes, un amas de pierres autour duquel viennent danser les enfans et les femmes. Les parlemens, respectés dans les émeutes, sont eux-mêmes renversés cette fois. Avec la Bastille disparaît le pouvoir sans limites ; avec les parlemens disparaît le pouvoir limité. Ainsi tout croule, rien ne tenait plus, on n’eut qu’à toucher : le passé démoli, on se met à détruire le présent.

 

Le sous-lieutenant s’est fait connaître. Aux époques où les distinctions de rang et de naissance tout-à-fait abolies ne peuvent plus étouffer les supériorités de talent et de génie, les hommes vigoureusement trempés sont bientôt en évidence. Celui-ci se révèle sur les marches de Saint-Roch. Il vient foudroyer l’élite de Paris soulevée contre la Convention. Singulière fantaisie du hasard ! pour défendre la révolution qui a frappé d’exil le clergé catholique, il établit son quartier-général devant les portes d’une église dévastée et sans culte, lui qui, plus tard, doit rappeler le clergé et lui rouvrir la porte des cathédrales. Pour maintenir la puissance révolutionnaire contre les sections qui demandent en armes un retour vers l’ordre, il tire l’épée, lui qui, dans peu, tirera cette même épée contre la révolution pour la faire passer docile et soumise dans ses mains, afin qu’elle refasse l’ordre. C’est qu’au 13 vendémiaire les temps n’étaient pas accomplis : Paris se pressait trop. La révolution n’avait pas achevé son ouvrage, le vieil édifice social n’était pas assez détruit pour en reconstruire un nouveau. Lorsqu’il faudra, sous les formes d’une société rajeunie, rassembler les intérêts récemment créés, alors il se présentera, lui, le jeune révolutionnaire de Saint-Roch : c’est sa part dans ce grand drame populaire.

En attendant, il confie au canon des guerres civiles le soin de sa naissante renommée ; la victoire ensuite prendra cette renommée, et, la faisant sortir de Paris, la portera vite en Italie, pour qu’elle se répande de là dans toute l’Europe.

En l’apercevant, l’héroïque Italie le salue comme l’un de ses souvenirs : il passe, il va plus loin, il va s’incliner devant Thèbes. Privé d’aïeux, il songe à s’en donner d’une étrange sorte, en attachant son nom aux plus vieux monumens du globe. « Du haut de ces pyramides, dit-il à ses soldats, quarante siècles vous contemplent », et ces quarante siècles auxquels il se mêle deviennent à sa voix sa conquête, si ce n’est son héritage.

Cependant la France menacée l’appelle : dès qu’il paraît, tous cherchent un abri sous les replis de ses drapeaux chargés de victoires. Accueilli comme un espoir, comme une nécessité, l’admiration et la peur lui fraient les voies du rang suprême, qu’il prend d’assaut à Saint-Cloud, peut-être avec les canons de Saint-Roch. Ne croyez pas que l’ardeur qui de lieutenant l’a fait général, et de général, consul, se soit éteinte : il devient empereur ; ce n’est pour lui qu’un grade de plus. Monté si haut, il voit plus loin, et veut avoir tout ce qu’il voit. Grand parce qu’il fait tout ce qui lui plaît des nations, il ne peut s’empêcher néanmoins de mépriser ces nations qui lui laissent tout faire. Enfin, après avoir relevé le sceptre de Charlemagne, planté de nouveau la croix de Constantin, tiré de l’exil les écussons des cours de Charles vii et de François ier ; après avoir rendu aux lois leur force, à la justice son glaive, la France est tentée de lui demander grâce. « Assez de gloire, dit-elle. — Pour vous, peut-être, répond-il ; jamais assez pour moi. »

Il continue. Son ambition est de faire un seul royaume de l’univers. Le voilà sautant de fleuve en fleuve jusqu’à la Moskwa. Du milieu de la plus épouvantable des batailles, les foudres de son artillerie le jettent dans les murs de Moscow. L’incendie à son tour l’en rejette. Échappé de cette fournaise, le voyez-vous maintenant enveloppé de frimas, à pied, un bâton à la main ? Il parcourt, errant, un désert où le froid fait un marbre de la terre et des eaux ; mais dans ce désastre inouï, dans ce feu, dans cette glace, dans cette colère des élémens et des hommes, ce sont ses pas qui font encore le plus de bruit. Enfin il trouve pour hâter sa course, au lieu d’un char de victoire, un traîneau fragile qui le fait glisser sans soldats, mais armé de son nom, à travers les empires qu’il a foulés et vaincus. Toujours fuyant, il touche du pied les Tuileries, se retourne, et déjà il reporte sa forte épée au cœur de l’Allemagne. Il lui faut encore des victoires avant que de tomber ; il en trouve ; puis viennent des revers, puis encore des succès : on ne peut deviner ce que la fortune lui réserve, tant elle a de peine à le quitter ! Redevenu fugitif, il recule encore, mais cette fois jusqu’à Fontainebleau, où il n’arrive, après de si vives secousses données au monde, que pour en finir d’un trait de plume. Il abdique, abandonnant le trône avec ce dédain d’un homme qui sait bien qu’en emportant sa gloire c’est misère qu’un trône laissé derrière lui ; il abdique, et pour que tout soit extraordinaire dans cette destinée, lancée par le volcan d’une révolution, il ne pourra pas même poser sa tombe sur un continent qu’il asservit tout entier. À peine trouvera-t-il un peu de terre, au milieu de l’Océan dont les vagues viendront nuit et jour, et sans cesse, murmurer au pied de son ombre, comme les nations envoyaient aussi leur murmure au pied de sa puissance.

Est-ce fini ? Pas encore. De tels hommes n’ont pas besoin d’être vivans pour agiter les peuples ; regardez. À défaut d’une tombe, la France lui a décerné un trophée de bronze, d’où il règne encore. Tout froid qu’il est, ce bronze échauffe la foule, et l’image du grand capitaine, debout sur le faîte, semble, à la tête de ces légions d’airain qui escaladent en tournoyant la colonne, être là-haut : placée pour les guider vers l’immortalité.



L’ANNEAU.


L’Anneau.



Mont serait bone vie

De bien amer

Cele qui ne vousist fauser.
Gobin de Rains.


Henri iii fut un moment l’idole de la France. Les premières années de son règne annonçaient un roman de chevalerie. Il eut besoin de dissiper bien des illusions avant que Paris, passant de la louange à la satire, fît éclater cette insurrection de pasquils qui transformaient les murs de la ville, où d’invisibles mains les écrivaient, la nuit et même le jour, en des milliers d’échos de la colère publique.

Ces pasquils semblaient le chercher de préférence dans les solennités bigotes, lorsque, marchant pieds nus, un chapelet de têtes de morts à la main, et portant les livrées de la pénitence, il conduisait lui-même de longues processions, sorte de mascarades religieuses qui lui permettaient de courir les rues et de prolonger, à l’aide d’un prétexte pieux, les courtes folies d’un carnaval éhonté.

Mais comme je n’ai nulle envie de peindre le Henri des pasquils ; comme ma prose n’a nul goût pour le fiel des vers de ce temps-là, laissons à d’autres un passé qui, à l’époque où je me place, était encore un avenir. Pour mon compte, je m’en tiens à ce Henri, jeune, vaillant, gracieux, aimé des belles ; à ce Henri paré des couleurs de sa dame, au milieu de ces joutes chevaleresques qu’il aimait autant que les combats. Là, du moins, au lieu de vers caustiques, les trophées d’un tournois n’offraient à ses yeux charmés que des écussons où son chiffre, parmi les fleurs, brillait entre deux mots sacrés : La gloire et l’amour.

On entrait dans les mois qui ramènent l’été. Henri venait de quitter le Louvre pour les ombrages de Fontainebleau, palais où Marguerite lui préparait une fête guerrière.

Henri laissait voir depuis peu dans ses traits l’empreinte de profonds soucis, mais non pas de ces soucis austères, fruits cuisans de la royauté. Leur cause véritable n’était point ignorée à la cour. Les ambassadeurs en avaient même écrit à leur cabinet comme d’une affaire d’État. C’en était une en effet. Il s’agissait d’une querelle survenue entre deux puissances, le roi et sa maîtresse.

Le jour de la fête arriva, mais sombre et voilé de nuages ; vrai jour de tristesse et non pas de joyeux plaisirs. Bientôt on n’eut plus d’autre clarté que celle des éclairs, tant le ciel était sombre, d’autre bruit que celui du tonnerre, tant la nature était muette de frayeur. Il fallut ajourner la fête. Marguerite devint aussi triste que le temps. L’ennui la gagna ; elle voulut le fuir auprès de son frère, mais Henri s’était renfermé dans son cabinet. Elle s’informa s’il était avec ses ministres, on lui répondit qu’il ne les avait point mandés. Elle hasarda une autre question, on l’assura que la réconciliation n’était point encore faite. La curiosité de Marguerite s’en accrut. Pour la satisfaire, elle entra : c’était le meilleur moyen. Une sœur peut franchir le seuil où s’arrêtent princes, ducs et barons. Elle aperçut son frère debout près d’une croisée contre laquelle battait la pluie. Avec l’un des diamans, parure de ses doigts, il écrivait sur les vitraux de cette croisée. Deux petits chiens damerets étaient ses seuls compagnons ; pour le moment c’était là toute sa cour. Au bruit des pas de Marguerite, Henri, un peu confus, laissa tomber précipitamment le rideau de soie qu’il tenait levé.

« Quelle est cette trahison, mon seigneur maître ? dit Marguerite ; pourquoi dérober à mes yeux ce que vous étiez à regarder ? ne puis-je pas le voir aussi ? — C’est effectivement une trahison, sœur de Valois, dit Henri ; je la cache à vous comme à tout autre. »

Elle insista ; de son côté, le roi mit quelque persistance dans son refus. Une altercation vive, gaie, amicale, fut aussitôt engagée ; victoire demeura à Marguerite. Il fallut bien que Henri, chevalier auprès de toutes les dames, sa sœur assurément n’étant point exceptée, cédât, et de plus avec bonne grâce. Il s’éloigna de la croisée, s’assit dans un large fauteuil de chêne, laissant Marguerite, maîtresse du terrain conquis, lever à son tour le rideau. Un rire malicieux brillait dans les yeux de la sœur ; le frère, au contraire, prit un air sérieux et mélancolique.

« Qu’est ceci ? s’écria Marguerite à l’aspect de quelques vers gravés par la main de Henri. Je ne vous savais pas poëte, cher sire ; mais il paraît que dans votre cœur brûle la noble envie d’imiter en tout notre royal aïeul, de si glorieuse mémoire. Comme à lui également les vitraux vous servent de tablettes. Voyons. Eh ! mais c’est un crime de lèse-majesté contre les dames ! »

Elle se mit à lire les vers que voici :

Mignonnes à l’œil doux, point ne manquez d’appas,
Le clairon des tournois le proclame à voix haute.
Mais ces biens vous gâtez par une seule faute :
Vous faites des sermens et ne les tenez pas.

« Voilà de félonnes paroles, voilà un quatrain qui pourrait être plus juste, sans être moins piquant. Il suffirait d’une légère variante. Écoutez, noble sire de Valois. »

Et elle écrivit au dessous :

Mignonnes, quand on vient encenser vos appas,
Défiez-vous d’un sexe à la parole haute ;
Pour lui c’est badinage, et jamais une faute
De faire des sermens qu’il ne vous tiendra pas.

« Je regrette que la croisée ne soit pas d’une plus grande dimension, pour contenir vingt histoires au moins sur l’inconstance des hommes qui toutes soutiendraient par des faits irrécusables la vérité de mon dire poétique. — Je conçois, ma sœur, qu’il en faille vingt en preuve de notre inconstance ; pour moi, je serais convaincu de la fidélité des femmes, si vous aviez un seul exemple à me produire. Mais laissez-moi là, sœur de Valois, j’ai l’esprit sombre ; cessons de parler, je vous prie, et de constance et d’infidélité, ce sont sujets de trop longue haleine. — Non, non, on n’accuse point ainsi mon sexe d’être d’une nature tant soit peu ondoyante sans que je le défende. Je suis comprise aussi dans le quatrain, car il est universel. Çà, de bonne foi, et boutade poétique à part, Votre Majesté pourrait-elle me citer l’inconstance bien réelle d’une seule dame, j’entends d’une dame vraiment noble et d’une renommée digne de son nom ? — Pas même Éléonore de Montcabel ! dit le roi. »

C’était réveiller un souvenir bien douloureux.

Éléonore avait été élevée dans la propre maison de Marguerite. C’était la plus belle, c’était la plus vertueuse de ses filles d’honneur ; celle sur qui elle comptait le plus. Avant de s’unir au sire de Montcabel, Éléonore était depuis long-temps la mieux aimée de ce chevalier. Leurs noces se célébrèrent avec de grandes joies, mais la fortune fut pour eux plus cruelle que l’amour. Un an après on accusa le jeune époux d’avoir traîtreusement livré à des rebelles une forteresse mise sous la garde de son épée et de sa foi. Il encourut une condamnation terrible. C’est pour jamais que sa liberté, ce premier des biens, devait lui être ravie. Éléonore se montra inconsolable ; elle visitait souvent le donjon crénelé où son mari languissait captif. Forcée quelquefois aussi de paraître à la cour, elle venait y souffrir davantage, tant la trahison de son époux excitait de mépris parmi les courtisans, tant grondait encore la colère du roi !

Tout à coup Éléonore disparut. Le bruit qui en courut ternit sa chaste renommée. On disait qu’elle avait quitté furtivement la France, emportant avec elle ses plus riches joyaux, et galopant en compagnie amoureuse avec son jeune page, Isoël de Rhaboul. Marguerite, profondément blessée de cette aventure, ordonna qu’on se tût, à l’avenir, sur Éléonore ; que le nom même de la fugitive ne fût jamais prononcé devant elle.

Raillée par son frère, piquée de voir qu’il venait chercher ses preuves d’infidélité parmi ses femmes, dans sa favorite même, Marguerite se crut obligée d’embrasser la cause d’Éléonore. Elle déclara donc qu’elle ne la croyait pas coupable. Dans son chaleureux plaidoyer, elle alla jusqu’à promettre de fournir, dans l’espace d’un mois, les témoignages irrécusables de son innocence.

« Prenez garde, ma sœur, Isoël le page est un gentil damoisel. Il joint à œil guerrier sourire de jeune fille. — Faisons un pari, répliqua Marguerite. Si je le perds, que le quatrain incivil soit gravé sur ma tombe pour me servir d’épitaphe ; si je le gagne… — Si vous le gagnez, répondit Henri, je brise les vitraux de la croisée, et mes faveurs pour vous n’auront d’autres limites que vos désirs. J’y engage ma foi royale. »

Ce pari fut un événement. Les ménestrels, en viellant avec gentillesse, s’en allèrent le chanter par toute la joyeuse France. Marguerite fit promettre à son de trompe, dans les bourgs et devant la porte des chastels et des chastillons, de magnifiques récompenses à qui lui fournirait quelque indice sur la fuite mystérieuse d’Éléonore. Soins inutiles : le mois était près d’expirer, et Marguerite n’avait rien appris. Volontiers pour reprendre sa parole, pour annuler la gageure, elle aurait donné au roi son frère dix de ses bouillantes cavales, qui, sous le ciel du Béarn, aimaient à se plonger dans le Gave écumeux.

La veille du jour où devait expirer le délai, on avertit Marguerite que le geôlier de la prison dans laquelle était renfermé le sire de Montcabel demandait à être admis devant elle. Elle le permit. Le geôlier accourait pour dire que le chevalier offrait à Marguerite de lui faire gagner son pari si, au nombre des conditions qu’elle serait alors en droit d’imposer à son royal adversaire, elle voulait mettre la liberté du pauvre captif, et obtenir pour lui la faveur de venir se jeter aux genoux du monarque irrité.

L’allégresse fut grande au cœur de Marguerite ; elle promit tout, car Henri s’était engagé d’avance à tout accorder. Quel plus heureux dénoûment pouvait-elle espérer ? en gagnant son pari, elle satisfaisait son amour-propre ; en outre, Marguerite n’était pas de nature à se plaindre qu’en sus de sa victoire il lui advînt le plaisir d’une bonne action.

Ce soir-là Henri était d’humeur gracieuse. Dès le matin un cavalier, ses armes toutes fracassées, son cheval tout haletant, s’était écrié : « Béni soit Dieu ! victoire ! » Guise, le pilier de l’Église romaine, venait, au prix d’une balafre, de vaincre les Reistres, accourus pour prêter secours à l’hérésie. Ce sont là nouvelles qui font battre le cœur d’un roi de France. Dans les dépêches, pleines du récit des plus beaux faits d’armes, il était dit que le messager, qu’on ne désignait pas autrement, en avait pris la plus belle part. Henri, charmé de tant de bravoure, le combla de présens, lui fit maintes caresses, l’appela fine fleur de sa chevalerie, non sans regretter toutefois qu’un vœu secret empêchât le jeune victorieux de lever sa visière et de déclarer son nom ; ce vœu, Henri le respecta. Qu’il eût été fait à Dieu ou aux dames, auprès d’un tel monarque il était également sacré.

Vers le soir, comme le soleil, en frappant de ses derniers rayons la croisée au quatrain satirique, semblait se plaire à le dorer de mille feux, Henri se trouvait assis dans le même fauteuil de chêne où il était au moment du pari. À ses côtés, debout, les yeux remplis de son triomphe prochain, Marguerite venait en souveraine de dicter ses conditions. Sûre qu’elles seraient toutes remplies, que le roi, esclave de sa parole, ne refuserait rien, elle avait fait venir d’avance le prisonnier. Henri, qu’elle en instruisit, consentit à le voir, empressé de connaître par quel moyen on pourrait faire éclater l’innocence d’Éléonore. Le prisonnier parut, conduit par des hommes d’armes. Arrivé près du roi, il s’agenouilla et découvrit son front. De longs et beaux cheveux d’or tombèrent sur ses épaules, de grands yeux bleus se levèrent timidement sur le monarque, qui s’écria à cette vue : « Il y a de la trahison ici ; geôlier, vous jouez votre tête.

— Hélas ! cher sire, ne le condamnez pas, dit la voix douce et tremblante d’Éléonore, car c’était elle ; des hommes plus vigilans que lui n’ont pu échapper aux ruses d’une femme. Montcabel, mon époux et mon seigneur, n’était pas coupable du crime pour lequel il a tant souffert. Mais vous étiez irrité, Sire ; il fallait vous fléchir. Dans cette espérance, Montcabel résolut d’aller combattre, sous Guise, vos ennemis ; de verser son sang pour la gloire de votre couronne. Aidée d’Isoël, mon page, dont l’adresse égala le courage, je favorisai l’évasion de mon époux. Le geôlier, vieux soldat, ému par la pitié, consentit à me garder en otage jusqu’au retour de son prisonnier. Montcabel a tenu parole : vos ennemis sont défaits, votre couronne vient d’acquérir une gloire nouvelle. Le valeureux chevalier qui ce matin a remis à Votre Majesté des dépêches, brillans feuillets pour votre histoire, celui que vous avez comblé d’honneurs, de louanges, est le sire de Montcabel. J’attendais ses hauts faits comme preuve de son innocence, car les traîtres ne sont jamais braves. Alors j’aurais tout avoué à ma maîtresse, votre noble sœur. N’a-t-elle pas gagné son pari, beau sire ? Et la grâce qu’elle demande… — Est la grâce du chevalier de Montcabel, dit Marguerite en cachant mal sa joie orgueilleuse. Mon noble frère, vous devez aujourd’hui pardonner à un féal chevalier, et punir un poëte bien discourtois. »

Henri, avant de répondre, se leva, et, après avoir invité la dame de Montcabel à quitter son attitude suppliante, il alla du pommeau de son épée briser les vitraux menteurs de la croisée ; puis se tournant vers Marguerite, il lui dit avec un sourire qui valait son quatrain :

« Ma sœur, vous avez la main heureuse ! Noble dame, ajouta-t-il en s’adressant à Éléonore, vous qui êtes belle comme la plus belle étoile du firmament, acceptez cet anneau émaillé ; il est d’un travail merveilleux. Vous le conserverez en souvenir de cette aventure et par déférence pour votre roi. Un juif me le vendit lorsque j’étais dans mon royaume de Pologne. Il avait appartenu à une jeune veuve qui n’eut pas long-temps à l’être, car elle mourut de douleur sur le tombeau de son mari. Le juif acheta l’anneau comme une curiosité ; il sera pour vous un gage de vertu ; il vous servira aussi de parure. Son bleu presque noir fera ressortir la blancheur de votre main.

« Quant au geôlier, je lui fais grâce pour ne pas déroger à l’usage ; mais j’aurai soin dorénavant de ne plus choisir, pour ce poste, un vieux soldat. Il est temps d’en finir avec les geôliers sensibles. »

Un tournoi célébra le triomphe de Marguerite. Henri le voulut ainsi. Généreux comme un vainqueur, tout vaincu qu’il était, il se fit le héraut de sa propre défaite. Joutes, castilles, pas d’armes, danses de toute espèce, surpassèrent ce qu’on avait vu jusqu’alors. Partout brillaient cuirasses d’acier, riches armoiries, lances, écus, heaumes et pennons. Là, se trouvait toute la fleur de la France, car nul chevalier ni écuyer, au bruit des cors sonnant haut et clair de réjouissantes fanfares, n’avait osé demeurer dans son manoir.

La fête dura de longues heures. Les écharpes à franges d’or, à tissus d’argent furent distribuées aux heureux de la journée. Les barrières ne s’abaissèrent pour laisser écouler la foule riante et parée qu’au moment où le soleil semblait à demi-noyé dans les vapeurs du soir. À ce tournoi, le sire de Montcabel fit maintes gentilles prouesses. Éléonore y brilla de toute sa beauté ; sa pâleur, sa taille que les ennuis avaient amincie, étaient comme autant de preuves d’une tendresse sans égale, et, par cela même, ajoutaient à ses charmes tout ce qui pouvait leur faire effacer les attraits si vermeils, si enjoués des dames de la cour. Aussi l’hommage de mille regards s’élevait jusqu’à elle ; aussi mille bouches disaient tout bas que le malheur quelquefois sert à souhait la coquetterie.

Les chroniques du temps, dont l’authenticité est par bonheur souvent douteuse, rapportent que Henri prit plus tard sa revanche envers sa sœur, sans avoir, cependant, fait un nouveau pari.

Il s’était enflammé pour la dame de Montcabel. Le roi avait été clément, Éléonore ne fut point ingrate. Mais il paraît qu’en train de payer les dettes de sa reconnaissance, elle se rappela les services du page : la dame de Montcabel était très-consciencieuse. Aussi l’anneau voyageur passa de son doigt à celui d’Isoël, où l’œil jaloux de Henri ne tarda pas à le découvrir. Ce pauvre roi, jusqu’alors si fier de s’être substitué au mari d’Éléonore, se trouva confus de l’avoir trop bien remplacé ; cependant, pour toute vengeance, il se contenta d’écrire sur les vitraux de la croisée une seconde édition de son quatrain.

Le poëte consola l’amant. C’est aussi une bonne fortune pour un roi qu’un quatrain ; Henri fut enchanté de n’avoir pas perdu le sien.



LA CHARTREUSE
DE BONPAS.


la
Chartreuse de Bonpas.



Le vent avait aussi rongé les sculptures des piliers, usé les formes de la statue des saints, et effacé les angles saillans des tours ; mais l’abbaye restait encore debout, tel qu’un brave vétéran couvert de cicatrices.
Walter Scott.

I.

En sortant d’Avignon pour aller à Vaucluse par la route de Caumont et de Thor, on trouve, avant d’arriver au premier de ces deux villages, une montagne que baigne une rivière, qu’une forêt ombrage. Au-dessus de cette rivière qu’on appelle la Durance, au-dessous de cette forêt qui n’a pas de nom, la Chartreuse, assise sur l’un des flancs de la montagne, se montre avec des ruines silencieuses, entre le murmure des flots et le bruit du feuillage. À l’endroit même où finissent les rochers de cette montagne, où le sable de la rivière commence, on a construit une large chaussée. Pour peu qu’en passant le voyageur lève la tête, il aperçoit dessinée en forme de balcon au pied de la Chartreuse une terrasse presque suspendue dans les airs. Du haut de cette terrasse, le regard plonge dans une vallée immense, la parcourt, s’y complaît, puis s’en va chercher en face, au-delà, la Provence, pays riant où le tambourin anime la danse, égaie même le travail qu’il transforme en plaisir. À droite, mais en ramenant la vue du côté de la Chartreuse, on découvre Avignon que l’on vient de quitter, Avignon, patrie de la gloire et des amours, de Crillon et de Laure, ville embellie plutôt que défendue par d’élégans remparts, sur lesquels s’élèvent un si grand nombre de petites tours qu’elles semblent en former les créneaux.

La Chartreuse a des tours et des remparts aussi pour l’enceindre. Elle a de plus des herses, un pont-levis et des sarrasines, même un fossé large et digne d’elle ; ce fossé c’est la Durance roulant au pied du saint édifice ses vagues grises bordées d’une écume blanchâtre. On prendrait la Chartreuse pour une forteresse.

II.

Regardez : le pont-levis s’abaisse, les hommes d’armes, bardés de fer, vont porter dans les bourgs les ordres capricieux de quelque haut baron, l’effroi des serfs de la contrée. Devant eux marche leur chef avec son casque surmonté d’un vautour, dont les ailes se déploient au milieu d’un panache rouge ; le farouche oiseau semble se jouer dans le sang. À mesure que l’escadron s’avance, le vent déroule les replis de la bannière. Entendez-vous les échos se renvoyer le son bruyant des fanfares connue autant de trompettes formées par le creux des rochers ?

Illusions ! illusions ! jamais ces lieux ne réfléchirent des images de guerre, ces lieux habités par des cénobites pieux ; jamais soldat ne franchit ce pont-levis : l’aumône seule le traversait. Lorsque les moines allaient visiter les villages, loin d’inspirer la crainte, ils répandaient la joie.

Pourquoi donc cette enveloppe de guerre donnée à la paix de leur asile ? Voulant élever entre eux et les hommes un rideau impénétrable, ils le firent de pierre et de fer ; en lutte avec les passions, à peine se croyaient-ils assez forts derrière des tours et des créneaux : ils avaient raison, car cette précaution même fut impuissante. Vous vous étiez fortifiés contre les orages du monde, tranquilles hôtes d’un lieu de silence ; et le monde, au bruit de ses catastrophes, a brisé vos sarrasines, jeté sous l’herbe vos tourelles et dispersé votre cohorte inoffensive.

Salut à toi, salut, Chartreuse de Bonpas ! Comme toutes les grandes choses, te voilà tombée ; mais on a cru te détruire, et tu vivras. La solitude a pris possession de tes cloîtres et les protège. Ouvrage des hommes, un édifice passe comme eux ; ouvrage du temps, les ruines semblent participer de son éternelle durée.

III.

Votre souvenir aussi vivra, moines cultivateurs. Cette contrée était sauvage, vous la rendîtes féconde. Ces nappes de verdure, ces touffes d’azeroliers, ces obiers, sur lesquels, le soir, quand tout se tait, le courlis jette son cri solitaire, et ces vergers, et ces épis, toutes ces merveilles, vos labeurs les donnèrent à ces climats. Pour fertiliser jusqu’au sable, vous l’avez, comme dit l’Écriture, arrosé d’un fleuve de miel. Le nom même de la Chartreuse rappelle un bienfait public.

Dans un siècle déjà loin, sur la montagne même où l’on construisit plus tard la Chartreuse, des bandits s’étaient casernés dans une église abandonnée, vieux reste d’un couvent des Templiers entièrement détruit. Tout voyageur que menaçait leur poignard avait beau crier miséricorde ; après l’avoir dépouillé, on chargeait la Durance d’aller porter son cadavre dans le Rhône : aussi disait-on de toutes parts que c’était un mauvais pas à traverser.

Ces brigands finirent par devenir si audacieux qu’au lieu d’attendre les voyageurs, ils allaient à leur poursuite ; même parfois, la nuit, ils pénétraient dans les villages, où l’on sonnait contre eux le tocsin.

Voilà qu’un jour les moines arrivèrent ; ils avaient à la main la truelle et la bêche ; ils bâtirent, ils labourèrent. La Chartreuse se développa magnifique sur la montagne ; les moissons jaunirent dans la vallée ; de vingt lieues à la ronde on accourait pour profiter de ces richesses payées par les chartreux au prix de leurs sueurs.

Les bandits, on le devine, avaient pris la fuite, chassés par la civilisation mieux que par une armée. Plus de désert, plus d’épouvante, plus de voyageurs égorgés ; la Chartreuse s’ouvrit pour leur donner asile. Dès ce moment on appela Bonpas un lieu si bien métamorphosé.

Il suffit aux populations, pour éterniser leur reconnaissance, d’un nom qu’elles décernent : ce nom devient un monument impérissable.

IV.

Mais où sont ces hommes de prières ? Quelques unes des voûtes sous lesquelles ils promenaient leur silence restent debout encore : eux seuls ont-ils tous disparu ? Hélas ! l’homme n’a pas de ruine qui lui survive. Il ne faut qu’un peu de terre pour tout couvrir.

« Merci, jeune pâtre ; là-bas, près de Verdolier, je rencontrerai un ermitage où vit encore un chartreux. J’y cours.

— Vous priez, mon père ; pardon. Je suis à la recherche de tout ce qui reste de Bonpas, — Et tu viens à moi ? tu ne t’es pas trompé. Quelques débris, voilà tout ce qu’a laissé le grand édifice ; un vieillard, autre débris, voilà la fin de trois cents religieux. L’Éternel l’a voulu ; soumettons-nous, soit que, pour détruire un cloître, il laisse tomber du haut de l’immensité un regard sur l’herbe, soit que, pour renverser un empire, il écrive l’arrêt sur le front de l’univers. — Quoi ! tous vos frères, tous ? — Quand ils eurent mis le pied hors de l’enceinte sacrée, on les crut dans le monde ; ils étaient dans la tombe. Moi, j’ai bâti cet ermitage d’argile, pour me tenir lieu des marbres de la Chartreuse. En venant ici, j’avais placé un crucifix sous mes vêtemens : car alors, mon fils, il fallait cacher Dieu.

— Daignez, mon père, me suivre à cette Chartreuse tant regrettée. Mon âme se remplirait d’ineffables délices, si vous m’aidiez à visiter chaque pierre, si vous reconstruisiez devant moi le palais aux belles croix d’or, si vous le décriviez tel que vous le vîtes aux jours où, dans sa splendeur, toutes les cloches se balançaient, comme un chant de fête, pour célébrer sa beauté.

— Non, je ne reverrai pas misérable ce que je vis glorieux. Enseveli dans ma solitude, je ne veux pas revivre. Crois-en mon expérience : les hommes s’épouvantent d’entrer dans la tombe, mais les morts s’effraieraient bien davantage s’il leur fallait revenir à la vie. »

V.

Je retournai seul à la Chartreuse, ne sachant plus à qui m’adresser pour m’en faire visiter les ruines. J’entendis un bruit lointain à travers les colonnes brisées, mais un bruit bien faible. Les ombres des chartreux reviendraient-elles, à l’heure accoutumée, réciter ensemble la prière ? Quoi donc ! la mort même n’a-t-elle pu éteindre leur zèle ni suspendre la règle austère de leur discipline ? Si ce n’est ce prodige, c’en est un autre.

L’industrie s’est glissée dans les décombres de Bonpas ; elle a chargé de soie trois mille fuseaux, mis en mouvement par les doigts agiles de soixante jeunes filles exercées à ce genre de travail, au point que chacune d’elles pour sa part en fait tourner cinquante à la fois. Elles doublent, il est vrai, leur application par le silence. Rien pourtant ne leur serait plus facile que d’échanger quelques paroles, puisqu’elles sont placées les unes en face des autres sur deux longues lignes parallèles ; mais il entre dans la destinée de la Chartreuse, en changeant d’habitans, de rester toujours muette. Quelquefois cependant, à certaines heures du jour, un chant se mêle au bruit des fuseaux, non un chant d’allégresse ou de volupté, mais un de ces cantiques saints dont les églises retentissent quand on fête la Vierge s’élevant vers les cieux sur l’haleine des anges ; quand on célèbre le Christ laissant tomber, avec la dernière goutte de son sang, la semence d’un nouvel univers.

VI.

Je surpris l’une de ces filles, la plus jeune, auprès d’une fontaine : je crus à une apparition. Elle baignait sa main déchirée par les épines d’un câprier. Vous vous rappelez, dans les poëtes de l’antiquité, ces vierges qui du sang d’un moineau rougissaient la source d’une eau vive en invoquant la naïade. « Enfant, lui dis-je, vous êtes au nombre des taveleuses[10]. — Oh ! non, me répondit-elle ; le moulinier[11] est mon père ; je suis née ici ; mon village à moi, c’est la Chartreuse. — Vous devez alors la bien connaître ? Vous avez dû compter souvent les statues des saints, couchées ou debout. Soyez mon guide ; montrez-moi ce que la Chartreuse offre de plus rare. — Venez. » Je la suivis.

VII.

Nous traversâmes la cour dans toute sa longueur. À son extrémité se trouve une église qui, débris d’un autre âge, était déjà abandonnée à l’époque où les chartreux construisirent leur monastère ; ils la conservèrent par respect pour la mémoire des Templiers, cette église ayant fait partie d’un couvent où ces moines guerriers avaient vécu jusqu’au jour de l’abolition de leur ordre : ainsi la Chartreuse, bâtie à côté d’une ruine, était devenue ruine à son tour, et, par une singularité bien remarquable, elle est à terre, tandis que l’église des Templiers, quoique bien plus ancienne, est encore debout. Son architecture grossière la protégea lorsqu’on vint avec le marteau démolir la Chartreuse que les arts avaient ornée : la destruction aime à se jouer dans les chefs-d’œuvre.

VIII.

Après avoir descendu quelques marches tremblantes sous nos pas, je me vis dans une grande salle voûtée où le jour pénétrait par d’étroites fenêtres percées dans des murs très-épais. L’air sentait le tombeau ; les murs, jusqu’à moitié de leur hauteur, étaient taillés dans le roc ; des pierres couvertes de terre et usées par le temps formaient le pavé de ce souterrain ; l’humidité, qui se résolvait en gouttes de pluie, tombait des voûtes avec un bruit monotone. L’aimable fille s’arrêta devant un vieux coffre qu’elle entr’ouvrit.

Je regardai.

C’étaient des ossemens humains : un crâne, des bras, des doigts décharnés, tous les débris d’un squelette. Le visage de mon guide enfantin n’avait rien perdu de sa sérénité : pas la moindre trace d’effroi. Comprenant mieux la mort, parce que j’en suis plus près que cet enfant, j’éprouvai un peu de trouble. « Qu’est-ce que cela ? lui dis-je. — C’est un évêque ; on l’a trouvé en creusant tout au fond dans l’église. Les ouvriers furent bien trompés : ils croyaient que c’était un trésor. Parmi les os on découvrit une plaque de plomb sur laquelle on lisait le nom de l’évêque. Les vieillards de Cavaillon disent qu’il fut le bienfaiteur de leur ville, où il était né : aussi doit-on venir le chercher avec des bannières, des tambours, des branches de feuillage, pour le conduire en pompe et le déposer dans un monument ; mais le monument est à faire, et le cortège n’est pas venu. Dans l’espoir qu’il paraîtrait, j’ai été me placer souvent sur l’une des tours. Depuis long-temps je n’y monte plus. Je vois bien qu’il ont oublié l’évêque, mais moi je pense à lui ; je le garde. »

Immobile, je devins pour la jeune fille un objet plus étonnant que les ossemens de l’évêque. Aussi me quitta-t-elle sans chercher le moins du monde à me comprendre, et, je l’avoue, de mon côté, je ne la comprenais guère plus, elle, à qui j’avais demandé de me faire voir les ruines d’un monument, et qui me montrait les tristes débris de l’homme !

IX.

En sortant de l’église, j’aperçus une tour contre laquelle elle est adossée. Cette tour domine trois routes. Je reconnus là le caractère et le génie des Templiers qui, en s’établissant sur cette montagne, avaient choisi une position militaire. Bien différens, les paisibles chartreux n’avaient vu dans ce lieu sauvage que des plaines à rendre fécondes. Les Templiers, au contraire, loin de semer des moissons, auraient pris plaisir à les fouler sous le pied de leurs chevaux. Ce qui les attira, ce fut précisément la nudité du sol, la solitude d’une immense vallée, où ne se trouvaient pour eux ni voisins ni ennemis. Ainsi, et toujours par le même instinct politique, ils s’étaient fortifiés au pied des rochers circulaires de Gavarnie, regardant d’un côté la France, de l’autre l’Espagne, si bien postés qu’ils avaient pour se défendre la triple chaîne des Pyrénées. On peut le dire, leurs cloîtres étaient des camps. Disséminés sur toute la surface du royaume, ces prêtres conquérans semblaient en avoir pris possession. Actifs derrière leurs tranquilles murs ; rangés sous un chef qui, à travers les monts, les forêts et les villes, imposait à l’obéissance de tous la volonté d’un seul ; correspondant entre eux, à travers les airs, par le langage de leurs clochers ; maîtres des contrées où leurs églises avaient des ponts-levis et des créneaux, imprimant le respect par la croix d’écarlate qu’ils portaient sur leur poitrine, la crainte par le glaive d’acier qui pendait à leur côté, ils pouvaient, à leur gré, lâcher ou retenir les flots populaires, puisqu’ils avaient dans leurs mains tout ce qui agit sur l’homme : le fer qui frappe, la religion qui subjugue. Alors les armées n’étaient pas permanentes, alors chaque village n’avait pas sa caserne. Avant qu’un roi de France eût, par ses hérauts, fait sonner la trompette à la porte des castels ; avant que les barons, sujets souverains, eussent déployé la bannière féodale, la révolte, plus ardente, plus prompte, pouvait avoir levé son bras et lancé contre le trône son croc de fer. J’y songeais, en contemplant un jour, dans la chapelle de Gavarnie, aux bords du Gave, cinq têtes de templiers, rangées sur la même pierre, depuis l’heure, dit-on, où, le bourreau les ayant jetées, on les ramassa sanglantes, laissant au temps le soin de les sécher.

Ce triste spectacle me rappela l’un de ces abîmes légués par la politique à l’histoire, mystère dont les ténèbres s’obscurcissent au lieu de s’éclaircir par les accusations étranges dont on chargea les malheureux chevaliers. Ces orgies en présence de la croix du Seigneur, ces autels profanés, ce culte à des divinités bizarres ; tout ce luxe de débauches qu’on leur prête, révolte et ne persuade pas. On les fit coupables pour se donner contre eux une apparence de justice ; on les fit sacrilèges pour rendre leur supplice populaire dans un siècle superstitieux. Mais que cache-t-il donc, cet infernal procès ? Le voici : la puissance des templiers empêchait qu’on pût dormir sur le trône. Ils faisaient peur, c’était leur crime. La pâleur de la crainte va mal au front du despotisme, qui pour vivre a besoin d’effrayer. Les peuples n’aiment pas à trembler sous un roi qui tremble.

On ne trouve point à Bonpas, comme à Gavarnie, des têtes de templiers ; elles roulèrent sans doute dans la Durance : ils en étaient si près ! On n’y rencontre pas non plus les cendres des chartreux : l’orage les a dispersées : il grondait si fort ! Oh ! l’étrange conformité dans la destinée de ces deux ordres religieux, qui, après avoir vécu tous deux à la même place, tombèrent, l’un par un jour de colère de la royauté, l’autre dans un moment de fureur populaire !

X.

Que de révolutions sur cet humble coteau, qu’un aigle, de la hauteur de son vol, apercevrait à peine ! En vérité les siècles ne sont qu’un moment. Aux templiers frappés de la foudre royale succèdent des bandits rassemblés dans une vieille église dont ils font leur repaire ; les chartreux apportent leur prière et leur travail ; soudain les bandits emportent leur glaive et leurs crimes. Tout s’embellit alors ; c’est plus qu’un autre âge, c’est une autre nature. En présence des prodiges enfantés par les moines, l’industrie est venue à son tour prendre asile. L’or coule à flots de ses mains, et répand au loin l’aisance et le luxe, pour que le luxe, opérant aussi ses miracles, fasse une seconde création, qu’il change, qu’il varie, qu’il modifie le paysage, qu’il le soumette à des calculs, à des lois, comme s’il ne devait être qu’une œuvre sortie de la main des hommes.

Ces trois faits marquent trois époques.

Avec les templiers on retrouve les siècles où le prêtre, devenu redoutable, portait l’épée en aspirant au sceptre. Les bandits rappellent ces jours où les barons, vivant de rapines, descendaient de leur donjon pour rançonner les voyageurs. Que sait-on ? ces assassins de Bonpas étaient peut-être de hautains seigneurs qui, trop pauvres pour posséder quelques murs crénelés, faisaient camper leur noblesse sur un grand chemin. À l’aspect des chartreux il faut saluer le génie des sciences, des arts, de l’agriculture, tout ce qui développe et perfectionne les nations. Ce génie habile et souple se servait alors des corporations religieuses pour éclairer les intelligences, pour adoucir les mœurs, pour cultiver les terres. Les moines disparaissent à leur tour quand leur mission est finie, quand l’industrie est passée de leurs mains dans celles du peuple ; quand nos arts en progrès pourraient remplacer aujourd’hui la Chartreuse par quelque palais enchanté. La position de Bonpas est prête pour toutes les merveilles.

XI.

Voyez quel tableau se déploie du haut des terrasses !

C’est une vallée dont l’horizon se courbe en cercle immense, mais qui ne se déroule qu’à moitié devant vous, parce que la montagne sur laquelle est la Chartreuse vous dérobe le reste. Si vous planiez dans l’un de ces globes qu’une flamme légère emporte dans les airs, vous apercevriez alors toute la vallée ; mais alors aussi la montagne ne serait plus qu’un coteau perdu dans ce vaste espace. Cette vallée, disons mieux ce demi-cercle, est fermé par une chaîne de collines inégales dont la crête semble une découpure faite par les ciseaux d’or de quelque fée. Elles sont incultes, sans gazon, sans même un brin de serpolet ou de thym sauvage ; c’est de la pierre, mais une pierre polie, brillante, presque du marbre, qui réfléchit la lumière quand le soleil est dans sa force, qui se colore de bleu quand le soleil s’affaiblit, de sorte qu’on prendrait ces collines pour un second ciel incliné vers la terre, descendant jusqu’à elle, venant mourir où la verdure commence, où l’on touche aux premiers arbres. Voyez ces arbres se pencher, se relever, se pencher encore, jouer, badiner avec les vents, offrir l’image d’une mer agitée dans laquelle se plongent des milliers d’oiseaux. À mesure que les arbres deviennent moins touffus, qu’ils se montrent épars, qu’ils se fuient, les fleurs se dressent, les unes avec leur tête ombellifère, les autres avec leurs feuilles panachées. Quelle scène majestueuse ! Rien n’en trouble le calme, car le silence s’en est emparé. La nature, voulant être seule dans cette vallée, en a banni les villages, qu’on ne rencontre qu’au-delà des collines, où ils forment une seconde chaîne, une enceinte de remparts habités. L’homme a senti qu’il devait venir dans la vallée pour admirer, mais non pour y construire son toit. Victorieuse cette fois de ce fier dominateur, la nature semble lui avoir dit : « Tu me serviras ici en esclave ; approche, laboure et va-t’en. Quand mes fruits seront mûrs, quand, prêts à se flétrir, ils cesseront d’être une parure, je te les donnerai pour te nourrir. »

Comme dernière magie, la Durance, avec une voix de lion, traverse la vallée dans toute sa longueur de l’orient à l’occident ; elle coule sur un terrain irrégulier qui, se pliant à tous ses caprices, lui permet de se diviser en une foule de petits torrens assez paisibles ; mais lorsque l’orage vient à les gonfler, ils se rapprochent, se touchent, se mêlent, au point de ne plus offrir qu’un lac semé de petits monticules, à demi-submergés, à demi-couverts de gazon, laissant pointer leurs têtes vertes au-dessus de l’eau comme autant d’émeraudes sur une nappe d’argent. Enfin ce lac qui grossit toujours, qui s’étend, qui inonde ses rives, devient furieux ; moment terrible ! la Durance heurte le pont de quarante-sept arches, construit pour réunir le Comtat à la Provence ; ébranle les piliers sans pouvoir les abattre ; elle fuit irritée que le génie de l’homme ait pu la vaincre, confuse au point de ne vouloir plus de son nom qu’elle perd en se joignant au Rhône. C’est en allant toucher ce fleuve qu’elle passe près d’Avignon, qui, des terrasses de Bonpas, laisse apercevoir son palais et ses remparts.

De l’autre côté du Rhône, mais dans une direction plus rapprochée de la Chartreuse, et sur l’une des collines, Château-Renard a conservé deux vieilles tours ressemblant de loin à deux colonnes placées comme un portique à l’entrée de la vallée. Toujours en remontant vers les lieux où le soleil se lève, on découvre la petite ville de Saint-Remy, fière que l’ancienne Rome ait laissé chez elle quelque poussière de ses trophées ; orgueilleuse qu’un cénotaphe encore debout près de ses murs constate et perpétue l’hommage qu’elle a su rendre aux mânes d’un héros, d’un grand homme peut-être, dont le nom perdu pour sa tombe ne l’est pas sans doute pour l’histoire. Enfin, du côté de l’orient, tout-à-fait à l’extrémité du demi-cercle, l’élégant village de Caumont montre ses toits rouges dominés par un clocher bâti en forme d’obélisque. Combien je regrette que la Chartreuse ait cessé d’être un monument en harmonie avec le paysage qu’elle avait fait naître, et pour lequel elle semblait née ! D’un côté, à Saint-Remy, on aurait eu les débris de l’ancienne Rome, et de l’autre, à Bonpas, ceux de la vieille France. Mais quand il s’agit de détruire, la main des hommes va plus vite que les siècles ; là où elle a passé, la faux du temps n’a plus qu’à glaner.

XII.

Même dans cette vallée tranquille de Bonpas que la Durance seule trouble du bruit de ses eaux, je rencontrai le souvenir de Napoléon : je n’en fus point surpris ; tous les échos de l’univers ne sont-ils pas chargés de conserver ce grand nom ?

Tenu captif par les généraux des nations qu’il avait vaincues, Napoléon traversa, il y a bientôt le quart d’un siècle, le pont à quarante-sept arches. On lui montra la Chartreuse. Il donna l’ordre aux postillons d’arrêter, car sa puissance allait encore jusque-là. Après avoir mis pied à terre, croisé ses bras sur sa poitrine, après avoir pris cette lorgnette qui, sur le champ de bataille, l’aidait à voir arriver la victoire, il regarda devant lui à quelques pas. Le gardien du pont regardait aussi, mais non pas la Chartreuse.

Napoléon était allé dans les fossés boueux d’Austerlitz donner audience au souverain impérial d’Autriche, de Bohême et de Hongrie ; il avait mandé dans un radeau sur le Niémen le czar de la vieille Moscovie. Le garde alors aurait bien voulu voir cet homme dont l’épée miraculeuse opérait tant de prodiges. Mais comment suivre le conquérant aux fossés d’Austerlitz, au radeau du Niémen, lui, pauvre garde, dont la vie est attachée au pont, et qui, en fait de grands événemens, ne voit que la Durance couler ? Patience, les choses de ce monde coulent aussi ; voilà le flot qui lut amène Napoléon ; il peut l’examiner tout à son aise, sans qu’il ait à se déranger d’un seul pas.

J’ai parlé à ce garde empressé de me dire : Je l’ai vu ; son instinct grossier lui faisant sentir que c’était quelque chose de l’avoir vu, et moi de lui demander s’il avait surpris sur son front quelques unes de ses pensées. Le garde, sans me comprendre, me répondit : « Il était pâle. — Ne dit-il rien ? — Oh ! que oui, quelques mots ; mon fils, qui était ce jour-là avec moi, les a écrits sur mon registre. Mon fils sait écrire. Arrivé de Paris, il s’était battu sur la butte Saint-Chaumont, où les Cosaques le blessèrent ; l’empereur vit son bras en écharpe et l’embrassa.

J’étais plus pressé de connaître les paroles de Napoléon que d’écouter le bavardage de ce garde ; je le priai de me montrer sans retard son registre. J’y lus :

« Dans un autre siècle, un caprice du destin m’aurait peut-être jeté dans ce cloître : là encore je me serais fait une place. Le catholicisme remuait alors le monde ; toutes ces aggrégations de moines étaient autant de régimens ; on pouvait en devenir le chef. »

Un an écoulé, il reparut devant la forêt de Soignies, où son épée se brisa ; puis il alla s’engloutir à Sainte-Hélène, d’où il ne sortit plus, quoiqu’il eût invoqué, en forme de prédiction, le souvenir de Marius s’échappant de ses marais pour rentrer dans Rome étonnée ; il est vrai que les marais de Napoléon avaient toute l’immensité de l’Océan : il fallait bien qu’ils fussent vastes comme son génie.

XIII.

Mais sur le pont de la Durance sa rêveuse ambition le trompait. Le cloître l’aurait dompté : sa parole se fût éteinte au milieu du silence, sa pensée l’aurait consumé sans rien brûler autour de lui. C’est ce qui est arrivé à un autre, à un inconnu, dans la Chartreuse même, où l’on montre encore une pierre sur laquelle plane un mystérieux souvenir.

Un jeune chartreux de vingt ans venait s’y reposer, lorsque, pour un instant affranchi, aux approches de la nuit, du joug d’une sévère discipline, il mêlait, pour mieux en jouir, deux biens également précieux : la solitude et la liberté. Objet d’intérêt et de curiosité pour tous, il était, dans la foule, un être à part.

On le vit arriver un soir, pendant l’hiver, au bruit du vent, suivi de chevaux et de valets, avec tout l’étalage d’un cortége fastueux qu’il laissa à la porte sans même donner un regard de regret ou d’adieu à ces pompes du monde. Accompagné d’un vieux militaire, il monta d’un pas vite à la chambre du prieur, d’où le militaire descendit bientôt seul. Le jeune homme ne reparut que le lendemain avec l’aube pour marcher à l’église où, en présence des chartreux rassemblés, il baissa son front jusqu’à terre, se couvrit de cendres, puis il se releva couvert de la robe des novices.

Jamais le prieur ne lui parla sans avoir la voix émue. Quand il dressait haut sa belle tête, toutes les autres s’inclinaient par un mouvement involontaire. Quand il sortait pour aller dans la campagne porter l’aumône, il n’avait pas même l’air d’apercevoir la foule empressée sur ses pas. Il jetait sa pièce d’or sans l’accompagner d’une parole, excepté un jour où il dit à un pauvre : Vivez, puisque c’est tout ce qu’il vous faut.

Une fois il parut dans la chaire pour obéir à la règle qui prescrivait aux chartreux de s’instruire mutuellement des leçons de l’Évangile. Avant qu’il eût parlé, l’assemblée était saisie de cette émotion qui précède un événement : c’en était un en effet. On entendit des paroles nouvelles prononcées d’une voix inconnue aux voûtes d’une église. Il ne cherchait ni à séduire, ni à convaincre. Il commandait ; une armée aurait été plus familiarisée avec de tels accens qu’un cloître paisible où le discours a coutume de ressembler à une prière ; quand il eut fini, ses yeux disaient : « Un moment j’ai pris ma place ; j’ai vu au-dessous de moi la foule tremblante : vous le savez maintenant, j’étais né pour marcher sur le front des peuples. » On devine que la renommée du jeune chartreux s’en accrut. On accourait de très-loin le dimanche à la messe de Bonpas, dans l’espérance de le voir.

Une nuit on vint l’appeler de la part d’un laboureur qui, à son heure suprême, implorait la bénédiction du jeune chartreux, de cet être qu’il croyait surnaturel, parce qu’il ne le comprenait pas. Le chartreux se rendit près du mourant. Il pria, il lui dit à l’oreille des paroles qu’on n’entendit point, mais qui portaient avec elles le courage. Quand le laboureur eut expiré, le chartreux le regarda quelque temps ; puis, avec un de ces sourires, langage des âmes fortes, il s’écria : « Voilà donc la mort ! Va, tu ne mérites pas qu’on te craigne. »

Quelques jours après il était, suivant sa coutume, assis sur sa pierre, où il méditait. La cloche ayant sonné sans qu’il l’entendît, on vint le chercher ; mais cette fois on le conduisit, non dans sa cellule, mais à l’église, où son corps fut étendu sur le pavé, au pied de la croix, les mains jointes comme s’il priait. Sa belle physionomie conservait dans le sommeil du linceul une éloquence muette. Le prieur fit à l’instant partir un courrier, sans qu’on ait pu jamais savoir pour quelle destination. À la nouvelle de cet événement, on afflua des campagnes pour venir consulter le marbre de la tombe, mais le marbre n’apprit rien. Il était silencieux comme le cadavre, le cadavre de cet homme qui parmi les vivans garda le silence des morts.

On n’a pu cependant étouffer toute cette destinée : au lieu du bruit qu’elle devait faire dans le monde, elle n’a laissé, il est vrai, qu’un mystère, mais ce mystère même l’a trahie. Demandez plutôt aux habitans des villages épars autour de la Chartreuse : tous vous parleront de ce singulier personnage. Non qu’il existe encore beaucoup de vieillards qui l’aient vu ; je n’en ai rencontré que deux : l’un à Morières, l’autre à Bollène ; mais la tradition en conserve le souvenir. La tradition est une histoire vivante gravée sur la parole humaine. Voyez le sort de nos calculs les plus habiles ! Quelqu’un, je ne sais qui, n’a pas voulu que la vie de ce jeune homme fût pleine et divulguée, et il arrive que de tous côtés, à Bonpas, on vous la raconte, cette vie, où pourtant il n’y a rien.

XIV.

C’est toi qui me l’as racontée, folâtre gardienne des ossemens de l’évêque. Plus heureuse que le jeune chartreux, tu ignores la puissance de tes charmes ; il savait trop la force de son génie ; ce fut sa perte. Aussi tes jours seront fleuris et nombreux. Tu te joues à travers la vie ; elle est pour toi comme ces forêts riantes où la gazelle bondit joyeuse. Ton avenir, c’est le soir, quand le matin tu vois luire le jour ; ta patrie, c’est la vallée de Bonpas, quand ton cœur s’émeut à l’aspect du paysage, où le soleil verse en pluie ses rayons ; à tes yeux, les bornes de l’univers sont aux vieux remparts de Nove, et tu ne connais pas de plus grande merveille dans ce monde que la roue tournant sur le ruisseau de Besaure pour broyer le blé. Si tu conduis à la fontaine la chèvre indocile, tu te plais à la suivre, à l’imiter dans ses pas capricieux ; si, vers l’un des coteaux près de Lauris, le genêt odorant se rencontre sous ta main, tu le cueilles, tu l’entrelaces dans ta chevelure, et te voilà fière comme les reines sous leur velours. Tes chagrins, la pluie les amène, le soleil les emporte. Ta seule ambition, c’est d’être assez sage, et tu l’es toujours, pour qu’au saint jour de Pâques le pain de l’Eucharistie fasse descendre dans ton âme une extase céleste. C’est là ce que tu demandes à Dieu, le tenant quitte de tout le reste. Vainement tu caches ton origine, on la soupçonne, on la comprend. Le ciel t’a prêtée à la terre, où ton existence ne sera que le moment d’un songe béni. Non, le sang de l’homme ne remplit pas tes veines d’une vie semblable à la nôtre ; une essence plus pure les colore d’un bleu céleste, et les fait serpenter sur ton front de neige, pour aller se perdre sous l’éclat de tes noirs cheveux. Cette haleine embaumée peut-elle sortir du sein d’une créature condamnée à mourir ? Quand tu cours à travers les ruines, on dirait ces flammes amantes des vieux monumens sur lesquels, la nuit, elles voltigent. Ici de toute part l’œil découvre des pierres muettes, dispersées ; mais voilà qu’au milieu de ces pierres, de ce silence, de cette destruction, tu t’élances soudain, toi, jeune fille, pleine de mouvement et de vie. Que t’importent ces conquérans qui, au bruit de leurs pas, dispersent les nations, et font de la gloire une tempête, pour que leur corps soit jeté par elle au milieu des mers, comme un navire brisé ? que t’importent ces têtes brûlantes, qui ne rencontrent dans la faculté de penser avec force qu’un malheur de plus donné à l’homme, et qui, supérieurs aux autres, se trouvent exilés dans la solitude de leur génie ? Chante un joyeux refrain, fille d’innocence, et laisse le conquérant passer et le rêveur s’éteindre. Promène ta vue sur la Durance, couverte comme par magie, pour le plaisir de tes yeux, d’un groupes d’îles presque fantastiques, toutes voilées de feuillage, toutes parfumées de l’encens des fleurs, toutes favorisées de la splendeur du soleil et de la fraîcheur des eaux. Écoute la cloche de Saint-Andiol ; à son bruit dans les airs, mets ton voile blanc pour aller, toute rayonnante de candeur, soupirer, avec tes jeunes amies les cantiques divins. Ou bien encore, par une belle matinée du mois de juin, lorsque les campagnes fidèles célèbrent la fête de Dieu même, qu’on te voie à côté de la bannière, mêlée aux lévites, perdue dans un nuage d’encens ; qu’on te voie avec la procession sainte t’avancer vers le hameau des Baumettes, où la chapelle brillante d’or et de lumières semble l’une des portes du ciel ouverte pour laisser entrer des anges comme toi.

XV.

Mais il faut te dire adieu, Bonpas. Que de tristes pensées tu as jetées dans mon âme ! l’église des Templiers m’a fait songer à ces crimes nourris dans les entrailles de la politique ; les os de l’évêque m’ont parlé de l’ingratitude des hommes ; la pierre du jeune chartreux m’a fait rêver comme lui, mais sans pouvoir pénétrer ses rêves ; le pont de la Durance m’a rappelé Napoléon contre qui se précipitèrent tous les peuples du Nord comme sur une autre Rome ; car, aussi haut que le Capitole, ce Napoléon dominait l’univers. Puis, au moment où j’allais m’éloigner de ces ruines, tu t’es encore une fois montrée, charmante fille, arrosant d’une eau fraîche les plantes altérées, cherchant à faire durer la vie fragile d’une fleur sur la poussière des murs bâtis pour être éternels et si promptement renversés. Tu m’as ému, tu m’as instruit ; je t’ai prise pour le bonheur même, et je n’en doute plus, car tu as passé devant moi, et je ne dois plus te revoir.



OTHON.


NOTES.


Othon était le confident des secrets de Néron et le compagnon de ses débauches.

Il contracta un mariage simulé avec Poppée, maîtresse de cet empereur, qu’on avait enlevée à son mari ; et, non content de s’en faire aimer, il devint jaloux de Néron même.

Son prétendu mariage fut cassé, et on l’exila en Lusitanie avec le titre de questeur. Il gouverna cette province avec modération et désintéressement.

La révolte de Galba, gouverneur de l’Espagne tarragonaise, lui offrit l’occasion de se venger. Il fut le premier à se déclarer pour lui, et conçut dès lors l’espérance de régner.

Il croyait que Galba l’adopterait ; mais Galba ayant fait choix de Pison, Othon, pressé par l’ambition, et plus encore par ses dettes, résolut d’employer la violence.

Suétone.

Galba, proclamé empereur en Espagne, se mit en marche avec l’habit guerrier, un poignard pendu au cou, et ne reprit la toge qu’après la mort de ceux qui lui disputaient l’empire, c’est-à-dire de Nymphidius, préfet du prétoire ; de Fonteius Capiton, lieutenant en Germanie, et de Claudius Macer, commandant en Afrique.

Sa réputation d’homme sévère jusqu’à la cruauté le précédait à Rome. Il confirma cette opinion. Voulant faire rentrer dans leur premier état les troupes maritimes, à qui Néron avait donné le rang de soldats légionnaires, il envoya de la cavalerie contre elles, et les décima, parce qu’elles refusaient d’obéir.

Trois hommes logés dans son palais, et qui ne le perdaient pas de vue, le gouvernaient : c’étaient Vinius, son lieutenant en Espagne, homme d’une cupidité effrénée ; Lacon, d’assesseur devenu préfet du prétoire, insupportable par son arrogance, et l’affranchi Icélus, déjà honoré de l’anneau d’or et qui briguait le titre de chevalier.

Idem.


Othon,


D’APRÈS TACITE.


Othon avait voulu l’empire ; il l’avait voulu tout de suite, non comme un pouvoir, mais comme un plaisir. Trop voluptueux pour régner, trop faible pour vivre, il se trouva assez fort pour mourir.
Chateaubruand.


Othon, sans espérance dans un empire bien réglé, ne rêvait que le trouble. Plus d’un aiguillon le pressait à la fois. Un faste onéreux même pour un empereur, une pauvreté à peine tolérable pour un simple citoyen, la haine contre Galba, l’envie contre Pison ; il allait jusqu’à se forger des craintes pour avoir droit d’étendre ses désirs. Déjà ne fut-il pas à charge à Néron ? Aurait-il de nouveau pour expectative la Lusitanie et l’honneur d’un second exil ? À celui qui règne le successeur que l’on désigne est toujours suspect et même odieux. Il en souffrit près d’un vieux prince, il en souffrira davantage près d’un jeune homme farouche par instinct, et qu’une longue proscription a rendu barbare. D’ailleurs, on peut l’assassiner ; il faut donc qu’il ose, qu’il agisse pendant que l’autorité de Galba est chancelante, que celle de Pison n’est pas encore affermie. Quand le pouvoir change de mains, l’occasion est bonne pour les coups de hardiesse. Quel besoin d’hésiter alors que l’inaction est plus dangereuse que l’audace ? La mort, égale pour tous d’après la nature, n’est différente aux yeux de la postérité que par la gloire ou par l’oubli. Puisque, innocent ou coupable, même sort le menace, il est plus d’un homme de cœur, s’il périt, de l’avoir mérité.


Les plus intimes de ses affranchis et de ses esclaves, d’une corruption qui surpassait tout ce qu’on voit dans les maisons privées, rappelant la cour de Néron, ses magnificences, ses adultères, ses mariages infâmes, et toutes ces débauches du rang suprême dont ils le savaient avide, les étalaient à ses yeux comme sa conquête s’il osait, et s’il restait oisif, les lui montraient avec reproche dans les mains d’un autre. Les astrologues l’excitaient aussi ; ils annonçaient, en consultant les astres, des révolutions nouvelles, et pour Othon une année pleine de prodiges. Race d’hommes funeste aux puissans qu’ils trahissent, aux ambitieux qu’ils trompent, et qui, toujours proscrite de Rome, saura toujours s’y maintenir. Plusieurs de ces astrologues avaient été pour Poppée et ses intrigues le plus détestable instrument de son mariage avec un empereur. L’un d’eux, Ptolémée, ayant accompagné Othon en Espagne, lui prédit qu’il survivrait à Néron. Ensuite, lorsque par l’événement il eut gagné sa confiance, s’appuyant sur les conjectures et les calculs de ceux qui pensaient à la vieillesse de Galba et à la jeunesse d’Othon, il lui avait persuadé qu’il arriverait à l’empire ; mais dans l’esprit d’Othon ces prophéties passaient pour le fruit d’une science profonde, et il les recevait comme un avertissement du destin ; tant l’amour du merveilleux rend les hommes crédules ! Ptolémée d’ailleurs le pressait de ses conseils et de sa présence ; il était l’instigateur d’un crime toujours facile quand on en caresse déjà le désir.


La pensée de ce crime fut-elle soudaine ? On l’ignore. Depuis long-temps, soit qu’il espérât succéder à l’empire, soit qu’il préparât son usurpation, il briguait la faveur de l’armée. Sur la route, au milieu des marches, dans les campemens, il appelait les plus vieux soldats par leur nom, et, en souvenir de Néron qu’ils escortèrent tant de fois ensemble, il les traitait de camarades. Empressé à reconnaître les uns, à s’informer des autres, à les aider tous de son crédit ou de son or : laissant échapper contre Galba des plaintes, des paroles ambiguës, il employait tout ce qui peut émouvoir la multitude. La fatigue des voyages, la disette des vivres, la dureté du commandement, il avait l’art de tout envenimer. Jadis des flottes avaient coutume de les porter sur les lacs de la Campanie ou vers les cités de la Grèce ; maintenant c’est à travers les Alpes, les Pyrénées, et dans des routes interminables qu’il leur faut avec effort se traîner sous leurs armes.


Les esprits étant déjà échauffés, Mevius Pudens, l’un des familiers de Tigellinus, vint accroître l’incendie ; il gagna tout soldat d’un caractère mobile, tous ceux que pressait le besoin d’argent, et ceux enfin toujours prêts à se jeter dans les entreprises téméraires ; il en vint au point, toutes les fois que Galba soupait chez Othon, de distribuer à la cohorte qui était de garde cent sesterces qui représentaient à chaque soldat sa part du festin[12]. Ces largesses, presque publiques, Othon les soutenait secrètement par des dons particuliers ; corrupteur si ardent qu’un simple spéculator, Coccéius Proculus, étant en querelle avec un voisin pour les limites d’un champ, Othon, de ses propres deniers, acheta le champ tout entier du voisin et en fit présent à Proculus. Et cela grâce à la stupidité d’un préfet à qui tout échappait, les choses connues aussi bien que les choses cachées.


Ce fut alors qu’Othon mit à la tête du crime qu’il méditait Onomastus, l’un de ses affranchis, qui lui amena Barbius Proculus et Veturius, l’un tesseraire, l’autre option des gardes. Lorsque, par divers entretiens, il les eut reconnus pleins de zèle et d’audace, il les combla de présens, de promesses, et leur compta de l’or pour acheter des complices. Deux soldats entreprirent de donner l’empire, et le donnèrent. Un petit nombre fut initié aux mystères du complot. Quant au reste, on employa mille artifices pour les agiter : les chefs, en les alarmant sur les bienfaits de Nymphidius qui les rendaient suspects ; les soldats, en exploitant leur dépit et leurs regrets d’être toujours frustrés des gratifications militaires tant de fois promises. Quelques uns s’enflammaient au souvenir de Néron, qui leur rappelait l’ancienne licence ; mais tous étaient travaillés par la crainte de voir la garde prétorienne frappée dans ses privilèges.


La contagion gagna les légions et les auxiliaires, émus déjà par la nouvelle que l’armée de Germanie chancelait dans sa fidélité. Le complot était si bien ourdi, si bien favorisé par ceux même qui n’y trempaient pas, que, la veille des ides[13], en revenant de souper, Othon aurait été enlevé sans la crainte des méprises nocturnes, sans les postes militaires épars dans toute la ville, et sans la difficulté de s’entendre à travers les vapeurs du vin. Ce ne fut point l’amour de la patrie qu’ils s’apprêtaient à souiller du meurtre de son chef qui les retint, mais la peur que, dans les ténèbres, quelque autre ne fût pris par les soldats de l’armée de Pannonie ou de Germanie pour Othon que la plupart ne connaissaient pas. La conspiration sortait pour ainsi dire par tous les pores de la république. Les indices ne manquaient pas, mais les conjurés les étouffèrent. Quelques bruits arrivèrent jusqu’à l’empereur, mais le préfet Lacon les discrédita. Mal informé de l’esprit du soldat, ennemi de tout bon conseil qu’il n’avait pas donné, il opposait aux lumières d’autrui une invincible opiniâtreté.


Le 18 des calendes de février[14], Galba, sacrifiant devant le temple d’Apollon, l’aruspice Umbricius, au triste aspect des entrailles, lui dénonça des embûches menaçantes et un ennemi à ses côtés. Othon était là. Frappé de ces paroles, il interpréta comme favorable à ses desseins ce présage funeste pour Galba. L’instant d’après, l’affranchi Onomastus vint lui annoncer que l’architecte et les entrepreneurs l’attendaient : c’était le signal convenu lorsque les conjurés seraient prêts et les soldats réunis. Interrogé sur son départ, Othon prétexta l’achat d’une maison dont la vétusté lui était suspecte et qu’il allait auparavant faire examiner. Alors, appuyé sur son affranchi, il se rend au Vélabre par le palais de Tibère, et ensuite vers le Milliaire d’or en face du temple de Saturne. Là, vingt-trois prétoriens le saluent empereur, et, tandis qu’effrayé de leur petit nombre, il hésite, les soldats, plus résolus, le jettent tout pâle dans une litière et l’enlèvent en agitant leurs glaives. À peu près autant de leurs camarades se joignent à eux sur la route ; les uns complices, la plupart étonnés et curieux : ceux-ci avec des cris de joie, ceux-là en silence. Ils attendaient conseil de l’événement.


Le tribun Martialis était de garde au camp. Soit que ce crime énorme et soudain l’eût frappé de stupeur, soit qu’il jugeât le mal plus profond et qu’il craignît de se perdre s’il résistait, sa conduite laissa croire qu’il était complice. Le reste des tribuns et des centurions préférèrent les chances certaines de la trahison aux chances douteuses de la fidélité. Telle fut enfin la disposition des esprits dans cette abominable entreprise, que, peu l’ayant conçue, quelques uns l’ayant approuvée, tous la souffrirent.


Galba ignorait tout. Attaché au sacrifice, il fatiguait de ses prières les dieux d’un empire qui déjà n’était plus à lui. Tout à coup le bruit se répand qu’on entraîne au camp un sénateur. On ne sait lequel ; bientôt son nom circule : c’est Othon qu’on enlève. En même temps accourent de tous les côtés de la ville ceux qui l’ont rencontré. Les uns augmentent l’effroi, les autres le diminuent, flattant encore jusque dans un pareil moment. On tint conseil. L’avis fut de faire sonder l’esprit de la cohorte qui était de garde au palais, mais par un autre que Galba dont on réservait toute l’autorité pour une occasion plus décisive. Les soldats ayant été rassemblés devant les degrés du palais, Pison leur parla en ces termes :


« Compagnons, six jours s’achèvent depuis qu’ignorant s’il fallait en désirer ou craindre le titre, je fus nommé César. Ce choix a mis dans vos mains le sort de ma maison et les destins de la république. Non que je redoute pour moi-même quelque sinistre événement ! J’ai connu l’adversité, et j’apprends qu’une haute fortune n’a pas de moindres dangers ; mais je plains mon père, le sénat et l’empire lui-même s’il nous faut périr aujourd’hui, ou, ce qui n’est pas moins douloureux pour des gens de bien, s’il nous faut donner la mort. La dernière révolution avait eu cet avantage que Rome était restée pure de sang, et que le pouvoir avait été transféré sans trouble. Mon adoption semblait avoir pourvu à ce que même, après Galba, la guerre n’eût aucun prétexte.

« Je ne vous vanterai ni ma naissance ni mes mœurs. Qu’est-il besoin d’étaler des vertus dans un parallèle avec Othon ? Ses vices, dont il fait sa seule gloire, ont déjà ruiné la république alors qu’il n’était que l’ami d’un empereur. Est-ce par son maintien et sa démarche ou par sa parure efféminée qu’il mériterait l’empire ? Ils se trompent ceux à qui son faste impose par une apparence de libéralité. Un tel homme saura dissiper ; donner, il ne le saura jamais. Maintenant il roule dans son esprit les débauches, les festins, un vil entourage de courtisanes ; ce sont là, à ses yeux, les privilèges du rang suprême. Les joies et la volupté seraient pour lui seul, la rougeur et la honte pour tous. Qui prend le pouvoir par un crime, régnera sans vertus. Galba, lui, fut proclamé par les suffrages du genre humain, et Galba m’a proclamé d’après vos suffrages.

« Compagnons, si la république, le sénat et le peuple ne sont plus qu’un vain nom, il est de votre gloire que des misérables ne fassent pas vos empereurs. Plus d’une fois la révolte des légions contre leurs chefs a retenti ; mais jusqu’à ce jour votre foi et votre renommée sont demeurées sans tache. Sous Néron même, l’abandon vint de lui et non de vous. Une trentaine au plus de transfuges et de déserteurs, à qui on ne laisserait même pas choisir leurs centurions ou leurs tribuns, disposeront-ils de l’empire ? Autoriserez-vous cet exemple, et votre inaction va-t-elle vous associer à leur attentat ? Eh bien ! l’anarchie passera dans les provinces, et si nous sommes victimes du forfait, vous le serez, vous, de la guerre. Du reste, on ne reçoit pas davantage pour égorger son prince que pour faire son devoir, et nous garantissons à la fidélité les largesses promises à la trahison. »


Les spéculators ayant seuls disparu, le reste de la cohorte écoute le discours en silence ; et, comme il arrive d’ordinaire dans les séditions, ce fut sans avoir encore aucun dessein qu’elle prit ses enseignes, plutôt que par feinte et par trahison, ainsi qu’on l’a cru depuis. Marius Celsus fut envoyé à un corps d’élite de l’armée d’Illyrie, campé sous le portique de Vipsanius ; ordre aux primipilaires Amulius Sérénus et Domitius Sabinus d’amener de l’atrium de la liberté les soldats de Germanie. On se défiait des soldats de la marine, aigris par le supplice de leurs camarades, qu’à sa première entrée dans Rome Galba avait fait sur-le-champ mettre à mort. On dirige vers le camp même des prétoriens les tribuns Cétrius Sévérus, Subrius Dexter, et Pompéius Longinus, pour voir si la sédition qui naissait à peine ne pourrait pas, avant de grandir, céder à de sages conseils. Les soldats, qui se bornent à accueillir Sévérus et Dexter par des menaces, saisissent Longinus et le désarment, parce que ce n’est pas à son rang de service, mais à l’amitié de Galba qu’il doit son grade, et que sa fidélité au prince le rendait d’autant plus suspect à ceux qui le trahissaient. La légion de la marine n’hésita pas à se joindre aux prétoriens. Le corps d’élite de l’armée d’Illyrie repousse Celsus à coups de javelots. Les soldats de Germanie balancèrent long-temps. Rappelés d’Alexandrie, où Néron les avait envoyés pour l’attendre, fatigués par cette longue navigation, ils étaient encore sans forces et languissans ; mais les soins paternels de Galba pour les rétablir avaient adouci leur esprit.


Déjà le peuple entier, mêlé aux esclaves, remplissait le palais, et tous ensemble, avec des cris confus, demandaient la mort d’Othon et le supplice des conjurés, comme au cirque, comme au théâtre, ils eussent demandé des jeux. Ce n’était chez eux ni raison ni préférence, car ce jour-là même ils mirent une égale fureur à exiger tout le contraire ; mais ils suivaient le stupide usage de flatter le prince quel qu’il soit par des acclamations effrénées et de vains empressemens. Cependant Galba flottait entre deux avis. Titius Vinius pensait qu’il fallait rester dans le palais, armer les esclaves, fortifier les avenues, et ne pas affronter cette première ardeur de colère. On donnerait par-là aux factieux le temps de se repentir, aux hommes dévoués celui de se concerter. Le crime a besoin d’aller vite, la lenteur sert une cause juste. Enfin, si les circonstances veulent qu’on se porte en avant, on en reste le maître. On ne le serait plus de revenir sur ses pas, s’il le fallait.

Selon les autres, on devait se hâter avant de laisser s’étendre cette conjuration encore si faible d’une poignée de révoltés. Othon même en tremblerait, lui, qui s’étant échappé furtivement, lui, qui porté vers des soldats qui ne le connaissent pas, profite du temps perdu dans ces lâches délais, pour s’essayer au rôle d’empereur. Veut-on attendre que, maître paisible du camp, il envahisse le Forum, et sous les yeux de Galba, il monte au Capitole, pendant que ce grand capitaine se retrancherait avec ses braves amis derrière les portes d’un palais sans doute pour y soutenir un siège ! Ô le merveilleux secours que celui des esclaves, si l’ardeur d’une immense multitude et le premier élan de son indignation, cet élan si puissant vient à languir ! Le parti le plus lâche est encore le moins sûr. Au surplus, dût-on périr, il faut aller au-devant du danger. Othon en sera plus odieux, Galba et ses amis en auront plus de gloire. Vinius, qui repoussait cet avis, est menacé par Lacon qu’excitait Icélus, et cet acharnement de haines privées tournait à la ruine publique.


Galba n’hésite plus, il se rend au parti le plus digne. Toutefois Pison le précèdera vers le camp. On se fiait au grand nom de ce jeune homme, à sa popularité toute nouvelle, à son état d’hostilité contre Vinius, soit que cette hostilité existât réellement, soit qu’elle fût un rêve de ceux qui la désiraient, car dans le doute, c’est toujours la haine que l’on soupçonne. Pison à peine sorti, une sourde et vague rumeur se répand qu’Othon vient d’être massacré. Bientôt, comme il arrive dans toutes les grandes impostures, plusieurs affirment qu’ils y étaient, qu’ils l’ont vu, et comme la joie accueille tout ce qui la flatte, on y croit. On a pensé que ce bruit, inventé et accrédité par les Othoniens déjà mêlés à la foule, avait eu pour objet d’attirer Galba hors du palais en lui donnant le faux appât d’une heureuse nouvelle.


Alors, ce ne sont pas seulement les citoyens et la multitude imbécile qui battent des mains et s’abandonnent à des transports immodérés, mais les chevaliers, les sénateurs eux-mêmes, passant de la crainte à l’imprudence, brisent les portes, se précipitent en aveugles dans le palais, et viennent effrontément se plaindre à Galba qu’on leur ait ravi l’honneur de le venger. Les plus lâches, ceux même, comme l’apprit l’événement, qui dans le péril devaient oser le moins, élèvent le plus la voix et parlent avec le plus d’arrogance. Tous attestent ce que personne ne sait. Enfin, dans l’impuissance de connaître la vérité, séduit lui-même par un mensonge qui était dans toutes les bouches, Galba revêt sa cuirasse ; mais n’étant ni de force ni d’âge à lutter contre la foule qui le presse, il monte dans une litière. Il n’avait pas franchi le seuil du palais qu’un speculator, Julius Atticus, arrive et s’écrie, en agitant son glaive ensanglanté, que c’est par lui qu’Othon a été tué. « Qui te l’a commandé, lui répondit Galba ? » tant il avait de présence d’esprit et de courage à réprimer la licence militaire, tout à la fois inébranlable aux menaces et inaccessible aux flatteries.


L’esprit du camp n’était pas douteux. Une ardeur si vive l’agitait, que, non contens de presser Othon de leur corps et de leurs armes, les soldats le placent sur le socle où peu auparavant était la statue d’or de Galba, et l’entourent de leurs enseignes et de leurs drapeaux ; ni centurions, ni tribuns, ne pouvaient approcher. Les soldats ordonnaient qu’on se défiât de leurs chefs ; tout retentissait de cris tumultueux et d’exhortations mutuelles, mais ce n’était point, comme chez le peuple, de ces cris confus d’une impuissante adulation ; dès qu’ils apercevaient quelques uns de leurs camarades qui accouraient de toutes parts, ils leur pressaient les mains, les embrassaient, les entraînaient vers Othon, leur dictaient le serment. Tantôt ils recommandaient l’empereur aux soldats et tantôt les soldats à l’empereur. Othon répondait à tant de zèle, il leur tendait les mains ; il se prosternait devant la multitude, lui jetait des baisers, et faisait, pour devenir maître, toutes les bassesses d’un esclave.


Lorsqu’il eut reçu le serment de toute la légion de la marine, ayant enfin confiance dans sa force, et voulant, après avoir excité chaque soldat, les enflammer en masse, il leur parla de la sorte à la tête du camp :

« Compagnons, je ne puis dire avec quel titre je me présente à vous. Je ne saurais me regarder comme simple citoyen, puisque vous m’avez fait empereur, ni comme empereur, un autre ayant l’empire. J’ignore même quel nom vous donner, aussi long-temps qu’on doutera si vous avez parmi vous le chef ou l’ennemi du peuple romain. Entendez-vous comme on demande à la fois mon châtiment et votre supplice, tant il est vrai que c’est forcément ensemble qu’il faut périr ou nous sauver. Ce Galba si clément nous a déjà promis la mort peut-être, lui qui, sans qu’une seule voix le lui demandât, fit massacrer tant de milliers de soldats tous innocens. L’horreur pénètre mon âme chaque fois que je me rappelle sa funeste entrée dans Rome, et cette victoire, la seule qu’il ait jamais remportée, alors qu’il donna l’ordre qu’à la face même du Capitole fussent décimés des supplians qui s’étaient livrés à sa foi. Arrivé dans nos murs sous de pareils auspices, de quelle gloire a-t-il enrichi l’empire, si ce n’est du meurtre de Sabinus et de Marcellus en Espagne, de Bétuus Chilon dans la Gaule, de Fontéius Capiton en Germanie, de Macer en Afrique, de Cingonius sur la voie publique, de Turpilianus dans la ville, et de Nymphidius au camp ? Quelles sont donc les provinces, quels sont les camps, qu’il n’ait souillés et ensanglantés, ou, comme il le dit lui-même, qu’il n’ait lavés et purifiés, car ce qui pour tout autre serait crime, pour lui c’est une rigueur salutaire. Dénaturant le sens des mots, il appelle la barbarie sévérité, l’avarice économie, et vos supplices et vos humiliations une sage discipline. Sept mois sont à peine passés depuis la mort de Néron, et déjà Icélus a dérobé plus d’or que les Polyclètes, les Vatinius et les Elius n’en amassèrent jamais. Vinius lui-même, s’il eût régné, aurait montré moins de cupidité et commis moins de brigandages, au lieu qu’il nous a opprimés comme si nous étions ses sujets et méprisés comme ceux d’un autre. Ses seules richesses suffiraient aux récompenses militaires que l’on ne vous donne jamais, que l’on vous reproche toujours ; et pour que toute espérance nous fût ravie jusque dans son successeur, voilà que Galba rappelle de l’exil celui qu’il juge, à son humeur sombre et à son avarice sordide, lui ressembler davantage. Vous avez vu, compagnons, dans une tempête mémorable, les dieux même se prononcer contre cette sinistre adoption. Une même indignation anime le peuple et le sénat ; ils ont les yeux sur votre vaillance ; en elle les grands desseins trouvent leur force ; sans elle sont impuissans les desseins les plus généreux. Je ne vous appelle ni au péril ni à la guerre. Tous les soldats armés sont à nous ; il ne reste à Galba qu’une seule cohorte en toge qui sert moins encore à le défendre qu’à le tenir captif. Dès qu’elle vous apercevra, dès qu’elle aura reçu de moi le signal, elle ne combattra que de zèle à mériter ma reconnaissance. Au surplus, il n’est pas question d’hésiter dans une entreprise qui sera louable seulement quand nous l’aurons achevée. »


Il fit ouvrir ensuite l’arsenal. Aussitôt on enlève les armes sans ordre, sans discipline, sans que le prétorien ou le légionnaire choisissent les enseignes qui les distinguent. En prenant au hasard des casques, des boucliers, ils se confondent avec les auxiliaires. Ni centurion, ni tribun ne les dirigent. Chacun est pour soi son conseil et son guide. Mais l’aiguillon le plus puissant pour ces pervers, c’est la consternation des gens de bien.


Déjà Pison, effrayé du frémissement de la sédition toujours croissante, et des clameurs qui retentissaient jusque dans la ville, avait rejoint Galba qui, sorti pendant ce temps, s’approchait du Forum. Marius Celsus avait apporté de sinistres nouvelles. Les uns étaient d’avis de retourner au palais, les autres de gagner le Capitole ; la plupart d’occuper les rostres. Plusieurs, pour toute opinion, contrariaient celle des autres. Enfin, comme il arrive toujours dans les circonstances désespérées, le parti qu’il n’était plus temps de suivre paraissait le meilleur. On dit que Lacon, à l’insu de Galba, projeta de tuer Vinius, soit qu’il espérât par cette mort apaiser la fureur du soldat, soit qu’il le crût complice d’Othon, peut-être aussi pour assouvir sa propre haine. Les conjonctures et le lieu le retinrent. Le carnage une fois commencé, il eût été difficile de l’arrêter. D’ailleurs, les nouvelles alarmantes des courriers et la dispersion du cortége troublèrent tous les conseils. La tiédeur éteignit le zèle de ceux-là même qui d’abord avaient fait un si grand étalage de bravoure et de fidélité.


Galba était poussé çà et là par les flots de la multitude qui le pressait. Du haut des basiliques et des temples inondés par la foule, on contemplait ce lugubre spectacle. Pas un cri ne s’échappe du milieu des citoyens et du peuple, mais la stupeur est sur tous les visages. Chacun prête l’oreille ; ce n’est ni du tumulte ni du calme : c’était le silence des grandes terreurs, des grandes colères. On vint dire pourtant à Othon que le peuple prenait les armes contre lui. Aussitôt il ordonne de se hâter afin de maîtriser le danger. Alors des soldats romains, comme s’il se fût agi de précipiter Vologès ou Pacorus du trône antique des Arsacides, et non d’aller égorger leur empereur, vieillard faible et désarmé, dispersent le peuple, foulent au pied le sénat, menacent de leurs glaives, hâtent la rapidité de leurs chevaux, et s’élancent dans le Forum. Ni l’aspect du Capitole, ni la sainteté des temples qui s’élèvent autour d’eux, ni le souvenir des anciens empereurs, ni la crainte des empereurs à venir, rien ne les effraie dans la consommation d’un crime dont le vengeur est toujours celui-là même qui en profite.


À peine eut-on vu de près la marche de cette troupe armée, que le porte-étendard de la cohorte qui accompagnait Galba, c’était, dit-on, Vergilio Attilius, arrache l’image de son empereur, et la jette contre terre ; à ce signal tous les soldats se déclarent hautement pour Othon. La fuite du peuple laisse le Forum désert ; le fer menace quiconque hésite encore. Dans leur fuite, ceux qui portaient Galba le précipitent de sa litière, près du lac Curtius, et le font rouler sur la poussière. Ses dernières paroles ont été diversement rapportées, selon qu’elles ont passé par la bouche de ses ennemis ou de ses partisans. D’après les uns, il demanda d’une voix suppliante quel mal il avait fait, et il implora quelques jours de grâce pour payer le don militaire. D’après les autres, il tendit son cou aux meurtriers en les excitant à frapper s’ils croyaient faire par-là le bien de la république. Peu importait à ceux-ci ce qu’il pouvait dire. On ne sait pas au juste qui l’a tué. Les uns nomment Térentius, un évocat ; d’autres Lécanius. Le bruit le plus répandu désigne Camurius, soldat de la 15e légion, qui tira son épée, et la lui plongea dans la gorge. Tous vinrent après déchirer cruellement ses jambes et ses bras, car la cuirasse défendait la poitrine. Par une brutale férocité, il reçut la plupart des blessures lorsque déjà la tête était séparée du tronc.


Ils se précipitèrent ensuite sur Titius Vinius, dont la mort laisse également quelques doutes. On ne sait si la peur étouffa sa voix, ou s’il s’écria qu’Othon ne pouvait avoir ordonné de le tuer. Est-ce la crainte qui lui dicta ce mensonge, ou bien était-ce l’aveu de sa complicité ? Sa vie et sa triste réputation portent plutôt à croire qu’il était dans le secret d’un crime dont il fut l’une des causes. Il tomba devant le temple de Jules César, frappé d’un premier coup aux jarrets, ensuite Jurius Garnis, un légionnaire, le perça de part en part.


Notre siècle vit ce jour-là une vertu bien mémorable dans Sempronius Densus. Centurion d’une cohorte prétorienne, chargé par Galba d’accompagner Pison, il se jette, armé d’un poignard, au-devant des soldats, leur reproche leur trahison, et tantôt du geste et tantôt de la voix, appelant sur lui seul leur furie, il donna à Pison, quoique blessé, le temps de fuir. Pison se réfugia dans le temple de Vesta, où l’accueillit la pitié d’un esclave qui le cacha sous son toit hospitalier. C’était moins la sainteté du lieu et des autels que l’obscurité de cette retraite qui retardait sa mort inévitable. Bientôt arrivèrent, par l’ordre d’Othon, avide avant tout du sang de cette victime, Sulpicius Florus, de la cohorte britannique, récemment fait citoyen par Galba, et Statius Murcus, spéculator : ils arrachèrent Pison du temple et le massacrèrent sur les degrés.


Nul autre meurtre ne causa un aussi vif plaisir à Othon. Sur aucune autre tête il ne promena si long-temps, dit-on, ses insatiables regards ; soit que son esprit, libre enfin de toutes craintes, commençât à s’ouvrir à la joie, soit que l’idée de la majesté dans Galba et de son amitié pour Vinius eussent troublé d’un sentiment douloureux son cœur tout impitoyable qu’il était, et qu’il crût plus légitime et plus permis de se réjouir de la mort de Pison, son rival et son ennemi. Les têtes attachées à des piques furent portées en triomphe au milieu des enseignes des cohortes près de l’aigle de la légion. C’était à qui ferait parade de ses mains sanglantes, à qui se vanterait d’avoir tué ou vu massacrer ; que cela fût ou non, tous s’en glorifiaient comme de grands et mémorables exploits. Vitellius trouva par la suite plus de cent vingt placets de gens qui réclamaient un salaire pour quelque notable coopération aux crimes de cette journée. Il les fit tous chercher et mettre à mort, non par honneur pour Galba, mais par une politique de tradition chez tous les princes. Ils se protègent dans le présent par l’image de la vengeance déjà prête dans l’avenir.


On eût cru voir alors un autre sénat, un autre peuple. Tous de se précipiter dans le camp, de vouloir dépasser les plus proches, de rivaliser avec les plus avancés, de vociférer contre Galba, d’applaudir au choix de l’armée, de baiser les mains d’Othon, et plus sont faux les témoignages de ce zèle, et plus ils les prodiguent. Othon de son côté ne rebutait personne, comprimant des yeux et de la voix l’exaspération du soldat avide et menaçant. Ils demandaient à grands cris le supplice de Marius Celsus, consul désigné et resté jusqu’au dernier moment fidèle ami de Galba. Ses talens et sa vertu sont comme autant de forfaits qui les irritent. Il était visible qu’ils voulaient un meurtre pour signal du pillage et de mort contre les gens de bien. Mais Othon, sans autorité pour empêcher le crime, en avait assez pour le commander. Il feint la colère, fait enchaîner Celsus, et par la promesse qu’il lui réservait un châtiment plus rigoureux, il le dérobe à une perte certaine. Tout se fit ensuite au gré des soldats.


Ils choisirent eux-mêmes les préfets du prétoire. À Plotius Firmus, autrefois simple soldat, maintenant chef des gardes de la nuit, et qui, du vivant même de Galba, s’était déjà rangé dans le parti d’Othon, ils associèrent Licinius Proculus, que son étroite familiarité avec Othon fit soupçonner d’avoir favorisé son entreprise. Favius Sabinus eut la préfecture de Rome : c’était faire revivre le choix de Néron sous lequel il avait rempli cette charge ; quelques uns se plaisaient à voir en lui Vespasien son frère. On demanda vivement ensuite la remise du droit qu’il était d’usage de payer aux centurions pour les congés, tribut annuel auquel le soldat était assujetti. Le quart de chaque compagnie pouvait se disperser ou bien errer dans le camp même, pourvu qu’on payât la taxe aux centurions. Personne ne songeait à tout ce qu’il y avait d’injuste et d’illégal dans ce mode d’impôt et dans ce genre de trafic. C’était ensuite à l’aide de vols, de brigandages et de travaux mercenaires que le soldat acquittait le prix de ses loisirs. Quand l’un d’eux possédait quelque peu d’or, on l’accablait de rigueur et de travail jusqu’à ce qu’il achetât son congé. Lorsqu’épuisé par cette dépense il s’était en outre amolli dans le repos, il rentrait pauvre et lâche dans son corps, de riche et brave qu’il était ; et c’est ainsi que tous, chacun à leur tour, corrompus par la même pauvreté et la même licence, se ruaient à travers la sédition, les discordes, et pour dernier excès dans les guerres civiles. Othon, pour que cette largesse, que le soldat se concédait, ne lui aliénât pas l’esprit des centurions, promit de faire acquitter tous les ans par son trésor particulier le prix des congés. Mesure utile et que depuis les princes sages perpétuèrent pour maintenir la discipline. Le préfet Lacon, que l’on feignit d’exiler dans une île, fut tué par un évocat qu’Othon avait envoyé d’avance, et qui le frappa de son épée. Icélus, n’étant qu’un affranchi, fut publiquement mis à mort.


La journée s’était passée dans le crime ; pour dernière misère, on la finit dans la joie. Le préteur de la ville convoque le sénat. Les autres magistrats rivalisent de basse flatterie. Les sénateurs accourent. On décerne à Othon la puissance tribunitienne, le nom d’Auguste, et tous les honneurs du principat ; c’est à qui fera oublier ses invectives et ses outrages confusément jetés à Othon, et dont personne du reste ne sut s’il en avait gardé le ressentiment, la brièveté de son règne ayant laissé dans le doute s’il avait dédaigné ou différé sa vengeance. À travers le Forum encore sanglant, au milieu des cadavres amoncelés, Othon, porté au Capitole et de là au palais, permit que l’on rendît les corps à la sépulture et aux honneurs du bûcher. Quant à Pison, ce furent Vérania sa femme et Scribonianus son frère ; quant à Vinius, c’est Crispina sa fille qui les ensevelirent, après avoir cherché et racheté leurs têtes que les meurtriers avaient gardées pour en faire trafic.


Pison achevait sa trente-unième année d’une vie plus honorable que fortunée. Ses frères Magnus et Crassus avaient péri victimes l’un de Claude, l’autre de Néron. Lui-même long-temps exilé, quatre jours César, il ne sembla, dans cette adoption précipitée, l’emporter sur son aîné que pour être égorgé le premier. Vinius vécut cinquante-sept ans avec des mœurs diverses. Son père était d’une famille prétorienne, son aïeul maternel fut proscrit. Il déshonora ses premières armes qu’il fit sous Calvisius Sabinus. La femme de ce lieutenant, poussée par une coupable curiosité à visiter l’intérieur d’un camp, s’y glissa la nuit sous l’habit d’un soldat. Après avoir avec la même indiscrétion affronté les gardes et porté sur tout le service des regards téméraires, elle osa se prostituer dans l’enceinte même des aigles, infamie dont Vinius était accusé d’être complice ; aussi, chargé de fers par ordre de Caïus, il fallut la révolution qui survint pour le rendre à la liberté. Il parcourut alors et sans reproches la carrière des honneurs. Après la préture il commanda une légion et se fit estimer. Mais ensuite il se souilla d’une bassesse indigne même d’un esclave. Il fut soupçonné d’avoir volé une coupe d’or à la table de Claude, et Claude le lendemain ordonna que Vinius seul parmi les convives serait servi dans des vases de terre. Toutefois, étant proconsul de la Gaule Narbonnaise, il la gouverna avec une sévère intégrité. Enfin l’amitié de Galba l’entraîna dans l’abîme : audacieux, rusé, actif, et toujours, selon qu’il tournait les ressorts de son âme, bon ou méchant avec la même énergie. Les immenses richesses de Vinius firent casser son testament ; la pauvreté protégea les dernières volontés de Pison.


Le corps de Galba, long-temps abandonné, fut recueilli, après avoir subi les outrages du soldat pendant les désordres de la nuit, par Argius, son intendant, son ancien esclave, qui lui donna une humble sépulture dans les jardins mêmes que ce prince possédait n’étant encore que citoyen. Sa tête, mutilée et attachée à une pique par des vivandiers et des valets de l’armée, fut retrouvée le lendemain devant le tombeau de Patrobe, affranchi de Néron que Galba avait fait périr, et les cendres en furent réunies à celles du corps déjà brûlé. Ainsi finit Servius-Sulpicius Galba, à soixante-treize ans, après avoir traversé cinq règnes avec une fortune toujours propice, et plus heureux sous l’empire d’un autre qu’étant lui-même empereur. Sa famille avait une ancienne illustration et de grandes richesses. Son esprit était médiocre, plutôt exempt de vices que vertueux. Sans dédaigner la renommée, il n’en chercha jamais le bruit ; point avide du bien d’autrui, sobre du sien, avare de celui de la république. D’une faiblesse extrême envers ses amis et ses affranchis ; on pouvait l’en excuser lorsqu’il rencontrait des gens de bien ; mais il devenait coupable lorsque, aveuglé par elle, il se livrait à des pervers. La grandeur de sa naissance et le malheur des temps décorèrent chez lui ce qui n’était qu’indolence d’un renom de sagesse. Dans la vigueur de l’âge, il se distingua en Germanie par ses talens militaires. Nommé proconsul, il régit l’Afrique avec modération. Déjà vieux, il apporta dans son gouvernement de l’Espagne le même esprit de justice. Il parut au-dessus de la condition privée tant qu’il fut simple citoyen, et de l’aveu général, digne de l’empire s’il n’eût été empereur.



UNE FÊTE
EN PROVENCE.


NOTE.


Cette fête a eu lieu ; elle est historique. La Provence ayant érigé un monument à l’auteur d’Anacharsis, l’inauguration en a été faite avec une solennité dont le Moniteur a donné dans les temps tous les détails.


La Fête.



Vos murailles sont sans cesse devant mes yeux.
Isaïe.


Doux souvenir de l’enfance, me disais-je à l’aspect lointain de Marseille, fille de la Grèce et ma patrie, doux et précieux souvenir ! Et moi aussi j’ai voulu revoir le ciel que rencontrèrent mes yeux pour la première fois ; la terre où ma mère, avant de balancer mon berceau, l’avait souvent rêvé. M’exilant, jeune encore, de ces lieux aimés, pour la vaste cité des arts, j’étais venu, comme tous les enfans de la civilisation nouvelle, me placer au bas de ces tribunes d’où s’échappent la parole et la science. Aujourd’hui le même culte me ramène au point du départ. La Provence, dans une fête toute patriotique, élève un monument à l’auteur d’Anacharsis, à celui qui, dans ses pages, faisant revivre la Grèce, donne à Marseille le double orgueil de connaître à la fois quel homme elle a produit et de quel peuple elle est sortie.

Que les temps ont grandi ! que les lettres ont pris de puissance ! Tout une province se lève pour rendre hommage à un modeste antiquaire, au vertueux et simple Barthélémy.

Ainsi je réfléchissais en voyageant au milieu de cette double muraille de rochers sombres qui précèdent Marseille et servent de voile à sa magnificence, d’abord cachée. Dans cette route, ou plutôt dans ce fossé large et profond, tout est triste. Pour ménager un merveilleux contraste, la nature a placé la stérilité du désert à l’entrée du site le plus pittoresque. Lorsque la dernière roche est enfin dépassée, une vallée immense se découvre à la vue. Les pins, les cyprès, l’olivier, les mâts de vaisseaux qui s’élèvent et se confondent, les couleurs de mille bastides élégantes et belles sous leurs toits rouges, la mer qui étend sous ce monde poétique ses nappes mobiles et bleuâtres, et au-dessus de ce champ d’azur le bel azur des cieux : voilà Marseille ! la voilà avec son air de force, de richesse et de majesté ; avec cette élégante simplicité presque ionienne, encore revêtue de cette blancheur toute grecque, comme étaient les Cyclades du vieil Homère.

Puis, au-dessus de ces bords, de ces pins, de cette ville, un mont sacré s’élève ; il domine la mer. Riante et couronnée des bluets de la dernière moisson, la Vierge, amie des matelots, y réside dans un temple modeste. Vierge miséricordieuse, elle a choisi ce promontoire pour être mieux aperçue des vaisseaux en péril.

Traversons les allées où Belzunce, au milieu de la contagion, promenait sa charité, son zèle et la prière. Pour trophées, chaque arbre le rappelle ; et cette voûte de verdure est comme un temple où se perpétue le religieux souvenir de son héroïsme.

Mais quelle est cette fête ? Pourquoi le nom d’Anacharsis est-il inscrit sur ces blanches bannières ? Où va ce cortège avec ses magistrats, ses savans, ses soldats, ses flots nombreux d’habitans ? Suivons-le. Enfant de la cité, je puis, par droit légitime, me ranger parmi ses autres enfans. Nous marchons, puis nous entrons dans Aubagne, lieu charmant que la nature a placé vis-à-vis Marseille, comme l’heureux échantillon de notre terre provençale. Le jour s’est paré de son plus beau soleil ; c’est un de ces jours où les parfums de la cassie et du genêt sauvage, où le son du tambourin bruyant et les chansons d’une jeunesse folâtre se mêlent harmonieusement. La population des villages voisins s’était donné rendez-vous sur la place, au pied des grands ormes, dont le feuillage mobile fléchissait sous la rosée. De tous côtés régnait cette confusion si gracieuse, si vive, lorsque tout un peuple semble n’avoir qu’un sourire.

Jusque dans les humides vallées de Gémenos le nom de Barthélémy va chercher les échos : il revit au milieu de ses concitoyens, il revit par des souvenirs d’enfance, et par ce marbre où, sous le ciseau de l’artiste, il a repris sa forme, son air, sa tête et le calme de Platon au milieu de ses disciples sur le cap de Sunium.

C’est un des grands privilèges du génie et de la vertu de répandre sur les lieux où ils vécurent, où ils naquirent, où se ferma leur tombe, l’éclat brillant de leur renommée. Mais Barthélémy, par le monument qu’on lui élève, doit être utile encore. Point de ces hautes colonnes, vains ornemens qui charment les regards oisifs ; point de ces portiques, fastueuse et inutile parure ; une fontaine au murmure éternel soutient son buste. Limpide et salutaire, elle s’en va féconder la contrée ; elle reflétera le visage des jeunes filles qui viendront le soir y baigner leurs pieds nus ; elle accompagnera la voix du vieillard qui, pour charmer ses petits-fils, leur lira sur ses bords Anacharsis.

La solennité commence.

D’abord la foule est bruyante, puis attentive. Des magistrats ont pris la parole, fiers de présider à cette fête de famille où la parenté vient du titre même de citoyen. Ils décernent le triomphe à celui qui rassembla les débris épars de la Grèce intelligente, rendit aux échos du Lycée les douces maximes de la philosophie, évoqua Démosthènes, remit le glaive aux mains de Miltiade, et, s’inspirant à la lyre de Sapho, ralluma l’amour de Périclès aux banquets d’Aspasie.

Le héros de cette journée doit être, en effet, pour les murs qui le virent naître, une double source de souvenirs ; car, s’il appartient par sa naissance aux temps modernes, son savoir le donne à l’antiquité ; et si ses concitoyens ont droit de se le représenter enfant sous les ombrages de la ville natale, l’Europe littéraire se le figure comme l’un de ces vieillards qui, sortis du port de Phalère, allaient vers les légions lointaines chercher la science et la sagesse.

Les harangues achevées, le bruit de la foule répond, les cloches s’ébranlent, le canon frappe les airs, le peuple se presse autour du monument ; il semble se contempler lui-même dans ces traits si fidèlement reproduits, et chez lui la joie d’une pareille apothéose est un élan d’orgueil.

Qui pourrait peindre une fête nationale dans tous ses détails ? Qui pourrait compter les cris de tout un peuple ? Dès que les magistrats ont fini l’éloge public, la voix d’un seul est remplacée par des milliers de voix, et, quand il disparaît au milieu des applaudissemens, la multitude enivrée se met en fonctions à son tour, et, se faisant une magistrature à elle-même, elle trouve spontanément de vives paroles pour redire de nouveau et à sa manière les faits qui déjà viennent d’être racontés.

Voilà ce qui se passait dans la ville d’Aubagne, impatiente de prendre possession de la gloire d’un de ses fils, pour qu’on ne vienne pas lui disputer un jour l’honneur de l’avoir vu naître.


La Veillée.



En attendant qu’une plume plus éloquente que la mienne ait pu faire son éloge, il faut que j’en jette ici quelques traits.
Montesquieu.


Livré à sa joie, on devine ce qu’est un peuple heureux. Les magistrats se sont éloignés, et la ville entière n’est plus qu’une grande famille. Voilà comment la vallée d’Aubagne retentit une seconde fois de bruyans transports. Peuple, vous avez raison ; il n’y a vraiment que la reconnaissance nationale qui sauve un nom de l’oubli. C’est là le plus difficile de la gloire, et non les chants de Pindare, et non les pyramides qui pèsent sur un cadavre royal et sans nom ; le plus difficile de la gloire, ce sont les larmes d’une population en deuil, ce sont les fleurs que l’on dépose sur la pierre tumulaire ; c’est, en un mot, cette sympathie affectueuse d’une nation pour son concitoyen qui n’est plus.

Le plus difficile surtout de cette gloire impérissable, c’est le souvenir plus froid et plus méthodique des vieillards, c’est le récit gravement animé d’une vie qui fut utile et belle. Ces souvenirs s’étaient vivement réveillés, et les récits du soir les avaient exaltés jusqu’à l’enthousiasme.

Vous avez vu la fin du jour sous le ciel pur de la Provence, vous avez respiré les fleurs parfumées de l’oranger. Cette chaleur d’une terre toute poétique est si pressante, qu’elle devient irrésistible. Aussi, quand la nuit eut rassemblé les vieillards, ils se regardèrent entre eux, cherchant à découvrir quelque narrateur qui n’eût pas épuisé tous les récits. Ceux qui disent que la vie de l’homme est courte, n’ont pas songé combien facilement s’épuise tout ce qui remplit cette vie, combien de fois, pour alimenter notre âme, il nous faut revenir sur notre pensée et sur nos souvenirs.

Cependant, presque étranger parmi les miens, j’attendais qu’on parlât de nouveau de mon compatriote. Après l’éloge public, je voulais comme un éloge de famille, plus sympathique et plus complet.

Quand tout à coup un bon vieillard, avec un sourire paternel, me tendant la main : « Parle-nous de Barthélémy, mon cher fils, me dit-il, raconte-nous sa vie, que nous savons peut-être mieux que toi, mais qui, dans ta bouche, nous paraîtra nouvelle ; car tu arrives de cette grande cité où la littérature et les arts sont soumis à d’étranges révolutions. Parle, explique-nous le changement des esprits ; montre-nous la place de Barthélémy dans l’estime des hommes ; nous sommes prêts à t’écouter. »

Et moi, chose singulière, si je fus heureux de cette prière, je ne m’en sentis pas accablé. De quoi s’agissait-il en effet ? De raconter simplement une vie qui fut simple ; de parler avec enthousiasme de grands travaux suivis d’un enthousiasme mérité. D’ailleurs, quoi de plus facile qu’un tel récit ? Le positif de notre siècle s’est fait sentir jusque dans l’éloquence. Le naturel et la vérité ont conquis de nos jours même l’éloge.

Je commençai :

« Rappelez-vous à quel moment de décadence littéraire apparut cette vie si pleine et si laborieuse. Lorsque Barthélémy à trente ans, et suivi de cette réputation précoce qui l’avait fait regarder parmi vous comme un savant et un sage, quitta pour la première fois les murs tranquilles d’Aubagne, il allait se trouver, non plus parmi les vieux siècles qui avaient fait jusqu’alors son admiration, mais dans une époque où s’agitaient des rivalités envieuses et médiocres pour la plupart. La littérature du dix-septième siècle ne jetait plus que de pâles reflets de sa gloire. Le faux et l’affectation avaient remplacé le grandiose et le vrai. Dorat effaçait La Fontaine, Marmontel balançait Despréaux, le larmoyant Lachaussée avait usurpé la scène où Molière n’était plus qu’un roi dépossédé. Le scepticisme de Voltaire avait envahi l’histoire. La délicieuse mélancolie de Jean-Jacques Rousseau était sur le point de se retirer devant le génie sombre des Anglais, devant les méditations vaporeuses des Allemands : nous n’étions pas loin du suicide de Werther, nous avions déjà les sépulcres d’Young. Aussi, dans cette ville encombrée de petits vers, de petits hommes, de petits écrits ; au milieu de tout ce luxe ambigu des palais déjà moins rians de Louis XV, où des bouquets à Chloris donnaient le ministère, on peut dire avec assurance que l’ennui était partout : au théâtre et dans la chaire, à la ville et à la cour ; partout augmenté par ce malaise général qui annonce toujours que les dieux s’en vont.

« Vous comprenez que tout imbu qu’il était de nos simples mœurs provençales, et pénétré de cette idée que le beau n’est jamais séparé de l’honnête, que l’utile n’existe pas sans le bon, notre jeune concitoyen dut reculer au premier abord devant cette gloire bâtarde. »

Ici le même vieillard qui m’avait donné la parole me la retira. « Tu fais bien, me dit-il, de nous peindre les temps où vécut Barthélémy. C’est une bonne règle de ne pas détacher de son siècle l’homme qu’on veut juger. Ainsi l’on apprécie ce que le siècle et l’homme se sont mutuellement prêté. Barthélémy n’a rien à rendre à son époque, il ne lui doit rien. Il eut le bonheur d’échapper pur à ses fatales séductions.

« Mais pourquoi nous montrer si vite Barthélémy à trente ans, homme déjà ? Son enfance, sa jeunesse, ses travaux, sont également nos biens ; d’ailleurs cette génération, qui près de nous croît et nous chasse, est avide d’entendre jusqu’aux moindres détails d’une vie assez belle pour offrir tout à la fois un cours d’étude et de morale. Laissons-lui ces souvenirs pour qu’elle les laisse à son tour. Les souvenirs sont aussi un patrimoine ; par eux se perpétue la vie de l’intelligence humaine. Mais ce soin nous regarde ; je vais parler à ta place. Je conduirai Barthélemy hors de nos murs ; là tu le reprendras.

« Sa vie commença au milieu des douleurs. La maison paternelle était en deuil, des sanglots furent son premier langage ; dans un lieu écarté dont le silence protégeait le recueillement, son père et lui allaient chaque jour, soir et matin, pleurer ensemble, l’un son épouse, l’autre sa mère. Ces scènes attendrissantes firent sur Barthélémy une impression qui ne s’est jamais effacée. Lui-même nous l’apprend dans ses Mémoires que nous voudrions voir déposés dans les archives de notre ville. Ce culte pieux qui pour autel avait la tombe d’une mère, ces larmes qui lui révélaient un bien qu’il avait perdu avant même de le connaître ; ce père qui faisait de son fils un disciple de sa douleur ; cette sorte d’initiation aux souffrances de la vie dans un âge où la vie n’a que des jeux ; ne sont-ce pas là des émotions propres à développer une sensibilité dont la douce chaleur prépare les vertus, et fait du génie, gloire d’un seul, un bienfait pour tout le monde ?

« Les impressions de l’âme tournent toujours au profit de l’esprit. Aussi son père le conduisit bientôt au collège de l’Oratoire à Marseille ; il avait douze ans. Celui qui devait être l’auteur d’Anacharsis y marqua de bonne heure sa place en prenant au milieu des enfans de son âge le même rang qu’il tint plus tard parmi ses contemporains. Sa précoce renommée jeta de l’éclat sur le collège d’où elle partait ; il est arrivé que la gloire du disciple a rejailli sur quelques pauvres oratoriens qui, par lui et presqu’à leur insu, ont rencontré la célébrité dans le cloître même où ils étaient allés chercher l’oubli. »

À cet endroit de son récit, le vieillard se fit apporter un gros livre ; c’étaient les Mémoires de Barthélémy. « Vous allez l’entendre lui-même, ajouta-t-il ; pourquoi dire différemment ce qu’il a dit si bien ? Nous n’avons pas à rétablir la vérité : était-il homme à l’altérer ? Pour tout ce qui le concerne, la meilleure autorité c’est la sienne ; sans compter qu’en le lisant, nous croirons qu’il nous parle lui-même ; ainsi dans un sujet plus solennel, à ces heures où la religion absorbe mon âme lorsque j’ouvre l’Évangile, c’est avec Dieu que je crois converser.

« Je ne change rien à ses paroles. « Un jour le père Raynaud nous demanda la description d’une tempête en vers français ; il parut content de la mienne. Un mois après, il donna publiquement un exercice littéraire ; dès l’ouverture, le voilà qui se lève, me découvre et me fait signe d’approcher. Je baisse la tête, je me raccourcis et veux me cacher derrière quelques uns de mes camarades qui me trahissent. Enfin le père Raynaud m’ayant appelé à haute voix, je crus entendre mon arrêt de mort. Je fus obligé de traverser la salle dans toute sa longueur, tombant à chaque pas, à droite, à gauche, par devant, par derrière ; accrochant robes, mantelets, coiffures ; après une course désastreuse, me prenant par la main, il me présente à l’assemblée et fait un éloge pompeux de ma tempête. J’en étais d’autant plus honteux, que je l’avais prise presque tout entière dans l’Illiade de Lamothe. »

« Je n’ai plus besoin de lire, poursuivit le vieillard ; je voulais seulement vous montrer comment sa modestie, par l’aveu d’un plagiat, effeuille de ses mains sa première couronne. Le reste, je le prendrai dans ma mémoire. Destiné à l’état ecclésiastique, il fallut le placer dans un autre collége ; là, rien que là, l’évêque venait chercher des élus pour le sanctuaire ; cet évêque, c’était Belzunce. » À ce nom, le vieillard se leva et l’assemblée fit de même. Puis, après un moment de silence, chacun s’étant assis de nouveau, le vieillard continua : « Barthélémy s’était fait un plan d’études dont l’exécution altéra sa santé ; à peine convalescent, on le fit entrer au séminaire où ses goûts le maîtrisèrent encore. Pour se distraire, cet étrange écolier apprend l’hébreu ; pour s’amuser, ce singulier enfant débite des sermons dans la langue de Job. Au bruit de ses succès, des Maronnites, des Arméniens, et quelques autres chrétiens orientaux habitans de Marseille, viennent le supplier de les entendre au tribunal de la pénitence. Un mot spirituel colore son refus. « Je ne comprends pas, leur dit-il, la langue des péchés arabes. »

« Sorti du séminaire, et quoique pénétré des sentimens de la religion, peut-être même parce qu’il en était pénétré[15], ses idées le détournèrent du ministère ecclésiastique. Un autre sacerdoce l’appelait. Déjà pour lui la science était une religion. Retiré dans Aubagne, après avoir erré d’une étude à une autre, cultivé tout ce qu’il y avait d’hommes instruits dans la contrée, sans état, à vingt-neuf ans, Paris s’offre à sa pensée. On le presse, on le décide, il part. Sa destinée va s’accomplir.

« Voilà les principaux faits de sa jeunesse ; son caractère s’y réfléchit comme dans une onde pure ; sensible, et, quoique bien jeune encore, comprenant déjà tout ce qu’il y a de douleur dans la perte d’une mère ; actif, laborieux, donnant sa santé en échange de l’étude ; modeste au milieu de l’un de ces triomphes dont l’enivrement pourrait séduire un esprit plus froid et plus mûr que celui de l’enfance ; livrant aux langues de l’Orient un âge où toute langue étrangère rebute ; se jetant dans les bras de la science qui l’encourage pour échapper à l’autel qui l’intimide ; telle s’annonce une vie qui commence à Belzunce, pour finir au duc de Choiseul, touchant ainsi, par ses points opposés, à deux sommités : l’une de la politique, l’autre de l’Église. »

Le vieillard s’arrêta ; son regard sembla me donner l’ordre de poursuivre : j’obéis.

« Voilà qu’un soir, par un hasard bien remarquable, ce jeune antiquaire frappe à la porte du garde du cabinet des antiques, de M. de Boze. Arrivé du fond de sa province, inconnu, il vient là, comme s’il descendait au sein de son héritage. Le fils du grand Racine s’y trouvait pour le recevoir. Duclos, Caylus, une foule d’autres formant l’élite des sciences et des lettres, y brillaient aussi. D’abord notre jeune homme écoute, se tait, fort étonné de les comprendre. Puis il les examine, les juge, en fait autant de la société, qui valait moins qu’eux ; de son siècle placé plus bas encore. Des livres, le voilà passant à l’étude des hommes, toujours en se demandant ce que l’avenir lui garde de fortune et de renommée.

« En même temps qu’il aperçoit l’affaiblissement moral des écrits, la décadence sensible de leurs auteurs ne lui échappe pas. C’étaient pour la plupart de grands homme improvisés. Peu ou point d’études premières ; l’ignorance devenue presque une mode ; du bruit à propos de tout. Barthélémy résolut donc de rentrer dans les lettres par les sciences. Justement M. de Boze était là devant lui. Le scrupuleux vieillard se mit à observer cette âme bonne et féconde. L’esprit sagace de l’élève frappa l’esprit pénétrant du maître, qui dès lors, l’admettant aux avantages d’une docte familiarité, finit par l’introduire dans les mystères d’une science à laquelle ils ont fait faire tous les deux d’incalculables progrès.

« Je veux parler de la connaissance des médailles antiques, sortes de tombeaux portatifs, qui, voyageant à travers les siècles, nous livrent, au lieu d’une vaine poussière, les traits parlans des héros et des rois. Vous savez combien c’est vanité que les histoires des hommes ; ce sont toujours pour la plupart des récits calculés pour le blâme ou la louange, dans lesquels la vérité est comptée pour peu de chose, et tellement disposée, que l’écrivain s’arrange de manière à se mettre plus en évidence que le peuple dont il parle. Grâce aux médailles antiques, justement appelées les sceaux de l’histoire, un moyen nouveau d’investigation est ouvert à l’esprit humain. Une médaille est comme un cri de joie ou de rage frappé sur l’airain, qui subsiste tel qu’il a été proféré, intelligible et sonore pour tous les siècles ; soit que la flatterie ou la bassesse l’aient produite, vices ou vertus, gloire ou opprobre, Trajan ou Tibère, tout cela vit de la même vie, tout cela prouve une passion qui ne pouvait mieux s’exprimer ; tout cela est un éternel monument de l’histoire passée, si défigurée par nos conteurs. Mais aussi si elles sont véridiques, qu’elles sont difficiles à déchiffrer ces pages spontanées des annales publiques dont la collection forme un manuscrit d’or ou de bronze ! qui les reconnaîtra au milieu de tant de caractères effacés, de tant de dates incertaines, de tant de têtes sans nom ? qui voudra user ses années à expliquer, à commenter, à dévoiler ces pages mystérieuses ? En vérité, n’est-ce pas une effrayante chose que ce dévouement d’un seul qui répudie fortune, honneurs, bien-être, repos, sommeil, pour faire dévorer sa vie à la science, vautour sans cesse renaissant et qui vous voit mourir sans être rassasié ?

« Voilà ce qu’a fait Barthélémy. Ne cherchez pas ses plaisirs de jeune homme ailleurs que dans les médailles du cabinet du roi. Ne demandez pas quelles furent ses passions : un vase brisé, un morceau de terre antique, quelques mots sortis presque effacés des cendres d’Herculanum, et qu’il a fallu dérober en chargeant la mémoire du larcin ; c’est là son culte et son idolâtrie.

« À Rome, il reporte sa vie à vingt siècles en arrière, pour mieux voir, pour mieux comprendre les statues, les inscriptions, les bas-reliefs, merveilleux débris où respire encore le génie d’un peuple détruit. Ces vastes galeries, non pas ornées, mais remplies, mais comblées de philosophes, de guerriers, d’empereurs, lui paraissent des carrières inépuisables d’antiquités, ou plutôt un véritable arsenal de chefs-d’œuvre. L’herbe même le captive : elle verdit peut-être sur la place d’un temple, sur les lignes d’un camp. Dans l’ancienne Préneste, d’où Pyrrhus contempla Rome comme sa proie, au fond du riche palais des princes Barberins, avec quelle promptitude il devine cette belle mosaïque sur laquelle toute l’ancienne Égypte est reproduite ! Mille explications en avaient été données, toutes fort ingénieuses. La sienne est la plus simple ; elle se trouve la plus juste. Au nom d’Alexandre il a substitué celui d’Adrien, et tout est dit. Arrivé devant l’arc de Septime-Sévère, un coup d’œil lui apprend que l’inscription est altérée. Interrogeant, non pas les lettres, mais la trace des lettres enlevées, sa patience infatigable rétablit l’inscription primitive. Pour être plus à l’aise avec sa passion, il passe huit jours dans le palais Farnèse, dans ce palais rempli de bustes, de statues, de fragmens et de bronzes. « J’y suis tout seul, écrit-il au comte de Caylus ; seul, fermé à clef, je jouis, je règne. » Veut-on mieux juger encore jusqu’où va sa persévérante ardeur ? Voyez-le à la poursuite des médailles antiques, objet principal de son voyage. Entendez-le s’écrier : « J’agite Rome et l’Italie par mes lettres et mes intrigues[16]. » Aucun musée, aucun cabinet, nulle collection ne peut être dérobée à ses recherches. Parmi des médailles sans nombre, il en est une curieuse, importante ; dans tout l’univers elle est unique. Barthélémy s’en empare. Quelle est cette tête ? Celle d’un roi. Son nom ? Abdissar. Qu’en dit l’histoire ? Rien. L’oubli sur son front a remplacé la couronne. Qu’il se rassure ; voici un homme qui le rend au monde. La science fait pour lui ce que n’a pu son sceptre ; et du néant où il était tombé, si rien de ce qui était sa gloire n’est sorti, du moins son nom s’échappe et ne périra plus. Avouons-le, c’est presque faire un roi que de le rétablir ainsi dans la mémoire des hommes.

« À Naples, que lui font ce paysage, ce golfe, cette mer et ce beau soleil ? Ce sont les laves et les cendres qu’il admire ; il se plaît à creuser une terre dont les entrailles cachent des villes.

« À Venise, qu’on prendrait de loin pour un vaste navire en repos sur les mers, à Venise, au milieu des fraîches sérénades d’une nuit argentée et des gondoles noires qui glissent au bruit des rames dans ces rues qui marchent, on l’aurait vu, s’il avait pu s’y rendre, interrogeant aux clartés d’une lampe les archives de cette ville curieuse. Venise n’est-elle pas pour le moyen âge ce qu’est Rome pour les temps antiques ?

« L’Italie était bien propre à nourrir cette passion de science ; on n’y peut faire un pas sans remuer l’histoire. Où le vestige manque, un souvenir se montre. Sur ce vaste champ de bataille qu’on nomme l’Italie, Rome, pendant plusieurs siècles, promena la victoire pour s’exercer chez elle, et comme en famille, à vaincre ensuite l’univers.

« Ces urnes, ces tombes furent aussi des sujets d’études[17]. Nul homme ne sut mieux lire des ruines. Les colonnes mutilées, les marbres informes, la poudre même de la destruction lui servent à reconstruire les monumens ; mais c’est avec raison qu’il interroge les débris épars sur un sol ébranlé tant de fois par les révolutions, les volcans et les barbares. De ces débris notre civilisation est sortie ; sur ces ruines Léon X a relevé l’architecture. Aussi Barthélémy voulait-il faire alors pour l’Italie ce qu’il exécuta plus tard pour la Grèce. Le plan de son Anacharsis était consacré, dans sa fraîche imagination, au siècle des Médicis, siècle de prodiges qui, secouant le passé, se serait déroulé devant nous avec un assemblage inouï de grands hommes : Michel-Ange dans Rome, où de sa pensée jaillit en quelque sorte la coupole de Saint-Pierre ; Raphaël au Vatican ; Dèce à Padoue, Dèce, illustre génie, que se disputent un roi et une république ; l’Arioste à Ferrare, Machiavel à Florence ; Christophe Colomb s’élançant de Palos sur une méchante barque pour aller, sans autre armée que son génie, conquérir tout un monde. Quel incroyable mouvement imprimé aux esprits ! La nature livre ses mystères, la philosophie ses vérités, l’industrie ses miracles. On croit assister à la naissance d’un nouveau genre humain. Un tableau si majestueux, si varié, si instructif, Barthélémy nous en a privés, non sans motifs peut-être. Ce siècle n’est qu’une résurrection : il lui fallait un siècle créateur.

« À la seule Italie laissons les regrets. Sa fortune n’est plus complète. La Grèce qu’elle écrasa, un livre l’a relevée. Il l’a presque dédommagée d’avoir été vaincue. Anacharsis et le Capitole sont deux monumens qui rediront long-temps de grandes choses. La Grèce est sortie de sa poussière toute pleine de ses temples, de ses dieux et de ses héros, comme cette ville qui, secouant le linceul de cendres dont le Vésuve l’avait enveloppée, nous est apparue riche et parée de tous ses monumens.

« Mais, avant la publication d’Anacharsis, que d’études et de soins ! Pas un jour négligé, pas un instant sans fruit ; et encore l’infatigable savant n’est-il pas satisfait : « Je voudrais être quatre, dit-il dans l’une de ses lettres : un pour voir, un pour réfléchir, un pour écrire, et un pour mes devoirs à remplir. » Quoiqu’il fût un et non pas quatre, voici pourtant ses immenses travaux. La collection du maréchal d’Estrées et celle de l’abbé de Rothelin, toutes deux si nombreuses, étaient sans ordre et sans indications ; besoin fut d’en compter, d’en choisir chaque pièce, de les classer, pour que désormais on pût lire couramment dans une série de trente siècles et plus ; par des mémoires pleins de recherches curieuses, il décrivait aussi les monumens égyptiens, persans, hébreux et phéniciens ; toutes les nations s’ouvraient aux excursions de sa pensée. En vain le temps n’avait laissé que des mots incomplets sur un marbre apporté par M. de Choiseul. Notre antiquaire, pour qui le passé n’a point d’énigme, remplace les lettres et recompose les mots : c’était une feuille du budget d’Athènes. Soulevant la main des siècles qui pèse sur les ruines d’Héliopolis, il nous montre trois temples merveilleusement reconstruits. Jamais l’architecture ancienne ne brilla plus gracieuse et plus fraîche. En propageant les vérités, sa science redressait aussi les erreurs : la preuve en est dans sa dissertation lumineuse sur les inscriptions de Palmyre, publiées par l’anglais Robert Wood. Avec l’unique secours de quelques lettres recueillies sur des éclats de pierres brisées, il recrée l’alphabet palmyrénien. Barthélémy, acquittant la reconnaissance du genre humain, restitue l’écriture à cette Palmyre, qui avait enseigné l’art d’écrire aux nations. Une telle découverte servira peut-être à ressusciter les faits d’un peuple qui eut aussi sa grandeur, et dont il ne reste guère plus que de Carthage. Triste sort réservé à tous les peuples abattus par Rome ! Implacable, elle les poursuivait jusque dans la mémoire de l’univers, et faisait passer tout à la fois l’oubli sur leur souvenir et la charrue sur leurs villes[18].

« Il est vrai qu’à voir tant d’inépuisables travaux, quelques amis des lettres, et surtout les gens éclairés qui ne conçoivent pas qu’on s’instruise pour soi tout seul, qui ne voient dans l’étude que la production, et dans la pensée que l’espèce de récolte que l’on doit en faire plus tard, se demandaient avec inquiétude si quelque œuvre ne s’échapperait pas enfin de tant de veilles ; si ce gigantesque savoir ne prendrait pas enfin assez de belles formes pour être saisi en un clin d’œil comme un monument antique. Quand on n’avait rien à répondre, on se regardait avec regret ; car, il faut le dire, cette société encore élégante, quoique égarée, savante encore, quoique corrompue, se fatiguait de tant de mauvais poëtes, de tant de frivoles écrivains, et voulait, avant d’aller se perdre dans l’abîme commun où s’engloutissent les siècles, pouvoir attacher son nom à quelque belle pensée d’un homme de génie qui, par la date même de son livre et la pureté de sa vie, devînt pour son époque comme une expiation prématurée.

« Voici donc que lentement se prépare, lentement s’élève, lentement s’achève le monument du Voyage d’Anacharsis. À la première annonce de cette nouvelle, l’attention nationale, si dominée par les premiers accens de Mirabeau, se porte tout entière sur cet ouvrage. Il paraît, on le lit et l’on s’étonne de n’avoir pas connu la Grèce, cette malheureuse Grèce où le jeune abbé de Fénelon, en sortant de Saint-Sulpice, voulait aller chercher le martyre. Vous avez tous étudié ce livre, vous l’avez lu par patriotisme, si vous ne l’avez pas lu par séduction ; que pourrais-je donc vous dire de cette forme si naturelle, de cette fable si simple, de cet amas de faits si habilement encadrés ?

« Un voyage plutôt qu’une histoire, parce que tout est en action dans un voyage, et qu’on y permet des détails interdits à l’histoire : voilà la forme.

« Un Scythe venant en Grèce quelques années avant la naissance du héros de l’Indus, et retournant dans sa patrie dès qu’il voit la Grèce asservie à Philippe, père de ce héros : voilà la fable.

« D’un côté, pour les lettres, le siècle de Périclès se liant à celui d’Alexandre ; pour la politique, une révolution ébranlant ici la république, plus loin la monarchie, comme preuve que le glaive vainqueur ou vaincu secoue également les empires : voilà les faits.

« Et pour que rien ne soit omis, tout ce qui est antérieur se trouve reproduit dans une brillante introduction. Aux premières pages, une nation commence avec Phoronée. Vous sortez à peine des chants d’Homère, déjà l’Asie s’avance s’imaginant du poids de ses soldats innombrables étouffer la Grèce sans la combattre, et la Grèce avec une poignée d’hommes, avec un combat de quelques heures, la terrasse et la refoule ; la mer chargée de chaînes par un despote de l’Orient, qui la traite et la méprise comme si elle était un peuple. Alors les rivalités de Sparte et d’Athènes, Solon et Lycurgue, la lyre de Tyrtée produisant des héros là où il faut les faire, et privée d’une corde à Lacédémone où ils naissent tout faits ; après quoi l’éloquence aux prises avec la royauté, représentées l’une par Démosthène et l’autre par Philippe ; celle-ci léguant à la postérité le nom d’Alexandre, l’autre d’immortelles harangues. Socrate réhabilité par Platon, héritier de son âme ; Xénophon, soldat historien, vivant en sage dans sa retraite de Scillonte ; puis le temple de Thésée, le Parthénon, le Propylée ; puis Thémistocle, Cimon, Nicias, Lamachus ; puis encore Alcibiade, cachant sous un casque de fer des cheveux parfumés. Toute la Grèce, toute sa philosophie, tous ses poëtes, tous ses guerriers, Pindare et Sapho, Pisistrate et Timoléon ; le vieux Sophocle faisant de la lecture de son Œdipe un plaidoyer pour venger son génie ; Aspasie montrant à des juges son sein nu. Silence, traversez avec précaution ces lentes et souterraines avenues. Saluez en passant les sept sages. Nous sommes aux mystères de la bonne déesse : loin d’ici les profanes ; et quand tout à coup vous êtes rendus aux clartés du soleil, voici la Grèce encore ; voici le rocher des Thermopyles avec sa prière aux passans d’aller, courriers de sa gloire, porter à Sparte la funèbre nouvelle. Voici les bords où Léda naquit pour un Dieu. C’est grande fête aujourd’hui. Les théâtres se remplissent, Eschyle prête ses vers aux Euménides ; de jeunes filles, les épaules découvertes, chantent des hymnes à Vénus, et posent pour que Phidias donne au marbre les traits charmans de la déesse ; l’air, la vie, les mœurs, les lois, la liberté ; les immortels sur le mont Olympe, et les muses dans leurs bois harmonieux, tout est là. L’auteur d’Anacharsis a tout vu : son imagination a des yeux ; tout deviné : son génie a refait un peuple. Par sa pensée c’est un sage ; par ses chants, un poëte ; par ses paroles, un orateur. Grand écrivain ! et tout cela tu le produisais à l’approche d’un temps où, jeté dans les fers, on te destinait la mort d’André Chénier, pour que la hache frappât à la fois toutes les renommées et tous les âges !

« Ici l’éloge de tout autre serait achevé ; le sien commence. Autant la vertu l’emporte sur le savoir, autant son caractère surpasse ses ouvrages.

« Oubliez donc, c’est un service à lui rendre, oubliez sa vaste érudition et ses voyages, et sa haute critique ; le cabinet du roi devenu si riche, que le gardien se qualifiait lui-même de trésorier de l’antiquité ; quatre cent mille médailles jugées avec un goût exquis ; vingt mémoires lus à l’Académie des inscriptions en même temps qu’un grand nombre de dissertations étaient adressés au Journal des Savans ; cinquante ans de correspondance avec les hommes de l’Europe les plus versés dans la numismatique et l’archéologie ; car ces explorateurs de l’ancien monde, ces voyageurs toujours en route vers le passé, ces contemporains de tant de peuples disparus, s’appellent et se répondent de tous les points du globe pour mettre en commun leurs découvertes. Oubliez son rang parmi les Hérodote, les Varron, les Spanheim ; ce qu’il a lu et médité ; les langues vivantes et mortes, si profondément entrées dans sa mémoire ; celles perdues, si bien retrouvées à la clarté de sa raison ; oubliez également Anacharsis et les trente ans qu’il a coûtés ; et les vingt mille notes supprimées en Angleterre et en Allemagne, comme inutiles à force d’être exactes. Oubliez tout, nous avons mieux à vous offrir. Vous allez connaître l’homme, l’un des meilleurs qui aient honoré les lettres[19].

« Dès son enfance la modestie en lui se décèle. La voix qui le loue dans un collége lui semble un cruel reproche ; plus tard, devenu homme, on le verra, confus à l’Académie, n’oser s’asseoir dans une des chaises curules de la république des lettres. Ses yeux se tournent vers la porte, comme tenté de fuir. Arrivé à la fortune, la même vertu modeste lui fait dire : « J’aurais pris une voiture, si je n’avais craint de rougir en rencontrant à pied sur mon chemin des savans, mes collègues, qui valaient mieux que moi. »

« Bientôt la vie du sanctuaire lui offre ses jours purs et ses heures paisibles ; l’ambition même l’y appelle. Alors la liberté de la parole ne régnait que dans la chaire ; elle s’y était réfugiée ; interdite aux peuples, elle avait été se mettre sous la garde de Dieu. Pour aider à sa fortune, lui, de tous les hommes le plus dénué d’intrigues, M. de Beausset veut l’associer à ses fonctions épiscopales ; il refuse : sa main tremble à l’idée qu’elle devra consacrer le sang de Jésus-Christ ; il a tant de vertus, qu’il ne s’en croit pas assez pour s’approcher de Dieu.

« Sorti de sa province, admis sur un théâtre plus vaste, théâtre qui le livre à l’envie, dont la médiocrité s’est de tout temps fait un privilège, rien n’égale la noblesse de sa conduite. C’est le désintéressement des temps antiques. En fouillant le passé, il a retrouvé les vieilles mœurs.

« Une place reste vacante à l’Académie des inscriptions ; un concurrent redoutable, au seul nom de Barthélémy, se retire. Quelques années après, le secrétaire perpétuel de cette même Académie s’étant démis de ses fonctions, on jette les yeux sur Barthélémy. Loin d’accepter, le voilà faisant des démarches pour que le choix tombe, sur qui ? sur le concurrent qui s’était mis à l’écart pour le laisser passer, et qui depuis était devenu son collègue. Le succès fut entier, Barthélémy le fit nommer. Quelque chose pesait à son cœur : on avait été généreux, et lui n’avait pu l’être.

« De méchans vers attribués à Marmontel font punir sans preuve ce poëte honnête homme ; le Mercure, dont la prospérité était son ouvrage, est arraché de ses mains. C’est Barthélémy qu’on désigne pour le remplacer. Cette fois il accepte, mais pour être à même de restituer quand l’orage sera passé ; et comme l’orage ne passe pas, Barthélémy donne sa démission ; et comme il n’a pas réussi dans ses projets généreux, on l’entend s’accuser d’avoir accepté la place d’un autre ; prendre à titre de dépôt ce qu’on ne sera pas libre de rendre, c’est une faute. Excellent homme ! sa délicatesse allait trop loin ; soyons plus justes, et comptons-lui pour une bonne action d’avoir tenté d’en faire une.

« Cette âme si belle acheva de s’épanouir à la chute de M. de Choiseul. Barthélémy donne sa démission de secrétaire des Suisses le jour même où celui de qui il la tenait est privé de sa charge de colonel-général. Le bienfait ne doit pas survivre à la fortune du bienfaiteur. On lui épargne la disgrâce ; c’est un outrage. Courant à Versailles, jamais place ne fut sollicitée avec l’ardeur qu’il mit à se la faire ôter.

« Ces actions, que vous en semble ? Ne sont-elles pas également des chefs-d’œuvre ? il y a du Malesherbes dans cet homme, aussi Malesherbes fut-il son ami. C’est pour de pareilles amitiés que Voltaire a si bien dit qu’elles viennent du ciel.

« Le nom sacré d’amitié nous ramène à M. de Choiseul, non à Rome, non à Vienne, non à Versailles, la foule nous y gênerait, mais à Chanteloup. La foule qui grossissait tant que dura l’espoir de son rappel, peu à peu diminue, puis se dissipe. Le voilà seul, délaissé, mais seul avec Barthélémy ; mais délaissé, si l’on peut l’être lorsque l’amitié nous reste. Quand l’ordre du roi fait monter Choiseul au ministère, Barthélémy est là ; quand un nouvel ordre l’en fait descendre, Barthélémy est encore là. Aussi, lorsqu’on voulut emprisonner Barthélémy, c’est à Chanteloup qu’on alla le chercher ; on ne se trompait pas, il y était.

« Secourable à Barthélémy jusqu’à son dernier terme, l’amitié des Choiseul couronna tous ses bienfaits par le plus grand de tous ; elle lui fit rendre la liberté. Ce fut Mme de Choiseul elle-même qui courut, sollicita et réussit. Bientôt prisonnière à son tour, elle trouva dans Barthélémy le même dévouement et le même succès. Mais l’âme ardente de cet homme de bien sembla s’épuiser dans ce dernier effort. La France d’ailleurs devenait bien sombre. L’Académie renversée sur les débris des statues de Bossuet et de Corneille ; Choiseul échangeant contre la mort le tombeau de sa disgrâce ; ô deuil ! ô douleurs ! Que faire dans une société prête à s’écrouler ? La fuir. Que faire quand tout ce que nous aimons a péri ? périr aussi. La mort vint en effet pour lui, mais lentement, comme un sommeil. La veille encore il avait été chez Mme de Choiseul. Il était bien naturel qu’avant de s’en aller de ce monde, sa dernière visite fût pour elle. En paix avec sa conscience, satisfait de ses jours passés sans reproches, tranquille sur les actions qu’il va soumettre à Dieu, il se fait apporter les Épîtres d’Horace, et tout en lisant il expire.

« C’est mourir en soldat, au champ d’honneur. Un livre était pour lui comme pour Bayard une épée, son arme et sa gloire. »


Le Rêve.



Le ciel s’ouvre en se retirant comme un livre que l’on déroule.
Saint Jean.


Mon discours achevé, nous nous séparâmes. Mais je ne sais quel écho fixait obstinément dans mon âme les paroles de ces nobles vieillards, pontifes soudainement créés pour la cérémonie.

J’étais sous la puissance d’un charme indéfinissable qui me suivit, dans mon sommeil. On m’avait placé dans un de ces appartemens longs et solennels, aux panneaux de chêne noir, aux larges poutres, aux sombres vitraux ; une chambre comme celle de ma mère quand je n’étais qu’un jeune enfant ; mais mon sommeil fut moins un repos que la continuation de ma journée. Toujours des mots de gloire, toujours des louanges, toujours de l’enthousiasme. Cependant, au plus fort de mon agitation, la Provence ne s’éloignait pas de ma vue, de cette vue de l’âme qui dure encore alors que nos sens ne sont plus éveillés. C’était bien la Provence, son ciel, son air, ses flots, son parfum. Seulement le jour était plus pur. On ignorait, chose étrange, d’où il venait ; point de soleil, quoiqu’il n’y eût point de nuages pour le cacher. Au lieu de recevoir la lumière, les objets semblaient la donner ; ils s’éclairaient eux-mêmes. Les arbres se balançaient, l’onde courait, l’air soufflait mollement, et le ciel semblait laisser tomber sur la terre une rosée de volupté.

Tout à coup le ciel paraît descendre ; il s’ouvre en se retirant comme un livre que l’on déroule. Un palais, dont les colonnes posent sur des nuages dorés et flottans çà et là, s’élève dans toute sa splendeur, dans toute son immensité. De longues galeries sont peuplées de vieillards aux visages encore jeunes, et de jeunes hommes aux cheveux déjà blanchis. Leurs traits étaient célestes ; sur leur front, néanmoins, se peignait quelque chose d’humain qui faisait assez connaître qu’ils avaient passé par la terre. On aurait dit de belles statues à moitié animées. Mon ravissement redoubla : une voix forte, qui partait d’un corps invisible, me nomma tous ces hommes ; ce musée vivant n’eut plus de mystères. Je voyais là tout ce qu’a produit d’illustre la Provence et les villes voisines de sa frontière. Heureuse patrie ! que de grands noms ! guerriers, orateurs, poëtes, historiens, citoyens avant tout, gens de renommée et de courage, et de style et de génie, et de noble sang et d’enthousiasme, dont l’aspect attendrit le regard et fait battre le cœur !

Là, dans cette foule, dans cette espèce de mêlée, chaque siècle a fourni son élite ; l’antiquité la plus reculée comme les temps plus voisins de nous. Pithéas, l’un des premiers navigateurs de Marseille, mère alors de plusieurs colonies ; Anthymène, dont le génie devinait et mesurait la marche de ces globes de lumière que Dieu, sur le firmament, a semés à pleines mains ; Agricola, qui donna sa fille à Tacite et reçut en échange l’immortalité ; Crillon, tout confus encore de ne s’être pas trouvé à la bataille d’Arques ; Pujet, grand peintre en sculpture, et dont la main a si bien fait parler le marbre ; ce jeune et spirituel Vauvenargues, moitié soldat, moitié philosophe, bien digne de prouver que les grandes pensées viennent du cœur ; puis, au milieu d’eux, un marin, qu’on aurait pris pour Jean Bart sur son bord, et pour le modèle des courtisans à Versailles.

Silence ! prosternez-vous ! Assis sur un cheval paisible, voici le bon roi René, qui nous appartient par ses bienfaits, si ce n’est par la naissance ; le voilà comme aux jours où, parcourant les campagnes, il rendait la justice sous de grands arbres, touchant et doux continuateur de saint Louis. Silence encore ! toute la poésie provençale s’éveille. Les trouvères sont les maîtres de la rime ; la cadence paraît tout ornée sur ces rivages en fleurs. Les jeux de poésie et de musique ; les combats d’amour, les joûtes d’esprit, la noble dame dans son château crénelé, le damoisel sur son destrier, les pages, les hérauts, les tournois, les fanfares, tout ce qui embellit un peuple élégant et civilisé.

Et en même temps ces majestueux personnages, parmi lesquels se groupaient aussi Mascaron, Tournefort, Mignard, Fléchier, Gassendi, Folard, Massillon, et Mirabeau, et Portalis, et Maury, et cent autres encore, tous, s’arrêtant parfois dans leur marche silencieuse, se plaisaient à suivre les événemens mémorables de notre âge. Ils tenaient encore à nous par le patriotisme et la gloire. Crillon, le soldat et l’ami de Henri, voyait, plein d’un orgueil guerrier, Fleurus, Arcole, Zurich et Marengo. Mirabeau, dont la voix soulevait d’un mot les tempêtes, comme d’un mot Neptune savait les calmer, Mirabeau écoutait les accens de notre tribune, où vint briller Portalis, également réclamé par l’éloquence et la religion ; où plus tard s’élevèrent Foy, de Serres, Martignac, morts tous trois dans la maturité de l’âge et du talent. Suffren, noirci de fumée, portait les yeux sur Navarin. J’ai vu aussi Barthélémy avec sa belle tête, ses cheveux blancs, et son regard si vif, si spirituel. Et moi, j’ai pu pénétrer dans ce paradis du génie ! j’ai pu me mêler à ces grands noms. Hélas ! pour moi ce n’est qu’un rêve, mais un rêve bien doux ; un rêve tout national ; un instant fugitif comme le sourire, mais dont le souvenir ne périt jamais.

Et le lendemain, quand je m’éveillai, je saluai avec transport les montagnes au sommet azuré, le fleuve aux ondes pures, le village aux toits de chaume, les arbres aux fruits d’or, et surtout le buste de l’auteur d’Anacharsis.

C’était saluer ma patrie dans sa gloire.


  1. Correspondance de Diderot.
  2. À leur arrivée en Angleterre, les Saxons étaient idolâtres ; le christianisme ne pénétra chez eux que cent cinquante ans après. Il ne put s’y établir ; il disparut même tout-à-fait. Plus tard, quand il revint, ses progrès furent timides. Pendant un siècle et plus il y eut un grand mélange d’idolâtres et de chrétiens.
  3. Dans le Dissipateur. — Frédéric était le valet de chambre de Talma.
  4. Ce devait être le salon de la rue de la Victoire où fut décidé le 18 brumaire.
  5. Terme dont on se sert pour désigner les rôles subalternes.
  6. Il l’a prouvé dans Sylla.
  7. L’endroit où il s’habillait au théâtre ; c’était un salon fort élégamment meublé.
  8. MM.  Soumet, Lebrun, de Jussieu, Brifaut, etc.
  9. Et sa tête à la main demandant son salaire.
    Cinna.

  10. Nom des ouvriers qui travaillent la soie.
  11. On appelle ainsi le chef de la fabrique.
  12. Dix-neuf livres de notre monnaie.
  13. 12 janvier.
  14. 15 janvier.
  15. Mémoires.
  16. Voyages en Italie.
  17. Le tombeau de la famille Tuccia. On le découvrit pendant son séjour à Rome.
  18. Ita ruinas ipsas urbium diruit.            Florus.
  19. M. Villemain.