Histoire et description du Japon/Livre VI

Ad Mame & Cie ; Bibliothèque de la jeunesse chrétienne (p. 183-205).
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LIVRE VI.


L’empereur tombe malade. — Il donne Gixasu pour tuteur à son fils. — Sa mort. — Les troupes japonnaises reviennent de Corée. — Brouillerie entre les régents. — Persécution dans le Firando. — Mort du P. Gomez. — Apothéose de Tayco-Sama. — Guerre civile entre les régents et le tuteur. — Bataille générale. — Les rois d’Omi et de Fingo sont faits prisonniers et exécutés. — Le tuteur prend le titre de Cubo-Sama. — Canzugedono désole le Fingo. — Apostasie du prince d’Omura. — Mort de Joscimon, roi de Bungo. — Le supérieur des Jésuites visite le Cubo-Sama et l’empereur. — Mort du P. Valegnani. — Nouveaux martyrs dans le Fingo. — Premier établissement des Hollandais au Japon. — Combat entre les Portugais et le roi d’Arima. — Un navire portugais coulé bas à Nangazaqui. — Le Cubo-Sama dépose le Dairy. — Ambassadeurs européens auprès du Cubo-Sama. — Le roi d’Arima tombe dans le relâchement. — Son fils devient apostat et parricide. — Les Anglais aigrissent le Cubo-Sama contre les Espagnols et les missionnaires.


(1598) Malgré les persécutions dirigées contre les chrétiens, la bonne intelligence qui régnait depuis longtemps entre les Japonnais et les Portugais n’avait point été troublée, et les missionnaires de cette dernière nation étaient même quelquefois tolérés ; c’est ainsi que le nouvel évêque, don Louis Sergueyra, put venir à Nangazaqui avec le P. Valegnani et plusieurs autres Jésuites, sans que personne y trouvât à redire. Il est vrai que la nouvelle, qui se répandit tout à coup que l’empereur était à l’extrémité, empêcha qu’on ne pensât à autre chose qu’à ce grand événement.

Ce prince avait été attaqué d’une dyssenterie qui le réduisit à une extrême faiblesse ; il vit bien qu’il était frappé à mort, et il ne songea plus qu’aux moyens d’assurer l’empire à son fils, qui n’avait que six ans. L’exemple tout récent du petit-fils de Nobunanga, à qui lui-même il avait enlevé le sceptre, lui faisait comprendre combien ce projet était difficile à exécuter, et combien un enfant est peu affermi sur un trône auquel il n’a d’autre droit que l’usurpation de son père.

Si l’empereur n’avait pas ressenti contre les chrétiens d’injustes défiances, il aurait trouvé parmi eux des hommes habiles et fidèles ; mais Dieu ne voulait pas que la postérité de ce monarque régnât dans un pays où il avait tenté d’exterminer son culte, et les moyens mêmes que ce grand politique employa pour conserver la couronne à son fils furent ce qui la lui fit perdre. Tayco-Sama se confia dans cette circonstance à l’homme qu’il devait le plus redouter, à Gixasu, roi de Boudouë, beau-frère de Nobunanga ; cette résolution prise, il le fil appeler, et, devant toute la cour, lui remit le sceptre comme un dépôt qu’il devait conserver pour son fils. Il voulut aussi que Fide-Jori, l’héritier du trône, épousât immédiatement la petite-fille de Gixasu ; et ce mariage fut célébré le jour même avec de grandes réjouissances. Le roi de Boudouë prêta ensuite serment de fidélité entre les mains du monarque, qui lui fit prendre le nom de Daysu-Sama, c’est-à-dire grand gouverneur ; puis il ordonna que les princes et seigneurs prononçassent entre ses mains le serment de maintenir de tout leur pouvoir Fide-Jori sur le trône, et il leur fit à tous de magnifiques présents. L’empereur forma ensuite un conseil de régence composé de neuf personnes, et sans l’avis duquel le Daysu-Sama ne devait rien entreprendre de considérable.

Après avoir ainsi travaillé pour son successeur, Tayco-Sama s’occupa encore de son ambition personnelle, qui avait toujours été sa passion dominante et qui devait même lui survivre. Il avait construit un temple superbe dans lequel il voulait être adoré après sa mort ; ce désir occupa ses derniers moments, et il mourut le 16 septembre, âgé de soixante-quatre ans.

Un des premiers soins de Daysu-Sama et de ses collègues fut de terminer la guerre de la Corée, en rappelant les troupes qui occupaient ce pays. Le retour de cette armée rendit au christianisme de puissants protecteurs et un grand nombre de fervents prosélytes ; le nouveau gouverneur et plusieurs des régents avaient depuis longtemps témoigné les dispositions les plus favorables à l’égard des missionnaires ; il était donc permis d’espérer un moment de calme et de triomphe pour la vraie foi. Toutefois les religieux continuèrent d’agir avec beaucoup de mesure et de modération, et cette règle de conduite réussit au delà de toute espérance, car ils firent en peu de temps un grand nombre d’illustres conversions, jusque dans les provinces les plus reculées, où la religion avait fait jusque-là moins de progrès.

(1599) Un orage imprévu arrêta un peu le cours de tant d’heureux succès. La division se mit entre le tuteur du jeune empereur et les régents. L’un de ces derniers, Xibunojo, roi d’Omi, le protecteur le plus déclaré des chrétiens, était à la tête du parti opposé à Daysu-Sama ; mais, abandonné par ses collègues, il fut obligé de se démettre de la régence et de se retirer dans ses États. La disgrâce de ce prince causa beaucoup de regrets aux chrétiens ; en même temps le roi de Firando commença à les persécuter pour les forcer à rendre les honneurs divins à son père ; mais, ayant vu une partie de la famille royale et un grand nombre de ses principaux sujets s’exiler pour se rendre à Nangazaqui, il revint à des sentiments plus doux, et laissa la conscience de ses sujets en repos.

L’apothéose de Tayco-Sama, qui fut célébrée vers ce même temps avec une pompe extraordinaire, ne contribua pas peu à inspirer aux peuples et aux grands une grande estime pour le christianisme et du mépris pour les sectes du Japon. On compta cette année-là soixante-dix mille conversions, dont vingt-cinq mille dans les seuls États du roi de Fingo.

(1600) Cependant cette tranquillité n’était accordée aux ouvriers de l’Évangile que pour les préparer à essuyer de nouveaux combats plus terribles que ceux qu’ils avaient eus à soutenir jusqu’alors. Daysu-Sama ne gardait plus aucun ménagement avec les régents, et ne leur laissait aucune part du pouvoir. Ceux-ci, irrités d’une pareille conduite, formèrent une ligue contre le tuteur, et Xibunojo, roi d’Omi, y adhéra, ainsi que Tsucamidono, roi de de Fingo, grand amiral sous Tayco-Sama. Aussitôt tout le Japon parut en feu, et jamais guerre ne s’annonça comme plus acharnée. Les opérations de la ligue furent d’abord assez heureuses. Les régents s’emparèrent de Fucimi, et la forteresse de cette ville fut réduite en cendres avec le magnifique palais qui était devenu le principal sanctuaire du nouveau dieu Tayco-Sama. Mais bientôt les confédérés perdirent du temps, faute de s’entendre, et laissèrent leur ennemi se créer des intelligences parmi leurs principaux officiers ; le roi de Buygen, le roi d’Omura et le prince d’Omura passèrent aussi au parti de Daysu-Sama ; ainsi les princes chrétiens se trouvaient divivsés entre les deux camps.

À cette époque la religion fit une perte qui lui fut bien sensible. Jucondono, roi de Tango, attaché au parti du tuteur, avait laissé sa famille à Ozaca, en donnant ordre à son intendant de décapiter la reine et de brûler son palais, si la place était forcée par les ennemis. Les régents étant entrés à Ozaca voulurent s’emparer de la reine de Tango, comme d’un otage ; l’intendant fit alors part à sa maîtresse des ordres du roi, et cette princesse, qui était une des plus belles personnes et en même temps une des plus ferventes chrétiennes du Japon, s’y soumit immédiatement. Après avoir adressé sa prière au ciel et pardonné à ceux qui allaient la faire mourir, elle tendit elle-même son cou au cimeterre qui fit voler sa tête. L’intendant et les autres serviteurs du palais se fendirent le ventre, après avoir mis le feu à des traînées de poudre disposées à dessein, et qui incendièrent tout le palais. Les chrétiens recueillirent quelques restes de la reine, et le P. Gnecchi célébra un service solennel pour l’illustre défunte.

(1600) Cependant les armées des deux partis se trouvèrent en présence dans une bataille générale ; dès le commencement, quelques-uns des officiers, gagnés par Daysu-Sama, passèrent de son côté, ce qui jeta du désordre dans les troupes des régents. Le roi de Nangato, qui commandait le principal corps de bataille, se retira avec une précipitation qui ressemblait à une fuite. Il ne resta donc plus que les rois de Fingo, de Saxuma et d’Omi qui se trouvaient à l’avant-garde, et qui ne combattaient plus que pour mourir les armes à la main. Le roi de Saxuma parvint cependant, à la tête de quarante hommes, à traverser l’armée victorieuse et à s’embarquer à Ozaca pour ses États ; Tsucamidono, roi d’Omi, et Xibunojo, roi de Fingo, furent pris vivants malgré tous les efforts qu’ils firent pour trouver la mort dans le combat. Aussitôt le roi de Nangato livra la ville d’Ozaca au vainqueur, et la ligue se trouva dissoute. Les deux rois furent condamnés à être promenés comme des criminels dans les rues d’Ozaca et à avoir la tête tranchée. Tsucamidono montra jusque sur l’échafaud une grandeur d’âme et une piété que ses ennemis mêmes furent forcés d’admirer, et il expira en prononçant les noms sacrés de Jésus et de Marie. Le fils aîné de Tsucamidono, qui avait hérité des belles qualités et des vertus de son père, s’était réfugié chez le roi de Nangato ; mais celui-ci crut assurer sa réconciliation avec Daysu-Sama en lui envoyant la tête du jeune prince.

(1601) Si quelque chose eût pu consoler les ouvriers de l’Évangile au milieu de tant d’afflictions, c’eût été la manière dont le régent agit avec eux, quand il se vit maître de l’empire. Il leur permit d’élever des établissements à Méaco, à Ozaca et à Nangazaqui, et se montra pour eux plein d’estime et d’amitié. Plusieurs religieux de différents ordres arrivèrent à cette époque des Philippines, et ce renfort eût été précieux si tous eussent agi de concert ; mais les anciens préjugés subsistaient et empêchaient toujours une union qui eût été si utile aux intérêts de la religion. D’un autre côté, les missionnaires trouvaient de nouveaux protecteurs : le jeune roi de Buygen avait obtenu le royaume de Chicugen en échange du sien, et il y appela les religieux ; Jecundono, roi de Tango, se déclara aussi favorable au christianisme.

Cependant le titre de chef de la régence ne convenait plus à un prince qui s’était défait de tous ses collègues ; le tuteur se fit donner par le Dairy le titre de Cubo-Sama, et à partir de ce moment tous les historiens le nomment l’empereur, quoique Fide-Jory fût toujours traité en monarque à Ozaca. Le nouveau Cubo-Sama alla établir sa cour à Surunga, capitale d’un royaume de même nom, à six journées de Méaco. Cette ville, devenue le centre de toutes les affaires de l’empire, se trouva bientôt dans l’état le plus florissant.

Ce fut aux quatre-temps de septembre 1601 que l’on ordonna les premiers prêtres séculiers au Japon. Le peu de services qu’on en tira par la suite donne beaucoup de poids aux raisons de ceux qui s’étaient longtemps opposés à cette nouveauté.

(1602) L’année suivante fut remarquable par l’arrivée d’une troupe d’illustres missionnaires, à la tête desquels étaient les Pères Charles Spinola, Génois, et Jérôme de Angelis, Sicilien, dont nous aurons souvent occasion de parler dans la suite. Au milieu d’une paix si profonde et si favorable à l’accroissement du royaume de Dieu, le Fingo seul était dans l’affliction, bien qu’on y comptât plus de cent mille chrétiens, dont plus de la moitié étaient entrés dans le sein de l’Église par les soins du roi Tsucamidono. Pendant la guerre civile, Canzugedono, qui possédait déjà de grandes terres dans ce royaume, avait affecté un grand zèle pour la cause du tuteur, et il en fut récompensé, ainsi qu’il l’avait espéré, par le titre de roi du Fingo. Il n’eut pas plutôt pris possession d’un si beau domaine, qu’il sembla s’être fait un point d’honneur d’y exterminer le christianisme. Il voulut forcer tous les gentilshommes de Jutenxicoro, une des villes du Fingo, d’embrasser la secte de Foquexus, et, sur le refus des chrétiens, il résolut de poursuivre sans aucun ménagement deux des principaux seigneurs, dont il s’imaginait que l’exemple avait déterminé la résistance des chrétiens à ses ordres. Sur leur refus constant de satisfaire le roi, même par la moindre marque de déférence envers les idoles, ils furent décapités sous les yeux de leurs femmes qui les encourageaient à ce noble sacrifice ; les veuves et les enfants de ces illustres martyrs furent crucifiés ensuite, et marchèrent au supplice avec une joie indicible.

Heureusement cette persécution ne semblait pas devoir s’étendre aux royaumes voisins, dont les princes montraient aux missionnaires des dispositions les plus favorables. Jecundono, roi de Buygen, y mettait tant de chaleur, que, discutant un jour sur le christianisme avec le roi de Fingo, ces deux princes en vinrent à tirer l’épée l’un contre l’autre, et ils allaient s’égorger, si un seigneur qui se trouvait présent ne les eût séparés.

(1604) Les Pères Jésuites avaient de fréquents rapports avec le Cubo-Sama qui les recevait bien, et même ayant appris que le navire portugais qui leur apportait leurs revenus annuels avait été capturé par des pirates hollandais, il voulut remplacer par ses libéralités cette perte qui mettait les missionnaires dans un grand embarras. Cependant il ne persévéra pas longtemps dans ces sentiments, et il conçut contre les chrétiens des soupçons et une haine qu’il dissimula d’abord, mais qui ne se manifesta que trop par la suite. Ce prince avait fait donner à son fils, par le Dairy, le titre de Xogun-Sama, et dès lors on n’hésita pas à penser qu’il voulait rendre l’empire héréditaire dans sa famille.

La défiance que les Espagnols inspiraient depuis longtemps aux souverains du Japon, attira encore aux religieux de cette nation une affaire qui commença à montrer la haine du Cubo-Sama contre les chrétiens. Des religieux de Saint-François, voulant s’établir dans le Quanto, qui était toujours le domaine particulier du tuteur, lui avaient promis qu’il s’établirait un commerce suivi entre ce canton et les Philippines. Cependant aucun vaisseau ne s’y étant présenté pendant l’intervalle d’une année, le Cubo-Sama crut que l’on s’était joué de lui. Ayant su que des Espagnols avaient pris terre dans un autre port, il leur fit défense de trafiquer ; et comme il apprit qu’on avait reçu à Manille une grande quantité d’armes et de provisions de guerre destinées à la conquête des Moluques, les craintes que lui inspiraient des voisins si puissants et si entreprenants se réveillèrent dans son cœur, et il donna ordre de faire sortir de son empire tous les Espagnols qui s’y trouvaient. On lui obéit facilement en ce qui concernait les marins et les négociants ; mais les religieux, s’étant déjà dispersés dans différentes provinces, ne purent être trouvés. Les recherches que l’on fit pour les saisir furent encore une occasion de persécution que saisirent le roi de Fingo et quelques autres princes ennemis du christianisme j mais la religion n’en continua pas moins à être florissante dans un grand nombre de royaumes, dans le Méaco et dans les grandes villes soumises directement au Cubo-Sama.

Plusieurs malheurs successifs vinrent cependant affliger le christianisme : le premier coup qui lui fut porté fut l’apostasie subite et inattendue du prince d’Omura. Ce seigneur, dont la famille avait été une des premières à embrasser et à favoriser le christianisme, abandonna la vie édifiante qu’il menait depuis longtemps, pour les plaisirs coupables et la dissolution des idolâtres, et cette résolution fut la suite d’un dépit qu’il conçut contre deux missionnaires auxquels il attribuait une décision du Cubo-Sama, qui lui enlevait la propriété d’une partie de la ville de Nangazaqui, et lui donnait en échange un terrain bien moins avantageux. Le roi de Chicugen se laissa en même temps entraîner par des habitudes de débauche, et abandonna le christianisme qu’il avait professé jusque-là.

Comme pour consoler les chrétiens de ces sujets d’affliction, Dieu voulut qu’ils fassent édifiés, à peu près vers la même époque, par la mort religieuse de Joscimon, fils de Civan et ancien roi de Bungo, dont la vie avait été marquée par bien des tergiversations, des scandales et des crimes, mais qui expia toutes ses fautes, dans les derniers temps de sa vie, qu’il passa dans l’exercice des vertus les plus pures et des plus austères mortifications.

(1606) L’évêque du Japon, dom Louis Serqueyra, alla faire une visite au Cubo-Sama, et il en fut accueilli avec une distinction qu’il n’avait osé espérer. Il visita ensuite plusieurs provinces et fut reçu partout avec les plus grands respects, même par les infidèles. Le roi de Buygen se distingua particulièrement par les honneurs qu’il rendit à ce prélat. On comptait alors dix-huit cent mille chrétiens au Japon.

À son retour à Nangazaqui, l’évêque apprit une nouvelle qui lui donna d’abord de grandes inquiétudes. L’impératrice, mère de Fide-Jori, ayant appris que quelques dames de son palais avaient embrassé la religion chrétienne sans son consentement, s’en montra fort irritée et en porta plainte au Cubo-Sama, qui, sur sa demande, rendit un édit par lequel il était défendu aux Japonnais d’embrasser la religion des Européens. Toutefois cet édit, qui ne fut publié qu’à Ozaca, n’eut aucun effet et ne fut suivi d’aucune persécution. L’impératrice elle-même revint bientôt à des sentiments d’estime en faveur de notre sainte religion, et le Cubo-Sama se montra le même pour les missionnaires.

(1607) L’année suivante, le P. Pasio, qui exerçait les fonctions de provincial, visita le Cubo-Sama, qui lui donna deux audiences et le reçut très-favorablement. Il se rendit ensuite, comme le Cubo-Sama l’y avait engagé, à Yedo, auprès du Xogun-Sama, fils du Cubo-Sama. Le jeune prince accueillit le missionnaire mieux encore que ne l’avait fait son père et lui offrit de riches présents. En retournant à Nangazaqui, le P. Pasio alla encore visiter à Ozaca Fide-Jori et sa mère, qui lui firent une réception semblable à celle qui lui avait été faite dans les deux autres cours. À son arrivée dans sa résidence, le pieux missionnaire apprit la mort du P. Valegnani, un des plus dignes successeurs qu’ait eus l’apôtre des Indes dans le gouvernement de sa Compagnie en Asie.

(1608) La persécution se rallumait de temps en temps dans le Saxuma et dans le Nangato ; elle n’avait jamais cessé dans le Fingo, et le roi de ce pays fit encore décapiter deux seigneurs qu’il tenait depuis longtemps en prison à cause de leur religion. Il fit supplicier en même temps les enfants de ces seigneurs ; l’un de ces jeunes martyrs était âgé de neuf ans, l’autre de sept, et tous les deux montrèrent la plus grande joie de mourir pour le nom de Jésus. Le bruit de ces horribles exécutions parvint à la cour de Suranga, le roi y fut généralement blâmé. Il y avait aussi quelques martyrs dans le Firando ; mais ces persécutions n’empêchaient pas l’Église du Japon de prospérer, et contribuaient même beaucoup à entretenir les fidèles dans une ferveur qui tenait véritablement du prodige.

(1609) La religion fit à cette époque des pertes considérables par la mort d’un grand nombre de ses plus illustres ouvriers. Celui qui laissa le plus grand vide, fut le P. Gnecchi, qui alla, dans une extrême vieillesse, recevoir au ciel la récompense d’une vie toute sainte et consommée dans les plus pénibles travaux de l’apostolat.

L’événement le plus mémorable de cette année fut le premier établissement des Hollandais au Japon. Il y avait longtemps qu’ils regardaient avec un œil jaloux les grandes richesses que le commerce de ces îles procurait aux Portugais, et ils trouvèrent moyen d’obtenir du Cubo-Sama l’autorisation d’établir un comptoir à Firando. Dans le même temps, les Portugais semblaient sur le point de se brouiller avec les Japonnais ; en effet, plusieurs navires de cette dernière nation s’étant trouvés ensemble à Macao, leurs équipages s’étaient portés à de graves excès, et le gouverneur portugais, qui se nommait Pessoa, avait cru devoir prendre contre eux des mesures de rigueur ; un assez grand nombre de Japonnais avaient été tués dans cette circonstance. L’année suivante, ce fut Pessoa lui-même qui conduisit à Nangazaqui le grand navire du commerce de Macao. Le roi d’Arima, voulant venger ses sujets tués à Macao, alla aussitôt porter plainte au Cubo-Sama et lui demander l’autorisation d’attaquer les Portugais. Le monarque hésita d’abord, mais, déterminé par des Espagnols qui se trouvaient à sa cour, il accorda au roi d’Arima la permission qu’il demandait et ordonna en même temps de faire sortir du Japon tous les religieux portugais. Le roi d’Arima réunit immédiatement douze cents hommes qu’il envoya à Nangazaqui par différents chemins, dans l’espoir de surprendre le capitaine portugais ; mais celui-ci, averti à temps, se tenait prêt à appareiller. Cependant, le vent étant contraire, il ne put s’éloigner. Le roi d’Arima, après avoir vainement essayé, par de trompeuses protestations, d’attirer les Portugais dans la ville, s’embarqua pendant la nuit avec toutes ses troupes sur trente bâtiments à rames. Les Japonnais, s’étant avancés à la portée du trait, décochent leurs flèches et font jouer leur mousqueterie, faisant à chaque décharge retentir tout le rivage de leurs cris. Le navire portugais, au contraire, restait immobile et silencieux ; mais quand les Japonnais se furent approchés, il leur répondit par cinq coups de canon dont aucun ne porta à faux, et, par une sorte de dérision, chaque coup était accompagné d’un concert de flûte. Les Japonnais se retirèrent, et revinrent la nuit suivante sans plus de succès ; à leur troisième attaque, ils essayèrent de quelques brûlots qui ne produisirent aucun effet. Le vent s’était enfin un peu levé, Pessoa en profita pour sortir de la rade, mais avant qu’il se fût éloigné, les Japonnais firent un si grand effort, qu’il succomba enfin. Le roi d’Arima avait fait construire une machine en forme de tour qu’il fit porter sur deux gros bateaux ; elle avait des créneaux garnis de mousquetaires et d’archers, et elle était revêtue en dehors de peaux toutes fraîches. Pessoa, faute de vent, ne pouvait manœuvrer et fut porté par le courant dans un détroit où la machine le battit par un feu terrible et continuel. Il se défendit pourtant avec beaucoup de valeur, et ne désespérait point encore de se tirer de ce mauvais pas, lorsque le feu prit à son navire et gagna de telle sorte qu’on ne put s’en rendre maître. Jetant alors ses armes et prenant son crucifix, le capitaine s’élança à la mer et fut suivi de tous ses gens. Un instant après, le navire coula bas ; les Japonnais, au désespoir de voir une si belle proie leur échapper, tiraient sans pitié sur les Portugais, qui furent tous tués ou noyés. On célébra par de grandes réjouissances la victoire du roi d’Arima, mais la joie de ce prince fut loin d’être pure. Le désir de se venger n’avait pas été plutôt satisfait, qu’il avait fait place dans son cœur à de violents remords. Il se rendit auprès du Cubo-Sama, et fit, pour l’adoucir à l’égard des Portugais, autant d’efforts qu’il en avait fait auparavant pour l’exciter contre eux. Ce monarque fit en conséquence annoncer aux Portugais que, maintenant que sa justice était satisfaite par la mort de Pessoa, ils pouvaient continuer leur commerce en toute liberté.

(1610) Cependant la puissance et l’autorité du Cubo-Sama s’affermissait de jour en jour. Il en fit alors un essai qui surprit tout l’empire et qui lui réussit. Il partit de Suranga à la tête de soixante-dix mille hommes, se fit suivre de tous les grands du Japon, et, s’étant rendu à Méaco, il déposa le Rairy et mit sur le trône le fils de ce prince. Nous ignorons les raisons qui le déterminèrent à ce grand coup d’éclat. Il voulut aussi faire sentir sa puissance au fils du Tayco-Sama, et renvoya inviter à le venir voir. Le jeune empereur, qui déjà une fois avait éludé une pareille invitation, crut cependant devoir se rendre aux instances de son redoutable tuteur, et partit d’Ozaca avec un magnifique cortège. Le CuboSama alla fort loin à la rencontre du jeune prince ; il lui prodigua les démonstrations d’attachement et de fidélité, et voulut que le Xogun-Sama qui l’accompagnait, traitât avec Fide-Jori comme un sujet avec son souverain. L’événement a prouvé que les fêtes qu’il donna en l’honneur de son pupille et les honneurs dont il l’entoura n’avaient d’autre but que de lui inspirer de la confiance et de l’empêcher de se tenir sur ses gardes.

Le zèle des missionnaires continuait à produire les fruits les plus abondants. Les Jésuites de Méaco, voyant le goût que les grands prenaient à l’étude des mathématiques, établirent une espèce d’académie, où ils réunissaient toutes les personnes distinguées par leurs mérites et par leurs emplois. En leur expliquant le cours des astres et les plus beaux secrets de la nature, ils avaient soin d’élever leurs esprits jusqu’à l’Être invisible qui a créé le ciel et la terre et qui en conserve l’admirable harmonie. L’effet produit par cette institution fut admirable : les meilleurs esprits du Japon s’écriaient que des gens si instruits ne pouvaient être accusés d’erreur ou d’ignorance dans leur religion, et l’on compta jusqu’à huit mille adultes baptisés dans une seule année à Méaco. (1611) Cependant les Hollandais faisaient de nouveaux efforts pour rétablir des relations commerciales avec le Japon ; un de leurs vaisseaux étant venu à Firando fut parfaitement reçu par le roi de ce pays, qui était toujours animé de la même haine contre les chrétiens, et qui espérait que ces nouveaux venus feraient un tort considérable aux Portugais. Le capitaine hollandais se rendit à la cour, où il se trouva en même temps que deux autres ambassadeurs, l’un Portugais, qui venait demander réparation de l’affaire de Pessoa et renouer les relations avec le Japon ; l’autre Castillan, qui faisait ses efforts pour appeler la faveur du prince sur le commerce de la Nouvelle-Espagne. Malgré les efforts de leurs concurrents, les Hollandais se retirèrent avec de grandes espérances pour l’avenir.

Cette même année, on reçut au Japon un bref du pape Paul V, par lequel ce pontife permettait à tous les religieux, de quelque ordre qu’ils fussent, de se rendre dans ces îles indifféremment par les deux voies de Manille et de Macao. Cette permission était devenue nécessaire pour les Jésuites mêmes, depuis que le commerce était également libre des deux côtés. Cette décision contribuait à rendre plus grande la paix de l’Église du Japon, qui était florissante en. ce moment ; mais un certain pressentiment, trop universel pour n’être fondé que sur de vaines conjectures, faisait juger à tout le monde que ce calme précédait un grand orage. Il fut encore confirmé par la découverte miraculeuse de deux croix, qui furent les instruments de plusieurs merveilles.

Les malheurs de la religion vinrent en grande partie de la conduite du roi d’Arima. Ce prince, que l’on avait vu, dans les temps les plus difficiles, prendre en main les intérêts du christianisme avec un courage et une ferveur qui excluaient même tout calcul de prudence, n’était plus le même homme. L’ambition l’avait fait consentir au divorce du prince : Suchendono, son fils aîné, avec la princesse Lucie, nièce de Tsucamidono, pour épouser une petite-fille du Cubo-Sama. Cette princesse idolâtre fut une furie qui remplit sa maison de troubles et d’horreurs. Elle corrompit d’abord le cœur de son époux, lui fit abandonner sa religion, et lui inspira un tel désir de régner, qu’il ne craignit pas d’aller dénoncer son père au Cubo-Sama, l’accusant de trahison et d’autres crimes imaginaires. Sans entendre le roi d’Arima, le Cubo-Sama l’envoya en exil et fit passer sa couronne à son fils. La jeune reine n’était pas encore satisfaite, elle chargea son beau-père de nouvelles imputations, et le Cubo-Sama, qui allait se déclarer contre les chrétiens, saisit avec empressement l’occasion de se débarrasser d’un de leurs plus anciens défenseurs. Il envoya donc un officier et des soldats au prince exilé, avec ordre de lui couper la tête, s’il n’aimait mieux mourir en brave. Le vieux roi était revenu à ses premiers sentiments ; il fit ses dernières dispositions, pardonna à son fils et à ses ennemis, et, chargeant un de ses serviteurs de lui trancher la tête, il mourut avec la résignation d’un chrétien, encouragé jusqu’aux derniers moments par la reine Juste, son épouse.

Cette fâcheuse affaire avait fait déjà beaucoup de mal à la religion chrétienne, lorsqu’une nouvelle iniquité vint faire crever l’orage et déterminer le Cubo-Sama à éclater contre les chrétiens. Quelques Anglais avaient trouvé moyen de s’introduire à la cour de ce prince et de s’y faire bien accueillir. Ils profitèrent adroitement d’un moment où le Cubo-Sama était mécontent des Espagnols pour faire revivre toutes les craintes qu’on avait déjà conçues au Japon sur la prétendue ambition de cette nation. Ils représentèrent surtout leurs religieux comme des agents dangereux, que la plupart des princes européens avaient été obligés de chasser de leurs royaumes. Il n’en fallait pas tant pour décider le Cubo-Sama, et il déclara qu’il allait chasser de l’empire ces religieux qui inspiraient une telle défiance même dans leur pays, même à ceux qui professaient leur religion.