Histoire et Statistique morales de la France

Histoire et Statistique morales de la France

HISTOIRE


ET


STATISTIQUE MORALES DE LA FRANCE.




PARIS ET LES PROVINCES.


Histoire des Villes de France, par M. Aristide Guilbert.[1]




« Des monographies étudiées avec soin, a dit M. Guizot, me paraissent le moyen le plus sûr de faire faire à l’histoire de véritables progrès. » Cette remarque, parfaitement juste, s’applique surtout, en ce qui concerne la France, à l’histoire particulière des villes et à celle des anciennes subdivisions territoriales, car au moyen-âge la vie politique du pays, par cela même qu’elle n’était point centralisée, se composait d’une foule d’existences particulières qui apparaissent chacune avec son caractère individuel et son originalité. Chaque province a ses frontières et même ses douanes, chaque ville son administration, chaque village sa coutume, chaque métier ses lois ; et, quand on veut s’initier à la connaissance de ce passé ondoyant et divers, comme on eût dit au temps de Montaigne, de ce passé si plein de ténèbres, de mystères et d’enseignemens, il faut, comme les touristes curieux de connaître un pays, s’arrêter de ville en ville, visiter toutes les ruines, chercher des épitaphes sur les vieux tombeaux, des blasons sur les vieilles tours, demander des chartes aux archives, des souvenirs aux habitans, et quitter souvent les grandes routes pour les chemins de traverse. Étudiée ainsi par le détail, attachée pour ainsi dire aux lieux qui nous ont vus naître, l’histoire a un charme particulier, qui attire les esprits les moins cultivés eux-mêmes ; car, ainsi que le disait le savant bénédictin dom Pommeraye, « tout le monde n’est pas de l’humeur de ceux qui ne se plaisent qu’à lire les grands événemens de guerre ou de paix… Il y en a beaucoup qui aiment mieux apprendre la suite d’une affaire commune, ordinaire, et telle qu’il leur en peut arriver de semblables, que de voir le récif d’un exploit militaire ou d’une intrigue de cour, qui sont des avantages auxquels ils ne sont nullement exposés pour n’être ni dans les armes ni dans le grand monde. »

Au moyen-âge, et c’est là pour l’érudition une lacune bien regrettable, il n’y a point, dans toute la France, une histoire de ville écrite par des contemporains. Les seules monographies qui soient arrivées jusqu’à nous sont exclusivement ecclésiastiques et ne concernent que des abbayes, des évêchés ou des cathédrales. Les chroniqueurs laïques eux-mêmes ne mentionnent les cités les plus importantes qu’à l’occasion des événemens qui appartiennent à l’histoire générale, et c’est seulement au XVIe siècle qu’on voit paraître les premières histoires de villes ou de provinces composées sous la double influence de la renaissance classique et des traditions du moyen-âge. La plupart de ces essais, au point de vue de l’érudition positive, ne sont pas sérieux ; les auteurs n’ont souvent consulté que des romans de chevalerie, comme l’ont fait, entre autres, Symphorien Champier, qui publia, dès 1507, un in-folio latin sur l’Origine et l’illustration de la ville de Lyon, et Alain Bouchard, à qui l’on doit des Chroniques de Bretagne composées d’après les romans du cycle d’Arthur. Au commencement du XVIIe siècle, la partie romanesque se dégage ; mais, sous la pression exclusive des idées du temps, l’histoire locale, tout en devenant plus précise, reste généralement encore ecclésiastique et féodale ; de plus, elle manque de méthode, elle mêle sans cesse les faits généraux et les faits particuliers et s’arrête à d’oiseuses questions d’étymologie ; elle flatte les villes comme les généalogistes flattent les familles en les vieillissant pour ajouter par l’âge à leur noblesse, et elle adopte sans examen tout ce qui peut plaire au patriotisme de clocher. Déjà pourtant l’impulsion est donnée : la plupart des villes de quelque importance ont trouvé, dès la première moitié du XVIIe siècle, leurs historiens ou leurs apologistes. Les curés de paroisse, les moines, les gens de robe et les médecins, composent le plus ordinairement cette phalange d’historiographes ; puis, à côté des historiographes, il y a les poètes de la pléiade municipale, qui brodent sur le thème du Guide du Voyageur en France des hexamètres latins, quelquefois même des hexamètres grecs, où les hommes plus ou moins illustres, les antiquités, les processions, les églises, la vertu des femmes, l’excellence des légumes et des fruits et la saveur des vins sont célébrés sur le mode virgilien, avec un mélange de prétention et de bonhomie qui n’appartient qu’aux écrivains de ce genre et de cette époque[2].

La forte et saine érudition de l’école bénédictine et des savans du règne de Louis XIV, en constituant, par la recherche, la critique et l’analyse des textes ; une sorte de méthode expérimentale dans l’histoire, imprima aux études locales un essor nouveau. D’immenses matériaux furent rassemblés de toutes parts ; on dépouilla les archives des villes, des églises, des couvens, et, comme le dit avec raison l’auteur d’une intéressante publication sur les Villes de France, M. Guilbert, l’histoire provinciale comptait, grace aux bénédictins, plusieurs chefs-d’œuvre un siècle avant que nous eussions une bonne histoire générale de la monarchie. De 1710 à 1740 environ, on vit paraître sur Paris, la Bourgogne, la Bretagne, la Lorraine, le Languedoc, etc., les travaux de l’abbé Leboeuf, de dom Plancher, de dom Morice, de dom Lobineau, de dom Vaissette, de dom Calmet, travaux d’un prix inestimable, que rehausse encore la sainte modestie des auteurs, et dans lesquels ces hommes calmes et graves ont mis toute leur science, tout leur amour, toute leur vie. C’est de ce côté surtout, et parmi les érudits de l’école religieuse, qu’il faut chercher, au XVIIIe siècle, les productions remarquables de l’histoire des villes et des provinces, car tout ce qui procède en ce genre de l’école philosophique est d’une faiblesse désespérante, principalement dans les dernières années du siècle.

La révolution et l’empire ne présentent rien d’important. La véritable érudition à cette date est détrônée par les études celtiques. L’Académie celtique prend sous son protectorat toutes les rêveries abandonnées depuis le XVIe siècle, et publie des mémoires géographiques sur des villes qui n’ont jamais existé et des dissertations philologiques sur des langues qui n’existent plus ; mais, à la restauration, la curiosité s’éveille sur tous les points. La vieille France renaît avec la vieille monarchie. Une école niaisement admirative, romantique et ignorante se constitue pour réhabiliter ce passé dont la tourmente révolutionnaire a dispersé les débris. Les bonnes villes font redorer leurs blasons, et la Gaule poétique de Marchangy reflète ses enluminures sur les monographies locales. Bientôt cependant en face de l’école monarchique, dans l’histoire générale comme dans les histoires particulières, il se forme une école nouvelle, celle de l’opposition. D’un côté, tout est sacrifié à la royauté, à la chevalerie, à l’église ; de l’autre, tout est sacrifié à la bourgeoisie, et l’exagération mène parfois les deux camps à l’injustice. La lutte se continue ainsi pendant plusieurs années, jusqu’au moment où surgit une troisième école qui sacrifie à la démocratie, par une exagération nouvelle, la noblesse, le clergé et la bourgeoisie, comme si la démocratie et la royauté, la bourgeoisie et la noblesse, n’avaient pas eu chacune à son heure, tour à tour ou simultanément, leur grandeur, leur patriotisme, leurs égaremens et leurs vertus.

Aujourd’hui même, les trois écoles sont encore en présence, et la surexcitation produite par les événemens de ces dernières années n’a fait que leur donner une ardeur nouvelle. Les poètes inconnus qui tourbillonnaient, il y a tantôt dix ans, comme des volées d’oiseaux en gazouillant des vers, ont enterré leurs rêves de gloire dans la même fosse que leurs volumes et leur jeunesse. Les romanciers ont perdu leur public et baissé leur tarif, la brochure a tué le livre ; le journal a tué la brochure ; la politique, aidée par le timbre, a quelquefois tué le journal. Une réaction très vive s’est faite dans les esprits contre le désordre aventureux de notre littérature contemporaine, mais en même temps, et comme conséquence inévitable, le scepticisme et l’atonie ont gagné peu à peu les hautes régions, et l’inspiration a replié ses ailes. Seule au milieu de cette prostration universelle, l’histoire, et surtout l’histoire locale ainsi que ses diverses branches, l’archéologie, la numismatique, la statistique, sont restées vivaces et obstinées au travail, et cette année même, le rapporteur du concours des antiquités nationales, M. Lenormand, pouvait dire avec raison que ce concours montait « comme le flot d’une marée chaque année plus formidable, » et que l’Académie devait considérer « si le nombre des médailles dont elle dispose était suffisant pour tant d’efforts et des résultats si considérables. »

Les efforts sont grands en effet, et la production très active, car ce n’est point exagérer les chiffres que de porter à deux cent cinquante, année moyenne, le nombre des monographies locales, non compris les travaux dispersés dans les mémoires des sociétés savantes et les recueils périodiques. Le mouvement est général sur tous les points du territoire, et, dans des spécialités même restreintes, ce mouvement est fécond. Ainsi, pour la numismatique, en ce moment la France ne compte pas moins de trois cents amateurs qui collectionnent, et sur ce nombre il y en a cinquante qui écrivent ou qui ont écrit, et vingt qui écrivent activement. Nous ne parlons pas des maîtres de la science parisienne, MM. de Saulcy, Duchalais, de Longperrier, etc., mais seulement des numismates de province. MM. Lecointre-Dupont à Poitiers, Barthélemy à Rennes, Rigollot à Amiens, Lefebvre à Abbeville, Cartier à Amboise, de La Goy à Aix, Hermant à Saint-Omer, Vollemier à Senlis, Ramé en Bretagne, Lambert à Bayeux, Fillon à Bourbon-Vendée, ont publié de très estimables travaux, et Clermont est, avec raison, aussi fier de son boulanger numismate, M. Mioche, que Nîmes de son boulanger poète, M. Reboul.

Les archéologues en province ne sont ni moins nombreux ni moins actifs que les numismates. Le mouvement a commencé, surtout en ce qui touche l’archéologie nationale, par la Normandie, et MM. de Gerville, de Caumont, Le Prévost en ont été les véritables promoteurs. Chacun, dans cette spécialité même, a pris une spécialité distincte, en s’attachant toujours à quelque province ou à quelque ville ; mais, par malheur et à force de particulariser, on est arrivé aux infiniment petits : après avoir fait plusieurs volumes sur un seul monument, on a fait des volumes sur un clocher, de gros articles sur de petites cloches, des mémoires sur des sonnettes de sacristie, témoins MM. Eloy Johanneau, Vergniaud Romagnesi et A. Dufaur de Pibrac. La faute, du reste, n’en est pas seulement aux érudits, mais bien aussi au comité des Arts de Paris, qui a encouragé les études microscopiques en leur attribuant une importance exagérée. Cette réserve faite, il est juste de reconnaître qu’il s’est produit d’excellentes choses, et comme preuve il suffit de jeter les yeux sur les travaux de M. F. de Vernheil à Nontron, l’abbé Texier à Clermont, Le Prévost à Évreux, Duval et Jourdain à Amiens, Mallet en Auvergne, Deville à Alençon, Voiliez à Beauvais, l’abbé Greppo à Belley, l’abbé Godard dans la Nièvre. Il y a là un ensemble d’études sérieuses, désintéressées, et qui méritent d’autant plus d’éloges qu’elles ont été poursuivies avec persévérance, sans le secours des bibliothèques et des grandes collections de la capitale, sans les encouragemens du gouvernement, sans les fanfares de la critique.

L’histoire locale proprement dite est bien autrement féconde encore. Les bons livres, de ce côté, sont relativement plus rares ; mais, dans ces dernières années, le progrès dans le bien a été très sensible. En confiant à un certain nombre d’élèves de l’école des chartes la garde des archives des départemens, on a attaché aux recherches locales des hommes jeunes, dévoués, pourvus d’une méthode excellente, et déjà plusieurs d’entre eux ont dignement payé leur dette. Les professeurs de l’Université, trop long-temps parqués dans les manuels du baccalauréat, les membres du clergé, les sociétés savantes, se sont associés au mouvement, et il est résulté de ce vaste ensemble d’efforts une série très considérable de travaux qui embrassent, envisagés sous le point de vue historique pour le passé et, sous le point de vue descriptif pour le présent, l’anthropologie, la géographie, l’organisation administrative, judiciaire, militaire, la littérature, la philologie, les beaux-arts, l’industrie, le commerce, etc. Depuis tantôt vingt ans, chaque province comme chaque ville a eu son groupe de travailleurs, et parmi les hommes qui ont rendu aux diverses branches des sciences historiques des services sérieux, on doit citer, pour la Flandre et l’Artois, MM. Warnkoenig, Kervyn de Lettenhove, Leglay père et fils, Brun-Lavainne, A. Dinaux, Tailliar, Harbaville, Achmet d’Héricourt ; pour la Picardie, Rigollot, Dusevel, Bouthors, Labourt, Ch. Dufour, E. Prarond, Buteux ; pour la Normandie, Chéruel, Deville, Ch. Richard, l’abbé de La Rue, Floquet, de Caumont, de Fréville, Le Prévost, Bonnin, de Chennevières, Léopold Delisle, Charma, professeur à la faculté de Caen, qui s’est occupé avec succès d’études sur les philosophes anglo-normands des XIe et XIIe siècles. Dans les belles et industrieuses provinces que nous venons de mentionner, les recherches sont opiniâtres, obstinées comme le caractère des habitans ; les études, positives comme leur esprit. Il y a dans la Flandre et la Picardie, qui se souviennent de leurs grandes communes, une préoccupation constante de la politique et du droit, et chez les Normands, qui se souviennent d’avoir été un grand peuple, le patriotisme élevé qu’inspirent de glorieux souvenirs. Moins développées peut-être et moins actives dans le reste de la France, les études locales ont produit pour les autres provinces des travaux qui, sans être aussi nombreux, sont cependant très estimables. L’histoire littéraire, la statistique historique et l’ancienne géographie du Maine ont été curieusement et savamment étudiées par MM. Hauréau, Pesche et Cauvin ; MM. Maillard de Chambure, Émile Jolibois, Peignot, Victor Fouque, Flandin, Édouard Clerc, Duvernoy, de Persan, se sont attachés à la Franche-Comté et à la Bourgogne, Marchegay et Mellinet à l’Anjou, Massiou à la Saintonge et à l’Aunis, Raynal au Berri, de Courson et de La Villemarqué à la Bretagne, Mary Lafon aux provinces du midi, Terrebasse à l’ancien royaume et Alexandre Thomas à l’ancienne province de Bourgogne, le docteur Long à Valence, de Castellane à Toulouse, Boissieux et Caumarmont à Lyon[3] ; enfin Nîmes, Sisteron, Digne, Soissons, Dieppe, Blois, Vendôme, Marseille, Nérac, Provins, ont trouvé d’excellens historiens dans MM. Désiré Nisard, de Laplane, Guichard, Vitet, Henri Martin, de La Saussaye, Jules de Pétigny, Fabre, de Villeneuve-Bargemont et Bourquelot. Pour être juste envers chacun, nous aurions sans doute encore bien des noms à ajouter à cette liste ; mais, comme nous n’avons point à dresser ici un catalogue, ce que nous venons de dire suffira, nous le pensons, à faire apprécier l’ensemble de ces études, auxquelles la critique n’a point jusqu’ici rendu la justice qu’elles méritent à plus d’un titre.

Pour quiconque veut approfondir dans ses détails notre histoire nationale, il y a donc aujourd’hui deux catégories distinctes de livres : d’un côté, ceux qui traitent l’histoire au point de vue de l’unité, et qui ramènent tout à un seul centre, à un seul pouvoir, à une seule pensée ; — de l’autre, ceux qui, descendant du général au particulier, traitent uniquement des existences individuelles dont l’agrégation, sous le nom de provinces ou de villes, forme l’existence collective de notre nation. Ces derniers livres sont aujourd’hui si nombreux, qu’il serait, pour ainsi dire, impossible, même aux collecteurs les plus infatigables, de les réunir tous ; il importait donc d’en présenter une analyse substantielle, de rassembler les nombreux matériaux qu’ils renferment, de compléter ces matériaux par des documens inédits, enfin de rédiger, pour nos villes, une encyclopédie que les études accomplies dans ces dernières années rendent possible, et que rendent opportune les préoccupations intellectuelles de notre temps. En effet, la révolution française, et par suite l’avènement d’une politique et d’une société nouvelles, les investigations de la science moderne, ses découvertes, l’alliance toute récente de la statistique et de l’histoire, la marche même du temps, ont enlevé une bonne part de leur valeur aux collections publiées avant 89, sous les titres de Dictionnaire historique et géographique de la France, Dictionnaire des Gaules et de la France, Description de ire France, etc., par Moréri, Bruzen de La Martinière, Expilly, Robert de Hesseln, l’abbé Longuerue, Piganiol de La Force. Les Statistiques départementales entreprises par ordre de la convention et continuées sous l’empire sont avant tout des documens administratifs ; enfin l’Histoire des anciennes villes de France, commencée en 1833, s’arrête à la ville par laquelle elle a débuté, et il en est de même du recueil entrepris par M. Daniélo, recueil dont le premier volume seulement a été publié. Il restait donc, de ce côté, une lacune à combler, une œuvre utile et intéressante à accomplir. Cette œuvre, M. Guilbert a eu la pensée de l’entreprendre, le talent de la mener à bonne fin ; il en a dressé le plan, dirigé l’exécution ; il a associé à ce vaste travail les hommes les plus compétens et les plus dévoués, et, de ce concours d’efforts soutenus pendant huit années, il est résulté tout à la fois une histoire, une statistique et un tableau de nos vieilles cités françaises.

Outre une introduction dans laquelle l’auteur apprécie le mouvement général des études historiques en France, l’Histoire des Villes, disposée d’après les anciennes divisions territoriales, se compose de trois parties distinctes d’abord, l’histoire politique et la géographie de chaque province, puis la monographie des localités les plus importantes de cette province, et enfin un résumé général et tout-à-fait actuel, relatif à l’agriculture, à l’industrie, au commerce, au caractère, aux mœurs, aux coutumes et au langage. Chacune de ces trois parties, traitée avec tous les développemens que pouvait comporter l’étendue même de la publication, présente un intérêt qui lui est propre, des notions qu’on chercherait vainement dans l’histoire générale, et que cette histoire même ne peut pas contenir.

En retraçant, depuis les premiers temps connus jusqu’à la division moderne par départemens, les vicissitudes politiques de chaque province, on a retracé, par le détail, le tableau même de la formation de notre unité nationale, et c’est là un des côtés les plus attachans du livre. En effet, cette France aujourd’hui si compacte ne s’est cependant établie que d’hier dans ses frontières actuelles, car la conquête de l’Alsace ne date que de la capitulation de Strasbourg en 1681 ; la Lorraine ne fut définitivement française qu’en 1766 ; la Corse est également une acquisition du XVIIe siècle, et le comtat Venaissin est resté dans le domaine de Saint-Pierre jusqu’à la révolution. Certes nous sommes loin d’adhérer à ce système ultra-national qui veut que nous soyons le peuple type de l’Europe ; nous ne croyons pas que la Providence ait arrangé tout exprès notre histoire pour la présenter comme un modèle aux autres nations, qui, du reste, ne seraient point toujours tentées de l’imiter, et il y a, ce nous semble, beaucoup à rabattre dans ces éloges que des écrivains trop disposés à flatter leur pays, peut-être pour en être flattés à leur tour, se sont plu à nous prodiguer ; mais, cette réserve faite, il faut reconnaître que notre nationalité, pendant quatorze siècles, marche et se développe avec une suite et une logique qu’on ne rencontre guère ailleurs. L’administration savante et forte des conquérans romains jette les premiers germes de l’unité administrative au milieu des quatre cents peuples qui se partagent la Gaule ; puis, quand l’invasion barbare vient morceler la terre, le catholicisme s’empare des conquérans et les soumet à l’unité religieuse. Le pouvoir théocratique est combattu par la féodalité, la féodalité par les communes ; celles-ci sont maintenues à leur tour par la royauté, qui représente l’idée abstraite d’une patrie qui n’a pas encore de racines dans le sol, tandis que, d’autre part, une autre abstraction, celle de la justice et du droit, s’incarne dans les parlemens, dont la mission est de maintenir l’équilibre et l’ordre au milieu de ces forces contraires toujours prêtes à se combattre. C’est là ce qui, dès le XVIe siècle, faisait l’admiration de Machiavel, le véritable créateur de la philosophie politique de l’histoire ; c’est là aussi ce qui a fait notre grandeur et notre force. Cette œuvre d’agrégation se continue à travers les désastres des guerres étrangères, les déchiremens des guerres religieuses. Une seule bataille perdue par les Anglo-Saxons contre une armée normande livre l’Angleterre à Guillaume. Les grandes batailles du moyen-âge perdues par la France contre les armées de l’Angleterre ne donnent à l’Angleterre victorieuse que de stériles trophées. Édouard III à Crécy, le prince Noir à Poitiers, Henri V à Azincourt, ne gardent pas même le coin de terre où reposent les soldats tombés sous leur bannière. Ils s’arrêtent dans le triomphe, et le lendemain de la victoire, ils reculent jusqu’à l’Océan. Chose vraiment remarquable ; la ligue, qui s’allie avec l’étranger, qui prêche la croisade contre la royauté, qui étend partout sa propagande fédéraliste, la ligue, en sauvant l’unité de la croyance, sauve en même temps l’unité politique, car le triomphe de la réforme eût conduit inévitablement le pays à une organisation semblable à celle de l’Allemagne. Louis IX, Charles V, Louis XI, Louis XIV, se transmettent, avec la couronne, une tradition invariable, et quand la monarchie tombe, la convention, qui tue les rois, défend et continue leur œuvre.

Les enseignemens politiques ne sont point les seuls que nous offrent les introductions placées dans l’Histoire des villes de France en tête de chaque province. On y trouve aussi, sur l’ethnographie, l’origine, les migrations ou le mélange des races, la géographie physique dans ses rapports avec le caractère des peuples, des détails curieux, toujours précis, souvent neufs, et parmi les morceaux de ce genre qui méritent une attention particulière, nous mentionnerons principalement l’introduction générale de la Bretagne par M. A. Guilbert, celle de la Normandie par M. Chéruel, et celle de l’Auvergne par M. Amédée Thierry. Les notices consacrées aux villes, quoique réduites à des proportions souvent restreintes, contiennent cependant tout ce qu’il est important de connaître, parce qu’elles sont dégagées du fatras pédantesque de l’érudition, des dissertations qui ne prouvent rien, et de cet entassement de notes et de citations qui n’est souvent, pour certains écrivains, qu’un moyen détourné de se poser en encyclopédie vivante. Strictement locales, les histoires des villes ne se rattachent à l’histoire générale que par les événemens dont elles ont été le théâtre. Chaque cité est considérée sous ses divers aspects, à toutes les époques de son existence, et de la sorte on peut suivre pas à pas, pour la France entière et par le détail des lieux, l’établissement du christianisme, les origines des villes, la fondation des communes et les épisodes des grandes époques, tels que les invasions barbares, les guerres anglaises, la réforme, la ligue, la fronde, la révolution, les désastres de 1814 et de 1815.

Une seule question, l’une des moins connues de celles que soulève l’Histoire des villes de France, doit nous arrêter ici celle de l’origine de nos cités, que l’érudition moderne n’a point, ce nous semble, suffisamment approfondie.

Ce qui frappe d’abord, quand on aborde ce problème historique, c’est de voir avec quelle facilité l’erreur se propage, avec quelle autorité elle s’impose, comment elle persiste, et ce qu’il faut de temps pour la détruire. Ce nuage fatidique, ces traditions fabuleuses qui entourent le berceau des peuples entourent aussi le berceau de nos villes. Les romans du cycle d’Arthur et d’Alexandre, l’histoire légendaire des migrations troyennes, la mythologie, les souvenirs de Rome et les livres saints inspirent à peu près exclusivement au XVIe siècle, et même dans les premières années du XVIIe l’érudition facile et crédule des annalistes. Ainsi Toul est fondé par Tullus Hostilius, Caen par Cadmus, Noyon par un des fils de Noé, Melun par la déesse égyptienne Io, divinisée sous le nom d’Isis. ; Angers par Ésaü, Bourges par un fils de Neptune, Rouen par Magus, l’un de ces rois fabuleux de la Gaule dont Annius de Viterbe, au XVe siècle, avait cru retrouver la chronologie. La question étymologique était traitée de la même manière ; c’était un cyclope, un monstre qui n’avait qu’un oeil, qui avait donné son nom à la ville de Montreuil, et voici comment on expliquait le nom de Montrésor : on racontait que Gontran, roi d’Orléans, s’étant un jour endormi sur les genoux de son écuyer, avait rêvé qu’il se trouvait dans une grotte remplie de grandes richesses. L’écuyer, lorsqu’il se réveilla, lui dit que pendant son sommeil il avait vu sortir de sa bouche un petit lézard qui s’était dirigé en courant vers le coteau voisin, et qu’après un certain laps de temps ce même lézard était revenu tout doré, et qu’il était entré de nouveau dans la bouche du roi. Gontran fut émerveillé de ce récit ; il fit exécuter des fouilles sur les hauteurs environnantes, y découvrit de grandes richesses, et y fonda une ville qu’il appela Montrésor, en mémoire de cet événement. Ces contes, répétés de bonne foi, étaient acceptés de même. Personne ne songeait à les réfuter, et quelques villes en consacraient le souvenir dans des monumens figurés. C’est ainsi que dans l’église cathédrale de Saint-Pierre à Beauvais on voyait une tapisserie qui représentait la fondation de cette ville par un prince de race troyenne, Belgius, qui vivait l’an 1370 avant Jésus-Christ. Si les faits sont absurdes, les dates du moins sont toujours précises.

Depuis long-temps déjà la critique a fait justice de ces rêveries ; mais, en cette question, une fois les mensonges écartés, que reste-t-il pour les temps primitifs, sinon l’incertitude et le doute ? C’est à peine si le nom de quelques villes gauloises est parvenu jusqu’à nous, et l’on a écrit plusieurs centaines de volumes pour arriver à conclure qu’il est impossible de déterminer avec une parfaite exactitude l’emplacement de la plupart d’entre elles. Tout ce que l’on peut dire de certain, c’est que la conquête romaine respecta les vieilles cités celtiques ; qu’elle établit à côté d’elles, quelquefois autour de leur enceinte ou dans cette enceinte même, des colonies qui prirent une grande importance, et qui furent occupées les unes par des soldats légionnaires, les autres par des citoyens du Latium volontairement émigrés. Auprès des villes gallo-romaines, dont quelques-unes disparaissent sans que l’on sache comment ni à quelle époque, on voit, du Ve au VIIe siècle environ, s’élever un assez grand nombre de cités nouvelles qui se rattachent à une double origine, l’une militaire, l’autre ecclésiastique, ce qui s’explique par les deux grands faits qui dominent notre histoire durant cette période, c’est-à-dire par les invasions barbares et la propagation du christianisme. En effet, les villes fondées à cette époque s’établissent les unes sous la protection des forteresses, castra, qui se multiplient sur tous les points du territoire, comme un refuge toujours ouvert aux populations toujours menacées, les autres dans le voisinage des monastères, qui se multiplient comme les forteresses.

Les conquérans romains qui s’installaient sur le sol, et, parmi les peuplades franques, celles qui se fixèrent, comme les Romains, d’une manière définitive, laissèrent subsister les centres de population qui se trouvaient établis, parce que ni les uns ni les autres n’avaient intérêt à les détruire. Les Normands, qui ne faisaient que passer, agirent différemment ; ils brûlèrent les villes après les avoir pillées, et il y en eut un grand nombre qui disparurent complètement ; mais les désastres de cette dévastation furent réparés au XIIe siècle. Quelques villages reçurent alors un développement considérable ; les cités qui avaient pris part au mouvement communal agrandirent et fortifièrent leur enceinte, et par l’essor de leur industrie et la sécurité qu’elles offraient aux habitans, elles virent rapidement augmenter leur importance. Les seigneurs, de leur côté, alarmés de la prépondérance toujours croissante des populations urbaines, cherchèrent à créer à leur profit de nouveaux centres dans leurs domaines, en établissant des villes auxquelles ils accordèrent des privilèges, souvent fort singuliers, tels que le droit, pour les maris, de battre leurs femmes aussi rudement qu’ils le jugeraient convenable. Les rois de leur côté, Louis VII entre autres, afin de ne point laisser aux seigneurs une influence trop grande, firent bâtir beaucoup de petites villes ; « la plupart de ces lieux, dit l’abbé Lebœuf, prirent le nom de Villeneuve-le-Roi, qui est ainsi devenu bien commun dans la géographie de la France. » Au XIIIe et au XIVe siècle, les seigneurs laïques et ecclésiastiques, ainsi que les officiers royaux, fondèrent, principalement dans le midi, sous le nom de bastides, des cités nouvelles qu’ils administrèrent en commun, et dont ils partagèrent les revenus ; mais ce mouvement s’arrêta bientôt, et depuis 1450 environ jusqu’à la révolution française c’est à peine si l’on peut mentionner la création de trois ou quatre villes vraiment notables. Dans les temps modernes, ce n’est plus, comme au moyen-âge, l’esprit local qui crée de nouveaux centres de population : c’est le pouvoir suprême ou l’esprit administratif. Ainsi Bourbon-Vendée et Pontivy furent improvisés par Napoléon pour combattre et surveiller la chouannerie ; ainsi encore, les gouvernemens qui se sont succédé depuis Louis XIV n’ont jamais cessé d’accroître l’importance de Lorient ou de Rochefort, comme ports de guerre, et il est à remarquer que du moment où le pouvoir central fut constitué, la plupart des grands centres de la province ne firent que décliner quant au nombre des habitans, et cela dans une proportion telle que certaines localités, Troyes, Provins, Orléans, Amiens, entre autres, ont à peine aujourd’hui la moitié de leur population du moyen-âge.

On voit à combien d’aperçus et de déductions peut donner lieu une histoire de la France étudiée ainsi dans le détail et au point de vue particulier de la localité. Une foule de questions importantes, telles que l’établissement du christianisme, le mouvement communal, les luttes des grands vassaux contre la couronne, ressortent pour ainsi dire synthétiquement de l’ensemble d’un livre fait à ce point de vue, et il suffirait de simples extraits chronologiquement coordonnés pour avoir, sur chacun de ces points capitaux, des monographies fort détaillées. Si nous descendons maintenant du général au particulier, si nous examinons les notices qui, dans l’Histoire des Villes, se rattachent à chaque localité, nous devrons reconnaître que ces monographies, rédigées d’après un plan sévère et strictement renfermées dans un cadre local, se recommandent généralement par l’exactitude, la vérité, et souvent aussi la nouveauté des détails. Un tel ensemble de travaux historiques exigeait le concours de toutes les opinions, de toutes les spécialités, et, chose remarquable, en abordant l’étude calme et sévère du passé, en se trouvant au milieu de ces ruines, de ces tombeaux sur lesquels plane l’immuable vérité de l’histoire, les partis ont pour ainsi dire abdiqué leurs exagérations. C’est là une preuve nouvelle de la salutaire influence des études historiques, études dont l’importance grandit tous les jours en raison directe du développement même de la vie politique, et qui sont, nous le pensons, le plus utile correctif des maladies morales de notre temps. Il est difficile, en effet, qu’on se laisse prendre aux utopies mensongères quand on a suivi depuis le prologue le triste drame que l’humanité joue sur cette terre, et on est moins dupe des illusions de la scène quand on retrouve sur le même théâtre, à la distance de plusieurs siècles, les mêmes péripéties et les mêmes comparses. Là où l’ignorance croit rencontrer des nouveautés téméraires l’histoire reconnaît de vieilles folies depuis long-temps oubliées dans de vieux livres ; elle sait ce que cachent les caresses de Tibère et les promesses de Catilina. Quand Fourier présente le phalanstère comme une oasis de l’âge d’or, elle se souvient des millénaires, et, toujours prudente dans son enthousiasme, elle ne se passionne que pour les notions éternelles de la liberté, de la justice et du bien.

On objectera peut-être que cet enseignement salutaire ne se trouve que par exception, dans ces livres rares et marqués du sceau du génie qui retracent les annales des grands peuples, et les éclairent comme la colonne de feu qui guidait les Juifs dans le désert. — Nous répondrons que dans le passé l’enseignement est partout, principalement dans notre France, parce que la vie politique a été de très bonne heure développée sur tous les points avec une puissance singulière, et que les villes du moyen-âge étaient en réalité, sur une échelle plus ou moins vaste, de véritables états. M. Augustin Thierry l’a dit expressément avec l’autorité des maîtres : « L’histoire municipale du moyen-âge peut donner de grandes leçons au temps présent ; dans chaque ville importante, une série de mutations et de réformes s’est opérée depuis le XIIe siècle ; chacune a modifié, renouvelé, perdu, recouvré, défendu sa constitution. Il y a là en petit, sous une foule d’aspects divers, des exemples de ce qui nous arrive en grand depuis un demi-siècle, de ce qui nous arrivera dans la carrière où nous sommes tombés désormais. Toutes les traditions de notre régime administratif sont nées dans les villes ; elles y ont existé long-temps avant de passer dans l’état. Les grandes villes, soit du midi, soit du nord, ont connu ce que c’est que travaux publics, soin des subsistances, répartition des impôts, rentes constituées, dette inscrite, comptabilité régulière, bien des siècles avant que le pouvoir eût la moindre expérience de tout cela. » Ouvrons l’Histoire des villes de France, et la vérité de cette remarque sera confirmée à chaque page, car tout ce qui se rapporte à ce que l’on pourrait appeler notre ancienne organisation sociale y est traité avec soin, et chaque chose s’y montre avec son caractère propre. Ici c’est la féodalité qui domine, et la vie de la cité elle-même est attachée à celle d’une grande famille dont elle porte le nom, comme Rohan, Guémenée, Chateaubriand, Vendôme, Joinville, Foix, Laval ; là, c’est l’église qui fait naître la ville, qui la protège et qui la baptise, en la nommant, comme à Clairvaux ou à Saint-Riquier, du nom de quelque abbaye célèbre ; mais tout ce qui procède ainsi de l’église ou de la féodalité grandit et s’abaisse en même temps que la noblesse et le clergé, et dans ce groupe nous ne connaissons guère que Sedan qui ait échappé, soit à la décadence, soit à l’immobilité, en échangeant ses vieux parchemins contre une patente industrielle. Aujourd’hui même c’est encore dans les villes d’origine gallo-romaine, et dans celles où le régime municipal a été le plus fortement développé au moyen-âge, que se trouvent les élémens les plus vivaces de prospérité, et c’est là aussi que les sentimens politiques se montrent avec le plus d’ardeur. Dans le passé comme dans le présent, certaines localités se détachent au milieu du panorama général, ainsi que certains individus au milieu de la foule, par une physionomie toute particulière et fortement accentuée. Dans le passé, Alby et Lyon sont comme le foyer des hérésies sociales et religieuses ; c’est là que le communisme arbore pour la première fois sa bannière en France ; c’est là que le manichéisme, toujours vivant et toujours vaincu dans la barbarie du moyen-âge, essaie de relever ses autels. Lectoure est la citadelle et le tombeau des Armagnacs, Bayeux le dernier refuge de la nationalité scandinave au milieu de la Neustrie, devenue un fief anglo-normand ; Saint-Malo, le nid des corsaires, s’appelle déjà, au temps des croisades, le pays des troupes légères de la mer ; Lille, la cité vaillante et fière entre les plus fières, se défend toujours seule et par les bras de ses enfans contre tous ceux qui l’attaquent ; Rouen dispute à l’Angleterre la souveraineté du commerce maritime, et le vieux Paris du XIIIe et du XIVe siècle excelle à tailler les habits et les gants, à fronder ceux qui le gouvernent, à faire des émeutes et des broderies de perles pour les chapeaux d’orfroi. On remarquera, parmi les portraits de villes, Rouen, Bayeux, Yvetot, Rennes, par M. Guilbert ; Pau, par M. Cassou, qu’une mort prématurée vient d’enlever récemment à de sévères études ; Autun, par M. Alfred Nettement ; Vézelay, par M. Mérimée ; Lyon, pour la partie militaire, par l’une des plus regrettables victimes des journées de juin, le brave et savant général Duvivier ; Marseille, par MM. de Gaulle et Baude ; les villes du pays de Comminges, par M. Armand Marrast ; Strasbourg, par MM. Émile Jolibois et Mossemann. Nous indiquerons encore la belle étude consacrée par M. A. de Tocqueville à l’histoire du port de Cherbourg et des gigantesques travaux exécutés dans ce port depuis tantôt deux siècles, travaux qui faisaient dire à Burke en 1786 « Ne voyez-vous pas la France, à Cherbourg, placer sa marine en face de nos ports, s’y établir malgré la nature, y lutter contre l’Océan et disputer avec la Providence, qui avait assigné des bornes à son empire ? Les pyramides d’Égypte s’anéantissent, en les comparant à des travaux si prodigieux. Les constructions de Cherbourg sont telles qu’elles finiront par permettre à la France d’étendre ses bras jusqu’à Portsmouth et à Plymouth, et nous, pauvres Troyens, nous admirons cet autre cheval de bois qui prépare notre ruine ; nous ne pensons pas à ce qu’il renferme dans son sein, et nous oublions ces jours de gloire pendant lesquels la Grande-Bretagne établissait à Dunkerque des inspecteurs pour nous rendre compte de la conduite des Français. »

Paris devait nécessairement occuper une place importante dans l’histoire des cités de la France, non comme centre politique, mais comme ville, et c’était dans cette distinction même que consistait l’une des principales difficultés du sujet. MM. Guilbert et de Gaulle se sont chargés de cette tâche : dans un intéressant résumé, ils ont retracé ce qu’on peut appeler la vie privée de la capitale, et ce n’était pas chose facile que de marcher sans s’égarer dans cette vaste enceinte agrandie par tant de siècles, et au milieu des immenses documens entassés par tant de chercheurs. En effet, il faudrait pour lire page à page tout ce qui a été écrit sur la capitale plusieurs existences d’homme, car, déjà dans la seconde moitié du dernier siècle, on trouve, d’après Fevret de Fontette, 260 ouvrages relatifs à l’histoire générale de cette ville, 152 sur les corps des marchands et les corporations industrielles, 148 sur le parlement, 20 sur la chambre des comptes, 227 sur l’histoire ecclésiastique en général, 343 sur divers points de cette histoire, 183 sur l’Université, 270 sur les quatre facultés, 112 sur les collèges, 66 sur les diverses académies et sociétés savantes. Tous ces livres, écrits au point de vue des recherches sérieuses, tous ces documens, factums ou mémoires ont la gravité de l’érudition, quelquefois même le pédantisme de la chicane. Paris n’est étudié là qu’au point de vue de la noblesse, de l’église, de la haute bourgeoisie, des corps savans ou privilégiés, des antiquités ou des monumens ; mais, à la fin du XVIIIe siècle, Mercier brisa tout à coup avec la vieille tradition, et, dans le Tableau qui parut de 1782 à 1788, il essaya de présenter la capitale sous un jour nouveau : il écrivit, comme on l’a dit, au coin des rues, sur les bornes, les pieds dans le ruisseau ; il regarda la foule qui s’agitait devant lui, et entassa dans un livre étrange, confus, désordonné comme cette foule elle-même, quelques vérités utiles à côté de paradoxes extravagans, quelques pages éloquentes à côté de déclamations ridicules ; l’histoire du vieux Paris fut oubliée pour le roman des misères, des turpitudes du Paris moderne, et la capitale, les provinces, l’Europe entière accueillirent ce roman avec l’avidité qui ne s’attache que trop aux productions dangereuses. À défaut d’autre mérite, Mercier avait créé un genre, ouvert une nouvelle source à l’exploitation littéraire, celle des scandales d’une grande ville. Depuis lors, cette source n’a plus tari, et de nombreux affluens sont venus la grossir encore.

Napoléon, qui voulait la discipline et l’ordre dans l’armée comme dans la littérature, n’eût point permis aux écrivains de l’empire de sonder, comme on dirait de nos jours, les plaies sociales de la grande ville. Les escrocs, les voleurs, les filles perdues, restaient exclusivement dans les attributions du préfet de police ; les écrivains n’avaient point à s’en occuper, et, fidèles à la consigne qui leur était transmise par l’Académie française, ils se contentaient de célébrer en alexandrins solennels les embellissemens de Lutèce. Sous la restauration, l’histoire de Paris fut reprise en sous-oeuvre par l’opposition libérale. Dulaure eut un succès très grand et très immérité ; mais, par cela seul qu’il avait réussi, il trouva des imitateurs. Le public, qui croyait par son livre connaître le passé, voulut aussi connaître le présent, et il accueillit avec une faveur égale les Ermites de MM. de Jouy et Jay. Les Ermites ont du moins le mérite d’être irréprochables au point de vue moral. Le Livre des Cent et un vint bientôt s’ajouter à cette série d’études et d’observations ; mais le succès fut loin d’égaler, malgré la verve et l’éclat de certains morceaux, celui de Dulaure ou des Ermites, parce que l’ouvrage, écrit par des hommes de toutes les opinions, s’adressait moins à l’esprit de parti qu’à la simple curiosité, et que de nos jours c’est l’esprit de parti qui le plus souvent fait les grands succès.

En 1834, on voit paraître dans la bibliographie de la capitale un genre nouveau, inauguré par la publication intitulée Paris révolutionnaire, dont la pensée fut, dit-on, conçue par M. Godefroy Cavaignac. Un assez grand nombre de livres, tous fort ardens, furent publiés dans cette série jusqu’en 1836 environ, et à cette date il s’opéra une évolution nouvelle, tant est grande la facilité avec laquelle se déplace en France le mouvement des esprits. L’apaisement politique est complet : on s’occupe des églises, des monumens, de projets de construction, d’embellissemens, de voirie, d’octroi ; mais, comme il est difficile de rester long-temps sérieux, on passe bientôt à des choses plus attrayantes : on entre en plein dans les physiologies. Paris s’ennuie, et cherche à connaître tout ce qui le distrait ou le déprave : des guides complaisans conduisent le lecteur dans les rondes échevelées des bals publics, les coulisses des théâtres, les boudoirs des courtisanes, les tapis francs des escrocs. Paris, qui s’amuse à la cour d’assises presque autant qu’au théâtre, et qui demande des autographes à Lacenaire, Paris veut apprendre la langue des malfaiteurs, et se met à parler l’argot. La capitale s’étonne et s’admire d’être aussi riche en vices étourdissans : elle veut sonder tous ses abîmes, et, de chute en chute, elle tombe en applaudissant au roman de ses mystères ; mais, qu’elle y prenne garde, il y a là, dans cette curiosité fébrile et maladive, comme un symptôme de quelque bouleversement profond, car chaque fois que la grande ville veut se connaître, s’étudie et se regarde, c’est qu’elle sent trembler le sol sous ses pas, c’est que déjà elle couve dans ses murs la guerre civile ou la guerre sociale. Toutes les crises qui l’agitent s’annoncent par des livres précurseurs, comme l’irruption des volcans par des bruits souterrains, les ouragans par les oiseaux de tempêtes. Séparés par un demi-siècle, le Tableau et les Mystères de Paris sont écrits tous deux à la veille d’une révolution.

Contradiction singulière, mais inévitable, lorsqu’il s’agit d’une ville qui renferme tous les contrastes, la Banque et le Mont-de-Piété, le Louvre et la Morgue ! tandis que, d’un côté, Paris est présenté comme un réceptacle effrayant de misères et de vices, de l’autre, on lui prodigue toutes les adulations ; on le courtise comme un roi, on le gâte comme un enfant. Qu’on respecte la centralisation politique, qu’on la défende, rien de plus juste, car elle est la conséquence inévitable et pour ainsi dire la nécessité de l’unité ; mais du moins que, par égard pour la France et le bon sens, on ne présente pas sans cesse Paris comme le seul point du globe où les gens d’esprit puissent vivre ; qu’on n’en fasse pas uniquement le cœur, le cerveau, et, plus ridiculement encore, la moelle épinière du pays. Qu’on n’attire pas dans ses murs toutes les ambitions et toutes les passions, en faisant briller aux yeux le mirage menteur de la fortune, de la gloire et des plaisirs, et qu’on dise la vérité à cette Athènes des Gaules, qui pourrait peut-être, si elle ne s’amendait pas, en devenir la Byzance, à cette Athènes qu’on a encensée pendant tant de siècles, depuis l’empereur Julien qui l’appelait sa chère Lutèce, et Louis XI qui l’appelait sa bonne ville, jusqu’aux géologues de l’Académie des Sciences, qui considèrent le bassin de la Seine comme un centre attractif vers lequel tout converge. Julien, qui n’était point savant, n’avait pas de ces vues profondes ; ce qui le frappa, c’est le côté bourgeois, et il ne tarit pas sur l’éloge des habitans de Lutèce qu’il trouve parfaitement en règle avec la morale, « car, dit-il, s’ils rendent un culte à Vénus, ils considèrent cette déesse comme présidant au mariage ; s’ils adorent Bacchus et s’ils usent largement de ses dons, ce dieu n’est pour eux que le père d’une joie innocente ; s’ils aiment la danse, on ne voit chez eux ni l’insolence, ni l’obscénité, ni les danses lascives des théâtres d’Antioche. » De tous les apologistes de Paris, l’empereur Julien est le seul, que nous sachions, qui ait complimenté cette ville sur la décence de ses bals.

La souveraineté, — on dirait dans les départemens la tyrannie de la capitale, — si bien établie qu’elle fût, ne devait pas cependant être acceptée sans contestation. Cette souveraineté, en effet, fut attaquée à diverses reprises au point de vue de la politique et au point de vue de la morale. En politique, les mêmes causes amenant toujours les mêmes effets, on vit sous la vieille monarchie, au moment de toutes les agitations sérieuses, l’opinion des provinces se prononcer contre la capitale. Les rois eux-mêmes se dérobèrent souvent par l’absence aux dangers de la situation, et la plupart n’eurent jamais un goût bien vif pour le séjour de Paris. Louis XIV surtout, qui savait par la fronde tout ce que cette orageuse cité renferme d’élémens redoutables pour le pouvoir, quel qu’il fût, Louis XIV s’en tint éloigné autant de fois que les intérêts de son gouvernement ne l’obligèrent point à y résider. « Les troubles de la minorité, dont cette ville fut le grand théâtre, dit Saint-Simon, en avoient inspiré au roi de l’aversion, et la persuasion encore que son séjour y étoit dangereux et que la résidence de la cour ailleurs rendroit à Paris les cabales moins aisées par la distance des lieux, quelque peu éloignés qu’ils fussent… D’ailleurs il ne pouvoit pardonner à Paris sa sortie fugitive de cette ville, la veille des Rois, ni de l’avoir rendu malgré lui le témoin de ses larmes à la première retraite de Mme de la Vallière. » Il semble aussi qu’un pressentiment secret avertissait le grand roi du sort que sa bonne ville réservait à ses descendans, et en même temps qu’il ajoutait au royaume de nouvelles provinces, il rendait en 1680 un édit pour borner l’agrandissement de la capitale, « de peur, est-il dit dans les considérans, que cette capitale, comme quelques grandes villes de l’antiquité, ne trouvât dans sa grandeur le principe même de sa ruine. »

Souvent débattue sous la monarchie, la question de la translation du gouvernement fut agitée de nouveau à la révolution de 89, et les tendances fédéralistes ou municipales qui se manifestèrent à cette époque ne furent en réalité, comme au temps de la ligue, qu’une protestation contre l’autocratie de la capitale, dont les clubs constituèrent sous la terreur le véritable gouvernement, comme ils l’avaient constitué au XVIe siècle, sous le nom de conseil de la sainte union. Ces tendances se révèlent chaque fois qu’une crise violente éclate : jamais elles ne se sont manifestées plus vivement que pendant les années que nous venons de traverser, et elles ont offert aux journées de juin un exemple sans précédens, non-seulement dans notre histoire, mais même dans celle des autres peuples : l’exemple d’une nation toute entière marchant contre sa capitale.

Sous le rapport moral, Paris a reçu aussi plus d’un avis sévère. Beyle, dans les Mémoires d’un Touriste, M. Bazin dans l’Époque sans nom, ne lui ont épargné ni les satires, ni les railleries mordantes. Nodier surtout, le sceptique au fin sourire, à qui l’Institut ne fit jamais oublier ses montagnes natales, Nodier s’emporte en maintes pages de ses livres, avec une colère pleine à la fois de bonhomie et de malice, contre les séductions et les mensonges de cette vie artificielle et fébrile qu’on appelle la vie parisienne. Il sait tout ce qu’il y a de misères, de vice et d’égoïsme sous cette civilisation en apparence si splendide ; il sait que la suprématie, toujours contestée et toujours acceptée, des grandes capitales, ce n’est ni la morale, ni la vraie liberté, ni la parfaite convenance des lois, ni les idées religieuses qui la donnent, et, du haut de son dédain, il jette à la ville que flattait Julien, à cette ville restée païenne dans ses plaisirs et dans ses mœurs, cette sévère apostrophe : « Chaque fois qu’une ville immense rassemblera en elle toutes les aberrations de l’esprit humain, toutes les folies de la fausse politique, le mépris des vérités saintes, la fureur des nouveautés spécieuses, l’égoïsme à découvert, et plus de sophistes, de poètes et de bateleurs qu’il n’en faudrait à dix générations corrompues, elle sera nécessairement sans rivale la reine des cités. Rome n’avait plus ni ses consuls, ni son sénat, ni ses orateurs, ni ses guerriers lors des fréquentes irruptions du Nord ; elle n’opposait aux barbares que des mimes, des courtisanes et des gladiateurs, les restes hideux d’une civilisation excessive et dépravée qui sortait de tous les égouts, et Rome demeura la capitale du monde. » Cela est triste à dire, mais Nodier a peut-être raison ; et nous regrettons, par cela même, que dans la notice qu’ils ont consacrée à la capitale, MM Aristide Guilbert et de Gaulle se soient attachés surtout à la montrer sous son côté brillant. Aujourd’hui que la rapidité des communications et le bon marché des voyages mettent pour ainsi dire Paris à la portée de toutes les bourses, il est bon, chaque fois que l’occasion s’en présente, de prémunir les esprits contre des séductions dont on n’a que trop exalté l’attrait et de montrer toutes les épaves que laisse l’ambition sur cette plage inhospitalière, où les chercheurs d’or, comme ceux du Nouveau-Monde, ont souvent bien du mal à trouver du pain.

Ainsi que toutes les grandes villes, Paris, sous le rapport des mœurs, des habitudes, des idées, des sentimens même, est une ville tout exceptionnelle ; mais dans aucune autre contrée de l’Europe l’exception n’est poussée aussi loin, et l’on peut même dire, quoique l’opinion contraire soit généralement adoptée, que la différence qui existe de Paris aux provinces existe des villes aux campagnes, d’une ville à l’autre, d’un département au département voisin, Essayons, par exemple, de dresser, pour les plus importantes de nos anciennes circonscriptions territoriales, une rapide statistique des aptitudes, des caractères, de l’intelligence des populations. En commençant par la région de l’extrême nord, nous trouvons en Flandre deux races distinctes, l’une d’origine germanique, l’autre d’origine gallo-romaine, parlant deux langues, le flamand et le français, races flegmatiques, également aptes toutes deux au négoce, aux travaux de l’agriculture, à la vie militaire, obstinées et prudentes dans toutes les entreprises, profondément attachées au sol, à la cité, à la famille, mais positives, sans idéal, sans poésie, mangeant beaucoup et buvant de même. Dans l’Artois, le caractère est plus ouvert, mais l’initiative est moins grande, et les habitans, laborieux, catholiques zélés, jaloux de leurs droits politiques comme autrefois des privilèges de leurs états, fermes comme les Flamands, n’ont déjà plus au même degré le génie de l’industrie et de l’agriculture. En Picardie, la nuance change de nouveau ; dans cette contrée, où la féodalité et l’esprit municipal avaient jeté simultanément au moyen-âge de si profondes racines, les diverses classes de la société sont encore séparées par des distinctions très sensibles, et l’on y trouve ce que l’on appelle la noblesse, la bonne bourgeoisie, les petits bourgeois et les petites gens. Positifs, vivant entre eux sans liaisons intimes, comme aussi sans inimitiés, attachés aux vieilles habitudes et aux vieilles idées, beaucoup moins zélés dans leur foi que les Artésiens et même assez indifférens en religion, soldats braves, mais froids, amis de l’ordre dans la politique comme dans la vie privée, les Picards représentent au milieu des provinces qui les entourent une espèce de colonie de la fin du XVIIe siècle ; comme leurs voisins les Flamands et les Artésiens, ils se distinguent par le bon sens, dans l’acception la plus vulgaire du mot, bien plus que par l’esprit ou l’imagination, et, comme eux, ils ont l’accès rude et une certaine raideur, qui n’est point sans analogie avec la raideur anglaise.

L’Ile-de-France, l’Orléanais, la Touraine, la Champagne, le Maine, qui sont au pays tout entier ce que le vieux Latium était à l’Italie, représentent, au contraire, le véritable esprit français, et ces provinces en reflètent les nuances les plus diverses dans les personnages éminens qu’elles ont produits, tels que Rabelais, Gerson, La Fontaine, Mignard, Colbert, Turenne, Diderot, Mabillon et Jeanne d’Arc, comme elles reflètent aussi la civilisation la plus avancée de nos départemens dans son côté poli, sensuel, insouciant et égoïste. En Normandie, c’est une tout autre race, pleine de sève, active, âpre au gain, conquérante, comme le dit avec raison M. Chéruel, dans les temps où l’on ne gagnait que par l’épée, marchande dans ceux où l’on gagne par le commerce, amie de la chicane à toutes les époques, mais à toutes les époques aussi prête aux grandes choses, et même aux entreprises téméraires, unissant à l’activité et à la persévérance un grand élan pour braver le danger et vaincre les obstacles. En Bretagne, la population n’est pas moins vigoureuse, mais au physique comme au moral elle est taillée sur un patron tout différent. Autant les Normands sont actifs, chercheurs, prompts à adopter tous les perfectionnemens, autant les Bretons sont apathiques, attachés à la routine ; d’un côté on peut prendre pour devise l’auri sacra fames, de l’autre, le contentus parvo. « Abstiens-toi, le ciel t’aidera, telle est, dit avec raison M. Guilbert, la loi du paysan breton ; pauvre, il accepte avec indifférence toutes les privations ; malade, il ne combat point le mal ; mourant, il attend sa dernière heure sans se plaindre. Toutes les afflictions, tous les maux, toutes les misères le trouvent également résigné… Les Bretons sont intelligens, fiers sans raideur, religieux, soumis aux pouvoirs établis par un sentiment de discipline ou de déférence hiérarchique, patiens, bons, hospitaliers, loyaux dans les relations ordinaires de la vie ; leur bravoure proverbiale tourne naturellement à l’héroïsme, et la force d’inertie qu’ils opposent à toutes les épreuves les rend aptes à supporter les plus rudes fatigues… Leurs affections sont vives, et on les reconnaît à cet amour de la terre natale, qui se manifeste chez eux avec l’énergie d’une passion. Tout homme qui n’est point Breton, sans en excepter le Français ou le Gallo, est pour eux un étranger. En un mot, cette vieille nationalité bretonne, pour laquelle ils ont combattu si long-temps, est devenue un instinct moral auquel ils obéissent toujours, et souvent même sans en avoir la conscience. Associant ce sentiment à leurs pratiques religieuses, ils revêtent la statue des saints du costume national, quand approche la fête du grand pardon. »

Ce que nous venons de dire des provinces du nord, de l’ouest et du centre en-deçà de la Loire, s’applique également à la région de l’est et du midi. Ainsi, enclavés au milieu des Gascons et parlant une langue à part, qui depuis trente siècles n’a rien emprunté aux autres langues, les Basques mettent leur point d’honneur à se prétendre d’une autre race que leurs voisins. L’habitant du Roussillon a tous les grands côtés du caractère espagnol : il est grave, tenace, sobre, résolu. La Provence offre une variété de types qui rappelle la diversité des races attirées dans ce beau pays par la douceur du ciel et la prodigalité du sol, et sous l’habit français il y a là des Romains, des Grecs, des Germains, des Ibéro-Ligures, des Ibères et des Maures. Le Bordelais des vallées est vif comme l’air qu’il respire, spirituel et railleur ; l’habitant des Landes est taciturne et sombre. Le Lorrain, habitué sous le gouvernement des ducs à lutter sans cesse contre des voisins puissans, a gardé, avec le sang de ses aïeux, des habitudes de prudence et de réserve. Le paysan, dans le Limousin, est dur et persistant au travail, économe, ennemi du luxe même le plus modeste, tandis que dans le Berri il est indolent, passionné pour tout ce qui brille, et toujours prêt à donner raison au proverbe local : habit de velours et ventre de son. Cette infinie variété se trouve partout, dans le type des provinces aussi bien que dans le type des villes, et non-seulement les villes ne se ressemblent pas moralement, mais souvent même elles ont entre elles des relations peu bienveillantes. L’intérêt, l’amour-propre, les vieux souvenir, la variété des opinions politiques, l’ambition qu’ont les petites villes d’être chef-lieu d’arrondissement, l’ambition qu’ont les villages d’être chef-lieu de canton, entretiennent sur tous les points une foule de rivalités. Montbrison se regarde comme très supérieure à Saint-Étienne, et Saint-Étienne se moque de Montbrison. Dinars et Saint-Malo sont toujours en querelle ; Rennes et Nantes, qui se sont disputé pendant des siècles le parlement et les ducs de Bretagne, se disputent encore aujourd’hui le titre de capitale, et, chose plus singulière, Josselin et Ploërmel se battent à coups de poing en mémoire du combat des Trente. Tout cela, du reste, n’affaiblit en rien ce qu’on peut appeler la soudure française : l’Alsacien qui traite de Welches ceux qui ne parlent pas son patois tudesque est aussi Français que le paysan des cités de l’Ile-de-France. Le conscrit limousin, qui se mutile pour ne point quitter son pain noir et ses châtaignes, une fois sous les drapeaux, n’est pas moins bon soldat que l’enrôlé volontaire de la Picardie ou de la Flandre ; dans le Roussillon comme dans l’Artois, dans la Bretagne comme dans la Franche-Comté, on se plaint avec raison de l’impôt, mais on le paie. Si les provinces se souviennent encore de leurs anciennes individualités, si elles murmurent parfois le mot de séparation, ce n’est point contre la France, mais contre Paris que sont dirigés les murmures, et en supposant que notre unité puisse être un jour sérieusement compromise, ce ne serait ni par l’esprit municipal ni par l’esprit provincial, mais uniquement par les excès de l’esprit parisien.

À côté de cette statistique morale, on trouve dans les résumés de l’Histoire des filles de France de nombreux détails sur les traditions, les usages, les idiomes ou les patois, le commerce et l’agriculture. À part la Bretagne où vivent encore dans l’imagination des peuples les êtres fantastiques du monde suprà-sensible, les fées, les korrigans, les poulpiquets, les boulbigueons, à part cette province qui se souvient toujours de la forêt de Brocéliande, de Merlin et du roi Arthur, on peut dire que nous sommes aujourd’hui très déshérités en fait de traditions, et que la poésie s’en va. Ce qui nous reste des antiques croyances se borne à peu près exclusivement à quelques usages empruntés aux cérémonies funèbres du paganisme, au culte des arbres et des fontaines, aux fêtes du solstice et à la fête de Maia. Les pleureuses qui suivent les enterremens en poussant des cris et en se tordant les cheveux, ainsi que les repas funéraires, se retrouvent généralement sur les points les plus éloignés du territoire. En Dauphiné, ces repas ont lieu dans les cimetières, et le curé, avec la famille du défunt, s’assied à une table dressée sur la fosse même. En Gascogne, la superstition chrétienne se mêle au souvenir des rites païens, et, quand on s’attable après un enterrement, on ne mange que des viandes bouillies, dans la persuasion que, si l’ami ou le parent qu’on vient de conduire à sa dernière demeure était damné, l’usage du rôti doublerait son supplice. Gargantua, les loups-garoux, les revenans et le diable perdent de jour en jour de leur popularité ; la royauté des fantômes s’en va comme tant d’autres royautés, et cependant, malgré la diffusion des lumières, les romans-feuilletons et : les almanachs progressifs, il y a deux puissances mystérieuses que l’on n’a point encore détrônées, Mathieu Laensberg et les bergers, les sorciers et le prophète.

Les idiomes provinciaux résistent mieux que les traditions à la perfectibilité sociale. Il y a encore, aujourd’hui comme au moyen-âge, une langue d’oil et une langue, d’oc ; mais la langue d’oil est tombée depuis long-temps à l’état de patois, tandis que la langue d’oc, qui n’a guère changé depuis le XIVe siècle, a gardé jusqu’à ce jour son caractère littéraire. Le basque et le breton, superposés aux idiomes d’origine gallo-romaine, forment dans le vocabulaire général des interpolations philologiques fort curieuses à étudier en ce qu’elles sont l’expression la plus complète et la plus vivante de l’originalité de deux races primitives, comme l’alsacien et le flamand sont l’expression de deux races étrangères juxtaposées par la conquête. Les principales questions qui se rattachent aux caractères divers des langues et des idiomes de la France sont très bien traitées dans l’Histoire des Villes, et, en lisant ce qui se rapporte à cet intéressant sujet, nous nous sommes étonné que personne encore n’ait songé jusqu’ici à doter le pays d’un dictionnaire polyglotte. Cette lacune est d’autant plus regrettable que les élémens du travail sont tout préparés dans une foule de publications locales.

Que conclure de ces recherches que les provinces de France ont entreprises sur leur propre histoire, et qu’elles poursuivent avec tant d’ardeur depuis quelques années ? C’est que ce précepte de la philosophie antique : — Connais-toi toi-même, s’applique aux peuples aussi bien qu’aux individus, et que les peuples, pour se connaître, n’ont que deux instrumens, l’histoire et la statistique dans ses rapports avec la politique et l’économie sociale. C’est de ce côté que doivent aujourd’hui se tourner les esprits sérieux qui veulent sincèrement le bien général. Depuis tantôt vingt ans, nous vivons sur des utopies et des systèmes ; nous nous enivrons avec des mots, nous nous créons un idéal qu’il est impossible d’atteindre dans ce monde. Pourquoi ? Parce que nous ne nous connaissons pas. Hommes politiques, au lieu de prendre les hommes pour ce qu’ils sont, nous les rêvons tels que nous voudrions qu’ils fussent, tels aussi qu’ils ne seront jamais ; dans notre impatience de gloire ou de popularité, nous n’attendons, pour dogmatiser, ni l’expérience de la vie ni l’expérience des affaires, et nous bâtissons sur le sable, parce que nous ne sondons pas le terrain. Écrivains, nous nous adressons toujours aux passions au lieu de nous adresser à la raison, nous cherchons le bruit au lieu de chercher le bien, nous spéculons sur le faux pour attirer la foule et nous faire applaudir en lui présentant des paysans ou des ouvriers fantastiques, qui ne sont pas plus vrais que les bergers de M. de Florian ou les Romains de Mlle de Scudéry. Nous préludons aux révolutions par des idylles, à la guerre sociale par des romans ; nous agitons le pays, parce que nous lui prêtons le plus souvent des aspirations qui ne sont pas les siennes, et que nous méconnaissons ses véritables instincts, ses véritables besoins. Il est temps de rentrer dans les faits et les choses, de donner aux études un but pratique, et d’appliquer aux réalités ces forces vives de l’intelligence qui se perdent dans les vaines abstractions ou dans les recherches laborieuses d’une curiosité stérile. C’est aux provinces de prendre l’initiative elles renferment assez d’hommes éclairés pour comprendre l’importance de travaux d’histoire, de statistique, d’économie sociale, qui seraient entrepris à la fois sur tous les points du territoire, dans une pensée commune et d’après un programme uniforme ; elles renferment aussi assez d’hommes dévoués pour conduire ces travaux à bonne fin.


Charles Louandre.
  1. 6 vol. grand in-8o, Paris, Furne, Perrotin, Fournier.
  2. Voir, entre autres, les Fastes de Rouen (Fasti Rotomagenses), d’Hercule Grisel prêtre de la paroisse Saint-Maclou de Rouen, 1631, 2 vol. in-4o ; le poème de Raoul Boutrais intitulé Aurelia, et le poème de Simon Rouzeau à la louange du vin de l’Orléanais.
  3. Parmi les écrivains que nous nommons ici, un grand nombre ont pris, comme les archéologues dans leur science, une spécialité distincte : ainsi, MM. Warnkoenig, de Lettenhove, Leglay fils ont publié des histoires générales de la Flandre, ou l’histoire particulière de ses comtes ; MM. Tailliar et Bouthors ont traité le droit municipal ou le droit coutumier ; M. Ch. Dufour, la bibliographie picarde ; M. Chéruel, les communes normandes ; M. Labourt, l’origine des villes ; de Fréville, le commerce ; M. de Chennevières, l’art provincial ; M. Buteux, la géologie ; M. Mellinet, la commune et la milice de Nantes ; M. de Courson, l’origine et les institutions des Bretons armoricains ; M. de La Villemarqué, les traditions et les chants populaires de la Bretagne. D’autres, tels que MM. Rigollot, Dusevel, Achmet d’Héricourt, Émile Jolibois, Ch. Richard, de Caumont, Maillard de Chambure, Prarond, etc., ont embrassé les diverses branches de l’histoire locale, et forment ce qu’on pourrait appeler le groupe des polygraphes. Il est à regretter que ces œuvres, si variées et si intéressantes pour le pays, ne se trouvent, dans aucune de nos grandes collections publiques de livres, réunies de manière à former un tout complet et à présenter dans leur ensemble la bibliothèque de nos anciennes provinces. C’est bien le moins qu’on puisse trouver à Paris les livres qui traitent de la France, comme on trouve à la Bibliothèque de la ville de Paris les ouvrages écrits sur la capitale.