Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 59

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CHAPITRE LIX.

RÉGENCE DU DUC D’ORLÉANS.

Louis XIV étant mort le 1er septembre 1715, le parlement s’assembla le lendemain sans être convoqué. Le duc d’Orléans, héritier présomptif de la couronne, y prit séance avec les princes et les pairs.

Le régiment des gardes entourait le palais, et les mesures avaient été prises avec les principaux membres pour casser le testament du feu roi, comme on avait cassé celui de son père.

Avant qu’on fît l’ouverture de ce testament, le duc d’Orléans prononça un discours par lequel il demanda la régence, en vertu du droit de sa naissance plutôt que des dernières volontés de Louis XIV.

« Mais à quelque titre que je doive aspirer à la régence, dit-il, j’ose vous assurer, messieurs, que je la mériterai par mon zèle pour le service du roi, par mon amour pour le bien public, et surtout étant aidé de vos conseils et de vos sages remontrances. »

C’était flatter le parlement que de lui protester qu’on se conduirait par ces mêmes remontrances que Louis XIV avait proscrites, en permettant seulement qu’on en fit par écrit après avoir obéi. Le testament fut lu à voix basse, rapidement, et seulement pour la forme. Il ôtait réellement la régence au duc d’Orléans. Louis XIV avait établi un conseil d’administration, où tout devait se conclure à la pluralité des voix, comme s’il eût formé un conseil d’État de son vivant et comme s’il devait régner après sa mort. Le duc d’Orléans, à la tête de ce conseil, ne devait avoir que la voix prépondérante. Le duc du Maine, fils de Louis XIV, reconnu à la vérité, mais né d’un double adultère[1], avait la garde de la personne du roi Louis XV, et le commandement suprême de toutes les troupes qui forment la maison du roi, et qui composent un corps d’environ dix mille hommes.

Ces dispositions eussent été sages dans un père de famille qui aurait craint de confier la vie et les biens de son petit-fils à celui qui devait en hériter ; mais elles étaient impraticables dans une monarchie. Elles divisaient l’autorité, par conséquent l’anéantissaient ; elles semblaient préparer des guerres civiles ; elles étaient contraires aux usages reçus, qui tenaient lieu de loi fondamentale, s’il y en a sur terre.

Le parlement rendit un arrêt qui était déjà tout préparé. Il est conçu en termes singuliers. Ce n’est point un jugement, parties ouïes, point de requête, point de forme ordinaire, rien de contentieux. « La cour, toutes les chambres assemblées, la matière mise en délibération, a déclaré et déclare monsieur le duc d’Orléans régent en France, pour avoir soin de l’administration du royaume pendant la minorité du roi ; ordonne que le duc de Bourbon sera dès à présent chef du conseil de régence sous l’autorité de monsieur le duc d’Orléans, et y présidera en son absence ; que les princes du sang royal auront aussi entrée audit conseil, lorsqu’ils auront atteint l’âge de vingt-trois ans accomplis ; et après la déclaration faite par monsieur le duc d’Orléans qu’il entend se conformer à la pluralité des suffrages dudit conseil de la régence dans toutes les affaires (à l’exception des charges, emplois, bénéfices et grâces, qu’il pourra accorder à qui bon lui semblera, après avoir consulté le conseil de régence, sans être néanmoins assujetti à suivre la pluralité des voix à cet égard), ordonne qu’il pourra former le conseil de régence, même tels conseils qu’il jugera à propos, et y admettre les personnes qu’il en estimera les plus dignes, le tout suivant le projet que monsieur le duc d’Orléans a déclaré qu’il communiquerait à la cour ; que le duc du Maine sera surintendant de l’éducation du roi ; l’autorité entière et le commandement sur les troupes de la maison dudit seigneur roi, même sur celles qui sont employées à la garde de sa personne, demeurant à monsieur le duc d’Orléans, et sans aucune supériorité du duc du Maine sur le duc de Bourbon, grand-maître de la maison du roi. »

C’était s’exprimer en souverain. Ce langage de souveraineté était-il légalement autorisé par la présence des princes et des pairs ? Une telle assemblée, tout auguste qu’elle était, ne représentait point les états généraux ; elle ne parlait pas au nom d’un roi enfant. Que faisait-elle donc ? elle usait d’un droit acquis par deux exemples, celui de Marie de Médicis et celui d’Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, qui avaient eu la régence au même titre.

Il restait toujours indécis si le parlement devait cette grande prérogative à la présence des princes et des pairs, ou si les pairs devaient au parlement le droit de nommer un régent du royaume. Toutes ces prétentions étaient enveloppées d’un nuage ; chaque pas qu’on fait dans l’histoire de France prouve, comme on l’a déjà vu[2], que presque rien n’a été réglé d’une manière uniforme et stable, et que le hasard, l’intérêt présent, des volontés passagères, ont souvent été législateurs.

Il y parut assez quand le duc du Maine et le comte de Toulouse, fils naturels et légitimés de Louis XIV, furent dépouillés des priviléges que leur père leur avait accordés solennellement en 1714. Il les déclara princes du sang et héritiers de la couronne après l’extinction de la race des vrais princes du sang, par un édit perpétuel et irrévocable, de sa certaine science, pleine puissance et autorité royale. Cet édit fut enregistré sans aucune remontrance dans tous les parlements du royaume, à qui Louis XIV avait au moins laissé la liberté de remontrer après l’enregistrement.

Trois princes du sang même, les seuls qu’eût la France après la branche d’Orléans, consentirent à cet édit, ainsi que plusieurs pairs qui donnèrent aussi leurs voix. Les deux fils de Louis XIV jouirent en conséquence des honneurs attachés à la dignité de prince du sang, au lit de justice qui donna la régence.

Mais bientôt après, ces mêmes princes, le duc de Bourbon, le comte de Charolais et le prince de Conti, présentèrent une requête au jeune roi, tendante à faire annuler dans un nouveau lit de justice au parlement les droits accordés aux princes légitimés. Ainsi, en moins de six mois, le parlement de Paris se serait trouvé juge de la régence du royaume et de la succession à la couronne.

Les princes légitimés alléguaient les plus fortes raisons ; les princes du sang produisaient des réponses très-plausibles. Les pairs intervinrent ; trente-neuf seigneurs de la plus haute noblesse prétendirent que cette grande cause était celle de la nation, et qu’on devait assembler les états généraux pour la juger.

On n’en avait pas vu depuis plus de cent ans[3], et on en désirait. Le fameux système de Lass, dont on commençait à craindre l’établissement projeté, indisposait la robe, qui craint toujours les nouveautés. On jetait déjà les fondements d’un grand parti contre le régent. L’assemblée des états pouvait plonger le royaume dans une grande crise ; mais le parlement, qui croit quelquefois tenir lieu des états[4], était loin de souhaiter qu’on les convoquât. Il rejeta la protestation de la noblesse, signifiée, le 17 juin 1717, par un huissier au procureur général et au greffier en chef. Il interdit même l’huissier pendant six mois.

Le duc du Maine et le comte de Toulouse vinrent alors eux-mêmes présenter requête à la grand’chambre, en protestant que cette affaire, où il s’agissait de la succession à la couronne, ne pouvait être jugée que par un roi majeur, ou par les états généraux. La grand’chambre, embarrassée, prit des délais pour répondre.

Enfin, le 2 juillet, le régent fit rendre un édit qui fut enregistré le 8 sans difficulté. Cet édit ôtait aux enfants légitimés de Louis XIV le titre de princes du sang, que leur père leur avait donné contre les lois des nations et du royaume, en leur réservant seulement la prérogative de traverser, comme les princes du sang, ce qu’on appelle au parlement le parquet : c’est une petite enceinte de bois, par laquelle ils passent pour aller prendre leurs places ; et de tous les honneurs de ce monde, c’est assurément le plus mince. Ainsi tout ce qu’avait établi Louis XIV était alors détruit ; la forme même de son gouvernement avait été entièrement changée, des conseils ayant été substitués aux secrétaires d’État.

Le régent lui-même eut en ce temps-là une difficulté singulière avec le parlement. Il demanda quel était l’ordre de la cérémonie quand un régent allait en procession avec ce corps. Il s’agissait d’une procession à la cathédrale de Paris pour le jour qu’on appelle la Notre-Dame d’août, jour où Louis XIII avait mis la France sous la protection de la vierge Marie[5] et jour fameux pour les disputes de rang. Le parlement répondit que le régent du royaume devait marcher entre deux présidents. Le régent se crut obligé d’envoyer au nom du roi un ordre par lequel le régent devait passer seul avant la compagnie ; ce qui paraissait bien naturel, mais ce qui fait voir encore, comme on l’a vu tant de fois, qu’il n’est rien de réglé en France.

Au reste, il ne s’opposa point à l’habitude que le parlement avait prise de l’appeler toujours Monsieur, comme un conseiller, et de lui écrire Monsieur, tandis qu’il écrivait au chancelier Monseigneur, et tandis que tous les corps de la noblesse des états provinciaux donnaient le titre de Monseigneur au régent. C’est encore une des contradictions communes en France, Le duc d’Orléans n’y prit pas garde, ne songeant qu’à la réalité du pouvoir, et méprisant le ridicule des usages introduits.


  1. Sa mère était Mme de Montespan.
  2. Voyez le chapitre XLII du Précis du Siècle de Louis XV, tome XV, page 419 ; voyez aussi même tome, pages 463, 464, 469, 476, 486.
  3. Depuis 1614 ; voyez chapitre XLVI, page 11.
  4. Voyez tome XV, page 532.
  5. Voyez page 35.