Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 54

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CHAPITRE LIV.

COMMENCEMENT DES TROUBLES PENDANT LE MINISTÈRE DE MAZARIN. LE PARLEMENT SUSPEND POUR LA PREMIÈRE FOIS LES FONCTIONS DE LA JUSTICE.

De l’humiliation où le parlement fut plongé par le cardinal de Richelieu, il monta tout d’un coup au plus haut degré de puissance, immédiatement après la mort de Louis XIII. Le duc d’Épernon l’avait forcé, les armes à la main, de se saisir du droit de donner la régence à Marie de Médicis. Ce nouveau droit parut aux yeux d’Anne d’Autriche aussi ancien que la monarchie. Il l’exerça librement dans toute sa plénitude. Non-seulement il déclara la reine régente par un arrêt[1], mais il cassa le testament de Louis XIII comme on casse celui d’un citoyen, qui n’est pas fait selon les lois[2]. La régente et la cour étaient bien loin alors de douter du pouvoir du parlement, et de lui contester une prérogative dont elles tiraient tout l’avantage. Le parlement décida, sans aucune contradiction, du destin du royaume, et le moment d’après il retomba dans l’état dont la mort de Louis XIII l’avait tiré. La reine voulut être toute-puissante, et le fut jusqu’au temps des Barricades.

Mais avant que le parlement donnât ainsi la régence, et cassât le testament du roi en qualité de cour des pairs, garnie de pairs, il faut remarquer que par les anciennes lois le parlement n’existait plus. La mort du roi le dissolvait ; il fallait que les présidents et les conseillers fussent confirmés dans leurs charges par le nouveau souverain, et qu’ils fissent un nouveau serment. Cette cérémonie n’avait pas été observée dans le tumulte et l’horreur que l’assassinat de Henri IV répandit. Le chancelier Séguier voulut faire revivre la loi oubliée ; le parlement l’éluda[3]. Il fut présenté dans le Louvre à la reine ; il salua le roi, il protesta de son respect et de son obéissance ; et il ne fut question ni de confirmation d’offices, ni de serment de fidélité.

Le cardinal Mazarin gouverna despotiquement la reine et le royaume sans qu’aucun grand fit entendre d’abord le moindre murmure : on était accoutumé à recevoir la loi d’un prêtre ; on ne fit pas même attention que Mazarin était étranger. Les victoires du duc d’Enghien, si célèbre sous le nom de grand Condé, faisaient l’allégresse publique et rendaient la reine respectable. Mais cet article important des finances, qui est la base de tout, qui seul fait naître souvent les révolutions, les prévient et les étouffe, commença bientôt à préparer les séditions.

Mazarin entendait cette partie du gouvernement plus mal encore que Richelieu. Il borna sa science sur ce point essentiel, dans tout le cours de son ministère, à se procurer une fortune de cent millions ; c’était le premier homme du monde pour l’intrigue, et le dernier pour le reste. Ceux qui administraient l’argent de l’État sous ses ordres n’eurent d’autres vues que de procurer de prompts secours par des moyens toujours petits, mal imaginés, et souvent injustes. Les plus pauvres habitants de Paris avaient bâti de chétives maisons ou des cabanes hors des anciennes limites de la ville. Un Italien, nommé Particelli d’Émeri[4], favori du cardinal et contrôleur général, s’avisa de proposer une taxe assez forte sur ces pauvres familles. Elles s’attroupèrent,[5] elles allèrent porter en foule leurs plaintes à la grand’chambre, non sans y être excitées par plusieurs membres des enquêtes, qui demandèrent l’assemblée des chambres pour juger la cause des pauvres contre le ministère. Cette maladresse du gouvernement indisposa tout Paris : elle apprit au peuple à murmurer, à s’attrouper. Une partie de la grand’chambre dans les intérêts de la cour ne voulut pas souffrir que les enquêtes demandassent les assemblées du parlement.

Les enquêtes persistèrent. Heureusement pour la cour la division se mit alors entre toutes les chambres du parlement[6], requêtes contre enquêtes, enquêtes contre grand’chambre. Les requêtes voulaient être traitées comme les enquêtes, les enquêtes comme les grands chambriers. Il y eut des disputes pour les rangs. Le conseiller doyen du parlement était dans l’usage de précéder les présidents qui ne sont pas présidents à mortier. Il arriva qu’à l’oraison funèbre du maréchal de Guébriant, prononcée à Notre-Dame, les présidents des enquêtes prirent par le bras le vieux doyen Savare, et l’arrachèrent de sa place. Le premier président appela les gardes du roi qui assistaient à la cérémonie, pour soutenir le doyen. L’église cathédrale vit pour la seconde fois des magistrats scandaliser le peuple pour un intérêt de vanité.

La reine s’entremit ; le parlement s’en remit à ses ordres pour juger tous ces différends : elle se garda bien de prononcer ; la maxime divisez pour régner était trop connue de Mazarin. Il crut rendre le parlement méprisable en l’abandonnant à ces contestations ; mais il porta le mépris trop loin en faisant saisir le président des enquêtes Barillon par quatre archers, et l’envoyant à Pignerol. Ce Barillon était accoutumé à la prison ; il avait déjà été enfermé sous Richelieu. On en exila d’autres. Le ministre se croyait assez puissant pour imiter le cardinal de Richelieu, quoiqu’il n’en eût ni la cruauté, ni l’orgueil, ni le génie.

Le parlement avait encore aliéné de lui les princes du sang et les pairs : les princes du sang, parce qu’il avait osé disputer le pas au père du grand Condé dans la cérémonie d’un Te Deum ; les pairs, parce qu’il ne voulait pas souffrir que dans les lits de justice le chancelier, allant aux opinions, s’adressât aux pairs du royaume avant de s’adresser au parlement. Tout cela rendait ce corps peu agréable à la cour. On s’était servi de lui pour donner la régence, comme d’un instrument qu’on brisait ensuite quand on cessait d’en avoir besoin.

Les enquêtes, ne pouvant obtenir la liberté de leurs membres emprisonnés, cessèrent pendant quatre mois entiers de rendre la justice. Ce fut là le premier exemple d’une pareille transgression. Quelques plaideurs en souffrirent, d’autres y gagnèrent en retenant plus longtemps le bien d’autrui. La cour ne s’en mit pas en peine ; elle crut que le parlement, indisposant à la fois les princes, les pairs et le peuple, n’aurait jamais aucun crédit : c’est en quoi elle se trompa. Elle ne prévoyait pas qu’à la première occasion tout se réunirait contre un ministre étranger qui commençait à déplaire autant qu’avait déplu le maréchal d’Ancre.

La régence d’Anne d’Autriche aurait été tranquille et absolue si on avait eu un Colbert ou un Sully pour gouverner les finances, comme on avait un Condé pour commander les armées ; encore même est-il douteux si des génies tels que ces deux hommes si supérieurs auraient suffi pour débrouiller alors le chaos de l’administration, pour surmonter les préjugés de la nation alors très-ignorante, pour établir des taxes universelles dans lesquelles il n’y eût rien d’arbitraire, pour faire des emprunts remboursables sur des fonds certains, pour encourager à la fois le commerce et l’agriculture, pour faire enfin ce qu’on fait en Angleterre.

Il y avait à la fois dans le ministère de l’ignorance, de la déprédation, et un empressement obstiné à se servir de moyens précipités pour arracher des peuples un peu d’argent, dont il revenait encore moins à l’État. La taxe sur les maisons bâties dans les faubourgs n’avait presque rien produit. On voulut forcer les citoyens d’acheter pour quinze cent mille livres de nouvelles rentes. Il fallait persuader, et non pas forcer. Le cri public, appuyé des refus du parlement, rendit inutiles ces édits odieux.

Le ministère imagina de nouveaux édits bursaux dont l’énoncé seul le couvrait de honte et de ridicule. C’était une création de conseillers du roi, contrôleurs de bois de chauffage, jurés crieurs de vin, jurés vendeurs de foin, agents de change, receveurs des finances quatriennaux, augmentation de gages moyennant finance dans tous les corps de la magistrature, enfin vente de la noblesse.

Il y eut dix-neuf édits de cette espèce. On mena au parlement Louis XIV en robe d’enfant pour faire enregistrer ces opprobres[7]. On le plaça sur un petit fauteuil qui servait de trône, ayant à sa droite la reine sa mère, le duc d’Orléans son oncle, le père du grand Condé, huit ducs ; et à sa gauche trois cardinaux, celui de Lyon, frère du cardinal de Richelieu, celui de Ligny, et Mazarin. Il prononça intelligiblement ces paroles : « Mes affaires m’amènent au parlement ; monsieur le chancelier expliquera ma volonté. »

Le chancelier Séguier l’expliqua en lisant les dix-neuf édits. L’avocat général Omer Talon prononça une harangue en portant le genou sur sa banquette selon l’usage ; et comme il était le harangueur le plus éloquent de la compagnie, il dit au roi « qu’il était un soleil ; que quand le soleil n’envoie que quelques rayons dans une chambre par la fenêtre, sa lumière est féconde et bienfaisante : c’est le symbole de la bonne fortune ; mais qu’il est périlleux de songer que ce grand astre y entre tout entier, parce qu’il détruit par son activité tout ce qui entre dans ses voies, etc.[8] »

Après cette harangue, qui fut assez longue, surtout pour un roi âgé de sept ans, le chancelier demanda le suffrage des princes et des pairs : les présidents se formalisèrent qu’on n’eût pas commencé par eux ; ils furent d’avis de faire des remontrances[9]. Les enquêtes dirent que leur conscience ne leur permettait pas d’enregistrer les édits. Le chancelier répondit que la conscience en affaires d’État était d’une autre nature que la conscience ordinaire, et il fit faire l’enregistrement d’autorité.


  1. 18 mai 1613. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez, tome XIV, le chapitre III du Siècle de Louis XIV.
  3. Mémoires de Talon. (Note de Voltaire.)
  4. Voyez Siècle de Louis XIV, chapitre IV. Voltaire y met à 1646 et 1647 les événements qu’il place ici par erreur en 1644. (B.)
  5. 1644. (Note de Voltaire.)
  6. Talon, tome III. (Note de Voltaire.)
  7. 7 septembre 1645. (Note de Voltaire.)
  8. Talon, tome III, page 360. (Note de Voltaire.)
  9. Ibid. (Id.)