Histoire du matérialisme/Volume I (1877)/Texte entier

Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. iii-532).


AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR


L’Histoire du Matérialisme est l’œuvre d’un esprit éminent, admirablement préparé par de profondes études à unir, dans une vaste synthèse, tous les matériaux fournis par la science et la philosophie de son époque.

Porté à l’idéalisme, au mysticisme même, par les aspirations intimes de sa généreuse nature, attiré vers le mécanisme[1] par un vif sentiment des nécessités de la science, Lange s’est proposé de concilier ces deux tendances de la pensée humaine, depuis si longtemps en lutte.

La religion et la métaphysique, il les accepte seulement au même titre que l’art et la poésie : c’est-à-dire comme des produits nécessaires de l’organisation humaine, dépourvus de toute réalité objective, mais plus rapprochés peut-être que le mécanisme de la vérité inconnue, but constant de nos recherches.

L’Histoire du Matérialisme se compose de deux volumes. Le premier n’est, à proprement parler, qu’une introduction historique destinée à mettre en relief les transformations diverses de la conception mécanique de l’univers, depuis l’antiquité grecque jusqu’au XVIIIe siècle. Grâce à cet exposé, le lecteur se trouve préparé à l’intelligence des questions traitées dans le second volume qui est la partie capitale de l’œuvre. Ici Lange soumet à la critique philosophique les principales théories de la science contemporaine : l’origine de notre planète, l’origine de la vie sur la terre, l’origine de l’homme, l’origine et le fondement de nos connaissances, l’avenir de la religion, et enfin les dangers dont notre civilisation est menacée.

Les derniers chapitres, où l’auteur aborde la question sociale, ne sont pas les moins intéressants. Lange parle toujours de ceux qui souffrent avec une émotion communicative : qu’il s’agisse des esclaves de l’antiquité, des serfs du moyen âge ou des prolétaires des temps modernes. Suivant l’expression du Dr Nissen[2], « son cœur bat à la seule pensée de la misère des masses ». Au nom de la justice il réclame énergiquement pour les travailleurs une part plus large à l’instruction, aux jouissances de la vie. Il ne se contente pas d’écrire en faveur des opprimés, il apporte l’exemple à l’appui de ses doctrines : il fonde des sociétés de consommation, fait des conférences aux ouvriers, organise enfin l’agitation parmi eux au point d’avoir des démêlés avec la police de son pays[3].

Nous offrons aujourd’hui au public français une traduction de cet ouvrage remarquable. Elle nous a coûté quatre années d’un travail persévérant et ininterrompu. Notre tâche était ardue et délicate, car nous nous étions imposé non-seulement de rendre fidèlement la pensée de l’auteur, mais encore de suivre le texte d’aussi près que pouvait le permettre le génie de notre langue. Nous avons été sobre de néologismes. Ceux que nous avons hasardés s’expliquent facilement par leur étymologie grecque ou latine.

Lange nous avait promis de revoir nos épreuves. Privé par sa mort prématurée de cette précieuse collaboration, et voulant néanmoins conserver si notre travail toute la rigueur que comportent les nombreuses questions scientifiques passées en revue dans l’Histoire du Matérialisme, nous nous sommes fait un devoir de nous entourer d’hommes spéciaux, et nous les avons consultés toutes les fois que le texte pouvait donner lieu à double interprétation.

Nous devons une mention particulière et nos plus vifs remerciements à M. D. Nolen, professeur à la Faculté des lettres de Montpellier, qui a bien voulu écrire l’introduction de ce livre, nous prêter le concours de son érudition philosophique, et revoir notre traduction tout entière.

Nous avons encore à remercier MM. les docteurs Armand Gautier, professeur agrégé à la Faculté de médecine de Paris, directeur du laboratoire de chimie biologique, et L. Magnier de la Source, préparateur au même laboratoire, ainsi que M. Jules Grolous, ancien élève de l’École polytechnique, qui ne se sont jamais montrés avares de leurs précieux conseils.

B. POMMEROL.



Paris, 22 septembre 1877.


INTRODUCTION


L’histoire de la philosophie n’offre pas de drame plus attachant que la lutte incessante du matérialisme et de l’idéalisme ; que la perpétuelle alternative de succès et de défaite, que l’égale impuissance des deux adversaires à fixer la victoire. Jamais ces contradictions de la fortune ne se sont produites avec plus d’éclat que de notre temps. Tandis que le premier tiers du XIXe siècle avait retenti presque exclusivement des chants de triomphe de l’idéalisme, on a vu le second tiers rempli tout entier, en quelque sorte, par la voix grossissante et de plus en plus impérieuse des représentants du matérialisme.

Les adversaires de la philosophie triomphent de ces conflits sans cesse renouvelés. Ils remarquent complaisamment que l’hydre du matérialisme remplace immédiatement par une tête nouvelle relie que son éternel ennemi triomphe prématurément d’avoir abattue. Ils oublient qu’il en faut dire autant de l’idéalisme ; et que, connue par une loi nécessaire, les deux adversaires, loin de s’affaiblir par les coups mutuels qu’ils se portent, semblent l’un et l’autre y puiser une vigueur nouvelle. Il y a la même distance entre l’idéalisme critique des successeurs de Kant, et l’idéalisme dogmatique des siècles précédents, entre la métaphysique de Hegel et celle de Leibniz, qu’entre le matérialisme de Gassendi et celui de Dühring par exemple.

Quoi qu’il en soit, il semblait bien, vers 1860, que les enseignements de Büchner, de Moleschott, de Vogt avaient momentanément réduit au silence ceux des modernes représentants de l’idéalisme. Par un étrange retour de fortune, ce n’était plus de la France ni de l’Angleterre, mais de l’Allemagne, de la patrie traditionnelle de l’idéalisme, que sortaient les coryphées du matérialisme nouveau. On était tenté de désespérer d’une cause que ses défenseurs ordinaires eux-mêmes abandonnaient. C’est alors que parut l’Histoire du matérialisme de Lange.

L’auteur entreprenait, sans doute, d’expliquer par la vérité relative du matérialisme la fortune persistante de ce système ; de démontrer l’une et l’autre par l’histoire et par la critique. Mais il prétendait établir aussi que le plus parfait achèvement du matérialisme en est la réfutation la plus invincible, et que cette philosophie est fatalement condamnée à s’ensevelir dans son triomphe lui-même.

Il ne s’agissait pas moins pour lui de faire leur part à la science et à la philosophie, de réconcilier ces deux sœurs ennemies, dont l’antagonisme ignoré du passé est devenu le trouble et le péril des intelligences dans le présent. Ni l’école de Platon et d’Aristote, ni celle de Descartes n’avaient connu ce divorce. Mais, à mesure que la science et la spéculation philosophique se perfectionnaient, la différence de leurs méthodes et de leurs principes devait s’accuser plus profondément, et rendre leur accord plus difficile. Dans l’antiquité, et même chez les cartésiens, la philosophie traitait plus souvent la science en sujette qu’en alliée. Le jour devait venir où la dernière se sentirait assez forte pour s’affranchir de cette tutelle. Par une réaction naturelle, à la dépendance résignée avait succédé bientôt l’impatient antagonisme ; à la soumission d’autrefois, les prétentions du présent. Après avoir combattu pour l’affranchissement, la science n’hésitait plus, dans l’orgueil de ses succès, à lutter pour la domination. Il fallait ramener à la modération, la science exaltée par ses récents triomphes ; la décider à se contenter d’être l’alliée, après qu’elle avait espéré un moment d’être la souveraine de la philosophie. Telle est la tâche que se proposa Lange.

Pour y réussir, bien des qualités diverses et rares étaient nécessaires. Lange lui-même nous les énumère dans le portrait qu’il trace du véritable philosophe. Le penseur idéal doit « à une forte culture logique, préparée par un commerce sérieux et soutenu avec les règles de la logique formelle et avec les principes de toutes les sciences modernes, par un usage constant du calcul des probabilités et de la théorie de l’induction, joindre l’étude approfondie des diverses sciences positives, non moins que de l’histoire de la philosophie ». L’érudition solide et de première main qui s’accuse à chaque page du premier volume ; la connaissance étendue de tous les travaux de la science moderne, qui fait l’incomparable richesse du second ; les critiques pénétrantes du logicien, qui se mêlent dans tout le cours de l’ouvrage à l’exposition historique des systèmes ; enfin la logique posthume de Lange qui a été publiée l’an dernier : tout prouve que le philosophe, chez Lange, satisfaisait pleinement aux conditions énoncées.

Ce ne sont là pourtant que les règles qui doivent présider aux études du philosophe. Une âme philosophique ne s’obtient pas à ce prix seulement. Il y faut des dons naturels, que l’éducation peut développer, mais auxquels elle ne saurait suppléer. Les généreuses dispositions dont Platon excelle à nous tracer le portrait dans le Phèdre et dans le VIIe livre de la République ; le besoin inné de l’unité de la forme ; le dégoût de la réalité sensible, qui pousse l’âme à s’envoler sur les ailes de l’imagination dans le domaine de l’idéal ; l’indépendance et la fierté naturelle, qui ne consent à voir dans la réalité physique que l’instrument fatal et toujours imparfait de la destinée morale : tous ces traits de l’âme philosophique sont résumés par Lange dans cette formule, si expressive sous sa concision, l’aptitude à « la libre synthèse ». Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût, s’écriait notre Vauvenargues. Dans un sens analogue, Lange aurait pu dire aussi : Il faut avoir de l’âme pour être philosophe. Et la vie de Lange, telle que l’a décrite son ami Cohen, avec une admiration communicative et une pieuse sollicitude, aussi bien que la lecture de son œuvre, témoignent assez que nous avons affaire en lui à un esprit parent, bien qu’à un degré éloigné, de celui de Fichte, en qui la pensée est toujours à l’unisson du caractère ; qui ne regarde pas la philosophie comme la satisfaction d’une pure curiosité, mais comme la pratique d’un devoir social, et presque l’exercice d’une mission religieuse. C’est à lui qu’on peut appliquer cette belle parole de Fichte : « Chacun suit son propre caractère dans le choix qu’il fait de sa philosophie. Un système philosophique n’est pas un meuble, une chose sans vie, que l’on rejette ou que l’on prend à sa fantaisie ; mais il est comme animé par l’âme de l’homme qui l’a adopté. Un caractère que la nature a fait mou, qu’une éducation servile, que la contagion du luxe et la vanité ont amolli ou déformé, ne s’élèvera jamais à l’idéalisme. »

L’éducation non moins que la nature avait préparé Lange à son œuvre. Il savait assez les sciences pour apprécier la nécessité de leur méthode et contrôler la valeur de leurs résultats. Il était assez bon logicien pour y faire la part de l’hypothèse et de la certitude, pour en mesurer la portée et en marquer les limites. L’histoire lui avait trop bien montré la lente et laborieuse évolution, les tâtonnements incessants de l’esprit scientifique et de l’esprit philosophique, pour qu’il se fit illusion sur le dogmatisme tranchant et les prétentions à l’infaillibilité des théoriciens. D’un autre côté, le culte de l’idéal, le besoin de l’unité, de l’harmonie dominaient trop impérieusement toute son âme, pour qu’il se contentât, comme les savants de métier, des seuls enseignements de l’expérience, et n’étendît pas son regard et sa curiosité au delà de la prise des instruments ou de la portée des calculs.

L’histoire qu’il écrivit dans ces dispositions ne ressemble à aucune autre. Elle ne se recommande ni par l’abondance, ni par la nouveauté des informations. Lange n’hésite pas à reconnaître, d’ailleurs, tout ce qu’il doit au savant travail de Zeller sur la philosophie grecque, à l’histoire si complète de la logique de Prantl, sans parler des nombreuses monographies qu’il a mises à contribution et qu’il cite avec reconnaissance. Ni sur Démocrite ni sur Épicure, ni sur Lucrèce, ni sur les matérialistes du moyen âge, il n’apporte de textes, ne produit de documents nouveaux. Nous ne méconnaissons pourtant pas que, sur certains points de détail, notamment en ce qui concerne le matérialisme du XVIIe et du XVIIIe siècle, l’investigation sagace et patiente de Lange n’ait enrichi l’histoire de quelque fait nouveau. Les esprits curieux d’érudition sauront bien démêler et apprécier à leur valeur ces découvertes de notre auteur.

Mais sa véritable originalité n’est pas là. Il la faut chercher dans la discussion philosophique, dont l’exposition des doctrines est sans cesse accompagnée. Le livre de Lange est surtout une œuvre de doctrine et de critique.

Le second volume ressemble moins encore que le premier à l’histoire d’une école philosophique. Il porterait bien plus justement le titre d’histoire des théories scientifiques au XIXe siècle, que celui d’histoire du matérialisme. Mais si l’on songe que la cause du matérialisme est intimement associée à celle de la science, que le mécanisme est le fonds solide et durable de tous deux, on ne s’étonnera pas que les progrès de l’un servent à mesurer ceux de l’autre.

En résumé, le premier comme le second volume de l’ouvrage accusent bien, par la nouveauté de la forme et de la composition, l’originalité même du dessein poursuivi par l’auteur : éclairer le sens, le rôle et la valeur, et mettre à nu les faiblesses du mécanisme scientifique, par l’histoire des efforts qui l’ont conduit successivement à sa forme actuelle, des adhésions et des résistances qu’il a rencontrées, des témoignages où se sont accusées tour à tour sa fécondité et son impuissance.

Notre intention est de nous aider des indications éparses dans l’œuvre de Lange, pour reconstruire sa doctrine sur la conciliation de la science et de la philosophie, qui est son objet capital. Quelle idée se fait-il de l’une et de l’autre ? Quelles limites leur assigne-t-il ? Comment réussit-il il faire taire des prétentions jalouses ? Et n’a-t-il pas, à son insu peut-être, fait peser surtout sur l’un des deux adversaires les conditions du traité de paix qu’il a voulu conclure entre eux ?

Telles sont les principales questions auxquelles nous nous proposons de répondre.

Qu’est-ce que la science pour Lange ? Une explication rationnelle, c’est-à-dire faite pour la généralité des intelligences, du monde subjectif de nos sensations individuelles. Pour que cette explication ait le caractère de l’universalité, il faut qu’elle soit vérifiable, indépendante de l’arbitraire des sujets connaissants. Il faut en écarter rigoureusement tout ce qui échappe au contrôle. Non-seulement l’imagination, les préjugés, les passions n’y auront aucune part ; mais toutes ces impressions qui varient avec la diversité des organisations sensibles, toutes ces certitudes que la conscience conçoit, mais dont elle ne peut fournir la preuve aux autres, en seront impitoyablement écartées. Ce n’est pas encore assez dire. La science n’est pas moins faite pour agir que pour comprendre. Elle n’aspire même à la connaissance qu’en vue de l’action. « La science est conquérante », selon le mot de notre Claude Bernard. Les faits qui ne servent pas à l’action du savant ne sont pas du domaine de l’investigation scientifique. Le monde que la science ambitionne de découvrir ou plus justement de construire, c’est le monde de la réalité et de l’action pour tous ; c’est, dans toute la force étymologique du mot allemand, la Wirklichkeit. Les faits ou les réalités qui ne sont susceptibles ni d’être vérifiés par les calculs, ni d’être modifiés par les instruments, n’ont rien à démêler avec la science proprement dite. Ce qui, encore une fois, ne signifie pas qu’ils échappent à toute connaissance, et que, à côté de la certitude scientifique, une autre certitude ne puisse les atteindre mais elle ne saurait s’appeler des noms qui sont réservés à la connaissance scientifique, c’est-à-dire, dans la langue philosophique de l’Allemagne, depuis Kant, des noms d’Erkenntniss et de Wissen.

Mais où trouver ces faits, ces qualités des êtres, qui auront le triple caractère d’être les plus universels, les plus rigoureusement vérifiables, les plus directement et les plus facilement modifiables ?

Ce seront évidemment les plus simples et les plus constants des éléments de la réalité. Les propriétés de l’étendue et du mouvement sont les seules qui répondent aux conditions énumérées. Un corps cesse d’être coloré, sapide, sonore, odorant, chaud ou froid, dur ou mou pour l’aveugle, le sourd, l’homme paralysé à des degrés différents. Mais il nous paraît toujours étendu et en mouvement, parce que le toucher général juge de ces propriétés, et que la disparition complète de ce sens serait la cessation même de la conscience et de la vie. Ce sens est, par excellence, comme l’appelait si bien Aristote, le sens universel ; et les qualités qu’il perçoit méritent bien le nom de qualités premières, que leur avait donné Descartes. En définitive donc, la science des êtres ne peut satisfaire aux conditions que notre définition lui a imposées, qu’autant qu’elle porte sur les propriétés mécaniques de la réalité.

Pour mesurer le mouvement, il faut qu’il change dans sa direction, mais non dans sa quantité : car si tout change en lui, rien ne peut se mesurer, et l’on manque de tout élément d’unité et d’ordre. Nous sommes forcés d’admettre, dans l’espace que remplit le mouvement, un principe indestructible et immuable : ce principe, c’est la matière. Comme la direction générale du mouvement nous paraît se ramener aux deux formes essentielles de l’attraction et de la répulsion, nous imaginerons partout juxtaposés dans l’espace des centres de forces indestructibles ; et, pour nous le représenter, des atomes, c’est-à-dire du plein et du vide. Les mouvements de la matière ainsi conçue devront être, à leur tour, régis par la loi de la causalité : c’est-à-dire qu’ils se produiront suivant des règles immuables, uniquement destinées à maintenir l’unité essentielle du mouvement, sous la multiplicité changeante de ses directions.

Tout se ramène donc pour le savant au mouvement. Le monde des faits n’est pour lui, suivant le mot de Descartes, qu’un immense mécanisme ; et la science, une mathématique universelle. La matière n’est pas autre chose que la quantité constante du mouvement ; le déterminisme mécanique ou la loi de la causalité n’exprime que la régularité de ses modifications. La science connaît seulement le mouvement et la matière ; car ce sont là les seuls objets vérifiables et modifiables partout. Chacun de nous a la notion du mouvement ; chacun est en état de le mesurer, de le produire lui-même.

Voilà, en traits rapides, ce qu’est et ce que veut la science.

Le savant doit s’interdire absolument la recherche des causes finales. « Tout se passe dans le monde des corps, comme s’il n’y avait pas d’esprits », répétaient à l’envi Descartes et Leibniz. Tout arrive dans le monde qu’étudie le savant, comme si aucune pensée, aucune conscience ne se rencontraient dans la réalité. C’est, encore une fois, qu’une cause finale, c’est-à-dire un dessein intelligent ; c’est qu’une pensée, constante ou non, claire ou obscure, ne sont pas des modes du mouvement, ne font pas partie de la réalité matérielle, la seule sur laquelle aient prise les instruments et les calculs de la science.

Le principal reproche que Lange fasse à Démocrite est de ne pas avoir assez rigoureusement écarté la téléologie. « Des grands principes qui servent de base au matérialisme de notre époque, un seul manque à Démocrite : c’est la suppression de toute téléologie, au moyen d’un principe purement physique, qui fasse sortir la finalité de son contraire. Un pareil principe doit être admis, toutes les fois que l’on veut sérieusement établir une seule espèce de causalité, celle du choc mécanique des atomes. » Empédocle a l’insigne mérite de l’avoir tenté le premier, dans l’antiquité. Il admet « la naissance purement mécanique des organismes appropriés à leur fin, par le jeu répété à l’infini de la procréation et de la destruction, jeu où ne persiste, en définitive, que ce qui porte un caractère de durée dans sa constitution relativement accidentelle. » C’est ainsi, du moins, qu’Épicure, et Lucrèce après lui, ont compris la théorie d’Empédocle, l’ont fondue avec l’atomisme de Démocrite et avec leur propre doctrine sur la réalisation de toutes les possibilités. Lange juge sévèrement la tentative des spiritualistes de l’école de Socrate, qu’il oppose au matérialisme comme une philosophie réactionnaire. « Le matérialisme déduisait les phénomènes de lois absolument invariables ; l’école de Socrate leur opposa une réaction anthropomorphique. »

La finalité existe sans doute dans la nature, mais à titre d’effet, non de cause. Il n’y a aucune analogie, comme nous l’imaginons trop aisément, entre l’art humain et l’activité de la nature. « Les principaux moyens qu’emploie la nature sont tels qu’ils ne peuvent être comparés qu’au hasard le plus aveugle. La mort des germes de vie, l’insuccès de ce qui a commencé est la règle ; le développement conforme à la nature, l’exception. » Qu’on ne dise pas que c’est remplacer le miracle d’une causalité véritable et intelligible par la pure possibilité des hasards heureux. Il n’y a pas de hasard à proprement parler, puisque tout se passe conformément aux lois de la nécessité mécanique. Le possible, l’accidentel n’existent que par rapport à notre entendement. Les cas heureux, dont on parle, sont aussi nécessaires que les autres : car ils dérivent de l’action des même lois.

On le voit, Lange est absolument partisan du mécanisme des darwiniens. Il accepte et célèbre le principe de la sélection naturelle. Il voudrait seulement le compléter par des principes accessoires. « Nous sommes parfaitement d’accord avec Kölliker, sur ce point qu’il faut admettre des causes positives et internes de développement pour les formes organiques. Mais il n’y a rien de surnaturel ou de mystique dans ces lois internes du développement. » Il ne s’agit toujours ici que de principes mécaniques. « L’application rigoureuse du principe de causalité, l’élimination de toute hypothèse obscure sur des forces, qui se résoudraient en purs concepts, doit nécessairement rester notre principe dirigeant dans tout le domaine des sciences de la nature ; et ce qui, dans ce développement systématique de la conception mécanique de l’univers, pourrait mécontenter et blesser notre sentiment trouvera, comme nous le prouverons amplement, sa compensation sur un autre terrain. »

Le modèle de la fausse téléologie, qu’il combat ici, Lange croit le trouver dans la philosophie de l’Inconscient.

Nous avons nous-même, dans notre introduction à la traduction de la philosophie de l’Inconscient[4], signalé les graves défauts de la téléologie de M. de Hartmann. Mais il serait injuste de ne pas tenir compte des corrections que ce philosophe s’est efforcé d’apporter à son œuvre sur ce point, soit dans le chapitre final de son opuscule sur le darwinisme[5] soit dans l’appendice à la 7e édition de la Philosophie de l’inconscient, soit surtout dans la seconde et toute récente édition de son ouvrage, autrefois anonyme : l’Inconscient du point de vue de la physiologie et de la théorie de la descendance[6].

Cependant il y a une téléologie légitime. Lange en trouve dans Kant et dans Fechner lui-même, malgré quelques excès, des exemples remarquables. Du moment où l’on admet que le monde est constitué de telle sorte qu’il comporte une explication mécanique et qu’il est intelligible, alors qu’il aurait pu être disposé de mille autres façons inaccessibles à notre entendement, on reconnaît implicitement qu’il y a une finalité dans les choses. De ce que le mécanisme ne réalise la convenance organique qu’au prix de tâtonnements et d’insuccès sans nombre, il n’en reste pas moins vrai que cette façon d’atteindre son but rachète par sa généralité et sa simplicité ce qu’elle semble avoir de grossier si on la compare aux procédés plus subtils de l’art humain. Quoi qu’il en soit, le monde actuel est bien un cas spécial entre une infinité d’autres, et par suite il comporte, dans l’ensemble, une explication téléologique. Mais que nous concevions le monde particulier des organismes, ou l’univers entier, ce grand organisme, comme les produits d’un art intelligent, cela ne nous apprend rien sur le détail des phénomènes, et ne fait pas que le mécanisme ne demeure la méthode exclusive de l’investigation scientifique.

Qu’on lise la pénétrante analyse du beau discours de Dubois-Reymond sur les limites de la connaissance scientifique, si l’on veut mesurer toute l’étendue du mécanisme.

« S’appuyant sur une affirmation de Laplace, Dubois-Reymond démontre qu’un esprit qui connaîtrait, pour un espace de temps déterminé, même très-petit, la position et le mouvement de tous les atomes dans l’univers, serait en état d’en déduire, à l’aide des règles de la mécanique, tout l’avenir et le passé du monde. Il pourrait, par une application convenable de sa formule, nous dire qui était le masque de fer, où et comment périt le président Lincoln. Comme l’astronome prédit le jour où, après bien des années, une comète doit reparaître à la voûte céleste des profondeurs de l’espace ; ainsi cet esprit lirait, marqué dans ses équations, le jour où la croix grecque brillera de nouveau au sommet de la mosquée de Sainte-Sophie, le jour où l’Angleterre brûlera son dernier morceau de coke… Toutes les qualités (que nous prêtons à la matière) viennent des sens. Le mot de Moïse : « La lumière fut », est une erreur physiologique. La lumière ne fit son apparition que le jour où le premier point visuel rouge d’un infusoire fit, pour la première fois, la distinction du clair et de l’obscur… Muet et sombre en soi, c’est-à-dire sans aucune des propriétés qu’il doit à l’intermédiaire de l’organisme du sujet, tel est le monde que les recherches objectives de l’intuition mécanique nous ont révélé. À la place du son, de la lumière, la science ne connaît que les vibrations d’une matière primitive, dénuée de toute propriété, qui tantôt est pesante, tantôt échappe à toute pesée. »

La moindre infraction aux règles du mécanisme universel troublerait les calculs, dérangerait les équations. Spinoza disait plus énergiquement encore : « Un atome de matière anéanti, et le monde s’écroule. »

Il ne saurait donc pas plus y avoir de liberté que de finalité dans le monde du mouvement, parce que les lois du mouvement sont nécessaires, et que rien ne saurait les troubler.

Si Lange bannit de la science la téléologie, au nom du grand principe du mécanisme, il ne peut davantage admettre la psychologie traditionnelle. Puisqu’il n’y a de vérifiable, de démontrable scientifiquement que les rapports mathématiques des phénomènes ; puisque tout, pour la science, se réduit au mouvement de la matière, il suit qu’il n’y a pas de science, à proprement parler, des faits psychologiques, c’est-à-dire des faits qui ont justement pour caractère essentiel, comme Descartes l’avait si bien entendu, d’échapper à l’étendue, de constituer l’antithèse du mouvement matériel. Kant n’était pas moins fortement pénétré de cette vérité, lorsqu’il disait, dans la préface de ses Principes métaphysiques de la science de la nature, que la psychologie est encore bien plus éloignée que la chimie du rang de science, parce qu’il n’y a de science que là où les objets de la pensée comportent des explications mathématiques, et se ramènent à l’étendue et au mouvement. Dans son Anthropologie il faisait le procès aux vices incurables de la psychologie, à la méthode favorite de la plupart des psychologues, la méthode de l’observation directe par la conscience.

Lange reprend et développe les objections du père de la philosophie critique. Le chapitre où il analyse les défauts de la psychologie traditionnelle et les remèdes qu’il convient de leur opposer, est incontestablement un des plus instructifs du livre.

À l’exemple de Kant, il s’élève énergiquement tout d’abord rentre la distinction consacrée du sens extérieur et du sens interne. « À quoi bon cette distinction du dedans et du dehors ? Je ne puis avoir aucune représentation en dehors de moi. Voir et penser sont aussi bien des faits internes que des faits externes… Il n’est pas bien difficile de voir que la nature de toute observation est la même. Il n’y a de différence entre les observations, qu’en ce que les unes peuvent être faites avec nous ou recommencées après nous par nos semblables, tandis que les autres (celles que nous faisons directement sur nous-mêmes) échappent à cette appréciation, à ce contrôle. »

C’est surtout la méthode somatique, celle qui exige que « dans la recherche psychologique on se tienne autant que possible aux processus corporels, qui sont associés d’une manière indissoluble et régulière aux phénomènes psychiques » ; c’est la méthode ordinairement appliquée par les psychologues anglais de ces dernières années, par Spencer, par Bain et par Lewes, que Lange recommande comme la vraie méthode de la psychologie scientifique.

Il faut commencer par abandonner toutes les spéculations de l’ancienne psychologie sur la nature de l’âme. Le psychologue doit ignorer l’existence de l’âme. Que dirait-on d’un physicien qui éprouverait le besoin de définir et de démontrer, au début d’un traité de physique, l’essence de la matière ? Le petit nombre d’observations psychologiques un peu exactes qui ont été faites jusqu’ici ne permet en aucune façon de conclure à l’existence d’une âme quelconque. On n’obéit, en soutenant cette hypothèse, qu’à l’empire ignoré de la tradition, qu’à une protestation secrète du cœur contre les doctrines desséchantes du matérialisme.

« Les faits autorisent seulement à supposer que (les pensées), ces effets de l’action simultanée des sensations simples, reposent sur des conditions mécaniques, que nous parviendrons peut-être à découvrir avec les progrès de la physiologie. La sensation, et, par suite, toute la vie spirituelle, n’est, à chaque seconde, que le résultat changeant de l’action combinée d’une infinie diversité d’activités élémentaires, associées d’une manière infiniment variée, qui peuvent se localiser en soi : c’est ainsi que les tuyaux d’un orgue se laissent localiser, mais non les mélodies qu’il exécute. »

Il ne résulte pas de là qu’il n’y ait pas, à titre d’explication empirique et provisoire toutefois, d’autre psychologie possible que la psychologie somatique. Stuart-Mill a eu raison de défendre contre Comte le droit à l’existence d’une psychologie indépendante de la physiologie. Comte soutenait que les phénomènes spirituels échappent par eux-mêmes à tout déterminisme, qu’ils doivent leur régularité tout entière aux états physiologiques dont ils sont les produits ou dans lesquels ils se trouvent enveloppés. Stuart-Mill maintenait, au contraire, la légitimité de la psychologie fondée sur le principe de l’association. Voici quelle est l’opinion de Lange sur cet intéressant débat :

« En tant que la doctrine de l’association des représentations peut être fondée sur les données de l’expérience, elle a droit à prétendre au titre de science : qu’on se fasse du dernier fondement des représentations et de leur dépendance vis-à-vis les fonctions cérébrales l’opinion que l’on voudra… Des faits bien constatés et des lois établies par l’expérience gardent leur prix, sans qu’il soit nullement besoin de remonter aux causes dernières des phénomènes. Autrement, on serait également autorisé à rejeter la physiologie des nerfs tout entière, parce qu’elle n’est pas encore ramenée à la mécanique des atomes, laquelle doit pourtant nous donner les principes derniers de toute explication pour les phénomènes de la nature. »

Il n’en faut pas moins reconnaître que, sous le rapport des principes et de l’autorité scientifique des résultats, la psychologie associationniste laisse infiniment à désirer. Lange, entre autres critiques, lui conteste qu’elle ait démontré que l’association des représentations peut être soumise aux règles inflexibles d’une causalité immanente. Où trouver un principe d’unité qui soit, pour l’activité consciente de la pensée, ce qu’est le principe de la conservation de l’énergie pour l’activité physiologique du cerveau, et qui permette de ramener à des lois les états variables de la conscience, comme on fait les modifications mécaniques de la matière cérébrale ? « Tout le contenu de la conscience peut descendre du plus haut degré au zéro de l’énergie mentale, tandis que par rapport aux fonctions correspondantes du cerveau, la loi de la conservation de l’énergie garde invariablement toute sa valeur. Où est donc la possibilité d’une exactitude, même approximative, pour la psychologie de l’association ? »

La psychologie de l’association ne peut donner que des probabilités empiriques, puisqu’elle manque d’un principe de mesure. Et, en somme, on voit que Lange incline à la ramener à la physiologie cérébrale, à la physiologie des réflexes ; qu’il n’accorde, en un mot, une valeur rigoureuse qu’à la méthode somatique en psychologie.

En résumé, la méthode scientifique, pour Lange, c’est la méthode même des sciences physiques : la déduction et l’induction mathématiques, et la seconde à titre de méthode provisoire, comme l’avait enseigné avant lui Leibniz.

On ne peut souhaiter une conception plus arrêtée et en même temps plus conforme aux exigences de la méthode des sciences positives.

Mais Lange ne se préoccupe pas moins de protéger les principes du mécanisme scientifique contre les fautes des savants eux-mêmes, que de les défendre contre les partisans de la finalité et des hypothèses a priori, ou de l’observation par le sens intime. C’est pour cela que, dans cette critique approfondie des diverses sciences qui remplit le second volume, les savants ne sont pas jugés avec moins d’indépendance et critiqués avec plus de ménagements que leurs adversaires.

Si Lange reproche à Liebig de prétendre que la science ne doit pas admettre trop facilement des périodes illimitées pour la réalisation de ses hypothèses, il ne blâme pas moins Lyell de soutenir l’éternité du monde actuel. Le naturaliste, selon lui, s’engage, à ce sujet, sur un terrain qui n’est pas le sien. Ce sont là des questions qui relèvent de la philosophie.

Liebig manque également du sens critique, aussi nécessaire au savant qu’au philosophe, lorsqu’il soutient que la chimie ne réussira pas à fabriquer de toutes pièces dans ses laboratoires le moindre organisme, même le plus élémentaire, parce que l’expérience n’a pas encore montré que cela soit possible. Mais n’affirmait-on pas aussi, il y a quelques années à peine, que les matières organiques n’étaient pas réalisables artificiellement : et l’on sait ce que la synthèse chimique a fait de cette assertion.

Avec quelle ferme raison Lange expose et discute les hypothèses récemment émises sur la cessation de la chaleur et de l’organisation dans notre système planétaire, sur la possibilité d’une renaissance indéfinie de la vie dans des mondes différents du nôtre ! Bien qu’il incline, pour son propre compte, à l’idée kantienne du renouvellement sans fin de l’activité créatrice, il nous recommande et sait pratiquer lui-même une haute et sereine résignation à l’ignorance, sur tous les problèmes dont une saine critique nous interdit la solution momentanément ou pour jamais. Il n’admet pas plus la foi sentimentale du matérialiste Czolbe dans l’éternité du monde, que les illusions naïves de la croyance populaire sur le commencement et sur la fin des choses.

Il n’excelle pas moins, dans la question de la génération spontanée, à faire la part de l’expérience et celle de la raison. La seconde ne peut pas ne pas affirmer, au nom du principe de causalité, ce que la première n’a point encore réussi à constater et ce qu’elle est peut-être impuissante à découvrir jamais, soit à cause des conditions de l’existence actuelle, soit par le fait de la grossièreté de nos organes.

Mais Lange est surtout intéressant à entendre sur les questions tant controversées de l’antiquité et de la descendance simienne de l’homme. On apprend, par son exemple, comment le vrai philosophe se tient à égale distance du respect superstitieux ou intéressé pour la tradition d’un Wagner, et de l’incrédulité paradoxale et vaniteuse d’un Büchner. « Quant à l’âge que l’on doit assigner aux restes d’hommes fossiles (découverts dans les cavernes d’Engis et d’Engihoul et dans la vallée de la Somme, plus récemment à Cro-Magnon, à Aurillac, à Hohlenfels, les opinions sont tellement variables et tellement divergentes, que l’on en peut déduire uniquement la grande incertitude de tous les modes de calculs essayés jusqu’à ce jour. Il y a une dizaine d’années, on admettait assez généralement des périodes de cent mille ans. Aujourd’hui une forte réaction s’est opérée contre ces hypothèses, bien que les matériaux concernant l’homme des temps diluviens se soient considérablement accrus, et qu’on ait même découvert des traces de l’existence du genre humain à l’époque tertiaire. » Dans l’examen de cette question, comme dans celle de la descendance de l’homme, il faut s’affranchir des préjugés religieux ou politiques, non moins que de l’orgueil et de la passion. « Nous trouverons alors que provenir d’un corps animal déjà parvenu à un haut degré d’organisation, et d’où la force créatrice fait jaillir à un moment la lumière de la pensée, est plus convenable et plus agréable que de sortir d’une motte de terre. » Et il conclut en ces termes : « Ainsi, même pour des motifs psychologiques, on ne peut rejeter la parenté originelle de l’homme avec le singe, à moins toutefois que l’on ne considère le singe et le chimpanzé comme des animaux beaucoup trop doux et trop pacifiques, pour que des êtres de cette espèce aient pu donner naissance à ces troglodytes qui triomphaient du lion gigantesque des anciens temps, et qui, après lui avoir brisé le crâne, humaient avidement sa cervelle fumante. »

Les critiques que Lange dirige contre les écarts de la science soi-disant spiritualiste ne sont pas plus acerbes que celles qu’il dirige contre le matérialisme naïf de la phrénologie et de la physiologie prétendues scientifiques. Les phrénologues, de Gall jusqu’au docteur Castle, se laissent égarer par les dénominations équivoques et les divisions arbitraires de la psychologie traditionnelle. En localisant les facultés, ils ne font que réaliser des abstractions, donner un corps à des chimères, que peupler le cerveau d’âmes et d’entités multiples. On en doit dire autant de bien des physiologistes. Même chez Pflüger, dont les savantes découvertes sur les réflexes ont ouvert des voies nouvelles, ce défaut est encore très-sensible. Ce n’est que depuis les travaux de Meynert sur l’anatomie cérébrale des mammifères, depuis les belles expériences de Hitzig, de Ferrier et de Nothnagel sur la physiologie du cerveau, que la physiologie est devenue véritablement expérimentale, et en a décidément fini avec les hypothèses et les abstractions.

Jamais la cause de la science positive, comme elle s’appelle, n’avait été plaidée avec plus de chaleur et d’autorité. À coup sûr, les savants ne pouvaient exiger ni même attendre d’un philosophe une intelligence plus vive de leurs méthodes, une sollicitude plus inquiète et plus éclairée pour l’intégrité et l’indépendance de leurs principes, une revendication plus jalouse enfin de leurs droits. Ce n’était pas moins contre la timidité ou l’inconséquence de ses propres partisans que contre les prétentions ou l’hostilité de ses adversaires, que Lange défendait la science tour à tour. Le mécanisme était enfin professé dans toute la rigueur de ses lois et proclamé la règle unique, la mesure inflexible de toute certitude scientifique, présenté comme le mode fondamental d’explication, auquel tous les autres empruntent leur vérité et dont ils ne peuvent s’écarter que provisoirement.

Si Lange avait assez fait ainsi pour la cause de la science, il n’avait encore rien fait pour celle de la philosophie. Son œuvre n’était jusque-là qu’un commentaire, approprié aux problèmes contemporains, des principes et des méthodes de la philosophie positive, ou de la philosophie exclusivement scientifique.

Lange comprenait que la tâche du philosophe est autre que celle du savant. Ce dernier cherche une explication des faits qui nous permette de les gouverner plus encore que de les comprendre. Mais l’esprit ne se contente pas de savoir que le mécanisme ou l’application du principe des causes efficientes nous aide, comme disait excellemment Leibniz, « à nous procurer des phénomènes ». Nous voulons davantage.

Ce qui caractérise, à proprement parler, le philosophe et le distingue du savant, c’est le besoin de s’interroger sur l’autorité des principes, sur la valeur logique de la certitude scientifique ; c’est aussi le désir de pousser aussi loin que possible notre connaissance du vrai, en suppléant aux lacunes de l’expérience et du calcul, et de donner satisfaction à nos instincts du beau et du bien, aux aspirations de notre imagination et de notre cœur, dont le savant n’a que faire, ou plutôt dont il doit constamment se défier.

Évidemment le matérialisme ne répond pas à ces besoins nouveaux de l’âme philosophique. Le même Lange, que nous avons vu si bien glorifier les services rendus par le matérialisme à la cause de la science, ne se complaît pas moins maintenant à en faire ressortir l’irrémédiable pauvreté, les vices incurables.

Le matérialisme affirme l’existence de la matière et du mouvement : mais que sont la matière et le mouvement ? À toutes les époques, avec Démocrite et Épicure dans l’antiquité, avec Gassendi, Hobbes, de la Mettrie et d’Holbach aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec Moleschott et Büchner de notre temps, nous n’obtenons que des réponses contradictoires ou insuffisantes. Tantôt la matière semble se réduire au mouvement ; tantôt elle est, à la fois, le principe mystérieux du mouvement et de la pensée. Ici elle se résout en une collection d’atomes ; là elle est identifiée, sous le nom obscur de nature, avec le principe universel et unique de la vie. Quand les matérialistes définissent la matière comme l’atome en mouvement, ils n’analysent pas assez l’idée de matière et celle de mouvement, pour s’apercevoir que ces deux idées supposent celles du temps et d’espace, et que ces dernières, à leur tour, appellent la discussion philosophique. Au contraire, ils n’hésitent point, par un grossier sophisme, à faire dériver les idées de temps et d’espace de celles de matière et de mouvement. L’atome, auquel la matière se réduit pour eux, ne saurait être une donnée des sens : et cependant les matérialistes invoquent l’expérience comme l’unique principe de toute certitude. Le calcul mathématique leur sert à interpréter les données de l’expérience, et au besoin à les compléter : mais ils ne se demandent pas quelle est la nature, quels sont les titres de cette interprétation. Si quelques-uns d’entre eux, comme Feuerbach, font de la sensation le principe même de toute réalité, ils ne voient pas que la sensation est tout autre chose que la matière. Enfin, ils sont hors d’état avec l’atome de rendre compte de la pensée la plus élémentaire. Là est, comme le répète sans cesse Lange, le point vulnérable du matérialisme. Ce n’est qu’au prix de perpétuelles contradictions, d’obscurités calculées, ou d’une impardonnable légèreté, qu’il échappe à la difficulté. S’inspirant de Dubois-Reymond et de Zœllner, Lange résume son argumentation contre l’insuffisance théorique du matérialisme, en deux propositions qu’il nous paraît bon de citer : « 1o Le matérialisme confond une conception théorique, une abstraction (la matière) avec la réalité. De la donnée immédiate de la conscience, c’est-à-dire de la sensation, il fait une pure apparence. 2o La sensation est un fait plus fondamental que le mouvement matériel. »

Le matérialisme n’est pas moins impuissant devant le besoin de l’idéal. L’art, la morale, la religion, n’ont pas de fondement dans sa métaphysique. Qu’on lise, dans le premier volume, la réfutation ingénieuse de l’esthétique matérialiste de Diderot, des conceptions insoutenables de d’Holbach sur la religion et sur la morale ; qu’on médite surtout le dernier chapitre du second volume : on reconnaîtra sans peine que nul esprit n’a eu le sentiment plus profond des faiblesses du matérialisme, que l’historien qui s’en est montré l’interprète le plus autorisé, l’avocat le plus convaincu.

« Le matérialisme est le degré le premier, le plus bas, bien qu’il soit le plus solide comparativement de la philosophie. Étroitement attaché à la science de la nature, il ne devient un système qu’à condition d’en franchir les bornes. Sans doute la nécessité, qui domine dans le système des sciences naturelles, donne au système qui s’appuie directement sur ces dernières une certitude égale de toutes ses parties à un degré remarquable. La certitude et la nécessité de chacun des éléments rejaillit sur le système lui-même ; mais c’est là une apparence illusoire. Ce qui fait du matérialisme un système, la supposition fondamentale qui relie toutes les sciences particulières en un tout systématique, n’est pas seulement la partie la plus hypothétique, mais encore la moins capable de résister à la critique. »

Le matérialisme n’en a pas moins le mérite d’intervenir utilement, toutes les fois que les droits de la science sont méconnus ou contestés par la métaphysique. « Toute explication fausse de la réalité ébranle la base même de notre existence spirituelle. À l’encontre des rêveries métaphysiques, qui prétendent pénétrer l’essence de la nature et découvrir par la vertu de purs concepts ce que l’expérience seule peut nous apprendre, le matérialisme est comme contre-poids un véritable bienfait. » — « L’homme sans doute a besoin de compléter le monde réel par un monde idéal, produit de sa création ; et les plus hautes comme les plus nobles fonctions de son esprit concourent dans de telles productions. Mais les produits de cette libre activité continueront-ils de se présenter sous la forme d’un savoir démonstratif ? Alors le matérialisme renaîtra toujours pour détruire ces audacieuses spéculations, et satisfaire le besoin d’unité de l’esprit par la synthèse qui dépasse le moins les données de la réalité et de la démonstration. »

Mais que la reconnaissance due à ses bienfaits ne nous fasse pas oublier « qu’il est, indépendamment de son insuffisance théorique, pauvre en excitations, stérile pour l’art et la science, indifférent ou égoïste dans les rapports sociaux ».

La métaphysique du matérialisme n’est donc pas celle de Lange.

Si nous cherchons définir la métaphysique de notre auteur, il nous en faut chercher les traits épars dans tout son ouvrage. Bien qu’il ne soit pas très-facile de dégager une métaphysique conséquente des affirmations trop diverses de Lange, et de démêler une préférence décidée à travers les témoignages multiples de sa mobile sympathie, l’idéalisme moral et religieux de Fichte paraît bien être le modèle dont il tend le plus à se rapprocher.

En dépit de certaines déclarations sceptiques de sa théorie de la connaissance, Lange ne s’interdit pas plus que Fichte de jeter un coup d’œil sur le monde des choses en soi ; et, soutenu par sa foi morale, de soulever un coin du voile qui nous en dérobe le mystère : « La science n’est pas le moins du monde contrariée dans sa marche conquérante, parce que la foi naïve dans la matière s’évanouit ; et parce que, derrière la nature, un monde infini se découvre, qui est peut-être bien la même chose vue seulement d’un autre côté ; parce que cette autre face des choses parle à toutes les aspirations de notre cœur, et que notre moi y reconnaît la véritable patrie de son être intime, tandis que le monde des atomes et de leurs vibrations éternelles lui paraît étranger et froid. » On reconnaît aisément dans ces lignes un écho de la pensée de Fichte[7].

Ce qui fait surtout l’excellence de la doctrine de Fichte aux yeux de Lange, c’est qu’elle unit intimement le sentiment religieux et la préoccupation sociale à l’inspiration métaphysique. Fichte a compris, selon lui, que la religion seule communique une efficacité véritable au sentiment qu’a l’individu de sa dépendance vis-à-vis du tout. Seule elle donne à l’impératif catégorique du devoir assez de force pour briser la résistance des passions. Pénétré de cette vérité que, pour toute âme vraiment religieuse, la foi spontanée, le sentiment l’emportent sur le dogme et sur les pratiques du culte, Fichte a essayé, sous le nom de philosophie de la religion, la conciliation de la raison philosophique et de la religion traditionnelle. Il a aussi été le premier « qui ait soulevé en Allemagne la question sociale ».

Que le christianisme transformé suffise à la mission moralisatrice et sociale que Lange, d’accord avec Fichte, assigne à la religion de l’avenir, ou que l’idée religieuse soit destinée à revêtir une autre forme, « il est certain que la religion de l’avenir devra unir deux choses : une idée morale capable d’enflammer le monde, et une tentative de régénération sociale assez énergique pour relever d’une manière sensible le niveau des masses opprimées ».

Cette religion aura son clergé, son culte, ses fêtes, ses chants. Il est curieux de suivre les discussions qui s’échangeaient à ce sujet entre Lange et son ami Uberweg. Celui-ci voulait que la religion de l’avenir professât, comme l’antique hellénisme, le culte de la nature et de la vie, enseignât la sérénité et la joie, par « opposition au christianisme qui a négligé cette mission ». Lange exigeait que la religion contînt à la fois des enseignements pour les déshérités comme pour les heureux de ce monde.

« Je demandais qu’on conservât au moins auprès de l’édifice nouveau et plus riant de la religion de l’avenir… une chapelle gothique pour les cœurs affligés. Je voulais que, dans le culte national, fussent instituées certaines fêtes qui apprendraient aux heureux de la vie à abaisser de temps en temps leurs regards dans les abîmes de la souffrance humaine, et à se sentir avec les malheureux et même les méchants dans un commun besoin de délivrance… Je me rappelle très-bien qu’un jour où nous nous entretenions de la nécessité qu’il y aurait à faire entrer nos meilleurs chants d’Église dans le culte nouveau, Uberweg me demanda quel chant des livres protestants je prendrais volontiers. Je lui répondis avec la pleine conscience de la différence qui nous séparait, par le chant qui commence ainsi : « Ô tête couverte de sang et de blessures ! » Uberweg se détourna et renonça désormais à s’entendre avec moi sur la poésie religieuse de l’avenir. »

L’avenir verra-t-il s’élever de nouvelles cathédrales, ou se contentera-t-il de halles spacieuses et bien éclairées ? « Le chant de l’orgue et le son des cloches ébranleront-ils l’air avec une puissance nouvelle ; ou la gymnastique et la musique, au sens grec, deviendront-elles les arts préférés d’une nouvelle époque ? En aucun cas, l’œuvre du passé ne sera complètement perdue ; en aucun cas, ce qui a fait son temps ne reviendra sans s’être modifié à la vie. Dans un certain sens, d’ailleurs, les idées de la religion sont indestructibles. Qui songe à réfuter une messe de Palestrina, à discuter la vérité d’une madone de Raphaël ? À tous les âges, le Gloria in excelsis exercera son empire sur le cœur de l’homme. Il retentira à travers les siècles, aussi longtemps que la sensibilité de l’homme sera secouée par la religieuse émotion du sublime. »

Quoi qu’il en soit, la religion n’est pas moins nécessaire que la métaphysique et l’art pour compléter l’œuvre de la science et assurer le progrès de la société.

L’humanité ne goûtera de paix durable qu’autant qu’elle saura découvrir dans la poésie le principe immortel qui est au fond de l’art, de la religion et de la philosophie ; qu’autant que, sur le fondement d’une telle connaissance, reposera l’accord, cette fois définitif, de la science et de la poésie trop longtemps divisées. Alors entre le vrai, le bien et le beau s’établira une riche harmonie, au lieu de cette unité morte que la plupart des libres penseurs, des réformateurs socialistes poursuivent avec passion, et croient trouver en prenant la vérité empirique comme le principe unique.

Mais Lange prévoit que cette paix des puissances de l’âme, dans l’individu et dans la société, ne se réalisera pas sans de longs efforts, sans de pénibles secousses, sans un douloureux ébranlement des consciences et des institutions. « Les conflits qui se préparent seraient adoucis, si les hommes qui sont à la tête de la société étaient tous ouverts à l’intelligence du développement de l’humanité et du processus historique ; et il ne faut pas désespérer que, dans un avenir éloigné du moins, les plus profondes transformations pourront s’opérer sans que l’humanité soit mise à feu et à sang. Ce serait sans doute la plus belle récompense pour le penseur, s’il pouvait, par ses labeurs, frayer à la réalisation de l’inévitable une voie non ensanglantée par les sacrifices, et aider à transmettre sans aucune altération les trésors de la culture passée aux générations nouvelles. Mais cette espérance est bien faible… Le penseur n’en a pas moins le devoir de parler, bien qu’il sache que ses enseignements seront peu écoutés par les hommes du jour. »

C’est par ces paroles émues et résignées que le philosophe réformateur prend congé du lecteur. Elles peignent en traits saisissants cette âme militante et rêveuse de dialecticien et de mystique, de savant et de poëte, qui rappelle par tant de côtés la généreuse nature de Fichte.

Il nous reste à porter une appréciation sommaire sur les mérites et les défauts de l’œuvre de Lange, à juger la valeur de sa tentative de conciliation entre la science et la spéculation. Nous avons cru devoir nous attacher surtout à rassembler les traits essentiels de cette pensée si complexe, à préparer en quelque sorte pour le lecteur les éléments d’un jugement définitif. Nous ne voulons cependant pas nous soustraire à l’obligation de dire notre sentiment personnel sur le livre de Lange. Nous n’avons aucunement sans doute la prétention de diriger, encore moins d’enchaîner l’opinion d’autrui. Mais notre conscience de philosophe nous fait un devoir de rendre hommage, à notre tour, à la grande cause que défend Lange, en signalant et les services qu’il lui a rendus et les torts qu’il lui a involontairement causés.

Le défaut le plus apparent de l’ouvrage, c’est le manque d’unité.

Ce vice tient sans doute, et tout d’abord, à la nature même du livre, qui n’est purement ni une œuvre d’histoire, ni une œuvre de critique ; qui paraît, dans le premier volume, exclusivement consacré à la justification du mécanisme, à l’apologie du matérialisme scientifique, et qui, dans le second, se montre destiné surtout à mettre en lumière la vérité de la thèse idéaliste, à résoudre le mécanisme en une hypothèse subjective. Il faut reconnaître encore que les additions considérables faites, dans la seconde édition, à la critique des sciences positives, ont troublé, en bien des endroits, l’économie de la composition primitive.

Mais ce ne sont pas seulement des vices de forme que nous avons à signaler dans l’histoire du matérialisme. C’est sur l’incertitude, la confusion, les contradictions trop fréquentes des doctrines mêmes de l’auteur, qu’il importe d’insister particulièrement.

La doctrine critique de Lange repose essentiellement sur l’opposition de la science et de la croyance ; sur la distinction solidement établie et fermement maintenue de la certitude démonstrative et de la certitude métaphysique. Mais, pour être de nature différente, ces deux espèces de certitude sont-elles inégales ? et, dans ce cas, quelle est celle des deux qui nous rapproche le plus de la vérité absolue ? Il semble d’abord, lorsqu’on lit Lange, que toute certitude, toute réalité nous viennent de la science positive. Mais bientôt tout ce monde, si laborieusement édifié par la science, et qui reposait sur le solide fondement de l’expérience et de la démonstration, se dissout sous l’effort de la critique, et ne nous apparaît plus que comme un mirage trompeur, comme une vaine apparence. En un mot, on ne voit pas clairement où est la vérité la plus haute, sinon la vérité définitive. Réside-t-elle dans l’idéal ou dans la réalité sensible ? Ou encore, tous deux ne seraient-ils pas d’égales illusions, avec cette différence toutefois que l’illusion sensible serait, après tout, la commune illusion, tandis que l’illusion métaphysique est mobile et capricieuse comme les individus ? La science aurait alors l’avantage sur sa rivale.

Il nous est interdit de nous arrêter à cette pensée. Nous ne pouvons oublier que les catégories, ces règles suprêmes de la connaissance scientifique, nous sont présentées par Lange comme des données de l’expérience psychologique, comme des principes, dont le nombre est incertain, dont l’origine est empirique. La complaisance avec laquelle Lange revient, soit à propos de Protagoras, soit à propos de Hobbes, sur la thèse du relativisme de la connaissance, et le prix qu’il attache à la théorie de la probabilité, semblent indiquer que les principes comme les résultats de la science ne reposent pour lui que sur la vraisemblance.

Mais il n’a pas plus le droit de parler de vraisemblance que de certitude. Car où est le principe qui servira de mesure à la vraisemblance ? Est-ce l’expérience, mobile et bornée comme l’individu, comme l’humanité ?

Ainsi, on le voit, nous sommes enfermés par Lange dans un double cercle d’illusions, le premier plus étroit, plus inflexible, le second plus vaste, mais aussi plus mobile. Illusions scientifiques, illusions métaphysiques nous dérobent également la vraie face des choses. Nous ne connaissons la vérité, la réalité de rien.

Cette conclusion, un disciple de Lange, Vaihinger, n’hésite pas à la dégager de l’œuvre du maître et à la formuler dans toute sa désespérante rigueur. Est-ce bien celle de Lange ? En avons-nous fini avec les fluctuations de sa pensée, nous ne pouvons dire de son système ? Sommes-nous certains au moins d’une chose, à savoir que rien n’est certain ? Ce serait là, sans doute, une proposition contradictoire, qui se détruirait elle-même ; mais enfin nous aurions saisi le dernier mot de Lange.

M. de Hartmann, dans sa récente réponse aux critiques de Vaihinger, a mis habilement en relief le nihilisme sceptique de Vaihinger, en poussant à l’extrême le subjectivisme critique que ce dernier emprunte à Lange. Il imagine spirituellement entre le philosophe et une dame un dialogue sentimental et philosophique, où la dame finit par repousser fièrement les tendres déclarations d’un galant trop peu convaincu de la réalité de ses charmes et de son existence même. Mais M. de Hartmann fait surtout le procès à Vaihinger. Il voit très-bien que le subjectivisme du second s’emporte bien au delà de limites où le sens éminemment pratique du premier fait effort pour se contenir.

Lange, en effet, à tant d’autres contradictions, que nous lui avons déjà reprochées, en joint une nouvelle, la plus heureuse, si l’on veut, mais à coup sûr la plus flagrante de toutes. Son idéalisme subjectif repose, comme celui de Fichte, sur un dogmatisme moral très-décidé. La loi du devoir, l’obligation de subordonner l’individu au tout est affirmée par lui, avec insistance et énergie, comme la plus haute vérité, comme la suprême certitude. Les inspirations de la foi métaphysique voient alors leur vérité mesurée au rapport qu’elles ont avec notre besoin moral ; et la science, avec son hypothèse mécaniste, doit, à son tour, sa vérité et son prix à ce qu’elle est l’instrument nécessaire du commerce des intelligences, la condition sine qua non de l’ordre moral des esprits. C’est à la lumière supérieure de la conscience morale que, comme Kant et plus encore comme Fichte, Lange se hasarde, en passant sans doute, mais avec une foi entière, que ne connaissent pas l’ironie critique et le scepticisme indifférent de Vaihinger, à des hypothèses sur le fond dernier de la réalité, sur le monde des choses en soi, qui rappellent, nous l’avons montré, celle des métaphysiciens les plus hardis.

Et il semble bien que les inspirations métaphysiques de ce dogmatisme moral dominent au fond la doctrine de Lange ; et qu’on serait injuste envers sa pensée, en insistant trop longtemps sur les contradictions de détail, sur les conséquences sceptiques que nous avons dû relever. Ce n’en est pas moins un grave reproche à faire à un philosophe, qui excelle si bien à critiquer les autres, que d’être obligé de tenir moins compte de ses affirmations expresses que de ses tendances morales. Sous cette réserve, nous accordons volontiers à Lange le bénéfice de son dogmatisme moral. Nous croyons que la métaphysique de Fichte, commentée et agrandie par les récentes découvertes de la science, pourrait bien être, au fond, le dernier mot de sa philosophie.

L’unité du système ne peut donc être maintenue qu’à condition que Lange supprime le divorce de la raison théorique et de la raison pratique ; qu’il se décide à subordonner la première à la seconde, à faire de la liberté le principe commun de la connaissance et de l’action. Nous n’ignorons pas que Lange nie le libre arbitre, aussi décidément qu’un matérialiste. Il ne consent même pas à reléguer, comme Kant, la liberté dans le monde des noumènes. Il parle pourtant sans cesse de la « libre synthèse » de l’esprit, de la spontanéité que le moi déploie dans ses créations idéales. Ici comme précédemment, nous aurions à mettre en lumière, à développer, plus que Lange ne l’a fait lui-même, les germes de dogmatisme moral que contient surtout le dernier chapitre de son œuvre.

Ce ne serait pas assez de corriger les contradictions générales dont nous venons de parler, celles du scepticisme et du dogmatisme, du relativisme scientifique et du dogmatisme moral, de la raison théorique et de la raison pratique, de la liberté et du déterminisme. Nous n’en finirions pas, si nous voulions relever toutes les incohérences de détail que le livre renferme. Et cela est tellement vrai, que Vaihinger se croit autorisé par certains textes à soutenir que Lange fait de l’antinomie la loi même de la pensée. Selon le disciple, l’opposition du réel et de l’idéal, de la liberté et de la nécessité, du fini et de l’infini, du phénomène et de la chose en soi, du pessimisme et de l’optimisme, de la science et de la métaphysique, du mécanisme et de la finalité, pour ne parler que des antinomies les plus importantes, a été élevée par la critique de Lange et la hauteur d’un principe nouveau et déclarée absolument réfractaire à toutes les tentatives de conciliation. Nous persistons à plaider avec Lange contre Vaihinger, au besoin contre Lange lui-même. Nous croyons que la métaphysique de Lange, entendue dans le sens de l’idéalisme pratique, n’est pas condamnée à l’antinomie.

De ce point de vue, il nous serait facile de combler les lacunes des conceptions spéculatives de Lange, après en avoir fait cesser les contradictions. Ni sur l’art, ni sur la morale, Lange ne nous donne des explications suffisantes. Sans doute il oppose à l’esthétique, à l’éthique du matérialisme les principes très-décidés de son idéalisme pratique. Il nous invite à voir dans l’art et la morale des produits de la même libre synthèse qui se joue dans les constructions de la métaphysique. Mais il ne nous dit pas quel est le lien de ces diverses synthèses. Il ne nous éclaire pas sur les relations qu’ont entre elles ces formes diverses de l’idéal. Le beau est-il une pure création de l’esprit, sans rapport avec la réalité ? La nature ne doit-elle être considérée que comme un mécanisme sans vie, sans beauté propre ? Est-elle étrangère à toute finalité ? Ces divers problèmes restent sans solution dans le livre de Lange. Il semble que le beau, le vrai, le bien habitent des sphères séparées et étrangères ; ou encore que la pensée revête arbitrairement de formes absolument indépendantes les unes des autres, suivant la faculté spéciale à travers laquelle il la contemple, une réalité mystérieuse, qui n’a rien de commun avec ces apparences diverses. Ainsi le même œil peut voir les objets sous les aspects les plus contraires, en interposant capricieusement entre eux et lui des prismes de couleur et de formes différentes. Où est cette harmonie du beau, du vrai et du bien, cette unité des puissances de l’âme que Lange nous fait un devoir de réaliser ? En supprimant tout rapport entre l’idéal et la réalité, ne risque-t-il pas d’amoindrir le prix et l’attrait du premier ? Je comprends que Platon et qu’Aristote placent les formes pures dans une région supérieure à celle des sens. Mais ils font de l’idéal le but suprême qu’aspire à réaliser la nature, bien qu’elle y soit éternellement impuissante. Et Kant n’asservit pas moins impérieusement le monde sensible que la conscience de l’homme aux fins supérieures de la raison pratique. Cette harmonie des puissances de la nature et de la pensée, nous la cherchons en vain dans la doctrine de Lange. Et par ce côté, elle est bien inférieure à l’œuvre des grands idéalistes.

Nous ne croyons pas non plus que Lange serve aussi bien qu’eux la cause de l’action et du progrès moral. Nous l’avons dit à maintes reprises, la nature de Lange est éminemment pratique. Ce qu’il poursuit avant tout, c’est l’harmonie de diverses énergies de l’âme. Il veut faire cesser le divorce de la science et de la spéculation, de l’idéal et du réel, où s’épuisent les meilleures intelligences ; et tourner contre l’ennemi commun, c’est-à-dire contre la souffrance physique et morale, contre la misère sociale en un mot, les forces combinées de la science, de l’art, de la moralité, de la spéculation. Il ne combat si énergiquement en faveur des droits du mécanisme contre les prétentions de la métaphysique, que parce que le premier est le seul instrument efficace de la lutte engagée par l’esprit contre les puissances de la matière ; et il ne brise, à leur tour, les fausses idoles du matérialisme, avec une si généreuse impatience, que parce que l’égoïsme économique en fait ses divinités protectrices. S’il veut protéger contre le souffle glacé des abstractions scientifiques les inventions délicates de l’imagination poétique, ou les nobles inspirations de la métaphysique, c’est qu’il croit à leur vertu éducatrice, à leurs bienfaisantes influences. Il n’insiste sur la mission sociale de la religion, et n’appelle de toutes les forces de son âme l’accord du christianisme et de la culture moderne, que parce qu’il est profondément convaincu de l’efficacité pratique de la foi religieuse.

Mais a-t-il bien suivi la voie qui doit conduire à la transformation morale et sociale de l’humanité ? Est-ce nous intéresser à la cause de la métaphysique et de la religion, que nous demander d’y travailler sans y croire ? Ne réduit-il pas l’art à n’être qu’une distraction élégante, qu’un amusement d’oisifs, en lui refusant de servir d’interprète et de modèle à la réalité ? Il risque même de détourner les esprits de la science, en interdisant à la science tout commerce avec la réalité vraie. Mais surtout il ne saurait persuader aux hommes de travailler à l’œuvre collective de l’émancipation et du progrès, alors qu’il semble enchaîner les actions humaines, comme l’évolution de la nature elle-même, au déterminisme inexorable des lois mécaniques. Sans doute, c’est aux tendances sceptiques de la philosophie de Lange que nous faisons encore ici le procès. On nous accordera sans peine qu’elles ne sont propres qu’à diminuer l’efficacité de son enseignement pratique.

Ainsi l’absence d’autorité pratique n’est pas moins sensible que le manque d’unité dans l’œuvre de Lange. Tous nos reproches se ramènent à un grief plus général, l’incertitude de sa métaphysique.

Hâtons-nous de reconnaître que le dessein de Lange excuse en partie les défauts de son livre.

Ce n’est pas, en effet, une métaphysique qu’il s’est proposé de nous donner, mais une théorie de la connaissance, au point de vue spécial et restreint d’une analyse critique du mécanisme scientifique. Il cherchait avant tout à rapprocher les savants et les philosophes, en défendant avec les premiers les droits imprescriptibles, en soutenant avec les seconds l’insuffisance théorique et pratique du mécanisme. Les savants qu’il s’agissait de gagner au respect d’abord, et ensuite, s’il était possible, au culte de la spéculation philosophique, avaient besoin d’être éclairés sur les sophismes et la pauvreté du matérialisme, non d’être initiés prématurément aux hypothèses toujours discutables d’une doctrine métaphysique. Il était bon de faire appel à leur sens de l’analyse et de la méthode contre un système superficiel et trompeur. Il n’eût pas été prudent d’y soumettre trop tôt des conceptions, dont la subtilité et l’étrangeté auraient déconcerté et alarmé bien vite leur philosophie mal assurée ; dont ils auraient surtout, avec leurs habitudes d’esprit, méconnu trop aisément le caractère provisoire. D’un autre côté, ce n’est pas aux philosophes qu’il était nécessaire de démontrer le prix de la métaphysique, la valeur poétique et morale des spéculations idéalistes. Et l’histoire de la spéculation était assez riche d’indications précieuses, de suggestions fécondes, d’hypothèses séduisantes et légitimes, pour qu’il ne fût pas nécessaire d’enrichir d’un système nouveau la série de ces généreuses fantaisies, où s’est complue l’imagination et dont a vécu la conscience du passé. Les philosophes du présent avaient bien plutôt besoin d’être conquis à l’intelligence, au respect du mécanisme scientifique. Il fallait, en un mot, dissiper chez eux l’ivresse de cet idéalisme chimérique qui avait égaré depuis Kant les plus hautes intelligences, et rabattre chez leurs adversaires l’orgueilleuse suffisance du savoir positif, ses vaines prétentions à résoudre l’énigme de l’univers, et à remplir la vaste capacité du cœur de l’homme. Cette double tâche, Lange a l’impérissable honneur de l’avoir tentée et victorieusement résolue.

Il a mieux que tout autre compris que le réel et l’idéal sont, à des titres divers, mais également imprescriptibles, le double champ de notre activité, la double patrie de nos âmes. Les fleurs de l’idéal ne peuvent être cultivées et cueillies que sur le terrain préparé et fécondé par les sciences et l’industrie de l’homme. Se contenter de l’activité matérielle et du mécanisme scientifique qui la doit diriger, c’est se borner à préparer les conditions de la vraie vie, mais renoncer à la vivre, et, comme dit le poëte, propter vitam vivendi perdere causas. Nul n’a plus éloquemment que Lange signalé le danger que le développement des sciences positives et de l’industrialisme fait courir aux sociétés modernes ; nul n’a mieux compris qu’affaiblir le sens de l’idéal, c’est accroître celui de l’égoïsme. Sans doute la cause de l’art, de la spéculation avait trouvé avant lui d’éloquents défenseurs : elle n’avait jamais été plaidée, depuis Kant, avec cette largeur de vues, je veux dire avec la claire et profonde conviction qu’il est nécessaire de ne rien retrancher à la science et au mécanisme de ce qu’on accorde à la spéculation et à l’esprit.

C’est surtout en regard des tentatives semblables de ces dernières années qu’il faut placer l’œuvre de Lange, pour en bien mesurer l’originalité. En France, en Allemagne, en Angleterre, la cause de la conciliation de la science et de la philosophie a trouvé d’habiles et vaillants interprètes. Sans parler des tentatives que les noms de Lotze et de Hartmann recommandent en Allemagne ; de la distinction maintenue par Spencer entre le domaine de la croyance et celui de la connaissance ; de la confession finale de Stuart-Mill dans ses Essais sur la religion : bornons-nous à rappeler ici les tentatives, estimables à des titres divers, qui ont été faites dans notre pays par des penseurs éminents. Est-ce que la Critique de Renouvier, la Métaphysique et la Science de Vacherot, le rapport de M. Ravaisson sur la Philosophie française du XIXe siècle, le livre de M. Caro sur le Matérialisme et la Science, l’ouvrage récent de M. Janet sur les Causes finales, ne sont pas pénétrés du même besoin auquel l’Histoire du matérialisme doit naissance ? On trouvera peut-être que la science y fait parfois les frais de la conciliation poursuivie. Mais n’est-ce point, par contre, la philosophie qui les paye trop souvent dans le livre de Lange ? Et cette différence marque justement l’originalité de l’entreprise de notre auteur en regard d’essais semblables. Nulle part le déterminisme scientifique, nulle part le mécanisme cartésien n’ont trouvé de notre temps un interprète aussi ferme, aussi pénétrant.

Il nous resterait à parler de l’influence qu’ont exercée les idées de Lange sur les penseurs contemporains. Les préoccupations sociales et religieuses qui s’accusent dans les écrits, remarquables à des titres divers, de M. de Hartmann et de Strauss, semblent bien inspirer, pour les combattre sans doute, des conceptions de Lange. Signalons surtout ce mouvement d’études kantiennes dont l’apparition de l’Histoire du matérialisme a donné en quelque sorte le signal.

En résumé, ni l’originalité, ni l’opportunité, ni l’influence n’ont manqué à l’œuvre de Lange.

Avec ses rares qualités et ses graves défauts, l’Histoire du matérialisme est, à nos yeux, une des lectures les plus fortifiantes qui puissent être recommandées aux esprits que trouble trop facilement le spectacle des dissentiments et des contradictions de la pensée contemporaine.

Elle leur enseignera comment il faut juger l’opposition séculaire, mais trop aisément déclarée insurmontable de la spéculation et de la science positive. Ils y verront réduites à leur juste valeur les accusations passionnées, les craintes irréfléchies et les inquiétudes calculées, que provoque chez les esprits superficiels ou prévenus le nom seul du matérialisme ou l’idée du mécanisme physique. Ils comprendront mieux aussi quelle secrète affinité relie la métaphysique et la poésie. Lange leur apprendra, à tout le moins, qu’il n’est pas plus légitime de triompher contre la philosophie de la variété des doctrines philosophiques, que de tirer avantage contre l’art de la diversité des préférences esthétiques.

Plus que dans le reste de l’Europe, enfin, c’est peut-être chez nous que le divorce de la science et de la spéculation divise le plus profondément les intelligences. L’exemple de Lange réussira sans doute à les convaincre de la possibilité, disons mieux, de l’impérieuse nécessité d’associer la culture scientifique aux méditations de la philosophie.

D. Nolen.



Montpellier, août 1877.

AVANT-PROPOS DE L’AUTEUR


Les modifications que nous avons fait subir à cette deuxième édition de l’Histoire du matérialisme, ont été nécessairement motivées, en partie par le plan primitif de l’ouvrage, en partie par l’accueil qu’il a reçu du public.

Comme je l’ai déclaré incidemment dans la première édition, je désirais produire un effet immédiat et je me serais consolé sans peine si, au bout de cinq ans, mon œuvre eut déjà été oubliée. Mais, loin de là, malgré une série de critiques, du reste très-bienveillantes, il m’a fallu près de cinq ans pour commencer à être connu d’une manière satisfaisante, et jamais mon ouvrage n’a été demandé plus vivement que lorsque l’édition en était épuisée et que mon travail, selon moi, avait vieilli sous bien des rapports. Cette dernière réflexion s’applique surtout à la deuxième partie de l’ouvrage, qui sera pour le moins remaniée d’une manière aussi complète que celle qui reparaît aujourd’hui. Les livres, les personnes et les questions spéciales, autour desquelles s’agite la lutte des opinions, ont changé en partie ; le rapide développement des sciences physiques et naturelles exigeaient principalement une refonte totale du texte de différentes sections, bien que l’enchaînement des idées et l’ensemble des conclusions pussent au fond rester les mêmes.

La première édition était, à vrai dire, le fruit de longues années d’études, et cependant la forme en ressemblait presque à de l’improvisation. Plusieurs défauts de ce mode de rédaction ont maintenant disparu, mais en même temps aussi peut-être différentes qualités de mon travail primitif. Si, d’un côté, je voulais répondre, autant que possible, à l’attente des lecteurs qui me demandaient plus que mon intention première n’était de leur donner ; d’un autre côté, je ne voulais pas enlever entièrement à mon œuvre son cachet primitif. Loin de moi donc l’idée de revendiquer pour la première partie, dans sa nouvelle forme, le caractère d’une véritable monographie historique ; je ne pouvais ni ne voulais oublier que mon livre est avant tout une œuvre d’enseignement, de démonstration et de progrès, qui se poursuit depuis la première page jusqu’à la conclusion finale de la deuxième partie, et qui, pour mieux préparer les lecteurs et atteindre son but, sacrifie la paisible uniformité d’une rédaction purement historique. Mais, en remontant sans cesse aux sources, en ajoutant des notes et des éclaircissements considérables, j’espérais remédier en grande partie à l’absence d’une monographie réelle, sans renoncer au but essentiel que je me propose. Après comme avant, mon dessein est d’éclairer les principes, et je ne me défendrai pas trop si, pour ce motif, on ne trouve pas tout à fait exact le titre que j’ai donné à mon œuvre. Ce titre a maintenant un droit historique et peut être conservé. Mais pour contenter aussi les lecteurs qui s’attachent surtout à l’exposé historique, quelque défectueux qu’il puisse être, j’ai donné à la première partie son index spécial, et l’on pourra se procurer les deux volumes séparément. Pour moi, cependant ils forment une entité indissoluble ; toutefois mon droit cessera quand j’aurai déposé la plume, et je devrai me tenir pour satisfait si tous les lecteurs, même ceux qui ne pourront utiliser que certaines parties de mon ouvrage, veulent être assez indulgents pour apprécier les difficultés de ma tâche.

A. Lange.



Marbourg, juin 1873.


PREMIÈRE PARTIE

LE MATÉRIALISME DANS L’ANTIQUITÉ


CHAPITRE PREMIER

Période de l’ancienne atomistique, particulièrement Démocrite.


Le matérialisme se rencontre parmi les plus anciens essais d’une conception philosophique du monde. Conflit entre la philosophie et la religion. — Preuve de ce conflit dans l’ancienne Grèce. — Origine de la philosophie. Influence des mathématiques et de l’étude de la Nature. — Relations avec l’Orient. Commerce. — Prédominance de la déduction. — Systématisation du matérialisme par l’atomistique. — Démocrite ; sa vie, sa personnalité ; sa doctrine. — Éternité de la matière. — Nécessité. — Les atomes et le vide. — Cosmogonie. — Propriétés des choses et des atomes. — L’âme. — Éthique. — Empédocle et l’origine de l’idée de finalité.


Le matérialisme est aussi ancien que la philosophie, mais il n’est pas plus ancien. La conception des choses qui domine naturellement dans les périodes les plus anciennes de la civilisation ne s’élève pas au-dessus des contradictions du dualisme et des formes fantastiques de la personnification. Les premiers essais tentés pour s’affranchir de ces contradictions, pour acquérir une vue systématique du monde et pour échapper aux illusions ordinaires des sens, conduisent directement dans le domaine de la philosophie ; et parmi ces premiers essais, le matérialisme a déjà sa place (1).

Mais dès que la pensée commence à procéder logiquement, elle entre en lutte avec les données traditionnelles de la religion. Celle-ci a ses racines dans les conceptions essentielles les plus anciennes, les plus grossières, les plus contradictoires, que la foule ignorante ne cesse de reproduire avec une force irrésistible. Une révélation immanente communique à la religion un sens profond plutôt par la voie du sentiment que par celle de la perception claire et consciente, en même temps que la riche parure de la mythologie, la vénérable antiquité de la tradition, rendent la religion chère au peuple. Les cosmogonies de l’Orient et de l’antiquité grecque ne présentent pas plus de conceptions matérialistes que de conceptions spiritualistes ; elles n’essayent pas d’expliquer le monde au moyen d’un principe unique, mais elles nous montrent des divinités anthropomorphes, des êtres primordiaux tout à la fois matériels et spirituels, des éléments qui s’agitent dans le chaos, et des forces qui se livrent à des combats et à des créations variés au milieu d’incessantes vicissitudes. En face de cette fantasmagorie, la pensée qui s’éveille réclame de l’unité et de l’ordre ; aussi, toute philosophie est-elle entraînée à une guerre inévitable avec la théologie de son époque, guerre plus ou moins acharnée, plus ou moins latente, suivant les circonstances.

C’est une erreur de ne pas reconnaître l’existence et même l’intensité de tels conflits dans l’Antiquité hellénique ; mais il est facile de voir comment cette erreur a pris naissance.

Si dans un lointain avenir nos descendants n’avaient, pour juger toute notre civilisation actuelle, que les fragments de l’œuvre mutilé d’un Gœthe ou d’un Schelling, d’un Herder ou d’un Lessing, ils ne soupçonneraient guère les abîmes profonds, les dissentiments violents qui séparent chez nous les différents partis. C’est le propre des grands hommes de tous les temps de concilier en eux-mêmes les tendances contraires de leur époque. Ainsi nous apparaissent dans l’antiquité, Platon et Sophocle ; plus un écrivain est grand, moins il nous montre dans ses ouvrages les traces des luttes qui passionnaient les masses de son temps, luttes auxquelles il a dû pourtant, lui aussi, prendre une part quelconque.

La mythologie, qui se présente à nous sous les formes riantes et légères que lui ont données les poëtes grecs et romains, n’était la religion ni des masses populaires, ni des classes éclairées, mais un terrain neutre où les unes et les autres pouvaient se rencontrer.

La multitude croyait bien moins à l’ensemble des divinités de l’Olympe, tel que l’avaient peuplé les poètes, qu’à la divinité spéciale de la ville ou de la contrée, dont l’image, dans le temple, était révérée comme particulièrement sainte. Ce n’étaient pas les belles statues des artistes célèbres qui captivaient la foule dévote ; c’étaient les images antiques, vénérables, grossièrement taillées, mais sanctifiées par la tradition. Il y avait aussi chez les Grecs une orthodoxie roide et fanatique, qui s’appuyait autant sur les intérêts d’une orgueilleuse caste sacerdotale que sur la foi des masses avides des faveurs divines (2).

On aurait peut-être entièrement oublié tout cela, si Socrate n’eût pas été forcé de boire la coupe empoisonnée ; Aristote lui-même s’enfuit d’Athènes pour empêcher cette ville de commettre un deuxième attentat contre la philosophie. Protagoras se vit réduit à fuir, et son écrit sur les dieux fut brûlé par l’ordre des magistrats. Anaxagore emprisonné dut chercher son salut dans la fuite. Théodore l’athée et, vraisemblablement aussi Diogène d’Apollonie, furent poursuivis comme négateurs des dieux. Et ceci se passait dans Athènes, chez le peuple le plus humain de la Grèce !

Aux yeux de la foule, le philosophe même le plus spiritualiste pouvait être poursuivi comme athée ; car nul penseur ne se figurait les dieux tels que la tradition sacerdotale voulait qu’on se les représentât.

Si maintenant nous jetons un regard sur les côtes de l’Asie Mineure, dans les siècles qui précèdent immédiatement la période brillante de la vie intellectuelle des Hellènes, nous verrons la colonie des Ioniens, avec ses villes nombreuses et importantes, se signaler par son opulence, sa prospérité matérielle, son génie artistique et les raffinements de sa vie luxueuse. Le commerce, les alliances politiques, le désir croissant de s’instruire poussaient les habitants de Milet et d’Éphèse à des voyages lointains, les mettaient fréquemment en contact avec des mœurs, des opinions étrangères, et permettaient à une aristocratie, aux idées indépendantes, de s’élever à un point de vue supérieur à celui des masses moins éclairées. Les colonies doriennes de la Sicile et de l’Italie méridionale jouirent pareillement d’une floraison précoce. On peut admettre que, longtemps avant l’apparition des philosophes, les influences précitées avaient répandu, dans les hautes classes de la société une conception de l’univers plus libre et plus éclairée.

C’est au milieu de ces hommes riches, considérés, versés dans les affaires et instruits par de nombreux voyages, que naquit la philosophie. Thalès, Anaximandre, Héraclite et Empédocle, occupaient un rang éminent parmi leurs concitoyens ; et il n’est pas étonnant que personne ne songeât à leur demander compte de leurs opinions. Moins heureux, au XVIIIe siècle, Thalès devint le sujet de monographies où la question de savoir s’il fut un athée donna lieu à de vives controverses (3). Si nous comparons, sous ce rapport, les philosophes ioniens du VIe siècle aux philosophes athéniens des Ve et IVe, nous sommes tentés de songer à la situation différente des libres penseurs anglais du XVIIe siècle et des encyclopédistes français du XVIIIe siècle. En Angleterre, nul ne songeait à mêler le peuple à la lutte des opinions (4) ; en France, la libre pensée se vit opposer le fanatisme de la foule.

Au progrès du rationalisme correspondit chez les Ioniens le développement des mathématiques et des sciences de la Nature. Thalès, Anaximandre et Anaximène s’occupèrent de problèmes spéciaux d’astronomie, aussi bien que de l’explication naturelle de l’univers ; Pythagore de Samos importa le goût des recherches mathématiques et physiques dans les colonies occidentales de la race dorienne. C’est dans la partie orientale du monde grec, où les relations avec l’Égypte, la Phénicie et la Perse étaient les plus fréquentes, que le mouvement scientifique prit naissance ; et ce fait incontestable prouve l’influence de l’Orient sur la culture hellénique plus clairement que les traditions fabuleuses de voyages entrepris par des philosophes grecs dans le but d’observer et d’étudier (5). L’idée d’une originalité absolue de la culture hellénique peut être admise si l’on n’a en vue que la forme, et si de l’épanouissement parfait de la fleur on conclut que les racines sont profondément cachées dans le sol ; mais cette originalité devient fantastique quand, se basant sur les résultats négatifs de la critique de toutes les traditions spéciales, on va jusqu’à nier des connexions et des qui ressortent d’elles-mêmes de l’étude des relations naturelles des peuples, bien que les sources ordinaires de l’Histoire restent silencieuses. Les rapports politiques, et avant tout le commerce, durent nécessairement, par des voies multiples, faire affluer d’un peuple l’autre les connaissances, les inventions et les idées. Si le mot de Schiller : « ô dieux, c’est à vous qu’appartient le négociant ! » est essentiellement humain et s’applique par conséquent à tous les temps, mainte idée d’importation étrangère a dû, plus tard, se rattacher mythiquement à un nom célèbre, tandis que les véritables introducteurs resteront éternellement inconnus de la postérité.

Il est certain que l’Orient avait devancé les Grecs dans l’astronomie et la chronométrie. Ainsi, les peuples de l’Orient eux-mêmes connaissaient et appliquaient les mathématiques à une époque où l’on ne pensait encore en Grèce à rien de semblable ; mais précisément, les mathématiques furent le terrain scientifique sur lequel les Grecs devaient dépasser de beaucoup tous les peuples de l’antiquité !

À la liberté et à l’audace de l’esprit hellénique se joignait la faculté innée de tirer des conséquences, d’énoncer avec précision et netteté des propositions générales, de fixer avec rigueur et sûreté le point de départ d’une recherche, d’en classer les résultats d’une manière claire et lumineuse ; en un mot, les Grecs avaient le talent de la déduction scientifique.

Il est d’usage aujourd’hui, surtout chez les Anglais, depuis Bacon, de déprécier la valeur de la déduction. Whewell, dans sa célèbre Histoire des sciences inductives, est souvent injuste envers les philosophes grecs, notamment envers l’école d’Aristote. Il traite dans un chapitre spécial des causes de leur insuccès, leur appliquant constamment le critérium de notre époque et de notre point de vue scientifique. Constatons qu’il y avait un grand travail à effectuer avant de pouvoir passer de l’entassement sans critique des observations et des traditions, à notre système d’expérimentation si fécond en résultats : il fallait créer d’abord une école de logiciens capables de marcher droit au but immédiat, sans trop se préoccuper des prémisses. Cette école, les Hellènes la fondèrent ; et nous leur devons les principes essentiels de la méthode déductive, les éléments de la mathématique et les règles de la logique formelle (6). C’est, à ce qu’il semble, par une interversion de l’ordre naturel des choses que l’humanité apprit à construire des déductions exactes avant de savoir trouver les vraies prémisses du raisonnement. Mais ce fait cesse de paraître contraire à l’ordre naturel si l’on se place au point de vue de la psychologie et de l’histoire.

Sans doute les spéculations sur l’univers, envisagé dans son ensemble et dans la connexion de ses parties, ne pouvaient, comme les recherches mathématiques, donner des résultats durables ; toutefois, il fallut que des essais innombrables vinssent par leur stérilité ébranler la confiance avec laquelle on se lançait sur cet océan, avant que la critique philosophique pût réussir à démontrer pourquoi une méthode identique, du moins en apparence, aboutissait d’un côté à un progrès positif et de l’autre à des tâtonnements aveugles (7). Même dans ces derniers siècles, rien n’a contribué à égarer dans de nouvelles aventures métaphysiques la philosophie, récemment émancipée du joug de la scholastique, autant que l’ivresse produite par les progrès étonnants des mathématiques au XVIIe siècle ! Ici encore, avouons-le, l’erreur favorisa le progrès de la culture ; car non-seulement les systèmes de Descartes, de Spinoza et de Leibnitz poussèrent dans tous les sens à penser et à étudier, mais encore ils éliminèrent définitivement la scholastique, depuis longtemps condamnée par la critique, frayant ainsi la voie à une conception plus saine de l’univers.

En Grèce, il s’agissait avant tout de dissiper les nuages du merveilleux, de dégager l’étude de l’univers du chaos mythologique des idées religieuses et poétiques, et de pénétrer sur le terrain de la raison et de l’observation sévère. Or cela ne pouvait s’effectuer tout d’abord qu’à l’aide de la méthode matérialiste ; car les objets extérieurs sont plus près de notre conscience naturelle que le moi ; et le moi lui-même, dans la pensée des peuples primitifs, réside plutôt dans le corps que dans l’essence spirituelle, ombre d’âme à demi rêvée, à demi imaginée, dont ils font la compagne du corps (8).

La proposition de Voltaire, qui pourtant était en général un adversaire ardent du matérialisme : « Je suis corps et je pense », aurait sans doute obtenu l’approbation des anciens philosophes grecs. Lorsqu’on commença à admirer la finalité de l’univers et de ses parties, notamment des organismes, ce fut un disciple de la philosophie naturelle ionienne, Diogène d’Apollonie, qui identifia la raison ordonnatrice du monde avec l’élément primordial : l’air.

Si cet élément avait été purement sensible, si ses fonctions sensitives s’étaient changées en pensées, en vertu de l’organisation de plus en plus compliquée et du mouvement de la matière primordiale, on aurait pu voir se développer dans cette voie un matérialisme rigoureux, peut-être plus solide que le matérialisme atomistique ; mais l’élément rationnel de Diogène est omniscient. De la sorte, l’énigme dernière du monde des phénomènes se trouve reportée à l’origine première des choses (9).

Les atomistes rompirent ce cercle vicieux en fixant l’essence de la matière. De toutes les propriétés des choses, ils choisirent, pour les attribuer à la matière, les plus simples, les plus indispensables pour comprendre un fait qui se produit dans le temps et dans l’espace ; et s’efforcèrent de faire sortir de ces propriétés seules l’ensemble des phénomènes. L’école d’Élée peut avoir devancé les atomistes dans cette voie, en séparant les variations trompeuses des phénomènes sensibles d’avec l’élément permanent que la pensée seule peut reconnaître comme l’être unique, véritablement existant. Les pythagoriciens, qui plaçaient l’essence des choses dans le nombre, c’est-à-dire, à l’origine, dans les rapports déterminables numériquement des formes corporelles, ont probablement contribué à ramener toutes les propriétés sensibles à la forme de la combinaison atomistique. Quoi qu’il en soit, les atomistes donnèrent la première idée parfaitement claire de ce qu’il faut entendre par la matière comme base de tous les phénomènes. Une fois ce principe établi, le matérialisme était complété comme première théorie parfaitement claire et logique de tous les phénomènes.

L’entreprise était aussi hardie, aussi grandiose que correcte, au point de vue de la méthode ; car tant que l’on prenait généralement pour point de départ les objets extérieurs du monde des phénomènes, on ne pouvait suivre aucune autre voie pour arriver à expliquer l’énigmatique par l’évident, le compliqué par le simple, l’inconnu par le connu. Même l’insuffisance de toute explication mécanique de l’univers ne pouvait finalement apparaître que dans cette voie, la seule en général qui conduisit à une explication complète.

Peu de grands hommes de l’antiquité probablement ont été maltraités par l’histoire autant que Démocrite. Dans la grande caricature que nous a transmise une tradition ignorante, il ne reste presque rien de lui que le nom de philosophe rieur, tandis que des personnages d’une valeur bien moindre nous sont connus dans toutes leurs particularités. C’est une raison de plus pour admirer le tact avec lequel Bacon de Verulam, qui en général ne brille guère par sa connaissance de l’histoire, est allé prendre Démocrite au milieu de tous les philosophes de l’antiquité pour lui décerner le prix des recherches solides ; Aristote, au contraire, l’idole philosophique du Moyen Âge, n’est à ses yeux que le créateur d’une science apparente et funeste, l’inventeur d’un verbiage vide de sens. Aristote ne pouvait être équitablement jugé par Bacon. Le philosophe anglais était pour cela trop dépourvu du sens historique, qui sait reconnaître, même dans de graves erreurs, une inévitable transition à une compréhension plus exacte de la vérité. Bacon trouvait en Démocrite une intelligence analogue à la sienne, et malgré l’abîme de deux mille ans qui le séparait du philosophe grec, il l’apprécia presque comme un contemporain. En effet, bientôt après Bacon, l’atomistique devint provisoirement, sous la forme qu’Epicure lui avait donnée, la base de l’étude de la nature chez les modernes.

Démocrite était un citoyen de la colonie ionienne d’Abdère, sur les côtes de Thrace. Les Abdérites ne s’étaient pas encore attiré la réputation de badauds qui s’attacha plus tard à leur nom. Cette florissante ville de commerce était riche et cultivée ; le père de Démocrite possédait une opulence remarquable et, sans aucun doute, son fils, si bien doué par la nature, reçut une éducation solide, quoique la tradition, d’après laquelle il aurait été l’élève des mages de la Perse, n’ait aucun fondement historique (10).

On raconte qu’il dépensa tout son patrimoine, dans les grands voyages que lui fit entreprendre son désir de s’instruire. Revenu pauvre, il fut secouru par son frère ; mais bientôt il acquit la réputation d’un sage inspiré par les dieux, grâce au succès de ses prédictions météorologiques. Enfin, il écrivit son grand ouvrage, le Diakosmos, qu’il lut publiquement à ses concitoyens et qui lui valut de leur part le don de cent, suivant d’autres, de cinq cents talents, ainsi que l’érection de plusieurs statues. La date de sa mort est inconnue ; mais d’après l’opinion générale, il atteignit un âge très-avancé et expira avec calme et sans douleur.

Quantité de récits et d’anecdotes se rattachent à son nom ; mais la plupart ne sont pas de nature à le caractériser exactement. Les portraits les moins fidèles sont ceux qui le représentent comme le philosophe rieur, par opposition à Héraclite, le philosophe larmoyant ; ces portraits ne nous montrent en lui qu’un joyeux railleur, qui ridiculise les folies humaines et se fait l’avocat d’une philosophie superficielle et constamment optimiste. Tout aussi inexacte est l’opinion qui ne nous découvre en lui qu’un simple compilateur ou, pis encore, qu’un adepte de doctrines secrètes et mystiques. Des renseignements contradictoires relatifs à sa personne, il ressort très nettement que sa vie entière fut consacrée à des recherches scientifiques, rationnelles et étendues. Le compilateur qui recueillit les rares fragments qui nous sont restés de ses nombreux écrits, le place, sous le rapport de l’intelligence et du savoir, au-dessus de tous les philosophes antérieurs à Aristote, et conjecture même que le stagyrite est redevable, en grande partie, de la vaste science que l’on admire en lui, à l’étude des œuvres de Démocrite (11).

Notons un trait caractéristique : cet homme d’un savoir si étendu professait « qu’il faut aspirer, non à la plénitude de la science, mais à la plénitude de l’intelligence » (12) ; et quand, avec un orgueil pardonnable, il parle de son œuvre, il n’insiste pas sur le nombre et la diversité de ses écrits, mais il se vante d’avoir vu par lui-même, d’avoir conversé avec d’autres savants et d’avoir adopté la méthode mathématique. « De tous mes contemporains, dit-il, c’est moi qui ai parcouru la plus grande partie de la terre, visité les régions les plus lointaines, vu le plus de climats et de contrées, entendu le plus de penseurs, et nul ne m’a surpassé dans les constructions et les démonstrations géométriques, pas même les géomètres de l’Égypte, auprès desquels, étranger, j’ai vécu cinq années entières (13). »

Parmi les causes qui expliquent l’oubli où est tombé Démocrite, nous devons mentionner celle-ci : il n’était ni ambitieux ni passionné pour les luttes de la dialectique. Il aurait visité Athènes sans se faire connaître d’aucun des philosophes de cette ville. Au nombre de ses sentences morales se trouve la suivante : « Celui qui aime la contradiction et le verbiage est incapable d’apprendre quoi que ce soit de sérieux ».

De pareilles dispositions ne convenaient guère pour la ville des sophistes, et permettaient encore moins à Démocrite d’entrer en rapport avec Socrate et Platon, dont la philosophie tout entière se développait au milieu des luttes de la dialectique. — Démocrite ne fonda pas d’école. Il semble que l’on déploya plus de zèle à faire des extraits de ses ouvrages qu’à les transcrire intégralement. L’ensemble de sa philosophie fut fondu finalement dans la doctrine d’Épicure. Aristote le nomme souvent et avec respect, mais il ne le cite guère que pour le combattre ; encore ne le traite-t-il pas toujours en pareil cas avec la justesse et l’impartialité convenables (14). Nous ne savons pas combien il lui a emprunté sans le nommer. Platon ne le mentionne nulle part, et l’on se demande si dans certains passages il ne l’attaquerait pas sans le désigner. C’est probablement là ce qui fit dire que, dans un mouvement d’ardeur fanatique, Platon voulut acheter et brûler tous les écrits de Démocrite (15).

De nos jours, Ritter, dans son Histoire de la philosophie, a accablé la mémoire de Démocrite de tout le poids de son courroux antimatérialiste ; aussi applaudissons-nous à l’hommage impartial que lui rend Brandis et à l’apologie brillante et victorieuse que lui consacre Zeller ; car, parmi les grands penseurs de l’antiquité, Démocrite peut, en réalité, être regardé comme un des plus grands.

Malgré cela, nous connaissons mieux la doctrine de Démocrite que les opinions de maint philosophe, dont il nous reste de plus nombreux fragments. Nous pouvons attribuer cet avantage à la clarté et à la logique de sa conception du monde, qui nous permet de rattacher aisément à l’ensemble du système, même le plus petit fragment. Le fondement de sa doctrine est l’atomistique, qu’il n’a sans doute pas inventée mais dont nul certainement avant lui n’avait saisi toute l’importance. Nous montrerons dans le cours de notre Histoire du Matérialisme, que l’atomistique moderne est sortie de l’atomistique de Démocrite par des transformations lentes et successives. — Nous pouvons considérer les propositions suivantes comme constituant la base essentielle de la métaphysique de Démocrite :

1° « Rien ne vient de rien ; rien de ce qui existe ne peut être anéanti. Tout changement n’est qu’agrégation ou désagrégation de parties (16). »

Cette proposition, qui renferme déjà en principe les deux grandes thèses de la physique moderne : l’indestructibilité de la matière et la conservation de la force, se retrouve au fond, chez Kant, comme la première « analogie de l’expérience » : « malgré toutes les modifications des phénomènes, la substance persiste et sa quantité n’augmente ni ne diminue dans la nature ». — Kant trouve que de tout temps, non seulement les philosophes mais encore le sens commun ont présupposé la persistance de la substance. Cette proposition prétend à la valeur d’un axiome comme condition préliminaire et indispensable de toute expérience régulière, et cependant elle a son histoire ! En réalité, l’homme à l’état de nature possède plus d’imagination que de logique ; rien ne lui est plus familier que l’idée de la naissance et de la destruction ; et le dogme chrétien de l’univers tiré du néant n’a probablement pas été la première pierre d’achoppement, dont le choc a éveillé la critique.

Dès l’origine de la pensée philosophique, apparaît sans doute aussi l’axiome de la persistance de la substance, bien que d’abord il soit un peu voilé. Dans l’infini (ἄπειρον) d’Anaximandre, d’où émanent toutes choses ; dans le feu divin et primitif d’Héraclite, au sein duquel les mondes se consument successivement, pour naître de nouveau, nous retrouvons incorporée la substance éternelle. Le premier, Parménide d’Élée nia toute naissance et toute destruction. L’être réellement existant aux yeux des Éléates, est le tout unique, sphère parfaitement arrondie, dans laquelle il n’y a ni changement ni mouvement. Toute modification n’est qu’apparence ! Mais ici se produisait entre l’apparence et l’être une contradiction qui ne pouvait rester le dernier mot de la philosophie. L’affirmation exclusive d’un axiome heurtait un autre axiome : « Rien n’est sans cause ! » Comment l’apparence pouvait-elle donc naître au sein de l’être ainsi immuable ? Ajoutez à cela l’absurdité de la négation du mouvement, qui, il est vrai, a provoqué d’innombrables discussions et favorisé la naissance de la dialectique. Empédocle et Anaxagore éliminent cette absurdité, en ramenant toute naissance et toute destruction au mélange et à la séparation des éléments ; mais ce fut l’atomistique la première qui donna à cette pensée une forme parfaitement nette et en fit la pierre angulaire d’une conception strictement mécanique de l’univers. À cela il fallait joindre l’axiome de la nécessité de tout ce qui arrive.

2° « Rien n’arrive fortuitement, tout a sa raison et sa nécessité (17). »

Cette proposition qu’une tradition douteuse attribue déjà à Leucippe, doit être entendue dans le sens d’une réfutation péremptoire de toute téléologie ; car la raison (λόγος) n’est que la loi mathématique et mécanique à laquelle les atomes, dans leurs mouvements, obéissent avec une nécessité absolue. Aussi Aristote se plaint-il à plusieurs reprises de ce que Démocrite, en écartant les causes finales, a tout expliqué par une nécessité naturelle. Bacon de Verulam loue précisément Démocrite de cette explication, dans le premier de ses écrits, sur l’Accroissement des Sciences, écrit où il sait encore dominer prudemment l’irritation habituelle que lui cause le système d’Aristote (17 bis).

Cette négation essentiellement matérialiste des causes finales a fait naître au sujet de Démocrite les mêmes malentendus qui règnent presque généralement encore aujourd’hui à l’endroit des matérialistes : on leur reproche de faire tout gouverner par un hasard aveugle. Il y a contradiction complète entre le hasard et la nécessité ; et cependant rien n’est plus fréquent que la confusion de ces deux termes. Cela vient de ce que l’idée de nécessité est parfaitement claire et précise, tandis que l’idée de hasard est très-indécise et relative.

Quand une tuile tombe sur la tête d’un homme, pendant qu’il marche dans la rue, on considère cet accident comme un effet du hasard ; et cependant personne ne met en doute que la pression de l’air produite par le vent, les lois de la pesanteur et d’autres circonstances naturelles rendent complètement raison de cette chute, qui résulte ainsi d’une nécessité naturelle et que, semblablement, par une nécessité naturelle, la tuile a dû atteindre la tête, qui se trouvait précisément dans l’endroit déterminé où elle est tombée.

On voit aisément par cet exemple, que l’hypothèse du hasard n’est, à proprement parler, qu’une négation partielle de la cause finale. La chute de la tuile ne s’explique, à nos yeux, par aucune finalité rationnelle, quand nous la déclarons fortuite.

Si maintenant, avec la philosophie chrétienne, on admet la finalité absolue, on exclut le hasard aussi complètement qu’en admettant la causalité absolue. À ce point de vue, les deux conceptions du monde les plus logiques s’équivalent parfaitement, et toutes deux ne laissent à l’idée du hasard qu’une signification arbitraire et peu pratique. Nous appelons accidentel, ou bien ce dont nous ne comprenons ni le but ni la cause, simplement pour abréger le discours et, par conséquent, d’une manière tout à fait antiphilosophique ; ou bien, nous plaçant à un point de vue exclusif, nous affirmons, contrairement au partisan de la téléologie, la production fortuite du fait, pour ne pas reconnaître les causes finales et cependant nous rejetons le hasard, du moment où nous affirmons que tout fait a une raison suffisante.

Et nous sommes dans le vrai, en tant qu’il s’agit de sciences naturelles ou de sciences exactes ; car c’est uniquement du côté des causes efficientes que le monde des phénomènes est accessible aux recherches de la science. Toute immixtion de causes finales, que l’on place à côté ou au-dessus des forces naturelles, lesquelles agissent nécessairement, c’est-à-dire selon des lois connues, n’est pas autre chose qu’une négation partielle de la science, une défense arbitraire de pénétrer dans un domaine encore inexploré (18).

Mais Bacon tenait déjà la téléologie absolue pour acceptable, quoiqu’il n’en comprît pas encore bien le sens. Cette idée d’une finalité dans l’ensemble de la nature, laquelle ne nous devient compréhensible que pas à pas, dans les détails et par l’étude des causes efficientes, cette idée ne nous conduit réellement à aucune finalité purement humaine ni, par conséquent, à une finalité que l’homme puisse comprendre dans les détails. Et cependant, les religions ont justement besoin d’une finalité anthropomorphe ; or c’est là une contradiction à la science, comme la poésie est une contradiction à la vérité historique ; aussi la finalité en ce sens et la poésie n’ont-elles droit de cité que dans une contemplation idéale des choses.

De là, la nécessité d’éliminer strictement toute cause finale avant que la science soit possible. Démocrite obéissait-il à ce motif quand il fit de la stricte nécessité la base de toute observation de la nature ? En ne s’attachant pas outre mesure à l’ensemble du système que nous venons d’esquisser, on arrive à reconnaître que Démocrite exigeait, comme condition indispensable de toute connaissance rationnelle de la nature, une idée claire de la nécessité naturelle. Or l’origine de cette idée ne doit être cherchée que dans l’étude des mathématiques, dont l’influence, sous ce rapport, a été pareillement décisive durant les temps modernes.

3° « Rien n’existe, si ce n’est les atomes et le vide ; tout le reste est hypothèse (19). »

Cette proposition réunit le côté fort et le côté faible de toute atomistique. Le fondement de toute explication rationnelle de la nature, de toutes les grandes découvertes modernes, a été la réduction des phénomènes au mouvement des plus petites molécules et, sans doute, l’antiquité classique aurait pu déjà parvenir dans cette voie à des résultats importants, si la réaction, émanée d’Athènes, contre les tendances naturalistes de la philosophie n’eût pas remporté une victoire aussi décisive. C’est par l’atomisme que nous expliquons aujourd’hui les lois du son, de la lumière, de la chaleur, des transformations physiques et chimiques les plus étendues et néanmoins l’atomisme est aujourd’hui encore aussi impuissant qu’au temps de Démocrite à expliquer la plus simple sensation de son, de lumière, de chaleur, de goût, etc. Malgré tous les progrès de la science, malgré toutes les transformations de l’idée d’atome, l’abîme est tout aussi profond et il ne diminuera en rien, dût-on réussir à établir une théorie complète des fonctions cérébrales et rendre exactement compte de la naissance et de la marche des mouvements mécaniques qui correspondent à la sensation ou, en d’autres termes, produisent la sensation. La science ne doit pas désespérer d’expliquer, au moyen de cette arme puissante, les actes les plus complexes et les mouvements les plus importants de la vie humaine, en recourant à la loi de la conservation de la force et en rapportant ces actes et ces mouvements aux forces de tension devenues libres dans le cerveau sous l’influence des excitations nerveuses ; mais il lui reste éternellement interdit de jeter un pont entre le son le plus simple, en tant que sensation d’un sujet, que ma sensation, et les processus de décomposition dans le cerveau que la science est obligée d’admettre, pour expliquer cette même sensation de son, comme un fait du monde matériel.

Peut-être l’école d’Élée ne fut-elle pas sans influence sur la manière dont Démocrite trancha ce nœud gordien. Cette école regardait le mouvement et le changement comme une simple apparence, une apparence absolument illusoire. Démocrite restreignit cette négation aux qualités sensibles des objets : « Le doux, l’amer, la chaleur, le froid, la couleur, n’existent que dans la pensée ; il n’y a, en réalité, que les atomes et le vide (20). »

La sensation, comme donnée immédiate, étant pour lui quelque chose de trompeur, on conçoit aisément qu’il se plaignît de ce que la vérité était profondément cachée et qu’il accordât à la réflexion une plus grande valeur, au point de vue de la connaissance, qu’à la perception immédiate. Mais comme les concepts, auxquels s’appliquait sa réflexion, étaient combinés avec les données de l’intuition sensible, sa théorie de la nature avait une vérité générale. En ramenant ainsi sans cesse toutes les hypothèses à l’observation de l’image formée en lui par le mouvement des atomes, Démocrite évitait les inconvénients qui s’attachent à l’emploi exclusif de la déduction.

4° « Les atomes sont en nombre infini ; et leurs formes d’une diversité infinie. Tombant éternellement à travers l’espace immense, les plus grands, dont la chute est plus rapide, heurtent les plus petits ; les mouvements latéraux et les tourbillons qui en résultent sont le commencement de la formation du monde. Des mondes innombrables se forment, pour périr ensuite, simultanément ou successivement (21). »

Cette idée grandiose, souvent considérée dans l’antiquité comme monstrueuse, se rapproche pourtant plus de nos conceptions actuelles que le système d’Aristote, qui démontrait a priori qu’en dehors de son monde complet et fini en soi, il ne peut en exister d’autre. À propos d’Épicure et de Lucrèce, sur lesquels nous possédons des documents plus complets, nous reviendrons sur l’ensemble de cette cosmogonie ; pour le moment, contentons-nous de dire que nous avons toute raison d’admettre que les grandes lignes de l’atomistique épicurienne, quand nous ne savons pas formellement le contraire, proviennent de Démocrite. Épicure voulait bien que les atomes fussent en nombre infini, mais n’admettait pas la variété infinie de leurs formes. Son innovation, touchant l’origine du mouvement latéral, a plus d’importance.

Démocrite nous expose un système parfaitement conséquent, qui ne serait sans doute pas admis par la physique actuelle, mais qui nous prouve que le penseur grec développa ses théories, aussi bien que le permettait son époque, d’après des principes strictement physiques. Partant de l’hypothèse erronée que les grandes masses, à égalité de densité, tombent plus rapidement que les petites, il faisait atteindre et heurter les petits atomes par les plus grands, dans leur chute à travers l’espace. Comme les atomes ont des formes diverses et qu’en règle générale le choc ne peut pas être central, il devait en résulter pour ces petits corps une rotation autour de leur axe et des mouvements latéraux, et nos connaissances actuelles en mécanique ne contredisent pas cette conclusion. Une fois admis, ces mouvements latéraux doivent nécessairement devenir de plus en plus compliqués et, comme les chocs successifs de nouveaux atomes sur une couche qui éprouve déjà le mouvement latéral, produisent sans cesse une force vive nouvelle, il est permis de croire que le mouvement s’opère avec une intensité progressive. Les mouvements latéraux, combinés avec la rotation des atomes, peuvent facilement amener des mouvements de rétrogradation. Si, dans une couche ainsi bouleversée, les atomes les plus lourds, c’est-à-dire les plus grands, conservent toujours un mouvement plus rapide dans la direction de haut en bas, il en résultera finalement qu’ils se trouveront dans la partie inférieure de la couche, tandis que les atomes les plus légers seront réunis dans la partie supérieure (22).

La base de toute cette théorie, l’idée de la chute plus rapide des grands atomes, fut attaquée par Aristote, et il semble que cela détermina Épicure, tout en conservant le reste de l’édifice philosophique de Démocrite, à imaginer, pour les atomes, ses déviations non motivées de la ligne droite. Aristote enseignait en effet que, s’il pouvait y avoir un espace vide, ce qui lui semblait impossible, tous les corps devaient y tomber avec une égale rapidité, les différences de vitesse dans la chute provenant de la différence de densité du milieu à traverser, l’eau ou l’air. Or, dans le vide, il n’y a aucune espèce de milieu ; par conséquent la chute des corps doit y être uniforme. Sur ce point, comme dans sa théorie de la gravitation vers le centre du monde, Aristote se trouvait parfaitement d’accord avec les résultats obtenus par la science moderne. Mais ses déductions ne sont qu’accidentellement rationnelles ; elles sont mêlées de subtilités tout à fait semblables à celles qui lui servent à prouver l’impossibilité d’un mouvement quelconque dans le vide. Épicure résuma la question et conclut en disant que puisqu’il n’existe pas de résistance dans le vide, tous les corps doivent y tomber avec une égale vitesse. Il paraît ainsi complètement d’accord avec la physique actuelle, mais le paraît seulement, car la notion exacte de la gravitation et de la chute des corps faisait totalement défaut aux anciens.

Il est intéressant de comparer ici comment Galilée, après avoir péniblement cherché et trouvé la vraie loi de la chute des corps, osa conclure a priori que, dans le vide, tous les corps tomberaient avec une égale vitesse et cela longtemps avant que la machine pneumatique eût démontré la réalité du fait. En concluant de la sorte, Galilée n’avait-il pas quelque réminiscence d’Aristote ou de Lucrèce ? (23)

5° « Les différences de toutes choses proviennent des différences de leurs atomes en nombre, grandeur, forme et coordination ; mais les atomes ne présentent pas de différences qualitatives. Ils n’ont pas « d’états internes » ; ils n’agissent les uns sur les autres que par la pression ou le choc (24). »

Nous avons vu, dans la troisième proposition de Démocrite, qu’il regardait les qualités sensibles telles que la couleur, le son, la chaleur, etc., comme une pure et décevante apparence, ce qui veut dire qu’il sacrifiait complètement le côté subjectif des phénomènes, le seul pourtant qui nous soit immédiatement accessible, pour arriver d’une manière plus logique à une explication objective. En effet, Démocrite se livra à des recherches profondes relativement à ce qui doit servir de base aux qualités sensibles des objets. Nos impressions subjectives, d’après lui, se règlent sur la différence de groupement des atomes en un schéma (σχημα) qui peut nous faire penser au « schéma » de nos chimistes (25).

Aristote blâme Démocrite d’avoir ramené toutes les sensations au tact seul, reproche qui, à nos yeux, est plutôt un éloge. Mais le point obscur gît précisément dans cette sensation du tact elle-même.

Il est facile de se placer à un point de vue où toutes les sensations nous apparaîtraient comme des modifications de la sensation du toucher ; mais il nous reste encore alors bien des énigmes à résoudre ! Cependant, nous ne pouvons plus éluder avec autant de naïveté que Démocrite la question de savoir comment se comporte, en face de la pression ou du choc qui la provoque, la plus simple et la plus élémentaire de toutes les sensations. La sensation n’est pas dans l’atome pris isolément et encore moins dans un groupe d’atomes : comment en effet, pourrait-elle traverser le vide pour venir former une unité ? Elle est produite et déterminée par une forme où les atomes agissent concurremment. Ici le matérialisme effleure le formalisme, ce qu’Aristote n’a pas oublié de relever (26). Mais tandis que ce dernier plaçait dans les formes transcendantes les causes du mouvement et corrompait ainsi dans ses sources toute étude de la nature, Démocrite se garda bien de poursuivre davantage le côté formalistique de sa propre théorie, qui l’aurait conduit dans les profondeurs de la métaphysique. Plus tard, Kant (Critique de la Raison) jeta un premier et faible rayon de lumière dans cet abîme mystérieux, qui, malgré tous les progrès de la science, est encore de nos jours béant comme à l’époque de Démocrite.

6° « L’âme est formée d’atomes subtils, lisses et ronds, pareils à ceux du feu. Ces atomes sont les plus mobiles de tous et, de leur mouvement, qui pénètre tout le corps, naissent les phénomènes de la vie (27). »

Ainsi que chez Diogène d’Apollonie, l’âme est donc ici une matière spéciale ; suivant Démocrite, cette matière est répandue dans tout l’univers, provoquant partout les phénomènes de la chaleur et de la vie. Démocrite connaît donc entre le corps et l’âme une différence, qui ne plairait guère aux matérialistes de notre temps, et il sait faire servir cette différence au profit de la morale, absolument à la façon des dualistes en général. L’âme est la partie essentielle de l’homme, le corps n’est que le récipient de l’âme ; c’est sur cette dernière que doit en première ligne se porter notre sollicitude. Le bonheur réside dans l’âme ; la beauté corporelle sans intelligence a quelque chose de bestial. On a même attribué à Démocrite la théorie d’une âme divine du monde ; mais en réalité, il n’entendait parler que de la diffusion universelle de cette matière mobile, qu’en langage figuré il pouvait très-bien décrire comme l’élément divin dans le monde, sans lui accorder autre chose que des propriétés matérielles et des mouvements mécaniques.

Aristote persifle Démocrite sur la manière dont l’âme met, selon lui, le corps en mouvement. Il emploie à cet effet la comparaison suivante : Dédale avait, dit-on, fabriqué une statue mobile de Vénus ; l’acteur Philippe expliquait les mouvements de cette statue en disant que Dédale avait probablement versé du mercure dans l’intérieur de cette statue de bois. Voilà précisément, ajoute Aristote, comment Démocrite fait mouvoir l’homme par les atomes mobiles qui sont dans son intérieur. La comparaison est très inexacte (28) ; cependant, elle nous aide à comprendre la diversité absolue de deux principes totalement différents qu’on peut suivre dans l’explication de la nature. Suivant Aristote, ce n’est pas mécaniquement à la façon de la statue, mais par le choix et la pensée que l’âme fait mouvoir l’homme, comme si cela n’avait pas été clair, même pour le sauvage, longtemps avant que la science eût balbutié ses premiers enseignements. Toute notre science consiste à ramener chaque phénomène particulier aux lois générales du monde ; ce travail de notre pensée a pour dernière conséquence de faire rentrer les actes eux-mêmes des êtres raisonnables dans cet enchaînement. Démocrite déduisit cette conséquence ; Aristote en méconnut l’importance.

La théorie de l’esprit, dit Zeller (28 bis), ne dérive pas, chez Démocrite, du besoin général « d’un principe plus profond » pour l’explication de la nature. Démocrite a regardé l’esprit non comme « la force créatrice du monde », mais seulement comme une matière à côté d’autres matières. Empédocle lui-même avait considéré l’intelligence comme une qualité interne des éléments ; pour Démocrite, elle est seulement « un phénomène résultant de propriétés mathématiques de certains atomes, en rapport avec d’autres ». Or c’est précisément en cela que consiste la supériorité de Démocrite ; car toute philosophie, qui veut sérieusement comprendre le monde des phénomènes, est forcée d’en revenir à cette idée de Démocrite. Le cas spécial des mouvements, que nous appelons intellectuels, doit s’expliquer d’après les lois générales de tout mouvement, ou bien il reste inexpliqué. Le défaut de tout matérialisme est de s’arrêter après cette explication, au moment où commencent seulement les plus hauts problèmes de la philosophie. Mais quiconque avec de prétendues notions rationnelles, qui ne donnent aucune prise à l’intuition sensible et à l’entendement, s’engage étourdiment dans l’explication de la nature extérieure, en y comprenant les actes intellectuels de l’homme, celui-là sape la science dans sa base, s’appelât-il Aristote ou Hegel.

Incontestablement, le vieux Kant se prononcerait ici en principe pour Démocrite contre Aristote et Zeller. Kant déclare que l’empirisme est parfaitement justifiable, tant qu’il ne devient pas dogmatique et qu’il se contente de s’opposer « à la témérité et à l’audace de la raison, qui méconnaît son véritable rôle » ; « qui se glorifie de sa sagacité et de sa science, au moment où cessent toute sagacité et toute science » proprement dite ; « qui confond les intérêts pratiques et les intérêts théoriques » et « rompt le fil des recherches physiques dès que cela lui paraît commode » (29). Cette témérité de la raison en face de l’expérience, cet abandon injustifiable de l’observation, joue son rôle encore aujourd’hui, comme dans l’antiquité hellénique. Nous reviendrons amplement sur ce sujet. C’est en tout cas le point où une saine philosophie ne saurait prendre le matérialisme sous sa protection avec trop de force et d’énergie.

La morale de Démocrite, malgré la supériorité assignée à l’esprit sur le corps, n’est au fond qu’une théorie du bonheur complètement conforme à son explication matérialiste du monde. Parmi ses sentences morales, qui nous ont été conservées en bien plus grand nombre que les fragments de sa physique, se trouvent certainement beaucoup de leçons de l’antique sagesse, applicables aux systèmes philosophiques les plus divers. Démocrite, en les combinant avec des préceptes empruntés à son expérience personnelle, les exprima trop dans le sens de la pratique populaire pour qu’elles pussent devenir caractéristiques de son système ; cependant il est facile, avec ces fragments, de reconstruire une série de pensées logiques qui reposent sur un petit nombre de principes simples.

Le bonheur consiste dans la tranquillité sereine de l’esprit, à laquelle l’homme ne peut parvenir qu’en maîtrisant ses désirs. La modération et la pureté du cœur, unies à la culture de l’esprit et au développement de l’intelligence, donnent à chaque homme les moyens d’y atteindre malgré toutes les vicissitudes de la vie. Les plaisirs sensuels ne procurent qu’une courte satisfaction et celui-là seul qui fait le bien, uniquement pour le bien même, sans y être poussé par la crainte ou l’espérance, est assuré d’une récompense intime.

Une semblable morale est assurément bien éloignée du sensualisme d’Épicure ou de cet égoïsme raffiné que nous voyons lié au matérialisme durant le XVIIIe siècle. Cependant elle manque du critérium de toute morale idéaliste, d’un principe de nos actions dérivé directement de la conscience et indépendant de toute expérience. Ce qui est bon ou mauvais, juste ou injuste, Démocrite semble le supposer connu sans plus de recherches. La sereine tranquillité de l’esprit est le bien le plus durable ; elle ne peut être obtenue que par des pensées et des actions vertueuses ; ce sont là, pour Démocrite, des données résultant de l’expérience et le bonheur de l’individu gît dans la poursuite de cette harmonie intérieure.

Des grands principes qui servent de base au matérialisme de notre époque, un seul fait défaut chez Démocrite : c’est la suppression de toute téléologie, au moyen d’un principe purement physique qui fasse sortir la finalité de son contraire. En effet, un pareil principe doit être admis toutes les fois que l’on veut sérieusement établir une seule espèce de causalité, celle du choc mécanique des atomes. Il ne suffit pas de montrer que ce sont les atomes les plus subtils, les plus mobiles et les plus polis, qui donnent naissance aux phénomènes du monde organique ; il faut encore montrer pourquoi ces atomes produisent, au lieu de formes quelconques, des corps délicatement construits, comme ceux des plantes et des animaux, avec tous les organes nécessaires à la conservation des individus et des espèces. C’est seulement lorsque cette démonstration aura été faite qu’il sera permis de comprendre, dans toute la force du mot, le mouvement intellectuel comme un cas spécial du mouvement universel.

Démocrite vantait la finalité des formes organiques, surtout du corps humain, avec l’admiration d’un naturaliste penseur. Nous ne trouvons chez lui aucune trace de cette fausse téléologie que l’on peut appeler l’ennemie héréditaire de toute étude de la nature ; mais il ne fait pas la moindre tentative pour expliquer l’apparition de cette finalité par l’action aveugle de la nécessité naturelle. Nous ignorons si c’est là une lacune de son système ou seulement de ce qui nous est resté de ses œuvres. Cependant, nous savons que cette dernière thèse fondamentale de tout matérialisme s’est aussi produite parmi les spéculations philosophiques des Hellènes, et, sous la grossièreté de la forme, le sens en est parfaitement net et intelligible. Ce que Darwin a fait pour l’époque actuelle en s’appuyant sur une quantité considérable de connaissances positives, Empédocle l’avait fait pour l’antiquité ; il avait énoncé cette pensée simple mais décisive : il y a prépondérance des organismes appropriés à leurs fins, parce qu’il est de leur essence de se maintenir longtemps après la disparition de ceux qui n’y sont pas appropriés.

En Sicile et dans l’Italie méridionale, la vie intellectuelle des Hellènes parvint à son entier épanouissement, presque aussitôt que sur les côtes de l’Asie Mineure. La « grande Grèce » elle-même, avec ses riches et fières cités, avait précédé depuis longtemps la métropole dans cette voie, lorsqu’enfin les rayons de la philosophie se concentrèrent, comme en un foyer, dans la ville d’Athènes. Au rapide développement des colonies grecques doit avoir contribué une cause semblable à celle qui arracha ce soupir à Gœthe : « Amérique, tu es plus heureuse que notre vieux continent ; tu n’as ni châteaux ruinés, ni basaltes. » La liberté plus grande en face des traditions, l’éloignement des lieux sacrés, vénérés depuis des siècles, l’absence presque complète d’ambitieuses familles sacerdotales, avec leur autorité profondément enracinée, tout cela paraît avoir considérablement favorisé la transition qui détacha les esprits des croyances religieuses auxquelles ils étaient asservis et les tourna vers les recherches scientifiques et les méditations philosophiques. L’association pythagoricienne, avec toute sa sévérité, était une innovation religieuse d’un caractère assez radical, et les membres éminents qu’elle compta dans son sein développèrent l’étude des mathématiques, des sciences physiques et naturelles avec un succès inconnu à la Grèce, avant la période alexandrine. Xénophane, venu de l’Asie Mineure dans l’Italie méridionale, y fonda l’école d’Élée et fut un ardent propagateur des lumières. Il combattit les idées mythiques relatives à l’essence des dieux et les remplaça par une conception philosophique.

Empédocle d’Agrigente ne doit pas être considéré comme matérialiste ; car chez lui la force et la matière sont encore systématiquement séparées. Il fut probablement le premier en Grèce qui partagea la matière en quatre éléments ; cette théorie dut à Aristote une vitalité si tenace, qu’aujourd’hui encore, dans la science, on en découvre des traces sur plus d’un point. Outre ces éléments, Empédocle admit deux forces fondamentales, l’Amour et la Haine, qui, dans la formation et la destruction du monde, sont chargés de produire, l’un l’attraction, l’autre la répulsion. Si Empédocle eût fait, de ces forces, des qualités des éléments, nous pourrions sans difficulté le ranger parmi les matérialistes ; car non seulement le langage imagé de ses poésies philosophiques emprunta ses descriptions aux sentiments du cœur humain, mais encore il mit à contribution l’Olympe et le Tartare, pour donner à ses idées la chaleur et la vie, enfin pour occuper l’imagination en même temps que l’entendement. Mais ces forces fondamentales sont indépendantes de la matière. À des intervalles incommensurables, c’est tantôt l’une qui triomphe, tantôt l’autre. Quand l’Amour règne en maître absolu, tous les éléments réunis jouissent d’une paix harmonieuse et forment une sphère immense. Si la Haine devient toute-puissante, tout est séparé, dispersé. Dans les deux hypothèses il n’existe pas d’êtres isolés. La vie terrestre est suspendue tout entière aux alternatives qui conduisent l’univers sphérique par la force progressive de la Haine à une dissolution ou par la force croissante de l’Amour au résultat opposé. Nous vivons actuellement dans cette dernière période et, d’après les idées fondamentales du système, nous avons déjà derrière nous un espace de temps immense. Les détails de sa cosmogonie ne nous intéressent qu’autant qu’il est question de la naissance des organismes ; car ici nous rencontrons la pensée qui a exercé une si énergique influence, grâce à Épicure et à Lucrèce.

La Haine et l’Amour n’opèrent pas suivant un plan ou, du moins, ils ne travaillent qu’à produire la séparation ou la réunion universelle des éléments. Les organismes naissent par l’effet du jeu fortuit des éléments et des forces fondamentales ; en premier lieu se formèrent les plantes, puis les animaux. La nature produisit d’abord les organes des animaux d’une manière partielle : des yeux sans visage, des bras sans corps, etc. Le développement de la force qui associe les choses provoqua un mouvement confus des corps et les réunit tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. La nature essaya, pour ainsi dire, toutes les combinaisons avant d’enfanter une créature viable et, finalement, une créature capable de se reproduire. Dès que celle-ci exista, elle se conserva par elle-même, tandis que les créatures antérieures disparurent comme elles étaient nées.

Ueberweg (29 bis) remarque, à propos de cette conception, qu’on pourrait la comparer à la philosophie naturelle de Schelling et d’Oken et à la théorie de la descendance de Lamarck et de Darwin ; toutefois, ce dernier ferait consister plutôt le progrès dans la différenciation successive des formes plus simples ; tandis que la conception d’Empédocle le cherche de préférence dans la combinaison des formes hétérogènes entre elles. Cette remarque est très-juste et l’on pourrait ajouter que la théorie de la descendance moderne est appuyée sur les faits ; celle d’Empédocle, au contraire, jugée au point de vue de la science actuelle, paraît fantastique et absurde. Il faut cependant faire ressortir ce qu’il y a de commun entre ces deux théories, qui contrastent d’une manière absolue avec la philosophie naturelle de Schelling-Oken : c’est la naissance purement mécanique des organismes, appropriés à leurs fins, par le jeu répété à l’infini de la procréation et de la destruction, jeu où ne persiste en définitive que ce qui porte un caractère de durée dans sa constitution relativement accidentelle. Si, à l’égard d’Empédocle, on est autorisé à conserver un doute critique et à se demander si réellement il a entendu la chose dans ce sens, il n’en est pas moins certain qu’Épicure a compris ainsi la théorie d’Empédocle et, par suite, l’a fondue avec l’atomistique et avec sa propre doctrine sur la réalisation de toutes les possibilités.

Autour du nom d’Empédocle, comme autour de celui de Démocrite, on a rassemblé nombre de contes et de fables, dont une grande partie s’explique par l’étonnement qu’inspirait à ses contemporains l’action merveilleuse qu’Empédocle aurait exercée sur les forces de la nature. Tandis que malgré l’extrême simplicité de sa vie et la publicité restreinte de sa doctrine, Démocrite parvint à une grande renommée et la dut uniquement aux résultats positifs de sa doctrine ; Empédocle, au contraire, paraît avoir aimé l’auréole mystique du thaumaturge et il l’utilisa pour ses projets de réforme. Il chercha aussi à répandre des idées plus pures relativement aux dieux, sans toutefois imiter le rationalisme de Xénophane, qui rejetait tout anthropomorphisme. Empédocle croyait à la métempsychose ; il prohibait les sacrifices ainsi que l’usage de la viande ; sa gravité, son éloquence ardente, le renom de ses actions, imposaient au peuple qui le vénérait comme un dieu. En politique, il était un partisan zélé de la démocratie, qu’il fit triompher dans sa ville natale. Cependant lui aussi fut victime de l’inconstance de la faveur populaire ; car il mourut dans le Péloponèse, probablement exilé. — Nous ne comprenons pas comment ses idées religieuses pouvaient s’accorder avec sa philosophie de la nature. « Combien de doctrines théologiques, fait remarquer Zeller, ont été admises par des philosophes chrétiens, quoiqu’elles fussent en complète contradiction avec le christianisme ! »


CHAPITRE II

Le sensualisme des sophistes et le matérialisme moral d’Aristippe.


Sensualisme et matérialisme. — Les sophistes, en particulier Protagoras. — Aristippe. — Rapport entre le matérialisme théorique et le matérialisme pratique. — Dissolution de la civilisation hellénique sous l’influence du matérialisme et du sensualisme.


Le rôle joué dans la nature extérieure par la matière, est joué dans la vie interne de l’homme par la sensation. Quand on croit que la conscience peut exister sans la sensation, on est dupe d’une illusion subtile. L’activité de la conscience peut se déployer avec énergie sur les questions les plus élevées et les plus importantes, en même temps que les sensations sont presque imperceptibles. Mais toujours il y a en jeu des sensations dont les rapports, l’harmonie ou le désaccord déterminent la nature et le prix des idées perçues par la conscience : ainsi une cathédrale est formée de pierres brutes, un dessin compliqué de lignes matérielles fines et déliées, une fleur de matières organisées. De même que le matérialiste, contemplant la nature extérieure, explique les formes des objets par la nature de leurs éléments matériels et fait de ces derniers la base de sa conception du monde, de même le sensualiste dérive des sensations toutes les idées de la conscience.

Ainsi, au fond, le sensualisme et le matérialisme donnent tous deux la préférence à la matière sur la forme ; il s’agit maintenant de savoir en quoi ils diffèrent l’un de l’autre.

Évidemment, il n’y a pas eu de contrat en vertu duquel on pourrait être sensualiste dans la vie intérieure, et matérialiste dans la vie extérieure ; ce point de vue existe très-fréquemment sans doute dans la pratique inconséquente, mais il n’est pas philosophique.

Bien plus, le matérialiste conséquent niera que la sensation existe séparée de la matière ; aussi ne trouvera-t-il dans les actes de la conscience que les effets de changements matériels ordinaires et il les considérera sous le même point de vue que les autres faits matériels de la nature extérieure. De son côté, le sensualiste sera forcé de nier que nous sachions quelque chose des éléments et des objets du monde extérieur en général ; car nous ne possédons que la perception des choses et nous ne pouvons savoir le rapport de cette perception aux objets considérés en eux-mêmes. La sensation est pour lui non-seulement le substratum de tous les actes de la conscience, mais encore la seule donnée matérielle immédiate, attendu que nous n’avons connaissance des choses du monde extérieur que par nos sensations.

Or, par suite de l’incontestable vérité de cette théorie, qui est très-éloignée de la conviction ordinaire et présuppose une conception unitaire du monde, le sensualisme doit apparaître comme un développement naturel du matérialisme (30). Ce développement se fit, chez les Grecs, par l’école qui, en général, entra le plus profondément dans la vie antique en l’agrandissant d’abord et la décomposant ensuite, par la sophistique.

Quelque temps après Démocrite, on racontait que ce philosophe, se trouvant dans Abdère, sa ville natale, avait vu un portefaix disposer, d’une façon particulièrement habile, les morceaux de bois composant son fardeau. Démocrite lia conversation avec lui et fut si étonné de son intelligence qu’il le prit pour élève. Ce portefaix fut l’homme qui provoqua une grande révolution dans l’histoire de la philosophie : il se posa comme marchand de sagesse ; c’était Protagoras, le premier des sophistes (31).

Hippias, Prodicus, Gorgias et une longue liste d’hommes moins célèbres, connus principalement par les écrits de Platon, parcoururent bientôt les villes de la Grèce, enseignant et discutant. Quelques-uns d’entre eux acquirent de grandes richesses. Partout ils attiraient à eux les jeunes gens les plus distingués par le talent. Leur enseignement fut bientôt à la mode ; leurs doctrines et leurs discours devinrent l’objet des conversations quotidiennes dans les classes élevées de la société ; leur célébrité se répandit avec une incroyable promptitude.

C’était une nouveauté en Grèce : les anciens combattants de Marathon, les vétérans des guerres de la délivrance, hochaient la tête avec une répugnance conservatrice ; les partisans eux-mêmes des sophistes les admiraient à peu près comme on admire aujourd’hui un chanteur célèbre ; mais presque tous, malgré leur admiration, auraient rougi de se faire sophistes. Socrate avait l’habitude d’embarrasser les élèves des sophistes en se bornant à leur demander quelle était la profession de leurs maîtres : de Phidias on apprenait la sculpture, d’Hippocrate la médecine, mais quoi de Protagoras ?

L’orgueil et le faste des sophistes ne purent remplacer l’attitude digne et réservée des anciens philosophes. Le dilettantisme aristocratique, en fait de sagesse, fut estimé plus haut que la pratique de cette même sagesse par les philosophes de profession.

Nous ne sommes pas loin de l’époque où l’on ne connaissait que les côtés faibles de la sophistique. Les railleries d’Aristophane, l’austère gravité de Platon, les innombrables anecdotes philosophiques des périodes subséquentes finirent par accumuler sur le nom de la sophistique tout ce qu’on put imaginer de charlatanisme, de dialectique vénale et d’immoralité systématique. Sophistique est devenu synonyme de toute fausse philosophie ; et depuis longtemps la réhabilitation d’Épicure et des épicuriens était ratifiée par les savants, alors que le nom de sophiste résumait encore toutes les hontes et l’on continuait de regarder, comme la plus insoluble des énigmes, le fait d’un Aristophane représentant Socrate comme le chef des sophistes.

Hegel et son école, réunis aux philologues modernes, débarrassés de toutes préventions, amenèrent l’Allemagne à juger les sophistes avec plus d’équité. Leur honneur fut défendu avec plus d’énergie encore en Angleterre par Grote, dans son Histoire de la Grèce, et avant lui par Lewes. Ce dernier déclare que l’Euthydème de Platon était aussi exagéré que les Nuées d’Aristophane. « La caricature de Socrate par Aristophane se rapproche de la vérité, autant que la caricature des sophistes par Platon, avec cette différence que l’une fut déterminée par des motifs politiques, et l’autre par une antipathie spéculative (32). » — Grote nous montre que cette haine, en quelque sorte fanatique, était toute particulière à Platon et à son école. Le Socrate de Xénophon est loin d’être aussi acharné contre les sophistes.

Protagoras ouvre une ère mémorable et décisive dans l’histoire de la philosophie grecque. Le premier, il prend pour point de départ non plus l’objet, la nature extérieure, mais le sujet, l’essence intellectuelle de l’homme (33). Il est en cela, sans aucun doute, le précurseur de Socrate ; bien plus, il se trouve, dans un certains sens, à la tête de tout le mouvement anti-matérialiste, que l’on fait ordinairement commencer à Socrate. Cependant Protagoras conserve encore les relations les plus étroites avec le matérialisme, par cela même qu’il prend la sensation pour point de départ, comme Démocrite la matière. Protagoras diffère de Platon et d’Aristote d’une manière tranchée, dans le sens matérialiste : l’important pour lui c’est l’unité et l’individualité ; pour eux la généralité. Au sensualisme de Protagoras se rattache un relativisme, qui fait songer à Büchner et Moleschott. L’assertion que quelque chose existe, a toujours besoin d’être précisée par cette autre : par rapport à quoi cette chose existe-t-elle ou devient-elle ? Autrement c’est comme si l’on n’avait rien dit (34). Ainsi, Büchner, pour combattre la chose en soi, affirme que « les choses n’existent que les unes par rapport aux autres et que, sans relations mutuelles, elles n’ont aucun sens » (35). Moleschott dit d’une manière encore plus nette : « sans une relation avec l’œil, dans lequel il envoie ses rayons, l’arbre n’existe pas. »

De pareilles affirmations passent encore aujourd’hui pour du matérialisme ; mais, selon Démocrite, l’atome était un être en soi. Protagoras abandonna l’atomistique. Pour lui, la matière est quelque chose d’essentiellement indéterminé, soumis à une fluctuation et à des vicissitudes éternelles. Elle est ce qu’elle paraît à chacun.

La philosophie de Protagoras est surtout caractérisée par ces thèses fondamentales de son sensualisme :

1° L’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, en tant qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, en tant qu’elles ne sont pas.

2° Les assertions diamétralement opposées sont également vraies.

De ces thèses, la seconde est la plus remarquable et en même temps celle qui rappelle, avec la plus grande netteté, l’impudent charlatanisme, que l’on regarde trop fréquemment comme constituant toute la sophistique ancienne. Elle acquiert cependant un sens plus profond, pour peu qu’on l’élucide à l’aide de la première thèse, qui résume les doctrines de Protagoras.

L’homme est la mesure des choses, c’est-à-dire : la manière dont les choses nous apparaissent dépend de nos sensations ; et cette apparence est notre seule donnée. Ainsi, non seulement l’homme considéré dans ses qualités générales et nécessaires, mais encore chaque individu, à chaque instant donné, est la mesure des choses. S’il s’agissait ici des qualités générales et nécessaires, on pourrait complètement regarder Protagoras comme le précurseur de la philosophie théorique de Kant ; mais Protagoras, pour l’influence du sujet comme pour l’appréciation de l’objet, s’en tenait strictement à la perception individuelle et, bien loin d’envisager « l’homme en général », il ne peut, à strictement parler, pas même faire de l’individu la mesure des choses ; car l’individu est variable et, puisque la même température paraît au même homme tantôt fraîche, tantôt chaude, les deux sensations sont également vraies, chacune dans son moment ; en dehors de cette vérité, il n’y en a pas d’autre.

Maintenant, sa deuxième thèse s’explique aisément sans absurdité, si on la précise, comme l’exige le système de Protagoras, en ajoutant : dans l’esprit de deux individus différents.

Protagoras ne s’avisait pas de déclarer, en même temps, vraie et fausse, la même assertion dans la bouche d’un seul et même individu ; mais il enseignait qu’à chaque assertion d’une personne, on peut, avec un droit égal, opposer une assertion contraire émise par une autre personne.

Il est incontestable que dans cette appréciation des choses il y a beaucoup de vérité ; car, le fait certain, la donnée immédiate, est, en réalité, le phénomène. Mais notre esprit réclame quelque chose de stable dans la mobilité des phénomènes. Socrate tâcha d’atteindre à cet élément de stabilité ; Platon, croyant l’avoir trouvé dans le principe le plus directement opposé à celui des sophistes, dans la généralité, fit ainsi dégénérer le phénomène isolé en une apparence fantastique. Dans cette polémique, les sophistes ont raison au point de vue purement spéculatif ; et la philosophie théorique de Platon ne peut établir sa supériorité que sur le pressentiment profond d’une vérité cachée et sur les relations de cette vérité avec les sphères idéales de la vie.

C’est dans la morale, surtout, que se manifestent les conséquences fatales du point de vue adopté par Protagoras ; il est vrai que ce n’est pas lui qui déduisit ces conséquences. Il déclarait que le plaisir était le mobile des actions, mais il traçait une ligne de démarcation entre les bons citoyens, les hommes généreux qui ne trouvent leur plaisir que dans le bien et la vertu, et les hommes méchants, vulgaires, qui se sentent entraînés au mal (36). Toutefois, de la conception théorique du monde, qui découle de ce relativisme absolu, on devait conclure que le bien et le juste, pour l’homme, sont ce qui chaque fois lui paraît juste et bon.

Comme hommes pratiques, même comme professeurs de vertu, les sophistes se tiraient d’affaire en s’appropriant en bloc la morale hellénique transmise par la tradition. Il ne pouvait être question de déduire cette morale d’un principe, et même le système d’après lequel il fallait favoriser les idées utiles à l’État, ne fut pas élevé à la hauteur d’un précepte de morale, bien qu’il s’en rapproche considérablement.

On comprend de la sorte que les déductions morales les plus graves furent tirées du principe que le caprice de l’individu est l’unique loi, non-seulement par des adversaires fanatiques tels que Platon, mais aussi quelquefois par des élèves téméraires des sophistes. L’art célèbre de faire paraître bonne une cause qui est mauvaise, trouve un apologiste dans Lewes (37), qui voit dans cet art une dialectique à l’usage des gens pratiques : « l’art d’être son propre avocat » ; mais le revers de la médaille est évident. L’apologie réussit à montrer les sophistes comme des hommes honnêtes et irréprochables, sur le terrain de la morale vulgaire des Hellènes ; elle ne suffit pas pour réfuter le reproche d’après lequel la sophistique constitua, dans la civilisation hellénique, un élément dissolvant.

En réfléchissant à l’assertion que le plaisir est le mobile des actions, nous comprendrons aisément que le sensualisme de Protagoras est le germe de la théorie du plaisir, adoptée par l’école cyrénaïque et développée par un disciple de Socrate, Aristippe.

Sur la brûlante côte de l’Afrique septentrionale, était située la colonie grecque de Cyrène, florissante par son commerce. La mollesse de l’Orient s’y réunissait aux raffinements de la civilisation hellénique. Fils d’un riche négociant de cette ville, élevé dans les idées de luxe et de magnificence, le jeune Aristippe se rendit à Athènes, où l’attirait la renommée de Socrate.

Remarquable par sa beauté, par le charme de ses manières, par sa conversation spirituelle, Aristippe sut gagner tous les cœurs. Il s’attacha à Socrate et fut regardé comme un disciple de ce philosophe, malgré la divergence de leurs doctrines. Son penchant naturel pour le faste et les jouissances joint à la puissante influence des sophistes, lui inspira sa doctrine : le plaisir est le but de l’existence. Aristote le traite de sophiste ; mais on reconnaît chez lui des traces de l’enseignement de Socrate, qui mettait le souverain bien dans la vertu, identifiée avec la science. Aristippe enseignait qu’en se maîtrisant soi-même et en suivant la raison (deux principes éminemment socratiques), on était sur la seule voie qui assurât des jouissances durables. Le sage seul pouvait être réellement heureux. Il est vrai que, pour lui, le bonheur, c’était la jouissance.

Aristippe distinguait deux formes de sensations : l’une résultant d’un mouvement doux de l’âme, l’autre d’un mouvement rude et brusque ; la première était le plaisir, la seconde la souffrance ou le déplaisir.

Comme le plaisir des sens produit évidemment des impressions plus vives que le plaisir intellectuel, la logique inexorable de la pensée hellénique amenait Aristippe à conclure que le plaisir du corps vaut mieux que le plaisir de l’esprit ; que la souffrance physique est pire que la souffrance morale. Épicure imagina même un sophisme pour justifier cette doctrine.

Enfin, Aristippe professa formellement que le but vrai de la vie n’est pas la félicité, résultat durable de nombreuses et agréables sensations, mais le plaisir sensuel de chaque moment. Sans doute, cette félicité est bonne, mais encore faut-il qu’elle se produise d’elle-même : elle ne peut donc être le but que l’homme se propose.

Aucun sensualiste de l’Antiquité, ni des temps modernes, ne fut, en morale, plus conséquent qu’Aristippe : sa vie constitue le meilleur commentaire de sa doctrine.

Socrate et son école avaient fait d’Athènes le centre des aspirations philosophiques. Si c’est d’Athènes que partit la grande réaction contre le matérialisme, c’est aussi dans Athènes que se manifestèrent les conséquences morales de ce système, avec une intensité suffisante pour provoquer cette réaction que Platon et Aristote changèrent en une victoire décisive.

Athènes n’exerça probablement pas d’attrait sur Démocrite. « Je suis allé, aurait-il dit, dans cette ville et personne ne m’a reconnu. » Homme célèbre, il se serait donc rendu au nouveau et brillant foyer de la science pour étudier de près le mouvement qui s’y manifestait et il serait reparti silencieusement, sans se faire connaître. Il se pourrait, du reste, que le sérieux et vaste système de Démocrite ait influé sur cette époque de fermentation intellectuelle, d’une manière moins immédiate que certaines théories moins logiques, mais plus faciles à entendre de ce matérialisme, au sens le plus large du mot, qui domine toute la période philosophique antérieure à Socrate. La sophistique, dans la bonne comme dans la mauvaise acception du mot, trouva un terrain favorable dans Athènes où, depuis les guerres médiques et sous l’influence des idées nouvelles, s’était produite une révolution qui avait pénétré dans toutes les couches sociales. Grâce à la puissante direction de Périclès, l’État acquit la conscience de sa mission. Le commerce et la domination des mers favorisaient le développement des intérêts matériels, l’esprit d’entreprise des Athéniens arrivait à des proportions grandioses ; l’époque où professait Protagoras était peu éloignée de celle qui vit s’élever les imposantes constructions de l’Acropole.

La raideur primitive disparut ; l’art, parvenant au beau, atteignit cette sublimité de style, qui se manifeste dans les œuvres d’un Phidias. L’or, l’ivoire, composèrent les merveilleuses statues de Pallas Parthenos et de Jupiter Olympien ; et, tandis que la foi commençait à chanceler dans toutes les classes sociales, les processions en l’honneur des dieux étalèrent une pompe et une magnificence jusqu’alors inconnues. Sous tous les rapports, il est vrai, Corinthe était plus matérielle et plus luxueuse qu’Athènes ; mais ce n’était pas la ville des philosophes. À Corinthe se produisirent une apathie intellectuelle et un débordement de sensualisme qui furent favorisés et même enfantés par les formes traditionnelles du culte polythéiste.

C’est ainsi que, dès l’antiquité, se manifestent avec éclat la connexion entre le matérialisme théorique et pratique, aussi bien que les dissidences qui les séparent.

Si, par matérialisme pratique, on entend l’inclination dominante vers le gain et la jouissance matérielle, on voit se dresser immédiatement contre lui le matérialisme théorique et toute tendance de l’esprit vers la connaissance. On peut même dire que, par leur sévère simplicité, les grands systèmes matérialistes de l’antiquité, bien mieux qu’un idéalisme rêveur qui dégénère trop souvent en illusion, sont propres à éloigner l’esprit des choses basses et vulgaires, et à lui imprimer une direction durable vers les questions dignes de le fixer.

Les traditions religieuses surtout, qu’un élan vers l’idéal peut avoir produites, se mêlent aisément, durant le cours des siècles, aux opinions matérielles et grossières de la multitude, abstraction faite de ce « matérialisme du dogme », que l’on peut retrouver dans toute orthodoxie qui a jeté de profondes racines, pour peu que le côté purement matériel de la doctrine soit préféré à l’esprit qui lui a donné naissance. La simple analyse des traditions ne remédierait pas encore à ce vice, car l’instruction ne suffit pas pour transformer la masse des hommes en philosophes ; d’autre part, il n’y a pas de religion, si pétrifiée qu’elle soit, dont les formes sublimes ne puissent faire jaillir dans les esprits quelque étincelle de la vie idéale.

On doit se former une idée toute différente du matérialisme moral : il faut y voir un système de morale qui fait naître les actions morales de l’homme des diverses émotions de son esprit et détermine sa conduite, non par une idée impérieuse et absolue, mais par la tendance vers un état désiré. Cette morale peut être appelée matérialiste ; car, ainsi que le matérialisme théorique, elle repose sur la matière opposée à la forme. Toutefois, il ne s’agit pas ici de la matière des corps extérieurs ni de la qualité de la sensation comme matière de la conscience théorique, il s’agit des matériaux élémentaires de l’activité pratique, des instincts et des sentiments de plaisir ou de déplaisir. On peut dire qu’il n’y a là qu’une analogie et non pas une évidente uniformité de direction ; mais l’histoire nous montre presque partout cette analogie assez puissante pour expliquer la connexion des systèmes.

Un matérialisme moral de ce genre, complètement développé, non seulement n’a rien d’ignoble, mais paraît encore, comme par une nécessité intérieure, conduire finalement à des manifestations nobles et sublimes de l’existence, à un amour pour ces manifestations, bien supérieur au désir vulgaire de félicité. D’un autre côté, une morale idéaliste, si elle est complète, ne peut s’empêcher de se préoccuper du bonheur des individus et de l’harmonie de leurs penchants.

Or, dans le développement historique des peuples, il ne s’agit pas simplement d’une morale idéaliste, mais de formules morales, traditionnelles, bien déterminées, formules qui sont troublées et ébranlées par chaque principe nouveau ; car, chez l’homme vulgaire, elles ne reposent pas sur une méditation abstraite : elles sont le produit de l’éducation et constituent le patrimoine intellectuel transmis par de nombreuses générations. Toutefois l’expérience paraît nous apprendre jusqu’ici que toute morale matérialiste, quelque pure qu’elle puisse être d’ailleurs, agit comme facteur dissolvant, surtout dans les périodes de transformation et de transition, tandis que toutes les révolutions, toutes les rénovations importantes et durables ne triomphent qu’à l’aide de nouvelles idées morales.

Ce sont des idées nouvelles de ce genre que Platon et Aristote apportèrent dans l’antiquité ; mais elles ne purent ni pénétrer dans le peuple, ni s’approprier les antiques formes de la religion nationale. Ces conceptions de la philosophie hellénique n’en eurent, par la suite, qu’une influence plus profonde sur le développement du christianisme au moyen âge.

Lorsque Protagoras fut chassé d’Athènes pour avoir commencé son livre sur les dieux par les mots : « Quant aux dieux, j’ignore s’ils sont ou ne sont pas », il était trop tard pour sauver les intérêts conservateurs en faveur desquels Aristophane avait inutilement employé l’influence du théâtre ; même la condamnation de Socrate ne pouvait plus arrêter le mouvement des esprits.

Dès l’époque de la guerre du Péloponèse, peu après la mort de Périclès, la grande révolution, commencée surtout par les sophistes, avait transformé complètement la vie des Athéniens.

L’histoire n’offre point d’exemple d’une aussi prompte dissolution ; aucun peuple ne vécut aussi rapidement que celui d’Athènes. Quelque instructive que puisse être cette évolution historique, il faut se garder d’en déduire de fausses conséquences.

Aussi longtemps qu’un État maintient ses antiques traditions et ne se développe qu’avec une sage modération, comme Athènes avant Périclès, tous les citoyens se sentent unis pour défendre contre les autres États l’intérêt exclusif de leur pays. En regard de ce patriotisme étroit, la philosophie des sophistes et celle de l’école cyrénaïque ont une teinte cosmopolite.

À l’aide d’un petit nombre de raisonnements, le penseur embrasse d’un seul coup d’œil un ensemble de vérités dont l’application dans l’histoire universelle exige des milliers d’années. L’idée cosmopolite peut donc être vraie en général, et pernicieuse en particulier, parce qu’elle paralyse l’intérêt que les citoyens prennent à l’État, partant, la vitalité de l’État.

Le maintien des traditions est une barrière à l’ambition et au talent des individus ; c’est la supprimer que de faire de l’homme la mesure de toutes choses. Il n’y a que la tradition qui puisse protéger cette barrière ; mais la tradition, c’est l’absurde, parce que la réflexion pousse sans cesse vers l’innovation. Voilà ce que comprirent bientôt les Athéniens, et non seulement les philosophes, mais encore leurs adversaires les plus ardents apprirent à raisonner, à critiquer, à discuter et à faire des théories. Les sophistes créèrent aussi l’art démagogique, en enseignant l’éloquence dans le but unique de diriger la multitude selon l’esprit et l’intérêt de l’orateur.

Comme les assertions contradictoires sont également vraies, maints sectateurs de Protagoras s’attachèrent à mettre en évidence le droit de l’individu, et ils introduisirent une espèce de droit moral du plus fort. En tout cas, les sophistes possédaient une remarquable habileté dans l’art d’agir sur les esprits et une profonde sagacité psychologique ; sans quoi on ne leur aurait pas accordé des rémunérations qui, comparées aux honoraires de nos jours, sont tout au moins dans le rapport du capital à l’intérêt. D’ailleurs, on songeait moins à les payer de leur peine qu’à posséder à tout prix un art qui faisait un homme.

Aristippe, qui vivait au IVe siècle, était déjà un vrai cosmopolite. La cour des tyrans était son séjour favori, et plus d’une fois, il rencontra Platon, son antipode intellectuel, chez Denys de Syracuse. Denys l’estimait plus que les autres philosophes, parce qu’il savait tirer parti de tout ; sans doute aussi parce qu’il se prêtait aux moindres caprices du despote.

Aristippe admettait avec Diogène, le chien, que rien de ce qui est naturel n’est honteux ; aussi la plaisanterie populaire, dit-on, appelait Aristippe le chien royal. Ce n’est pas là une concordance fortuite mais une similitude de principes qui subsiste, malgré la diversité des conclusions de ces deux philosophes. Aristippe aussi était sans besoins, car il avait toujours le nécessaire et, sous les guenilles du mendiant, il ne sentait son existence ni moins assurée ni moins heureuse qu’au milieu d’une pompe royale.

Mais l’exemple des philosophes qui se complaisaient à séjourner dans les cours étrangères et trouvaient ridicule de servir exclusivement l’intérêt bourgeois d’un seul État, fut bientôt suivi par les ambassadeurs d’Athènes et de plusieurs autres républiques. Aucun Démosthène ne pouvait désormais sauver la liberté de la Grèce.

Quant à la foi religieuse, il est bon de le remarquer, en même temps qu’elle diminuait dans le peuple par l’influence des œuvres dramatiques d’Euripide, on voyait surgir quantité de nouveaux mystères.

L’histoire nous a montré trop souvent que, lorsque la classe instruite commence à se moquer des dieux ou à en résoudre la notion en de pures abstractions philosophiques, la multitude à demi éclairée, devenue indécise et inquiète, s’adonne à toute espèce de folies et tente de les élever à la hauteur d’une religion.

Les cultes asiatiques, avec leurs rites étranges, parfois immoraux, obtinrent le plus grand succès. Ceux de Cybèle et de Kottyto, celui d’Adonis et les prophéties orphiques qui s’appuyaient sur des livres saints effrontément fabriqués, se répandirent dans Athènes comme dans le reste de la Grèce. Ainsi commença la grande fusion religieuse qui, depuis l’expédition d’Alexandre, relia l’Orient à l’Occident et devait être une préparation si puissante à l’expansion du christianisme.

L’art et la science ne se modifièrent pas moins sous l’empire des doctrines sensualistes. Les sciences empiriques furent popularisées par les sophistes. Ces hommes, qui étaient doués pour la plupart d’une grande érudition, complètement maîtres d’un ensemble de connaissances solidement acquises, se montraient toujours prêts à les faire passer dans la pratique. Toutefois, dans les sciences physiques et naturelles, ils n’étaient pas des chercheurs, mais des vulgarisateurs. En revanche, on doit à leurs efforts la création de la grammaire et le développement d’une prose modèle, telle que les progrès de l’époque exigeaient qu’on la substituât à la forme étroitement poétique de l’ancienne langue. On leur doit surtout de grands perfectionnements dans l’art oratoire. Sous l’influence des sophistes la poésie tomba peu à peu de sa hauteur idéale et, pour la forme comme pour le fond, elle se rapprocha du caractère de la poésie moderne : l’art de tenir la curiosité en suspens, les saillies spirituelles et le pathétique se produisirent de plus en plus dans les œuvres littéraires.

Aucune histoire ne prouve mieux que celle des Hellènes que, suivant une loi naturelle du développement humain, il n’est pas pour le beau et le bien de fixité durable. Ce sont les époques de transition dans le mouvement régulier de la transformation d’un principe en un autre qui contiennent ce qu’il y a de plus grand et de plus beau. On n’a donc pas pour cela le droit de parler d’une fleur rongée par un ver : c’est la loi elle-même de la floraison de conduire au dépérissement ; et sous ce rapport, Aristippe était à la hauteur de son époque, quand il enseignait qu’on n’est heureux qu’au moment seul de la jouissance.


CHAPITRE III

La réaction contre le matérialisme et le sensualisme. Socrate, Platon, Aristote.


Rétrogradations indubitables et progrès douteux de l’école athénienne opposée au matérialisme. — Le passage de l’individualité à la généralité ; il est préparé par les sophistes. — Les causes du développement des systèmes opposés et la simultanéité de grands progrès à côté d’éléments réactionnaires. — État des esprits à Athènes. — Socrate réformateur religieux. — Ensemble et tendance de sa philosophie. — Platon ; tendance et développement de ses idées. — Sa conception de la généralité. — Les idées et le mythe au service de la spéculation. — Aristote n’est pas empirique, mais systématique. — Sa téléologie. — Sa théorie de la substance ; le mot et la chose. — Sa méthode. — Essai critique sur la philosophie aristotélique.


Si nous ne voyons qu’une réaction contre le matérialisme et le sensualisme dans les œuvres de la spéculation hellénique, qu’on regarde habituellement comme les plus sublimes et les plus parfaites, nous courons le danger de les déprécier et de les critiquer avec le ton d’aigreur dont on use d’ordinaire envers le matérialisme. En effet, pour peu que nous négligions les autres faces de cette grande crise philosophique, nous nous trouvons en présence d’une réaction au plus mauvais sens du mot : une école philosophique, qui a conscience de sa défaite et de la supériorité intellectuelle de ses adversaires semble se relever, prétendre encore à la victoire et vouloir substituer aux idées plus exactes, qui commençaient à se faire jour, des opinions reproduisant seulement sous une forme nouvelle, avec une magnificence et une énergie encore inconnues, mais aussi avec leur caractère primitif et pernicieux, les vieilles erreurs de la pensée anti-philosophique.

Le matérialisme déduisait les phénomènes naturels de lois invariables, absolues ; la réaction lui opposa une raison anthropomorphique, qui ne faisait qu’à regret sa part à la nécessité ; elle ébranlait ainsi la base de toute étude de la nature et lui substituait l’instrument élastique du caprice et de la fantaisie (38).

Le matérialisme concevait la finalité comme la plus brillante fleur de la nature, mais sans lui sacrifier l’unité de son principe d’explication. La réaction combattait avec fanatisme en faveur d’une téléologie qui, même sous ses formes les plus éclatantes, ne cache qu’un plat anthropomorphisme et dont l’élimination radicale est la condition indispensable de tout progrès scientifique (39).

Le matérialisme donnait la préférence aux recherches mathématiques et physiques, c’est-à-dire aux études qui permirent réellement à l’esprit humain de s’élever pour la première fois à des notions d’une valeur durable. La réaction commença par rejeter complétement l’étude de la nature au profit de l’éthique et quand, avec Aristote, elle reprit la direction qu’elle avait abandonnée, elle la faussa entièrement par l’introduction irréfléchie d’idées morales (40).

Si, sur ces points le mouvement réactionnaire est incontestable, il est très-douteux qu’il faille voir un progrès dans la grande école philosophique athénienne, qui représente le plus expressément l’opposition contre le matérialisme et le sensualisme. Nous devons à Socrate la théorie apparente des définitions, qui présupposent une concordance imaginaire entre le mot et la chose ; à Platon, la méthode trompeuse qui étaie une hypothèse sur une autre encore plus générale et trouve la plus grande certitude dans la plus grande abstraction ; à Aristote, les combinaisons subtiles de la possibilité et de la réalisation ainsi que la conception chimérique d’un système complet destiné à embrasser tout le vrai savoir. Les résultats obtenus par l’école athénienne exercent certainement encore à notre époque une grande influence, surtout en Allemagne ; cela admis, il est inutile d’insister longuement pour démontrer l’importance historique de cette école. Mais cette importance historique a-t-elle été un bien ou un mal ?

L’examen de ces systèmes en eux-mêmes et dans leur opposition purement théorique contre le matérialisme nous oblige à formuler un jugement défavorable et nous pourrions même aller plus loin. On dit ordinairement qu’avec Protagoras commença la dissolution de l’ancienne philosophie grecque ; et qu’il fut dès lors nécessaire d’asseoir cette dernière sur une base nouvelle ainsi que fit Socrate en ramenant la philosophie à la connaissance de soi-même. Nous verrons bientôt jusqu’à quel point l’histoire de la civilisation autorise cette opinion ; celle-ci ne peut d’ailleurs s’appuyer que sur l’étude de l’ensemble de la vie intellectuelle des Grecs. La philosophie, surtout la philosophie théorique, prise en elle-même, ne peut pourtant pas être supprimée : par l’invention d’un système exact, pour recommencer ensuite la série de ses précédentes erreurs. On pourrait sans doute arriver à cette idée, si l’on étudiait par exemple l’évolution philosophique de Kant à Fichte ; mais tous ces phénomènes doivent être expliqués par l’histoire totale de la civilisation, la philosophie n’étant jamais isolée dans la vie intellectuelle d’un peuple quelconque. À considérer la question sous le rapport purement théorique, le relativisme des sophistes était un progrès réel dans la théorie de la connaissance, et loin d’être la fin de la philosophie, c’en était plutôt le véritable commencement. Ce progrès est manifeste surtout dans l’éthique ; car ces mêmes sophistes, qui semblaient détruire les bases de toute morale, aimaient précisément à se poser comme professeurs de vertu et de science politique. Ils remplacèrent ce qui est bien en soi par ce qui est utile à l’État. C’était se rapprocher singulièrement de la règle fondamentale de l’éthique de Kant : « Agis de telle sorte que les principes de tes actions puissent devenir en même temps les bases d’une législation universelle. »

En bonne logique, on aurait dû passer alors du particulier au général et, à n’envisager que le point de vue abstrait, on pouvait obtenir ce progrès, sans sacrifier les résultats acquis par le relativisme et l’individualisme des sophistes. Au fond, ce progrès se trouve réalisé en morale, dès que la vertu, après la disparition des règles objectives, empruntées à une autorité extérieure, au lieu d’être simplement éliminée, est ramenée au principe de la conservation et de l’amélioration de la société humaine. Les sophistes entrèrent dans cette voie sans avoir conscience de la portée philosophique de cette innovation ; mais leur enseignement ne conduisait-il pas à la faire entrevoir ? On n’eût sans doute pas encore atteint le point culminant, mais on eût marché du moins sur un terrain solide et sûr.

Socrate déclara la vertu une science ; en théorie, ce principe est-il réellement supérieur au système des sophistes ? Quel est, en effet, le sens précis de l’idée objective du bien ? C’est ce que les dialogues de Platon nous apprennent aussi peu que les écrits des alchimistes nous font connaître la pierre philosophale. Si, par science de la vertu, on entend la connaissance des vrais mobiles de nos actes, cette science se concilie aisément avec l’intérêt général de la société. Si l’on objecte avec Socrate que l’homme, entraîné par ses passions, pèche uniquement par ce qu’il n’a pas assez conscience des suites amères d’un plaisir momentané, aucun sophiste ne niera que l’homme, assez bien organisé pour que cette conscience ne lui fasse jamais défaut, soit meilleur que le premier, mais pour l’homme ainsi disposé, le mieux moral, même au sens purement subjectif et individuel, équivaut au bien. Il ne choisira pas le mieux, parce qu’il a la science abstraite du bien, mais, parce qu’au moment du choix, il se trouvera dans un état psychologique différent de celui de l’homme qui ne sait pas maîtriser. En tout cas, des réflexions inspirées par des exemples semblables, on aurait pu déduire, même pour les individus, la nécessité d’une définition générale du bien, qui embrassât les différentes circonstances. Démocrite avait déjà entrevu la possibilité d’aboutir à une telle définition ! Un élève de Démocrite et de Protagroras, qui aurait su échapper par la tangente, si je puis m’exprimer ainsi, à la philosophie de ces deux hommes, au lieu de suivre Socrate dans son évolution, aurait pu parfaitement arriver à cet aphorisme : L’homme est la mesure des choses : l’individu, dans un moment donné, pour un phénomène donné ; l’homme en tant que moyenne, pour tout un ensemble de phénomènes.

Protagoras et Prodicus ébauchèrent aussi les sciences grammaticale et étymologique, et nous ne pouvons déterminer quelle part leur revient dans ce qu’on attribue aujourd’hui à Platon et à Aristote. Il nous suffit de savoir que les sophistes avaient déjà porté leur attention sur les mots et sur leur signification. Or, en règle générale, le mot est le signe d’un ensemble de sensations. Ne se trouvait-on pas ainsi sur la voie qui conduisait aux idées générales, telles que les comprenait le nominalisme du moyen âge ? Sans doute, dans une pareille théorie, l’idée générale ne serait pas devenue plus réelle ni plus certaine que l’idée particulière, mais au contraire plus éloignée de son objet et plus incertaine, et, en dépit de Platon, d’autant plus incertaine qu’elle eut été plus générale.

Les actions humaines, considérées dans le sens strictement individualiste, sont toutes également bonnes. Pourtant les sophistes les classaient en louables et blâmables, selon leur rapport avec l’intérêt général de l’État. N’auraient-ils pas pu aussi s’élever à l’idée de classer en normales et anormales, au point de vue de la pensée générale, les perceptions qui, en elles-mêmes, sont toutes également vraies ? Le fait que la sensation individuelle est seule vraie, c’est-à-dire certaine, dans la stricte acception du mot, n’en serait pas resté moins immuable ; mais, sans nier cela, on aurait dressé une échelle graduée des perceptions, suivant leur valeur dans les relations mutuelles des hommes.

Si enfin l’on eût voulu appliquer aux idées générales précitées, prises dans le sens nominaliste, une pareille échelle indiquant les valeurs relatives, on aurait atteint, par une nécessité presque invincible, à l’idée de la vraisemblance, tant les sophistes grecs paraissent s’être rapprochés de ce qu’on peut considérer comme le fruit le plus mûr de la pensée moderne ! La voie du développement semblait ouverte. Pourquoi fallut-il voir triompher la grande révolution qui, pour des milliers d’années, égara le monde dans le dédale de l’idéalisme platonicien ?

Nous avons déjà fait entrevoir la réponse à cette question. Il n’existe pas de philosophie se développant d’elle-même, que ce développement résulte d’oppositions ou qu’il suive une ligne droite ; il n’y a que des hommes qui s’occupent de philosophie et qui, avec toutes leurs doctrines, n’en sont pas moins les fils de leur époque. L’apparence séduisante d’un développement par oppositions, tel que l’admet Hégel, repose précisément sur ce fait, que les pensées qui dominent dans un siècle ou que les idées philosophiques d’un siècle n’expriment qu’une partie de la pensée totale des peuples. Parallèlement au courant des idées philosophiques, se meuvent des courants tout à fait distincts, parfois d’autant plus puissants qu’ils paraissent moins à la surface, qui tout d’un coup deviennent les plus forts et refoulent le premier.

Les idées, qui devancent de beaucoup leur époque, risquent de disparaître bientôt ; elles ont besoin de se fortifier en luttant péniblement d’abord contre une réaction, pour reprendre ensuite avec plus d’énergie leur marche en avant ; mais comment cela se passe-t-il en réalité ? Plus les hommes à idées neuves, à systèmes nouveaux, se hâtent de s’emparer de la direction de l’opinion publique, plus les idées traditionnelles, qui dominaient dans les têtes de leurs contemporains, leur opposent une résistance énergique. Ébloui et abasourdi, pour ainsi dire, pendant quelque temps, le préjugé se redresse bientôt avec un essor énergique pour repousser et vaincre le principe nouveau qui le gêne, soit en le persécutant et en l’opprimant, soit en lui opposant d’autres conceptions. Si ces nouvelles conceptions intellectuelles ne se distinguent que par leur vide et leur nullité, si elles ne sont inspirées que par la haine du progrès, elles ne peuvent atteindre leur but qu’en imitant le jésuitisme aux prises avec la réforme, en recourant à la ruse, à la violence et à la vulgaire manie des persécutions. Mais si, tout en poursuivant un dessein réactionnaire, elles possèdent un germe de vitalité, une force capable, à un autre point de vue, de réaliser des progrès ultérieurs, elles peuvent souvent nous offrir des phénomènes plus brillants et plus attachants que ne le ferait un système, devenu arrogant par la possession de vérités nouvelles et, ce qui n’arrive que trop souvent, paralyse à la suite d’un succès éclatant et devenu incapable de développer fructueusement les résultats obtenus.

Telle était la situation des esprits dans Athènes lorsque Socrate s’éleva pour combattre les sophistes. Nous avons montré plus haut, comment, au point de vue abstrait, les idées des sophistes auraient pu se développer ; mais il nous serait difficile d’indiquer les causes qui auraient peut-être conduit à ce résultat, sans l’intervention de la réaction socratique. Les grands sophistes étaient ravis de leurs succès pratiques. Leur relativisme illimité, la vague admission d’une morale civile sans principe à sa base, la souplesse d’un individualisme qui s’arroge partout le droit de nier ou de tolérer suivant les convenances du moment, constituaient une excellente méthode pour former ces « hommes d’État pratiques », frappés au coin connu, qui dans tous les pays, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont eu en vue surtout le succès extérieur. Il ne faut donc pas s’étonner de voir les sophistes passer de plus en plus de la philosophie à la politique, de la dialectique à la rhétorique ! Bien plus, chez Gorgias, la philosophie est déjà sciemment ravalée au simple rôle d’école préparatoire à la vie pratique.

Dans de pareilles conditions, il est tout naturel que la deuxième génération des sophistes n’ait pas montré la moindre tendance à développer la philosophie dans la voie des résultats acquis par Protagoras et n’ait pas su s’élever au principe du nominalisme et de l’empirisme modernes, en laissant de côté les généralités mythiques et transcendantes, que Platon fit prévaloir. Les jeunes sophistes ne se signalèrent au contraire qu’en exagérant effrontément le principe de l’arbitraire, en dépassant leurs maîtres par l’invention d’une théorie commode pour ceux qui exerçaient le pouvoir dans les États de la Grèce. La philosophie de Protagoras éprouva donc un mouvement rétrograde, les esprits sérieux et profonds ne se sentant plus attirés de ce côté-là.

Toutes ces variations de la pensée philosophique n’atteignaient sans doute pas, dans une égale mesure, le matérialisme grave et sévère de Démocrite ; nous avons vu que, si ce philosophe ne fonda pas d’école, il faut l’attribuer moins à ses tendances et à ses inclinations naturelles qu’au caractère de son époque. Et d’abord, le matérialisme, avec sa croyance aux atomes existant de toute éternité, était déjà dépassé par le sensualisme, qui n’admettait aucune chose en soi derrière le phénomène. Or, il aurait fallu faire un grand progrès, un progrès laissant bien loin derrière lui les résultats précités de la philosophie sensualiste, pour introduire de nouveau l’atome, comme idée nécessaire, dans un système encore inconnu, et conserver ainsi aux recherches physiques la base sur laquelle elles doivent reposer. Au reste, cette époque vit disparaître le goût pour les recherches objectives en général. Aussi pourrait-on presque regarder Aristote comme le véritable successeur de Démocrite ; il est vrai que ce successeur utilise les résultats obtenus, tout en dénaturant les principes d’où ils découlent. Mais, pendant la brillante époque de la jeune philosophie athénienne, les questions de morale et de logique prirent une prépondérance telle que toutes les autres furent oubliées.

D’où vint cette prépondérance des questions de morale et de logique ? En répondant à cette demande, nous verrons quel était le principe qui fît naître la nouvelle tendance philosophique, et lui communiqua une énergie qui l’éleva bien au-dessus d’une simple réaction contre le matérialisme et le sensualisme. Mais ici on ne peut séparer le sujet d’avec l’objet, la philosophie d’avec l’histoire de la civilisation, si l’on veut savoir pourquoi certaines nouveautés philosophiques ont obtenu une importance aussi décisive. Ce fut Socrate qui donna le jour à la nouvelle tendance ; Platon la marqua du sceau de l’idéalisme ; et Aristote, en la combinant avec des éléments empiriques, créa ce système encyclopédique qui devait enchaîner la pensée de tant de siècles. La réaction contre le matérialisme atteignit dans Platon son point culminant ; le système d’Aristote ensuite combattit les idées matérialistes avec la plus grande opiniâtreté ; mais l’attaque fut commencée par un des hommes les plus remarquables dont l’histoire fasse mention, par un homme d’une originalité et d’une grandeur de caractère étonnantes : l’Athénien Socrate.

Tous les portraits de Socrate nous le représentent comme un homme d’une grande énergie physique et intellectuelle, une nature rude, tenace, sévère envers elle-même, exempte de besoins, courageuse dans la lutte, supportant très bien les fatigues et même, quand il le fallait, les excès dans les banquets d’amis, en dépit de sa tempérance habituelle. Son empire sur lui-même n’était pas le calme naturel d’une âme dans laquelle il n’y a rien à maitriser, mais la supériorité d’une grande intelligence sur un tempérament d’une sensualité fougueuse (41). Socrate concentra toutes ses facultés, tous ses efforts, toute l’ardeur secrète de sa pensée à l’étude d’un petit nombre de points importants. La sincérité qui l’animait, le zèle qui le dévorait, donnaient à sa parole une merveilleuse influence. Seul, entre tous les hommes, il pouvait faire rougir Alcibiade ; le pathétique de ses discours, sans ornements, arrachait des larmes aux auditeurs impressionnables (42). Socrate était un apôtre, brûlant du désir de communiquer à ses concitoyens et, particulièrement à la jeunesse, le feu qui l’embrasait. Son œuvre lui paraissait sainte et, derrière la malicieuse ironie de sa dialectique, se dissimulait la conviction énergique qui ne connaît et n’apprécie que les idées dont elle est préoccupée.

Athènes était une ville pieuse, et Socrate un homme du peuple. Quelque éclairé qu’il fut, sa conception du monde n’en restait pas moins éminemment religieuse. Sa théorie téléologique de la nature, à laquelle il tenait avec ardeur, pour ne pas dire avec fanatisme, n’était pour lui qu’une démonstration de l’existence et de l’action des dieux ; au reste, le besoin de voir les dieux travailler et gouverner à la façon humaine peut être regardé comme la source principale de toute téléologie (43).

Nous ne devons pas trop nous étonner si un pareil homme fut condamné à mort pour athéisme. Dans tous les temps, ce sont les réformateurs croyants qui ont été crucifiés ou brûlés, non les libres-penseurs hommes du monde ; et certes Socrate était un réformateur en religion comme en philosophie. En somme, l’esprit de l’époque réclamait surtout l’épuration des idées religieuses ; non seulement les philosophes, mais encore les principales castes sacerdotales de la Grèce, s’efforçaient, tout en conservant les mythes pour la crédule multitude, de se représenter les dieux avec une essence plus spirituelle, de coordonner et de fondre la diversité des cultes locaux dans l’unité d’un même principe théologique ; on voulait surtout faire reconnaître une prépondérance universelle à des divinités nationales, telles que le Jupiter Olympien et surtout l’Apollon de Delphes (44). Ces tendances s’accommodaient jusqu’à un certain point des conceptions religieuses de Socrate ; et l’on peut se demander si l’étrange réponse de l’oracle de Delphes, proclamant Socrate le plus sages des Hellènes, n’était pas une approbation secrète de son rationalisme croyant. L’habitude de ce philosophe de discuter publiquement les questions les plus épineuses, dans le but avoué d’agir sur ses concitoyens, permettait très-facilement de le dénoncer au peuple comme un ennemi de la religion. La gravité religieuse de ce grand homme caractérise toute sa conduite, pendant sa vie comme aux approches de sa mort, au point de donner à sa personnalité une importance presque supérieure à celle de sa doctrine, et de transformer ses élèves en disciples, désireux de propager au loin le feu de son enthousiasme sublime. En bravant, comme prytane, les passions du peuple soulevé, en refusant d’obéir au trente tyrans (45) pour rester fidèle au sentiment du devoir, en dédaignant, par respect pour la loi, de fuir après sa condamnation pour attendre tranquillement la mort, Socrate prouva d’une façon éclatante que sa vie et sa doctrine étaient indissolublement unies.

On a cru, dans ces derniers temps, devoir expliquer l’importance philosophique de Socrate en disant qu’il ne s’était pas borné au rôle de moraliste, mais que, par la nouveauté de certaines de ses théories, il avait contribué efficacement au développement de la philosophie. À cela il n’y a rien à objecter : nous désirons seulement montrer que toutes ces nouveautés, avec leurs qualités et leurs défauts, ont leurs racines dans les idées théologiques et morales qui guidèrent Socrate dans toute sa conduite.

On se demandera peut-être comment Socrate, qui renonçait à méditer sur l’essence des choses, en arriva à faire de l’homme, considéré comme être moral, l’objet principal de sa philosophie. À cette question, lui-même et ses disciples répondront que, dans sa jeunesse, lui aussi s’était occupé de physique, mais que, sur ce terrain, tout lui avait paru si douteux qu’il avait rejeté comme inutile ce genre de recherches. Conformément à la réponse de l’oracle de Delphes, il regardait comme un point bien plus important, de se connaître soi-même ; or, d’après lui, la connaissance de soi-même conduisait à devenir aussi vertueux que possible.

Laissons de côté la question de savoir si Socrate étudia réellement et avec ardeur les sciences physiques, comme le font entendre les scènes satiriques d’Aristophane. Dans la période de sa vie, que nous connaissons par Platon et Xénophon, il n’est plus question de ce genre d’études. Platon nous apprend que Socrate avait lu beaucoup d’écrits de philosophes antérieurs, sans en être satisfait. Ainsi, un jour qu’il étudiait les œuvres d’Anaxagore, il trouva que ce philosophe attribuait la création du monde à la « raison » ; et conçut une joie extrême à la pensée qu’Anaxagore allait lui expliquer comment toutes les dispositions harmonieuses de la création émanent de cette raison, et lui prouver par exemple que, si la terre avait la forme d’un disque, il en était ainsi pour le mieux ; que, si elle était au centre de l’univers, il en devait être ainsi pour un excellent motif, etc. Mais il fut étrangement désenchanté de voir Anaxagore se borner à parler des causes naturelles. C’était comme si quelqu’un, voulant exposer les raisons de l’emprisonnement de Socrate, se fût contenté d’expliquer, d’après les règles de l’anatomie et de la physiologie, la position du prisonnier sur le lit, où il était assis, au lieu de parler de l’arrêt qui l’avait envoyé en prison et de la pensée qui le décidait à y rester pour attendre l’accomplissement de sa destinée, en dédaignant de fuir (46).

Par cet exemple, on voit, que Socrate avait une idée préconçue, en abordant la lecture des écrits relatifs aux recherches physiques. Il était convaincu que la raison, créatrice du monde, procède comme la raison humaine ; et, tout en lui reconnaissant sur nous une supériorité infinie, il croyait que nous pouvons nous associer partout à la réalisation de ses pensées. Il part de l’homme pour expliquer le monde, non des lois de la nature pour expliquer l’homme. Il présuppose, par conséquent, dans les phénomènes de la nature, la même opposition entre les pensées et les actes, entre le plan et l’exécution matérielle, que nous rencontrons dans notre propre conscience. Partout nous apercevons une activité semblable à celle de l’homme. Il faut d’abord qu’il existe un plan, un but ; puis apparaissent la matière et la force qui doit la mettre en mouvement. On voit ici combien, en réalité, Aristote était encore socratique avec son opposition de la forme et de la matière, avec sa prédominance des causes finales. Sans jamais disserter sur la physique, Socrate a pourtant, au fond, tracé à cette science la voie dans laquelle elle devait marcher plus tard avec une si persévérante ténacité ! Mais le véritable principe de sa conception de l’univers est la théologie. Il faut que l’architecte des mondes soit une personne que l’homme puisse concevoir et se figurer, dût-il ne pas en comprendre tous les actes. Même cette expression en apparence impersonnelle : « la raison » a tout fait, reçoit immédiatement son cachet religieux de l’anthropomorphisme absolu sous lequel est envisagé le travail de cette raison. Aussi trouvons-nous même chez le Socrate de Platon — et ce détail doit être authentique, — les mots raison et Dieu pris souvent comme tout à fait synonymes.

Ne nous étonnons pas si, dans ces questions, Socrate se fondait sur des idées essentiellement monothéistes ; c’était l’esprit de son époque. Il est vrai que ce monothéisme ne se pose nulle part comme dogmatique ; au contraire, la pluralité des dieux est formellement maintenue ; mais la prépondérance du dieu, regardé comme le créateur et le conservateur du monde, fait descendre les autres divinités à un rang tellement inférieur que, dans mainte théorie, on peut n’en tenir aucun compte.

Ainsi nous pouvons peut-être aller jusqu’à admettre que, dans l’incertitude des recherches physiques, Socrate ne déplorait que l’impossibilité trop manifeste d’expliquer l’entière construction des mondes par les principes de la finalité rationnelle qu’il avait inutilement cherché dans les écrits d’Anaxagore. En effet, partout où Socrate parle des causes efficientes, elles sont pour lui de prime abord quelque chose de très-indifférent, de très-insignifiant. Cela se comprend, si l’on voit en elles, non les lois générales de la nature, mais les simples instruments d’une raison pensant et agissant comme une personne. Plus cette raison apparaît élevée et puissante, plus son instrument semble indifférent et insignifiant ; aussi Socrate n’a-t-il pas assez de mépris pour l’étude des causes extérieures.

On voit ici que même la doctrine de l’identité de la pensée et de l’être a au fond une racine théologique ; car elle présuppose que la raison d’une âme du monde ou d’un Dieu, raison qui ne diffère, en effet, de celle de l’homme que par des nuances, a tout pensé et tout coordonné comme nous pouvons et devons même le penser à notre tour, si nous faisons un emploi rigoureux de notre raison.

On peut comparer le système religieux de Socrate au rationalisme moderne. Ce philosophe prétend, il est vrai conserver les formes traditionnelles du culte des dieux, mais il leur prête toujours un sens plus profond. Ainsi il veut qu’on demande aux dieux non tel bien en particulier, mais seulement le bien en général, les dieux sachant, mieux que nous, ce qui nous est avantageux. Cette doctrine paraît aussi inoffensive que raisonnable, si l’on oublie combien, dans les croyances helléniques, la prière spéciale pour obtenir des biens déterminés concordait avec les attributions particulières de chaque divinité. Ainsi, pour Socrate, les dieux de la croyance populaire n’étaient que les précurseurs d’une foi plus pure. Il maintenait, entre les savants et la multitude, l’unicité du culte, mais en donnant aux traditions un sens que nous pouvons bien appeler rationaliste. Socrate était conséquent avec lui-même, en recommandant les oracles ; en effet, pourquoi la divinité, qui a songé à notre bien-être jusque dans les plus minutieux détails, ne se mettrait-elle pas aussi en rapport avec l’homme pour lui faire parvenir des conseils ? Nous avons vu de nos jours, en Angleterre et surtout en Allemagne, se produire une doctrine, qui, dans le but de rétablir l’influence de la religion, a cru devoir répandre des idées plus pures en matière de foi ; et dont la tendance, au fond, était très-positive malgré le rationalisme qu’elle affectait. Ce sont précisément les partisans de ce système qui ont déployé le plus de zèle contre le matérialisme, pour conserver les richesses idéales de la croyance qui reconnait Dieu, la liberté et l’immortalité. De même Socrate, domine par le rationalisme dissolvant de son temps et par son amour pour le trésor idéal de la croyance religieuse, veut avant tout sauver cette dernière. L’esprit conservateur, qui l’anima toujours, ne l’empêcha pourtant pas, sur le terrain politique, d’adopter des innovations très-radicales, pour protéger, avec une efficacité durable, l’élément le plus intime et le plus noble de l’organisation sociale, le sentiment vivant de l’intérêt général contre le débordement croissant de l’individualisme.

Lewes qui, sous bien des rapports, nous donne de Socrate un portrait fidèle, se fonde sur la maxime que la vertu est une science pour prouver que la philosophie et non la morale était le but principal et constant du philosophe athénien. Cette distinction conduit à des malentendus. Assurément Socrate n’était pas un simple « moraliste », si l’on entend par ce mot un homme qui néglige d’approfondir ses idées et se borne à perfectionner son propre caractère et celui des autres. Mais, en réalité, sa philosophie était essentiellement une philosophie morale, et, il est vrai, une philosophie morale fondée sur la religion. Tel fut le ressort de toute sa conduite, et l’originalité de son point de vue religieux implique immédiatement l’hypothèse que la morale se comprend et s’enseigne avec facilité. Socrate alla plus loin ; non-seulement il déclara qu’on pouvait comprendre la morale, mais il identifia même la vertu pratique avec la connaissance théorique de la morale ; c’était-là son opinion personnelle, et, ici encore, on démontrerait qu’il subit des influences religieuses.

Le dieu de Delphes, qui personnifiait avant tout l’idéal moral, criait à l’homme par l’inscription de son temple : « Connais-toi toi-même ». Cette maxime devint, à deux points de vue, le guide de Socrate dans sa carrière philosophique : d’abord elle l’amena à substituer la science psychologique à la physique qui lui paraissait stérile ; puis à travailler au perfectionnement moral de l’homme à l’aide de la science.

Le relativisme des sophistes devait naturellement répugner aux tendances intellectuelles de Socrate. Un esprit religieux veut avoir des points fixes, surtout en ce qui concerne Dieu, l’âme et les règles de la vie. Pour Socrate, la nécessité de l’existence d’une science morale est donc un axiome. Le relativisme, qui anéantit cette science par ses subtilités, invoque le droit de la sensation individuelle ; pour combattre ce prétendu droit, il faut avant tout établir ce qui est universel et ce qui doit être universellement admis.

Nous avons montré plus haut comment le relativisme lui-même menait aux idées générales, sans qu’on eût besoin pour cela d’en abandonner les principes ; mais alors les idées générales auraient commencé par être prises dans un sens strictement nominaliste. La science aurait pu, dans cette voie, s’étendre à l’infini sans jamais s’élever au-dessus de l’empirisme et de la vraisemblance. Le Socrate de Platon est intéressant à étudier, quand il combat le relativisme de Protagoras ; il débute souvent comme aurait du débuter un vrai disciple des sophistes, s’il avait voulu aborder le problème des idées générales. Mais jamais la discussion n’en reste là ; elle dépasse toujours le but immédiat, pour s’élever aux généralisations transcendantes que Platon a introduites dans la science. Incontestablement la base de cette théorie a été posée par Socrate : quand, par exemple, dans le Cratyle de Platon, Socrate démontre que les mots ont été adaptés aux choses, non par une simple convention, mais parce qu’ils correspondent à la nature intime des choses, on découvre déjà dans cette nature des choses le germe de « l’essence », que Platon éleva plus tard tellement au-dessus de l’individualité que celle-ci fut réduite à une simple apparence.

Aristote attribue à Socrate deux innovations principales dans la méthode : l’emploi des définitions et l’induction. Ces deux instruments de la dialectique ont trait aux idées générales ; et l’art de discuter, dans lequel excellait Socrate, consistait surtout à faire passer, avec adresse et précision, d’un cas isolé à la généralité pour revenir conclure de la généralité aux faits particuliers. Aussi voit-on se multiplier dans les dialogues de Platon les tours de force, les ruses logiques et les sophismes de tout genre, qui assurent sans cesse la victoire à Socrate. Ce dernier joue souvent avec ses adversaires, comme le chat avec la souris ; il les pousse à lui faire des concessions dont ils ne prévoient pas la portée et leur démontre lui-même, bientôt après, le vice de leur raisonnement. Mais à peine la faute est-elle réparée, que l’antagoniste tombe dans un piège aussi peu sérieux que le premier.

Cette marche de la discussion est tout à fait socratique, bien que la plupart des raisonnements appartiennent à Platon. Il faut avouer aussi que cette manière sophistique de combattre les sophistes se fait bien mieux supporter dans la conversation, dans la lutte instantanée des paroles, où homme contre homme chacun éprouve sa force intellectuelle, que dans une froide dissertation écrite où l’on doit, du moins d’après nos idées, juger, avec des règles beaucoup plus sévères, de la force des arguments.

Il n’est guère probable que Socrate ait eu pleine conscience de ce qu’il faisait, quand il trompait ses adversaires et escamotait leurs objections, au lieu de les réfuter. Convaincu de la solidité de ses thèses fondamentales, il s’aveugle sur les défauts de sa propre dialectique, tout en s’apercevant, avec la rapidité de l’éclair, des moindres fautes de son antagoniste et en les utilisant avec la vigueur d’un lutteur consommé. Sans pouvoir accuser Socrate de déloyauté dans la discussion, il faut néanmoins reconnaître qu’il a le tort d’identifier la défaite de l’adversaire avec la réfutation de son opinion ; c’est aussi le défaut de ses prédécesseurs et de toute la dialectique grecque dès son origine. La dialectique nous offre l’image d’un combat intellectuel ou, comme disait Aristote, d’un différend porté devant un tribunal ; la pensée semble se fixer sur les personnages et le charme de la joute oratoire remplace le calme et l’impartialité de l’analyse.

Du reste, « l’ironie », avec laquelle Socrate joue l’ignorance et demande des éclaircissements à son adversaire, n’est souvent que l’enveloppe transparente d’un dogmatisme toujours décidé, dès que l’antagoniste est embarrassé, à proposer avec une naïveté apparente et, comme sous forme d’essai, une opinion toute prête et à la faire adopter insensiblement. Mais ce dogmatisme n’a qu’un très-petit nombre d’aphorismes simples et qui reviennent toujours : la science est une vertu ; le juste seul est véritablement heureux ; se connaître soi-même est le plus haut problème que l’homme ait à résoudre ; s’améliorer soi-même est plus important que toutes les préoccupations relatives aux choses extérieures, etc.

En quoi consiste la connaissance de soi-même ? Quelle est la théorie de la vertu ? Voilà deux problèmes dont Socrate ne cesse de chercher la solution. Il la poursuit avec l’ardeur d’un esprit croyant, mais il n’ose admettre de conclusions positives. Sa manière de définir le conduit bien plus souvent à demander simplement une définition, à déterminer l’idée de ce qu’on devrait savoir et le point capital de la question, qu’à formuler réellement la définition. Socrate se trouve-t-il poussé dans ses retranchements ? Il oppose alors un semblant de réponse ou son célèbre : je ne sais. Il a l’air de se contenter de la négation de la négation et croit se montrer digne de l’oracle qui l’a déclaré le plus sage des Hellènes en avouant qu’il a conscience de son ignorance, tandis que les autres ne savent pas même qu’ils ne savent rien. Toutefois ce résultat, en apparence purement négatif, est à une distance infinie du scepticisme ; car, tandis que le scepticisme nie même la possibilité d’arriver à une science certaine, la pensée que cette science doit exister dirige toutes les recherches de Socrate. Mais il se contente de faire place à la véritable science en détruisant la fausse science, en établissant et en utilisant une méthode qui nous rend aptes à discerner le vrai savoir du savoir apparent. Substituer la critique au scepticisme est donc le but de cette méthode, mais à sa foi dans la science, dans l’objet de cette science : l’essence universelle des choses, ce pôle fixe au milieu de la mobilité des phénomènes. Sans doute, la loi de Socrate dépassa le but ; cependant, en marchant dans cette voie, on fit le pas indispensable, devenu impossible au relativisme et au matérialisme dégénérés. On compara les individualités aux généralités, on opposa les idées aux simples perceptions. Si l’ivraie de l’idéalisme platonicien poussa en même temps que le froment, du moins le champ avait été mis en culture. Labouré par une main vigoureuse, le terrain de la philosophie produisit de nouveau une récolte cent fois plus abondante que la semence, et cela au moment où il menaçait de rester inculte.

Parmi tous les disciples de Socrate, Platon surtout fut embrasé de l’ardeur religieuse communiquée par le maître ; ce fut aussi Platon qui développa le mieux dans toute leur pureté, mais aussi de la façon la plus étroite, les idées de Socrate. Et d’abord les erreurs, contenues dans la conception socratique de l’univers, reçoivent chez Platon des développements considérables, dont l’influence se fit sentir pendant des milliers d’années. Or ces erreurs platoniciennes, en opposition tranchée avec toutes les conceptions du monde qui résultent de l’expérience, sont pour nous d’une importance spéciale. Elles ont joué dans l’histoire de la civilisation un rôle semblable à celui des erreurs du matérialisme ; si elles ne se rattachent pas par des liens aussi immédiats que ceux du matérialisme à la nature de nos facultés logiques, elles n’en reposent que d’autant plus sûrement sur la large base de notre organisation psychologique tout entière. Ces deux conceptions du monde sont des transitions nécessaires de la pensée humaine ; et bien que, dans toutes les questions de détail, le matérialisme ait toujours raison contre le platonisme, la vue d’ensemble, que ce dernier nous présente de l’univers, se rapproche davantage peut-être de la vérité inconnue que nous poursuivons. En tout cas, le platonisme a des relations plus intimes avec la vie de l’âme, avec l’art et avec le problème moral que l’humanité doit résoudre. Mais quelque nobles que puissent être ces relations, quelque bienfaisante qu’ait été, à plus d’une époque, l’influence du platonisme sur l’ensemble du développement de l’humanité, nous n’en sommes pas moins tenus, malgré ces côtés brillants, à dénoncer, dans toute leur étendue, les erreurs de ce système.

Et d’abord un mot sur les tendances générales de l’esprit de Platon. Nous l’avons nommé le plus pur des socratiques, et nous avons vu en Socrate un rationaliste. Notre jugement s’accorde peu avec l’opinion communément répandue qui fait de Platon un mystique, un poète rêveur, opinion d’ailleurs complètement erronée. Lewes, qui combat ce préjugé avec une remarquable perspicacité, caractérise ainsi Platon : « Dans sa jeunesse, il s’adonna à la poésie ; dans son âge mûr, il écrivit contre elle en termes très-vifs. Dans ses dialogues, il ne paraît nullement rêveur, nullement idéaliste, dans l’acception ordinaire du mot. C’est un dialecticien incarné, un penseur sérieux et abstrait, un grand sophiste. Sa métaphysique est tellement abstraite et subtile que, seuls, les savants les plus hardis ne s’en effrayent pas. Ses idées sur la morale et la politique sont loin d’avoir une teinte romanesque ; elles sont plutôt la limite extrême de la rigueur logique, inflexibles, dédaigneuses de toute concession et dépassant la mesure humaine. Il avait appris à regarder la passion comme une maladie, le plaisir comme quelque chose de mauvais. La vérité était pour lui le seul but vers lequel on dût tendre ; la dialectique, le plus noble exercice de l’humanité (47). »

On ne saurait nier cependant que le platonisme apparaisse souvent dans l’histoire mêlé aux rêveries philosophiques et que, malgré leurs grandes divergences, les systèmes néoplatoniciens puissent s’étayer également sur cette doctrine. Bien plus, parmi les successeurs immédiats du grand maître, ceux qui méritent l’épithète de mystiques, purent facilement associer les éléments pythagoriciens aux enseignements platoniciens et y trouver des points d’appui convenables. Par contre, il est vrai, nous avons dans la « moyenne Académie » cette école de réserve spéculative, une autre héritière du même Platon, et sa théorie probabiliste peut avec certitude revendiquer une origine platonicienne.

En réalité, Platon exagéra le rationalisme socratique et, en s’efforçant de placer le domaine de la raison bien au-dessus des sens, il alla si loin qu’il rendit inévitable un retour vers les formes mythiques. Platon s’envole dans une sphère inaccessible au langage et à la pensée de l’homme. Il s’y voit réduit aux expressions figurées ; mais son système est une preuve irrésistible que le langage figuré, appliqué a ce qui est essentiellement suprasensible, est une pure chimère, et que la tentative faite pour s’élever, à l’aide des métaphores jusqu’aux hauteurs inabordables de l’abstraction, n’est jamais impunie : car l’image maîtrise la pensée et entraîne à des conséquences où toute rigueur logique s’évanouit, au milieu du charme d’une association d’idées sensibles (48).

Avant de s’attacher à Socrate, Platon avait étudié la philosophie d’Héraclite ; il y avait appris qu’il n’existe pas d’être constamment en repos, mais qu’au contraire, toutes choses sont entraînées par un courant perpétuel. Croyant ensuite trouver dans les définitions de Socrate et dans l’essence générale des choses exprimées par ces définitions une certaine stabilité, il combina les doctrines des deux philosophes et il n’attribua le repos, la stabilité inséparables de l’être véritable, qu’aux seules généralités. Quant aux choses individuelles, elles ne sont pas, à proprement parler, elles deviennent seulement. Les phénomènes s’écoulent, sans avoir d’essence ; l’être véritable est éternel.

D’après la science actuelle, on ne peut définir que les idées abstraites, que l’on a créées soi-même, comme celles du mathématicien qui cherche à se rapprocher à l’infini de la nature quantitative des choses sans pouvoir jamais en épuiser les derniers éléments avec ses formules. Toute tentative pour définir les choses réelles est infructueuse ; on peut fixer arbitrairement l’emploi grammatical d’un mot ; mais, quand ce mot doit désigner une classe d’objets, d’après leurs caractères communs, on reconnaît toujours, tôt ou tard, que les objets doivent se classer différemment, et qu’ils ont d’autres caractères déterminants que l’on n’avait pas remarqués d’abord. L’ancienne définition devient inutile et il faut la remplacer par une nouvelle qui, de son côté, ne peut pas plus que la première prétendre à une éternelle durée. Aucune définition d’une étoile fixe ne peut l’empêcher de se mouvoir ; aucune définition ne peut tracer pour toujours une ligne de démarcation entre les météores et les autres corps célestes. Toutes les fois que de nouvelles recherches font faire un grand progrès à la science, les anciennes définitions doivent disparaître ; les objets concrets ne se règlent pas d’après nos idées générales ; ce sont, au contraire, ces dernières qui doivent se régler d’après les objets individuels que saisit notre perception.

Platon développa les éléments de logique qu’il avait reçus de Socrate. Chez lui nous trouvons, pour la première fois, une notion claire des genres et des espèces, de la classification, de la hiérarchie des idées. Il emploie avec prédilection cette nouvelle méthode pour introduire, au moyen de divisions, la clarté et l’ordre dans le sujet à traiter. C’était certes un progrès important ; mais cette grande vérité favorisa bientôt une erreur non moins grande. On vit s’établir cette hiérarchie des idées dont les plus vides sont toujours placées au sommet de la classification. L’abstraction devint l’échelle céleste, au moyen de laquelle le philosophe s’éleva jusqu’à la certitude. Plus il était loin des faits, plus il s’estimait près de la vérité.

Platon, en opposant comme stables les idées générales au monde fugitif des phénomènes, se vit plus tard entraîné à la faute grave d’attribuer une existence distincte au général qu’il avait séparé du particulier. Le beau n’existe pas seulement dans les belles choses, le bien n’existe pas seulement dans les hommes de bien ; mais le beau, le bien, pris abstractivement, sont des êtres existants par eux-mêmes. Nous serions conduits trop loin, si nous voulions ici traiter en détail de l’idéologie platonicienne : il nous suffira d’en indiquer les bases et de voir comment sur ces bases se développe cette tendance intellectuelle qui croit s’élever bien au-dessus du vulgaire empirisme et qui, cependant, est forcée de reculer sur tous les points devant l’empirisme, quand il s’agit de faire progresser véritablement les sciences.

Il est évident que nous avons besoin de généraliser et d’abstraire pour arriver à la science. Même le fait isolé, pour pouvoir être étudié scientifiquement, a besoin d’être mis au-dessus de l’individualisme de Protagoras par l’adoption et la démonstration d’une perception normale, c’est-à-dire qu’il faut admettre la généralité en face de l’individualité, la moyenne des phénomènes en face de leur variabilité. Dès lors, la science commence à se placer au-dessus de la simple opinion, avant de s’occuper d’une classe spéciale d’objets homogènes. Mais nous ne connaissons pas encore des classes entières que déjà nous avons besoin de termes généraux, pour fixer notre science et pour pouvoir la communiquer, par le simple motif qu’aucune langue ne suffirait à dénommer toutes les choses prises une à une ; et, dût une langue y suffire, il serait impossible de s’entendre, de posséder un savoir commun et de conserver dans la mémoire une pareille infinité de significations grammaticales. Locke a, le premier, élucidé cette question ; mais on ne doit pas oublier que ce philosophe, malgré l’espace de temps qui le sépare de Platon, était encore engagé dans le grand procès, à la suite duquel les temps modernes se sont affranchis de la conception platonicienne-aristotélique de l’univers.

Socrate, Platon, Aristote et tous leurs contemporains, se laissèrent tromper par les mots. Socrate, comme nous l’avons vu, croyait que chaque mot indique originairement l’essence de la chose ; le terme général doit donc, selon lui, faire connaître l’essence de toute une classe d’objets. Ainsi, pour chaque mot, il suppose une essence distincte : justice, vérité, beauté, doivent, après tout, signifier « quelque chose » ; il faut donc que certaines essences correspondent à ces expressions.

Aristote observe que Platon, le premier, sépara la généralité de l’individualité, ce que n’avait pas fait Socrate. Mais Socrate ignorait aussi la relation du général au particulier, doctrine propre à Aristote et dont nous allons bientôt nous occuper de nouveau. Toutefois, Socrate enseignait déjà que notre science a rapport aux idées générales, et il entendait par là tout autre chose que la nécessité indispensable, dont il a été plus haut question, des concepts généraux pour la science. L’homme vertueux, d’après Socrate, est celui qui discerne ce qui est saint ou impie, noble ou ignoble, juste ou injuste ; mais, en disant cela, il se préoccupe toujours de trouver une définition exacte. Il recherche les caractères généraux du juste, du noble, et non ce qui est juste ou noble dans tel ou tel cas. Le cas particulier doit résulter de la généralité, mais non vice versa, car Socrate ne se sert de l’induction que pour élever l’esprit à la généralité, pour la lui rendre intelligible, mais non pour fonder la généralité sur la somme des faits particuliers. À ce point de vue, il n’était que logique d’attribuer d’abord au général une réalité propre ; c’était, il semble, l’unique moyen de le rendre pleinement indépendant. Plus tard seulement, on put essayer d’assigner à la généralité vis-a-vis des individus un rapport d’immanence, qui n’enlevât rien en principe à son indépendance. On ne doit pas oublier que la théorie d’Héraclite aida beaucoup Platon et établir la séparation du général et du particulier.

Il faut maintenant bien comprendre que d’un principe absurde ne peuvent découler que des conséquences absurdes. Le mot est devenu une chose, mais une chose qui n’a d’analogie avec aucune autre, qui, d’après la nature de la pensée humaine, ne peut avoir que des qualités négatives. Mais, comme il doit aussi exprimer des attributs positifs, nous nous trouvons, de prime abord, transportés sur le terrain du mythe et du symbole.

Déjà le mot είδος ou ιδέα d’où vient notre mot « idée », porte ce cachet de symbolisme. Cette même idée désigne l’espèce par opposition à l’individu. Il nous est très-facile maintenant de nous représenter en imagination (vorstellen), pour ainsi dire, un prototype de chaque espèce, exempt de toutes les vicissitudes auxquelles sont soumis les individus et qui apparaîtra comme type, comme idéal, de tous les individus et, à son tour, comme une individualité absolument parfaite. Nous ne pouvons nous figurer ni le lion ni la rose en soi ; mais nous pouvons nous représenter en imagination une forme nettement accusée de lion ou de rose, complètement exempte des hasards de l’organisation individuelle, hasards qui n’apparaîtront désormais que comme des défauts, des déviations de la forme normale. Ce n’est pas là l’idée du lion ou de la rose propre à Platon, mais un idéal, c’est-à-dire, lui aussi, une création des sens destinée et exprimer aussi parfaitement que possible l’idée abstraite. L’idée elle-même n’est pas visible, car tout ce qui est visible appartient au monde mobile des simples phénomènes ; elle n’a pas de forme déterminée dans l’espace, car le suprasensible ne peut pas occuper d’espace. Cependant, il est impossible d’énoncer quoi que ce soit de positif relativement aux idées sans les concevoir d’une manière sensible quelconque. On ne peut les appeler pures, nobles, parfaites, éternelles, sans y attacher par ces mots des représentations sensibles. Ainsi, dans son idéologie, Platon se voit forcé de recourir au mythe, ce qui nous transporte soudain de la plus haute abstraction dans le domaine du sensible-suprasensible, c’est-à-dire dans l’élément véritable de toute mythologie.

Le mythe ne doit avoir qu’une valeur figurée. Il s’agit de représenter sous une forme appartenant au monde des phénomènes, ce qui en soi ne peut être conçu que par la raison pure. Mais qu’est-ce qu’une image dont on ne peut en aucune façon indiquer le prototype ?

On allègue que l’idée elle-même est perçue par la raison, bien que l’homme, dans son existence terrestre, ne puisse la percevoir qu’imparfaitement ; la raison est alors à cet être suprasensible ce que sont les sens aux choses sensibles. Nous avons ici l’origine de cette séparation profonde entre la raison et le monde des sens qui, depuis Platon, a dominé toute la philosophie et causé d’innombrables malentendus. Les sens n’auraient aucune participation à la science, ils ne pourraient que sentir ou percevoir et se borneraient aux phénomènes : la raison, au contraire, serait capable de comprendre le suprasensible. Elle est entièrement séparée du reste de l’organisation de l’homme, surtout chez Aristote, qui a développé cette doctrine. On admet des objets particuliers qui sont compris par la raison pure, les noumènes, sur lesquels s’exerce la faculté de connaître la plus élevée, par opposition aux phénomènes. Mais, en réalité, les noumènes ne sont que des chimères ; quant à la pure raison qui doit les comprendre, elle n’est elle-même qu’un être fabuleux. L’homme n’a pas de raison de ce genre, il n’a même aucune représentation (Vorstellung) d’une pareille faculté, qui pourrait connaître les généralités, les abstractions, le suprasensible, les idées, sans l’intermédiaire de la sensation et de la perception. Même quand notre pensée nous fait dépasser les limites du domaine des sens, même quand nous sommes amenés à conjecturer que notre espace avec ses trois dimensions, que notre temps avec son présent qui semble sortir du néant pour y rentrer aussitôt, ne sont que des formes très-pauvres sous lesquelles la pensée humaine se représente une réalité infiniment plus riche, — même alors nous sommes encore réduits à nous servir de notre intelligence ordinaire, dont toutes les catégories sont inséparables du monde des sens. Nous ne pouvons nous figurer ni l’unité, ni la multiplicité, ni la substance par rapport à ses propriétés, ni un attribut quelconque sans mélange du sensible.

Nous sommes donc ici en face du mythe seul, d’un mythe dont le fond intime et la signification sont pour nous l’inconnu absolu, pour ne pas dire le néant. Toutes ces fictions platoniciennes n’ont donc été et ne sont encore aujourd’hui que des obstacles, des lueurs trompeuses pour la pensée, pour la recherche, pour l’assujettissement des phénomènes à l’intelligence humaine, enfin pour la science positive et méthodique. Mais, de même que l’esprit de l’homme ne se contentera jamais du monde intellectuel que l’empirisme exact peut nous donner, de même aussi la philosophie platonicienne restera toujours le premier et le plus beau modèle de l’esprit planant dans un poétique essor au-dessus de l’édifice grossier et imparfait de la connaissance scientifique ; et nous avons le droit de nous élever sur les ailes de l’enthousiasme spéculatif aussi bien que de faire usage de toutes les autres facultés de notre esprit et de notre corps. Nous accorderons même à de telles spéculations une haute importance quand nous verrons combien cet élan de l’esprit, qui s’associe à la recherche de l’unité et de l’éternel dans les vicissitudes des choses terrestres, réagit sur des générations entières en les animant et en les vivifiant, et donne même souvent par voie indirecte une nouvelle impulsion aux investigations scientifiques. Cependant il faut aussi qu’une fois pour toutes, l’humanité soit bien convaincue qu’il n’est pas ici question d’une science, mais d’une fiction poétique, dût cette fiction représenter peut-être symboliquement une face vraie et réelle de l’essence des choses, dont l’intuition est interdite à notre intelligence. — Socrate voulut mettre un terme d’individualisme illimité et frayer la voie à la science objective. Mais il n’aboutit qu’à une méthode qui confondait le subjectif et l’objectif, rendait impossible le progrès continu de la connaissance positive, et semblait ouvrir aux fictions et aux fantaisies de l’individu une carrière où l’imagination pouvait franchir toutes les limites. Il y avait cependant des limites posées à cette imagination. Le principe religieux et moral, qui constituait le point de départ de Socrate et de Platon, dirigea le grand travail de la pensée humaine vers un but déterminé. Une pensée profonde, un noble idéal de perfection soutinrent ainsi les efforts et les aspirations morales de l’humanité pendant des milliers d’années, tout en leur permettant de se fondre complètement avec les idées et les traditions d’un génie étranger et nullement hellénique. Aujourd’hui encore l’idéologie, que nous sommes forcés de bannir du domaine de la science, peut, par son importance morale et esthétique, devenir une source féconde en résultats. La forme, terme si beau et énergique par lequel Schiller a remplacé l’expression devenue trop terne d'idée, se meut toujours, déité, parmi les déités, dans les régions de la lumière, et aujourd’hui comme dans l’antique Hellade, elle est encore assez puissante pour nous élever sur ses ailes, au-dessus des misères de la réalité terrestre, et nous permettre de nous réfugier dans les sphères de l’idéal.

Ne consacrons ici que quelques mots à Aristote, dont nous apprécierons le système quand nous examinerons l’influence qu’il a exercée sur le moyen âge. Là nous approfondirons les idées les plus importantes que le moyen âge et les temps modernes ont empruntées à sa doctrine en lui faisant subir de nombreuses modifications. Bornons-nous, pour le moment, à en esquisser les traits généraux et à parler de ses rapports avec l’idéalisme et le matérialisme.

Aristote et Platon étant de beaucoup supérieurs, par leur influence et leur valeur, aux philosophes grecs dont nous avons conservé les œuvres, on comprendra aisément qu’on ait voulu les opposer l’un à l’autre, comme les représentants des deux principales tendances de la philosophie : la spéculation a priori et l’empirisme rationnel. À dire vrai, Aristote est resté dans une étroite dépendance de Platon. Le système qu’il a créé, sans parler de ses contradictions internes, joint à l’apparence de l’empirisme tous les défauts de la conception du monde socratico-platonique, défauts qui altèrent à sa source la recherche empirique (49).

Bien des savants croient encore qu’Aristote fut un grand naturaliste et un grand physicien. La critique a dû s’élever contre cette opinion depuis que l’on sait combien il existait de travaux antérieurs, relatifs à l’étude de la nature (50), avec quel sans-gêne il sut s’approprier les observations faites par autrui et les renseignements de toute sorte, sans citer les auteurs, et combien d’observations qui lui semblent personnelles sont complètement fausses (51) parce qu’elles n’ont jamais pu se faire ; mais on peut dire que jusqu’ici le prestige d’Aristote n’a pas été combattu assez radicalement. Cependant, il continue de mériter les éloges que lui décerne Hégel, pour avoir asservi à l’idée la richesse et l’éparpillement des phénomènes de l’univers réel. Quelle que soit la part originale, grande ou petite, qui lui revienne dans le développement des diverses sciences, le résultat incontestable de ses travaux fut la systématisation de toutes les sciences alors existantes, en d’autres termes ses travaux peuvent en principe se comparer à ceux de certains philosophes modernes, créateurs de systèmes, de Hégel en première ligne.

Démocrite aussi dominait l’ensemble des sciences de son temps, et probablement avec plus d’originalité et de solidité qu’Aristote ; mais nous n’avons conservé aucune preuve qu’il ait tenté de plier toutes ces connaissances sous le joug de son système. Chez Aristote, le point essentiel est le développement d’une pensée spéculative fondamentale. L’unité et la stabilité que Platon cherchait en dehors des choses, Aristote veut nous les montrer dans la diversité même de ce qui existe. Si Aristote fait du monde extérieur une véritable sphère, au centre de laquelle la terre repose ; c’est par une méthode, par une forme de conception et de représentation identiques, qu’il explique le monde des sciences : tout gravite autour du sujet pensant dont les idées sont considérées comme les objets vrais et définitifs, par suite de l’illusion naïve qui fait méconnaître au philosophe toutes les limites de la connaissance.

Bacon prétend qu’en réunissant en système toutes les connaissances humaines, on entrave le progrès. Cette considération n’aurait pas fait grande impression sur Aristote, qui regardait la tâche de la science comme accomplie en général, et qui n’hésitait pas un seul instant à se croire capable de répondre d’une manière satisfaisante à toutes les questions importantes. De même que, sous le rapport moral et politique, il se bornait à étudier le monde hellénique comme un monde-modèle et ne comprenait guère les grandes révolutions qui s’accomplissaient sous ses yeux ; de même il se préoccupait fort peu de la multitude des faits nouveaux, des observations nouvelles que les conquêtes d’Alexandre le Grand rendaient accessibles à tout esprit sérieux. Qu’il ait accompagné son royal élève afin de rassasier son ardeur pour la science, ou qu’on lui ait envoyé des animaux et des plantes de contrées lointaines pour les soumettre à ses études, ce sont là autant de fables. Aristote, dans son système, s’en tenait à ce qu’on savait de son temps ; il était convaincu que c’était là l’essentiel, et que cela suffisait pour trancher toutes les questions de principes (52). Précisément parce qu’Aristote avait une conception du monde si exclusive, parce qu’il se mouvait avec tant d’assurance dans le cercle étroit de son univers, il devint de préférence le guide philosophique du moyen âge, tandis que les temps modernes, portés aux progrès et aux innovations, n’ont rien eu de plus pressé que de rompre les entraves de ce système.

Plus conservateur que Platon et Socrate, Aristote se rattache de son mieux, à la tradition, à l’opinion du vulgaire, aux idées consacrées par le langage, et ses exigences morales s’écartent le moins possible des coutumes et des lois usuelles des États helléniques. Aussi a-t-il été dans tous les temps le philosophe chéri des écoles et des tendances conservatrices.

Aristote, pour assurer l’unité de sa conception du monde, a recours à l’anthropomorphisme absolu. La téléologie défectueuse, qui n’envisage que l’homme et sa destinée, constitue l’un des principes essentiels de son système. De même qu’en fait d’activité et de créations humaines, quand l’homme veut, par exemple, construire une maison ou un vaisseau, il se préoccupe d’abord du plan d’ensemble, puis le réalise pièce par pièce au moyen des matériaux, de même, suivant Aristote, doit nécessairement procéder la nature, car il regarde cette corrélation des fins et des moyens, de la forme et de la matière comme le modèle de tout ce qui existe. Immédiatement après l’homme et sa destinée, Aristote étudie le monde des organismes. Il s’en sert non-seulement pour montrer dans la graine la possibilité réelle de l’arbre, non-seulement pour avoir des prototypes de sa classification par genres et espèces, et comme des pièces justificatives de sa téléologie, etc., mais encore et surtout pour établir, par la comparaison des organismes inférieurs et supérieurs, que tout, dans le monde, peut se graduer d’après sa valeur relative. Ce principe, Aristote ne manque pas ensuite de l’appliquer aux relations les plus abstraites, celles du haut et du bas, de la droite et de la gauche, etc. Il paraît même convaincu que tous ces rapports hiérarchiques existent non-seulement dans l’esprit de l’homme, mais encore dans la nature des choses. — Ainsi partout la généralité est expliquée d’après le cas spécial, le facile d’après le difficile, le simple d’après le composé, le bas d’après le haut, et c’est précisément sur cette donnée que repose en grande partie la popularité du système aristotélique ; car l’homme qui connaît mieux que tout, les états subjectifs de sa pensée ou de sa volonté, est toujours porté à regarder comme simples et clairs les rapports de causalité qui relient ses pensées et ses actes au monde matériel, confondant ainsi la succession évidente de ses sensations internes et des faits externes avec le jeu secret des causes efficientes. Socrate pouvait aussi regarder comme quelque chose de simple, par exemple, la « pensée et le choix », qui déterminent les actions humaines en vertu du principe de la finalité. Le résultat d’une décision ne lui semblait pas moins simple ; et les fonctions des nerfs et des muscles devenaient pour lui des circonstances accessoires et indifférentes. Les choses de la nature paraissent manifester une finalité : elles naissent donc aussi de l’action si simple et si naturelle de la pensée et du choix. Ainsi se forme l’idée d’un créateur semblable à l’homme, mais infiniment sage, idée qui sert de base à une conception optimiste de l’univers.

Sans doute, Aristote a fait un progrès notable, par la manière dont il se représente l’action des causes finales (voir la note 40). Du moment où l’on cherchait à s’expliquer comment se réalise la finalité, il ne pouvait plus être question de cet anthropomorphisme si naïf qui fait travailler le Créateur avec des mains humaines. Une conception rationaliste du monde, qui voyait généralement dans les idées religieuses du peuple une expression figurée de relations suprasensibles, ne pouvait naturellement pas faire d’exception en faveur de la téléologie ; et comme Aristote, suivant son habitude, voulait ici, de même que partout ailleurs, arriver à une clarté parfaite, il dut être nécessairement amené, par la téléologie même et par l’observation du monde organique, à un panthéisme qui fait pénétrer partout dans la matière la pensée divine et en montre la réalisation permanente dans la croissance et le développement des êtres. Ce système, avec une légère modification, aurait pu devenir un naturalisme complet ; mais il se heurte chez Aristote contre une conception transcendante de Dieu qui, en théorie, repose sur ce principe véritablement aristotélique, qu’en dernière analyse tout mouvement doit provenir d’un être immobile (53).

Aristote eut des velléités empiriques, comme le prouvent quelques assertions isolées, surtout celles qui exigent le respect pour les faits. Ces velléités se retrouvent dans sa doctrine de la substance (οὐσία) mais cette doctrine est entachée d’une incurable contradiction. Aristote (et, sur ce point, il est en complet désaccord avec Platon) appelle les êtres et objets individuels substances, dans le premier et véritable sens de ce mot. Dans ces substances, la partie essentielle est la forme combinée avec la matière ; le tout constitue un être concret et complètement réel ; bien plus, Aristote parle souvent comme s’il n’admettait l’existence complète que de la chose concrète. Tel est le point de vue auquel se placèrent les nominalistes du moyen âge ; mais ils ne pouvaient nullement s’étayer de l’opinion d’Aristote : car ce philosophe vient tout gâter en admettant une deuxième classe de substances dans les idées d’espèce d’abord, et ensuite dans les idées générales. Non-seulement le pommier qui s’élève devant ma fenêtre est un être, mais l’idée spécifique de pommier désigne encore un être. Toutefois l’essence générale du pommier ne résiderait pas dans le monde nébuleux des idées d’où elle projetterait ses rayons dans le monde des phénomènes, mais l’essence générale du pommier a son existence dans chaque pommier.

Ici tant qu’on s’en tient aux organismes et qu’on se borne à comparer l’espèce et les individus, on rencontre une lueur séductrice qui a égaré plus d’un philosophe moderne. Essayons de tracer avec netteté la ligne de démarcation entre la vérité et l’erreur.

Plaçons-nous d’abord au point de vue nominaliste qui est parfaitement clair. Il n’existe que des pommiers, des lions, des hannetons, etc., pris individuellement ; il existe en outre des noms, à l’aide desquels nous embrassons la totalité des objets existants, qui doivent constituer une même classe, en vertu de leur analogie ou de leur homogénéité. Le « général » n’est pas autre chose que le nom. Mais il n’est pas difficile de découvrir dans cette théorie quelque chose de superficiel et de montrer qu’il ne s’agit point ici de ressemblances accidentelles, arbitrairement réunies par le sujet, mais que la nature des objets eux-mêmes nous présente des groupes bien tranchés qui, par leur homogénéité réelle, nous forcent de les réunir en classes distinctes. Les individus lions ou hannetons les plus différents de leurs pareils sont infiniment plus rapprochés les uns des autres dans leur espèce que le lion ne l’est du tigre, ou le hanneton du lucane. Cette remarque est incontestablement exacte. Cependant nous n’avons pas besoin d’une longue réflexion pour trouver que le lien réel, que nous admettons sans contestation et pour abréger le discours, est en tout cas quelque chose de bien différent du type général de l’espèce, que nous associons dans notre imagination au mot pommier.

On pourrait maintenant poursuivre davantage la question métaphysique des rapports de l’individu avec le genre, de l’unité avec la multiplicité. Supposons que nous connaissions la formule du mélange des éléments ou de l’état d’excitation dans une cellule de germe, et qu’il nous fût possible de déterminer d’après cette formule si le germe donnera naissance à un pommier ou à un poirier : il est probable encore que chaque cellule de germe, en même temps qu’elle satisfait aux données générales de la formule, est soumise en outre individuellement à des conditions particulières et nouvelles. Nous n’avons jamais, en effet, que le résultat tiré de l’universel et de l’individuel, ou plutôt la donnée concrète au sein de laquelle l’universel et l’individuel se confondent. La formule se trouve uniquement dans notre esprit.

On voit aisément que le réalisme pourrait à son tour faire ici des objections ; mais, pour comprendre l’erreur où est tombé Aristote, dans sa théorie des idées générales, nous n’avons pas besoin de prolonger davantage notre raisonnement. Cette erreur à déjà été indiquée plus haut, car Aristote s’en tient directement au mot. Il ne cherche rien d’inconnu derrière l’essence générale du pommier : elle est bien plutôt pour lui quelque chose de parfaitement connu. Le mot désigne directement une entité ; et Aristote va si loin dans cette voie, qu’en transportant à d’autres objets ce qu’il a trouvé dans les organismes, il distingue même, à propos d’une hache, l’individualité de cette hache déterminée d’avec l’essence de la hache en général. L’essence de la hache et la matière, le métal, pris ensemble, constituent la hache ; et aucun morceau de fer ne peut devenir une hache sans être saisi et pénétré par la forme qui répond à l’idée générale de hache. Cette tendance à déduire l’essence immédiatement du mot est le défaut capital de l’idéologie aristotélique et a pour conséquences directes, quelque répugnance qu’éprouve Aristote à s’occuper de ces conséquences, cette même prédominance du général sur le particulier que nous rencontrons chez Platon. Une fois admis que l’essence des individus est dans l’espèce, il s’ensuit qu’en montant d’un degré on doit trouver dans le genre, etc., l’essence de l’espèce, autrement dit la raison des espèces.

On retrouve clairement l’influence prépondérante des idées platoniciennes dans la méthode de recherche qu’Aristote a l’habitude d’employer. On ne tarde pas à voir que la méthode inductive, qui part des faits pour remonter jusqu’aux principes, est restée pour Aristote lui-même à l’état de pure théorie et qu’il ne l’emploie presque nulle part. Il cite à peine quelques faits isolés et s’élance aussitôt aux principes généraux qu’il maintient dès lors comme dogmes, et dont il fait l’application par la méthode purement déductive (54). Ainsi Aristote démontre, d’après les principes généraux, qu’il ne peut rien y avoir en dehors de notre unique sphère cosmique ; c’est ainsi qu’il arrive a sa funeste doctrine du mouvement « naturel » de chaque corps en opposition au mouvement « forcé » ; c’est ainsi qu’il affirme que le côté gauche du corps est plus froid que le côté droit ; qu’une matière se change en une autre ; que le mouvement est impossible dans le vide ; qu’il y a une différence absolue entre le froid et le chaud, le lourd et le léger, etc. C’est ainsi qu’il détermine a priori combien il peut y avoir d’espèces d’animaux. Il prouve, d’après les principes généraux, que les animaux doivent avoir tels ou tels organes, et établit enfin quantité d’autres thèses qu’ensuite il ne cesse d’appliquer avec la plus inflexible logique, et dont l’ensemble rend complètement impossible toute recherche fructueuse. La mathématique est naturellement la science que la philosophie de Platon et celle d’Aristote traitent avec une prédilection marquée : on sait en effet quels brillants résultats la méthode déductive en a fait sortir. Aristote regarde les mathématiques comme la science modèle ; mais il en interdit l’application à l’étude de la nature, en ramenant partout la quantité à la qualité : il prend ainsi la voie diamétralement opposée à la direction suivie par la science moderne.

Dans les questions de controverse, la dialectique emprunte le secours de la déduction. Aristote se plaît à faire l’histoire et la critique des opinions de ses devanciers. Ceux-ci sont à ses yeux les représentants de toutes les opinions possibles ; et il conclut en leur opposant la sienne. Quand tous sont d’accord entre eux, la preuve est complète ; car la réfutation de toutes les autres théories fait apparaître comme nécessaire celle qui semble rester seule. Déjà Platon définissait la « science », pour la distinguer d’avec « l’opinion juste » : l’habileté du savant à réfuter dialectiquement les objections et à faire triompher ses convictions personnelles au milieu de la lutte des opinions. Aristote met en scène ses adversaires et leur fait exposer leurs doctrines, souvent d’une manière fort défectueuse ; il discute avec eux sur le papier, puis il juge dans sa propre cause. Ainsi, sortir vainqueur d’un débat, tient lieu de démonstration ; la lutte des opinions remplace l’analyse. Toute cette méthode de discussion, qui reste complètement subjective, ne peut faire naître aucune science véritable.

Si l’on se demande maintenant comment un pareil système a pu, pendant des siècles, barrer le chemin non-seulement au matérialisme, mais à toute tendance empirique en général ; comment il est possible que la « conception du monde en tant qu’organisme » imaginée par Aristote soit encore vantée aujourd’hui par une puissante école comme la base inébranlable de toute philosophie véritable, nous devrons d’abord nous rappeler que la spéculation se complaît dans les idées naïves de l’enfant et du charbonnier, et aime mieux, sur le terrain de la pensée humaine, associer les conceptions les plus informes aux conceptions les plus élevées, qu’adopter une opinion moyenne et s’en tenir à une certitude relative. Nous avons déjà vu que le matérialisme conséquent est plus en mesure que tous les autres systèmes de mettre de l’ordre et de l’harmonie dans le monde sensible, et qu’il est logique en considérant l’homme même et tous ses actes comme un cas spécial des lois générales de la nature ; mais nous avons reconnu aussi qu’un abîme éternel sépare l’homme objet des études empiriques, et l’homme, sujet, possédant la conscience immédiate de soi-même. Aussi revient-on toujours à se demander si, en partant de la conscience, l’on n’obtiendrait pas peut-être une conception du monde plus satisfaisante ; l’homme est entraîné de ce côté par une force secrète, si puissante que cent fois il se figure avoir réussi, alors que toutes les tentatives antérieures ont déjà été reconnues insuffisantes.

La philosophie aura sans doute fait un de ses progrès les plus importants le jour où l’on renoncera définitivement à ces tentatives ; mais cela n’arrivera jamais, si le besoin d’unité qu’éprouve la raison humaine ne trouve pas à se satisfaire en suivant une autre voie. Nous ne sommes pas organisés uniquement pour connaître, mais aussi pour faire de la poésie et construire des systèmes ; et quoique se défiant plus ou moins de la solidité définitive de l’édifice élevé par l’intelligence et les sens, l’humanité saluera toujours avec une joie nouvelle l’homme qui saura, d’une façon originale, profiter de tous les résultats de la culture de son temps, pour créer cette unité du monde et de la vie intellectuelle, qui est interdite à notre connaissance. Cette création ne fera, pour ainsi dire, qu’exprimer les aspirations d’une époque vers l’unité et la perfection, ce sera pourtant une œuvre grande et aussi utile, pour maintenir et alimenter notre vie intellectuelle, que l’œuvre de la science elle-même ; mais elle sera moins durable que cette dernière car les recherches qui conduisent aux théories toujours incomplètes de la science positive et aux vérités relatives qui constituent seules l’objet de notre connaissance, sont absolues par leur méthode, tandis que la conception spéculative de l’absolu ne peut revendiquer qu’une valeur relative, et n’exprime que les idées d’une époque.

Si le système aristotélique se dresse continuellement devant nous comme une puissance ennemie et nous empêche de tracer nettement une ligne de démarcation entre la science positive et la spéculation ; s’il reste toujours comme un modèle d’incohérence, comme un grand exemple à éviter, par la confusion qu’il établit entre la spéculation et l’expérience, par la prétention qu’il émet non seulement d’embrasser, mais encore de diriger en maître la science positive, nous devons avouer, d’un autre côté, que ce système est le modèle le plus parfait d’une conception du monde une et complète, que l’histoire nous ait présenté jusqu’à ce jour. Nous avons été forcé de diminuer la gloire d’Aristote comme savant ; mais il lui reste le mérite d’avoir réuni en lui l’ensemble des connaissances de son temps et d’en avoir fait un système complet. Ce gigantesque travail intellectuel nous offre, à côté des erreurs que nous devions signaler ici, dans toutes les branches de la science, des preuves nombreuses d’une pénétrante sagacité. D’ailleurs Aristote mérite une place d’honneur parmi les philosophes, ne fût-ce que comme créateur de la logique et si, par la complète fusion de celle-ci avec sa métaphysique, il diminua l’importance du service qu’il avait rendu à la science, il augmenta en revanche la force et le prestige de son système. Dans un édifice si solidement coordonné, les esprits peuvent se reposer et trouver un appui à une époque de fermentation et de surexcitation, alors que les débris de l’ancienne civilisation joints aux idées envahissantes d’une religion nouvelle faisaient naître dans les têtes des Occidentaux une agitation si intense, si tumultueuse, et un élan si fougueux vers des formes nouvelles. Comme nos ancêtres étaient calmes, heureux, au milieu du cercle étroit où les enfermait leur voûte céleste, dans son éternelle révolution autour de la terre immobile ! Quels tressaillements dut leur faire éprouver le souffle impétueux venant des profondeurs de l’immensité, lorsque Copernic déchira cette enveloppe fantastique !

Mais nous oublions qu’il ne s’agit pas encore d’apprécier le rôle que joua au moyen âge le système d’Aristote. Il ne l’emporta complètement en Grèce sur tous les autres systèmes que peu à peu, lorsque, après la disparition de la période classique antérieure au Stagirite, fut survenue la décadence de cette vie scientifique si riche et si luxuriante qui suivit la mort d’Aristote. Plus tard, les esprits flottants se réfugièrent, dans ce système qui semblait leur offrir la protection la plus puissante. Pendant un certain temps, l’astre de l’école péripatéticienne brilla d’une assez grande clarté à côté des autres étoiles philosophiques ; mais l’influence d’Aristote et de sa doctrine ne put empêcher la réapparition, bientôt après lui, d’opinions matérialistes qui se produisirent avec une grande énergie et cherchèrent même à se rattacher à divers points de son propre système.


CHAPITRE IV

Le matérialisme en Grèce et à Rome après Aristote.
Épicure.


Vicissitudes du matérialisme grec. — Caractère du matérialisme après Aristote. Prédominance du but moral. — Le matérialisme des stoïciens. — Épicure, sa vie et sa personnalité. — Comment il vénérait les dieux. — Affranchissement de la superstition et de la crainte de la mort. — Sa théorie du plaisir. — Sa physique. — Sa logique et sa théorie de la connaissance. — Épicure écrivain. — Les sciences positives commencent à l’emporter sur la philosophie. — Part qui revient au matérialisme dans les conquêtes scientifiques des Grecs.


Nous avons vu, dans le chapitre précédent, comment le développement par série d’oppositions, auquel Hégel a donné une si grande importance dans la philosophie de l’histoire, doit toujours s’expliquer par l’ensemble des conditions de l’histoire de la civilisation. Une doctrine dont l’empire avait pris de vastes proportions et semblait entraîner à sa suite toute une époque commence à disparaître et ne trouve plus un terrain favorable dans la génération naissante, tandis que d’autres idées, jusqu’alors latentes, déploient l’énergie de la jeunesse, s’accommodent au caractère modifié des peuples et des gouvernements, et donnent une solution nouvelle à l’énigme du monde. Les générations s’épuisent à produire des idées ; elles ressemblent au sol qui pendant longtemps a donné la même récolte et s’est fatigué. Il appartient au champ resté en jachère de fournir à son tour une nouvelle et féconde moisson.

Ces alternances de vigueur et d’affaissement se montrent aussi dans l’histoire du matérialisme hellénique. Ce système prédominait dans la philosophie du ve siècle avant le Christ, à l’époque de Démocrite et d’Hippocrate. C’est seulement vers la fin de ce siècle que Socrate ouvrit les voies au spiritualisme qui, après avoir subi diverses modifications, constitua dans le siècle suivant le fond des systèmes d’Aristote et de Platon.

En revanche, de l’école même d’Aristote sortirent des hommes tels que Dicéarque et Aristoxène, qui nièrent la substantialité de l’âme, et enfin le célèbre physicien Straton de Lampsaque, dont la doctrine diffère à peine du matérialisme pur, si l’on en peut juger par les quelques renseignements que nous avons sur ce philosophe.

Straton ne voyait plus dans le νοῦς (intellect) d’Aristote que la conscience fondée sur la sensation (55). À ses yeux l’activité de l’âme était un mouvement réel. Il faisait dériver toute existence, toute vie, des forces naturellement inhérentes à la matière.

Cependant si nous trouvons que tout le IIIe siècle est à son tour caractérisé par un nouvel essor de la pensée matérialiste, la réforme opérée par Straton dans l’école péripatéticienne ne peut être considérée que comme une tentative de conciliation. Le système et l’école d’Épicure l’emportent décidément. Les grands adversaires de ce philosophe, les stoïciens eux-mêmes, se rapprochent, visiblement, sur le terrain de la physique, des opinions matérialistes.

L’évolution historique qui fraya la voie au nouveau courant d’idées fut la ruine de l’indépendance grecque et l’écroulement de l’état social des Hellènes, terminant ainsi cette florissante période, courte, mais unique dans son genre, à la fin de laquelle nous voyons surgir la philosophie athénienne. Socrate et Platon étaient des Athéniens, des hommes possédant cet esprit éminemment hellénique qui, à la vérité, commençait déjà à disparaître sous leurs yeux. Par l’époque de sa vie, par sa personnalité, Aristote appartient déjà à la période de transition ; mais, comme il s’appuie sur Socrate et sur Platon, il se rattache encore à la période précédente. Quelles étroites relations entre la morale et l’idée gouvernementale ne trouve-t-on pas encore dans les écrits de Platon et d’Aristote ! Les réformes radicales dans l’État tel que l’entendait Platon sont consacrées, comme les discussions conservatrices de la politique d’Aristote, à un idéal de gouvernement qui doit opposer une solide barrière à l’envahissement de l’individualisme.

Mais l’individualisme était la maladie du temps. Nous voyons apparaître, maintenant, des hommes d’une trempe toute différente, qui s’emparent de la direction des esprits. Ce sont encore les postes avancés du monde grec qui fournissent à la nouvelle époque le plus grand nombre d’éminents philosophes ; ceux-ci ne sortent pas cette fois des antiques colonies de l’Ionie et de la Grande-Grèce, mais principalement des contrées où le génie grec est entré en relation avec des civilisations étrangères, presque toutes orientales (56). L’amour des recherches positives dans l’étude de la nature se manifeste de nouveau avec une plus grande énergie durant cette période, mais la physique et la philosophie commencent à se séparer. Bien que dans l’antiquité il ne soit jamais élevé, entre l’étude de la nature et la philosophie, une opposition aussi tranchée et aussi constante que dans les temps modernes, cependant les grands noms ne sont plus les mêmes dans ces deux sciences. Les naturalistes, tout en se rattachant à une école de philosophie, prennent l’habitude de se réserver une liberté plus ou moins grande. Les chefs des écoles philosophiques, de leur côté, ne sont plus des investigateurs de la nature, mais se bornent à défendre, à enseigner leurs propres systèmes.

Le point de vue pratique, que Socrate avait fait prévaloir dans la philosophie, s’unit alors à l’individualisme et ne fit que s’accentuer davantage, car les points d’appui que la religion et la vie politique avaient fournis à la conscience de l’individu, pendant la période précédente, s’écroulèrent complètement, et, dans son isolement, l’intelligence demanda à la philosophie son unique soutien. Il résulta de la que même le matérialisme de cette époque, malgré son étroit attachement à Démocrite en ce qui concernait l’étude de la nature, se proposa cependant, avant toutes choses, un but moral : il voulut délivrer l’esprit des doutes, des inquiétudes, et arrivera la paix, au calme et à la sérénité de l’âme.

Mais, avant de parler du matérialisme dans le sens le plus restreint du mot (voir la note 1), entrons dans quelques détails sur le « matérialisme des stoïciens ».

À première vue, on pourrait croire qu’il n’existe pas de matérialisme plus logique que celui des stoïciens, qui regardent comme corporel tout ce qui à une réalité. Dieu et l’âme humaine, les vertus et les passions, sont des corps. Il ne saurait y avoir d’opposition plus tranchée que celle qui existe entre Platon et les stoïciens. Celui-la enseigne que l’homme est juste, quand il participe à l’idée de justice ; ceux-ci veulent qu’il ait dans le corps la matière de la justice.

Cette doctrine à l’air passablement matérialiste, mais elle n’a pas le trait caractéristique du matérialisme : la nature purement matérielle de la matière, la production de tous les phénomènes, y compris ceux de la finalité et de l’intelligence, par des mouvements de la matière conformes aux lois générales du mouvement.

La matière des stoïciens est douée des forces les plus diverses, et ce n’est qu’au moyen de la force qu’elle devient ce qu’elle est en toute circonstance. La force des forces est la divinité, dont l’activité fait mouvoir le monde entière travers lequel elle rayonne. Ainsi la divinité et la matière indéterminée sont presque en opposition l’une avec l’autre, comme dans le système d’Aristote, la forme suprême, l’énergie suprême et la simple possibilité de devenir tout ce que la forme suprême opère dans la matière : bref, comme s’opposent Dieu et la matière. Il est vrai que les stoïciens ne reconnaissent aucun dieu transcendant, aucune âme absolument distincte du corps ; mais leur matière est complètement animée et non pas simplement mise en mouvement ; leur dieu est identique avec le monde, mais il est cependant plus que la matière qui se meut ; il est la « raison ignée du monde », et cette raison opère ce qui est raisonnable, ce qui est conforme à la finalité comme fait la matière rationnelle de Diogène d’Apollonie, d’après des lois que l’homme emprunte à sa conscience et non à l’observation des objets sensibles. L’anthropomorphisme, la téléologie et l’optimisme dominent donc entièrement le stoïcisme ; et, pour le caractériser avec précision, on peut dire qu’il est panthéiste.

La doctrine des stoïciens sur le libre-arbitre était d’une pureté et d’une netteté remarquables. Pour qu’un acte soit moral, il faut qu’il découle de la volonté et, par conséquent, de l’essence la plus intime de l’homme ; quant au mode suivant lequel la volonté de chaque homme se formule, il n’est qu’une émanation de la grande nécessité et de la prédestination divine, qui règle, jusque dans ses moindres détails, tout le mécanisme de l’univers.

L’homme est responsable même de sa pensée, parce que ses jugements sont soumis à l’influence de son caractère moral.

L’âme, qui est de nature corporelle, subsiste encore quelque temps après la mort ; les âmes mauvaises et dépourvues de sagesse, dont la matière est moins pure et moins durable, périssent plus vite ; les âmes vertueuses s’élèvent jusqu’au séjour des bienheureux, où elles continuent d’exister jusqu’à ce que, dans le grand embrasement des mondes, elles retombent, avec tout ce qui existe, dans l’unité de l’essence divine.

Mais comment les stoïciens en arrivèrent-ils de leur théorie ambitieuse de la vertu in une pareille conception de l’univers, qui se rapproche, sur tant de points, du matérialisme ? Zeller croit que leur tendance pratique leur fit adopter la métaphysique sous sa forme la plus simple, telle qu’elle résulte de l’expérience immédiate de l’homme considéré dans ses actes (57). Cette explication est très-plausible ; toutefois, dans le système d’Épicure, la morale et la physique sont unies par un lien plus intime. Comment le rapport étroit de ces deux sciences aurait-il échappé aux stoïciens Zénon n’aurait-il pas trouvé peut-être dans l’idée même de l’unité absolue de l’univers, un point d’appui pour sa doctrine de la vertu ? Aristote nous laisse dans le dualisme du dieu transcendant et du monde auquel ce dieu imprime le mouvement ; dans le dualisme du corps mû par des forces animales et de l’intelligence immortelle séparable de ce corps. C’est là une base excellente pour l’âme contrite, du chrétien du moyen âge, qui gémit dans la poussière et aspire à l’éternité, mais non pour la fière indépendance du stoïcien.

La distance du monisme absolu à la physique des stoïciens n’est pas grande ; car pour le premier, ou tous les corps deviennent nécessairement une simple idée, ou toutes les intelligences, avec ce qui se ment en elles, deviennent nécessairement des corps. Bien plus, si l’on définit simplement le corps, comme les stoïciens : ce qui est étendu dans l’espace, il n’existe réellement pas grande différence entre leur opinion et celle des monistes, encore qu’elles semblent diamétralement opposées ; mais arrêtons-nous ici, car, quels qu’aient pu être les rapports entre le moral et le physique dans le système stoïcien, il n’en est pas moins vrai que les théories sur l’espace, dans ses rapports avec le monde des idées et des corps, appartiennent exclusivement aux temps modernes. — Occupons-nous maintenant du matérialisme renouvelé par Épicure, matérialisme rigoureux fondé sur une conception du monde purement mécanique.

Le père d’Épicure était, dit-on, un pauvre maître d’école d’Athènes, à qui le sort avait assigné un lot dans la colonie de Santos. Épicure naquit donc dans cette île vers la fin de l’année 342 ou au commencement de l’année 341. On raconte que, dans sa quatorzième année, un jour qu’il lisait à l’école la cosmogonie d’Hésiode, voyant que tout provenait du chaos, il demanda d’où provenait le chaos lui-même. Les réponses de ses maîtres n’avant pas été de nature à le satisfaire, le jeune Épicure commença dès lors à philosophie par lui-même et sans guide.

Et, de fait, Épicure peut être regardé comme autodidacte, quoique les principales idées qu’il combina dans son système fussent généralement connues, à les prendre une à une. Au point de vue encyclopédique, ses études préparatoires laissaient à désirer. Il ne s’attacha à aucune des écoles alors dominantes, mais il n’en étudia que plus ardemment les œuvres de Démocrite, qui le conduisirent au principe de sa conception du monde, à la théorie des atomes. À Santos déjà Nausiphane, partisan de Démocrite et penchant vers le scepticisme, lui aurait communiqué ces idées.

Quoi qu’il en soit, on ne saurait admettre qu’Épicure ait été autodidacte par ignorance des autres systèmes ; car, dès l’âge de dix-huit ans, il se rendit à Athènes et il est probable qu’il y suivit les cours de Xénocrate, disciple de Platon, tandis qu’Aristote, accusé d’impiété, attendait à Chalcis la fin de son existence.

Quelle différence entre la Grèce du temps d’Épicure et la Grèce à l’époque de l’enseignement de Protagoras, cent ans auparavant ! Alors, Athènes, la ville de la libre civilisation, avait atteint le faîte de sa puissance extérieure. Les arts et la littérature étaient en pleine floraison ; la philosophie, dans sa vigueur juvénile, allait jusqu’à la présomption. — Quand Épicure vint étudier dans Athènes, la liberté de cette ville se mourait.

Thèbes venait d’être détruite et Démosthlme vivait dans l’exil. Du fond de l’Asie retentissaient les nouvelles des victoires du Macédonien Alexandre ; les merveilles de l’Orient se révélaient et, en face des nouveaux horizons qui se découvraient, le passé glorieux de la patrie grecque réapparaissait plus que comme le prélude entièrement achevé de développements nouveaux, dont personne ne connaissait l’origine ni ne prévoyait la fin.

Alexandre mourut subitement à Babylone, et la liberté agonisante expira bientôt sous les coups du cruel Antipater. Au milieu de ces troubles, Épicure quitta Athènes pour retourner dans l’Ionie, où résidait sa famille. On dit qu’il alla ensuite professer à Colophon, à Mitylène et à Lampsaque ; c’est dans cette dernière ville qu’il se fit ses premiers disciples. Il ne revint que dans son âge mûr à Athènes, où il acheta un jardin dans lequel il vécut avec ses élèves. Ce jardin avait, dit-on, pour inscription : « Étranger, ici tu te trouveras bien ; ici réside le plaisir, le bien suprême. »

Épicure y vécut avec modération et simplicité, entouré de ses disciples, dans une concorde et une amitié parfaites, comme au sein d’une famille calme et affectueuse. Par son testament il leur légua le jardin, dont ils firent longtemps leur centre de réunion. L’antiquité tout entière ne connut pas d’exemple d’une vie en commun plus belle ni plus pure que celle d’Épicure et de ses disciples.

Épicure n’exerça jamais d’emploi public, ce qui ne l’empêcha pas d’aimer sa patrie. Il n’eut jamais de conflit avec la religion, car il révérait assidûment les dieux, suivant l’usage traditionnel, sans toutefois affecter à leur égard des opinions qui n’étaient pas les siennes.

Il fondait l’existence des dieux sur la clarté de la connaissance subjective que nous en avons. « L’athée, ajoutait-il, n’est pas celui qui nie les dieux de la multitude, mais bien plutôt celui qui partage les opinions de la multitude relatives aux dieux. On doit les regarder comme des êtres immortels, éternels, dont la béatitude exclut toute idée de sollicitude ou d’occupation ; aussi les événements de la nature suivent-ils une marche réglée par des lois éternelles et jamais les dieux n’interviennent. C’est offenser leur majesté que de les croire préoccupés de nous ; nous n’en devons pas moins les révérer in cause de leur perfection. »

Si l’on réunit toutes ces assertions qui semblent en partie contradictoires, il est indubitable qu’en réalité Épicure honorait la croyance aux dieu : comme un élément de l’idéal humain, mais qu’il ne voyait pas dans les dieux eux-mêmes des êtres extérieurs. Le système d’Épicure resterait pour nous enveloppé de contradictions si on ne l’envisageait au point de vue d ce respect subjectif pour les dieux, qui met notre âme dans un accord harmonique avec elle-même.

Si les dieux existaient sans agir, la crédule frivolité des masses se contenterait d’admettre leur existence ; mais elle ne les adorerait pas, et, au fond, Épicure faisait tout le contraire. Il révérait les dieux pour leur perfection, et peu lui importait que cette perfection se montrait dans leurs actes extérieurs ou qu’elle se déployât simplement comme idéal dans nos pensées : cette dernière opinion paraît avoir été la sienne.

Dans ce sens, nous ne devons pas croire que son respect pour les dieux fût une pure hypocrisie, et qu’il se préoccupât seulement de conserver de bonnes relations avec la masse du peuple et avec la redoutable caste des prêtres. Ce respect était certainement sincère ; ses dieux, insouciants et exempts de douleur, personnifiaient, en quelque sorte, le véritable idéal de sa philosophie. Il faisait tout au plus une concession à l’ordre de choses existant et il cédait sans doute aussi aux douces habitudes de sa jeunesse, quand il se rattachait à des formes qui devaient lui paraître au moins arbitraires, et ne pouvaient, par leurs détails, que provoquer son indifférence.

C’est ainsi qu’Épicure sut donner à sa vie l’assaisonnement d’une sage piète, sans s’éloigner du but principal de sa philosophie : atteindre cette tranquillité d’âme, qui a pour fondement unique et inébranlable l’absence de toute superstition insensée.

Épicure enseignait formellement que le mouvement des corps célestes eux-mêmes ne dérive pas du désir ou de l’impulsion d’un être divin. Les corps célestes n’étaient pas des êtres divins ; mais tout était réglé suivant un ordre éternel qui produisait alternativement la naissance et la mort.

Rechercher la cause de cet ordre éternel est le but de celui qui étudie la nature, et c’est dans la connaissance de cette cause que les êtres périssables trouvent leur félicité.

La simple connaissance historique des phénomènes naturels sans la constatation des causes n’a aucune valeur ; car elle ne nous délivre pas de la crainte et ne nous élève pas au-dessus de la superstition. Plus nous avons trouvé de causes de changements, plus nous ressentons le calme de la contemplation. On ne doit pas croire que ces études n’exercent aucune influence sur la félicité. Car la plus grande inquiétude, qui agite le cœur humain, provient de ce que nous regardons les choses terrestres comme des biens impérissables et propres à assurer notre félicité : voilà pourquoi nous tremblons devant tout changement qui vient contrarier nos espérances. Quiconque considère les vicissitudes des choses comme faisant nécessairement partie de leur essence, est évidemment exempt de cette frayeur.

D’autres craignent, d’après les anciens mythes, un avenir éternellement malheureux ; ou, s’ils sont trop sensés pour éprouver une pareille crainte, ils redoutent du moins, comme un mal, la privation de tout sentiment produite par la mort et se figurent que l’âme peut encore souffrir de cette insensibilité.

Mais la mort est pour nous une chose indifférente, par cela même qu’elle nous enlève tout sentiment. Tant que nous existons, la mort n’est pas encore là ; mais, quand la mort est là, nous n’y sommes plus. Or on ne peut craindre l’approche d’une chose qui en elle-même n’a rien d’effrayant. C’est assurément une folie encore plus grande de vanter une mort prématurée, que l’on est d’ailleurs toujours à même de se donner. Il n’y a plus de mal dans la vie pour celui qui s’est réellement convaineu que ne pas vivre n’est plus un mal.

Tout plaisir est un bien, toute douleur est un mal ; mais il ne s’ensuit pas qu’il faille poursuivre tout plaisir ni fuir toute souffrance. Les seules voluptés durables sont la paix de l’âme et l’absence de la douleur : elles constituent la fin réelle de l’existence.

Sur ce point, il y a une différence tranchée entre Épicure et Aristippe, qui mettait le plaisir dans le mouvement et regardait la jouissance du moment comme le but de chaque action. La vie orageuse d’Aristippe, comparée à la paisible existence d’Épicure dans son jardin, montre comment ce contraste passa de la théorie dans la pratique. La jeunesse turbulente et la vieillesse paisible de la nation et de la philosophie grecques semblent se refléter dans ces deux philosophes.

Bien qu’Épicure ait beaucoup appris d’Aristippe, il le combat en déclarant le plaisir intellectuel plus relevé et plus noble que le plaisir sensuel, car l’esprit trouve des émotions non-seulement dans le présent, mais encore dans le passé et dans l’avenir.

Épicure était conséquent avec lui-même, en disant qu’il fallait pratiquer les vertus pour le plaisir qu’elles donnent, comme on exerce la médecine pour rendre la santé ; mais il ajoutait que l’on pouvait tout séparer du plaisir excepté la vertu ; tout le reste, étant périssable, pouvait en être détaché. Dans cette question, la logique rapprochait Épicure de ses adversaires Zénon et Chrysippe, qui voyaient le bien dans la vertu seule. Toutefois, la différence des points de départ produisit les plus grandes divergences entre les systèmes.

Épicure fait dériver toutes les vertus de la sagesse, qui nous enseigne que l’on ne saurait être heureux sans être sage, généreux et juste, et que, réciproquement, on ne peut être sage, généreux et juste sans être réellement heureux. Épicure met la physique au service de la morale, et cette position subalterne où il la maintient devait avoir une influence funeste sur son explication de la nature. L’étude de la nature n’ayant d’autre but que de délivrer l’homme de toute crainte et de toute inquiétude, une fois ce but atteint, il n’y a plus de raison pour continuer les recherches. Or le but est atteint dès qu’on a démontré que les événements peuvent provenir de lois générales. Ici, la possibilité suffit ; car, si un fait peut résulter de causes naturelles, je n’ai plus besoin de recourir au surnaturel. On reconnaît là un principe que le rationalisme allemand du XVIIIe siècle applique plus d’une fois à l’explication des miracles.

Mais on oublie avec cela de demander si et comment nous pouvons démontrer les véritables causes des faits, et cette lacune entraîne de fâcheuses conséquences ; car le temps ne respecte que les explications qui sont enchaînées systématiquement et rattachées à un principe unique. Comme nous le verrons plus bas, Épicure avait un semblable principe : c’était l’idée audacieuse que, vu l’infinité des mondes, tout ce qui semble possible existe réellement dans l’univers, en un temps et en un lieu quelconques ; mais cette pensée générale n’a pas grand-chose à voir avec le but moral de la physique, qui doit pourtant être en rapport avec notre monde.

Ainsi, relativement à la lune, Épicure admettait qu’elle peut avoir une lumière propre, mais elle pouvait aussi l’emprunter au soleil. Quand la lune s’assombrit subitement, il est possible que sa lumière s’éteigne momentanément, mais il est aussi possible que la terre s’interposant entre le soleil et la lune produise l’éclipse par la projection de son ombre.

La dernière explication paraît avoir été sans doute celle de l’école épicurienne ; mais elle est amalgamée avec la première, de telle sorte que la réponse paraît indifférente. On a le choix entre les deux hypothèses : l’important est que l’explication reste naturelle.

Il fallait que l’explication, pour être naturelle, reposât sur des analogies avec d’autres faits connus ; car Épicure déclara que la véritable étude de la nature ne peut pas établir arbitrairement de nouvelles lois, mais doit se fonder partout sur les phénomènes soigneusement observés. Dès que l’on quitte le chemin de l’observation, on perd la trace de la nature et l’on est entraîné vers les chimères.

Du reste, la physique d’Épicure est presque absolument celle de Démocrite, mais elle nous est parvenue avec de plus nombreux détails. Les points essentiels se trouvent dans les aphorismes suivants : Rien ne vient de rien, sans quoi tout se ferait de tout. Tout ce qui existe est corps ; le vide seul est incorporel.

Parmi les corps, les uns résultent de combinaisons ; les autres sont les éléments de toute combinaison. Ces derniers sont indivisibles et absolument immuables.

L’univers est infini, par conséquent le nombre des corps doit aussi être infini.

Les atomes sont continuellement en mouvement : tantôt ils sont très éloignés les uns des autres ; tantôt ils se rapprochent et s’unissent. Il en est ainsi de toute éternité. Les atomes n’ont d’autres propriétés que la grandeur, la forme et la pesanteur.

Cette thèse, qui nie formellement l’existence d’états internes en opposition avec des mouvements et des combinaisons externes, constitue un des points caractéristiques du matérialisme en général. En admettant des états internes dans les choses, on fait de l’atome une monade, et l’on penche vers l’idéalisme ou le naturalisme panthéistique.

Les atomes sont plus petits que toute grandeur mesurable. Ils ont une grandeur, mais on ne peut la déterminer : elle échappe à toutes nos mesures.

Il est pareillement impossible de déterminer, vu sa brièveté, le temps que durent les mouvements des atomes dans le vide ; leurs mouvements s’y exécutent sans aucun obstacle. Les formes des atomes sont d’une inexprimable variété ; toutefois, le nombre des formes visibles n’est point illimité, sans quoi les formations possibles de corps dans l’univers ne pourraient être renfermées dans des limites déterminées, quelque reculées qu’on les supposât (58).

Dans un corps limité, la quantité et la diversité des atomes sont semblablement limitées ; la divisibilité ne va donc pas jusqu’à l’infini.

Dans le vide, il n’y a ni haut ni bas ; cependant il doit s’y produire des mouvements en sens opposés. Les directions de ces mouvements sont innombrables ; et il est permis de penser qu’il s’y opère des mouvements de bas en haut et de haut en bas.

L’âme est un corps subtil dispersé dans tout l’organisme corporel ; ce à quoi elle ressemble le plus, c’est à un souffle d’air chaud. — Ici, nous devons interrompre par une courte réflexion l’exposition des pensées d’Épicure.

Les matérialistes d’aujourd’hui rejetteraient avant toute autre hypothèse l’existence de cette âme composée d’une matière subtile. De pareilles idées n’existent plus guère que dans l’imagination des dualistes ; mais il en était tout autrement du temps d’Épicure, alors que l’on ne savait rien de l’activité du système nerveux ni des fonctions du cerveau. L’âme matérielle de ce philosophe est une partie intégrante de la vie du corps, un organe et non un être hétérogène, indépendant par lui-même et survivant au corps. Voilà ce qui ressort nettement des développements qui suivent :

Le corps enveloppe l’âme et lui transmet la sensation, qu’il ressent par elle et avec elle, mais incomplètement ; il perd cette sensation quand l’âme est distraite. Si le corps se dissout, l’âme se dissout forcément avec lui.

La naissance des images dans l’esprit provient d’un rayonnement continuel de fines molécules qui partent de la surface des corps. De la sorte, des images réelles des objets pénètrent matériellement en nous.

L’audition aussi est le résultat d’un courant qui part des corps sonores. Dès que le bruit prend naissance, le son se forme au moyen de certaines ondulations qui produisent un courant aériforme.

Les hypothèses, auxquelles l’absence de toute expérience véritable donne nécessairement un caractère très-enfantin, nous intéressent moins que celles qui sont indépendantes des connaissances positives proprement dites. Ainsi Epicure essaya de ramener aux lois de la nature l’origine des langues et du savoir.

Les dénominations des objets, affirmait-il, n’ont pas été produites systématiquement, mais elles se sont formées il mesure que les hommes proféraient des sons particuliers, qui variaient suivant la nature des choses. Une convention confirma l’emploi de ces sons ; et ainsi se développèrent les langues diverses. De nouveaux objets donnèrent naissance à de nouveaux sons, que l’usage répandit et rendit intelligibles.

La nature a instruit l’homme de bien des manières et l’a mis dans la nécessité d’agir.

Les objets rapprochés de nous font naître spontanément la réflexion et la recherche, plus ou moins vite selon les individus ; et c’est ainsi que le développement des idées se poursuit à l’infini à travers des périodes indéterminées.

La logique fut la science qu’Épicure développa le moins ; mais il le fit à dessein et pour des motifs qui honorent grandement son intelligence et son caractère. Quand on se rappelle que la plupart des philosophes grecs cherchaient è briller par des thèses paradoxales, par les subtilités de la dialectique, et qu’ils embrouillaient les questions au lieu de les éclaircir, on ne peut que louer le bon sens d’Épicure d’avoir rejeté la dialectique comme inutile et même comme nuisible. Aussi n’employait-il pas de terminologie technique, aux expressions étranges ; mais il expliquait tout dans la langue usuelle. À l’orateur, il ne demandait que la clarté. Néanmoins, il essaya d’établir un critérium de la vérité.

Ici encore, nous rencontrons un point sur lequel Épicure est communément mal compris et injustement apprécié, même de nos jours. L’extrême simplicité de sa logique est universellement reconnue, mais on la traite avec un dédain qu’elle ne mérite pas au fond. Cette logique est, en effet, strictement sensualiste et empirique ; c’est sous ce point de vue qu’elle veut être jugée : et l’on trouverait que ses principes essentiels, autant qu’on peut les saisir d’après les renseignements mutilés ou dénaturés que nous possédons, sont non-seulement clairs et rigoureux, mais encore inattaquables, jusqu’au point où tout empirisme exclusif cesse d’être vrai.

La base finale de toute connaissance est la perception sensible qui est toujours vraie en soi ; l’erreur ne peut naître que par la relation établie entre la perception et l’objet qui la produit. Quand un fou voit un dragon, sa perception, comme telle, ne le trompe pas. Il perçoit l’image d’un dragon ; à cette perception ni la raison, ni les règles de la pensée, ne peuvent rien changer. Mais s’il croit que ce dragon va le dévorer, il se trompe. L’erreur gît ici dans la relation entre la perception et l’objet. C’est, en termes généraux, la même erreur que commet le savant qui interprète mal un phénomène parfaitement observé dans le ciel. La perception est vraie ; la relation avec la cause hypothétique est fausse.

Aristote enseigne sans doute que le vrai et le faux n’apparaissent que dans la réunion du sujet et de l’attribut, savoir dans le jugement. Le mot « chimère » n’est ni vrai ni faux ; mais si quelqu’un dit : la chimère existe ou elle n’existe pas, chacune de ces deux propositions est vraie ou fausse.

Uehervveg prétend (58 bis) qu’Épicure a confondu la vérité avec la réalité psychologique. Mais, pour pouvoir affirmer cela, il faut qu’il définisse la « vérité › comme la « concordance de l’image psychologique avec un objet en soi » ; cette définition, conforme à la logique d’Ueberweg, n’est ni généralement admise ni nécessaire.

Écartons les pures querelles de mots ! Quand le fou d’Épicure se dit : cette image me représente un dragon, Aristote n’a plus d’objection à faire contre la vérité de ce jugement. Que le fou puisse penser en réalité autrement (pas toujours), cela ne rentre pas dans notre sujet.

Cette réflexion devrait aussi suffire contre Ueberweg, car il n’y a certainement rien qui existe « en soi » dans toute l’acception du mot, aussi réellement que nos idées, d’où tout le reste est déduit. Mais Ueberweg comprend la chose autrement ; ici encore il faut donc répondre différemment au malentendu qui n’existe que dans les mots. Ueberweg ne peut pas appeler la perception d’Épicure « vraie », mais il doit l’appeler « certaine », parce qu’elle est une donnée simple, incontestable, immédiate.

Et maintenant on se demande : cette certitude immédiate des perceptions isolées, individuelles, concrètes, est-elle, oui ou non, le fondement de toute « vérité », même quand on conçoit la vérité à la façon d’Ueberweg ? L’empirisme dira : oui ; l’idéalisme (de Platon, peut-être pas celui de Berkeley), dira : non. Nous reviendrons sur la profondeur de cette opposition. Qu’il nous suffise ici d’éclaircir complètement et par conséquent de justifier les pensées d’Épicure.

D’abord, le point de vue d’Épicure est le même que celui de Protagoras ; aussi commence-t-on par se méprendre quand on croit pouvoir le réfuter en posant cette conclusion : Épicure doit donc admettre comme Protagoras que les assertions contraires sont également vraies. Épicure répond : elles sont vraies, chacune pour son objet. Quant aux assertions contraires, relatives au même objet, elles ne s’y rapportent que de nom. Les objets sont différents ; ils ne sont pas les « choses en soi », mais les images de ces choses. Ces images sont le seul point de départ de la pensée. Les « choses en soi » ne forment pas même le premier degré, mais seulement le troisième, dans le processus de la connaissance (59).

Épicure dépasse Protagoras dans la voie sûre de l’empirisme, car il reconnaît la formation d’images, de souvenirs, qui naissent de la perception répétée, et qui, comparées à la perception isolée, ont déjà le caractère d’une idée générale. Cette idée générale ou regardée comme telle, par exemple l’idée d’un cheval, après qu’on en a vu plusieurs, est moins sure que l’idée primitive et unique, mais elle peut cependant, à cause de son caractère de généralité, jouer un plus grand rôle dans la pensée.

L’idée générale joue, en effet, le rôle d’intermédiaire pour passer des sensations aux causes, c’est-à-dire pour étudier l’objet en soi. C’est cette étude qui constitue seule la science ; qu’est-ce, en effet, que toute Fatomistique, sinon une théorie de la chose en soi, laquelle est prise comme base des phénomènes. Néanmoins le critérium de la vérité de toutes les propositions générales est toujours leur contrôle par la perception, fondement de toute connaissance. Les propositions générales ne sont donc nullement plus sûres ou plus vraies que les autres. Elles sont avant tout et exclusivement des « opinions », qui se développent d’elles-mêmes par les relations de l’homme avec les choses.

Ces opinions sont vraies, quand elles sont confirmées par les perceptions. Les empiriques de notre époque exigent la confirmation de la théorie par les « faits ». Quant à l’existence même d’un fait, la perception seule l’atteste. Si le logicien objecte : ce n’est pas la perception, mais le contrôle méthodique de la perception qui nous apprend en définitive l’existence d’un fait, on peut répondre qu’en dernière analyse le contrôle méthodique lui-même ne peut s’exercer que sur des perceptions et sur la manière de les interpréter. La perception reste donc le fait élémentaire ; et Pantagonisme des points de vue se, montre dans la question de savoir si la méthode de vérification a un caractère purement empirique ou si elle s’appuie spécialement sur des principes reconnus comme nécessaires préalablement à toute expérience. Nous n’avons pas à régler ici ce différend. Il nous suffit d’avoir montré que, même sous le rapport de la logique, séduit par une tradition hostile, a accusé d’être superficiel et absurde, alors qu’a son point de vue il procède au moins aussi logiquement, par exemple, que Descartes. Ce dernier aussi rejette toute la logique traditionnelle, et la remplace par quelques règles simples qui doivent présider aux recherches scientifiques.

Épicure fut l’écrivain le plus fécond de l’antiquité ; le stoïcien Chrysippe seul voulut le surpasser et le surpassa en effet. Mais, tandis que les écrits de Chrysippe regorgeaient de citations et de passages empruntés, Épicure ne citait jamais et puisait toujours dans son propre fonds.

Incontestablement dans ce dédain de toute citation se manifeste le radicalisme qui s’unit souvent il des opinions matérialistes : on sacrifie l’histoire des opinions a l’histoire de la nature. Résumons ces trois points : Épicure était autodidacte ; il ne s’attacha à aucune des écoles dominantes ; il détestait la dialectique et n’employait que les termes de la langue usuelle ; enfin il ne citait jamais et il se bornait à ignorer l’existence de ceux qui pensaient autrement que lui ; cette dernière circonstance nous expliquera sans peine pourquoi tant de philosophes de profession lui vouèrent une haine implacable. L’accusation de frivolité découle de la même source : car, encore aujourd’hui, rien n’est plus commun que la manie de chercher la solidité d’un système dans des phrases inintelligibles reliées entre elles par une apparence de logique. Si nos matérialistes actuels vont trop loin en combattant la terminologie philosophique, en rejetant trop souvent comme peu claires des expressions qui ont un sens très-précis et ne sont obscures que pour les seuls commençants, c’est parce qu’ils négligent les termes devenus historiques et dont la signification est parfaite nient déterminée. Sans être en droit d’adresser à Épicure un reproche semblable, nous devons le blâmer d’avoir, lui aussi, négligé l’histoire. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, Aristote est le philosophe qui diffère le plus des matérialistes.

On doit remarquer que la philosophie grecque finit avec Épicure et son école, si l’on ne s’attache qu’à des systèmes vigoureux, complets et fondés sur des bases purement intellectuelles et morales. Les développements ultérieurs du génie grec appartiennent aux sciences positives, tandis que la philosophie spéculative dégénère complètement dans le néo platonisme.

Au moment où Épicure, entouré de ses élèves, terminait paisiblement dans Athènes sa longue existence, la ville d’Alexandrie Alexandrie était déjà devenue le théâtre d’un nouvel essor de l’activité intellectuelle des Hellènes.

Il n’y a pas encore bien longtemps que l’on se plaisait à désigner par esprit alexandrin toute érudition ennemie des faits et tout pédantisme qui trafique de la science. Même ceux qui rendent justice aux recherches de l’école d’Alexandrie, pensent généralement, encore au jourd’hui, qu’il avait fallu le naufrage complet d’une nationalité vivace pour faire accorder une aussi large place aux satisfactions purement théoriques du besoin de connaître.

Contrairement à ces opinions, notre sujet veut que nous signalions l’esprit créateur, l’étincelle vivante, l’effort grandiose, l’audace et la solidité tout à la fois dans la poursuite du but comme dans le choix des moyens, que nous découvrons avec plus d’attention dans le monde savant d’Alexandrie.

Si en effet la philosophie grecque, qui avait débuté par le matérialisme, vint aboutir finalement, après une courte et brillante carrière, à travers toutes les transformations imaginables, à des systèmes matérialistes et à des modifications matérialistes apportées aux autres systèmes, on a le droit de se demander quel fut le résultat définitif de tout ce mouvement d’idées.

On peut chercher ce résultat final en se plaçant à différents points de vue. Dans le monde philosophique, on a parfois accueilli avec faveur la comparaison, qui assimile la marche de la philosophie à celle d’une journée, partant de la nuit et passant par le matin, le midi et le soir pour revenir à la nuit. D’après cette comparaison les physiciens-philosophes de l’école ionienne d’abord et les épicuriens ensuite se seraient trouvés dans la nuit.

Mais on ne doit pas oublier qu’Épicure, le dernier représentant de la philosophie grecque, par son retour aux conceptions les plus simples, ne la ramena pas à la poésie enfantine, qui caractérise les origines de la nation hellénique ; bien au contraire, la doctrine d’Épicure forme la transition naturelle à la période des recherches les plus fécondes sur le terrain des sciences positives.

Les historiens se complaisent à rappeler que le prompt et rapide développement de la philosophie grecque produisit une scission irrémédiable entre l’élite des penseurs et le peuple livré à des fictions naïves : cette scission aurait amené, selon eux, la ruine de la nation. Tout en acceptant cette dernière conséquence, on peut tenir pour certain que la ruine d’une seule nation n’entrave pas la marche de l’humanité ; bien plus, cette nation, au moment de disparaître, transmet au monde les fruits mûrs et parfaitement développés de son activité comme fait la plante qui se flétrit en laissant tomber sa semence. Si l’on voit plus tard ces résultats devenir le germe de progrès nouveaux et imprévus, on sera amené à considérer avec plus d’impartialité la marche de la philosophie phie et de la recherche scientifique, en se plaçant au point de vue plus élevé de l’histoire de la civilisation. Or on démontrerait aisément que les brillantes découvertes de notre époque dans les sciences physiques remontent sur tous les points, en ce qui concerne leur origine, aux traditions de l’école d’Alexandrie.

Le monde entier connaît les bibliothèques et les écoles d’Alexandrie, la munificence des Ptolémées, l’ardeur des professeurs et des élèves. Mais ce n’est pas la qu’il faut chercher l’importance historique d’Alexandrie : elle est bien plutôt dans le principe vital de toute science, la méthode, qui se montra la pour la première fois si parfaite, qu’elle influa sur toute la suite des temps. Ce progrès dans la méthode ne fut pas réalisé exclusivement dans telle ou telle science, ni même dans la seule ville d’Alexandrie ; il se manifeste plutôt comme caractère commun aux recherches helléniques, lorsque la philosophie spéculative eut dit son dernier mot. La grammaire, dont les sophistes avaient jeté les fondements, rencontra chez les Alexandrins Aristarque de Samothrace, le modèle des critiques, un homme que notre philologie contemporaine elle-même a consulté avec profit.

Dans l’histoire, Polybe commença à mettre en évidence l’enchaînement des causes et des effets. Le grand Scaliger chercha, dans les temps modernes, à renouer les études chronologiques à celles de Manéthon.

Euclide créa la méthode géométrique et ses Éléments servent encore aujourd’hui de base à cette science.

Archimède trouva dans la théorie du levier le fondement de toute la statique : de son époque à celle de Galilée, la mécanique ne fit plus de progrès.

L’astronomie, restée stationnaire depuis Thalès et Anaximandre, brille d’un éclat particulier parmi les sciences de la période alexandrine. Whewell loue avec raison « l’époque inductive d’Hipparque », car la méthode inductive fut en réalité maniée par Hipparque, pour la première fois, dans toute la solidité et l’originalité qui la caractérisent. Or la force probante de la méthode inductive repose précisément sur l’hypothèse de la régularité et de la nécessité de la marche de l’univers, que Démocrite avait le premier formulée. On comprend après cela la puissante influence de l’astronomie à l’époque des Copernic et des Kepler, les véritables rénovateurs de cette méthode, dont Bacon donna l’exposé.

Le complément nécessaire de la méthode inductive, le deuxième point d’appui des sciences modernes, est, comme on le sait, l’expérimentation. Celle-ci naquit pareillement à Alexandrie, dans les écoles de médecine.

Hérophile et Érasistrate firent de l’anatomie la base des connaissances médicales ; il paraît même qu’on pratiquait des vivisections. Alors s’éleva une école influente qui adopta pour principe l’empirisme, dans la meilleure acception du mot, et trouva dans de grands progrès la juste récompense de ses efforts. Si nous résumons tous les éléments de cette splendeur scientifique, les travaux de l’école d’Alexandrie devront nous pénétrer de respect. Ce n’est pas le manque de vitalité, mais la marche des événements qui mit un terme à cet admirable essor intellectuel ; et l’on peut dire que la renaissance des sciences fut en quelque sorte la résurrection de l’école d’Alexandrie.

On ne doit pas déprécier les résultats des recherches positives faites dans l’antiquité. Sans parler ici de la grammaire, de la logique, de l’histoire et de la philologie, dont nul ne contestera la grande et durable valeur, nous voulons montrer plutôt que, précisément dans les sciences où les temps modernes ont apporté des perfectionnements si remarquables, les résultats acquis par les savants de la Grèce ont été d’une haute importance.

Quiconque se rappelle le monde homérique avec ses prodiges incessants, le cercle étroit de ses connaissances géographiques, ses idées naïves sur le ciel et les astres, devra reconnaître que le peuple grec, généralement si bien doué, avait commencé sa conception du monde par les éléments les plus enfantins. Il n’avait recueilli de la science des Indiens et des Égyptiens que des fragments épars qui, sans sa propre collaboration, n’auraient jamais pu acquérir un développement notable. La carte défectueuse du petit nombre de contrées qui entourent la Méditerranée, contrées que Platon reconnaissait déjà comme ne pouvant former qu’une faible portion du globe ; les fables sur les Ilvperboréens et les peuples de l’extrême Occident vivant au delà rles lieux ou se couchait le soleil ; les contes relatifs et Scylla et à Charybde, tout cela nous prouve que la science et le mythe différaient à peine dans la pensée des Grecs d’alors. Les événements répondent à un pareil théâtre : les dieux interviennent dans chaque phénomène de la nature. Ces êtres, pour lesquels le sens esthétique du peuple créa de si magnifiques types de vigueur et de grâce humaine, étaient partout et nulle part ; leur action dispensait de rechercher la corrélation des causes et des effets. En principe, les dieux ne sont pas tout-puissants, mais on ne connaît pas les limites de leur pouvoir. Tout est possible, et l’on ne peut rien calculer à l’avance. L’argument per absurdum des matérialistes grecs, « alors tout pourrait provenir de tout », est sans effet dans ce monde ; tout provient en effet de tout, car pas une feuille ne peut s’agiter, pas une brume s’élever, aucun rayon de lumière briller, à plus forte raison n’y a-t-il ni éclair ni tonnerre, sans l’intervention d’une divinité. Dans ce monde fantastique, il n’existe pas même un commencement de science.

Chez les Romains, c’était, pis encore, s’il est possible ; d’ailleurs ils avaient reçu des Grecs leur première impulsion scientifique. Toutefois l’étude du vol des oiseaux et surtout des phénomènes de la foudre fit connaître quantité de faits positifs concernant les sciences de la nature. Ainsi la civilisation gréco-romaine ne trouva, à son début, que les premiers éléments insignifiants de l’astronomie et de la météorologie ; pas de trace de physique et de physiologie ; quant à la chimie, on n’en eut pas même le pressentiment. Ce qui se passait était ou quotidien, ou accidentel, ou merveilleux ; mais la science n’y avait que faire. En un mot, on était dépourvu du premier instrument nécessaire à l’étude de la nature : l’hypothèse.

Au terme de la courte et brillante carrière parcourue par la civilisation ancienne, tout est changé. Le principe, en vertu duquel les phénomènes naturels ont leurs lois et peuvent être étudiés, est mis hors de doute. Les voies de la recherche scientifique sont frayées et régularisées. La science positive de la nature, dirigée vers l’étude scrupuleuse des faits isolés et le classement lumineux des résultats acquis par cette étude, s’est déjà complètement séparée de la philosophie spéculative de la nature, qui s’efforce de descendre jusqu’aux causes dernières des choses, en dépassant les limites de l’expérience. L’étude de la nature a trouvé une méthode précise. L’observation volontaire remplace l’observation fortuite ; des appareils aident à préciser l’observation et à en conserver les résultats : bref, on expérimente.

Les sciences exactes, en enrichissant et en perfectionnant les mathématiques, avaient acquis l’instrument qui permit aux Grecs, aux Arabes, et aux peuples germano-romains, d’atteindre degré par degré, les résultats les plus grandioses, soit pratiques soit théoriques. Platon et Pythagore inspirèrent à leurs disciples le goût des mathématiques. Après plus de deux mille ans, les livres d’Euclide forment encore, même dans la patrie de Newton, la base de l’enseignement des mathématiques ; et l’antique méthode synthétique a célébré son dernier et plus grand triomphe dans les Principes mathématiques de philosophie naturelle.

L’astronomie aidée par des hypothèses subtiles et compliquées sur le mouvement des corps célestes, obtint des résultats auxquels n’avaient pu atteindre les plus anciens observateurs des astres, les Indiens, les Babyloniens et les Égyptiens. Une évaluation presque exacte de la position des planètes, l’explication des éclipses lunaires et solaires, le catalogue précis et le groupement des étoiles fixes, ce ne sont pas encore là tous les résultats obtenus par les astronomes grecs. L’idée fondamentale du système de Copernic : à savoir que le soleil est placé au centre de l’univers, se trouve même chez Aristarque de Samos ; et cette idée fut très-probablement connue de Copernic.

Si l’on examine la mappemonde de Ptolémée, on trouvera bien encore la fabuleuse contrée du Midi, qui relie l’Afrique à l’Inde et fait de l’océan Indien une deuxième Méditerranée, plus grande que la première. Toutefois Ptolémée ne donne cette contrée qu’hypothétiquement. Mais quelle clarté déjà dans les parties de la mappemonde qui représentent l’Europe et les régions de l’Asie et de l’Afrique les plus rapprochées de l’Europe ! Depuis longtemps, on s’accordait à donner à la terre une forme sphérique. La détermination méthodique des lieux à l’aide des degrés de longitude et de latitude devint un cadre précieux dans lequel trouvèrent place les faits acquis et toutes les nouvelles découvertes. La circonférence de la terre fut même calculée d’après une ingénieuse observation des astres. Il y eut sans doute une erreur dans ce calcul, mais cette erreur contribua à faire découvrir l’Amérique, car c’est en s’appuyant sur Ptolémée, et dans l’espoir de parvenir aux Indes orientales, que Christophe Colomb se dirigea vers l’ouest.

Longtemps avant Ptolémée, les recherches d’Aristote et de ses devanciers avaient fourni quantité de renseignements sur la zoologie et la botanique des contrées éloignées ou rapprochées de la Grèce. Des descriptions exactes, l’étude anatomique de l’intérieur des corps organisés préparèrent les considérations générales sur les formes qui, depuis la plus humble jusqu’à la plus élevée, furent regardées comme une suite de preuves de l’existence de forces créatrices, dont le chef-d’œuvre était l’homme. Bien que l’erreur se mêlât souvent à la vérité, on n’en avait pas moins conquis une base très-précieuse pour la période de temps que devait durer la passion des recherches scientifiques. Les conquêtes d’Alexandre dans l’Orient, en enrichissant les sciences et en suscitant la comparaison, ouvriront de nouveaux horizons intellectuels. L’école d’Alexandrie augmenta le nombre et fit le triage de ces matériaux. Aussi, lorsque Pline l’Ancien s’efforça de décrire la nature et la civilisation dans son ouvrage encyclopédique, on possédait déjà une connaissance plus approfondie qu’auparavant des rapports de l’homme avec l’univers. Chez ce savant infatigable, qui termine son grand ouvrage par une invocation à la nature, mère universelle, et qui expira en étudiant l’éruption d’un volcan, l’idée de l’influence de la nature sur la vie de la pensée chez l’homme fut une conception féconde et un stimulant puissant at des recherches incessantes.

En physique, les anciens connaissaient, à l’aide d’expériences, les éléments de l’acoustique, de l’optique, de la statique, de la théorie des gaz et des vapeurs. Les savants grecs entrèrent dans la grande voie des découvertes, depuis les pythagoriciens qui étudièrent l’élévation on l’abaissement de la tonalité dans ses rapports avec la masse des corps sonores, jusqu’à Ptolémée qui fit des expériences sur la réfraction de la lumière. Les puissantes constructions, les machines de guerre et les travaux en terre des Romains étaient conçus suivant une théorie scientifique et exécutés avec autant de facilité et de promptitude que possible, tandis que les monuments plus gigantesques des Orientaux n’avaient été que l’œuvre du temps et de foules condamnées au travail par le despotisme des souverains.

La science médicale, dont le représentant le plus illustre fut Galien de Pergame, avait commencé à traiter la question la plus délicate de la physiologie, le fonctionnement des nerfs. Le cerveau, considéré d’abord comme une masse inerte dont on n’entrevoyait pas plus l’utilité que les physiologistes modernes n’entrevoient celle de la rate, était devenu, aux yeux des médecins, le iége de l’âme et des sensations. Sœmmering trouva encore, au XVIIIe siècle, la théorie du cerveau presque au même point où Galien l’avait laissée. Dans l’antiquité, on connaissait l’importance de la moelle épinière ; des milliers d’années avant Ch. Bell, on savait distinguer les nerfs propres à la sensation des nerfs propres au mouvement, et Galien, au grand étonnement de ses contemporains, guérissait la paralysie des doigts en agissant sur les parties de la moelle épinière d’où partent les nerfs qui aboutissent aux doigts. Il ne faut donc pas être surpris si déjà Galien considère même les idées comme résultant des divers états du corps.

Après avoir vu ainsi se former un ensemble de connaissances diverses qui pénètrent profondément dans les secrets de la nature et présupposent en principe l’idée que tout ce qui arrive dépend de lois générales, nous devons nous demander dans quelle mesure le matérialisme a contribué à faire acquérir ces connaissances et ces conceptions.

Tout d’abord un fait étrange se présente à nous. Excepté Démocrite, c’est à peine si un seul des grands inventeurs et des investigateurs de la nature appartient expressément à l’école matérialiste ; nous trouvons, au contraire, parmi les noms les plus illustres, un grand nombre d’hommes qui, très-opposés au matérialisme, professaient le culte de l’idéal, de la forme, ou étaient surtout des enthousiastes.

En premier lieu, occupons-nous des mathématiques. Platon le père de ces rêveries qui, dans le cours de l’histoire, nous apparaissent tantôt séduisantes et profondes, tantôt propres à troubler les esprits et à les pousser au fanatisme, est en même temps le père intellectuel d’une série de chercheurs qui portèrent la plus lucide et la plus logique de toutes les sciences, la mathématique, au point le plus élevé qu’elle devait atteindre dans l’antiquité. Les mathématiciens d’Alexandrie étaient presque tous platoniciens, et, lorsque commença la dégénération du néoplatonisme, lorsque la grande révolution religieuse, qui se préparait, vint agiter et troubler la philosophie, l’école d’Alexandrie produisit encore de grands mathématiciens. Théon et sa noble fille Hypatie, martyrisée par la populace chrétienne, représentent ce progrès scientifique. Pythagore avait imprimé une direction analogue à son école qui posséda dans Archytas un mathématicien éminent. C’est à peine si l’épicurien Polyen mérite d’être rangé à côté d’eux. Aristarque de Samos, le précurseur de Copernic, se rattachait aussi à d’anciennes traditions pythagoriciennes ; le grand Hipparque, qui découvrit la précession des équinoxes, croyait à l’origine divine des âmes humaines ; Ératosthène faisait partie de la moyenne Académie qui, avec ses éléments de scepticisme, décomposa le platonisme. Pline, Ptolémée, Galien, sans se rattacher rigoureusement à aucun système, professaient des principes panthéistiques et peut-être, s’ils eussent vécu il y a deux cents ans, les aurait-on, comme athées et naturalistes, rangés parmi les partisans déclarés du matérialisme. Mais Pline n’avait les opinions d’aucune école philosophique, bien que dans ses écrits il fût en flagrante opposition avec le idée populaires et qu’il penchât vers le stoïcisme. Ptolémée, préoccupé d’astrologie, rattachait sa conception du monde aux idées d’Aristote plus qu’à celles d’Épicure. Galien, le plus philosophe des trois, était un éclectique, versé dans les systèmes les plus divers ; mais le système d’Épicure était celui qui lui plaisait le moins. C’est seulement dans sa théorie de la connaissance qu’il admettait le principe épicurien de la certitude immédiate des sensations ; il complétait cette théorie par l’affirmation de vérités intellectuelles, immédiates et antérieures à toute expérience (60).

On voit aisément que la faible participation du matérialisme aux conquêtes de la science positive n’est pas accidentelle ; il ne faut pas non plus l’attribuer au caractère quiétiste et contemplatif de l’épicuréisme. Reconnaissons que la tendance idéaliste chez les maîtres de la science est associée étroitement à leurs découvertes et à leurs inventions.

Ne laissons pas échapper ici l’occasion d’approfondir une grande vérité : ce qui est objectivement exact et rationnel n’est pas toujours ce qui fait faire le plus de progrès à la science, ni même ce qui fournit à l’homme la plus grande quantité de notions d’une exactitude objective. De même qu’un corps, dans sa chute, arrive plus vite au but par la brachystochrone que par le plan incliné, de même l’ensemble de l’organisation humaine fait que souvent la voie indirecte de l’imagination conduit plus promptement à la conception de la vérité nue que les efforts’d’un esprit calme qui travaille à déchirer les voiles multiples dont elle est enveloppée.

Il n’est pas douteux que l’atomistique des anciens, sans posséder la vérité absolue, se rapprocha de l’essence des choses, autant que nous pouvons la concevoir scientifiquement, beaucoup plus que la théorie pythagoricienne des nombres et l’idéologie de Platon ; elle fut, en tout cas, un pas bien plus direct et plus accentué vers la science des phénomènes naturels que les théories profondes mais incertaines, qui sont sorties presque en entier des rêveries d’un individu. Cependant, on ne peut séparer l’idéologie platonicienne de cet amour infini de l’homme pour les formes pures, dans lesquelles se découvre l’idée mathématique de toutes les formes lorsqu’on en a éliminé l’accident et l’imperfection. Il en est de même de la théorie pythagoricienne des nombres. L’amour intime de tout ce qui est harmonique, le besoin d’approfondir les rapports purement numériques de la musique et des mathématiques, firent naître dans l’âme individuelle la pensée créatrice. Ainsi depuis le jour où Platon fit placer au frontispice de son école l’inscription Μηδεὶς ἀγεωμέτρητος εἰσίτω (que nul, s’il n’est géomètre, n’entre ici), jusqu’à la fin de la civilisation antique, l’histoire des inventions et des découvertes justifie constamment cette vérité que la tendance de l’esprit vers le suprasensible aida puissamment à faire trouver, par la voie de l’abstraction, les lois du monde des phénomènes sensibles.

Mais où sont donc les mérites du matérialisme ? Faudrait-il par hasard accorder aux rêveries de l’imagination la supériorité aussi bien sur le terrain des sciences exactes que sur celui de l’art, de la poésie et de la vie intellectuelle ? Évidemment non. La question présente une autre face que l’on trouve en étudiant l’action indirecte du matérialisme et ses rapports avec la méthode scientifique.

Quand nous attribuons à l’élan subjectif, au pressentiment individuel de certaines causes finales, une grande influence sur la direction et l’énergie du mouvement de l’esprit vers la vérité, nous ne devons pas oublier un seul instant que ce sont précisément les caprices de l’imagination, le point de vue mythologique qui ont entravé si longtemps et si puissamment le développement de la science et l’entravent encore aujourd’hui de tant de côtés. Dès que l’homme, libre de préjugés, commences examiner, avec netteté et précision, les faits particuliers, dès qu’il relie les résultats de ses observations à une théorie simple et solide, quoique parfois erronée, les progrès futurs de la science sont assurés. Ce procédé peut aisément se distinguer du procédé propre à l’imagination dans la découverte de certaines causes finales. Si ce dernier, comme nous l’avons indiqué, possède dans les circonstances favorables une haute valeur subjective, fondée sur ce qu’il facilite le jeu réciproque des facultés intellectuelles, on peut dire en revanche que le commencement de l’examen clair et méthodique des choses est, pour ainsi dire, le seul vrai commencement de la connaissance des choses. Cette méthode doit sa valeur à sa portée objective. Les choses exigent, en quelque sorte, qu’on les traite de cette façon, et la nature ne répond qu’à des questions bien formulées. Nous pouvons renvoyer ici aux origines de l’esprit scientifique chez les Grecs, c’est-à-dire au système de Démocrite et à l’action lumineuse qu’il a exercée autour de lui. Cette lumière éclaira la nation entière ; elle brilla de tout son éclat dans cette conception la plus simple, la plus sensée, que notre intelligence puisse se faire du monde matériel et qui résout l’univers, multicolore et changeant, en molécules inaltérables, mais mobiles. Bien que cette doctrine, d’ailleurs intimement liée au matérialisme d’Épicure, n’ait acquis sa complète importance que dans les temps modernes, elle n’en a pas moins exercé une grande influence dans l’antiquité, comme le premier modèle d’une théorie parfaitement nette de tous les changements. Platon lui-même a morcelé sa matière non « existante », mais cependant indispensable pour la construction de l’univers, en corpuscules élémentaires et mobiles ; et Aristote, qui se refuse obstinément admettre l’existence du vide, qui érige en dogme la continuité de la matière, part, tant bien que mal, de ce point de vue si scabreux, pour rivaliser de clarté avec Démocrite, dans la théorie du changement et du mouvement.

Sans doute notre atomistique actuelle est en rapport beaucoup plus direct avec les sciences positives, depuis les progrès de la chimie, la théorie des vibrations et l’explication mathématique des forces qui agissent dans les plus petites molécules ; mais les relations de tous les phénomènes de la nature généralement si énigmatiques, de la naissance, de la décroissance, de la disparition apparente et de la réapparition inexpliquée des diverses matières, les relations des choses, en un mot, à un principe unique, absolu, à une conception fondamentale, palpable, pour ainsi dire, furent l’œuf de Colomb pour la science de la nature dans l’antiquité. L’intervention fantastique des dieux et des génies s’évanouit, comme par un coup de baguette merveilleuse ; et, quoi que pussent penser les natures méditatives relative mentaux choses cachées derrière le monde des phénomènes, le monde sensible restait dégagé de tout nuage aux yeux des savants ; même les véritables élèves de Platon et de Pythagore expérimentaient ou méditaient sur les phénomènes de la nature, sans confondre le monde des idées et des nombres mystiques avec ce qui se manifestait immédiatement à leurs regards. Cette confusion, dans laquelle sont tombés si lourdement quelques-uns des philosophes-naturalistes de l’Allemagne moderne, ne se produisit dans l’antiquité classique qu’au moment de la décadence, alors que les néo platoniciens et les néo pythagoriciens s’abandonnèrent à toutes leurs rêveries. La santé morale de la pensée, qu’entretenait l’action d’un sobre matérialisme, écarta longtemps les idéalistes grecs de ces voies funestes. Ainsi, sous un certain rapport, la philosophie hellénique conserva une teinte matérialiste depuis ses débuts jusqu’à l’époque où elle tomba en pleine décadence. On expliquait, de préférence, les phénomènes du monde des sens à l’aide de la perception externe ou du moins et l’aide de ce que l’on se figurait comme accessible à nos sens.

Quelle que soit l’opinion que l’on puisse formuler sur l’ensemble du système d’Épicure, il est certain que les physiciens de l’antiquité ont mis à profit plutôt les principes matérialistes qu’il contenait que ce système lui-même. De toutes les écoles philosophiques de l’antiquité, l’école épicurienne resta la plus solidement unie et la moins variable. On vit rarement un épicurien passer à d’autres systèmes ; on vit rarement aussi, même chez les disciples les plus éloignés du maître par le temps, se produire la tentative de modifier ses doctrines. Cet exclusivisme si tenace prouve que, dans l’école épicurienne, le côté moral du système l’emportait de beaucoup sur le côté physique. Lorsque Gassendi, au XVIIe siècle, remit en lumière le système d’Épicure et l’opposa à celui d’Aristote, il s’efforça de faire prévaloir la morale d’Épicure autant que le permettait la prédominance du christianisme, et l’on ne peut nier que cette morale ait fourni un élément énergique au développement de l’esprit moderne. Toutefois le point le plus important fut de débarrasser immédiatement des chaînes du système la pensée fondamentale de Démocrite. Modifiée sur bien des points par des hommes comme Descartes, Newton et Boyle, la théorie des corpuscules élémentaires produisant, par leur mouvement, tous les phénomènes, devint la base de la connaissance de la nature chez les modernes. Mais l’ouvrage qui, dès la renaissance des sciences, donna au système d’Épicure une puissante influence sur la pensée des peuples modernes, est le poème didactique du romain Lucretius Carus, auquel nous consacrerons un chapitre spécial à cause de son importance historique ; ce poème nous permettra en même temps d’approfondir les points les plus importants de la doctrine épicurienne.


CHAPITRE V

Le poëme didactique de Lucrèce sur la nature.


Rome et le matérialisme. — Lucrèce ; son caractère et ses tendances. — Sommaire du Ier livre : la religion est la source de tout mal. — Rien ne naît de rien et rien ne peut être anéanti. — Le vide et les atomes. — Éloge d’Empédocle. — Le monde est infini. — Idée de la pesanteur. — La finalité considérée comme cas spécial et permanent dans toutes les combinaisons possibles. — Sommaire du IIe livre : Les atomes et leurs mouvements. — Origine de la sensation. — Les mondes qui naissent et disparaissent sont en nombre infini. — Sommaire du IIIe livre : L’âme. — Inanité de la crainte de la mort. — Sommaire du IVe livre : L’anthropologie spéciale. — Sommaire du Ve livre : Cosmogonie. — La méthode des possibilités dans l’explication de la nature. — Développement du genre humain. — Origine du langage, des arts, des États. — La religion. — Sommaire du VIe livre : Phénomènes météoriques. — Maladies. — Les régions averniennes. — Explication de l’attraction magnétique.


De tous les peuples de l’antiquité, le peuple romain fut peut-être celui qui, dès son origine, se montra le plus opposé aux opinions matérialistes. Sa religion était profondément enracinée dans la superstition et toute sa vie politique dominée par des formules superstitieuses. Les mœurs traditionnelles étaient maintenues avec une extrême obstination ; l’art et la science avaient peu de charmes pour les Romains, l’étude de la nature leur en offrait moins encore. La tendance pratique de leur vie s’accusait dans tous leurs actes ; cette tendance elle-même, loin d’être matérialiste, était en général spiritualiste. Ils préféraient la domination à l’opulence, la gloire au bien-être, le succès à tout le reste. Leurs vertus n’étaient pas celles de la paix, de l’industrie entreprenante, de la justice, mais bien le courage, la persévérance, la sobriété. Les vices des Romains n’étaient dans l’origine ni le luxe, ni le désir des jouissances, mais la dureté, la cruauté et la perfidie. Le talent d’organisation uni au caractère guerrier avait fait la grandeur de la nation, grandeur dont elle avait conscience et dont elle était fière. Dès leur premier contact avec les Grecs, se manifesta leur antipathie contre le peuple hellénique, antipathie qui résultait de la dissemblance du caractère des deux nations et devait durer pendant des siècles. L’art et la littérature de la Grèce ne commencèrent à pénétrer peu à peu dans Rome qu’après la défaite d’Annibal ; mais en même temps aussi s’introduisirent le luxe, la mollesse, le fanatisme et l’immoralité des nations asiatiques et africaines. Les nations vaincues accoururent dans leur nouvelle capitale et y introduisirent à leur suite les mœurs diverses des peuples de l’antiquité, tandis que les grands prirent de plus en plus goût à la culture intellectuelle et aux plaisirs raffinés de l’existence. Généraux et proconsuls s’emparèrent des chefs-d’œuvre de l’art hellénique ; des écoles de philosophes et d’orateurs grecs s’ouvrirent à Rome et y furent fermées par ordre il plusieurs reprises. On craignait l’élément dissolvant de la culture hellénique dont le succès fut d’autant plus éclatant qu’on avait plus longtemps résiste à ses charmes. Le vieux Caton lui-même apprit le grec, et après qu’on eut étudié la langue et la littérature de la Grèce, l’influence de sa philosophie ne pouvait tarder à se faire sentir.

Dans les derniers temps de la république, le procès était complètement gagné : tout Romain, bien élevé, comprenait le grec ; les jeunes patriciens allaient faire leurs études en Grèce, et les meilleurs esprits s’efforçaient de façonner la littérature nationale sur le modèle de la littérature hellénique.

Deux écoles de la philosophie grecque captivèrent surtout l’attention des Romains, celles des stoïciens et des épieu riens ; la première, avec son rude orgueil de la vertu, était essentiellement en rapport avec le caractère romain ; la seconde, plus conforme à l’esprit de ce temps-là et des périodes qui suivirent ; mais toutes deux, et cela peint le génie romain, à tendances pratiques et à forme dogmatique.

Ces deux écoles qui, malgré leurs divergences tranchées, avaient tant de points communs, se traitèrent avec plus de bienveillance mutuelle si Rome que dans leur patrie. Il est vrai que les calomnies outrées, répandues systématiquement depuis Chrysippe par les stoïciens contre les épicuriens, se propagèrent aussi à Rome. On y regarda bientôt tout épicurien rien comme un esclave de ses passions ; et l’on redoubla de frivolité pour juger la philosophie de la nature adoptée par les épicuriens, philosophie que ne protégeait aucun étalage de mots inintelligibles. Cicéron lui-même eut le tort de populariser l’épicuréisme dans la mauvaise acception du mot, et de lui donner une teinte de ridicule qu’une étude attentive fait disparaître. Toutefois la plupart des Romains faisaient de la philosophie en dilettanti, c’est pourquoi ils ne s’attachaient pas à une école assez exclusivement pour ne pas être à même d’apprécier les systèmes opposés ; la sécurité de leur position sociale, l’universalité de leurs relations politiques rendaient les grands de Rome exempts de tout préjugé. Aussi trouve-t-on, même chez Sénèque, des propositions qui donnèrent lieu à Gassendi de ranger ce philosophe parmi les épicuriens. Brutus, le stoïcien, et Cassius, l’épicurien, trempèrent également leurs mains dans le sang de César. Mais si cette même conception populaire et facile de la doctrine épicurienne, qui nous la fait paraître chez Cicéron, sous des couleurs défavorables, permet de réconcilier l’épicurisme avec les autres écoles même les plus diverses ; elle efface, en l’altérant, le caractère de la plupart des épicuriens romains et donne ainsi un point d’appui aux attaques du vulgaire. Au temps où les Romains n’avaient encore qu’une teinture superficielle de la civilisation hellénique, ils échangeaient déjà la rudesse de leurs mœurs primitives contre le goût du luxe et de la débauche, et, sous ce rapport, leurs passions, comme on le remarque souvent chez les individus, devinrent d’autant plus effrénées qu’elles avaient été plus longtemps contenues. À l’époque de Marius et de Sylla, ce changement dans les mœurs était entièrement accompli ; les Romains étaient devenus des matérialistes pratiques, et souvent dans le plus mauvais sens du mot, avant même de connaître le matérialisme théorique. Or la théorie d’Épicure était en général bien plus pure et plus noble que la pratique de ces Romains, qui avaient à choisir entre deux voies : ou bien s’amender et se soumettre à une sage discipline, ou bien dénaturer la théorie en y mêlant à tort et à travers les opinions d’amis ou d’ennemis pour aboutir à l’épicuréisme qu’ils désiraient. Ce dernier épicuréisme fut préféré, du moins comme conception plus commode, même par des natures plus nobles, par des hommes plus versés dans les questions philosophiques. Ainsi Horace s’intitule avec une ironie malicieuse pourceau du troupeau d’Épicure, laissant de côté la morale austère de l’épicuréisme primitif. Ce même Horace prend souvent pour modèle Aristippe de Cyrène.

Virgile se prononça moins catégoriquement ; lui aussi avait eu pour maître un épicurien, mais il s’appropria plusieurs opinions appartenant à des systèmes différents. Au milieu de tous ces demi-philosophes, se dresse un parfait épicurien, Lucrèce (Titus Lucretius Carus), dont le poëme didactique De rerum natura, plus que tout autre ouvrage, a contribué, lors de la Renaissance, à mettre en relief et à éclairer d’une plus vive lumière les doctrines d’Épicure. Les matérialistes du XVIIIe siècle étudiaient et aimaient Lucrèce ; mais c’est de nos jours seulement que le matérialisme paraît s’être complètement affranchi des traditions antiques.

Titus Lucretius Carus naquit l’an 99 et mourut l’an 55 avant le Christ. On ne sait presque rien sur sa vie. Cherchant un abri moral au milieu des guerres civiles ; il le trouva dans la philosophie d’Épicure. Il entreprit son grand poëme pour gagner à cette doctrine son ami, le poëte Memmius. L’enthousiasme avec lequel il oppose les bienfaits de sa philosophie aux troubles et au vide de son époque, donne à son œuvre une certaine élévation, un élan de foi et d’imagination, qui fait oublier assurément la douce sérénité de la vie épicurienne et communique parfois à la doctrine une teinte de stoïcisme. Bernhardy se trompe quand il dit, dans son Histoire de la littérature romaine, que « d’Épicure et de ses partisans, Lucrèce ne reçut que le squelette d’une philosophie de la nature ». Le savant philologue méconnaît ici Épicure qu’il juge plus injustement encore dans le passage suivant :

« Lucrèce bâtit sur ces fondements d’une conception mécanique de la nature ; mais, en s’efforçant de défendre les droits de la liberté et de l’indépendance personnelle contre toute tradition religieuse, il chercha à introduire le savoir dans la pratique, et voulut affranchir complètement l’homme en le faisant pénétrer par la science dans le fond et dans l’essence des choses. »

Nous avons déjà vu que cette tendance vers l’affranchissement est précisément le nerf du système épicurien, que l’incomplète analyse de Cicéron ne nous permet pas de juger sous ce point de vue. Heureusement, Diogène de Laërte, dans ses excellentes biographies, nous a conservé les propres paroles d’Épicure, qui forment le fond de notre exposition précédente (61).

Lucrèce fut attiré vers Épicure, qui lui inspira un si vif enthousiasme, principalement par l’audace et la force morale avec lesquelles le philosophe grec détruisit la crainte des dieux pour fonder la morale sur une base inébranlable. C’est ce que Lucrèce déclare formellement, aussitôt après le brillant début de son poème, adressé à Memmius :


Humana ante oculos fœde cum vita jaceret
In terris oppressa gravi sub relligione,

Quæ caput a cœli regionibus ostendebat,
Horribili super aspectu mortalibus instans ;
Primum Graius homo mortales tollere contra
Est oculos ausus, primusque obsistere contra :
Quem neque fama deum, nec fulmina, nec minitanti
Murmure compressit cœlum, sed eo magis acrem
Irritat animi virtutem, effringere ut arta
Naturæ primus portarum claustra cupiret[8].


Nous ne nierons pas que Lucrèce ait puisé encore à d’autres sources, étudié avec soin les écrits d’Empédocle et mis à profit peut-être même ses observations personnelles dans les parties de son poème qui ont trait à l’histoire naturelle ; mais, ne l’oublions pas, nous ignorons quels trésors renfermaient les livres perdus d’Épicure. Presque tous les critiques placent, pour la verve et l’originalité, le poème de Lucrèce en première ligne parmi les œuvres littéraires qui précédèrent le siècle d’Auguste ; cependant la partie didactique est souvent sèche et décousue, ou reliée par de brusques transitions aux descriptions poétiques.

Le style de Lucrèce est simple, dur et éminemment archaïque. Les poètes de l’époque d’Auguste, qui se sentaient bien supérieurs à leurs rudes devanciers, n’en rendaient pas moins hommage à Lucrèce.

C’est à lui que Virgile fait allusion dans les vers suivants :



Felix qui potuit rerum cognoscere causas
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus strepitumque Acherontis avari[9]


Il est donc hors de doute que Lucrèce a puissamment contribué à répandre parmi les Romains la philosophie épicurienne. Elle atteignit son apogée sous le règne d’Auguste ; car, bien qu’elle n’eût plus alors de représentant pareil à Lucrèce, cependant tous les poètes amis des plaisirs qui se groupaient autour de Mécène et de l’empereur, étaient séduits et guidés par cette doctrine.

Mais lorsque sous Tibère et Néron se produisirent des atrocités de toute espèce et que les jouissances de la vie furent empoisonnées par le danger ou par la honte, les épicuriens se tinrent à l’écart et, durant cette dernière période de la philosophie païenne, ce furent principalement les stoïciens qui acceptèrent le combat contre le vice et la lâcheté et qui périrent, victimes des tyrans, avec une courageuse sérénité, comme Sénèque et Pœtus Thraséas.

Sans doute la philosophie épicurienne aussi, dans sa pureté et surtout dans le développement que l’énergique Lucrèce lui avait donné, aurait bien pu inspirer aux âmes des élans non moins généreux ; mais précisément les qualités manifestées par Lucrèce, la pureté, la force et l’énergie, devinrent rares dans cette école, et peut-être depuis Lucrèce jusqu’à nos jours ne les a-t-elle plus retrouvées. Il importe donc d’accorder une attention toute spéciales à l’œuvre de cet homme remarquable.

Le début est une invocation riche en images mythologiques, en pensées claires et profondes, adressée à Vénus dispensatrice de la vie, de la prospérité et de la paix.

Dès les premiers vers nous reconnaissons l’attitude spéciale de l’épicurien en face de la religion : il en utilise les idées et les formes poétiques avec une ferveur et une sincérité évidentes ; et cela ne l’empêche pas, bientôt après, dans le passage cité plus haut, de regarder comme le principal mérite de son système la suppression de la crainte avilissante des dieux. L’antique mot romain religio, qui, malgré l’incertitude de son étymologie, n’en indique pas moins la dépendance et l’infériorité de l’homme à l’égard de la divinité, renfermait une idée que Lucrèce devait naturellement repousser avec énergie. Ainsi le poète invoque les dieux et attaque la religion, sans qu’on puisse, sous ce point de vue, découvrir dans son système l’ombre d’un doute ou d’une contradiction.

Après avoir montré comment, grâce aux recherches libres et audacieuses d’un Grec (Épicure et non Démocrite, que cependant Lucrèce célèbre aussi, mais dont il était plus éloigné), la religion, qui auparavant opprimait cruellement l’homme, a été renversée et foulée aux pieds, il se demande si la philosophie ne pourrait pas conduire l’homme à l’immoralité et au crime.

Il prouve qu’au contraire la religion fut la source des plus grandes atrocités, et que précisément la crainte insensée des peines éternelles poussait les hommes à sacrifier leur bonheur et leur tranquillité d’âme aux terreurs que leur inspiraient les devins (62).

Le poëte développe ensuite ce premier axiome : rien ne vient de rien. Cet axiome, que l’on prendrait aujourd’hui pour une donnée de l’expérience, était plutôt, conformément à l’état où se trouvaient alors les sciences, destiné a devenir, comme principe heuristique, la base de toute expérience scientifique. Celui qui se figure que quelque chose naît de rien peut, à chaque instant, voir confirmer son préjugé. Mais celui-la seulement, qui sera convaincu du contraire, possède un esprit propre aux recherches et découvrira les véritables causes des phénomènes. Voici comment cet axiome est démontré : si les choses pouvaient naître du néant, cette cause productrice serait illimitée d’après sa nature même, et tout pourrait résulter de tout. Des hommes alors sortiraient du sein de la mer et des poissons du sein de la terre ; aucun animal, aucune plante ne se conserverait avec les qualités de son espèce.

Cet argument est fondé sur une pensée très-juste : si le néant donnait naissance aux êtres, il n’y aurait pas de raison pour qu’une chose quelconque ne pût naître ; le monde serait alors le jeu continuel, bizarre et incohérent, de la naissance et de la mort de productions grotesques. Au contraire, de la régularité avec laquelle la nature produit au printemps les roses, en été les céréales, en automne les raisins, on conclut que le développement de la création résulte de la combinaison périodique des semences des choses. On doit donc admettre qu’il y a certains éléments communs à beaucoup de choses, comme les lettres sont communes aux mots.

Lucrèce montre de même que rien ne périt, mais que les molécules des corps qui meurent ne font que se clés agréger comme elles s’agrègent lorsque quelque chose prend naissance.

À l’objection naturelle que l’on ne peut voir les molécules qui s’agrègent ou se désagrègent, Lucrèce répond par la description d’une tempête. Pour plus de clarté, il place à côté l’image d’un torrent impétueux et il montre que les molécules invisibles du vent manifestent leur action exactement comme les molécules visibles de l’eau. La chaleur, le froid, le son servent pareillement à prouver l’existence d’une matière invisible. On rencontre une observation encore plus délicate dans les exemples suivants : des vêtements suspendus sur les bords de la mer deviennent humides, puis, si on les place au soleil, ils se sèchent, sans que l’on voie venir ou disparaître les molécules aqueuses. Leur petitesse les rend donc invisibles. Un anneau que l’on porte au doigt pendant des années s’amincit ; une goutte d’eau creuse le roc sur lequel elle tombe ; le soc de la charrue s’use au labour, les pavés, sous les pieds des passants ; quant aux molécules qui disparaissent d’un instant à l’autre, la nature ne nous a pas permis de les voir. Il est également impossible aux yeux même les plus perçants de découvrir les molécules qui s’ajoutent ou disparaissent dans toute naissance et toute destruction. La nature opère donc à l’aide de corpuscules invisibles, les atomes.

Lucrèce établit ensuite que la matière ne remplit pas tout l’univers, mais qu’il existe un espace vide dans lequel se meuvent les atomes. Il présente ici comme l’argument le plus concluant le raisonnement a priori suivant : si l’espace était rempli d’une manière absolue, le mouvement continu, dont nous constatons l’existence dans les choses, serait impossible. Viennent ensuite les preuves empruntées à l’observation. Les gouttes d’eau percent les roches les plus dures. Les aliments des êtres vivants pénètrent dans tout le corps. Le froid et le son traversent les murailles. Enfin les différences de poids spécifique ne peuvent être rapportées qu’à l’étendue plus ou moins grande du vide. À l’objection que l’eau s’ouvre devant les poissons parce qu’elle retrouve de l’espace ville derrière eux, Lucrèce répond en affirmant que c’est justement le premier commencement de ce mouvement qui est tout à finit incompréhensible dans la doctrine du plein. Comment en effet l’eau s’ouvre-t-elle devant le poisson, si l’espace dans lequel elle doit couler n’existe pas encore ? De même lorsque les corps se désagrègent, il doit se produire sur le moment un espace vide. La condensation et la raréfaction de l’air ne peuvent expliquer ces phénomènes ; elles-mêmes n’ont lieu qu’au tant que l’existence du vide entre les molécules permet à ces dernières de se presser les unes contre les autres.

En dehors des corps et de l’espace vide il n’existe rien. Tout ce qui existe se compose de ces deux éléments ou constitue un phénomène qui s’y rapporte. Le temps n’est rien par lui-même, il ne représente que la sensation de ce qui est arrivé à un moment déterminé, de ce qui était ou de ce qui sera, il n’a donc pas même autant de réalité que l’espace vide ; bref, on ne doit considérer les événements historiques que comme des changements réalisés dans les corps ou s’accomplissant dans l’espace.

Tous les corps sont simples ou composés ; les corps simples, les atomes, que Lucrèce appelle d’ordinaire : commencements, principes ou origines des choses ont primordial renom) ne peuvent être détruits par aucune force. La divisibilité à l’infini est impossible ; car chaque objet se dissolvant plus aisément et plus vite qu’il ne se forme, la destruction pendant l’éternité irait si loin que le rétablissement des choses ne pourrait s’effectuer. C’est uniquement parce que la divisibilité a des limites que les choses peuvent se conserver. D’ailleurs la divisibilité à l’infini détruirait la régularité dans la production des êtres ; en effet, si les corps ne consistaient pas en molécules immuables et presque imperceptibles, tout pourrait naître sans règle fixe et sans enchaînement.

La négation de la divisibilité infinie est la pierre angulaire de la théorie des atomes et du vide. Le poëte fait ensuite une pause et attaque d’autres systèmes cosmogoniques, notamment ceux d’Héraclite, d’Empédocle et d’Anaxagore. Il faut remarquer ici l’éloge d’Empédocle ; nous avons déjà fait ressortir l’affinité de ses doctrines avec le matérialisme. Après une magnifique description de la Sicile, le poète continue :



Quæ cum magna modis multis miranda videtur
Gentibus huinanis regio visendaque fertur,
Rebus opima bonis, multa munita virum vi,
Nil tamen hoc habuisse viro præclarius in se,
Nec sanctum magis et mirum, carumque videtur.
Carmina quin etiam divini pectoris ejus
Vociferantur et exponunt præclara reperta,
Ut vix humana videatur stirpe creatus[10] (63).

Ne parlons point de cette polémique. Le premier livre se termine par la question de la forme de l’univers. Ici Lucrèce, fidèle comme toujours aux enseignements d’Épicure, rejette sans hésitation l’idée que l’univers ait des limites nettement tracées. Supposez une limite extrême, et que, de ce point, une main vigoureuse lance un javelot ; ce javelot sera arrêté par un obstacle dans son vol ou continuera de se mouvoir indéfiniment. Dans l’un et l’autre cas, on voit qu’il est impossible d’assigner des bornes réelles au monde.

Nous trouvons ici l’argument original que, si le monde avait des limites listes, depuis longtemps toute la masse de la matière se serait entassée à la hase de cet espace limité. La conception de la nature, telle que la formule Épicure, présente, dans cette question, un point réellement faible. Ce philosophe combat expressément la gravitation vers le centre, admise par un grand nombre de penseurs de l’antiquité. Malheureusement ce passage du poëme de Lucrèce offre de nombreuses lacunes ; toutefois on y reconnaît bien encore le fond de la démonstration ainsi que l’erreur fondamentale du système. Épicure admet le poids, la pesanteur et la force de résistance comme des propriétés essentielles des atomes. Les penseurs éminents, qui fondèrent le matérialisme dans l’antiquité, ne purent pas entièrement se préserver, sur ce point, des illusions ordinaires des sens ; car bien qu’Épicure enseignât que dans le vide il n’y a ni haut, ni bas, il admettait néanmoins que tous les atomes de l’univers suivent dans leur chute une direction déterminée. Ce n’était pas une tâche facile, en effet, pour l’intelligence humaine que de faire abstraction de la sensation habituelle de la pesanteur. La théorie de antipodes, née depuis longtemps des études astronomiques et de l’ébranlement de la foi à l’existence du Tartare, lutta inutilement dans l’antiquité contre l’opinion naturelle qui admettait absolument un haut et un bas. Les temps modernes nous ont montré par un autre grand exemple, par la théorie du mouvement de la terre, avec quelle difficulté de pareilles opinions, sans cesse suggérées par les sens, cèdent le pas à l’abstraction scientifique. Un siècle après Copernic, il y avait encore des astronomes instruits et libres penseurs qui opposaient, comme argument, à l’exactitude du nouveau système, le sentiment naturel que l’on a de la fixité et de l’immobilité de la terre.

Partant de l’idée fondamentale de la pesanteur des atomes, le système épicurien ne peut admettre pour ces atomes un mouvement double qui se neutralise au centre. Comme il reste en effet partout, même dans ce centre, un espace vide entre les corpuscules, ils ne peuvent s’appuyer les uns sur les autres. Si l’on admet d’ailleurs qu’ils se sont réunis au centre et ont réalisé, par leur contact immédiat, la densité absolue, il faudrait, d’après la doctrine d’Épicure, que, dans le cours infini des temps, tous les atomes se fussent réunis déjà dans cet endroit, de sorte que rien ne pourrait plus se produire dans l’univers.

Nous n’avons pas besoin par notre critique de démontrer quels sont les côtés faibles de ce système (64). Il importe bien davantage, si nous voulons suivre par la pensée le développement de l’humanité, de voir combien il fut difficile, dans l’observation de la nature, d’arriver à une conception nette des choses. Nous admirons la découverte de la loi de la gravitation due à Newton et nous ne pensons guère combien il fallut faire de pas pour amener cette théorie au point de maturité qui permit à un penseur éminent de la trouver. Lorsque la découverte de Christophe Colomb jeta brusquement une lumière nouvelle sur la théorie des antipodes et écarte définitivement les opinions des épicuriens il cet égard, on sentait déjà la nécessité d’une réforme complète de la notion de la pesanteur. Puis vinrent successivement Copernic, Kepler, Galilée avec les lois de la chute des corps ; alors seulement, tout fut prêt pour l’établissement d’une conception entièrement neuve.

Vers la fin du premier livre, Lucrèce émet brièvement l’idée grandiose, conçue par Empédocle, que la finalité de l’univers et en particulier des organismes n’est, il vrai dire, qu’un ras spécial de l’activité mécanique opérant à l’infini (65).

Si nous trouvons grandiose la téléologie d’Aristote, nous ne pouvons refuser cette épithète à la doctrine qui nie absolument la finalité. Il fallait ici mettre la dernière main à l’édifice de la conception matérialiste du monde ; il s’agissait d’une partie du système que les matérialistes modernes n’ont pas assez approfondie. Si l’idée de la finalité nous est plus familière que celle du mécanisme, c’est justement parce qu’elle revêt le caractère exclusif des conceptions humaines. Or nous débarrasser entièrement des idées étroites que, d’un point de vue tout humain, nous apportons dans l’explication des choses, cela peut nous causer beaucoup de peine ; mais le sentiment n’est pas un argument, il est tout au plus un principe heuristique, qui, en face de déductions rigoureusement logiques, nous aide peut-être à pressentir des solutions plus compréhensives, et certainement ces solutions ne viennent qu’après, jamais avant ces déductions. Car assurément, dit Lucrèce :


Nam certe neque concilio primordial rerum
Ordine se suo quæque sagaci mente locarunt
Nec ques quæque darent motus pepigere profecto.
Sed quia multa modis multis mutata per omne
Ex infinito vexantur percita plagis,
Omne genus motus et cætus experiundo
Tandem deveniunt in tales disposituras,
Qualibus hæc rerum consistit summa creata.
Et multos etiam magnos servata per annos,
Ut semel in motus conjecta est convenientes,

Efficit ut largis avidum mare fluminis undis
Integrent amnes et solis terra vapore
Fota novet fetus summissaque gens animantum
Floreat et vivant labentes ætheris ignes[11].


Regarder la finalité simplement comme un cas spécial de tout ce qui peut être conçu est une grande pensée ; non moins ingénieuse est la pensée qui nous fait rapporter la convenance de ce qui se conserve à la conservation de ce qui est convenable. Un monde qui se maintient par lui-même n’est par conséquent qu’un cas qui doit se produire de lui-même dans le cours de l’éternité, par les innombrables combinaisons des atomes ; et c’est uniquement parce que la nature de ces mouvements permet qu’ils se conservent dans le grand tout et se reproduisent à l’infini, que ce monde acquiert la stabilité dont nous jouissons.

Dans le deuxième livre, Lucrèce explique avec plus de détail le mouvement et les propriétés des atomes. Les atomes, dit-il, sont toujours en mouvement et, d’après la loi de la nature, ce mouvement a été, est et sera éternellement une chute uniforme à travers le vide infini.

Mais ici le système d’Épicure se heurte contre une grande difficulté : comment la formation de l’univers pourrait-elle résulter de cette chute éternelle et uniforme de tous les atomes ? Démocrite (voir plus haut, p. 18 et suiv.) fait tomber les atomes avec des vitesses différentes ; les pesants heurtent les légers, ainsi commence le processus des choses. Épicure a parfaitement raison d’attribuer à la résistance des milieux les différences de vitesse des corps qui tombent dans l’air ou dans l’eau. En cela, il est d’accord avec Aristote, mais pour s’en séparer brusquement bientôt après. Aristote nie non seulement le vide, mais encore la possibilité, pour un corps quelconque, de se mouvoir dans le vide. Épicure, comprenant mieux le mouvement, trouve au contraire que ce mouvement doit s’opérer dans le vide d’autant plus vite qu’il n’y rencontre pas de résistance. Mais avec quelle vitesse ? Ici surgit une nouvelle difficulté pour le système.

On dit, par voie de comparaison, que les atomes se meuvent dans le vide avec une rapidité infiniment plus grande que celle des rayons solaires, qui traversent en un clin d’œil l’intervalle existant entre le soleil et la terre (66) ; mais est-ce là une mesure ? y a-t-il en général dans ce cas un moyen de mesurer la vitesse ? évidemment non ; car, en principe, tout espace donné doit être parcouru dans un temps infiniment court, et, comme l’espace est absolument infini, ce mouvement devient une grandeur indéterminée, tant qu’il n’existe pas d’objets au moyen desquels on puisse le mesurer. Quant aux atomes, qui se meuvent tous parallèlement et avec une vitesse égale, ils sont relativement en parfait repos. Épicure ne paraît pas s’être rendu un compte exact de cette conséquence de son désaccord avec Démocrite. Mais on est surtout étonné de l’expédient au moyen duquel il arrive il expliquer le commencement de la formation du monde.

Comment les atomes qui, dans leur état normal, se meuvent en sens rectiligne et parallèle comme les gouttes de pluie, en vinrent-ils à des mouvements obliques, à des tourbillons rapides et à des combinaisons innombrables, tantôt fixes et indissolubles, tantôt se dissolvant avec une éternelle régularité et revêtant de nouvelles formes ? Ils doivent avoir commencé à dévier de la ligne droite à une époque qu’il est impossible de déterminer (67). La moindre déviation de la ligne parallèle produisit, dans le cours des temps, une rencontre, une collision entre les atomes. Cela une fois admis, les formes diverses des atomes amenèrent les tourbillons, les combinaisons et les désagrégations les plus compliqués. Mais où trouver l’origine de la déviation dont il s’agit ? (C’est ici que le système d’Épicure présente une lacune fâcheuse. Lucrèce résout le problème ou plutôt tranche la difficulté en montrant que l’homme et les animaux ont des mouvements volontaires (68).

Tandis que le matérialisme moderne s’efforce surtout d’attribuer à des causes mécaniques l’ensemble des mouvements volontaires, Épicure admet dans son système un élément tout à fait rebelle au calcul. Il explique bien la plupart des actes de l’homme par le mouvement des parties matérielles, un mouvement en provoquant toujours un autre. Mais ici nous nous heurtons contre une violation évidente et brutale de la série causale ; l’auteur nous laisse de plus dans une véritable incertitude sur l’essence du mouvement. La volonté libre produit chez l’être vivant (voir Lucrèce II, vers 263-274), en peu de temps, des effets remarquables ; ainsi le cheval, quand s’ouvre la barrière, s’élance dans l’hippodrome. Et cependant le commencement serait un choc presque imperceptible de quelques atomes de l’âme. Il s’agit ici d’une conception pareille à celle qui concerne la théorie de l’immobilité de la terre au centre de l’univers, dont il sera question plus loin.

Démocrite n’a probablement pas partagé toutes ces erreurs, que du reste nous apprécierons avec moins de sévérité, si nous remarquons que, même encore aujourd’hui, dans la question du libre arbitre, quelle que soit la subtilité métaphysique qu’on y déploie, le principal rôle est encore joué par l’ignorance et par les illusions des sens.

Pour expliquer le repos apparent des objets, dont les molécules subissent cependant toujours un mouvement très-vif, le poëte emploie la comparaison d’un troupeau qui est dans un pâturage ; malgré les bonds joyeux des agneaux, on n’aperçoit de loin qu’une tache blanche sur une colline verte.

Lucrèce représente les atomes comme ayant des formes très-variées. Lisses et ronds, rudes et pointus, ramifiés ou crochus, ils exercent, suivant leur conformation, une influence déterminée sur nos sens ou sur les propriétés des corps qu’ils servent à constituer. Le nombre des formes est limité ; mais la quantité des atomes avant la même forme est incalculable. Dans chaque corps, les atomes les plus divers s’unissent dans des proportions particulières ; et ces combinaisons, pareilles à celles des lettres qui entrent dans la formation des mots, rendent possible une diversité de corps bien plus grande qu’elle ne pourrait l’être par l’effet de la simple variété des atomes.

Nous ne pouvons nous empêcher de reproduire un passage tout pénétré du génie de Lucrèce où l’auteur critique la conception mythologique de la nature :


Hic si quis mare Neptunum, Cereremque vocare
Constituit fruges, et Bacchi nomine abuti
Mavolt, quam laticis proprium proferre vocamen,
Concedamus ut hic terrarum dictitet orbem
Esse deum matrem, dura vera re tamen ipse
Relligione animum turpi contingere parcat[12] (69).


Lucrèce enseigne, après cela, que la couleur et les autres phénomènes sensibles n’appartiennent pas en réalité aux atomes, mais résultent seulement de leur action dans des rapports et des combinaisons déterminés. Il passe ensuite à l’importante question de la sensation dans ses rapports avec la matière.

Ici, l’idée fondamentale est que le sensible naît de l’insensible. Le poëte précise sa pensée en disant que la sensation ne peut naître immédiatement ni de toutes choses, ni dans toutes les circonstances : ce sont seulement la finesse, la forme, le mouvement et la disposition de la matière qui déterminent ou non la naissance d’un être sensible doué de perception. La sensation n’existe que dans l’organisme animal (70), et elle appartient non aux parties, mais au tout.

Nous sommes arrivés à un point où le matérialisme, quelque logique qu’il soit d’ailleurs, abandonne toujours son terrain d’une manière plus ou moins dissimulée. On introduit ici évidemment un nouveau principe métaphysique par cette réunion des parties en un tout, et ce principe joue un rôle assez original à côté des atomes et du vide.

Pour prouver que la sensation n’est pas perçue par les atomes pris un à un, mais par le corps entier, Lucrèce emploie des images humoristiques. Il serait assez intéressant, dit-il, de voir les atomes humains rire ou pleurer, parler, en connaisseurs, du mélange des choses et se demander de quels éléments primitifs eux-mêmes sont composés. Il faudrait, en effet, que les atomes fussent constitués de tels éléments primitifs, pour pouvoir éprouver une sensation ; mais alors, ils ne seraient plus des atomes. Lucrèce oublie que la sensation humaine développée peut aussi être un ensemble, naissant de nombreuses sensations secondaires, par un concert particulier ; mais la difficulté principale n’en subsiste pas moins. Cette sensation d’ensemble ne peut, en aucun cas, être une simple conséquence des fonctions quelconques d’une partie isolée, sans que l’ensemble ait une certaine existence comme être ; car aucune sensation dl ensemble ne peut provenir d’un total, d’ailleurs irréalisable, de non-sensations des atomes.

L’ensemble organique est donc, à côté des atomes et du vide, un principe entièrement nouveau, quoiqu’il ne soit pas reconnu comme tel.

Le deuxième livre se termine par une déduction hardie et grandiose, tirée des opinions antérieurement exprimées : la théorie des matérialistes de l’antiquité relativement au nombre infini des mondes qui naissent, à des distances et à des intervalles de temps immenses, à côté, au-dessus et au-dessous les uns des autres, subsistent pendant des milliers d’années (Eons) et périssent ensuite.

Bien au delà des bornes de notre monde visible, se trouvent, dans toutes les directions, d’innombrables atomes qui ne sont pas réunis en corps ou qui ont été dispersés depuis un temps infini ; ils continuent leur chute silencieuse à des intervalles de temps et à des distances que nul ne saurait évaluer. Or comme, de toutes parts, à travers le vaste univers, se retrouvent les mêmes conditions, il en résulte que les mêmes phénomènes doivent se répéter. Au-dessus, au-dessous, à côté de nous, il existe donc des mondes en nombre incalculable. À cette seule pensée, doit s’évanouir la croyance à l’action directrice des dieux dans l’univers. Tous ces mondes sont soumis et la naissance et à la mort, car tantôt ils attirent de nouveaux atomes venant de l’espace illimité, tantôt ils éprouvent des pertes de plus en plus grandes par la désagrégation de leurs parties. Notre terre vieillit déjà. Le vieux laboureur secoue la tête en soupirant et il attribue à la piété de ses ancêtres lest récoltes plus abondantes des temps anciens, tandis que le dépérisse meut du globe est la seule cause de la diminution progressive des produits du sol.

Dans le troisième livre de son poëme Lucrèce déploie toutes les forces de sa philosophie et de sa poésie pour exposer sa théorie psychologique et pour combattre l’immortalité de l’âme. Son but est de faire cesser la crainte de la mort. À cette crainte, qui empoisonne tous les plaisirs purs, le poète attribue aussi une grande partie des passions qui poussent les hommes vers le crime. La pauvreté paraît déjà être la porte de la mort si ceux dont le cœur n’a pas été purifié par la sagesse. Pour échapper à la mort autant que possible, l’homme accumule trésors sur trésors par les crimes les plus honteux ; la crainte de la mort peut même aveugler au point que l’on recherche ce que l’on fuit : elle peut pousser au suicide, en rendant la vie intolérable.

Lucrèce distingue l’âme (anima) de l’esprit (animus). Les deux, dit-il, sont des parties du corps humain étroitement liées l’une à l’autre. L’esprit est un organe de l’être vivant, comme la main, le pied et l’œil. Il rejette l’opinion qui fait de l’âme la simple harmonie de toute la vie corporelle. La chaleur et l’air vital, qui, au moment de la mort, abandonnent le corps, composent l’âme, dont la partie la plus subtile, la plus intime, est l’esprit qui à son siège dans la poitrine et seul éprouve des sensations. Tous deux sont de nature corporelle et formés des atomes les plus petits, les plus ronds et les plus mobiles.

Quand le bouquet du vin s’évapore ou quand le parfum d’un onguent se perd dans l’air, on ne remarque aucune différence dans le poids. Il en est de même du corps, quand l’âme a disparu.

La difficulté, qui revient nécessairement ici, de préciser le siège de la sensation, se trouve, sur le point le plus important, complètement éludée par le système d’Épicure ; et, malgré les progrès considérables faits par la physiologie, le matérialisme du XVIIIe siècle n’est pas plus avancé qu’Épicure. Les atomes, pris un à un, n’éprouvent pas de sensations ; leurs sensations d’ailleurs ne se fondraient pas entre elles ; le vide, qui n’a pas de substratum ad hoc, ne peut ni servir à les transmettre ni surtout éprouver des sensations en même temps que les atomes.

On finit toujours par se heurter contre cette assertion : le mouvement des atomes est une sensation.

Épicure et Lucrèce s’efforcent en vain de dissimuler cette difficulté en adjoignant aux atomes subtils d’air, de vapeur et le chaleur qui, suivant eux, composent l’âme, un quatrième atome, sans nom, extrêmement subtil, tout à fait central et mobile, qui serait l’âme de l’âme (71). Pour ce quatrième atome, la question reste toujours la même : les fibres vibratoires du cerveau admises par De la Mettrie n’y ont rien changé.

Comment le mouvement d’un corps par lui-même insensible peut-il être de la sensation ? Qui éprouve la sensation, où et comment se produit-elle ? Autant de questions auxquelles Lucrèce ne répond pas, et que nous retrouverons plus tard.

Une réfutation détaillée de la théorie de l’immortalité de l’âme, quelque forme que puisse revêtir cette théorie, constitue une partie importante du poëme. On voit quelle valeur le poëte attardait à ce point, quoique, au fond, la conclusion finale pût déjà être déduite complètement des prémisses. Toute l’argumentation peut se résumer ainsi : la mort est pour nous chose indifférente, car, lorsqu’elle arrive, il n’y a plus de sujet qui soit en état de percevoir d’une manière quelconque une sensation désagréable.

Dans sa crainte de la mort, dit le poëte, l’homme ne peut croire que son corps pourrisse sur le sol, soit dévoré par les flammes ou déchiré par les bêtes féroces sans penser secrètement qu’il ressentira lui-même tout cela. Même en niant cette vague terreur, il la ressent encore ; et lui, le sujet, ne sait pas faire abstraction complètement de la vie. Ainsi il oublie qu’une fois mort, il ne conservera pas une deuxième vie qui lui permette de se lamenter sur sa triste destinée.


« At jam non domus aecipiet te læta, neque uxor
Optima, nec dulcos occurrent oscula nati
Præripere, et tacita pectus dulcedine tangent.
Non poteris factis tibi fortibus esse, tuisque
Præsidio : miser, oh ! miser ! aiunt. Omnia ademit
Una dies infesta tibi tot præmia vitæ. »
Illud in his rebus non addunt : « nec tibi carum
Jam desiderium rerum insuper insidet una ».

Quod bene si videant animo dictisque sequantur,
Dissolvant animi magno, se angore metuque.
« Tu quidem, ut es letho sopitus, sic eris ævi
Quod superest, cunctis privatu’ doloribus ægris.
At nos horrifico cinefactum te prope busto
Insatiabiliter deflebimus, æternumque
Nulla dies nobis mœrorem e pectore demet. »
Illud ab hoc igitur quærendum est, quid sit amari
Tantopere, ad somnum si res redit atque quietem,
Cur quisquam æterno possit tabescere luctu[13]. »


La fin du troisième livre, à partir du passage que nous venons de citer, renferme d’excellentes et remarquables pensées. Le poëte fait parler la nature elle-même, qui démontre à l’homme l’inanité de la crainte de la mort. Il tire un très-bon parti des mythes effrayants relatifs au monde souterrain, et il les explique à l’aide des passions et des souffrances humaines. On croirait souvent entendre un rationaliste du XVIIIe siècle, s’il ne s’agissait pas de conceptions classiques.

Tantale, aux enfers, n’éprouve pas la vaine crainte de voir tomber sur sa tête le rocher qui la menace ; mais les mortels, durant leur vie, sont tortures par la crainte des dieux et de la mort. Tityos n’est pas le géant du monde souterrain, dont le corps recouvre neuf arpents et qui est éternellement dévoré par des vautours, chacun de nous est un Tityos quand il est en proie aux souffrances de l’amour ou d’une passion quelconque. L’ambitieux, convoitant les hautes dignités de l’État, roule, comme Sisyphe, un énorme rocher qui, poussé au sommet de la montagne, retombe ensuite dans la plaine. Le féroce Cerbère et tous les épouvantails du Tartare représentent les châtiments qui attendent le criminel ; car, lors même qu’il échappe à la prison et à un supplice ignominieux, sa conscience doit continuellement l’inquiéter, en lui montrant la justice vengeresse entourée de son effrayant attirail.

Les héros et les rois, les grands poètes et les philosophes sont morts ; et des hommes, dont la vie a une importance bien moins grande, se débattent contre la nécessité de la mort. Et cependant ils ne passent leur vie que dans des rêves inquiétants, dans de vaines préoccupations ; ils cherchent le mal partout et ne savent pas au fond ce qui leur manque. S’ils le savaient, ils négligeraient tout le reste pour se livrer exclusivement à l’étude de la nature, puisqu’il s’agit d’un état dans lequel l’homme, après avoir terminé son existence actuelle, persistera durant l’éternité.

Le quatrième livre traite spécialement de l’anthropologie. Nous serions entraînés trop loin, si nous voulions citer les nombreuses et souvent surprenantes observations sur lesquelles le poëte fonde ses doctrines. Ces doctrines sont celles d’Épicure ; et, comme nous ne nous préoccupons pas des origines des hypothèses physiologiques, mais du développement des conceptions fondamentales, nous nous bornerons au peu que nous avons dit plus haut sur la théorie épicurienne des sensations.

Ce livre se termine par une analyse détaillée de l’amour et des relations sexuelles. Ni les préventions qu’inspire d’ordinaire le système d’Épicure ni la brillante invocation à Vénus, par laquelle débute le poème, ne nous ont préparés au ton grave et sévère avec lequel Lucrèce traite ce nouveau sujet. Il parle rigoureusement le langage du naturaliste ; et, en cherchant à expliquer l’origine de l’amour sexuel, il le condamne comme une passion funeste.

Le cinquième livre, consacré à la cosmogonie, expose les origines de la terre et des mers, des astres et des êtres vivants. C’est ici qu’il est spécialement question de l’immobilité de la terre, au centre du monde.

La base de cette théorie est l’union indissoluble de la terre avec des atomes aériformes, qui, tout en étant placés sous elle, n’éprouvent pas de pression, à cause de leur solide réunion avec la terre, qui date des temps primitifs. Nous avouerons que cette explication est passablement obscure ; elle ne devient pas plus claire par la comparaison de la terre avec le corps humain, qui n’est pas gêné par ses propres membres et qui est mû et porté par les atomes subtils et aériformes de l’âme. Nous pensons toutefois devoir observer que le poëte est d’autant plus éloigne de croire à l’immobilité absolue de la terre que cette hypothèse serait en complète opposition avec l’ensemble du système épicurien. On doit se figurer l’univers, de même que tous les atomes, dans une chute continuelle ; et l’on a lieu de s’étonner que Lucrèce ne se serve pas, dans l’intérêt de son explication, du libre mouvement de recul, dans le sens de haut en bas, qu’éprouvent les atomes aériformes placés sous la terre (72).

Il est vrai que si Épicure et son école avaient élucidé complètement le rapport du repos et du mouvement relatif, ils auraient devancé leurs contemporains de plusieurs siècles.

Nous avons déjà trouvé chez Épicure la tendance à expliquer la nature plutôt par la possibilité que par la réalité.

Lucrèce énonce cette tendance avec une telle précision qu’en joignant les renseignements fournis par Diogène de Laërte, nous sommes forcés de croire que, sur ce point, nous nous trouvons en face, non de l’indifférence ou de la frivolité, comme le pensent plusieurs critiques, mais de la méthode de l’école épicurienne, formulée nettement, et même aussi exactement que possible en ce qui concerne l’idée fondamentale (73).

Lucrèce dit à propos des causes du mouvement des astres :


Nam quid in hoc mundo sit eorum ponere certum
Difficile est : sed quid possit flatque per omne
In variis mundis, varia ratione creetis,
Id doceo plurisque sequor disponere causas,
Molibus astrorum, quæ possint esse per omne.
E quibus una tamen siet hæc quoque causa necesse est,
Quæ vegeat motum signis, sed quæ sit carum
Præcipere haud quaquam est pedetentim progredientis.[14] (74)


Cette idée que la somme totale des possibilités, vu le nombre infini des mondes, est aussi représentée quelque part, convient parfaitement au système épicurien. Ce système identifie la somme de ce qui est possible pour la pensée avec la somme de ce qui est réellement possible et aussi avec ce qui existe réellement dans un quelconque des mondes infiniment nombreux. Cette conception peut encore aujourd’hui servir à faire comprendre la doctrine, en vogue, de l’identité de l’être et de la pensée. En tant que la physique épicurienne raisonne sur la totalité des choses possibles et non sur des possibilités particulières quelconques, elle s’applique en même temps à la réalité dans son ensemble. C’est seulement quand il s’agit de conclure sur les cas déterminés, que notre expérience saisit, qu’il y a lieu d’appliquer l’ἑπέχειν (arrête-toi) des sceptiques qui s’opposent à ce que l’affirmation dépasse la connaissance réelle. Mais si l’on sait user de cette méthode aussi profonde que prudente, on peut très-bien faire sortir de l’hypothèse la plus vraisemblable l’explication d’un cas déterminé ; et nous avons, en effet, maintes preuve que l’hypothèse la plus plausible a souvent été ainsi préférée.

Parmi les parties les plus importantes de l’ouvrage de Lucrèce on peut compter les passages du cinquième livre qui exposent le développement lent, mais continu, du genre humain. Zeller, qui généralement ne rend pas complète justice à Épicure, dit avec raison que, sur ces questions, le philosophe grec a émis des opinions très-sensées.

L’homme des temps primitifs était, suivant Lucrèce, beaucoup plus fortement constitué qu’il ne l’est de nos jours ; il avait une puissante ossature et de solides tendons. Endurci contre le froid et la chaleur, il vivait, à la façon des animaux, dans une complète ignorance des arts de l’agriculture. La terre féconde lui offrait spontanément la nourriture ; les sources et les rivières étanchaient sa soif. Les premiers hommes habitaient des forêts et des cavernes, et n’avaient ni institutions, ni lois. Ils ne connaissaient ni l’usage du feu, ni celui des vêtements de peaux de bêtes. Ils sortaient presque toujours vainqueurs de leur lutte avec les animaux, et ne fuyaient que devant un petit nombre de bêtes. Peu à peu ils apprirent a construire des cabanes, à cultiver les champs et à utiliser le feu ; les liens de la vie de famille se formèrent, et le genre humain commença à s’adoucir. L’amitié naquit entre les voisins ; la rudesse diminua à l’égard des femmes et des enfants ; et, si la concorde n’était pas encore universelle, du moins la paix régnait entre la plupart des hommes.

La nature poussa l’homme à produire les sons variés du langage, et le besoin créa les noms des objets et peu près comme il entraîne les enfants, lors de leur premier développement, à l’emploi de certains sons, et les porte a montrer du doigt ce qui est devant eux. De même que le chevreau sent ses cornes et veut s’en servir pour l’attaque avant qu’elles soient complètement développées ; de même que les jeunes panthères et les jeunes lions se défendent déjà avec les pattes et la gueule, quand et peine ils ont des griffes et des dents ; de même que les jeunes oiseaux s’essaient de bonne heure à voltiger ; ainsi se formèrent les rudiments du langage humain. Il y aurait donc folie à croire qu’un seul homme ait donné alors aux choses leurs noms et que, de lui, ses semblables aient appris les premiers mots ; en effet pourquoi admettre qu’un seul individu ait pu tout exprimer par des sons et produire les accents variés du langage, tandis que les autres n’auraient pu en faire autant ? Comment l’inventeur les aurait-il déterminés à employer des sons, dont ils ignoraient entièrement le but et la signification

Les animaux eux-mêmes, mus par la crainte, la douleur ou la joie, produisent des sons très-différents. Le chien molosse montre les dents en grognant, aboie bruyamment ou joue avec ses petits ; laissé à la maison il hurle, et, menacé d’être battu, il pousse des cris plaintifs ; bref, il fait entendre les intonations les plus diverses. On constate la même chose chez d’autres animaux. À plus forte raison, conclut le poëte, doit-on admettre que dès les temps primitifs les hommes ont pu désigner les différents objets par des sons toujours nouveaux.

Le développement progressif des arts est expliqué de la même manière. Lucrèce fait sans doute la part à la sensibilité et au génie inventif des individus ; mais il n’en reste pas moins logiquement fidèle à sa conception du monde, en assignant le principal rôle au tâtonnement plus ou moins aveugle. C’est seulement après avoir fait souvent fausse route que l’homme trouve les vrais moyens qui s’imposent par leur évidente supériorité et sont adoptés définitivement. D’après une pensée d’une remarquable finesse, l’art de filer et celui de tisser ont dû être inventés par le sexe masculin, le plus ingénieux des deux, puis remis aux femmes, les hommes se reportant vers les travaux les plus rudes.

Aujourd’hui que le travail des femmes s’introduit pas à pas (et quelquefois brusquement) dans les carrières ouvertes et longtemps exploitées par les hommes seuls, cette pensée nous semble bien plus naturelle qu’elle ne pouvait le paraître aux époques d’Épicure et de Lucrèce où, autant que nous le sachions, ne se produisaient pas encore de semblables révolutions dans des branches entières d’industrie

À l’enchaînement de ces réflexions historiques et philosophiques se trouvent mêlées les pensées du poète sur l’origine des institutions politiques et religieuses. Lucrèce imagine que les hommes distingués par leur habileté et leur courage commencèrent à fonder des villes et à se bâtir des châteaux ; puis devenus rois, ils distribuèrent, à leur gré, des terres et des domaines, aux plus beaux, aux plus vigoureux et aux mieux doués de leurs partisans. Plus tard seulement se produisirent, après la découverte de lier, des inégalités de fortune qui permirent bientôt à la richesse de supplanter la force et la beauté. L’opulence se fait maintenant, elle aussi, des partisans et s’unit à l’ambition. Peu à peu le pouvoir et l’influence sont recherchés par de nombreux compétiteurs. L’envie mine le pouvoir, les rois sont renversés ; et, plus on redoutait leur sceptre auparavant, plus ensuite on le foule aux pieds avec fureur. Puis domine pendant quelque temps la multitude brutale ; et c’est seulement après avoir traversé l’anarchie que la société entre dans un état de choses réglé par les lois.

Les pensées de Lucrèce portent ce caractère de résignation et de répugnance pour toute activité politique qui, dans l’antiquité, était à peu près commun à tous les systèmes matérialistes. De même que le poëte oppose à l’amour des richesses l’économie et la sobriété, de même il est d’avis qu’il vaut mieux obéir tranquillement (quietus) que d’aspirer au pouvoir et de s’emparer d’une couronne royale. On voit que l’antique vertu républicaine, que l’amour du gouvernement libre ont disparu. Louer l’obéissante passive équivaut à nier l’État comme société morale.

C’est à tort que l’on a étroitement associé cet individualisme exclusif à la conception atomistique du monde. Même les stoïciens qui, préoccupés de morale pratique, touchaient ordinairement à la politique, finirent, surtout dans les derniers temps, par s’éloigner systématiquement de toute participation aux affaires publiques. À son tour, la solidarité entre philosophes, si vantée par les stoïciens, était dignement représentée chez les épicuriens par l’intimité de leurs relations amicales.

Les causes qui poussèrent la philosophie ancienne vers le quiétisme politique furent plutôt l’extinction de cette ardeur juvénile qui avait porté les peuples à constituer des États, la disparition de la liberté, la situation désespérée et, en quelque sorte, la décomposition de l’organisme politique.

Lucrèce fait dériver la religion de sources primitivement pures. Pendant la veille et plus encore pendant le sommeil, les hommes voyaient en imagination les formes majestueuses et puissantes des dieux, et ils attribuaient à ces êtres fantastiques la vie, le sentiment et des forces surhumaines. Ils observaient en même temps le cours régulier des saisons, comme du lever et du coucher des astres. Ne connaissant pas les causes de ces phénomènes, ils placèrent les divinités dans les cieux, séjour de la lumière et, outre les autres phénomènes célestes, ils attribuèrent encore aux dieux les orages, la grêle, la Foudre et le bruit menaçant du tonnerre.


O genus infelix humanum, talia divis
Cum tribuit facta atque iras adjunxit acerbas !
Quantos tum gemitus ipsi sibi, quantaque nobis
Vulnera, quas lacrimas peperere minoribu’nostris ! (75)[15]


Le poëte explique longuement avec quelle facilité l’homme, à la vue des redoutables phénomènes dont le ciel est le théâtre, au lieu de considérer les choses avec calme, ce qui constitue la seule vraie piété, en vint à l’idée d’apaiser la prétendue colère des dieux par des vœux et des sacrifices impuissants.

Le dernier livre du poème concerne, si nous pouvons nous exprimer ainsi, la pathologie. Ici sont discutées les causes des phénomènes météoriques ; le poëte explique les éclairs, le tonnerre, la grêle, les nuages, les débordements du Nil et les éruptions de l’Etna. Mais, de même que, dans le livre précédent, l’histoire primitive de l’humanité ne forme qu’une portion de la cosmogonie, de même la description des maladies de l’homme est mêlée à celle des phénomènes remarquables de l’univers et l’ouvrage entier finit par une description, justement célèbre, de la peste. Ce n’est peut-être pas sans intention que le poëte termine son œuvre par un tableau émouvant de la puissance de la mort, après l’avoir commencé par une invocation à la déesse qui fait jaillir partout la vie.

Du contenu spécial du sixième livre, nous ne citerons que la description des lieux avernes et des phénomènes de la pierre d’aimant. Les lieux avernes devaient provoquer d’une manière toute spéciale chez notre poëte le goût des explications ; l’aimant offrait à sa conception de la nature une difficulté particulière qu’il cherche soigneusement à aplanir au moyen d’une hypothèse compliquée.

Les anciens appelaient avernes des lieux comme il s’en trouve fréquemment en Italie, en Grèce et dans l’Asie occidentale, c’est-à-dire dans les contrées alors les plus civilisées, où le sol produit des exhalaisons qui causent aux hommes et aux animaux des étourdissements ou même la mort. Naturellement la croyance populaire mit les lieux avernes en communication avec le monde souterrain, avec l’empire de la mort : le trépas était apporté par les génies et les démons flu royaume des ombres, qui s’efforçaient d’entraîner à leur suite les âmes des vivants. Le poëte essaie de démontrer, d’après les natures diverses des atomes, que les uns doivent être favorables, les autres défavorables à telles ou telles créatures. Il passe ensuite à différents poisons invisibles, et mentionne à côté de quelques traditions superstitieuses, les poisons métalliques qui font périr les travailleurs dans les mines, enfin, ce qui s’applique le mieux à la question, l’effet mortel des exhalaisons carboniques. On comprend que, l’acide carbonique, n’étant pas connu des anciens, il en attribuât les effets aux vapeurs fétides du soufre. Lucrèce a deviné que, dans les lieux avernes, l’air était empoisonné par les émanations du sol : et ce fait peut prouver que, dès cette époque-là, une étude de la nature, fondée sur l’examen des analogies, donnait des résultats notables, même à défaut de méthodes rigoureusement logiques.

L’explication des effets de l’aimant, quelque défectueuse qu’elle puisse être d’ailleurs, nous montre avec quelle subtilité et quelle rigueur la physique épicurienne faisait usage des hypothèses, et l’on sait qu’elle n’a pas d’autres bases. Lucrèce rappelle d’abord les mouvements continuels, rapides et impétueux des atomes subtils, qui circulent dans les pores de tous les corps et rayonnent de leurs surfaces. Chaque corps émet, dans toutes les directions, des torrents d’atomes semblables, qui établissent une réaction continuelle entre tous les objets, dans l’espace. Cette théorie générale des émanations répond à la théorie moderne des vibrations ; pour les actions et les réactions réciproques, quelle qu’en soit la forme, l’expérience de notre temps les a confirmées, et leur a en outre attribué, quant à leur nature, à leur multiplicité, et leur rapidité, une importance bien plus grande que n’aurait pu se la figurer l’imagination la plus audacieuse d’un épicurien.

Suivant Lucrèce, l’aimant produirait une émission d’atomes si brusque qu’en refoulant l’air, il opérerait entre lui et le fer un espace vide, dans lequel ce dernier se précipiterait. La physique épicurienne ne permet pas de croire qu’il soit ici question d’une mystique horreur du vide (horror vacui). Cet effet serait produit parce que chaque corps est sans cesse et partout atteint par le choc des atomes aériens et parce qu’il doit en conséquence se diriger vers l’endroit où se forme un vide, à moins que son poids ne soit trop grand, ou que sa densité ne soit si faible que les courants aériens puissent passer aisément par les pores de ce corps. Cela nous explique pourquoi c’est précisément le fer que l’aimant attire avec tant de vivacité. Lucrèce ramène la cause de ce phénomène à la structure et au poids spécifique du fer, les autres corps, par exemple l’or, étant trop lourds pour être mus par ces courants et pour être poussés vers l’aimant à travers l’espace vide d’air, ou bien si poreux, comme par exemple le bois, que les courants les traversent librement et sans impulsion mécanique.

Cette explication laisse encore bien des questions à résoudre, mais la manière dont Lucrèce a envisagé et traité ce problème parle bien plus aux sens que les hypothèses et les théories de l’école d’Aristote. Et d’abord on se demande comment il est possible que les émanations de l’aimant refoulent l’air sans repousser en même temps le fer (76). On aurait pu d’ailleurs constater à l’aide d’une expérience facile et comparative que dans l’espace où l’air est réellement raréfié se trouvent aussi des corps autres que le fer ; mais par cela même qu’on peut élever de pareilles objections, on voit que l’explication est essayée dans une voie féconde, tandis qu’en admettant des forces cachées, des sympathies spéciales et d’autres hypothèses semblables, on coupe court à toute réflexion ultérieure.

Il est vrai que le même exemple nous apprend aussi pourquoi quoi ce genre de recherches ne pouvait faire de progrès dans l’antiquité. Presque toutes les découvertes durables de la physique ancienne sont du nature mathématique, par exemple dans l’astronomie, la statique, la mécanique et les éléments de l’optique et de l’acoustique. En outre, de nombreux matériaux s’amassaient dans les sciences relatives à la description de la nature ; mais les anciens s’arrêtèrent partout où ils auraient pu avancer, en variant et en combinant les données de l’observation dans le but de découvrir les lois générales de l’univers. Les idéalistes ne comprenaient pas le phénomène concret et ne s’y intéressaient pas ; les matérialistes n’étaient que trop disposés à s’en tenir à une seule observation et à se contenter de l’explication la plus approximative au lieu d’approfondir le phénomène observé.


DEUXIÈME PARTIE

LA PÉRIODE DE TRANSITION


CHAPITRE PREMIER

Les religions monothéistes dans leur rapport avec le matérialisme.


Disparition de l’ancienne civilisation. — Influence de l’esclavage, de la fusion des religions, de la demi-culture. — Incrédulité et superstition ; le matérialisme de la vie ; les rires et les religions pullulent. — Le christianisme. — Caractères communs aux religions monothéistes. — Doctrine mosaïque de la création. — Conception purement spirituelle de Dieu. — Opposition énergique du christianisme contre le matérialisme. — Esprit plus favorable du mahométisme ; l’averroïsme : services rendue par les Arabes aux sciences physiques et naturelles ; libre-pensée et tolérance. — Influence du monothéisme sur la conception esthétique de la nature.


La destruction de la civilisation antique, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, est un événement plein d’importantes énigmes, qui n’ont pas encore reçu leur complète solution.

Quelques difficultés que l’on rencontre à jeter un coup d’œil d’ensemble sur les événements si compliqués de la période des empereurs romains, à s’orienter au milieu des faits les plus saillants, on est encore plus embarrassé pour apprécier dans toute leur étendue les effets des modifications presque imperceptibles, mais infinies en nombre, qui se produisirent dans la vie quotidienne des nations, au sein des couches inférieures de la société, au foyer des familles obscures de la compagne et des villes (1).

Et cependant il est certain qu’on ne peut expliquer cette grande révolution que par l’état des classes moyennes et inférieures des populations.

On s’est malheureusement habitué à regarder ce qu’on appelle la loi du développement en philosophie comme une force indépendante, à l’action presque mystique, qui ramène nécessairement l’esprit humain du faîte de la science à la nuit de la superstition, pour recommencer le même jeu sous des formes nouvelles et plus relevées. La force, qui développe les peuples, ressemble Il celle qui régit les organismes. Elle existe, mais seulement comme la résultante de toutes les forces naturelles particulières ; en l’admettant, on facilite souvent l’étude des faits, mais on masque aussi l’ignorance, et l’on tombe dans des erreurs si on la convertit en un principe nouveau et complémentaire d’explication à côté de ces forces élémentaires dont elle n’est que l’ensemble.

Établissons bien, une fois pour toutes, que l’ignorance ne peut pas être véritablement l’effet de la science, que le caprice et la fantaisie ne sont pas les conséquences de la méthode, enfin que la science ne ramène jamais à la superstition.

Nous avons vu dans l’antiquité l’aristocratie intellectuelle se séparer de la multitude, sous l’influences de la civilisation, de la science et de la méthode. Le manque d’une instruction approfondie chez le peuple dut hâter cette séparation et la rendre plus pernicieuse. L’esclavage qui, en un certain sens, formait la base de toute la civilisation antique, se modifia il l’époque des empereurs ; mais plus on cherchait a améliorer cette dangereuse institution, moins elle devenait viable (2).

Au sein des masses superstitieuses, les relations croissantes des peuples commencèrent. À opérer une fusion entre les croyances religieuses. Le mysticisme oriental revêtit les formes helléniques. À Rome, où affluaient les peuples vaincus, il n’y eut bientôt plus rien qui ne trouvât des croyants, rien que la majorité ne tournât en ridicule. En face du fanatisme aveugle, on ne rencontrait que la moquerie frivole ou l’indifférence blasée ; la formation de partis distincts, bien disciplinés, devait être impossible, vu l’éparpillement des intérêts dans les hautes classes.

Dans cette foule pénétrèrent par une littérature incroyablement ampoulée, par les études décousues d’esprits ineptes, par les relations journalières, des éléments épars de notions scientifiques, qui produisirent cet état de demi-culture, que l’on voudrait retrouver comme un fait caractéristique, quoique avec moins de raison, dans notre époque même. Mais on ne doit pas oublier que précisément cette demi-culture était, avant tout, particulière aux riches, aux puissants, aux personnages les plus importants et aux empereurs eux-mêmes. La courtoisie la plus parfaite, l’éducation la plus raffinée, l’intelligence complète et élevée des relations sociales, ne sont que trop souvent, aux yeux du philosophe, unies à la demi-science la plus pitoyable ; et les dangers, que l’on impute aux doctrines philosophiques, se montrent effectivement dans les couches sociales, où une demi-science, souple et dénuée de principes, se plie servilement aux penchants naturels et aux passions déchaînées.

Tandis qu’Épicure, dans un élan sublime, avait jeté à ses pieds les chaînes de la religion, pour se livrer au plaisir d’être juste et généreux, on voyait maintenant paraître ces odieux favoris du moment, tels que les ont dépeints Horace, surtout Juvénal et Pétrone ; ils marchaient, le front haut, dans la voie des vices les plus contraires à la nature : où donc la malheureuse philosophie pouvait-elle trouver des protecteurs, quand des misérables de cette espèce se posaient comme épicuriens, voire même comme stoïciens ?

Le dédain des croyances populaires servit a masquer la frivolité intérieure, l’absence de toute croyance et de tout vrai savoir. Le vice adopta pour devise la raillerie contre l’idée de l’immortalité de l’âme ; mais le vice reposait sur les mœurs du temps : il s’était forme en dépit et non à l’aide de la philosophie.

Dans ces mêmes couches sociales, les prêtres d’Isis, les thaumaturges et les prophètes, avec les jongleurs et les charlatans qui les escortaient, trouvaient une riche pâture ; parfois fois les Juifs eux-mêmes y faisaient un prosélyte (3).

La plèbe des villes, plongée dans l’ignorance, manquait de caractère aussi bien que les grands à demi instruits. On vit donc, à cette époque, s’épanouir dans tout son éclat le matérialisme pratique, le matérialisme de la vie.

Sur ce point encore, les idées dominantes ont besoin d’être éclaircies. Il existe aussi un matérialisme de la vie qui, dédaigné par les uns, vanté par les autres, n’est pas moins digne d’attention que toute autre tendance pratique.

Quand on aspire, non à une jouissance fugitive, mais au perfectionnement général de la vie ; quand l’énergie de l’esprit d’entreprises matérielles est dirigée par un calcul judicieux, qui étudie les conditions essentielles de chaque entreprise et sait ainsi atteindre le but, alors on voit se réaliser des progrès gigantesques, comme ceux qui, dans l’espace de deux siècles, ont fait la grandeur de l’Angleterre actuelle, et qui dans Athènes, à l’époque de Périclès, s’associèrent au plus brillant développement de la vie intellectuelle qui ait jamais été atteint par un peuple.

Tout autre était, dans la Rome des empereurs, le matérialisme qui se développe pareillement si Byzance, à Alexandrie et dans les autres villes importantes de l’empire. La question d’argent dominait ici également les masses, où les individus dans leur mutuel isolement, étaient dévorés par cette cupidité qu’ont si bien dépeinte Horace et Juvénal ; mais on n’y trouvait pas ces grands principes du développement de l’énergie nationale, de l’exploitation solidaire des ressources naturelles, qui ennoblissent les tendances matérielles d’une époque : s’ils ont pour point de départ la matière, ils provoquent le déploiement de la force qui est en elle. Au lieu de ce matérialisme prospère et vigoureux, Rome ne connaissait que celui de la putréfaction. La philosophie s’accommode du premier comme de tout ce qui a des principes : mais elle disparaît ou plutôt elle a déjà disparu quand se produisent les excès abominables que nous nous abstiendrons de décrire.

Mentionnons cependant un fait incontestable : dans les siècles qui furent souillés par les monstruosités d’un Néron, d’un Caligula et d’un Héliogabale, la philosophie la plus négligée, la plus antipathique à l’esprit du temps, fut précisément celle qui, entre toutes, exigeait le plus grand sang-froid, la contemplation la plus calme, les recherches les plus sensées, les plus pures, les moins poétiques : la philosophie de Démocrite et d’Épicure (4).

L’époque de Périclès vit fleurir la philosophie matérialiste et sensualiste de l’antiquité, dont les fruits mûrirent dans l’école d’Alexandrie, durant les deux siècles qui précédèrent l’ère chrétienne.

Mais lorsque, sous les empereurs, le masses furent en proie au double vertige des vices et des mystères, la sagesse ne trouva plus de disciple sensé, et la philosophie mourut de mort naturelle. On sait qu’à cette époque prédominaient des systèmes néoplatoniciens et néopythagoriciens, où se mêlaient à maints généreux éléments du passé le fanatisme et le mysticisme de l’Orient. Plotin rougissait d’avoir un corps, et ne voulut jamais dire à quels parents il avait dû le jour. Le mouvement antimatérialiste atteint ici son apogée dans la philosophie ; mais cette opposition était toute-puissante en particulier sur le terrain de la religion auquel elle appartenait réellement. Depuis les termes les plus pures jusqu’aux formes les plus hideuses, on ne vit jamais une plus grande diversité de religions que dans les trois premiers siècles, qui suivirent la naissance du Christ. Il ne faut donc pas s’étonner si les philosophes de ces temps-là se posèrent en prêtres et en apôtres. Les stoïciens, dont la doctrine avait dès le principe une teinte théologique, entrèrent les premiers dans cette voie et conservèrent leur prestige plus longtemps que les autres écoles ; mais ils finirent par être dépassés et refoulés, et les mystiques ascètes du néoplatonisme restèrent maîtres des âmes (5).

On a souvent dit que l’incrédulité et la superstition se produisaient et alimentaient l’une l’autre ; cependant il ne faut pas ici se laisser éblouir par l’éclat de l’antithèse. Pour trouver la vérité, il faut examiner avec soin les causes spécifiques, et tenir compte de la différence des temps et des circonstances.

Quand un système scientifique, fondé sur des principes solides, sépare, à l’aide d’arguments décisifs, la foi d’avec la science, il exclut à bien plus forte raison les formes vagues de toute superstition. Mais l’antithèse précitée est vraie aux époques et dans les classes sociales, ou les études scientifiques sont bouleversées et morcelées, comme le sont les formes nationales et primitives de la religion. Ainsi arriva-t-il à l’époque des empereurs.

Il n’y avait en effet aucune tendance, aucun besoin de la vie, auxquels ne correspondît une forme religieuse particulière ; mais à côté des fêtes voluptueuses de Bacchus, des mystères occultes et séduisants d’Isis, se développait en silence et de plus en plus l’amour d’un ascétisme rigide, qui protes sait le renoncement au monde.

Un individu blasé, après avoir épuisé toutes les jouissances, n’est plus sensible qu’au charme de la nouveauté, à celui d’une vie d’austérités et d’ascétisme : il en fut de même de la société antique. Naturellement cette nouvelle direction, contrastant de la manière la plus tranchée avec le sensualisme joyeux du vieux monde, conduisit au parti extrême : fuir la société et renoncer à soi-même (6).

Le christianisme, avec sa doctrine merveilleusement attrayante du royaume qui n’est pas de ce monde, vint a point pour les hommes blasés. La religion des opprimés et des esclaves, de ceux qui vivaient dans les travaux et les souffrances, séduisit aussi le riche avide de jouissances, pour qui le plaisir et la richesse n’avaient plus de charmes. Au principe du renoncement vint se joindre celui de la fraternité universelle, qui ouvrit de nouvelles sources de jouissances morales aux cœurs que l’égoïsme avait desséchés. L’aspiration de l’âme errante et isolée vers une forte solidarité et vers une foi positive fut satisfaite. L’union des fidèles, l’imposante unité des communautés sous la diversité infinie de leurs ramifications dans toute l’étendue de l’empire, firent, pour la propagation de la nouvelle religion, encore plus que la multitude des histoires merveilleuses, racontées et facilement accueillies comme vraies. Le miracle était en général bien moins un instrument de propagande qu’une satisfaction supplémentaire, un besoin invincible de la foi, dans un temps passionné et crédule au delà de toute expression pour les prodiges. Sous ce rapport, non-seulement les prêtres d’Isis et les mages faisaient concurrence au christianisme, mais encore des philosophes se posaient comme thaumaturges et apôtres, envoyés de Dieu. Ce que les temps modernes ont vu faire à un Cagliostro et à un Gassner n’est qu’une faible image des merveilles accomplies par un Apollonius de Tyane, le plus célèbre des prophètes, dont les miracles et les prédictions sont admis en partie, même par Lucien et Origène. Mais ici encore on sapèrent que la vertu durable de faire des miracles n’appartient qu’au principe simple et logique : telle fut la nature du miracle qui réunit lentement et progressivement les nations et les religions morcelées autour des autels du Christ (7).

En annonçant l’Évangile aux pauvres, le christianisme bouleversa le monde antique de fond en comble (8). Ce qui doit être visible et se réaliser à la fin des temps, les âmes crédules le virent en esprit : le royaume de l’amour, où les derniers seront les premiers. Au rigide droit romain, qui édifiait l’ordre sur la force et faisait de la propriété le fondement inébranlable de la société humaine, vint supposer, avec une puissante irrésistible, le précepte impérieux de renoncer il toute propriété, d’aimer son ennemi, de sacrifier ses trésors et d’estimer autant que soi-même le criminel suspendu à la potence.

Un inexprimable sentiment d’horreur saisit le monde antique en face de ces doctrines (9), et les souverains firent de vains efforts pour étouffer, par de cruelles persécutions, une révolution qui renversait tout l’ordre de choses existant et se riait de la prison, des bûchers, de la religion et des lois. Avec l’audace inspirée par l’assurance de la rédemption, qu’un Juif, coupable du crime de lèse-majesté, mort du supplice des esclaves, avait apportée du ciel même comme un don gracieux du Père éternel, cette secte conquit pays sur pays ; et, fidèle à son principe fondamental, elle sut peu à peu faire entrer au service de la nouvelle croyance même les idées superstitieuses, les penchants sensuels, les passions, les principes juridiques du paganisme, qu’elle ne pouvait anéantir. À la place de l’olympe, si riche en mythes, on vit surgir les saints et les martyrs. Le gnosticisme apporta les éléments d’une philosophie chrétienne. Des écoles de rhéteurs chrétiens s’ouvrirent pour tous ceux qui cherchaient in concilier la civilisation antique avec la foi nouvelle. De la simple et sévère discipline de l’Église naissante sortirent les éléments de la hiérarchie. Les évêques accaparèrent les richesses et menèrent une vie orgueilleuse et mondaine ; la populace des grandes villes s’enivra de haine et de fanatisme. On négligea de soigner les pauvres, et le riche usurier se maintint en possession de ses rapines à l’aide de la police et des tribunaux. Bientôt les fêtes chrétiennes égalèrent en faste et en magnificence celles du paganisme déclinant ; et la dévotion, unie à l’effervescence de passions désordonnées, menaça d’étouffer, dans son germe, la nouvelle religion. Mais elle ne l’étouffa pas. Le christianisme sut toujours sortir victorieux de sa lutte contre les puissances ennemies. Même la philosophie de l’antiquité, qui, après s’être mêlée aux eaux troublées du néoplatonisme, s’était répandue sur le monde chrétien, dut s’adapter à ce nouveau milieu. Et tandis que, par une contradiction manifeste, la ruse, la trahison et la cruauté contribuèrent à fonder l’État chrétien, la conviction que tous les hommes étaient également appelés à une existence supérieure n’en resta pas moins la base fondamentale de l’histoire des peuples modernes. « Ainsi, dit Schlosser, même l’erreur et la fourberie humaines devinrent les moyens par lesquels la divinité fit sortir une vie nouvelle des débris putréfiés de l’ancien monde (10). »

Il s’agit maintenant d’examiner quelle influence le principe chrétien complètement développé dut exercer sur le matérialisme. Dans cet examen, nous devrons tenir compte du judaïsme et surtout du mahométisme.

Ces trois religions ont un trait commun : le monothéisme. Pour le païen qui voit les dieux partout et s’habitue à regarder chaque phénomène de la nature comme une preuve de leur intervention continuelle, les difficultés, que rencontre sur son chemin l’explication matérialiste des choses, se comptent par milliers comme le nombre des divinités. Aussi, lorsqu’un savant a conçu la pensée grandiose que tout ce qui existe, existe en vertu de la nécessité, qu’il y a des lois auxquelles la matière immortelle est soumise, toute conciliation avec la religion devient impossible. On doit donc regarder presque comme insignifiante la tentative de médiation faite par Épicure : bien plus logiques étaient les philosophies qui niaient l’existence des dieux. Le monothéisme occupe, vis-à-vis de la science, une autre position. Nous avouons que, lui aussi, admet une conception grossière et matérielle, qui attribue à Dieu, assimilé à l’homme, une intervention particulière et locale dans chaque phénomène de la nature. Cela est d’autant plus vrai qu’ordinairement chaque homme ne pense qu’à soi et à ce qui l’entoure. L’idée de l’ubiquité reste, dans ce système, presque une vaine formule ; et l’on a de nouveau, en réalité, d’innombrables divinités, sous la réserve tacite qu’on peut toutes les considérer comme n’en formant qu’une seule.

À ce point de vue, qui est à vrai dire celui de la foi du charbonnier, la science reste aussi impossible qu’elle l’était sous le règne de la foi païenne.

Mais lorsque, d’une façon libre et grandiose, on attribue à un seul et même Dieu la direction unique du monde, la corrélation des choses par le lien de la cause à l’effet devient non-seulement admissible, mais elle est encore une conséquence nécessaire de l’hypothèse. Si je vois quelque part en mouvement des milliers de roues et que je conjecture qu’un seul homme leur imprime le mouvement, j’en devrai conclure que j’ai devant moi un mécanisme, dans lequel le mouvement de la moindre pièce est déterminé invariablement par le plan de l’ensemble. Cela posé, il faut encore que je connaisse la structure de la machine et que j’en comprenne la marche, du moins pièce par pièce ; le terrain de la science se trouve ainsi libre pour le moment.

Grâce à cette hypothèse, on put développer la science et l’enrichir de matériaux positifs pendant des siècles, avant de se croire obligé à conclure que cette machine n’était qu’un perpétuel mobile. Une fois formulée, cette conclusion devait paraître confirmée par un tel nombre de faits qu’à côté dieux, l’arsenal des anciens sophistes nous semble bien faible et bien pauvre.

Ici nous pouvons comparer le monothéisme à un lac immense, qui reçoit les flots de la science, jusqu’au moment où soudain ils commencent à percer la digue (11).

Le monothéisme offre un autre avantage. Son principe fondamental possède une souplesse dogmatique et présente une telle richesse d’interprétations spéculatives qu’il peut continuer à alimenter la vie religieuse, au milieu des civilisations les plus variables et des plus grands progrès de la science. Au lieu de susciter aussitôt une guerre d’extermination germination entre la religion et la science, l’hypothèse que le principe qui gouverne l’univers, revient sur lui-même et se conforme à des lois éternelles, fit naître l’idée d’établir entre Dieu et le monde la corrélation qui existe entre l’ârne et le corps. C’est pourquoi les trois grandes religions monothéistes ont également pris, à l’époque du plus grand développement intellectuel de leurs représentants, une teinte panthéistique. Alors aussi surgit la lutte contre la tradition religieuse, mais une lutte qui n’est pas encore une guerre d’extermination.

Entre toutes les religions, le mosaïsme conçut le premier l’idée de l’univers tiré du néant.

Rappelons-nous que, suivant la tradition, Épicure, encore jeune écolier, commença à se livrer à la philosophie après que ses maîtres n’eurent pu lui dire d’où venait le chaos lui-même, que l’on donnait comme origine à l’ensemble des choses.

Il y a des peuples qui croient que la terre est posée sur une tortue ; mais il est défendu de demander sur quoi repose la tortue elle-même. Tant il est vrai que, pendant des générations entières, l’homme se contente d’explications qu’au fond personne ne peut regarder comme sérieuses.

En face de semblables fictions, la conception du monde tiré du néant est du moins claire et franche. Elle renferme une contradiction si évidente, si directement opposée à toute saine pensée, que les contradictions moins fortes et moins hardies n’osent plus se produire en face de celle-là (12).

Il y a plus : cette idée est également susceptible de transformation ; elle aussi possède quelque chose de cette élasticité qui caractérise le monothéisme. On peut tenter de transformer la priorité d’un Dieu sans monde en une priorité simplement idéale ; et les jours de la création deviennent alors des périodes (Eons) de développement.

À côté de ces traits, que présente déjà le judaïsme, il importe de remarquer que le christianisme le premier dépouilla Dieu de toute forme sensible, et en fit, dans la stricte acception du mot, un esprit invisible. Voilà donc l’anthropomorphisme éliminé en principe ; mais il revient cent fois dans la conception grossière du peuple et dans l’histoire des transformations innombrables du dogme.

On pourrait croire que, grâce à ces avantages du christianisme, une science nouvelle aurait du s’épanouir aussitôt à la suite de sa victoire ; mais il est aisé de voir pourquoi il n’en fut pas ainsi. D’abord, il faut se rappeler que le christianisme était une religion du peuple ; qu’il avait grandi et s’était développé de bas en haut, jusqu’au moment où il devint la religion de l’État. Les plus hostiles à la nouvelle religion étaient précisément les philosophes ; et leur hostilité était d’autant plus grande qu’ils étaient moins portés aux caprices et aux fantaisies de l’imagination philosophique (13). Bientôt après, le christianisme s’introduisit chez de nouvelles nations, jusqu’alors inaccessibles à la civilisation ; on ne doit donc pas s’étonner si, dans une école naissante, il fallut gravir de nouveau tous les degrés qu’avaient franchis la Grèce et l’Italie, depuis l’époque de leurs plus anciennes colonisations.

Avant tout, rappelons-nous que l’influence de la doctrine chrétienne ne reposait nullement sur ses grands principes théologiques, mais sur la purification morale par le renoncement aux plaisirs mondains, sur la théorie de la rédemption et l’espoir d’un second avènement du Christ.

D’ailleurs, par l’effet d’une nécessité psychologique, dès que ce prodigieux succès eut réintégré la religion dans ses anciens droits, les éléments païens vinrent de toutes parts se fondre dans le christianisme, qui posséda bientôt sa propre et riche mythologie. Ainsi devint impossible, durant des siècles, non-seulement le matérialisme, mais encore tout système logique de philosophie moniste.

Le matérialisme surtout fut rejeté dans l’ombre. La tendance dualiste de la religion du Zend-Avesta, qui appelle mauvais principe le monde et la matière, et bon principe Dieu et la lumière, présente d’étroits rapports avec le christianisme par son idée fondamentale et plus encore par son développement historique. Rien ne pouvait donc paraître plus abominable que l’esprit de l’ancienne philosophie, qui admettait non-seulement une matière éternelle, mais voyait encore dans cette matière l’unique substance réellement existante. Qu’on ajoute à cette métaphysique du matérialisme le principe moral d’Épicure, quelque pur qu’on le conçoive ; et l’on aura toute une théorie diamétralement opposée à celle du christianisme. On comprend après cela les préventions qui dominèrent durant le moyen âge contre le système épicurien (14).

Sous ce dernier point de vue, la troisième des grandes religions monothéistes est plus favorable au matérialisme. Grâce au magnifique essor de la civilisation arabe, c’est dans la religion mahométane, la plus récente des trois, que se manifesta en premier lieu un esprit philosophique indépendant, dont l’influence se fit puissamment sentir d’abord chez les juifs du moyen âge, et plus tard chez les chrétiens de l’Occident.

Les Arabes ne connaissaient pas encore la philosophie grecque, que déjà l’islamisme produisait de nombreuses sectes et écoles théologique. Les unes concevaient l’idée de Dieu d’une façon si abstraite qu’aucune philosophie n’aurait pu les dépasser dans cette direction ; d’autres n’admettaient que ce que l’on peut toucher et démontrer ; d’autres enfin savaient combiner le fanatisme et l’incrédulité dans des systèmes fantaisistes. Déjà même à l’école supérieure de Bassora, se développait, sous la protection des Abbassides, une école rationaliste, qui s’efforça de concilier le raison et la foi (15).

À côté de ce riche courant de théologie et de philosophie islamites, que l’on a eu raison de comparer à la scholastique chrétienne du moyen âge, l’école péripatéticienne qui, en général, attire plus spécialement nos regards, quand il est question de la philosophie arabe au moyen âge, ne forme qu’une branche comparativement insignifiante et peu variée dans ses ramifications ; et Averroès, dont les Occidentaux prononçaient le plus souvent le nom après celui d’Aristote, ne fut nullement une étoile de première grandeur au ciel de la philosophie mahométane. Tout le mérite d’Averroès est d’avoir résumé les résultats de la philosophie arabe-aristotélique, dont il fut le dernier représentant éminent, et de les avoir transmis à l’Occident avec ses commentaires sur Aristote, où s’accuse une très-grande activité littéraire. Cette philosophie est née, comme la scholastique chrétienne, d’une interprétation du système d’Aristote, colorée d’une teinte de néo-platonisme ; mais, tandis que les scholastiques de la première période ne possédaient qu’une faible partie des traditions péripatéticiennes, avec un mélange et une prédominance de la théologie chrétienne, les Arabes reçurent des écoles syriennes une bien plus grande abondance de renseignements ; et, chez eux, la pensée sut mieux s’affranchir de l’influence de la théologie, qui suivit ses voies propres dans la spéculation. Le côté physique du système d’Aristote (voir p. 76 et 77) put donc se développer chez les Arabes d’une manière tout à fait inconnue à l’ancienne scholastique ; aussi l’« averroïsme » fût-il considéré par l’Église chrétienne comme la source des hérésies les plus pernicieuses. Nous devons mentionner ici spécialement trois points : l’éternité du monde et de la matière dans son opposition avec la théorie chrétienne de la création ; les rapports de Dieu avec le monde, Dieu n’agissant que sur le monde extrême des étoiles fixes, et ne réglant qu’indirectement les affaires terrestres, au moyen des étoiles, ou bien Dieu et le monde se fondant ensemble comme le veut le panthéisme (16) ; enfin la théorie de l’unité d’essence de la raison, seule immortelle dans l’homme : cette doctrine supprime l’immortalité individuelle, la raison n’étant que la lumière une et divine qui éclaire l’âme humaine et crée la connaissance (17).

On comprend que de pareilles doctrines devaient produire un effet dissolvant dans le monde gouverné par le dogme chrétien ; et que par là, de même que par ses éléments physiques, l’averroïsme ait été le précurseur du matérialisme moderne. Malgré cela, les deux systèmes sont diamétralement opposés ; et l’averroïsme n’en mérite pas moins d’être considéré comme un des piliers de la scolastique. Par son culte exclusif d’Aristote et par l’affirmation des principes, que nous examinerons de plus près dans le chapitre suivant, il a rendu longtemps impossible une conception matérialiste de l’univers.

Outre la philosophie, nous devons à la civilisation arabe du moyen âge un autre élément, peut-être encore plus intimement lié in l’histoire du matérialisme. Ce sont les résultats acquis sur le terrain des recherches positives, des mathématiques et des sciences physiques dans la plus large acception du mot. On connaît généralement (18) les éminents services rendus par les Arabes en astronomie et en mathématique. Ce furent précisément ces études qui, se rattachant aux doctrines léguées par les Grecs, firent renaître l’idée de l’ordre et de la marche régulière du monde. Ce mouvement intellectuel se produisit à une époque, où la foi dégénérée du monde chrétien avait jeté, dans les idées morales et logiques, une confusion telle qu’on n’en avait jamais vu de semblable dans le paganisme gréco-romain ; à une époque, où tout paraissait possible, où rien ne semblait nécessaire et où l’on ouvrait une barrière illimitée aux caprices d’êtres, que l’imagination dotait sans cesse d’attributions nouvelles.

Le mélange de l’astronomie et des rêveries de l’astrologie ne fut donc pas aussi pernicieux qu’on pourrait le croire. L’astrologie et sa parente, l’alchimie, avaient alors (19) les formes régulières d’une science ; et, telles que les pratiquaient les Arabes et les savants chrétiens du moyen âge, elles différaient de beaucoup du charlatanisme extravagant qui se produisit au XVIe et surtout au XVIIe siècle, alors qu’une science plus rigoureuse avait rejeté de son sein ces éléments superstitieux. D’un côté, l’examen que ces deux sciences, combinées de bonne heure, firent des mystères importants et impénétrables contribua aux progrès de l’astronomie et de la chimie ; d’un autre côté, ces études ardues et mystérieuses présupposaient nécessairement déjà par elles-mêmes la croyance que les événements suivent une marche régulière et sont gouvernés par des lois éternelles. Or cette croyance fut un des grands ressorts scientifiques de la culture progressive, qui relia les temps modernes au moyen âge.

Parlons ici surtout de la médecine, qui, de nos jours, est devenue en quelque sorte la théologie des matérialistes. Cette science fut cultivée par les Arabes avec une ardeur toute particulière (20). Fidèles, sur ce point aussi, aux traditions des Grecs, ils voulurent cependant suivre une méthode originale d’observation exacte ; et ils développèrent notamment la physiologie, si étroitement liée aux questions qui intéressent le matérialisme. Chez l’homme, dans le règne animal, dans le règne végétal, partout dans la nature organique, l’intelligence subtile des Arabes étudia non-seulement les caractères particuliers des êtres, mais encore l’histoire de leur développement, depuis la naissance jusqu’à la mort, c’est-à-dire précisément les questions qui alimentent la conception mystique de la vie.

On sait que de bonne heure naquirent des écoles médicales dans cette partie de l’Italie méridionale ou des populations chrétiennes, d’une culture supérieure, se trouvèrent en contact avec les Sarrasins. Dès le XIe siècle, le moine Constantin professait la médecine au monastère du Mont-Cassin. Cet homme, que ses contemporains surnommèrent le second Hippocrate, après avoir parcouru tout l’Orient, consacra ses loisirs à traduire de l’arabe des traités de médecine. Au Mont-Cassin, plus tard à Naples et à Salerne, s’élevèrent ces célèbres écoles, où accoururent en foule les Occidentaux, désireux de s’instruire (21).

Remarquons bien que sur le même sol était né, pour la première fois en Europe, cet esprit de libre pensée, qu’il ne faut pas confondre avec le matérialisme érigé en système, mais qui cependant a des liens étroits de parenté avec lui. Ces contrées de l’ItaIie méridionale et particulièrement de la Sicile, où s’épanouissent aujourd’hui une aveugle superstition et un fanatisme effréné, étaient alors le séjour d’intelligences éclairées, le berceau des idées de tolérance.

Que l’empereur Frédéric II, le savant ami des Sarrasins, le protecteur éclairé des sciences positives, ait tenu ou non le fameux propos relatif aux Trois imposteurs, Moïse, Jésus et Mahomet (22), il n’en est pas moins vrai que cette contrée et cette époque virent se produire des opinions analogues. Ce n’est pas sans raison que Dante comptait par milliers les audacieux sceptiques, qui, couchés dans des tombeaux ardents, persistent encore à braver l’enfer. Le contact des différentes religions monothéistes, car les Juifs aussi étaient nombreux dans le pays, et ne le cédaient guère aux Arabes en fait de culture intellectuelle, ce contact dut nécessairement émousser le respect des croyances spéciales et exclusives ; or l’exclusivisme fait la force d’une religion, comme l’individualisme fait la force d’une poésie.

Pour montrer ce dont on croyait Frédéric II capable, il suffira de dire qu’on l’accusait d’être entré en relations avec les Assassins, ces sanguinaires jésuites du mahométisme, qui professaient une doctrine secrète, complètement athée, et admettaient ouvertement et sans restriction toutes les conséquences d’un égoïsme voluptueux et avide de domination. Si ce que la tradition prête aux Assassins était vrai, cette secte mériterait un plus grand honneur que celui d’une simple mention. Les chefs des Assassins représenteraient alors le type du matérialiste, tel que des adversaires ignorants et fanatiques le dépeignent aujourd’hui, afin de pouvoir le combattre avec avantage. La secte des Assassins serait l’unique exemple, fourni par l’histoire, de l’union de la philosophie matérialiste avec la cruauté, l’ambition et les crimes systématiques.

Mais n’oublions pas que tous nos renseignements sur cette secte proviennent de ses ennemis les plus acharnés. Il est intrinsèquement très-invraisemblable que ce soit précisément la plus inoffensive de toutes les conceptions du monde qui ait provoqué cette énergie formidable, cette tension extrême de toutes les forces de l’âme, que nous voyons d’ordinaire unie seulement des convictions religieuses. Les convictions religieuses, dans leur terrible sublimité et avec leur charme entraînant, peuvent seules obtenir même pour les plus horribles atrocités du fanatisme, l’indulgence de l’historien qui sait s’élever au faîte de la contemplation ; et cette indulgence a de profondes racines dans le cœur humain. Nous n’oserions pas fonder, en dépit de la tradition, sur de simples arguments intrinsèques, notre conjecture que des idées religieuses devaient animer les chefs des Assassins, si les sources des renseignements sur cette secte ne permettaient d’émettre une pareille hypothèse (23). La liberté de la pensée, portée ai un haut degré, peut s’allier au fanatisme des convictions religieuses : c’est ce que nous prouve l’ordre des jésuites, qui présente une si grande analogie avec la secte des Assassins.

Si nous revenons aux sciences physiques et naturelles des Arabes, nous ne pouvons nous empêcher de répéter l’assertion hardie de Humboldt, que ce peuple doit être considéré comme le véritable créateur des sciences de la nature (Naturwissenschaft) « dans toute l’acception actuelle de ce mot ». Expérimenter et mesurer furent les deux grands instruments par lesquels ils nourrirent la voie aux progrès futurs, et s’élevèrent au degré qui tient le milieu entre les résultats de la courte période inductive de la Grèce et ceux réalisés par les modernes dans les sciences physiques et naturelles.

C’est précisément dans le mahométisme que se montre, de la manière la plus tranchée, ce développement de l’étude de la nature que nous attribuons au principe monothéiste. Il en faut chercher la raison dans les qualités intellectuelles des Arabes, dans leurs rapports historiques et géographiques avec les traditions helléniques, mais sans doute aussi dans cette circonstance que le monothéisme de Mahomet fut le plus rigide et se maintint le plus à l’abri des additions mythiques. Faisons enfin ressortir parmi les causes qui purent dans la suite faciliter une conception matérialiste de la nature, celle dont Humboldt a parlé en détail dans le deuxième volume de son Cosmos : le développement de l’étude esthétique de la nature, sous l’influence du monothéisme et de la culture sémitique.

L’antiquité avait poussé la personnification jusqu’à ses dernières limites ; mais elle n’avait eu que rarement l’idée de considérer la nature comme nature ou de la représenter comme telle. Un homme couronné de roseaux était l’océan ; une nymphe, la source ; un faune ou un Pan, la plaine et le bosquet. Lorsque la campagne eut perdu ses divinités, la véritable étude de la nature commença et l’on contempla avec ravissement la grandeur et la beauté pures des phénomènes naturels.

« Un trait caractéristique de la poésie de la nature chez les Hébreux, dit Humboldt, c’est que, à l’instar du monothéisme, elle embrasse toujours l’ensemble du monde dans son unité, aussi bien la vie terrestre que les espaces lumineux du ciel. Elle s’arrête rarement au phénomène isolé, et se plaît à contempler les grandes masses. On pourrait dire que, dans le seul psaume 104, se trouve l’image du monde entier : le Seigneur, entouré de lumière, a déroulé le ciel comme un tapis. Il a fondé le globe terrestre sur lui-même, afin qu’il reste éternellement immobile. Les eaux se précipitent du haut des montagnes dans les vallées vers les lieux qui leur sont assignés : elles ne doivent jamais franchir leurs digues, mais abreuver tous les animaux de la plaine. Les oiseaux de l’air chantent sous le feuillage. Pleins de sève se dressent les arbres de l’Éternel, les Cèdres du Lilian, que le Seigneur lui-même a plantés pour que les volatiles y nichent, tandis que l’autour construit son aire sur les sapins. »

Des temps de la vie érémitique chrétienne, date une lettre de Basile le Grand, qui, d’après la traduction de Humboldt, donne une description magnifique et pleine de sentiment de la contrée solitaire et boisée où s’élevait la cabane de l’anachorète.

Ainsi les eaux des sources affluent de tous côtés pour former le puissant fleuve de la vie intellectuelle moderne ; c’est là que, sous diverses modifications, nous devons chercher l’objet de nos études, le matérialisme.


CHAPITRE II

La scholastique et la prédominance des idées d’Aristote sur la matière et la forme.


Aristote, en confondant le mot et la chose, donne naissance à la philosophie scholastique. — La conception platonicienne des idées de genre et d’espèce. — Les éléments de la métaphysique aristotélique. — Critique de l’idée aristotélique de la possibilité. — Critique de l’idée de substance. — La matière. — Transformation de cette idée dans les temps modernes. — Influence des idées aristotéliques sur la théorie de l’âme. — La question des universaux ; nominalistes et réalistes. — Influence de l’averroïsme. — Influence de la logique byzantine. — Le nominalisme précurseur de l’empirisme.


Pendant que les Arabes, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, puisaient à des sources abondantes, mais très-troubles, la connaissance du système d’Aristote, la philosophie scolastique de l’Occident commençait la même étude à l’aide de traditions très-incomplètes et non moins confuses (24).

L’œuvre principale en ce genre était l’écrit d’Aristote sur les catégories et l’introduction dont Porphyre l’avait fait précéder pour expliquer les cinq mots (les cinq sortes d’idées universelles). Ces cinq mots, par lesquels débute toute la philosophie scolastique, sont : ceux de genre, d’espèce, de différence, de propre et d’accident. Les dix catégories sont : la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la situation, l’état, l’action, enfin la passion.

On sait qu’il existe une multitude toujours croissante de traités où l’on se propose d’expliquer ce qu’Aristote a voulu dire avec ses catégories ou énonciations ou espèces d’énonciations. Le but essentiel aurait été atteint plus vite, si l’on s’était décidé d’abord à regarder comme prématuré et obscur ce qui l’est en effet chez Aristote, au lieu de chercher derrière chaque expression inintelligible un secret de la plus haute sagesse. Nous pouvons admettre comme constant qu’Aristote, par son système des catégories, a voulu déterminer de combien de manières principales on peut affirmer ce qu’est une chose quelconque ; et que, sous l’influence du langage, il se laissa entraîner à identifier les formes de l’affirmation et les modes de l’être (25).

Sans examiner ici jusqu’à quel point on aurait raison, avec la logique d’Ueberweg ou avec Schleiermacher et Trendelenlourg, de mettre en parallèle les formes de l’être et celles de la pensée et de les faire concorder ensemble avec plus ou moins d’exactitude, bornons-nous à dire (bientôt nous nous expliquerons plus amplement) que la confusion des éléments subjectifs et objectifs dans notre conception des choses est un des traits caractéristiques du système d’Aristote ; et que cette confusion, surtout sous ses formes les plus grossières, est devenue la base de la scolastique.

Aristote n’a pas introduit cette conclusion dans la philosophie ; il a au contraire commencé à distinguer ce que la conscience non-scientifique est toujours portée à identifier. Mais Aristote n’a laissé qu’une ébauche informe de cette distinction. Or c’est précisément ce qu’il y avait d’incorrect et de prématuré dans sa logique et dans sa métaphysique, qui est devenu, pour les grossières nations de l’Occident, la pierre angulaire de la science philosophique, parce que c’était ce qui plaisait le mieux à leur intelligence encore inculte. Nous en trouvons un exemple intéressant dans Frédégise, élève d’Alcuin, qui fit hommage à Charlemagne d’une épitre théologique De nihilo et tenebris. L’auteur y définit comme un être existant le néant, hors duquel Dieu tira le monde ; et cela, par la raison bien simple que chaque mot se rapporte à une chose (26).

Scot Érigène se plaçait à un point de vue déjà bien supérieur lorsqu’il déclarait que les mots de ténèbres, silence et autres semblables étaient les noms des idées du sujet pensant. Il est vrai que, plus loin, Scot regarde comme de même nature l’absence d’une chose et la chose elle-même ; il en est ainsi, ajoutait-il, de la lumière et de l’obscurité, du son et du silence. C’est, d’une manière absolument semblable, que j’ai une fois l’idée de la chose, une autre fois celle de l’absence de la chose. L’absence se trouve donc aussi donnée avec l’objet ; elle est quelque chose de réel.

Cette idée erronée se trouve déjà chez Aristote. Ce philosophe a raison de dire que la négation dans une proposition (ἀπόφασις) est un acte du sujet pensant ; mais la privation (στέρησις), par exemple la cécité d’un être naturellement voyant, lui paraît une propriété de l’objet. Et cependant à la place des yeux, nous rencontrons, en réalité, dans une telle créature un organe peut-être dégénéré, mais qui n’a en soi que des qualités positives ; nous trouverons peut-être que cette créature tâtonne et se meut difficilement ; mais ses mouvements sont déterminés et positifs dans leur espèce. L’idée de cécité ne nous vient que parce que nous avons comparé cette créature à d’autres, que notre expérience nous indique comme étant d’une constitution normale. La vision ne fait défaut que dans notre pensée. La chose prise en elle-même, telle qu’elle est, n’a de rapport ni avec la « vision » ni avec la « non-vision ».

Il est facile de trouver des défauts aussi graves dans la série des catégories d’Aristote, surtout dans celle de la « relation » (πρός τι) comme par exemple dans la notion du « double », du « demi », du « plus grand ». Personne n’affirmera sérieusement que ce sont là des propriétés des choses, si ce n’est en tant que les choses sont comparées par un sujet pensant.

Mais l’obscurité du rapport entre les mots et les choses est surtout plus grave en ce qui concerne les idées de substance et de genre.

Nous avons vu qu’au seuil de toute philosophie apparaissent les cinq mots de Porphyre : c’était un extrait de la Logique d’Aristote, qui devait mettre à la portée de l’élève les notions nécessaires en premier lieu. En tête de ces définitions, se trouvent celles d’espèce et de genre ; mais, dès le début de cette introduction, se rencontrent les expressions fatales, qui ont vraisemblablement allumé la grande querelle des universaux au moyen âge. Porphyre soulève l’importante question de savoir si les genres et espèces existent par eux-mêmes, ou s’ils n’existent que dans l’esprit ; si ce sont des substances corporelles, ou incorporelles ; s’ils sont distincts des choses sensibles ou s’ils ne peuvent exister qu’en elles et par elles. La réponse à cette question si solennellement posée est différée sous prétexte que c’est une des thèses les plus ardues. Mais nous en voyons assez pour comprendre que la place, occupée par la théorie des cinq mots au commencement de la philosophie, est en rapport avec l’importance théorique des idées d’espèce et de genre ; et, bien que l’auteur suspende son jugement, ses expressions trahissent visiblement ses sympathies pour le platonisme.

La théorie platonicienne du genre et de l’espèce (voir p. 67 et suiv.) devint prédominante dans les premiers temps du moyen âge, malgré toute l’autorité que l’on accordait à Aristote. L’école péripatéticienne s’était construit, pour ainsi dire, un portail platonicien ; et l’élève, à son entrée dans le sanctuaire de la philosophie, était salué par les formules de l’initiation platonicienne ; peut-être avait-on l’arrière-pensée de le munir d’un contre-poids qui le préservât de l’influence redoutée des catégories d’Aristote. En effet le Stagirite dit à propos de la substance (οὐσία), que tel homme déterminé, tel cheval, bref toutes les choses concrètes prises individuellement, sont des substances dans la première et véritable acception du mot. Cela concorde si peu avec le mépris des platoniciens pour le concret que nous ne devons pas nous étonner du refus de Scot Érigène d’admettre cette doctrine. Aristote n’appelle les espèces, substances, qu’en deuxième ligne ; et ce n’est que par l’intervention des espèces que le genre acquiert aussi la substantialité. Ainsi s’ouvrait, dès le début des études philosophiques, une source inépuisable de discussions scolaires ; toutefois la conception platonicienne (le réalisme, ainsi nommé parce que les universaux étaient regardés comme des choses, res), demeura prédominante et, pour ainsi dire, orthodoxe jusque vers la fin du moyen âge. C’est donc l’opposition la plus tranchée contre le matérialisme, produit par l’antiquité, qui a dominé, dès l’origine, le développement philosophique du moyen âge ; et, même dans les commencements du nominalisme, pendant plusieurs siècles, c’est à peine s’il se manifeste une tendance à prendre le concret pour point de départ qui puisse, jusqu’à un certain point, rappeler le souvenir du matérialisme. Toute cette époque est dominée par le mot, par l’objet pensé et par une ignorance absolue de la signification des phénomènes sensibles, qui passaient presque comme des visions fantastiques devant l’esprit, habitué aux miracles, des étudiants en théologie, plongés dans la méditation.

Ces idées se modifièrent de plus en plus ; car, vers le milieu du XIIe siècle, l’influence de philosophes arabes et juifs se fit sentir, et peu à peu se répandit une connaissance plus complète du système d’Aristote, grâce aux traductions d’abord de l’arabe, puis des originaux grecs conservés dans Byzance. En même temps, les principes de la métaphysique d’Aristote jetèrent des racines plus profondes et plus vigoureuses dans les esprits.

Or cette métaphysique a pour nous de l’importance à cause du rôle négatif qu’elle joue dans l’histoire du matérialisme ; elle nous fournit en outre des documents indispensables pour la critique de ce dernier système. Aujourd’hui, nous ne pourrions plus nous en servir pour juger et apprécier le matérialisme ; mais, à l’aide de ces pièces seulement, nous pouvons faire disparaître les malentendus dont on est toujours menacé quand on discute cette question. Une partie des problèmes que le matérialisme soulève sont résolus, ses droits et ses torts, mis en lumière, dès que les idées, avec lesquelles nous devons toujours opérer ici, sont clairement définies ; et il faut pour cela les puiser immédiatement à leur source et étudier attentivement la marche si lente de leurs transformations.

Aristote fut le créateur de la « métaphysique ». Elle doit uniquement le nom vide de sens qui lui a été conservé, à la place occupée par les livres qui l’exposent, dans la collection des ouvrages du Stagirite. Le but de cette science est l’étude des principes communs à tout ce qui existe ; Aristote l’appelle en conséquence la « philosophie première », c’est-à-dire la philosophie générale qui ne s’attache encore à aucune branche spéciale du savoir. Aristote avait raison de croire à la nécessité de cette science ; mais une solution, même approximative, du problème métaphysique était impossible, tant qu’on n’avait pas reconnu que la généralité existe, avant tout, dans notre esprit, principe de toute connaissance. On sent particulièrement qu’Aristote a oublié de séparer le subjectif de l’objectif, le phénomène d’avec la chose en soi ; et cet oubli fait de la métaphysique d’Aristote une source intarissable d’illusions. Or le moyen âge était particulièrement porté à adopter avidement les pires illusions de cette espèce ; et ces illusions sont d’une grande importance pour le sujet que nous traitons. Elles se trouvent dans les idées de matière et de possibilité, dans leurs relations avec la forme et la réalité.

Aristote distingue quatre principes généraux de tout ce qui existe : la forme (ou l’essence), la matière (ὕλη, materia chez les traducteurs latins), la cause motrice et le but (27). Occupons-nous ici particulièrement des deux premiers principes.

Et d’abord l’idée de matière diffère totalement de ce qu’on entend aujourd’hui par ce mot. Tandis que notre pensée, dans bien des questions, porte encore l’empreinte de l’idéologie aristotélique, un élément matérialiste a pénétré ici jusque dans l’opinion vulgaire, grâce à l’influence des sciences physiques et naturelles. Que l’on connaisse ou non l’atomisme, on se figure que la matière est une chose corporelle, partout répandue, sauf dans le vide, d’une essence homogène, bien que soumise à certaines modifications.

Chez Aristote, l’idée de matière est relative. La matière n’existe que par rapport à ce qu’elle doit devenir par l’addition de la forme. Sans la forme, la chose ne peut pas être ce qu’elle est ; par la forme seulement la chose devient, en réalité, ce qu’elle est, tandis qu’auparavant la matière ne donnait que la possibilité de cette chose. Mais la matière a déjà par elle-même une forme, secondaire il est vrai et entièrement indifférente, quant à la chose qui doit recevoir l’existence.

Le bronze d’une statue, par exemple, est la matière ; l’idée de la statue est la forme, et de la réunion des deux résulte la statue réelle. Toutefois le bronze n’est pas la matière en tant que bronze avec telle détermination (en effet comme tel il a une forme, sans aucun rapport avec la statue) ; mais, en tant que bronze en général, c’est-à-dire en tant que quelque chose qui n’existe pas réellement en soi, et peut seulement devenir quelque chose. Par conséquent la matière n’existe que dans la possibilité (δυνάμει ὄν) ; la forme n’existe que dans la réalité ou dans la réalisation (ἐνεργείᾳ ὄν ou ἐντλεχείᾳ ὄν). Passer de la possibilité à la réalité, c’est devenir ; voilà comment la matière est façonnée par la forme.

On voit qu’il n’est pas du tout question ici d’un substratum corporel de toutes choses existant par lui-même. La chose concrète, qui apparaît comme telle, par exemple un tronc d’arbre couché à terre, est tantôt une « substance », c’est-à-dire une chose réalisée, composée de forme et de matière, tantôt une simple matière. Le tronc d’arbre est une « substance », une chose complète comme tronc d’arbre ; il a reçu cette forme de la nature ; mais il est « matière » relativement à la poutre ou à la statue en laquelle il doit être changé. On n’aurait qu’à ajouter : « en tant que nous le regardons comme matière ». Alors tout serait clair ; mais la formule ne serait plus strictement aristotélique ; car en réalité Aristote transporte dans les objets ces relations des choses à notre pensée.

Outre la matière et la forme, Aristote considère aussi les causes motrices et le but comme principes de tout ce qui existe ; naturellement le but coïncide avec la forme. De même que la forme est le but de la statue ; de même, dans la nature, la forme se réalisant dans la matière apparaît à Aristote comme le but ou la cause finale, dans laquelle le devenir trouve sa conclusion naturelle.

Toute cette théorie est assurément très-logique ; mais on a oublié que les concepts rapprochés ici les uns des autres sont, en premier lieu, de telle nature qu’à moins d’engendrer des erreurs, ils ne peuvent pas être admis comme correspondant à des qualités réelles du monde objectif, tandis qu’ils peuvent fournir un système parfaitement coordonné de spéculation subjective. Il importe de bien se convaincre de cette vérité ; car, quelque simple que la chose soit en elle-même, l’écueil n’a été évité que par un très-petit nombre des penseurs les plus perspicaces, tels que Leibnitz, Kant et Herbart.

L’erreur fondamentale provient de ce qu’on transporte aux choses l’idée de la possibilité, du δυνάμει ὄν, qui, de sa nature, est une hypothèse simplement subjective.

Il est incontestable que la matière et la forme constituent deux faces sous lesquelles nous pouvons envisager les choses ; Aristote a été assez prudent pour ne pas affirmer que l’essence se compose de ces deux éléments, comme de deux parties séparables ; mais, quand on déduit le fait réel, de l’union de la matière et de la forme, de la possibilité et de la réalisation, on retombe, en l’aggravant doublement, dans la faute que l’on vient justement d’éviter.

Il faut absolument affirmer au contraire que, s’il n’y a pas de matière dénuée de forme, si l’on ne peut que concevoir une telle matière, sans même se la représenter, il n’existe pas non plus de possibilité dans les choses. Le δυνάμει ὄν, ce qui existe comme étant possible, n’est qu’une pure chimère et s’évanouit complètement, pour peu que l’on quitte le terrain de la fiction. Dans la nature extérieure, il n’existe que de la réalité et non de la possibilité.

Aristote voit, par exemple, un vainqueur réel dans le général qui a gagné une bataille. Mais ce vainqueur réel était déjà, d’après lui, vainqueur avant la bataille ; seulement il ne l’était qu’en puissance (δυνάμει, potentia), c’est-à-dire selon la possibilité. On peut accorder sans hésitation qu’avant la bataille il y avait dans sa personne, dans la solidité, dans l’ordonnance de son armée, etc., des conditions qui devaient amener la victoire ; sa victoire était « possible ». Tout cet emploi du mot possible provient de ce que les hommes ne peuvent jamais saisir qu’une partie des causes efficientes ; si nous pouvions les connaître toutes à la fois, nous trouverions que la victoire est, non possible, mais nécessaire ; car les circonstances accidentelles, qui coopèrent extérieurement, forment un faisceau de causes combinées de telle sorte qu’un résultat précis aura lieu et pas d’autre.

On pourrait objecter qu’en parlant ainsi, on est tout à fait d’accord avec Aristote ; car le général, qui sera nécessairement vainqueur, est en quelque sorte déjà vainqueur ; mais ce n’est pas encore une réalité, ce n’est qu’une possibilité « potentia ».

Il y aurait ici un exemple bien frappant de la confusion des idées et des choses. Que j’appelle le général victorieux ou non, il n’en est pas moins ce qu’il est : un être réel, se trouvant à un certain moment du temps, où se déroule tout un ensemble de qualités et d’événements intérieurs et extérieurs. Les circonstances, qui n’ont pas encore eu lieu, n’existent par conséquent pas encore pour lui ; il n’a dans sa pensée qu’un certain plan ; son bras, sa voix ont une certaine valeur ; il a certaines relations morales avec son armée ; il éprouve certains sentiments de crainte ou d’espérance ; bref, sa situation est précise en tous sens. Sa victoire résultera de cette situation personnelle comparée à celle de son adversaire ; elle dépendra du terrain, des armées, de la température ; cette situation respective, quand elle a été comprise par notre intelligence, fait naître l’idée de la possibilité ou même de la nécessité du succès ; mais le succès n’est ni diminué ni augmenté par cette idée.

Rien non plus ne s’ajoute à la pensée de cette possibilité pour en faire une réalité, si ce n’est dans notre esprit.

« Cent thalers réels, dit Kant, ne renferment absolument rien de plus que cent thalers possibles (28). »

Cette assertion pourrait sembler douteuse, pour ne pas dire absurde, à un financier. Peu d’années après la mort de Kant (juillet 1808), on donnait à peine, à Kœnigsberg, 25 thalers pour un bon du Trésor de la valeur de 100 thalers (29). 100 thalers réels valaient donc, dans la ville natale du grand philosophe, plus que 400 thalers simplement possibles, et l’on pouvait croire à la justification éclatante d’Aristote et de tous les scolastiques jusqu’à Wolff et Baumgarten. Le bon du Trésor, que l’on peut acheter pour 25 thalers réels, représente 100 thalers possibles. Mais, si nous y regardons de plus près, nous voyons que c’est l’espérance très-compromise du futur payement au comptant des 100 thalers qui est aujourd’hui vendue 25 thalers ; telle est donc la valeur réelle de l’espérance en question et par conséquent aussi la valeur réelle du bon, qui fait naître cette espérance. Du reste, après comme auparavant, les 100 thalers de la valeur nominale restent l’objet de cette espérance. Cette valeur nominale exprime le montant de ce qui est attendu comme possible, avec une probabilité de 1/4 ; la valeur réelle n’a rien à faire avec le montant de la valeur possible. De la sorte, Kant aurait complètement raison.

Mais Kant, par cet exemple, a voulu dire encore autre chose, et en cela aussi il a raison. Lorsque, en effet, après le 13 janvier 1810, notre spéculateur eut son bon de 100 thalers payé intégralement, la possibilité ne fut pas augmentée par cela qu’elle se changeait maintenant en réalité. La possibilité comme simple pensée, ne peut jamais se changer en réalité ; mais la réalité résulte d’une façon très-précise de circonstances réelles antérieures. Outre le rétablissement du crédit de l’État, accompagné d’autres circonstances, il faut encore présenter un bon réel du Trésor et non un bon de 100 thalers « possibles » ; car ceux-ci ne sont que dans le cerveau de la personne qui se représente en idée une partie des circonstances propres à amener le remboursement du papier en numéraire, et qui fait de cette idée le point de départ de ses espérances, de ses appréhensions et de ses réflexions.

On nous pardonnera peut-être la prolixité de ces explications, si elles nous permettent de conclure avec plus de brièveté que l’idée de la possibilité est la source des erreurs les plus fâcheuses et les plus nombreuses en métaphysique. Sans doute, ce n’est pas la faute d’Aristote, l’erreur principale avant de profondes racines dans notre organisation ; mais cette erreur devait être doublement pernicieuse dans un système, qui fondait la métaphysique sur des discussions dialectiques plus que ne l’avaient fait les systèmes antérieurs ; et la grande considération, acquise à Aristote précisément par sa méthode si féconde sous d’autres rapports, sembla devoir éterniser ce fâcheux état de choses.

Comme Aristote faisait découler si malheureusement le devenir et, en général, le mouvement, de la simple possibilité de la matière et de la réalisation de la forme, par une conséquence inévitable, la forme ou le but devenait, dans théorie, la véritable source du mouvement ; et, de même que l’âme fait mouvoir le corps, de même, selon lui, Dieu, forme et but du monde, est la cause première de tout mouvement. Il n’y avait pas lieu d’espérer qu’Aristote regardât la matière comme se mouvant par elle-même, attendu qu’il ne lui attribue que la propriété négative de pouvoir tout devenir.

La même erreur sur la possibilité, qui exerce une si fâcheuse influence sur l’idée de la matière, se retrouve dans les rapports de l’objet permanent avec ses états variables ou, pour employer le langage du système, dans les rapports de la substance avec l’accident. La substance est l’essence, existant par elle-même, de la chose ; l’accident, propriété fortuite, n’est dans la substance qu’ « en tant que possibilité ». Or il n’y a pas de hasard dans les choses, bien que, par ignorance des vraies causes, je doive donner à certaines choses l’épithète de fortuites.

La possibilité d’une propriété ou d’un état quelconque ne peut pas être inhérente à une chose. Cette possibilité n’est que l’objet d’une combinaison d’idées (combinirenden Vorstellung). Aucune propriété ne peut se trouver dans les choses comme simplement possible, la possibilité n’étant pas une forme d’existence, mais une forme de pensée. Le grain de blé n’est pas une tige possible, ce n’est qu’un grain de blé. Quand un drap est mouillé, cette humidité, au moment où le drap se trouve dans cet état, existe nécessairement en vertu de lois générales, tout aussi bien que les autres propriétés du drap ; et si, avant de le mouiller, on regarde cette humidité comme pouvant lui être communiquée, le drap, que l’on veut plonger dans l’eau, n’a pourtant absolument pas de propriétés différentes de celles d’un autre drap, sur lequel on ne veut pas faire cette expérience.

La séparation idéale de la substance et de l’accident est assurément un moyen commode et peut-être indispensable de s’orienter ; mais on doit reconnaître que la différence de la substance et de l’accident disparaît devant un examen approfondi. Il est vrai que chaque chose a certaines propriétés unies entre elles d’une manière plus durable que d’autres ; mais aucune propriété n’est absolument durable, et en réalité toutes subissent des modifications continuelles. Si l’on voit dans la substance un être isolé, non un genre ou un substratum matériel général, on est forcé, pour en déterminer complètement la forme, de limiter l’examen qu’on en fait à un certain laps de temps et de considérer, pendant ce laps de temps, toutes les propriétés dans leur manifestation comme la forme substantielle, et celle-ci comme l’unique essence de la chose.

Mais, si avec Aristote on parle de ce qui est intelligible (τὸ τί ἦν εἶναι) dans les choses comme de leur véritable substance, on se trouve transporté sur le terrain de l’abstraction, car on fait une abstraction logique aussi bien quand, de l’étude d’une douzaine de chats, on déduit l’idée d’espèce, que lorsque l’on considère comme un seul et même être son propre chat, en le suivant dans toutes les phases de son existence, de son activité et de son repos. C’est sur le seul terrain de l’abstraction que l’opposition de la substance et de l’accident a de la valeur. Pour nous orienter et pour traiter pratiquement les choses, nous ne pourrons sans doute jamais nous passer complètement des oppositions du possible et du réel, de la forme et de la matière, de la substance et de l’accident, qui sont exposées chez Aristote avec une précision magistrale. Mais il n’est pas moins certain qu’on s’égare toujours dans l’analyse positive de ces concepts, aussitôt que l’on oublie leur nature subjective et leur valeur relative, et que, par conséquent, elles ne peuvent contribuer à augmenter notre intuition de l’essence objective des choses.

Le point de vue adopté ordinairement par la pensée empirique et auquel s’en tient le plus souvent le matérialisme moderne, n’est nullement exempt de ces défauts du système d’Aristote ; la fausse opposition, dont nous parlons, est chez lui plus tranchée et plus enracinée, mais elle l’est en sens inverse. On attribue la véritable existence à la matière, qui pourtant ne représente qu’une idée obtenue par l’abstraction ; on est porté à prendre la matière des choses pour leur substance et la forme pour un simple accident. Le bloc, qui doit se convertir en statue, est regardé par tous comme réel ; la forme qu’il doit recevoir comme simplement possible. Et pourtant il est facile de voir que cela n’est vrai qu’en tant que le bloc a déjà une forme, que je n’examine pas davantage, à savoir celle qu’il possède en sortant de la carrière. Le bloc comme matière de la statue est seulement une conception, tandis que l’idée de la statue, en tant qu’elle est dans l’imagination du sculpteur, a du moins comme représentation une sorte de réalité. Sur ce point donc, Aristote avait raison contre l’empirisme ordinaire. Il n’a d’autre tort que celui de transporter l’idée réelle d’un être pensant dans un objet étranger, soumis à l’étude de cet être, et d’en faire une propriété de cet objet, laquelle n’existerait qu’ « à titre de possibilité. »

Les définitions aristotéliques de la substance, de la forme, de la matière, etc., furent en vogue, en tant qu’on put les comprendre, pendant toute la durée de la scolastique, c’est-à-dire dans notre patrie allemande jusqu’à Descartes et même après lui.

Aristote traitait déjà la matière avec quelque dédain et lui refusait tout mouvement propre ; ce dédain devait encore augmenter par l’influence du christianisme, que nous avons étudiée dans le chapitre précédent. On ne songeait pas que tout ce par quoi la matière peut être quelque chose de déterminé, par exemple de mauvais, de vicieux, doit constituer des formes, d’après le système d’Aristote. On ne modifia pas, il est vrai, le système au point de désigner la matière directement comme mauvaise, comme le mal ; mais on se complut à dépeindre sa passivité absolue ; on la représenta comme une imperfection, sans penser que la perfection de chaque être consiste dans l’appropriation à sa fin ; que, par conséquent, si l’on est assez puéril pour vouloir soumettre à la critique les derniers principes de toute existence, on devrait plutôt louer la matière de ce qu’elle conserve une si belle tranquillité. Plus tard, quand Wolff en vint à attribuer à la matière la force d’inertie (vis inertiæ) et que les physiciens lui assignèrent empiriquement les propriétés de la pesanteur et de l’impénétrabilité, tandis que celles-ci par elles-mêmes devaient être des formes, l’affreux portrait fut bientôt achevé :

« La matière est une substance obscure, inerte, immobile et absolument passive. »

« Et cette substance penserait ? » dit un parti, tandis que d’autres se demandent s’il y a des substances immatérielles, parce que, dans le langage vulgaire et quotidien, l’idée de substance s’est identifiée avec celle de matière.

Ces transformations d’idées ont été sans doute amenées, en partie, par le matérialisme moderne ; mais l’action prolongée des idées d’Aristote et l’autorité de la religion eurent assez de force pour diriger vers une autre voie les effets de cette influence. Les deux hommes, qui contribuèrent le plus à modifier l’idée de matière, furent assurément Descartes et Newton. Tous deux, en réalité, adoptent l’atomistique renouvelée par Gassendi (bien que Descartes s’en cache le plus possible en niant le vide) ; mais tous deux diffèrent de Démocrite et d’Épicure, en séparant le mouvement de la matière ; ils font naître le mouvement de la volonté de Dieu, qui crée d’abord la matière, puis lui imprime le mouvement par un acte qu’en esprit du moins, on peut séparer.

Au reste les théories d’Aristote se maintinrent le plus longtemps et comparativement avec le plus de pureté sur le terrain spécial, où les questions du matérialisme sont particulièrement décisives, sur le terrain de la psychologie. Le fond de cette psychologie est le sophisme de la possibilité et de la réalité. En effet Aristote définit l’âme la réalisation d’un corps organique, qui à la vie « en puissance » (30). Cette explication n’est ni aussi énigmatique ni aussi riche de sens que bien des philosophes ont voulu le dire. « Réalisation » au ou « achèvement » est rendu par entéléchie (ἐντελέχεια) et il serait difficile d’énumérer tous les sens que l’on a attribués à ce mot. Chez Aristote, il signifie l’opposition connue à δύναμις ; tout autre sens est erroné (31). Le corps organique n’a de vie qu’en puissance. Or la réalisation de cette puissance provient d’une cause extérieure. Voilà tout. La fausseté intérieure de toute cette conception est encore plus évidente que celle du rapport de la forme à la matière, bien que l’opposition des idées dans les deux rapports soit parfaitement identique. On ne peut se figurer le corps organique comme simple possibilité d’un homme sans la forme humaine ; et une telle forme présuppose l’acte de la « réalisation » d’un homme dans la matière plastique, par conséquent l’âme. C’est là, dans la théorie orthodoxe d’Aristote, un écueil qui a sans doute contribué au développement du stratonisme. Pour l’éviter, Aristote a recours à l’acte de la génération, comme si, du moins ici, une matière informe recevait sa réalisation en tant qu’être humain de l’énergie psychique du générateur ; mais cet expédient ne fait que reporter la séparation de la forme et de la matière, de la réalisation et de la possibilité, exigée par son système, dans le clair-obscur d’un processus moins connu : bref, Aristote pêche dans l’eau trouble (32). Le moyen âge sut parfaitement utiliser cette théorie et la faire concorder avec la dogmatique.

La profonde doctrine du philosophe de Stagire a une bien plus grande valeur : l’homme, l’être le plus élevé de la création, porte en lui la nature de toutes les espèces inférieures. La plante doit se nourrir et croître ; l’âme de la plante n’est donc que végétative. L’animal a de plus le sentiment, le mouvement et le désir ; ici, la vie végétative entre au service de la vie sensitive, qui lui est supérieure. Chez l’homme enfin, s’ajoute le principe le plus élevé, celui de l’intelligence (νοῦς), qui domine les autres principes. Par un arrangement mécanique, dans le goût de la scolastique, on fit de ces éléments de l’être humain trois âmes presque entièrement distinctes, l’âme végétative (anima vegetativa), l’âme sensitive (anima sensitiva) et l’âme raisonnable (anima rationalis). L’homme a la première en commun avec l’animal et la plante, et la seconde en commun avec l’animal ; la troisième seule est immortelle et d’origine divine ; seule elle embrasse toutes les facultés intellectuelles, refusées aux animaux (33). De cette distinction naquit chez les dogmatistes chrétiens la différence, admise avec tant de prédilection, entre l’âme et l’esprit, les deux forces supérieures, tandis que l’âme végétative devint plus tard le fondement de la théorie de la force vitale.

Sans aucun doute, Aristote ne séparait que par la pensée ces trois âmes chez l’homme. De même que dans le corps humain la nature animale n’est pas juxtaposée à la nature spéciale de l’homme, mais fondue en elle, de même que le corps humain est dans sa totalité un corps animal de la plus noble espère et pourtant complètement et réellement humain dans sa forme particulière, de même aussi on doit se figurer, d’après ce philosophe, les relations des trois âmes. La forme humaine contient l’essence intellectuelle en soi intimement unie au principe de la sensibilité et de la volonté. De même ce dernier, chez l’animal, se confond déjà entièrement avec le principe de la vie. L’unité n’est supprimée que par la théorie de la raison « séparable », théorie sur laquelle se fonde d’une part le monopsychisme des averroïstes, de l’autre la théorie scolastique de l’immortalité ; mais cette suppression n’a pas lieu sans une évidente violation des principes essentiels du système. Cette unité, d’après laquelle la forme de l’homme, réunissant en elle toutes les formes inférieures, constitue l’âme, fut rompue par les scolastiques. En cela, ils pouvaient, même abstraction faite de la doctrine de la « raison séparable », s’appuyer sur mainte assertion du grand philosophe, dont le système joint partout une extrême indécision dans les détails à la logique la plus serrée dans le développement de certaines idées fondamentales. La théorie de l’immortalité et la théologie ne sont donc unies à l’ensemble du système que par de faibles attaches et le contredisent en quelques points (34).

La philosophie d’Aristote nous permet aussi d’entendre maintes hypothèses de l’ancienne métaphysique, que les matérialistes se plaisent à rejeter comme absurdes. Ainsi, l’on prétendait que l’âme est répandue dans tout le corps, et qu’elle est tout entière dans chaque partie du corps. Saint Thomas d’Aquin enseignait formellement que l’âme est présente dans chaque partie du corps, en puissance comme en acte, avec son unité et son individualité. Cette opinion paraissait à plus d’un matérialiste le comble de l’absurdité. Mais, dans le système d’Aristote, cette opinion vaut tout autant que l’assertion suivante : la loi génératrice du cercle, exprimée par la formule une et indivisible   se vérifie en un point quelconque d’un cercle donné de rayon   dont le centre tombe à l’origine des coordonnées.

Si l’on compare le principe de la forme du corps humain à l’équation du cercle, on saisira peut-être l’idée principale du Stagirite avec plus de pureté et de netteté qu’il ne pouvait la rendre lui-même. Entièrement distincte est la question du siège des fonctions conscientes de la sensibilité et de la volonté. Aristote le place dans le cœur ; les scolastiques, instruits par Galien, dans le cerveau. Mais Aristote laisse logiquement à ces fonctions leur nature physique et, sur ce point important, il est parfaitement d’accord avec les matérialistes (voir la note 31). Ici, sans doute, les scolastiques ne purent pas le suivre et l’on ne saurait nier que plus tard la métaphysique introduisit souvent dans ces formules simples et intelligibles en elles-mêmes une confusion mystique, plus rapprochée de l’absurdité complète que d’une conception lucide.

Mais, pour remonter jusqu’au principe de l’opposition, qui existe ici entre le matérialisme et la métaphysique, il faut absolument revenir à cette confusion de l’être et de la pensée qui a eu de si graves conséquences sur la théorie de la « possibilité. » Nous persistons à croire que, dans l’origine, cette confusion n’eut que le caractère de l’erreur ordinaire. Il était réservé à des philosophes modernes de faire une vertu de l’impossibilité de se débarrasser de chaînes, qui pesaient sur l’esprit, depuis des milliers d’années, et d’ériger en principe l’identité non démontrée de l’être et de la pensée.

Si, pour une construction mathématique, je trace un cercle avec de la craie, j’ai d’abord comme but, dans l’esprit, la terme que doit produire sur le tableau l’arrangement des molécules qui se détachent de la craie. Le but devient la cause motrice ; la forme devient la réalisation du principe dans les parties matérielles. Mais où est maintenant le principe ? Dans la craie ? Évidemment pas dans les molécules prises isolément ; non plus dans leur ensemble ; mais bien dans leur « arrangement » c’est-à-dire dans une abstraction. Le principe est et reste dans la pensée humaine. Qui nous donnera finalement le droit de transporter un principe préexistant de ce genre dans les choses que ne produit pas l’intelligence humaine, connue, par exemple, la forme du corps humain ? Cette forme est-elle quelque chose ? Certainement dans notre conception. Elle est le mode d’apparition de la matière, c’est-à-dire la manière dont elle nous apparaît. Mais ce mode d’apparition de la chose peut-il exister avant la chose elle-même ? Peut-il en être séparé ?

Comme on le voit, l’opposition entre la forme et la matière, dès qu’on approfondit ce point, nous ramène à la question de l’existence des universaux ; car la forme ne pouvait guère être considérée que comme la généralité, existant par elle-même en dehors de l’intelligence humaine. Ainsi, toutes les fois que l’on va au fond des choses, la conception aristotélique du monde ramène au platonisme ; et, toutes les fois que nous rencontrons une opposition entre l’empirisme d’Aristote et l’idéalisme de Platon, nous avons devant nous un point où Aristote est en désaccord avec lui-même. Par exemple, dans la théorie de la substance, Aristote commence d’une façon très-empirique par la substantialité des choses concrètes individuelles. Mais bientôt cette idée se volatilise et se transforme en cette autre que l’intelligible est dans les choses ou que la forme est une substance. Or l’intelligible est le général ; et cependant il doit déterminer la matière, tout à fait indéterminée en soi, par son union avec elle. Cela a un sens chez Platon, qui considère les objets individuels comme de vaines apparences ; mais, chez Aristote, la contradiction est complète et constitue une énigme, aussi bien pour les savants que pour les ignorants.

Si l’on applique ces considérations à la querelle des nominalistes et des réalistes (voir plus haut, p. 77 et suiv.), on comprendra que la naissance de l’individu devait singulièrement embarrasser les réalistes. La forme, prise comme généralité, ne peut pas faire de la matière une individualité ; où donc prendrons-nous, pour parler comme les scolastiques, un principium individuationis ? À cet égard, Aristote n’a pas donné de réponse satisfaisante. Avicenne prit un détour ; il transporte à la matière le principe d’individuation, c’est-à-dire ce qui fait que l’idée générale de chien donne naissance à celle de tel chien déterminé ; mais ce détour ou bien supprime l’idée de la matière, telle que l’avaient conçue Aristote et surtout Platon, ou bien volatilise l’individu à la manière de Platon. Ici saint Thomas d’Aquin lui-même tomba dans le piège, malgré la prudence habituelle avec laquelle il utilisait les commentateurs arabes tout en évitant leurs erreurs. Il transporta à la matière le principe de l’individuation et — devint hérétique ; car, ainsi que le démontra l’évêque Étienne Tempier, cette théorie blessait la doctrine relative aux individus immatériels, tels que les anges et les âmes des défunts (35). Duns Scot se tira d’embarras en inventant la célèbre hœcceitus que souvent, sans avoir égard à la connexion des idées, on cite comme le point culminant des absurdités scolastiques. Il paraît en réalité absurde de convertir l’individualité en un effet d’une généralité ad hoc ; et cependant, de toutes les solutions tentées pour en finir avec cette difficulté, c’est encore celle qui concorde le mieux ou qui est le moins en opposition avec l’ensemble de la doctrine aristotélique.

Pour les nominalistes, la difficulté était presque nulle. Occam déclare tranquillement que le principe de l’individuation se trouve dans les individus eux-mêmes et en cela il est parfaitement d’accord avec l’Aristote qui convertit les individus en substances, mais pas avec l’Aristote platonisant, qui a imaginé les « deuxièmes substances » (idées de genre et d’espèce) et les formes substantielles. Prendre au mot le premier Aristote, c’est repousser le second. Or ce dernier est celui qui domine, non-seulement dans la scolastique, chez les Arabes et les anciens commentateurs, mais encore dans le véritable et authentique aristotélisme. Aussi peut-on regarder le nominalisme et surtout celui de la seconde période de la scolastique comme le commencement de la fin de la scolastique. Or, pour l’histoire du matérialisme, le nominalisme a de l’importance non-seulement parce qu’il fait généralement opposition au platonisme et qu’il admet le concret, mais encore parce qu’il nous permet de constater historiquement et d’une manière très-précise que le nominalisme a été réellement le précurseur du matérialisme, et qu’il fut cultivé avec prédilection surtout en Angleterre, où plus tard le matérialisme prit les plus grands développements.

Si déjà le premier nominalisme s’attache au texte des catégories aristotéliques en face des commentateurs néoplatoniciens (36), il est incontestable que la publication de l’ensemble des écrits d’Aristote influa considérablement sur la naissance et les progrès du deuxième nominalisme. Une fois délivrés de la tutelle de la tradition néoplatonicienne, les scolastiques, aventurant dans les profondeurs de l’aristotélisme, durent bientôt trouver tant de difficultés dans la théorie des généralités ou, pour parler plus nettement, dans la théorie du mot, de l’idée et de la chose, que l’on vit surgir de nombreuses solutions du grand problème. Comme Prantl nous l’a montré, dans son Histoire de la logique en Occident, nous voyons, en effet, pour ce qui concerne l’histoire spéciale, apparaître si la place des trois conceptions générales (universalia ante rem, post rem aut in re) des combinaisons et des tentatives de conciliation très-variées ; et l’opinion, que les universalia naissent, à proprement parler, dans l’esprit humain, se trouve isolément même chez des écrivains, partisans déclarés du réalisme (37).

Outre la publication des œuvres complètes d’Aristote, l’averroïsme peut aussi avoir exercé quelque influence sur le développement du matérialisme, bien que, comme précurseur de ce dernier, il n’appelle tout d’abord l’attention qu’au point de vue de la libre pensée. En effet, la philosophie arabe, malgré son penchant pour le naturalisme, est éminemment réaliste dans le sens des sectes du moyen âge, c’est-à-dire platonisante ; et son naturalisme lui-même prend volontiers une teinte mystique. Cependant les commentateurs arabes, en agitant vigoureusement les questions précitées et surtout en poussant aux réflexions individuelles plus approfondies, peuvent avoir indirectement favorisé le nominalisme. Mais l’influence principale partit d’un côté d’où on ne l’attendait guère : de la logique byzantine si décriée pour ses subtilités et ses abstractions (38).

On doit être surpris de voir que, précisément la scolastique extrême, la logique ultra-formaliste des écoles et de la dialectique sophistiqué, soit associée au réveil de l’empirisme, qui finit par balayer toute la scolastique ; et cependant nous pouvons suivre jusqu’à notre époque les traces de cette connexion. L’empiriste le plus ardent, parmi les principaux logiciens de notre époque, John Stuart Mill, débute dans son système de logique par deux assertions île Condorcet et de W. Hamilton, qui louent hautement la finesse et la précision des scolastiques, dans l’expression grammaticale des pensées. Mill lui-même admet dans sa Logique différentes distinctions philologiques, qui proviennent des derniers siècles du moyen âge, où l’on a coutume de ne voir qu’un long enchaînement d’absurdités.

Mais l’énigme se résout sans peine, si l’on se souvient que, depuis Hobbes et Locke, un des principaux mérites des philosophes anglais a été de nous délivrer de la tyrannie des mots vides de sens, dans le domaine de la spéculation, et de fixer la pensée plutôt sur les choses que sur les termes transmis par la tradition. Pour atteindre ce but, il fallait reprendre la science étymologique à ses origines et procéder en analysant avec soin les mots dans leurs rapports avec les choses. Or la logique byzantine, développée chez les Occidentaux et surtout dans l’école d’Occam, prépara ce travail par des études préliminaires qui, même de nos jours, offrent encore un véritable intérêt.

Il n’est pas rare d’ailleurs de voir l’empirisme et le formalisme logique se donner la main. Plus nous tenterons ai laisser les choses agir sur nous de la manière la plus simple et à faire de l’expérience et de l’étude de la nature les fondements de notre savoir, plus aussi nous sentirons le besoin de rattacher nos conclusions à des signes précis, au lieu de permettre aux formes naturelles du langage de mêler à nos assertions les préjugés des siècles passés et les notions puériles de l’esprit humain aux premières périodes de son développement.

Il est vrai que la logique byzantine, à l’origine de son développement, n’a pas eu conscience de son émancipation des formes grammaticales : elle essayait seulement de poursuivre, dans ses conséquences, l’identité imaginaire du langage et de la pensée. Celui qui aujourd’hui encore serait disposé à identifier la grammaire et la logique avec Trendelenburg, K.-F. Becker et Ueberweg, pourrait d’ailleurs étudier avec profit les logiciens de cette époque-là ; car ils entreprirent sérieusement d’analyser toute la grammaire d’une façon rationnelle. Le résultat de leurs efforts fut de créer une langue nouvelle, dont la barbarie fit jeter les hauts cris aux humanistes.

Chez Aristote, l’identification de la grammaire et de la logique est encore naïve parce que, comme Trendelenburg l’a fait remarquer avec beaucoup de justesse, ces deux sciences sortent chez lui d’une même tige. Aristote présente déjà des vues lumineuses sur la différence du mot et de l’idée, mais ces lueurs ne suffisent pas pour dissiper l’obscurité générale. Dans sa Logique, il n’est question que de sujet et d’attribut, ou, pour préciser, de substantif et de verbe, ou, au lieu de ce dernier, d’adjectif et de conjonction. Outre la négation, il y est traité des mots qui déterminent jusqu’à quel point l’attribut se rapporte au sujet, comme « tous », « quelques-uns » et de certaine verbes auxiliaires, qui expriment la modalité des jugements. Quand, au XIIIe siècle, la logique byzantine se répandit en Occident, elle y apporta les adverbes ; elle agrandit le rôle des verbes auxiliaires employés en logique ; elle émit des réflexions sur l’importance des cas dans les substantifs ; elle s’efforça aussi avant tout de faire disparaître les ambiguïtés qu’amène le nom dans ses rapports avec l’extension de l’idée qu’il représente. Ces ambiguïtés sont encore plus fréquentes en latin, où il n’y a pas d’article, que dans l’allemand, comme le prouve le cas célèbre de l’étudiant ivre, qui jurait n’avoir pas bu vinum, parce qu’il faisait une restriction mentale, et voulait affirmer qu’il n’avait pas bu le vin du monde entier ni spécialement celui de l’Inde ou celui qu’on avait versé dans le verre de son voisin. Ces sophismes appartenaient aux exercices logiques de la scolastique expirante, dont les excès en cela, comme les subtilités à propos des formes de distinction employées dans les écoles, furent blâmés avec raison, et valurent aux humanistes de nombreuses victoires sur les scolastiques. Quoi qu’il en soit, le but de ces logiciens était très-sérieux ; et, tôt ou tard, il faudra reprendre tout ce problème, dans d’autres conditions et avec un but dillîirent.

Le résultat de cette grande tentative fut négatif et ne servit qu’à montrer qu’il n’y avait pas moyen d’arriver par cette voie à une logique parfaite ; d’ailleurs une réaction naturelle contre l’excès de ces subtilités fit, bientôt après, abandonner tous les résultats, les bons comme les mauvais. On conserva pourtant, comme dit Condorcet, non-seulement l’habitude, inconnue à l’antiquité, d’employer des termes précis, mais encore une théorie du langage parfaitement conforme aux doctrines de l’empirisme.

Socrate avait cru que, dans l’origine, tous les mots devaient exprimer aussi parfaitement que possible la véritable essence des choses désignées ; Aristote, dans un moment d’empirisme, avait déclaré le langage chose conventionnelle ; l’école d’Occam, peut-être assez inconsciente de ce qu’elle faisait, contribua à fonder sur la convention le langage scientifique, c’est-à-dire qu’en lisant à son gré les idées, elle délivra le langage du type des expressions devenues historiques et qu’elle élimina de la sorte d’innombrables ambiguïtés et des idées secondaires qui ne pouvaient que troubler l’esprit. Ces travaux étaient les préliminaires indispensables si l’avènement d’une science qui, au lieu de tout puiser dans le sujet, laissait parler les choses, dont ; la langue est souvent bien différente de celle de nos grammaires et de nos dictionnaires. En cela déjà, Occam fut le digne précurseur des Bacon, Hobbes et Locke. Il l’était déjà d’ailleurs par l’activité et l’originalité plus grandes de sa pensée, lesquelles déterminèrent sa tendance et le firent renoncer à parler simplement d’après les autres ; il l’était surtout par la concordance naturelle de sa dialectique avec les principes fondamentaux du vieux nominalisme, qui ne voit dans les universaux que des expressions résumant les choses concrètes, individuelles, sensibles, seules substantielles et seules existant en dehors de la pensée humaine. Au reste, le nominalisme était plus qu’une opinion scolastique parmi tant d’autres. Il était au fond le principe du scepticisme en face de la manie autoritaire du moyen âge ; entre les mains des franciscains, il servit leur esprit d’opposition, dirigea les coups de sa pénétrante analyse contre l’édifice même de la hiérarchie ecclésiastique, et renversa la hiérarchie du monde philosophique. Nous ne devons donc pas nous étonner si Occam réclama la liberté de la pensée, si, en religion, il s’en tint au côté pratique, et si, comme fit plus-tard son compatriote Hobbes, il jeta à la mer la théologie tout entière, en déclarant qu’il était absolument impossible de démontrer les dogmes de la foi (39). Son assertion : la science n’a, en dernière analyse, d’autre objet que les choses sensibles, est encore aujourd’hui le fondement de la logique de Stuart Mill. Occam exprime l’opposition faite par le sens commun au platonisme, avec une énergie qui lui assure une renommée durable (40).


CHAPITRE III

Retour des opinions matérialistes avec la renaissance des sciences.


La scholastique forme le trait d’union des civilisations européennes. — Le mouvement de la renaissance des sciences se termine par la réforme de la philosophie. — La théorie de la vérité double. — L’averroïsme à Padoue. — Pierre Pomponace. — Nicolas d’Autrecour. — Laurent Valla. — Melanchthon et divers psychologues de l’époque de la Réforme. — Copernic. — Giordano Bruno. — Bacon de Verulam. — Descartes. — Influence de la psychologie des bêtes. — Système de Descartes et ses opinions véritables.


Au lieu de connaissances positives, le règne de la scholastique dans le domaine des sciences ne produisit qu’un système immobile de concepts et d’expressions, que consacrait l’autorité des siècles. Le progrès dut même commencer par la destruction de ce système, dans lequel s’étaient incarnés tous les préjugés, toutes les erreurs fondamentales de la philosophie traditionnelle. Cependant, les liens dont la scholastique avait entouré la pensée ne laissèrent pas de favoriser, eu égard à l’époque, le développement de l’esprit humain. Abstraction faite des exercices artificiels de la pensée, qui, même sous la forme la plus dégénérée, que la philosophie d’Aristote pût prendre, continuèrent d’avoir une action très-efficace sur les esprits, telle communauté intellectuelle, que le vieux système avait établie, devint bientôt un agent très-utile pour la propagation de pensées nouvelles. L’époque de la renaissance des sciences trouva les savants de l’Europe dans d’étroites relations qu’on n’a pas revues depuis ce temps-là. Le bruit d’une découverte, d’un livre important, d’une polémique littéraire se répandait, dans tous les pays civilisés, sinon avec plus de rapidité, du moins avec une influence plus générale et plus profonde qu’aujourd’hui.

Si l’on étudie, dans son ensemble, le mouvement de régénération, dont on ne peut guère déterminer le commencement ni la fin, depuis le milieu du XVe siècle jusqu’au milieu du XVIIe siècle, on pourra reconnaître dans ces deux siècles quatre périodes, dont les limites sont quelque peu confuses, mais qui diffèrent les unes des autres par leurs traits principaux. Durant la première, la philologie préoccupe l’Europe savante. C’est l’époque de Laurent Valla, d’Ange Politien et du grand Érasme, qui marque la transition à la théologie. La domination de la théologie, que déterminent suffisamment les agitations de la Réforme, étouffa, pendant quelque temps, particulièrement en Allemagne, tout autre intérêt scientifique. Les sciences physiques qui, dès l’époque de la Renaissance, avaient grandi dans les laboratoires silencieux des savants, parurent au premier plan, à la brillante époque de Kepler et de Galilée. En quatrième et dernier lieu se produisit la philosophie, quoique la période culminante de l’activité créatrice d’un Bacon et d’un Descartes suive de très-près les grandes découvertes de Kepler. L’influence de toutes ces périodes de créations scientifiques agissait encore sur l’esprit des contemporains lorsque, vers le milieu du XVIIe siècle, Gassendi et Hobbes développèrent de nouveau systématiquement la philosophie matérialiste de la nature.

Si, dans ce résumé, nous plaçons à la fin la régénération de la philosophie, on ne pourra guère nous en faire un reproche, pourvu que l’on ne prenne pas au pied de la lettre les mots : renaissance, résurrection de l’antiquité, et que l’on saisisse le vrai caractère de ce mouvement grandiose et homogène. Cette époque se rattache avec enthousiasme aux efforts et aux découvertes de l’antiquité, mais, en même temps, elle manifeste de toutes parts les germes d’une culture nouvelle, ardente et originale. On pourrait essayer de séparer de la Renaissance proprement dite les œuvres originales, les tendances et les aspirations nouvelles, où la pensée moderne se montra indépendante de l’antiquité pour commencer avec Kepler et Galilée, Bacon et Descartes une ère complètement nouvelle ; mais, comme d’ailleurs dans toutes les tentatives faites pour délimiter des périodes historiques, on rencontre partout des fils et des directions qui se confondent. Ainsi, nous le verrons bientôt, Gassendi et Boyle, au XVIIe siècle, se rattachent encore à l’atomisme des anciens, tandis que Léonard de Vinci et Louis Vivès, hommes incontestablement dignes d’appartenir à cette époque si florissante, rompent avec les traditions de l’antiquité et cherchent à créer une science expérimentale, indépendante d’Aristote et de l’antiquité tout entière.

Il est également difficile de préciser, en remontant en arrière, l’époque où l’antiquité recommença à fleurir. Nous avons indiqué plus haut le milieu du XVe siècle, parce que vers cette époque, la philologie italienne se développa complètement et parce que l’humanisme commença sa lutte contre la scolastique ; mais ce mouvement avait eu son prélude déjà un siècle auparavant, au temps de Pétrarque et de Boccace et, en étudiant l’esprit nouveau qui se manifesta alors en Italie, on remonterait sans peine jusqu’à l’empereur Frédéric II, dont nous avons reconnu l’importance dans le premier chapitre de cette 2e partie. Mais, dans cet ordre d’idées, la transformation de la scolastique par la propagation des œuvres-complètes d’Aristote et des écrits des Arabes (41) paraît avoir été une des premières et des principales causes de la grande œuvre de la régénération. La philosophie, qui clôt ce grand mouvement et le marque de son cachet, se montre aussi dès le début.

Nous avons constaté, dans les deux chapitres précédents, que les derniers siècles du moyen âge virent paraître, sous l’influence de la philosophie arabe et de la logique byzantine, tantôt une liberté effrénée de la pensée, tantôt des aspirations impuissantes vers cette même liberté de la pensés. Nous retrouvons une forme particulière de cette lutte infructueuses dans la théorie de la vérité double, de la vérité philosophique et de la vérité théologique, qui peuvent exister l’une à côté de l’autre, tout en différant complètement dans leur essence. On voit que cette théorie fut le modèle de ce qu’on appelle aujourd’hui fort improprement, mais très-obstinément la « tenue des livres en partie double » (42).

Cette doctrine était enseignée surtout au XIIIe siècle, dans l’université de Paris où, avant 1250, parut l’assertion étrange alors « que, de toute éternité, il y a eu beaucoup de vérités qui n’étaient pas Dieu lui-même ». Un professeur de Paris, Jean de Brescain, se justifia de ses erreurs, l’an 1247, en disant que ces doctrines, déclarées hérétiques par l’évêque, il les avait enseignées « philosophiquement » et non « théologiquement ». Bien que l’évêque repoussât avec fermeté de pareils subterfuges, l’affirmation audacieuse de semblables théories, « purement philosophiques », paraît avoir grandi sans cesse ; car, dans les années 1270 et 1276, on condamna de nouveau toute une série de propositions de ce genre, qui étaient évidemment d’origine averroïstique. La résurrection, la création du monde dans un temps donné, la transformation de l’âme individuelle étaient niées au nom de la philosophie, tandis que ces théories étaient reconnues vraies « suivant la foi catholique ». Mais avec quelle sincérité était faite cette reconnaissance si prompte de la vérité théologique ? Nous le saurons en voyant, dans les thèses condamnées, les propositions suivantes : « On ne peut rien savoir de plus parce que la théologie sait tout ce qu’il est possible de savoir. » « La religion chrétienne empêche d’en apprendre davantage. » « Les véritables sages de ce monde sont les seuls philosophes. » « Les discours des théologiens reposent sur des fables (43). »

Il est vrai que nous ne connaissons pas les auteurs de ces thèses ; elles n’ont, pour la plupart, peut-être jamais été soutenues ou du moins elles ne l’ont pas été dans des assemblées publiques, mais seulement dans des conférences ou discussions scolaires ; toutefois, l’énergie avec laquelle les évêques guerroyaient contre le mal, prouve suffisamment que la tendance intellectuelle, qui produisait de pareilles assertions, était assez générale et qu’elle se manifestait avec une grande hardiesse. La déclaration, si modeste en apparence, que ces assertions n’ont qu’« une valeur philosophique » en regard d’affirmations comme celles qui plaçaient la philosophie bien au-dessus de la théologie et voyaient dans cette dernière un obstacle au progrès scientifique, cette déclaration n’était qu’un bouclier contre la persécution, qu’un moyen de battre en retraite devant la possibilité d’un procès. Il existait aussi alors un parti qui soutenait ces thèses non pas accidentellement, à propos de l’interprétation d’Aristote, mais systématiquement pour faire opposition aux dominicains orthodoxes. Le même fait se produisit aussi en Angleterre et en Italie, où l’on vit émettre au XIIIe siècle, comme à Paris, des assertions analogues, condamnées par les évêques (44).

En Italie, à l’université de Padoue, l’averroïsme jetait alors dans l’ombre de fortes et profondes racines. Cette école était à la tête du mouvement intellectuel dans tout le nord-ouest de l’Italie et se trouvait elle-même sous l’influence des hommes d’État et des négociants de Venise (45), qui avaient l’expérience des affaires politiques et penchaient vers un matérialisme pratique. L’averroïsme s’y maintint jusqu’au XVIIe siècle, tout en conservant pieusement le culte d’Aristote et en gardant complètement la barbarie de la scholastique ; on l’y combattait moins que dans les autres universités ; aussi passait-il plus inaperçu. Comme un «  château fort de la barbarie », Padoue défiait les humanistes qui, particulièrement en Italie, penchaient vers Platon, dont ils admiraient le brillant style et le talent d’exposition ; cependant à quelques rares exceptions près, ils se gardaient de s’enfoncer dans les profondeurs mystiques du platonisme.

Les scholastiques de Padoue éclairés, mais enchaînés à leurs traditions, bravèrent, aussi longtemps qu’il leur fut possible, les savants qui étudiaient la nature, de même qu’ils avaient brave les humanistes. Cremonini, dernier représentant de cette école, professa à l’université de Padoue en même temps que Galilée. Celui-ci ne touchait qu’une modique somme pour enseigner les éléments d’Euclide, tandis que Cremonini recevait 2000 florins pour ses leçons sur l’histoire naturelle d’Aristote. On raconte que, lorsque Galilée eut découvert les satellites de Jupiter, Cremonini ne voulut plus regarder dans aucun télescope, parce que cette découverte tournait contre Aristote. Cremonini était cependant un libre penseur, dont l’opinion sur l’âme, bien que différent de celle d’Averroès, n’était nullement orthodoxe et il défendit son droit d’enseigner le système d’Aristote, avec une fermeté dont on doit lui tenir compte (46).

Un homme, dans cette série de libres penseurs scholastiques, mérite une place spéciale : Pierre Pomponace, auteur d’un opuscule sur l’Immortalité de l’âme publié en 1516. — Cette question était alors si populaire en Italie que les étudiants sommaient tout professeur débutant dont ils voulaient connaître les tendances, de commencer par leur dire ce qu’il pensait de l’âme (47) ; et l’opinion orthodoxe ne paraît pas avoir été le plus en faveur parmi eux, car Pomponace était leur maître chéri, lui qui, sous prétexte d’enseigner la vérité double, dirigea contre la théorie de l’immortalité les attaques peut-être les plus hardies et les plus subtiles que l’on eût encore publiées.

Pomponace n’était pas averroïste ; il fonda au contraire une école qui fit une guerre acharnée à l’averroïsme et s’attacha au commentateur Alexandre d’Aphrodisias. Au fond, dans cette querelle, il s’agissait de la théorie de l’âme et de l’immortalité, et les « alexandristes » étaient en général parfaitement d’accord avec l’école d’Averroès. Mais, dans la question de l’immortalité de l’âme, les « alexandristes » procédaient d’une manière plus radicale ; ils rejetaient le mono-psychisme et, d’après Aristote, ils déclaraient simplement que l’âme n’est pas immortelle, — sous la réserve ordinaire de la croyance de l’Église à cet égard.

Pomponace, dans son livre sur l’immortalité de l’âme, prend envers l’Église un ton très-respectueux ; il accorde de grands éloges à la réfutation de l’averroïsme par saint Thomas d’Aquin ; mais d’autant plus audacieuses sont les idées qu’il glisse dans sa critique personnelle de l’immortalité de l’âme. L’auteur procède d’une façon absolument scholastique, sans repousser le mauvais latin inséparable de la scholastique ; mais, dans son dernier chapitre (48), où il traite des « huit grands arguments en faveur de l’immortalité », il ne se contente plus de citer Aristote et de discuter ses idées, il déploie tout le scepticisme de l’époque et fait des allusions très-transparentes à la théorie des Trois imposteurs.

Pomponace regarde la mortalité de l’âme comme philosophiquement démontrée. Les huit grands arguments qu’il examine sont ceux que l’on emploie ordinairement en faveur de l’immortalité ; Pomponace les réfute, non plus d’après la méthode scholastique, attendu qu’ils ne sont pas revêtus de la forme scholastique, mais d’après le sens commun et à l’aide de considérations morales. Voici le quatrième argument : « Puisque toutes les religions (omnes leges) affirment l’immortalité de l’âme, le monde entier serait trompé, si l’âme mourait. » Voici maintenant la réponse : « On doit reconnaître que chacun est trompé par les religions ; mais il n’y a pas de mal en cela. Il existe trois lois : celles de Moïse, du Christ et de Mahomet. Or, ou bien toutes les trois sont fausses et alors le monde entier est trompé, ou bien deux au moins sont fausses et alors la majorité des homme s’est trompée ; mais il faut savoir que, d’après Platon et Aristote, le législateur (politicus) est un médecin de l’âme, et, comme il désire rendre les hommes vertueux plutôt qu’éclairés, il a dû tenir compte des différentes natures. Les moins nobles ont besoin de récompenses et de punitions. Mais sur quelques-unes, les récompenses et les punitions n’ont pas de prise ; et c’est pour ces dernières que l’immortalité fut inventée. De même que le médecin imagine bien des choses, de même que la nourrice attire l’enfant vers mainte action, dont il ne peut pas encore comprendre l’utilité, de même agit aussi, avec grande raison, le fondateur de religion, dont le but est purement politique. »

On ne doit pas oublier que cette opinion était alors très-répandue en Italie parmi les grands et surtout parmi les hommes d’État pratiques. Ainsi Machiavel dit, dans ses réflexions sur Tite-Live (49) : « Les chefs d’une république ou d’un royaume doivent maintenir debout les piliers de la religion de l’État ; en agissant ainsi, ils conserveront aisément leur pays religieux et par suite vertueux et uni. Ils doivent encourager et soutenir tout ce qui se produit en faveur de la religion, lors même qu’ils la jugeraient fausse ; ils doivent d’autant plus le faire qu’ils seront plus prudents et meilleurs connaisseurs des affaires de ce monde. Ce procédé, les hommes sages l’ont suivi, et ainsi a pris naissance la foi aux miracles, que les religions ont célébrés, bien qu’ils fussent aussi faux que les religions elles-mêmes ; les habiles les exagèrent, quelle qu’en soit l’origine, et l’influence de ces hommes fait admettre les miracles par la masse. » — C’est ainsi que Léon X, appelé à juger le livre de Pomponace, put se dire que l’auteur avait parfaitement raison, mais que le livre faisait trop d’éclat !

Au troisième argument : « Si les âmes mouraient, le maître du monde serait injuste », Pomponace répond : « La vraie récompense de la vertu, c’est la vertu elle-même, qui rend l’homme heureux ; car la nature humaine ne peut posséder rien de plus sublime que la vertu ; elle seule donne la sécurité à l’homme et le préserve de toutes les agitations. Chez l’homme vertueux tout est en harmonie : il ne craint rien, il n’espère rien et reste toujours le même dans la prospérité comme dans l’infortune. » Le vicieux trouve sa punition dans son vice même. Aristote dit dans le septième livre de sa morale : « Chez l’homme vicieux tout est dérangé. Il ne se fie à personne ; il n’a de repos ni quand il veille ni quand il dort, et, torturé par les souffrances comme par les remords, il mène une vie si misérable qu’aucun sage, quelque pauvre et chétif qu’il soit, n’échangerait son sort contre la vie d’un tyran ou celle d’un grand souillé de vices. »

Les apparitions de fantômes sont, suivant Pomponace, ou des illusions des sens produites par une imagination exaltée ou des impostures des prêtres ; les possédés sont des malades (arguments 5 et 6) ; cependant, il reconnaît comme vraies quelques apparitions, tout en les attribuant à l’influence des bons et des mauvais génies ou à des effets astrologiques. La croyance à l’astrologie était décidément inséparable de la doctrine d’Averroès.

Enfin Pomponace s’élève énergiquement (8e argument) contre ceux qui affirment que les hommes vicieux et troublés par les remords ont coutume de nier l’immortalité, tandis que les hommes justes et bons l’admettent. Nous voyons au contraire, dit-il, beaucoup d’hommes corrompus croire à l’immortalité, tout en se laissant entraîner par leurs passions, tandis que beaucoup d’hommes vertueux et honorables ont regardé l’âme comme périssable. De ce nombre furent Homère. Simonide, Hippocrate, Galien, Alexandre d’Aphrodisias et les grands philosophes arabes. Enfin, ajoute-t-il, parmi nos compatriotes « ex nostratibus » Pline et Senèque (ici se décèle chez le scholastique l’esprit de la Renaissance !)

Pomponace écrivit dans le même sens sur le libre arbitre, dont il dévoila les contradictions. Il va jusqu’à critiquer l’idée chrétienne de Dieu, en poursuivant avec la plus grande sagacité et en dénonçant la contradiction entre la théorie de la toute-puissance, de l’omniscience et de la bonté de Dieu, d’une part, et la responsabilité de l’homme, d’autre part. Pomponace combattit aussi, dans un ouvrage spécial, la croyance aux miracles ; mais il eut le tort d’admettre comme naturels et irrécusables les prodiges de l’astrologie. En véritable disciple des Arabes, il fait dériver le don de prophétie de l’influence des astres et d’un commerce incompréhensible avec des génies inconnus (50). L’efficacité des reliques dépend de l’imagination des fidèles, et ne serait pas moindre quand même elles ne consisteraient qu’en os de chien.

On s’est demandé souvent si, avec de telles opinions, la docilité de Pomponace envers l’Église était apparente ou réelle. Ces questions, applicables à beaucoup de cas analogues, sont difficiles à résoudre, attendu que nous ne pouvons les juger d’après le critérium de notre époque. Le prodigieux respect pour l’Église, que tant de bûchers avaient inculqué, suffisait pour unir, même chez les penseurs les plus hardis, le credo à une sainte terreur qui entourait d’un nuage impénétrable la limite entre la parole et la pensée. Mais de quel côté penchait, de l’avis de Pomponace, le plateau de la balance dans cette lutte entre la vérité philosophique et la vérité théologique, c’est ce qu’il nous permet de voir assez clairement quand il appelle les philosophes seuls les dieux de la terre ; entre eux et les autres hommes, il y a, disait-il, la différence qui existe entre des hommes peints et des hommes vivants.

Cette équivoque qui enveloppe les rapports de la religion et de la science est, au reste, un trait caractéristique et constant de la période de transition qui conduit à la moderne liberté de penser. La Réforme ne peut faire disparaître cette ambiguïté et nous la retrouverons depuis Pomponace et Cardan jusqu’à Gassendi et Hobbes, dans une gradation qui varie du doute timidement caché à l’ironie consciente. À la même disposition d’esprit, se rattache la tendance à ne faire qu’une apologie équivoque du christianisme ou de certaines théories et à mettre en lumière avec insistance les faces qui prêtent à la critique. Quelquefois, comme chez Vanini, perce à travers le masque l’intention de prouver le contraire ; d’autres fois, comme dans le commentaire de Mersenne sur la Genèse, il est difficile de préciser la pensée de l’auteur.

Quiconque ne voit absolument dans le matérialisme que son opposition à la foi de l’Église pourrait ranger parmi les matérialistes Pomponace et nombreux successeurs plus ou moins hardis ; mais, si l’on cherche un commencement d’explication matérialiste et positive de la nature, on ne trouvera rien de semblable, même parmi les scholastiques les plus éclairés. Cependant le XIVe siècle nous présente un exemple, unique, il est vrai, qui se rapproche d’un matérialisme décidé. En 1348, à Paris, Nicolas d’Autrecour (51) fut condamné à désavouer plusieurs assertions, celle-ci entre autres : Dans les phénomènes de la nature, il n’y a pas autre chose que le mouvement des atomes s’unissant ou se séparant. Voilà donc un atomiste déclaré au milieu de la domination exclusive de la physique d’Aristote ! Ce savant téméraire osa dire aussi qu’il fallait mettre Aristote et Averroès de côté et étudier directement les choses elles-mêmes. Ainsi nous voyons l’atomisme et le principe d’expérimentation se donner déjà la main !

Avant qu’on pût étudier directement les choses, il fallait que l’autorité d’Aristote fût brisée. Tandis que Nicolas d’Autrecour faisait, dans un isolement complet, autant que nous pouvons le savoir jusqu’à ce jour, une tentative infructueuse en ce sens, l’Italie préludait, par les violentes attaques de Pétrarque, à la grande lutte des humanistes contre les scholastiques.

La lutte eut lieu au XVe siècle et, bien qu’ici les relations avec le matérialisme soient assez faibles, les principaux humanistes de l’Italie étant pour la plupart platoniciens, on voit cependant avec intérêt un des plus rudes champions de l’humanisme, Laurent Valla, se faire connaître brillamment d’abord par un Dialogue sur le plaisir, que l’on peut considérer comme le premier effort tendant à réhabiliter l’épicurisme (52). Sans doute, dans cet écrit, le représentant de la morale chrétienne finit par rester vainqueur de l’épieu rien comme du stoïcien ; mais l’épicurien est traité avec une prédilection visible, et c’est la un fait important, si l’on songe à l’horreur générale qu’inspirait encore l’épicuréisme. En essayant de réformer la logique, Valla ne se montra pas toujours impartial envers les subtilités de la scolastique ; et, dans son traité, la logique prend une forte teinte de rhétorique ; toutefois son entreprise eut une grande importance historique, comme premier essai d’une critique sérieuse, dirigée non-seulement contre les aberrations de la scholastique, mais encore contre la formidable autorité d’Aristote. Sur d’autres terrains, Valla fut aussi un des chef de la critique renaissante. Tous ses actes prouvent qu’il veut en finir avec le règne absolu de la tradition et avec les autorités inviolables.

En Allemagne, la réforme humaniste, quelle qu’eût été l’énergie de ses débuts, ne tarda pas à être complètement absorbée par le mouvement théologique. Précisément parce que ce pays en vint à une rupture ouverte avec la hiérarchie, le terrain scientifique fut négligé ou cultivé dans un sens plus conservateur qu’on ne l’eût fait en d’autres circonstances. Cette lacune ne fut comblée qu’après des siècles, quand la liberté de la pensée fut restée victorieuse.

Philippe Melanchthon donna résolument le signal de la réforme de la vieille philosophie qui reposait sur les écrits incomplètement connus d’Aristote. Il déclara ouvertement qu’il voulait opérer pour la philosophie, en revenant aux ouvrages authentiques d’Aristote, la réforme que Luther avait opérée pour la théologie en revenant à la Bible.

Mais en général cette réforme de Melanchthon ne tourna pus à l’avantage de l’Allemagne. D’une part, elle ne fut pas assez radicale, Melanchthon lui-même étant, malgré la finesse de ses pensées, entièrement enchaîné par les liens de la théologie et même de l’astrologie ; d’autre part, l’autorité considérable du réformateur et l’influence de son enseignement dans les universités firent revenir l’Allemagne à la scholastique, qui resta maîtresse, même longtemps après Descartes et entrava l’essor de la philosophie allemande.

Il est à remarquer que Melanchthon avait pris l’habitude de faire des leçons régulières de psychologie d’après son propre manuel. Ses idées se rapprochent quelquefois du matérialisme, mais la crainte de l’Église l’empêche d’approfondir la plupart des questions philosophiques. D’après la variante inexacte ἐνδελέχεια (continuité) au lieu de ἐντελέχεια (finalité), Melanchthon disait que l’âme est permanente ; c’était sur cette variante que s’appuyait principalement l’opinion d’après laquelle Aristote aurait admis l’immortalité de l’âme. Amerbach, professeur à Wittenberg, qui écrivit une psychologie rigoureusement aristotélique, eut avec Mélanchthon, in propos de cette variante, une polémique si vive que quelque temps après il quitta Wittenberg et rentra dans le giron du catholicisme.

Un troisième ouvrage relatif à la psychologie parut à peu près à cette époque ; il était de l’espagnol Louis Vivès.

On doit regarder Vivès comme le plus grand réformateur de la philosophie de son époque et comme un précurseur de Bacon et de Descartes. Sa vie entière fut un combat incessant et victorieux contre la scholastique : « Les véritables disciples d’Aristote, disait-il, doivent le laisser de côté et consulter la nature elle-même, comme faisaient d’ailleurs les anciens. Pour connaître la nature, on ne doit pas s’attacher à une tradition aveugle ni à des hypothèses subtiles : il faut l’étudier directement par la voie de l’expérimentation. » Malgré cette remarquable intuition des vrais principes de l’étude de la nature, Vivès, dans sa psychologie, ne traite que rarement de la vie ; quand il le fait, c’est pour communiquer ses propres observations ou celles d’autrui. Le chapitre de l’immortalité de l’âme sent le rhéteur plus que le philosophe ; suivant une méthode encore en vogue aujourd’hui, il se figure, avec les arguments les plus superficiels, avoir remporté une victoire décisive. Cependant Vivès était une des intelligences les plus lumineuses de son temps ; sa psychologie, notamment en ce qui concerne les passions, est riche en remarques fines et en traits ingénieux.

L’honorable naturaliste de Zurich, Conrad Gessner, écrivit aussi vers ce temps une psychologie, intéressante pour le fond comme pour la forme. Après un résumé très-concis, en forme d’index, de toutes les opinions possibles émises sur la nature de l’âme, l’auteur arrive par une brusque transition à un exposé détaillé de la théorie des sens. Ici Gessner se sent sur son terrain et il se complaît à faire des dissertations physiologiques qui renferment des parties très-profondes. Mais on éprouve une impression étrange quand, dans la première partie de cet opuscule, on se voit en face de l’effroyable chaos des idées et des opinions émises relativement à l’âme. « Quelques-uns, dit Gessner avec une inaltérable placidité, prétendent que l’âme n’est rien ; d’autres en font une substance (53). »

De toutes parts, on voit l’antique tradition aristotélique ébranlée, de nouvelles opinions émises, des doutes provoqués ; et probablement la littérature n’est qu’un pâle reflet du mouvement des esprits. Mais bientôt la psychologie qui, à partir de la fin du XVIe siècle, fut remaniée un nombre de fois incroyable, redevint systématique ; et à la fermentation de la période de transition, succéda une scholastique dogmatique, qui avait pour but principal de se conformer aux enseignements de la théologie.

Mais, tandis que la théologie était encore seule maîtresse du terrain psychologique et que des luttes furieuses étouffaient la voix calme de la raison, des études sérieuses, consacrées à la nature extérieure, posaient en silence la base inébranlable d’une conception du monde complètement modifiée.

En 1543, parut, dédié au pape, le livre de Nicolas Copernic, de Thorn, sur les Révolutions des corps célestes. On raconte que le vénérable savant reçut, vers la fin de sa vie, le premier exemplaire de son grand ouvrage et qu’ensuite il sortit de ce monde, avec calme et satisfaction (54).

Ce qu’aujourd’hui, après trois siècles écoulés, le moindre écolier doit savoir : que la terre tourne sur elle-même et autour du soleil, était alors une grande vérité, toute nouvelle, malgré les quelques précurseurs de Copernic, et diamétralement opposée à l’opinion générale. Mais c’était aussi une vérité qui se heurtait contre Aristote et avec laquelle l’Église n’avait pas encore fait la paix. Ce qui protégea jusqu’à un certain point la théorie de Copernic contre les insultes de la foule conservatrice, contre le fanatisme des prêtres tant professeurs que prédicateurs[16], ce fut la forme essentiellement scientifique et l’argumentation irrésistible de l’ouvrage, auquel le chanoine de Frauenbourg avait travaillé pendant trente-trois années avec une constance admirable. C’est un sublime spectacle de voir un homme qui, saisi d’une idée destinée à remuer le monde, se retire dans une retraite volontaire, à l’âge où il est encore dans toute l’ardeur créatrice du génie, pour consacrer le reste de sa vie à l’étude approfondie de cette même idée dont il a compris toute la puissance. De la l’enthousiasme des premiers disciples d’abord peu nombreux ; de là l’étonnement des pédants et la réserve de l’Église.

Dans ces circonstances, la publication de Copernic était audacieuse ; aussi le professeur Osiander, qui s’en était chargé, la fit-il précéder, suivant l’usage du temps, d’un avant-propos dans lequel il présente comme hypothèse l’ensemble de la nouvelle théorie. Copernic ne fut pas complice de ce travestissement. Kepler, animé lui-même d’une fière liberté de pensée, appelle Copernic un homme à l’esprit indépendant : et un tel homme, en réalité, pouvait seul achever ce travail gigantesque (55).

« La terre se meut », telle fut bientôt la thèse qui posa une barrière entre la foi et la science, entre l’infaillibilité de la raison et l’aveugle attachement à la tradition ; et lorsque, après une lutte de plusieurs siècles, on se vit forcé d’abandonner définitivement sur ce point la victoire à la science, cette victoire eut une immense portée : on eût dit que, par un miracle, la science avait réellement mis en mouvement la terre jusqu’alors immobile.

Un des premiers et des plus décidés partisans du nouveau système du monde, l’italien Giordano Bruno, est réellement un philosophe ; et, bien qu’au fond sa doctrine dans son ensemble puisse être regardée comme panthéiste, elle a cependant des rapports si nombreux avec le matérialisme que nous ne pouvons nous soustraire à l’examen détaillé de ses théories.

Tandis que Copernic restait attaché à des traditions pythagoriciennes (56), — plus tard la Congrégation de l’Index alla même jusqu’à déclarer que sa doctrine était purement pythagoricienne (doctrine pythagorica), — Bruno prit Lucrèce pour modèle. Il adopta très-heureusement l’antique théorie épicurienne de l’infinité des mondes ; et, la combinant avec le système de Copernic, il enseigne que toutes les étoiles fixes sont des soleils, dispersés en nombre infini à travers l’espace, ayant leurs satellites comme notre soleil a pour satellite la terre ou la terre, la lune. C’est la une théorie qui, comparée à l’ancienne conception du monde limité, a une importance presque égale à la théorie du mouvement de la terre (57).

« L’infinie variété des formes, disait Bruno, sous lesquelles la matière nous apparaît, elle ne les emprunte pas à un autre être, elle ne les reçoit pas du dehors, mais elle les tire d’elle-même, elle les lait sortir de son propre sein. Elle n’est pas ce prope nihil à quoi certains philosophes ont voulu la réduire, en se mettant en contradiction avec eux-mêmes ; elle n’est pas une puissance nue, pure, vide, sans ellîcacité, sans perfection et sans action ; si par elle-même elle n’a pas de forme, elle n’en est pas privée de la même manière que la glace est privée de chaleur, l’abîme de lumière. Elle ressemble plutôt à l’accouchée, qui, par ses efforts convulsifs, pousse l’enfant hors de son sein. Aristote aussi et ses successeurs font naître les formes de la puissance intérieure de la matière plutôt que de les faire provenir en quelque sorte de l’extérieur. Mais au lieu de voir cette puissance active dans le développement intérieur de la forme, ils n’ont en général voulu reconnaître cette puissance que dans la réalité développée, bien que la manifestation complète, sensible, expresse d’une chose ne soit pas la cause principale de son existence, mais seulement une suite et un effet de cette existence. La nature ne produit pas ses œuvres, comme l’industrie humaine, par voie de retranchement et d’assemblage, mais seulement par la séparation et le développement. Ainsi enseignèrent les plus sages des Grecs, et Moïse, quand il décrit la naissance des choses, fait ainsi parler l’être actif et universel : « Que la terre produise des animaux vivants ; que l’eau produise des êtres vivants ! » c’est comme s’il disait : que la matière les produise. Car, chez Moïse, le principe matériel des choses est l’eau ; aussi dit-il que l’intelligence active et organisatrice, qu’il appelle esprit, planait sur les eaux ; et la création se fit par la puissance productrice qu’il leur communiqua. Ils veulent donc tous que les choses naissent, non par assemblage, mais par séparation et développement ; aussi la matière n’existe-t-elle pas sans les formes, bien au contraire elle les contient toutes, et en développant ce qu’elle porte en elle-même de voilé, elle est en réalité toute la nature et la mère des vivants (58). »

Si nous comparons cette définition de la matière que Carrière regarde comme un des plus grands événements de l’histoire de la philosophie, à celle d’Aristote, nous trouverons entre elles, cette importante différence que, pour Bruno, la matière était, non pas possible, mais réelle et active. Aristote aussi enseignait que dans les objets la forme et la matière sont indissolublement unies ; mais, comme il ne voyait dans la matière que la simple possibilité de devenir tout ce que la forme faisait d’elle, il en résultait que la forme seule était la vraie réalité. Bruno prit la marche inverse. Il fit de la matière la véritable essence des choses : c’est elle qui produit toutes les formes. Cette assertion est matérialiste, et nous serions par conséquent complètement en droit de faire de Bruno un partisan du matérialisme, si, dans des points importants de l’ensemble de son système, il ne tournait au panthéisme.

Au reste, le panthéisme n’est jamais en réalité qu’une variété d’un système moniste. Le matérialiste, qui définit Dieu comme la totalité de la matière animée par elle-même, devient ainsi un panthéiste sans renoncer à son principe matérialiste. Mais en dirigeant son esprit vers Dieu et vers les choses divines, on arrive à cette conséquence naturelle que l’on perd de vue le point de départ ; à mesure qu’on s’enfonce dans l’étude de la question, on conçoit de plus en plus que Pline de l’univers n’est pas produite nécessairement par la matière elle-même, mais que cette âme de l’univers est le principe créateur et, du moins en idée, antérieur à tout le reste. C’est dans ce sens que Bruno conçut toute sa théologie. La Bible, disait-il, a été écrite pour le peuple et par conséquent elle a dû adapter à la portée de son intelligence les explications qu’elle donne de la nature, sans quoi personne n’y aurait cru (59). Le style de Bruno revêt une poésie qui anime presque tous ses ouvrages, écrits les uns en latin, les autres en italien. Son esprit rêveur se plaisait à s’égarer dans les profondeurs obscures du mysticisme ; mais, dans sa hardiesse et son indépendance, il savait aussi quelquefois exprimer ses opinions avec une clarté parfaite.

Bruno était entré d’abord dans l’ordre des dominicains pour se ronsarrer avec plus de loisir à ses études. Mais, devenu suspect d’hérésie, il se vit réduit à s’enfuir ; et dès lors sa vie ne fut plus qu’un long enchaînement d’hostilités et de persécutions. Il séjourna successivement à Genève, à Paris, en Angleterre et en Allemagne ; enfin, par une résolution fatale, il se détermina à rentrer dans sa patrie. En 1592, il tomba entre les mains de l’Inquisition à Venise.

Après plusieurs années de détention, comme il restait inébranlable dans ses idées, il fut condamné à Rome. Dégradé, excommunié, on le livra comme hérétique au bras séculier, avec la recommandation « de le punir aussi doucement que possible et sans effusion de sang ». Cette recommandation signifiait qu’il fût brûlé. Lorsqu’on rendit son arrêt, il s’écria : « Vous éprouvez peut-être une plus grande frayeur en prononçant cette sentence que moi en l’entendant. » Il fut brûlé sur le Campoliore, à Rome, le 17 février 1600. Ses doctrines eurent incontestablement une influence considérable sur le développement ultérieur de la philosophie, mais elles furent eclipsées par celles de Descartes et de Bacon, et Giordano Bruno tomba dans l’oubli comme tant d’autres grands hommes qui marquèrent la période de transition.

La première moitie du XVIIe siècle eut le privilège de recueillir dans le domaine de la philosophie les fruits mûrs de la grande révolution émancipatrice, par laquelle la Renaissance avait successivement fécondé les divers terrains cultivés par l’intelligence humaine. Bacon parut dans les premières années de ce siècle, Descartes vers le milieu ; ce dernier eut pour contemporains Gassendi et Hobbes, que nous pouvons regarder comme les véritables rénovateurs d’une conception matérialiste du monde. Mais les deux célèbres « restaurateurs de la philosophie », comme on a coutume de les appeler, Bacon et Descartes, ont eux-mêmes aussi avec le matérialisme d’étroites et remarquables relations.

Quant à Bacon en particulier, après des recherches approfondies, on serait peut-être plus embarrassé pour indiquer nettement sur quels points il diffère des matérialistes que pour signaler ceux où il se rapproche de leur point de vue.

Parmi tous les systèmes philosophiques, celui de Démocrite obtint la préférence de Bacon. Il le loue, lui et ses disciples, d’avoir pénétré plus avant qu’aucune autre école dans les secrets de la nature. « L’étude de la matière dans ses transformations variées est, dit-il, plus fructueuse que l’abstraction. On ne peut guère expliquer la nature sans l’hypothèse des atomes. La nature a-t-elle des buts ? C’est ce qu’on ne saurait établir positivement ; en tout cas, l’observateur ne doit s’attacher qu’aux causes efficientes. »

Nous savons que, dans le développement de la philosophie, on rencontre deux écoles différentes qui se rattachent à Bacon et à Descartes : l’une s’étend de Descartes à Spinoza, Leibnitz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel ; l’autre va de Bacon à Hobbes, Locke et aux matérialistes français du XVIIIe siècle ; c’est donc à cette dernière série que nous devons vous relier indirectement le matérialisme d’aujourd’hui.

Par un pur effet du hasard le mot matérialisme n’a paru qu’au XVIIIe siècle ; la pensée dominante de ce système émane de Bacon, et si nous ne désignons pas ce philosophe comme le véritable restaurateur du matérialisme, c’est qu’il concentra toute son attention sur la méthode et ne s’exprima qu’avec ambiguïté et circonspection sur les points les plus importants. L’ignorance scientifique de Bacon, où la superstition n’a pas moins de part que la vanité (60), ne s’accorde au fond ni plus ni moins, il est vrai, avec le matérialisme qu’avec la plupart des autres systèmes. Qu’on nous permette seulement quelques réflexions sur le fréquent usage que Bacon fait des esprits (spiritus) dans son explication de la nature.

Ici Bacon s’appuie sur la tradition, mais il y ajoute une argumentation originale qui fait peu d’honneur au « restaurateur des sciences ». Les « génies » de tout genre jouent un grand rôle dans la cosmologie et dans la physiologie des néoplatoniciens et des scolastiques ; il en est de même chez les Arabes : les génies des astres gouvernent le monde par la voie mystique des sympathies et des antipathies de concert avec les génies qui résident dans les choses terrestres. Mais où la théorie des « esprits » revêt une forme scientifique, c’est surtout dans la psychologie et dans la physiologie, et l’on peut en suivre l’influence jusqu’à nos jours (par exemple dans la doctrine des « esprits vitaux » endormis, réveillés ou surexcités). La théorie de Galien sur l’esprit psychique et animal (spiritus), unie à la théorie des quatre humeurs et des tempéraments se fondit de bonne heure, au moyen âge, avec la psychologie d’Aristote. D’après cette théorie que Melanchthon reproduit encore avec tous ses détails dans sa psychologie, les quatre humeurs fondamentales sont élaborées d’abord dans l’estomac, puis dans le foie (deuxième processus organique ; l’humeur la plus noble, le sang, par une troisième élaboration, qui a lieu dans le cœur, devient l’esprit vital (spiritus vitalis) ; enfin, raffinée dans les cavités cérébrales (quatrième et dernier processus), elle devient l’esprit animal (spiritus animalis).

Si cette théorie a jeté des racines si profondes, c’est probablement qu’elle offrait aux intelligences superficielles un moyen facile de relier le sensible au suprasensible, et que ce rapprochement s’imposait aussi bien à la pensée des néoplatoniciens qu’à celle des théologiens du christianisme. Ainsi par exemple, chez Melanchthon, l’esprit matériel sort de la matière grossière, se raffine peu à peu et paraît produire directement des effets qui doivent être, au fond, purement intellectuels, mais sont, en fait, représentés comme très-matériels par le savant théologien. Ainsi l’esprit de Dieu se mêle aux esprits vitaux et psychiques de l’homme ; seulement quand un diable siège dans le cœur, il souffle sur les esprits et jette le désordre parmi eux (61).

Pour un esprit logique, l’abîme est naturellement aussi profond entre le suprasensible et la molécule la plus subtile de la matière la plus subtile qu’entre le suprasensible et le globe terrestre tout entier. Aussi les esprits des « spirites » modernes d’Angleterre et des États-Unis sont-ils parfaitement dans leur rôle, en commençant par secouer avec force leurs croyants par le par de leur habit, ou en voiturant de gros meubles autour de la chambre.

À côté de la théorie modeste, mais très-scientifiquement conçue, des esprits vitaux dans l’organisme animal, nous voyons apparaître maintenant la théorie fantaisiste des astrologues et des alchimistes, qui réduit l’essence de toutes choses aux agissements de pareils génies, et supprime en même temps les limites entre le sensible et le suprasensible. On peut sans doute affirmer que les génies de cette physique sont absolument matériels quant à leur nature et identiques avec ce qu’on appelle aujourd’hui des « forces » ; mais d’abord, dans notre mot de « force », se trouve peut-être encore caché un reste de cette confusion ; ensuite, que penser d’une matière qui n’agit pas sur des objets matériels par la pression ou par le choc, mais par la sympathie ? Il suffit d’ajouter que la conception alchimico-astrologique du monde, dans ses formes plus fantaisistes, attribuait une espèce de sensibilité même aux génies des choses inanimées, et l’on trouvera qu’il n’y a qu’un pas à faire pour arriver à Paracelse qui concevait les esprits (spiritus) comme anthropomorphes et peuplait le monde entier d’innombrables génies, auteurs de toute vie et de toute activité.

Mais revenons à Bacon. En apparence, il combat avec assez de précision la physique des alchimistes. Il traite souvent les génies comme des éléments ou cles forces matérielles, et l’on pourrait croire que nulle part le matérialisme de Bacon ne se montre plus clairement que dans la théorie des esprits. Toutefois, en y regardant de plus près, on voit qu’il admet dans sa théorie non-seulement toutes les hypothèses superstitieuses possibles, mais encore que sa transformation matérialiste des phénomènes attribués à la magie, en processus « naturels » est sans consistance et quelquefois même nulle. Ainsi Bacon prête, sans hésiter, aux corps une espèce d’imagination ; il fait « reconnaître » si l’aimant la proximité du fer, et il admet la « sympathie » ou « l’antipathie » des « esprits » comme cause des phénomènes naturels ; aussi le « mauvais œil », la suppression des verrues par la sympathie, etc., trouvent-ils parfaitement leur place dans sa conception de la nature (62). Bacon n’est pas en désaccord avec lui-même, lorsque, dans la théorie de la chaleur qu’il traite avec prédilection, il associe tranquillement « la chaleur » astrologique d’un métal, d’une constellation, etc., à la chaleur telle que l’entend la physique.

La conception de la nature, alchimico-théosophique de la kabbale avait une si grande vogue en Angleterre, surtout dans les cercles aristocratiques, que Bacon ne nous enseigne rien d’original sur ce point. Il se contenta de partager les idées de son entourage ; et sa servilité sans bornes lui fit adopter, pour complaire à la cour, un bien plus grand nombre d’idées de ce genre qu’il n’en eût admis, s’il avait conservé sa liberté. On doit remarquer, d’un autre côté, qu’en se figurant comme animée toute la nature, même celle qui est inorganique, ainsi que l’enseignait Paracelse, on se trouve singulièrement rapproché du matérialisme. Cette hypothèse est l’extrême opposé qui non-seulement touche au matérialisme, mais encore en dérive sous bien des rapports ; car, si nombreuses qu’on suppose les gradations, on finit par attribuer ai la matière seule la production de l’intellectuel. La personnification fantaisiste de cette âme universelle de la matière, telle que nous la trouvons chez Paracelse, est du nombre des absurdités de cette époque dont Bacon sut assez bien se préserver. Les esprits (spiritus) n’ont pour lui ni pieds ni mains. Il est assez étonnant que le « restaurateur des sciences physiques » ait pu faire un si colossal abus des esprits pour expliquer la nature sans être démasqué par les vrais savants de son temps. Mais c’est notre histoire. De quelque côté que l’on regarde, on trouvera des phénomènes analogues. Quant aux rapports du matérialisme avec la morale, question qui revient si souvent, on peut admettre sans hésiter qu’avec un caractère plus pur et plus ferme, Bacon aurait sans doute été conduit par l’originalité de sa pensée à des principes réellement matérialistes. Ce n’est pas la logique imperturbable, mais la demi-science et la faiblesse que nous trouvons chez lui unies à l’immoralité.

Descartes, le patriarche de la série des philosophes qui suivirent la ligne opposée à Bacon, en rétablissant le dualisme entre l’esprit et le monde des corps, en prenant pour son point de départ le fameux cogito ergo sum, semblerait n’avoir contribué, par son antagonisme même, qu’à rendre le matérialisme plus logique et plus clair. Mais alors, comment expliquer ce fait que le plus intraitable des matérialistes français, de la Mettrie, s’obstinât à vouloir passer pour cartésien et cela non sans motifs fondés ? Il y a donc ici encore une connexion plus directe, entre Descartes et le matérialisme, sur laquelle nous reviendrons.

En ce qui concerne les principes de l’étude de la nature, Bacon et Descartes débutent en rejetant toute philosophie antérieure, principalement celle d’Aristote. Tous deux commencent par douter de tout, mais Bacon, pour se laisser ensuite guider par la perception extérieure vers la découverte de la vérité ; Descartes, pour faire sortir la vérité à force de déductions, de cette conscience de soi-même qui seule a survécu chez lui au doute général.

Il est incontestable qu’ici le matérialisme existe seulement chez Bacon ; le système de Descartes, partant des principes que nous venons d’indiquer, aurait dû logiquement conduire à l’idéalisme, regarder tout le monde extérieur comme un phénomène et n’accorder l’existence réelle qu’au seul moi (63). Le matérialisme est empirique ; il n’a que rarement recours à la méthode déductive, il ne s’en sert qu’après avoir amassé, au moyen de l’induction, des matériaux suffisants pour lui permettre d’arriver à de nouvelles vérités par le libre emploi du raisonnement. Descartes commença par l’abstraction et la déduction : ce n’était pas matérialiste, ce n’était pas même raisonnable. Il arriva ainsi nécessairement à ces paralogismes évidents qu’on trouve chez lui en plus grand nombre que chez tout autre philosophe. Néanmoins la méthode déductive était élevée une fois au premier rang, et cela, sous sa forme la plus pure, celle des mathématiques, où, en dehors de la philosophie, Descartes a conquis une place d’honneur. Bacon ne pouvait souffrir les mathématiques ; la fierté des mathématiciens ou, pour mieux dire, leur logique intraitable lui déplaisait ; il prétendait que cette science devait être la servante et non la maîtresse de la physique.

Descartes fut donc particulièrement l’auteur de cette tendance mathématique dans l’étude de la nature, qui à tous les phénomènes applique le critérium du nombre et de la figure géométrique. Il est à remarquer qu’au commencement du XVIIIe siècle, les matérialistes, avant d’être appelés de ce nom, étaient désignés comme mécaniciens (mechanici), c’est-à-dire comme des gens qui considéraient la nature au point de vue de la mécanique. Or Descartes, le premier avait étudié la nature sous le point de vue de la mécanique ; il avait été suivi dans cette voie par Spinoza et par Leibnitz ; pourtant ce dernier est loin de vouloir se ranger parmi les partisans de ce système.

Si, en général, le matérialisme se rattache à Bacon, en revanche, Descartes imprima finalement à cette conception des choses le caractère d’une explication purement mécanique qui s’accuse surtout dans l’Homme-machine de de la Mettrie. Il fallait donc s’en prendre à Descartes si l’on regardait, en dernière analyse, comme des effets mécaniques toutes les opérations de la vie intellectuelle et physique.

Descartes avait fondé la science de la nature sur cette assertion finale : nous devons douter de la réalité des choses qui sont en dehors de nous, mais nous pouvons admettre qu’elles existent réellement parce que, sans cela, Dieu serait un trompeur, lui qui nous a donné l’idée d’un monde extérieur.

Grâce à ce saut périlleux, Descartes se trouve transporté au milieu de la nature, sur un terrain qu’il a cultivé avec plus de succès que la métaphysique. Quant aux principes généraux de sa théorie de la nature extérieure, Descartes n’était point partisan de l’atomisme absolu : il niait qu’on pût se figurer des atomes. Y eût-il des molécules assez petites pour être indivisibles, leur divisibilité étant encore conçue par notre esprit, pourrait être réalisée par Dieu. Mais tout en niant ainsi les atomes, il était loin d’entrer dans la même voie qu’Aristote. En enseignant que l’espace est rempli d’une manière absolue, non-seulement il se fait de la matière une idée tout à fait différente de celle du Stagirite, mais encore, en physique, il est forcé d’admettre une théorie qui se rapproche beaucoup de l’atomistique. À la place des atomes, il admet des corpuscules ronds qui, en fait, restent aussi invariables que les atomes et ne sont divisibles que par la pensée ou en puissance ; au lieu du vide des atomistes anciens, il suppose des fragments d’une extrême ténuité, qui se seraient formés dans les interstices pendant que les corpuscules devenaient globulaires. En examinant cette hypothèse, on peut se demander sérieusement si la théorie métaphysique, qui remplit absolument l’espace, n’est pas, dans la pensée de Descartes, un simple expédient pour ne pas trop s’écarter de l’opinion orthodoxe, et pour jouir de tous les avantages que présente l’atomisme à quiconque veut exposer d’une façon plausible les phénomènes de la nature. En outre Descartes expliquait formellement le mouvement des molécules comme celui des corps par la simple transmission selon les lois du choc mécanique. Il appelait Dieu, il est vrai, la cause générale de tout mouvement ; mais, en particulier, il croyait que tous les corps sont doués de mouvements déterminés et que chaque phénomène de la nature tant organique qu’inorganique ne résulte que de la transmission du mouvement d’un corps à d’autres. C’était éliminer d’un coup toutes les explications mystiques de la nature, et cela en vertu du principe adopté par les atomistes.

En ce qui concerne l’âme humaine, sujet de toutes les polémiques du XVIIIe siècle, Bacon, à vrai dire, était matérialiste. Il n’admettait l’anima rationalis que par des motifs religieux, car il la tenait pour incompréhensible. Quant à l’anima sensitiva, qu’il croyait seule pouvoir être expliquée scientifiquement, Bacon la regardait, de même que les anciens, comme une matière subtile. En général il ne comprenait pas du tout qu’on pût se figurer une substance immatérielle, et il ne pensait point, avec Aristote, que l’âme fût la forme du corps.

Bien que, précisément sur ce point, Descartes parût se trouver dans la plus vive opposition avec le matérialisme, c’est néanmoins dans la question de l’âme que les matérialistes firent à ses doctrines les emprunts les plus importants.

Dans sa théorie des corpuscules, Descartes n’établissait pas de différence essentielle entre la nature organique et la nature inorganique. Pour lui, les plantes étaient des machines ; quant aux animaux, il les regardait aussi, du moins sous forme d’hypothèse, comme étant, en réalité, de simples machines.

Or les contemporains de Descartes se préoccupaient beaucoup de la psychologie des bêtes. En France, notamment, un des écrivains qu’on lisait et appréciait entre tous, le spirituel sceptique Montaigne (64), avait rendu populaire l’assertion hardie que les animaux montraient autant et souvent plus d’intelligence que les hommes. Mais ces idées que Montaigne jetait au public sous forme d’une apologie de Raymond de Sébonde, Hieronymus Rorarius en fit le sujet d’un ouvrage spécial que Gabriel Naudé publia en 1648, sous le titre : Quod animalia bruta sæpe ratione utantur melius homine (65).

Cette thèse paraissait diamétralement opposée à celle de Descartes ; on parvint cependant à concilier les deux opinions contraires, en disant que les animaux étaient des machines, et qu’ils pensaient néanmoins. Il n’y avait plus qu’un petit pas à faire pour arriver de l’animal à l’homme ; or ici encore Descartes avait frayé les voies aux véritables matérialistes, dont on le croirait le précurseur immédiat. Dans son écrit : Passiones animœ, il fait remarquer ce détail important que le cadavre n’est pas mort seulement parce que l’âme lui fait défaut, mais parce que la machine corporelle est elle-même détruite en partie (66). Si l’on songe que, chez les peuples à l’état de nature, tout le développement de l’idée d’âme résulte de la comparaison du corps inanimé avec le corps vivant, et que l’ignorance des phénomènes physiologiques, qui se manifestent dans le corps expirant, contribue puissamment à faire admettre le « fantôme de l’âme », c’est-à-dire cet homme plus subtil, que la psychologie populaire regarde comme la force motrice résidant au dedans de l’homme, on reconnaîtra déjà que la doctrine toute contraire de Descartes sur ce seul point facilite considérablement la réalisation du matérialisme anthropologique. Non moins importante est la reconnaissance sans ambages de la grande découverte de la circulation du sang, faite par Harvey (67). Cette découverte renversait toute la physiologie d’Aristote et de Galien ; et, quoique Descartes ait conservé les « esprits vitaux », ils sont chez lui complètement dégagés de cette nature, équivoque et mystique, qui les rattache à la matière et à l’esprit, et complètement affranchis aussi des relations insaisissables de sympathie et d’antipathie avec d’autres « esprits » de tout genre à demi-sensibles et à demi-immatériels. Chez Descartes, les esprits vitaux sont véritablement de la matière, dans toute la force du mot ; ils sont conçus plus logiquement que les atomes psychologiques d’Épicure, avec leur propriété complémentaire du libre arbitre. Ils se meurent et opèrent le mouvement, tout à fait comme chez Démocrite, exclusivement d’après les lois de la mathématique et de la physique. Un mécanisme de pression et d’impulsion, que Descartes développe avec une grande sagacité, à tous les degrés, forme une chaîne non-interrompue d’effets produits par les objets extérieurs, au moyen des sens, sur le cerveau, et réciproquement sur le monde extérieur, en partant du cerveau, par l’intermédiaire des nerfs et des fibres musculaires.

Cela posé, il est permis de se demander sérieusement si, en définitive, de la Mettrie n’avait point raison de s’appuyer sur Descartes, en plaidant la cause du matérialisme et en affirmant que le rusé philosophe avait cousu à sa théorie une âme, d’ailleurs parfaitement superflue, dans le seul but de ménager la susceptibilité des prêtres (Pfaffen). Si nous n’allons pas aussi loin, c’est que nous en sommes empêchés surtout par l’importance manifeste qui appartient à l’idéalisme dans la philosophie de Descartes. Quelque contestable que soit la démonstration du cogito ergo sum, quelque condamnables que soient les sauts et les contradictions logiques à l’aide desquels cet homme, d’un esprit d’ailleurs si lucide, tâche de construire le monde, sa pensée que toute la somme des phénomènes se réduit aux simples représentations d’un sujet immatériel, n’en a pas moins une importance que Descartes lui-même devait sentir plus que tout autre. Ce qui manque à Descartes a précisément été réalisé par Kant : l’établissement d’une union solide entre une nature conçue dans un sens matérialiste et une métaphysique idéaliste, qui comprend toute la nature comme une simple collection d’apparences phénoménales au sein d’un moi, dont la substance est inconnue. Mais, au point de vue psychologique, il est fort possible que les deux faces de la science, qui paraissent harmonieusement réunies dans le kantisme, aient été clairement entendues par Descartes chacune à part, quelque contradictoires qu’elles doivent paraître l’une à l’autre quand elles sont ainsi séparées, et qu’il les ait affirmées avec d’autant plus de force qu’il se voyait obligé de les réunir par le lien artificiel d’assertions hasardées.

Au reste, dans l’origine, Descartes n’accordait pas une grande valeur à toute sa théorie métaphysique, à laquelle aujourd’hui son nom reste principalement attaché, tandis qu’il regardait comme ayant une importance capitale ses recherches relatives à la connaissance de la nature et aux mathématiques, et l’application de sa théorie mécanique à l’universalité des phénomènes naturels (68). Mais comme sa nouvelle démonstration de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu avait été très-bien accueillie par ses contemporains, que le scepticisme préoccupait, Descartes se laissa aller sans peine au désir de passer pour un grand métaphysicien ; et dès lors il développa cette partie de sa doctrine avec une prédilection croissante. Nous ignorons si son premier système du monde se rapprochait du matérialisme plus que sa doctrine postérieure ; mais on sait que, par crainte du clergé, il refondit complètement l’ouvrage qu’il se disposait à publier. Ce qui est certain, c’est que, contrairement à ses propres convictions, qui se rapprochaient davantage de la vérité, il en retrancha la théorie du mouvement rotatoire de la terre (69).


TROISIÈME PARTIE

LE MATÉRIALISME DU XVIIe SIÈCLE


CHAPITRE PREMIER

Gassendi.


Gassendi rénovateur de l’épicurisme. — Préférence donnée à ce système comme le mieux adapté aux nécessités de l’époque, particulièrement au point de vue de l’étude de la nature. — Conciliation avec la théologie. — Jeunesse de Gassendi ; ses Exercitationes paradoxicæ. — Son caractère. — Polémique contre Descartes. — Sa doctrine. — Sa mort. — Son rôle dans la réforme de la physique et de la philosophie naturelle.


En attribuant à Gassendi la rénovation d’une conception complète du monde, d’après les principes du matérialisme, nous sommes tenus de justifier l’importance que nous lui accordons. Avant tout, nous faisons ressortir que Gassendi a remis en lumière le système matérialiste le plus parfait le l’antiquité, celui d’Épicure, et qu’il l’a transformé d’après les idées du XVIIe siècle. Mais c’est précisément sur cette circonstance qu’on s’est appuyé pour refuser de voir dans Gassendi un rénovateur de la philosophie comme Bacon et Descartes, et pour le considérer comme le simple continuateur de la période pendant laquelle on avait fait des efforts impuissants pour reproduire les systèmes classiques de l’antiquité (1).

En jugeant ainsi, on méconnaît la différence essentielle qui existait entre le système d’Épicure et les autres systèmes de l’antiquité par rapport à l’époque où vivait Gassendi. Tandis que la philosophie dominante d’Aristote, tout antipathique qu’elle eût été aux Pères de l’Église, s’était presque fondue avec le christianisme durant le moyen âge, Épicure personnifiait le paganisme expirant ainsi que l’opposition dirigée contre Aristote. Si l’on ajoute les calomnies sans nombre que la tradition avait accumulées autour du nom d’Épicure et dont, en passant, des philologues perspicaces avaient signalé l’exagération, sans les faire disparaître, on devra regarder la réhabilitation d’Épicure et la tentative de restaurer sa philosophie comme un acte qui, ne fût-ce que par son côté négatif, par son opposition systématique contre Aristote, mérite d’être rangé parmi les entreprises les plus originales de cette époque. Mais cette réflexion même ne suffit pas à faire comprendre toute l’importance de l’œuvre de Gassendi.

Ce ne fut ni par hasard ni par une simple manie d’opposition que Gassendi s’occupa de la philosophie et de la personne d’Épicure. Il étudiait la nature en sa qualité de physicien et d’empirique. Or déjà Bacon, luttant contre Aristote, avait désigné Démocrite comme le plus grand philosophe de l’antiquité. Gassendi, versé dans l’histoire et la philologie, avait étudié tous les systèmes philosophiques de l’antiquité ; il choisit parmi tous ces systèmes, avec un jugement sûr, celui qui répondait le plus complètement aux tendances empiriques des temps modernes. L’atomistique, empruntée ainsi par Gassendi à l’antiquité, acquit une importance durable, malgré les transformations successives qu’elle subit entre les mains des savants, aux âges qui suivirent (2).

On pourrait hésiter à ériger en père du matérialisme moderne le prieur de Digne, le prêtre orthodoxe, le catholique Gassendi. Mais le matérialisme, malgré ses affinités avec l’athéisme, ne lui est pas nécessairement associé. Épicure aussi faisait des sacrifices aux dieux. Grâce à un long exercice, les savants du XVIIe siècle avaient acquis une merveilleuse habileté il entretenir d’excellents rapports avec la théologie. Ainsi Descartes, en expliquant par ses corpuscules la formation du monde, commençait par déclarer qu’il était incontestable que Dieu avait créé l’univers en une seule fois, mais qu’il y avait un grand intérêt à examiner comment le monde aurait pu se limiter par un développement successif, quoique nous sachions parfaitement qu’il n’en est rien. Une fois engagé dans la théorie physique, on ne voit plus partout que cette hypothèse cosmogonique ; elle est parfaitement d’accord avec les faits et ne laisse rien à désirer. La création divine devient dès lors une simple formule d’hommage. Il en est de même du mouvement. Après en avoir reconnu Dieu comme la cause première, le savant ne se préoccupe plus de cet aveu. Le principe de la conservation de la force par la transmission continuelle de l’impulsion mécanique, quoique très-peu théologique au fond, revêt ainsi néanmoins une forme théologique. Le prieur Gassendi procède de la même manière. Mersenne, autre théologien naturaliste, en même temps savant hébraïsant, publia sur la Genèse un commentaire dans lequel il réfutait toutes les objections des athées et des naturalistes, mais de telle sorte que maint lecteur hochait la tête, car l’auteur paraissait s’être plus attaché à rassembler les objections qu’à les réfuter. Mersenne, ami de Descartes et de Gassendi, cherchait à concilier leurs doctrines ; il était aussi l’ami de l’anglais Hobbes. Ce dernier, grand partisan du roi et du clergé anglican, n’en est pas moins regardé comme le chef et le père des athées.

Il est intéressant de voir Gassendi, pour excuser son attitude équivoque, s’étayer non sur les jésuites, ce qui eût été tout aussi possible, mais sur l’exemple d’Épicure. Dans sa biographie du philosophe grec se trouve une dissertation prolixe qui peut se résumer ainsi : intérieurement, Épicure pouvait penser ce qu’il voulait ; extérieurement, il devait se soumettre aux lois de son pays. Hobbes formula ce principe d’une manière encore plus énergique : l’État possède un pouvoir absolu en fait de culte ; l’individu ne doit pas manifester son opinion, mais il peut la garder intérieurement, car nos pensées ne sont pas soumises à la volonté d’autrui ; aussi ne peut-on forcer personne à croire (3).

En réhabilitant Épicure et en restaurant sa doctrine, Gassendi ne pouvait pas se permettre trop de libertés. Son avant-propos de la biographie d’Épicure fait assez voir que l’on paraissait plus téméraire en s’avouant épicurien qu’en mettant au jour une cosmogonie nouvelle (4). Toutefois sa justification manque de profondeur ; elle se distingue par une dialectique habile, mais superficielle, tactique dont on s’est toujours mieux trouvé, vis-à-vis de l’Église, que lorsqu’on a voulu concilier, d’une manière savante et originale, les doctrines de l’Église avec des éléments étrangers ou même hostiles.

Si Épicure était païen, Aristote l’était aussi. Épicure avait raison de combattre la superstition et même la religion, car il ne connaissait pas la vraie religion. En enseignant que les dieux ne punissent ni ne récompensent et en les adorant à cause de leur seule perfection, il manifestait une vénération enfantine, mais non servile, par conséquent une piété plus pure et plus rapprochée de celle des chrétiens. Les erreurs d’Épicure doivent être soigneusement évitées : Gassendi le fait dans cet esprit cartésien, que nous avons appris à connaître, à propos des théories de la création et du mouvement. Il déploie le zèle le plus sincère pour revendiquer en faveur d’Épicure, de préférence à tous les autres philosophes de l’antiquité, la plus grande pureté de mœurs. On ne nous contestera donc pas le droit de considérer Gassendi comme le véritable rénovateur du matérialisme, d’autant plus que son influence fut très-grande sur les générations qui le suivirent.

Pierre Gassendi, né en 1592, aux environs de Digne en Provence, était le fils de pauvres campagnards. D’une intelligence précoce et heureusement cultivée, il était à seize ans professeur de rhétorique, et à dix-neuf professeur de philosophie à Aix. Dès cette époque, il écrivit un ouvrage qui indique nettement ses tendances : Exercitationes paradoxicæ adversus aristoteleos, ouvrage plein de sève juvénile et qui contient une attaque des plus vives et des plus arrogantes contre la philosophie d’Aristote. Cet écrit fut imprimé partiellement, d’abord en 1624, puis en 1645. Gassendi en brûla cinq livres, d’après les conseils de ses amis. Le savant conseiller au Parlement, Peirese fit nommer Gassendi bientôt après chanoine et ensuite prieur à Digne.

Ces carrières qu’il traversa rapidement l’obligèrent de s’adonner aux études les plus diverses. Comme professeur de rhétorique, il dut enseigner la philologie et il est probable que sa prédilection pour Épicure naquit alors à la lecture de Lucrèce qui, depuis longtemps, était fort apprécié par les philologues. En 1628, Gassendi se trouvant dans les Pays-Bas, Eryceus Puteanus (Dupuy Henri), philologue de Louvain, lui fit cadeau de l’empreinte d’un camée auquel il attachait un grand prix, et qui représentait Épicure (5).

Les Exercitationes paradoxicæ devaient être réellement une œuvre d’une audace extraordinaire et d’une extrême sagacité. Aussi avons-nous tout lieu de croire que cet écrit ne resta pas sans influence sur les savants français, car les amis qui conseillèrent de brûler les cinq livres durent conserver le souvenir de leur contenu ! On conçoit du reste que Gassendi ne consulta que des hommes dont les idées se rapprochaient des siennes, des hommes capables de comprendre, d’apprécier son ouvrage et d’y démêler autre chose que les dangers auxquels il pouvait l’exposer. Plus d’un incendie semblable peut s’être allumé et propagé secrètement à cette époque, et, après avoir couvé sous la cendre, s’être déclaré soudainement sur un autre point. Par bonheur, il nous est resté un sommaire de livres perdus. Nous y voyons, que dans le quatrième livre, il exposait le système de Copernic ainsi que la théorie de l’immensité du monde, empruntée à Lucrèce par Giordano Bruno. Comme ce même livre renfermait une attaque contre les éléments d’Aristote, il nous est permis de conjecturer que l’atomistique y était louée, contrairement aux idées péripatéticiennes. Bien plus, le septième livre contenait un éloge de la morale épicurienne (6).

Gassendi était, au reste, une de ces heureuses natures, auxquelles on pardonne un peu plus qu’à d’autres. Le développement précoce de son esprit ne l’avait pas, comme Pascal, dégoûté, de bonne heure, de la science et fait tomber dans la mélancolie. Aimable et gai, il se faisait bien accueillir partout ; et, malgré la modestie de ses manières, il cédait volontiers à son inépuisable verve humoristique, quand il était avec des amis. Dans ses anecdotes, il s’amusait surtout aux dépens de la médecine routinière, qui se vengea de lui d’une façon assez cruelle. Toutefois, une certaine gravité paraît ne pas avoir fait défaut à son caractère. Chose remarquable, parmi les écrivains qui l’avaient passionné dans sa jeunesse et délivré d’Aristote, celui qu’il nomme en première ligne n’est pas le spirituel railleur Montaigne, mais le pieux sceptique Charron et le grave Louis Vivès, qui alliait une logique sévère à l’austérité du jugement moral.

De même que Descartes, Gassendi dut aussi renoncer à « ses idées personnelles » dans l’exposé de sa conception du monde, mais il ne lui vint pas à l’esprit de pousser au delà des bornes sa complaisance pour les doctrines de l’Église. Tandis que Descartes faisait de nécessité vertu, et enveloppait le matérialisme de sa philosophie naturelle dans le large manteau d’un idéalisme éblouissant par sa nouveauté, Gassendi restait essentiellement matérialiste, et contemplait, avec un déplaisir marqué, les inventions de celui qui jadis avait eu les mêmes opinions que lui. Chez Descartes, le mathématicien l’emporta ; chez Gassendi, le physicien. Le premier, comme Platon et Pythagore dans l’antiquité, se laissa entraîner par les mathématiques au point de dépasser avec ses conclusions le champ de toutes les expériences possibles ; le second se maintint dans l’empirisme et, tant que le dogme religieux ne lui en imposa pas l’impérieuse obligation, il ne franchit jamais les limites d’une spéculation dont les théories les plus hardies sont encore en conformité avec les analogies fournies par l’expérience. Descartes s’éleva à un système qui scinde violemment la pensée et l’intuition des sens et, par là même, ouvre la voie aux assertions les plus téméraires ; Gassendi maintint inébranlable l’unité de la pensée et de l’intuition.

En 1643, il publia ses Disquisitiones anticartesianæ ouvrage regardé, à bon droit, comme le modèle d’une polémique aussi fine, aussi courtoise que solide et ingénieuse. Descartes avait commencé par douter de tout, même de la vérité des données sensibles, Gassendi démontre qu’il est tout simplement impossible de faire abstraction jusqu’au bout de toute donnée sensible, que, par conséquent, le cogito ergo sum n’est nullement la vérité sublime et première, d’où découlent toutes les autres.

Et de fait, ce doute cartésien, que l’on se permet un beau matin semel in vita pour débarrasser l’âme de tous les préjugés dont elle s’est imbue depuis l’enfance, n’est qu’un jeu frivole sur des idées creuses. Dans un acte psychique concret, on ne peut jamais séparer la pensée d’avec les données sensibles ; mais de même que nous calculons avec de simples formules, comme par exemple  , sans pouvoir nous représenter cette quantité, de même nous avons parfaitement le droit de regarder le sujet qui doute et même l’acte du doute comme égaux à zéro. Nous n’y gagnons rien, mais nous n’y perdons rien non plus, si ce n’est le temps employé à des spéculations de ce genre.

La plus célèbre objection de Gassendi : on peut déduire l’existence de tout autre acte aussi bien que de l’acte de penser (7), se présente si naturellement qu’on l’a répétée souvent, sans connaître Gassendi et que, non moins souvent, on l’a déclarée superficielle et inintelligible. Selon Büchner, le raisonnement cartésien équivaudrait à celui-ci : le chien aboie, donc il existe. Buckle (8) déclare étroite toute critique de ce genre, parce qu’il s’agit d’une question psychologique et non d’une question logique.

Mais à cette défense bénévole on peut opposer ce fait clair, comme le jour, que celui qui confond ensemble les questions logique et psychologique est Descartes lui-même, et qu’en les séparant rigoureusement l’une de l’autre, on voit toute l’argumentation s’écrouler.

Et d’abord le droit formel de l’objection se fonde incontestablement sur ces mots des Principia (I, 7) : « Repugnat enim, ut putemus, id quod cogitat, eo ipso tempore, quo cogitat, nihil esse. » Ici l’assertion purement logique est employée par Descartes lui-même, ce qui provoque la deuxième objection de Gassendi. Mais si l’on veut y substituer la question psychologique, on vient se heurter contre la première objection de Gassendi : à savoir qu’un tel processus psychologique n’existe, ni ne peut exister, et qu’il est purement imaginaire.

Ce qui nous égare par une apparente raison, c’est la défense adoptée par Descartes lui-même, qui fonde la valeur de l’argument sur la déduction logique et croit trouver la différence suivante : dans mon argument, la prémisse je pense est certaine ; mais dans l’argument : « Je vais me promener, donc je suis », la prémisse est douteuse et par conséquent la conclusion impossible. Mais cela encore est de la pure sophistique. Si je vais réellement me promener, je puis sans doute regarder cette promenade comme la simple apparence d’un fait réellement différent ; et je puis en dire autant de ma pensée considérée comme fait psychologique ; mais je ne puis pas plus, sans mentir complètement, annuler l’idée même que je vais me promener, que l’idée de ma propre pensée, surtout si le cogitare de Descartes implique en même temps le velle, l’imaginari et même le sentire.

De toutes les conclusions, la moins solide est celle qui aboutit à l’affirmation d’un sujet qui pense, comme l’a très-bien fait ressortir Lichtenberg : « Il pense, devrait-on dire, comme on dit : il tonne. Dire cogito est déjà trop, quand on le traduit par je pense. Accepter, exiger le je, est un besoin pratique (9).

Dans l’année 1646, Gassendi fut nommé professeur royal de mathématiques à Paris, où son nombreux auditoire se composait d’hommes de tout âge, entre autres de savants distingués. Il s’était déterminé à contre-cœur à quitter sa résidence méridionale et, comme il ne tarda pas à être atteint d’une affection de poitrine, il retourna à Digne, où il resta jusqu’en 1653. C’est de cette période de sa vie que datent la plupart de ses écrits sur Épicure, ainsi que l’exposé de ses propres doctrines. Il rédigea, dans le même temps, outre plusieurs ouvrages astronomiques, une série de biographies substantielles, parmi lesquelles on remarque surtout celles de Copernic et de Tycho-Brahé. De tous les représentants éminents du matérialisme, Gassendi est le seul qui soit doué du sens historique et il l’est d’une manière remarquable. Dans son Syntagma philosophicum aussi, il commence par traiter chaque question historiquement sous toutes ses faces.

En ce qui concerne l’univers, il déclare que les principaux systèmes sont ceux de Ptolémée, de Copernic et de Tycho-Brahé. Il rejette complètement celui de Ptolémée ; celui de Copernic, ajoute-t-il, est le plus simple et le plus conforme à la réalité, mais il faut adopter celui de Tycho-Brahé, parce que la Bible admet positivement le mouvement du soleil. Remarquons, comme trait caractéristique de ce temps-là, que Gassendi, ordinairement si prudent, après avoir, sous tous les autres rapports, complété son système matérialiste, sans se brouiller avec l’Église, ne put pas même repousser le système de Copernic, sans encourir le soupçon d’hérésie en fait de conception de l’univers, à cause des éloges qu’il avait accordés à ce savant. On comprend toutefois jusqu’à un certain point la haine des partisans de l’ancien système du monde, quand on voit comment Gassendi eut l’habileté, sans l’attaquer ouvertement, d’en miner les fondements. Une assertion favorite des adversaires de Copernic était en effet : si la terre se ment, il est impossible qu’un projectile lancé en l’air dans le sens vertical retombe sur le canon d’où il est sorti. Gassendi raconte (10) qu’il fit faire une expérience à bord d’un navire allant à grande vitesse : une pierre, lancée en l’air perpendiculairement, retomba sur la partie même du pont d’où elle avait été projetée. La même pierre, qu’on laissa tomber du haut d’un mât, arriva verticalement au pied de ce même mat. Ces expériences, qui nous paraissent si naturelles, avaient une importance décisive alors que Galilée venait seulement de découvrir et de publier les lois du mouvement ; elles détruisirent sans retour l’argument principal des adversaires de Copernic.

Gassendi considère l’univers comme un tout coordonné ; mais il se demande en quoi consiste cet ordre ; et d’abord si l’univers a une âme ou non. Si l’on entend par âme du monde Dieu et si l’on se borne à affirmer que Dieu, par son existence et sa présence, conserve, gouverne et, pour ainsi dire, anime tout, il n’y a, en quelque sorte, rien à objecter. Tous les philosophes aussi reconnaissent que la chaleur est répandue dans le monde entier ; cette chaleur pourrait également être appelée l’âme du monde. Mais c’est contredire les phénomènes réels que d’accorder au monde une âme qui végète, sente ou pense. Car le monde ne donne pas la vie à un autre monde comme font les animaux et les plantes ; il ne grandit ni ne mange ni ne boit pour soutenir son existence ; encore moins possède-t-il la vue, l’ouïe et les autres organes des êtres animés.

Gassendi regarde le temps et l’espace comme indépendants et existants par eux-mêmes, comme n’étant ni substances ni accidents ; là où cessent toutes les choses corporelles, continue à s’étendre l’espace infini et, avant la création du monde, le temps s’écoulait aussi uniformément qu’aujourd’hui. Par le principe matériel ou la matière première, il faut entendre la matière qui ne peut pas se dissoudre davantage. Ainsi l’homme se compose d’une tête, d’une poitrine, d’un ventre, etc. ; ces parties sont formées de chyle et de sang ; ceux-ci, à leur tour, proviennent de la nourriture ; la nourriture de ce qu’on appelle les éléments ; les éléments, des atomes qui sont le principe matériel ou la matière première. La matière en soi n’a donc pas encore de forme. Il est vrai que, sans masse matérielle, il n’y a pas de forme ; la matière est le substratum permanent, tandis que les formes changent et passent. Aussi la matière est-elle en soi indestructible, ingénérable et aucun corps ne peut provenir de rien, ce qui toutefois n’équivaut pas à nier la création de la matière par Dieu. Les atomes sont tous identiques quant à la substance ; différents, quant à la forme.

Les autres détails sur les atomes, le vide, l’indivisibilité infinie, le mouvement des atomes, etc., sont calqués sur Épicure. Il est à remarquer seulement que Gassendi identifie la pesanteur ou le poids des atomes avec leur faculté naturelle interne de se mouvoir. Au reste l’impulsion première de ce mouvement a été donnée aux atomes par Dieu.

Dieu, qui fit produire à la terre et à l’eau des plantes et des animaux, créa un nombre déterminé d’atomes, qui devaient être les semences de toutes choses. C’est alors seulement que commença la série de productions et de destructions, qui dure encore aujourd’hui et durera ultérieurement.

« La cause première de tout est Dieu », mais la dissertation ne s’occupe ensuite que des causes secondaires, qui donnent immédiatement naissance à toutes les modifications. Le principe en doit être nécessairement corporel. Sans doute, dans les produits artificiels, le principe moteur diffère de la matière ; mais, dans la nature, l’agent opère intérieurement et n’est que la partie la plus active et la plus mobile de la matière. Quant aux corps visibles, toujours l’un est mû par l’autre ; l’atome est le principe qui se meut par lui-même. Gassendi explique la chute des corps par l’attraction de la terre : mais cette attraction ne peut pas être une actio in distans. Si quelque chose de la terre ne s’ajoutait pas à la pierre et ne venait pas la saisir, la pierre ne s’inquiéterait pas du tout de la terre ; de même l’aimant doit saisir le fer, quoique d’une manière invisible, pour l’attirer à soi. Mais, pour qu’on ne voie pas dans cette attraction le jet grossier de harpons ou d’hameçons, Gassendi l’explique par l’exemple remarquable de l’enfant attiré par la pomme que ses sens seuls lui ont fait connaître (11). N’oublions pas que Newton, qui, sur ce point, suivit les traces de Gassendi, ne se figura nullement sa loi de la gravitation comme une action immédiate à distance (12).

La naissance et la disparition des choses ne sont qu’une réunion et une séparation des atomes. Quand un morceau de bois se brûle, les atomes de la flamme, de la fumée, des cendres, etc., ont déjà existé, mais dans une combinaison différente. Toute modification n’est qu’un mouvement des parties d’un objet ; aussi ce qui est simple ne peut-il pas se modifier, mais seulement continuer à se mouvoir dans l’espace.

Gassendi semble avoir bien senti le côté faible de l’atomisme, l’impossibilité d’expliquer par les atomes et par le vide les facultés intellectuelles et la sensation (voir plus haut, p. 18 et suiv. ; 136 et suiv.) ; car il s’occupe de ce problème en détail ; il fait ressortir aussi clairement que possible les explications présentées par Lucrèce et il s’efforce de leur donner encore plus de poids par de nouveaux arguments. Il avoue toutefois qu’il y a ici quelque chose d’incompréhensible ; mais, ajoute-il, les autres systèmes sont également impuissants en face de cette difficulté (13). Cela n’est pas tout à fait exact, car la forme de la combinaison, d’où résulte ici l’effet, est quelque chose de réel pour les aristotéliciens ; pour l’atomistique au contraire, elle n’est rien.

Ici, sans doute, Gassendi diffère de Lucrèce en ce qu’il admet un esprit immortel et incorporel ; mais, pareil au dieu de Gassendi, cet esprit est tellement en dehors du système qu’on peut très-bien se passer de lui. Gassendi ne s’avise pas non plus de l’admettre pour résoudre le problème de l’unité ; il l’admet parce que la religion l’exige. Comme son système ne connaît qu’une âme matérielle, composée d’atomes, il faut que l’esprit se charge du rôle de l’immortalité et de l’incorporalité. La manière, dont Gassendi procède, rappelle tout à fait l’averroïsme. Par exemple, les maladies mentales sont des maladies du cerveau ; elles n’affectent pas la raison immortelle ; seulement celle-ci ne peut pas se manifester, parce que son instrument est dérangé. Mais dans cet instrument réside aussi la conscience individuelle, le moi, qui, en réalité, est trouble par la maladie et qui ne la regarde pas alu dehors, — voilà un point auquel Gassendi évite de toucher de trop près. Au reste, même sans être gêné par l’orthodoxie, il pouvait avoir peu de propension à poursuivre les détails d’un problème qui l’éloignait du terrain de l’expérience.

La théorie de la nature extérieure, à laquelle l’atomistique rend de grands services, plaisait et Gassendi infiniment plus que la psychologie, où, pour compléter son système, il se contentait d’un minimum d’idées personnelles, tandis que Descartes, sans compter sa conception métaphysique du moi, essaya encore de construire une doctrine originale sur ce terrain.

À l’université de Paris, où, parmi les anciens professeurs, la philosophie d’Aristote était encore en vogue, les jeunes professeurs prirent de plus en plus fait et cause pour Descartes et Gassendi ; il se forma ainsi deux écoles nouvelles, celle des cartésiens et celle des gassendistes : les uns voulaient laient en finir avec la scolastique au nom de la raison, les autres au nom de l’expérience. Cette lutte fut d’autant plus remarquable que précisément à cette époque, grâce à un courant réactionnaire, la philosophie d’Aristote avait pris un nouvel élan. Le théologien Launoy, homme du reste très-savant et relativement libéral, s’écrie tout stupéfait en entendant exposer les opinions de son contemporain Gassendi : « Si Ramus, Litaud, Villon et Clavius avaient professé ces opinions, que n’aurait-on pas fait à ces hommes-là » (14) !

Gassendi ne périt pas victime de la théologie parce qu’il était destiné à périr victime de la médecine. Un traitement de la fièvre, suivant les procédés de l’époque, lui avait enlevé toutes ses forces. Ce fut en vain qu’il chercha momentanément, dans son pays natal, à se rétablir. Revenu à Paris, il fut de nouveau saisi par la fièvre, et treize nouvelles saignées mirent fin à son existence. Il mourut le 24 octobre 1655, dans la 63e année de son âge.

La réforme de la physique et de la philosophie naturelle, que l’on attribue d’ordinaire à Descartes, est pour le moins autant l’œuvre de Gassendi. Bien des fois, par suite de la célébrité que Descartes doit à sa métaphysique, on lui a directement attribué ce qui appartenait avec plus de justice Gassendi ; il est vrai que le mélange tout particulier d’opposition et d’accord, de lutte et d’alliance entre les deux systèmes faisait que les courants cartésien et gassendiste se confondaient complètement. Ainsi Hobbes, le matérialiste et l’ami de Gassendi, était partisan de la théorie corpusculaire de Descartes, tandis que Newton avait sur les atomes l’opinion de Gassendi. Les découvertes faites plus tard amenèrent la réunion des deux théories ; on laissa subsister côte à côte atomes et molécules, après que les deux idées eurent reçu le développement qu’elles comportaient ; incontestablement l’atomistique actuelle s’est formée, pas à pas, des théories de Gassendi et de Descartes, remontant ainsi par ses origines jusqu’à Leucippe et à Démocrite.


CHAPITRE II

Hobbes.


Développement intellectuel de Hobbes. — Ses travaux et ses aventures pendant son séjour en France. — Sa définition de la philosophie. — Sa méthode ; il se rattache à Descartes, non à Bacon ; il reconnaît les grandes découvertes modernes. — Sa lutte contre la théologie. — Système politique de Hobbes. — Sa définition de la religion. — Les miracles. — Ses notions fondamentales de physique. — Son relativisme. — Sa théorie de la sensation. — L’univers et le dieu corporel.


Un des caractères les plus remarquables que nous rencontrons dans l’histoire du matérialisme, est sans contredit celui de l’anglais Thomas Hobbes, de Malmesbury. Son père était un honnête ecclésiastique de campagne, médiocrement instruit mais assez habile pour faire à ses ouailles la lecture des sermons requis.

Lorsqu’en 1588 l’invincible Armada de Philippe II menaça les côtes de l’Angleterre et jeta les Anglais dans un grand émoi, la femme du ministre anglican accoucha de frayeur, avant terme, de Thomas Hobbes. L’enfant était destiné à vivre quatre-vingt-douze ans, malgré la faiblesse initiale de sa constitution.

Hobbes ne devait parvenir que tardivement et par divers détours à la célébrité, à son système et à ses occupations favorites.

Lorsque dans sa 14e année il arriva à l’université d’Oxford, il fut, suivant l’esprit des études du temps, astreint à apprendre, en premier lieu, la logique et la physique d’après les principes d’Aristote. Il étudia avec une grande ardeur toutes ces subtilités l’espace de cinq années entières et fit de grands progrès, surtout en logique. Comme il s’était attaché à l’école nominaliste, si rapprochée du matérialisme en principe, ce choix influa sans doute sur ses tendances ultérieures. Bien que, dans la suite, Hobbes ne se soit plus occupé de ces études, il n’en resta pas moins nominaliste. On peut même dire qu’il donna à cette tendance le développement le plus rigoureux dont l’histoire fasse mention, car il joignit à la théorie de la valeur purement conventionnelle des idées générales, la théorie de la relativité de leur importance, presque dans le sens des sophistes grecs.

À l’âge de vingt ans, il entra au service de lord Cavendish, plus tard comte de Devonshire. Cette position décida du reste de sa carrière et paraît avoir aussi exercé une grande influence sur ses opinions et sur ses principes.

Il fut le camarade ou plutôt le précepteur du fils de ce lord, qui était à peu près du même âge que lui et dont plus tard il instruisit pareillement le fils. Hobbes se trouva ainsi en rapport pendant trois générations consécutives avec cette illustre famille. On peut dire que la vie de Hobbes fut celle d’un précepteur dans la classe la plus élevée de l’aristocratie anglaise.

Cette position le mêla au monde et lui donna cette tendance constante à la pratique qui distingue les philosophes anglais de cette époque ; il sut voir au-delà de l’horizon étroit de la pédanterie scolastique et des préjugés cléricaux dans lesquels il avait été élevé ; de fréquents voyages lui firent connaître la France et l’Italie. À Paris il eut le loisir et l’occasion de lier connaissance avec les célébrités de l’époque. Ces relations lui apprirent en même temps de bonne heure à se soumettre et à s’attacher au pouvoir royal et à l’autorité ecclésiastique, par opposition aux tendances de la démocratie et des sectes anglaises. En échange du latin et du grec, qu’il oublia peu à peu, il prit, dans son premier voyage avec le jeune lord, une légère teinture des langues française et italienne. S’apercevant partout que les hommes intelligents dédaignaient la logique scolastique, il l’abandonna complètement ; mais, en revanche, il se remit avec ardeur au latin et au grec, qu’il étudia à un point de vue plus humaniste. Son esprit positif, déjà tourné vers la politique, le guida dans ces nouvelles études.

Lorsque commencèrent à gronder les orages qui précédèrent l’explosion de la révolution anglaise, il traduisit (1628) Thucydide en anglais, avec le but formel de détourner ainsi ses compatriotes des folies démocratiques, en leur montrant dans les destinées d’Athènes, comme dans un miroir, les destinées de l’Angleterre. Alors était répandue une erreur dont on n’est pas encore complètement guéri de nos jours, c’est que l’histoire peut donner un enseignement direct, et qu’il est permis de prendre les leçons qu’elle fournit pour les appliquer aux circonstances les plus différentes. Le parti, auquel Hobbes se rattacha, était évidemment légitimiste et conservateur, quoique ses opinions personnelles et la fameuse théorie, qu’on en avait déduite, fussent, en réalité, diamétralement opposées à toute espèce de conservatisme (15).

Ce ne fut qu’en 1629, durant un voyage en France avec un autre jeune noble, que Hobbes commença à étudier les éléments d’Euclide, pour lesquels il éprouva bientôt une véritable prédilection. Il avait déjà quarante et un ans, et, quoique débutant alors seulement dans l’étude des mathématiques, il ne tarda pas à être au niveau des plus savants mathématiciens ; cette science le conduisit à son matérialisme mécanique et logique.

Deux ans plus tard, dans un nouveau voyage en France et en Italie, il commença à Paris l’étude des sciences naturelles ; et immédiatement il se proposa de résoudre un problème, dont l’énoncé seul décèle déjà une tendance au matérialisme et dont la solution fut le signal des discussions matérialistes qui eurent lieu au XVIIIe siècle. Voici l’exposé de ce problème :

De quelle nature peut être le mouvement qui produit la sensation et l’imagination chez les êtres vivants ?

Ces études, qui durèrent une série d’années, le mirent en rapports quotidiens avec le moine minime Mersenne, avec lequel il entra en correspondance après son retour en Angleterre (1637).

Mais aussitôt que s’ouvrit en Angleterre (1640) le long Parlement, Hobbes, qui s’était déclaré si ardemment contre le parti du peuple, avait toute espèce de motifs pour s’éloigner ; il revint donc à Paris où il continua ses relations avec Mersenne et se lia intimement avec Gassendi, auquel il emprunta plus d’une idée. Son séjour à Paris dura cette fois plusieurs années. Il occupait un rang très distingué parmi les réfugiés anglais qui se trouvaient alors en grand nombre à Paris ; aussi fut-il chargé de donner des leçons de mathématiques à celui qui devint plus tard le roi Charles II. Cependant, il avait rédigé ses principaux ouvrages politiques, le traité De Cive et le Léviathan. Il prêchait avec une netteté toute particulière, dans le Léviathan, un absolutisme brutal et paradoxal, mais nullement légitimiste. Ce fut précisément ce dernier livre, où d’ailleurs les ecclésiastiques avaient trouvé passablement d’hérésies, qui le brouilla momentanément avec la cour. Il tomba en disgrâce, et, comme il avait aussi attaqué la papauté avec violence, il fut réduit à quitter la France et à profiter de cette liberté anglaise qu’il avait tant décriée. Après la restauration, il se réconcilia avec la cour et vécut dès lors dans une honorable retraite, entièrement absorbé par ses études. À l’âge de quatre-vingt-trois ans, il publia une traduction d’Homère ; à quatre-vingt-huit ans, une Cyclométrie.

Un jour, à Saint-Germain, Hobbes étant alité, en proie à une fièvre violente, on lui envoya Mersenne pour empêcher que cet homme célèbre ne mourût hors du giron de l’église catholique. Mersenne lui ayant rappelé que l’Église avait le pouvoir de remettre les péchés, Hobbes le pria de lui dire plutôt quand il avait vu Gassendi pour la dernière fois, et dès ce moment la conversation roula sur d’autres choses. Il accepta cependant l’assistance d’un évêque anglican, à condition qu’il s’en tînt aux prières prescrites par l’anglicanisme.

Les opinions de Hobbes sur la philosophie de la nature sont, les unes disséminées dans ses écrits politiques, les autres énoncées dans ses deux traités De Homine et De Corpore. Son introduction à la philosophie caractérise nettement ses théories :

« Les hommes se comportent aujourd’hui à l’égard de la philosophie comme ils faisaient dans les temps primitifs relativement aux fruits de la terre. Tout pousse à l’état sauvage sans être ni cultivé ni contrôlé. Aussi la plupart des hommes se nourrissent-ils des glands traditionnels ; et si, parfois l’un d’eux goûte à une baie étrangère, c’est ordinairement aux dépens de sa santé. De même, ceux qui se contentent de la routine passent pour mieux avisés que ceux qui se laissent séduire par la philosophie. »

Hobbes montre ensuite combien il est difficile d’arracher de l’esprit des hommes une idée enracinée et consacrée par l’autorité d’habiles écrivains ; la difficulté est d’autant plus grande que la vraie philosophie dédaigne systématiquement le fard de l’éloquence et même toute espèce de parure. Elle se fonde sur des principes vulgaires, arides, presque répugnants.

Cette introduction est suivie d’une définition ou, si l’on veut, d’une négation de la philosophie dans le sens traditionnel de ce mot :

Elle est la connaissance des effets ou des phénomènes provenant de causes admises, et par contre des causes possibles, qu’on induit des effets connus, au moyen de raisonnements logiques. — Or argumenter, c’est calculer ; et tout calcul peut se ramener à une addition ou à une soustraction (16).

Si cette définition convertit toute la philosophie en science de la nature et élimine de prime abord tout ce qui est transcendant, nous trouvons la tendance matérialiste encore plus accusée dans l’énoncé du but de la philosophie. Ce but est de prévoir les effets et de les utiliser dans le cours de la vie. — On sait qu’en Angleterre le mot philosophy, depuis la définition donnée par Hobbes, ne répond plus du tout au mot allemand Philosophie et que le véritable philosophe de la nature n’est autre qu’un physicien faisant des expériences. Hobbes apparaît ici comme le successeur logique de Bacon, et de même que la philosophie de ces deux hommes a certainement beaucoup contribué au développement matériel de l’Angleterre, de même elle fut favorisée par l’esprit original, alors presque entièrement développé, d’un peuple judicieux, pratique, avide de puissance et de richesses.

Malgré cet accord entre l’esprit de Hobbes et le génie anglais, il ne faut pas non plus méconnaître l’influence de Descartes sur la manière dont ce peuple comprenait le mot philosophie ; mais ici nous ne parlons que du Descartes, que nous a fait connaître le Discours sur la méthode, et nous ne nous préoccupons nullement du jugement traditionnel porté sur le cartésianisme (voir note 66 de la 2e partie). Dans cette première œuvre, où Descartes attribue une bien plus grande importance à ses conceptions physiques qu’à ses théories métaphysiques, il revendique pour les premières l’honneur d’avoir ouvert une voie nouvelle « pour passer de la philosophie théorique des écoles à une philosophie pratique, qui nous fait connaître la force et les effets du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les corps qui nous entourent, aussi bien que les travaux et les procédés de nos artisans, et qui pourrait nous mettre à même d’utiliser ces connaissances, comme les œuvres des artisans, pour tous nos besoins possibles, et de nous rendre ainsi les maîtres et les propriétaires de la nature (17). » On pourrait sans doute faire remarquer que tout cela a déjà été dit d’une façon plus incisive, par Bacon, de qui Hobbes avait dès sa jeunesse étudié et approfondi la doctrine, mais cette concordance ne concerne que la tendance générale, tandis que la méthode de Descartes diffère, sur un point essentiel, de celle de Bacon.

Bacon débute par l’induction ; il croit qu’en s’élevant de l’individualité à la généralité, il arrivera immédiatement aux causes réelles des phénomènes. Ce résultat une fois obtenu, il emploie la déduction, soit pour compléter l’édifice, soit pour utiliser les vérités découvertes.

Descartes, au contraire, procède synthétiquement, mais non dans le sens de Platon et d’Aristote, et sans réclamer une certitude absolue pour les principes (ce revirement était réservé au développement réactionnaire de sa métaphysique !) ; mais il a la ferme conviction que la véritable force de la démonstration appartient à l’expérience. Il place la théorie en avant, par forme d’essai, explique par elle les phénomènes ; puis, grâce à l’expérience, il apprécie la justesse de la théorie (18). Cette méthode, que l’on peut appeler hypothétique et déductive, bien que le nervus probandi en doive être cherché dans l’induction et qu’il faille en parler à propos de la logique inductive, est plus rapprochée que celle de Bacon, du véritable procédé de ceux qui étudient la nature. Cependant aucun des deux n’expose complètement le mode des recherches naturelles. Mais, sans aucun doute, Hobbes s’est ici déclaré sciemment en faveur de Descartes contre Bacon, tandis que plus tard Newton (il est vrai plus en théorie qu’en pratique) revint à Bacon.

On doit de grands éloges à Hobbes pour avoir, tout en suivant sa propre voie, reconnu franchement et sans restrictions les importants résultats acquis par l’étude moderne de la nature. Tandis que Bacon et Descartes en étaient encore à renier Copernic, Hobbes lui assigna la place d’honneur qu’il méritait ; il se déclara de même avec netteté et précision dans presque toutes les discussions pour la manière de voir rationnelle et exacte ; par exception, il se laissa entraîner par Descartes à nier l’existence du vide. Sous ce rapport, comme aussi pour le jugement à porter sur ses tendances, la dédicace de son ouvrage De Corpore offre un grand intérêt (19). « La théorie du mouvement de la terre, y est-il dit, fut imaginée par les anciens, mais les philosophes qui suivirent l’ont étranglée dans les nœuds coulants de leur phraséologie en même temps que la physique du ciel bâtie sur ce fondement. De la sorte, à part les faits constatés, on ne peut faire remonter la naissance de l’astronomie que jusqu’à Copernic, lequel transmit au XVIe siècle les opinions de Pythagore, d’Aristarque et de Philolaüs. Ensuite Galilée ouvrit la première porte de la physique et Harvey fonda la connaissance du corps humain sur la théorie de la circulation du sang et de la génération des animaux. Auparavant on ne possédait que des expériences isolées et une histoire naturelle aussi peu positive que la cosmogonie. « Enfin, Kepler, Gassendi et Mersenne parurent sur le terrain des sciences physiques ; quant à Hobbes, il revendique pour lui-même, en faisant allusion à ses livres De Cive, l’honneur d’avoir fondé la « philosophie politique » (philosophia civilis).

Dans l’ancienne Grèce, continue Hobbes, régna, au lieu de la philosophie, un certain fantôme (phantasma quoddam) ayant l’extérieur vénérable de la philosophie mais intérieurement plein de tromperie et d’impureté. On avait d’abord mélangé avec le christianisme quelques pensées peu nuisibles de Platon ; mais ensuite on y ajouta tant d’idées fausses et insensées d’Aristote, qu’on perdit la foi, qu’on prit en échange la théologie, système boiteux, qui s’appuyant, comme il le fait, d’un pied sur l’Écriture sainte, de l’autre sur la philosophie d’Aristote, peut se comparer à Empusa et a donné naissance à des polémiques et à des guerres innombrables. Pour exorciser ce fantôme, le meilleur moyen est de fonder une religion d’État en opposition aux dogmes individuels, et de l’appuyer sur l’Écriture sainte en établissant, d’un autre côté, la philosophie sur la raison naturelle.

Ces pensées sont ensuite largement développées, surtout dans le Léviathan, tantôt avec une témérité paradoxale, tantôt avec une sagacité naturelle et une logique surprenante. À propos de l’opposition de Hobbes contre Aristote, on doit remarquer principalement un passage du chapitre XLVI, où il affirme que le mal a eu pour cause la confusion du mot avec la chose. Hobbes ici frappe certainement juste quand il voit la source d’innombrables absurdités dans la personnification du verbe être. Aristote a fait du mot être une chose, comme s’il y avait dans la nature un objet désigné par le mot être ! — On peut se figurer de quelle manière Hobbes aurait jugé Hegel !

Sa polémique contre la « théologie », qu’il traite de monstre pernicieux, ne tourne qu’en apparence au profit de l’orthodoxie appuyée sur l’Écriture sainte. En réalité, elle s’accorde plutôt avec une répulsion tacite contre la religion. Mais Hobbes déteste la théologie surtout quand elle va de pair avec l’ambition cléricale, qu’il repousse formellement. Le royaume du Christ n’étant pas de ce monde, le clergé ne doit, selon ce philosophe, prétendre à aucune domination. Aussi Hobbes attaque-t-il tout particulièrement le dogme de l’infaillibilité du pape (20). — Il résulte d’ailleurs de sa définition de la philosophie qu’il ne saurait être question d’une théologie spéculative. En général, la connaissance de Dieu n’est pas du domaine de la science, car la pensée cesse là où il n’y a rien à additionner, rien à soustraire. Il est vrai que le rapport de la cause à l’effet nous amène à admettre une cause dernière à tout mouvement, un principe moteur et primordial ; mais la détermination plus précise de son essence reste quelque chose d’inimaginable, de contradictoire à la pensée même, de sorte que la constatation et l’achèvement de l’idée de Dieu doivent être laissés à la foi religieuse.

L’aveuglement et l’absurdité de la foi ne sont affirmés dans aucun système avec une aussi grande netteté que dans celui-ci, quoique, sur plus d’un point, Bacon et Gassendi suivent la même voie. Aussi Schaller dit-il judicieusement, en parlant de l’attitude de Hobbes vis-à-vis de la religion : « la possibilité psychologique d’une semblable attitude est pareillement un mystère, de sorte qu’avant tout il faudrait que l’on pût croire à la possibilité d’une foi ainsi caractérisée » (21). Quant au véritable point d’appui de cette théorie religieuse, on le trouve dans le système politique de Hobbes.

On sait que Hobbes passe pour le fondateur de l’absolutisme politique, qu’il déduit de la nécessité d’éviter, par une volonté suprême, la guerre de tous contre tous. Il admet que l’homme, naturellement égoïste, même quand il est né pacifique, ne peut vivre sans léser les intérêts d’autrui, sa seule tendance étant de garantir ses propres intérêts. Hobbes réfute l’assertion d’Aristote, qui fait de l’homme un animal naturellement porté à organiser des États, comme l’abeille, la fourmi et le castor. Ce n’est point par instinct politique, mais par la crainte et le raisonnement que l’homme en viendrait à s’associer avec ses pareils dans un but de commune sécurité. Hobbes nie ensuite avec une logique opiniâtre toute distinction absolue entre le bien et le mal, entre la vertu et le vice. Aussi l’individu ne peut-il parvenir à se fixer d’une manière positive sur la valeur de ces expressions ; il se laisse guider uniquement par son intérêt et, tant que la volonté supérieure de l’État n’existe pas, on ne saurait le lui reprocher plus qu’à l’animal carnassier qui déchire les bêtes inférieures en force.

Bien que toutes ces assertions se coordonnent fort logiquement entre elles et soient conformes à l’ensemble du système, Hobbes aurait pu cependant, sans se contredire, admettre comme vraisemblable l’existence d’un instinct politique naturel et même d’une évolution spontanée de l’humanité, vers l’adoption de mœurs qui garantissent, autant que possible, le bonheur général. La négation du libre arbitre qui se comprend chez Hobbes, n’entraîne pas encore comme inévitable conséquence la morale de l’égoïsme, à moins que, en étendant le sens de l’idée d’une manière exagérée, on ne veuille nommer égoïsme le désir de voir son entourage heureux, alors que ce désir a pour but une satisfaction naturelle. Hobbes ne connaît pas ces subtilités : pour lui, l’égoïsme des fondateurs d’État est franc, entier et sans artifice, l’antipode des intérêts d’autrui et des intérêts généraux ; c’est la pure expression des intérêts personnels. Hobbes, qui n’appréciait pas assez l’importance heuristique du sentiment, nie dans l’homme toute tendance naturelle vers la vie sociale et toute faculté de concevoir et d’admettre les intérêts généraux ; il quitte ainsi l’unique voie qui aurait pu le mener de son point de vue matérialiste à des considérations transcendantes de morale et de politique. En repoussant l’animal sociable d’Aristote (Zoon politikon), il adopte une thèse qui, conforme à ses autres principes, doit nécessairement l’entraîner à toutes sortes de conséquences paradoxales. C’est précisément à cause de cette logique impitoyable, que Hobbes, alors même qu’il se trompe, présente toujours une clarté si extraordinaire, et l’on ne pourrait guère citer d’écrivain qui ait été, autant que lui, injurié à la fois par des hommes de toutes les écoles, au moment même où il les obligeait tous à penser avec plus de clarté et de précision.

Chez Hobbes, comme plus tard chez Rousseau, les premiers fondateurs d’État rédigent un contrat et, sous ce rapport, sa théorie est tout à fait révolutionnaire, car elle ne sait absolument rien d’une origine divine des classes sociales, des droits sacrés et héréditaires des trônes ni de tout le fatras conservateur (22). Hobbes regarde la monarchie comme la meilleure forme de gouvernement, mais il croit que c’est l’assertion dont il a le moins bien démontré la vérité. La monarchie héréditaire n’a été imaginée que dans un but d’utilité ; mais, partout où elle existe, la monarchie doit être absolue, simple conséquence de la nécessité selon laquelle toute direction de l’État, même quand elle est confiée à un comité ou à une assemblée, doit être absolue.

L’humanité, qui est pour lui un ramassis de canaille égoïste, n’a pas, de sa nature, le moindre penchant pour le respect d’une constitution quelconque ou pour l’observation des lois. La force seule peut l’y contraindre. Ainsi, pour que la masse soit domptée et que la guerre de tous contre tous soit évitée comme le plus grand des maux, l’égoïsme des gouvernements doit pouvoir faire prédominer son autorité absolue, afin que les égoïsmes individuels, infiniment plus déréglés et plus nuisibles, restent sans cesse terrassés et comprimés. Il est d’ailleurs impossible de limiter l’autorité du gouvernement. Quand il viole la constitution, il faudrait que les citoyens, pour opposer une résistance victorieuse, eussent confiance les uns dans les autres ; or, voilà précisément ce que ne font pas ces brutes égoïstes ; et chaque individu à part est plus faible que le gouvernement. Pourquoi donc le gouvernement se gênerait-il ?

Toute révolution qui triomphe est légitime dès qu’elle a réussi à établir un nouveau gouvernement quelconque, comme cela résulte naturellement de ce système ; la maxime « la force prime le droit » est inutile pour tranquilliser les tyrans, la force et le droit étant identiques. Hobbes n’aime pas à s’arrêter à ces conséquences de son système, et il dépeint avec prédilection les avantages d’un pouvoir absolu héréditaire ; mais cela ne modifie pas la théorie. Le nom de « Léviathan » n’est que trop significatif pour ce monstre d’État, qui, sans être guidé par des considérations supérieures, dispose à son gré, comme un dieu terrestre, des lois et des arrêts, des droits et des biens, fixe arbitrairement les idées de vertu et de crime (23) et accorde à tous ceux qui s’agenouillent devant lui et lui font des sacrifices, la protection de la vie et de la propriété.

Le pouvoir absolu de l’État s’étend aussi à la religion et aux opinions quelconques des sujets. Tout comme Épicure et Lucrèce, Hobbes fait dériver la religion de la crainte et de la superstition ; mais tandis que les deux premiers regardent comme le plus noble et le plus sublime problème du penseur de s’élever au-dessus des barrières de la religion, le philosophe anglais utilise cet élément vulgaire pour les besoins de l’État tel qu’il l’entend. Son opinion fondamentale sur la religion se trouve exprimée d’une manière si explicite dans un seul passage qu’on a lieu de s’étonner de la peine inutile avec laquelle on a souvent cherché à connaître la théologie de ce philosophe. Voici ce passage : « La crainte de puissances invisibles, imaginaire ou transmise par la tradition, s’appelle religion, quand elle est établie au nom de l’État ; elle s’appelle superstition, lorsqu’elle n’a pas une origine officielle » (24). Quand ensuite, dans le même livre, Hobbes vient à parler, avec la plus grande placidité d’esprit, de la tour de Babel ou des miracles que Moïse opéra en Égypte (25), comme de simples faits, on ne peut, sans étonnement, se rappeler sa définition de la religion. L’homme qui comparait les miracles à des pilules qu’il faut avaler sans les mâcher (26), n’avait certes qu’un seul motif pour ne pas traiter de fables ces récits merveilleux, c’est qu’en Angleterre, l’autorité de la Bible est fondée sur les lois de l’État. On doit donc toujours distinguer trois cas lorsque Hobbes touche à des questions religieuses. Ou bien il parle conformément à son système, et alors la religion n’est pour lui qu’une variété de superstition (27) ; ou bien il rencontre par occasion des particularités auxquelles il n’applique qu’un seul de ses principes, alors les dogmes religieux ne sont pour lui que des faits dont la science n’a pas à s’occuper ; dans ce dernier cas, Hobbes sacrifie à Léviathan.

On élimine de la sorte, en apparence du moins, les plus fâcheuses contradictions, et il ne reste plus que le troisième cas où Hobbes fait à Léviathan, comme pour promulguer une loi (de lege ferenda), des propositions exagérées concernant l’épurement de la religion et la suppression des superstitions les plus nuisibles. Ici l’on doit reconnaître que Hobbes tente tout ce qu’il peut pour combler l’abîme qui sépare la foi de la science. Il distingue dans la religion des éléments essentiels et des éléments non essentiels ; il cherche à supprimer des contradictions évidentes entre les textes et la foi, comme par exemple dans la théorie du mouvement de la terre, en établissant une distinction entre l’expression et l’intention morale du texte ; il déclare que les possédés sont des malades ; il prétend que, depuis la fondation du christianisme, les miracles ont cessé, et laisse même deviner que les miracles mêmes ne sont pas des miracles pour tout le monde (28). Si l’on ajoute à cela de remarquables essais d’une élucidation historique et critique de la Bible, on verra aisément que Hobbes possède déjà tout l’arsenal du rationalisme, et que l’emploi seul en reste encore limité (29).

En ce qui concerne la théorie de la nature extérieure, il est à remarquer d’abord que Hobbes identifie l’idée de corps avec celle de substance. Tandis que Bacon attaque encore la substance immatérielle d’Aristote, Hobbes en a déjà fini sur ce point et il établit d’emblée une distinction entre le corps et l’accident. Hobbes appelle corps tout ce qui, indépendant de notre pensée, remplit une partie de l’espace et coïncide avec cette partie. Considéré par rapport au corps, l’accident n’est rien de réel, d’objectif, comme le corps ; l’accident n’est que la manière dont on conçoit le corps. Cette distinction est, au fond, plus nette que celle d’Aristote ; et elle décèle, comme toutes les définitions de Hobbes, un esprit façonné par les mathématiques. Hobbes pense d’ailleurs avec d’autres que l’accident se trouve dans le sujet, dont il est parfaitement distinct ; l’accident pourrait faire défaut, sans que le corps cessât d’exister. L’étendue et la forme sont les deux seuls accidents permanents qui ne peuvent disparaître sans que le corps lui-même disparaisse. Tous les autres accidents, comme le repos, le mouvement, la couleur, la solidité, etc., peuvent changer, tandis que le corps persiste ; ils ne sont donc pas eux-mêmes des corps, mais seulement les modes sous lesquels nous concevons le corps. Pour Hobbes, le mouvement est le passage continuel d’un lieu à un autre ; il oublie de la sorte que l’idée de mouvement se trouve déjà contenue dans ce passage. Comparativement à Bacon et à Gassendi, on trouve assez souvent, dans les définitions de Hobbes, un retour à l’aristotélisme, sinon au fond, du moins dans la forme, ce qui s’explique par son éducation scolaire.

C’est surtout dans la définition de la matière que l’on reconnaît cette tendance à l’aristotélisme. Hobbes déclare que la matière n’est ni un corps distinct de tous les autres, ni même un corps ; bref, d’après lui, ce n’est qu’un mot. Ici Hobbes admet évidemment l’idée d’Aristote, mais en l’améliorant, comme il a amélioré l’idée d’accident. Hobbes, comprenant que le possible ou le hasard ne peut pas exister dans les choses, mais seulement dans notre conception des choses, corrige très bien le défaut principal du système d’Aristote, en remplaçant l’accident comme produit du hasard dans l’objet par le hasard dans la conception du sujet. À la place de la matière prise comme la substance qui peut tout devenir, mais qui n’est rien de déterminé, nous trouvons de la même façon la matière définie comme le corps pris en général, c’est-à-dire comme une abstraction du sujet pensant. Ce qui est permanent, persistant, malgré tous les changements, est, pour Hobbes, non la matière, mais le « corps », qui change seulement d’accidents, c’est-à-dire que nous le concevons tantôt d’une manière, tantôt d’une autre. Au fond de cette conception variable, il y a toutefois quelque chose de réel, à savoir le mouvement des parties du corps.

Si donc un objet change de couleur, durcit ou s’amollit, se morcèle ou se fond avec d’autres parties, la quantité primitive du corps persiste ; mais nous nommons différemment l’objet de notre perception, suivant les sensations nouvelles qu’il offre à nos sens. Admettrons-nous un nouveau corps comme objet de notre perception, ou nous contenterons-nous d’attribuer de nouvelles qualités au corps reconnu antérieurement ? Cela dépend directement de la manière dont nous fixons grammaticalement nos concepts et indirectement de notre caprice, les mots n’étant qu’une monnaie courante. La différence entre le corps (substance) et l’accident est pareillement relative, dépendant de notre conception. Le véritable corps, qui par le mouvement continuel de ses parties, provoque des mouvements correspondants dans l’organe de nos sensations, ne subit en réalité aucune autre modification que celle du mouvement de ses parties.

On doit remarquer ici que, par sa théorie de la relativité de toutes les idées, comme par sa théorie de la sensation, Hobbes dépasse, au fond, le matérialisme, comme Protagoras dépassait Démocrite. Hobbes n’était pas atomiste, nous le savons. Il ne pouvait d’ailleurs pas l’être, vu l’ensemble de ses idées sur l’essence des choses. Comme à toutes les autres idées, il applique la catégorie de la relativité aussi et surtout à l’idée de la petitesse et de la grandeur. Maintes étoiles fixes sont si éloignées de la terre que comparativement, dit-il, la distance de la terre au soleil n’est qu’un point dans l’espace ; ainsi en est-il des molécules que nous regardons comme petites. Il y a donc un infini aussi dans le sens de la petitesse et ce que le physicien regarde comme le plus petit corps, parce qu’il a besoin de cette hypothèse pour sa théorie, est à son tour un monde avec des degrés innombrables de grandeur et de petitesse (30).

Dans sa théorie de la sensation, on voit déjà poindre le sensualisme de Locke. Hobbes admet que le mouvement des choses corporelles se communique à nos sens par l’intermédiaire de l’air ; nos sens le transmettent au cerveau, et le cerveau au cœur (31). À chaque mouvement correspond un contre-mouvement dans l’organisme comme dans la nature extérieure ; de ce principe du contre-mouvement Hobbes déduit la sensation ; mais la sensation n’est pas la réaction immédiate de l’organe extérieur, elle ne consiste que dans le mouvement qui part du cœur et qui revient de l’organe extérieur en traversant le cerveau ; si bien qu’entre l’impression et la sensation il s’écoule un temps appréciable. Par cette rétrogradation du mouvement de sensation, qui est un « effort » (conatus) vers les objets, on s’explique que nous projetions au-dehors les images de la sensation (32). La sensation est identique avec l’image de la sensation (phantasma), laquelle à son tour est identique avec le mouvement d’effort vers les objets ; elle n’est pas simplement provoquée par lui. Ainsi, Hobbes tranche, par une solution arbitraire, le nœud gordien que présente la question des rapports du mouvement et de la sensation, considérée comme état subjectif ; mais la difficulté n’est par là nullement écartée.

Le sujet de la sensation est l’homme pris dans son ensemble, l’objet est la chose perçue ; les images ou les qualités sensibles, par lesquelles nous percevons l’objet, ne sont pas l’objet lui-même, mais un mouvement émané de notre for intérieur. Il ne nous vient donc pas de lumière des corps lumineux, pas de son des corps sonores, mais des uns et des autres simplement certaines formes de mouvement. Le son et la lumière constituent des sensations et elles ne naissent comme telles en nous que sous forme de mouvement rétrograde partant du cœur. De là résulte la conclusion sensualiste que toutes les propriétés dites sensibles n’appartiennent pas aux objets mais naissent en nous-mêmes. Toutefois, à côté se trouve l’assertion éminemment matérialiste que la sensation de l’homme n’est elle-même qu’un mouvement des parties corporelles, produit par le mouvement extérieur des choses. Hobbes ne s’avisa pas de renoncer à cette assertion matérialiste en faveur d’un sensualisme conséquent, parce que, comme Démocrite dans l’antiquité, il partait de la spéculation mathématico-physique des choses extérieures. Son système reste donc essentiellement matérialiste, malgré les germes de sensualisme qu’il renferme.

Quant à la contemplation de l’univers, Hobbes se borne aux phénomènes que l’on peut connaître et expliquer par la loi de causalité. Il abandonne aux théologiens tout ce sur quoi l’on ne peut rien savoir de certain. On trouve encore un paradoxe remarquable dans sa théorie de la corporalité de Dieu qui n’est pas affirmée, parce qu’elle contredisait un article de foi de l’Église anglicane, mais seulement indiquée comme une conséquence naturelle (33). Si l’on eût pu entendre une conversation tout à fait confidentielle entre Gassendi et Hobbes, on les aurait peut-être trouvés en désaccord sur la question de savoir s’il faut regarder comme divinité la chaleur qui anime tout, ou l’air qui embrasse tout.


CHAPITRE III

Effets produits par le matérialisme en Angleterre.


Connexion entre le matérialisme du XVIIe siècle et celui du XVIIIe. — Circonstances qui favorisèrent le développement du matérialisme en Angleterre. — Union du matérialisme fondé sur les sciences physiques et naturelles avec la foi religieuse ; Boyle et Newton. — Boyle, sa personne et son caractère. Sa prédilection pour l’expérimentation. — Il est partisan de la conception mécanique du monde. — Newton, son caractère et sa vie. — Réflexion sur la manière dont Newton fit sa découverte : il admettait l’hypothèse générale d’une cause physique de la pesanteur. — La pensée que cet agent hypothétique détermine aussi le mouvement des corps célestes était proche et préparée ; — en transportant l’action du tout aux molécules particulières, on ne faisait que tirer une conséquence de l’atomisme : — l’hypothèse d’une matière impondérable produisant la gravitation par son choc était préparée par l’interprétation relativise de l’atomisme chez Hobbes ; — Newton se déclare de la manière la plus formelle contre l’interprétation de sa doctrine qui prédomine aujourd’hui ; — mais il sépare le côté physique d’avec le côté mathématique de la question ; — du triomphe des études purement mathématiques est née une physique nouvelle. — Influence du caractère politique de l’époque sur les conséquences des systèmes. — John Locke ; sa vie, développement de ses idées. — Son ouvrage sur l’Entendement humain ; — autres écrits. — John Toland ; son idée d’un culte philosophique ; sa dissertation : le Mouvement comme propriété essentielle de la matière.


Il s’écoula près d’un siècle entre le développement des systèmes matérialistes des temps modernes et les écrits audacieux d’un de la Mettrie, qui se complut à mettre en lumière précisément les côtés du matérialisme, qui sont de nature à scandaliser le monde chrétien. Sans doute ni Gassendi ni Hobbes n’avaient pu se soustraire entièrement aux conséquences morales de leurs systèmes ; mais tous deux avaient fait indirectement leur paix avec l’Église : Gassendi, en se résignant et être superficiel ; Hobbes, grâce aux caprices d’une logique peu naturelle. S’il existe une différence bien tranchée entre les matérialistes du XVIIe siècle et ceux du XVIIIe siècle, c’est surtout en ce qui concerne la morale, abstraction faite du point de vue ecclésiastique. Tandis que de la Mettrie, à l’imitation des philosophes dilettanti de l’ancienne Rome, établit avec une satisfaction frivole le plaisir comme principe de la vie et, après des milliers d’années, fait injure à la mémoire d’Épicure par l’indigne interprétation qu’il donne de son système, Gassendi avait mis en relief le côté le plus sérieux et le plus profond de la morale d’Épicure ; Hobbes finissait par approuver, bien qu’avec d’étranges circonlocutions, la théorie usuelle de la vertu chrétienne et bourgeoise : il la regardait sans doute comme un indice d’étroitesse d’esprit, mais d’étroitesse consacrée. Ces deux hommes vécurent d’une façon simple et vertueuse, d’après les idées de leur temps.

Malgré cette grande différence, le matérialisme du XVIIe siècle, avec les tendances analogues qui se manifestèrent jusqu’au Système de la nature, forme une chaîne continue, tandis que le matérialisme de notre époque, bien qu’il se soit précisément écoulé de nouveau un siècle entre de la Mettrie et Vogt ou Moleschott, exige une étude spéciale. La philosophie de Kant et, plus encore, les grandes découvertes faites, pendant les dernières années, sur le terrain des sciences de la nature exigent cette étude spéciale au point de vue de la science théorique. D’un autre côté, un coup d’œil jeté sur les conditions de la vie matérielle et sur les progrès de la civilisation doivent nous déterminer à embrasser, dans son unité intrinsèque, toute la période qui précède la Révolution française.

Si nous considérons d’abord l’État et la société civile, nous distinguerons entre le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle une analogie qui les sépare nettement de l’époque actuelle. Hobbes et Gassendi vivaient à la cour ou dans les cercles aristocratiques de l’Angleterre et de la France. De la Mettrie était protégé par le grand Frédéric. Le matérialisme des deux derniers siècles les trouvait son appui dans l’aristocratie laïque ; l’attitude de ce système vis-à-vis de l’Église variait en partie avec les rapports que l’aristocratie et les cours entretenaient avec le clergé. Au contraire, le matérialisme de nos jours a une tendance essentiellement démocratique ; il ne s’appuie que sur son bon droit, sur le droit d’exprimer sa conviction et sur l’accueil que lui fait le public ; or le public est familiarisé avec les résultats de la science, mêlés à un grand nombre de théories matérialistes et rendus accessibles sous la forme la plus tacile à saisir. Ainsi, pour comprendre la transformation néanmoins remarquable qui s’est opérée entre le matérialisme du XVIIe siècle et celui du XVIIIe, nous devrons étudier l’état des hautes couches de la société et les modifications qui s’y opérèrent alors.

Ce qui frappe principalement, c’est la marche que prirent les choses en Angleterre, durant la deuxième moitié du XVIIe siècle. Le rétablissement de la royauté y fut suivi d’une violente réaction contre la rigidité excentrique et hypocrite du puritanisme, qui avait dominé pendant la Révolution.

La cour de Charles II favorisait le catholicisme tout en s’adonnant à un libertinage effréné. Les hommes d’État de cette époque étaient peut-être, dit Macaulay (34), les membres les plus corrompus d’une société corrompue ; leur frivolité, leur passion pour le jouissances, n’étaient surpassées que par l’immoralité avec laquelle ils faisaient de la politique le jouet de leur ambition, au mépris de tous les principes politiques.

La frivolité en matière de religion et de mœurs caractérisait alors les cours. La France, il est vrai, donnait le ton : sa littérature dite classique, alors dans tout son éclat, son influence littéraire et politique on Europe s’unissaient sous Louis XIV pour imprimer à la nation, comme à la cour, un élan, une dignité, qui éloignait le pays de toute tendance matérialiste vers les choses utiles. Cependant les progrès de la centralisation, l’oppression et l’exploitation du peuple faisaient fermenter les esprits et préparaient la Révolution. Le matérialisme prit racine en France comme en Angleterre ; mais, en France, on lui emprunta seulement ses éléments négatifs, tandis qu’en Angleterre, on se mit à faire de ses principes une application de plus en plus étendue à l’économie de la vie nationale tout entière. On peut donc comparer le matérialisme de la France à celui de la Rome des empereurs ; on l’adoptait pour le corrompre et pour s’en laisser corrompre. En Angleterre, il en était tout autrement. Là aussi régnait parmi les grands le ton de la frivolité. On pouvait être croyant ou incrédule, parce qu’on n’avait aucun principe de direction et l’on était l’un ou l’autre, suivant que les passions y trouvaient leur profit. Toutefois, Charles II avait puisé quelque chose de meilleur que la doctrine de son omnipotence personnelle dans les leçons de Hobbes. Ce monarque était un physicien zélé et possédait même un laboratoire. Toute l’aristocratie suivit son exemple. Buckingham lui-même daigna s’occuper de chimie ; or la chimie n’était pas encore débarrassée de l’attrait mystérieux de l’alchimie, la recherche de la pierre philosophale. Des lords, des prélats, des jurisconsultes consacraient leurs loisirs à des expériences d’hydrostatique. On confectionnait des baromètres et des instruments d’optique pour les usages les plus variés ; les dames élégantes de l’aristocratie venaient en équipage dans les laboratoires, pour s’y faire montrer les merveilles de l’attraction magnétique et électrique. À une curiosité frivole et à un dilettantisme vaniteux se joignirent les études sérieuses et profondes des vrais savants et l’Angleterre entra dans la voie du progrès en ce qui concerne les sciences de la nature, réalisant ainsi les prédictions de Bacon (35). Alors s’agita dans toutes les directions un esprit éminemment matérialiste qui, loin de se signaler par des ravages, répandit au contraire sur la Grande-Bretagne une prospérité dont on n’avait pas encore d’exemple, tandis qu’en France ce même esprit matérialiste, uni aux théories mutilées d’un nouvel épicuréisme et à un bigotisme croissant, amena cette mobilité et cette fluctuation entre les extrêmes qui caractérisent l’époque antérieure à l’apparition de Voltaire. En France, la frivolité devait donc grandir de plus en plus, tandis qu’en Angleterre, elle se montra seulement durant la période de transition, des principes spiritualistes de la Révolution aux principes matérialistes de la grande époque commerciale.

« La guerre entre l’esprit caustique et le puritanisme, dit Macaulay en parlant de cette époque, devint bientôt la guerre entre cet esprit et la morale. Tout ce que les puritains hypocrites avaient révéré fut conspué ; ce qu’ils avaient prescrit fut favorisé. De même qu’ils n’avaient ouvert la bouche que pour citer des passages de la Bible, de même on ne l’ouvrait maintenant que pour proférer les plus grossiers jurons. Dans la poésie, le style voluptueux de Dryden remplaça celui de Shakespeare ; entre les deux époques l’hostilité du puritanisme contre la poésie mondaine avait étouffé tous les talents (36). »

Vers ce temps, on commença à confier aux actrices les rôles de femmes, qui jusqu’alors avaient été joués par des jeunes gens ; les excitations au libertinage des actrices allèrent en augmentant, et le théâtre devint un foyer de corruption. Mais la passion d’acquérir égala et même bientôt surpassa l’amour des plaisirs. Dans cette poursuite acharnée de la richesse, on vit disparaître la bonhomie, mais en même temps une partie des vices du siècle précédent et le matérialisme du plaisir fut remplacé par le matérialisme de l’économie politique (37). Le commerce et l’industrie s’élevèrent à une hauteur que les générations antérieures n’avaient pu pressentir. Les voies de communication furent améliorées ; des mines, depuis longtemps abandonnées, furent de nouveau exploitées, tout cela avec l’énergie propre aux époques de créations matérielles, énergie qui, lorsqu’elle est puissamment excitée, réagit favorablement sur l’élan et l’esprit d’entreprise dans d’autres branches. Alors les gigantesques cités de l’Angleterre commencèrent à sortir du sol ou à se développer sur une échelle si grandiose qu’elles firent de la Grande-Bretagne, dans l’espace de deux siècles, le pays le plus riche du globe (38).

En Angleterre, la philosophie matérialiste trouva un terrain fécond ; sans aucun doute, le merveilleux essor du pays fut le fruit de l’influence des philosophes et des physiciens, qui se succédèrent depuis Bacon et Hobbes jusqu’à Newton, de même que la Révolution française fut préparée par Voltaire. Mais on reconnaîtra facilement que la philosophie, en pénétrant dans la vie de la nation, avait par là renoncé à elle-même. Hobbes avait si bien complété le matérialisme qu’après lui il ne restait plus rien à y ajouter.

La philosophie spéculative abdiqua, laissant le champ libre aux efforts pratiques. Épicure voulait, à l’aide de sa philosophie, être utile à l’individu ; Hobbes cherchait à activer les progrès de la société entière, non par sa philosophie elle-même, mais par les conséquences qui en découlaient. Épicure cherchait avant tout à éliminer la religion ; Hobbes utilisait la religion et, au fond, il devait regarder ceux qui rendent naturellement hommage à la superstition publique comme meilleurs citoyens que ceux qui, pour arriver au même but, ont besoin des leçons préliminaires de la philosophie. Le but de la foi pour la masse est atteint plus aisément, quand les croyances se transmettent de génération en génération, que lorsque les individus doivent, avant de régler leurs idées religieuses, commencer par respecter l’autorité et en comprendre la nécessité.

Au reste, la philosophie est superflue pour l’économie de la vie sociale, dès que les citoyens, même sans la connaître, pratiquent les préceptes qui en découlent, c’est-à-dire quand ils se soumettent en général à l’autorité de l’État, dès qu’ils ne se révoltent qu’avec la certitude du succès et concentrent, dans les temps ordinaires, toute leur énergie et toute leur activité à l’amélioration de leur bien-être matériel, à la production de nouveaux biens et au perfectionnement des institutions existantes. La philosophie ne servant qu’à favoriser le maintien de cet état de choses comme le meilleur et le plus avantageux, on économisera évidemment des forces utiles, si l’on réussit à faire entrer les peuples dans cette voie, sans avoir besoin d’enseigner la philosophie à chaque individu. La philosophie n’aura d’importance que pour les rois, leurs conseillers ou les chefs de l’aristocratie, le devoir de ceux-ci étant de maintenir la marche régulière des affaires.

Ces conséquences obligatoires du système de Hobbes ont l’air d’avoir été déduites de l’histoire de la civilisation moderne de l’Angleterre, tant la nation s’est conformée scrupuleusement aux règles de conduite tracées par Hobbes. La haute aristocratie s’est réservé pour elle seule la libre-pensée, unie à un respect sincère (devons-nous dire devenu sincère ?) pour les institutions ecclésiastiques. Les hommes d’affaires regardent comme « non-pratique » tout doute relatif aux vérités de la religion ; ils semblent ne rien comprendre aux arguments contradictoires que provoque l’examen théorique de ces vérités ; et, s’ils ont horreur du Germanisme, c’est plus par désir de conserver l’ordre de la vie actuelle qu’en vue des espérances de la vie future. Les femmes, les enfants et les hommes d’un tempérament sentimental sont entièrement dévoués à la religion. Dans les couches inférieures de la société, pour la compression desquelles les raffinements de la vie sentimentale ne paraissent pas : absolument nécessaires, il n’existe guère en fait de religion que la crainte de Dieu et des prêtres. La philosophie spéculative est regardée comme superflue, pour ne pas dire nuisible. L’idée d’une philosophie de la nature a passé dans celle de la physique (natural philosophy) ; et un égoïsme mitigé, qui s’arrange très-bien avec le christianisme, est reconnu dans toutes les classes de la société comme l’unique base de la morale pour les individus aussi bien que pour l’État.

Loin de nous la pensée d’attribuer à Hobbes seul la transformation formation si originale et si exemplaire de l’Angleterre moderne ; c’est bien plutôt des qualités vivantes et essentielles de ce peuple, à cette période de son développement, c’est de l’ensemble de sa situation historique et matérielle qu’il faut faire dériver tout à la fois la philosophie de Hobbes et la modification qui s’opéra plus tard dans le caractère national. En tout cas, il nous est permis de glorifier Hobbes, pour avoir, en quelque sorte, tracé un tableau prophétique des phénomènes qui caractérisent la vie anglaise (39). Souvent la réalité est plus paradoxale qu’un système philosophique quelconque, et la conduite des hommes recèle plus de contradictions qu’un penseur ne saurait en accumuler, malgré tous ses efforts. L’Angleterre orthodoxe-matérialiste nous en fournit une preuve frappante.

Sur le terrain des sciences physiques aussi, on vit naître à cette époque l’alliance étrange, qui étonne encore aujourd’hui les savants du continent, d’un système tout à fait matérialiste avec un grand respect pour les doctrines et le rites de la tradition religieuse. Deux hommes surtout représentèrent cette tendance dans la génération qui suivit immédiatement Hobbes : le chimiste Boyle et Isaac Newton.

La génération actuelle voit ces deux hommes séparés par un abîme. Boyle n’est plus nommé que dans l’histoire de la chimie et son importance dans l’histoire de la culture est presque oubliée aujourd’hui, tandis que Newton brille comme une étoile de première grandeur (4). Leurs contemporains ne les jugeaient pas sous le même point de vue que nous, et une histoire plus consciencieuse ne pourra pas conserver l’opinion actuelle. Elle louera Newton avec moins d’emphase qu’on ne le fait habituellement, tandis qu’elle devra accorder, dans les annales des sciences, une place d’honneur à Boyle. Cependant Newton restera le plus grand des deux et, bien que l’application du principe de la gravitation aux mouvements des corps célestes apparaisse plutôt comme un fruit mûri par l’époque, ce n’est pourtant point un simple hasard qui fit cueillir ce fruit par un homme réunissant un si haut degré la connaissance des mathématiques, la méthode du physicien et l’énergie d’un travail opiniâtre. Boyle s’accordait parfaitement avec Newton pour expliquer tous les phénomènes naturels par la physique et la mécanique. Boyle était l’aîné des deux et, il peut être regardé comme un de ceux qui ont le plus puissamment contribué à l’introduction des principes matérialistes dans l’étude des sciences physiques. Avec lui, la chimie inaugure une ère nouvelle (41) ; il achève de rompre avec l’alchimie et avec les idées d’Aristote. Pendant que ces deux grands scrutateurs de la nature introduisaient la philosophie de Gassendi et de Hobbes dans les sciences positives et la faisaient triompher définitivement, grâce à leurs découvertes, ils restaient sincèrement déistes, sans avoir d’arrière-pensée ainsi que Hobbes. Mais comme ils se trouvaient préoccupés du monde des phénomènes, ils ne purent atteindre leur but sans de grandes faiblesses et sans inconséquence. En perdant de leur valeur comme philosophies, ils ont exercé une influence d’autant plus salutaire sur le développement de la méthode des sciences physiques. Boyle et Newton prirent l’initiative sur bien des points, mais particulièrement sur celui-ci : ils établirent une rigoureuse distinction entre le champ fertile des recherches expérimentales et celui des problèmes transcendants ou du moins inabordables aux sciences dans leur état actuel. Tous deux décèlent donc le plus vif intérêt pour la méthode ; mais les questions spéculatives ne les préoccupent guère. Ils sont formellement empiriques et cela est vrai surtout en ce qui regarde Newton. On ne doit donc pas, ébloui par le prestige de son principe de gravitation et de sa science mathématique, faire ressortir exclusivement en lui la puissance du génie déductif.

Robert Boyle (né en 1626), fils du comte Richard de Cork, utilisa sa fortune, qui était considérable, en vivant entièrement pour la science. Naturellement triste et mélancolique, il prit fort au sérieux les doutes sur la religion chrétienne que l’étude des sciences physiques avait probablement fait naître dans son esprit et, de même qu’il cherchait à les combattre par la lecture de la Bible et par la méditation, de même il éprouva le désir d’amener les autres hommes à une réconciliation de la foi avec la science. Il fonda et cet effet des conférences publiques, qui donnèrent naissance à différents écrits et particulièrement aux dissertations dans lesquelles Clarke s’efforça de démontrer l’existence de Dieu. Clarke qui, de la conception newtonienne de l’univers, avait tiré une religion naturelle, combattit toutes les opinions qui ne voulurent pas se plier à ce système ; il écrivit donc non-seulement contre Spinoza et Leibnitz mais encore contre Hobbes et Locke, les fondateurs du matérialisme et du sensualisme anglais. Et cependant toute cette conception de l’univers imaginée par les grands physiciens Boyle et Newton, sur les traces desquels il marcha, conception si originalement combinée avec des éléments religieux, repose en partie sur ce même matérialisme et se borne à en tirer des conséquences nouvelles.

Quand on songe au caractère religieux et rêveur de Boyle, on a lieu de s’étonner de la rectitude de jugement qui lui fit percer à jour toutes les subtilités de l’alchimie. On ne peut nier d’ailleurs que ses théories des sciences physiques offrent çà et là, dans la chimie et surtout dans la médecine, des traces du mysticisme qui régnait généralement encore à cette époque dans le domaine de ces sciences ; néanmoins Boyle devint l’adversaire le plus influent du mysticisme. Son Chemista scepticus, qui, par son titre seul, déclare (1661) la guerre à la tradition, est considère à lion droit comme le commencement d’une ère nouvelle dans l’histoire de la chimie. En physique, il a fait les découvertes les plus importantes ; plus tard elles ont été en partie attribuées à d’autres ; on ne saurait nier d’ailleurs que ses théories, sous bien des rapports, soient obscures et incomplètes : il stimule et prépare les esprits infiniment plus qu’il ne donne de solutions décisives (42).

Ce qui, malgré tous ses défauts naturels, le guidait si sûrement, était, avant toutes choses, sa haine ardente contre la phraséologie et la fausse science des scholastiques et sa confiance exclusive dans ce qu’il voyait devant lui et pouvait montrer aux autres comme résultat de ses expériences (43). Il fut un des premiers membres de la Royal Society, fondée par Charles II, et, plus que tous les autres sans doute, il travailla énergiquement dans l’esprit de cette fondation. Il tenait un journal régulier (44) de ses expériences et il n’oubliait jamais, quand il avait fait une découverte, quelque peu importante, de la montrera ses collègues et à d’autres hommes compétents pour qu’ils pussent en juger par leurs propres yeux. Ce mode de procéder lui vaut déjà à lui seul une place dans l’histoire moderne des sciences physiques, qui n’auraient pu atteindre le haut degré où elles sont parvenues, si l’on n’eût contrôlé sans cesse les expériences par d’autres expériences.

Cette tendance vers l’expérimentation est très-fortement appuyée par la conception matérialiste de l’essence des corps de la nature. Sous ce rapport, il importe de remarquer sa dissertation sur l’Origine des formes et des qualités (45). Il y nomme une série d’adversaires d’Aristote, desquels il avait utilisé tous les ouvrages ; cependant le livre, qui lui a été le plus profitable, est le court, mais très-important, Compendium de la philosophie d’Épicure pur Gassendi ; Boyle regrette de ne pas s’en être approprié plus tôt les idées (46). Nous retrouvons le même éloge de la philosophie d’Épicure dans d’autres dissertations de Boyle, lequel, il est vrai, proteste de la façon la plus vive contre les conséquences athées de cette même philosophie. Nous avons vu, à propos de Gassendi, que l’on peut révoquer en doute la sincérité de sa protestation ; quant à la sincérité de Boyle, elle est incontestable. Il compare l’univers à l’horloge artistique de Strasbourg (47) ; l’univers est pour lui un grand mécanisme, se mouvant d’après des lois fixes ; mais, précisément comme l’horloge de Strasbourg, il doit avoir un auteur intelligent. Entre tous les éléments de l’épicuréisme, Boyle rejette particulièrement la théorie empédoclienne qui lait naître l’appropriation de la non-appropriation. Sa conception du monde, absolument comme celle de Newton, fonde la téléologie sur le mécanisme lui-même. Nous ne saurions affirmer si Boyle fut influencé par ses relations avec son jeune contemporain Newton, qui avait aussi une grande estime pour Gassendi, ou si, au contraire, Newton emprunte davantage à Boyle ; qu’il nous suffise de dire que les deux savants anglais s’accordaient à faire de Dieu le moteur premier des atomes et qu’ils admirent encore plus tard, dans la marche de la nature, l’intervention modificatrice de Dieu ; mais, en règle générale, ils expliquaient tout ce qui se passe dans la nature d’après les lois mécaniques du mouvement des atomes.

L’indivisibilité, qui a valu aux atomes le nom que Démocrite leur a donné, est la propriété dont les modernes font généralement bon marché. Ou bien on produit l’argument que Dieu, qui a créé les atomes, doit aussi savoir les diviser, ou bien l’on invoque ce relativisme qui se montre avec le plus de netteté chez Hobbes : même dans les éléments du monde corporel, on n’admet plus infiniment petit absolu. Boyle ne s’inquiète guère de ce point. Il donne à sa théorie le nom de philosophie corpusculaires, mais il est loin d’adhérer aux grandes modifications que Descartes avait introduites dans l’atomistique. Il admet l’impénétrabilité de la matière et, contrairement à Descartes, l’existence du vide. Cette question suscite (48) une polémique assez acerbe entre lui et Hobbes, qui ne voyait dans l’espace vide d’air qu’une espèce d’air plus subtil. Boyle attribue au plus petit fragment de la matière sa forme déterminée, sa grandeur et son mouvement ; quand plusieurs de ces petits fragments se réunissent, il faut encore tenir compte de leur position dans l’espace et de l’ordre dans lequel ils se combinent. Des différences de ces éléments sont ensuite déduites (49), tout à fait comme chez Démocrite et Épicure, les différentes impression des corps sur les organes sensibles de l’homme. Toutefois Boyle évite partout l’entrer plus avant dans les questions psychologiques ; il ne s’occupe, dit-il, que du monde tel qu’il a dû être le soir de l’avant-dernier jour de la création, c’est-à-dire en tant que nous pouvons strictement le considérer comme un système d’objets corporels (50). La naissance et la mort des choses ne sont pour Boyle, comme pour les atomistes de l’antiquité, que réunion ou séparation des parties, et il étudie, sous le même point de vue, — toujours sous la réserve des miracles (51), — les processus de la vie organique (52). L’assertion générale de Descartes, qu’au moment de la mort, non-seulement le corps est abandonné par la force motrice de l’âme, mais encore détruit dans ses parties internes, est confirmée par Boyle, qui apporte, à l’appui, des preuves physiologiques, et montre que de nombreux phénomènes, antérieurement attribués à l’activité de l’âme, sont d’une nature purement corporelle (53). Il combat avec la même clarté, comme un des premiers chefs de la tendance médico-mécanique, la théorie vulgaire des remèdes et poisons, laquelle considère comme une vertu et une propriété spéciale le ces derniers, l’influence qu’ils exercent sur le corps humain, par exemple, de provoquer la sueur, d’étourdir, etc., tandis que l’effet produit n’est pourtant que le résultat de la rencontre des propriétés générales de ces matières avec la conformation de l’organisme. Même au verre pilé on a attribué une centaine propriété délétère (facultas deletaria) au lieu de s’en tenir simplement au fait que les parcelles de verre lèsent les intestins (54). Dans une série de petites dissertations, Boyle, dont le zèle pour ces questions méthodiques était presque aussi ardent que pour les recherches positives, tâcha de démontrer la nature mécanique de la chaleur, du magnétisme, de l’électricité, de la modification des corps composés. Ici, il est forcé de s’en tenir très-souvent, comme Épicure, bien qu’avec des notions plus claires, à la discussion de simples possibilités ; mais ces discussions suffisent partout pour lui faire toucher le but le plus rapproché : éliminer les qualités occultes et les formes substantielles, réaliser la pensée d’une causalité visible dans tout le domaine des phénomènes naturels.

Moins complexe, mais plus intense, fut l’action de Newton pour l’établissement d’une théorie mécanique de l’univers. Plus modéré dans sa théologie que Boyle et même soupçonné de socinianisme par les orthodoxes, Newton, dans on âge avancé et alors que son intelligence commençait a décliner, tomba dans ce penchant vers les spéculations mystiques sur l’apocalypse de saint Jean (55), qui contraste si étrangement avec ses hautes découvertes scientifiques. Sa vie jusqu’a l’achèvement de sa grande œuvre avait été la vie paisible et silencieuse d’un savant avec tous les loisirs nécessaires pour développeur se prodigieuse habileté mathématique et pour compléter avec calme ses travaux vastes et grandioses ; tout à coup récompensé de ses efforts par une charge brillante (56), il vécut encore de longues années sans rien ajouter d’important aux travaux qui avaient fait sa gloire. Dans son enfance, Newton paraît s’être signalé seulement par ses dispositions pour la mécanique. Silencieux et maladif, il ne se distingue pas à l’école, et il ne montra aucune aptitude pour la profession de ses parents ; mais lorsque, dans sa dix-huitième année (1660), il fut entré à Trinity collège de Cambridge, il étonna bientôt son maître par la facilité et l’originalité, avec lesquelles il s’appropria les théorèmes de géométrie. Il appartient donc à la série des esprits en quelque sorte organisés pour les mathématiques, esprits si nombreux au xviie siècle, comme si la race européenne se fût développée dans ce sens par une impulsion générale. D’ailleurs un examen approfondi des résultats obtenus par Newton montre qu’ils furent presque toujours le fruit d’un travail mathématique, ingénieux et persévérant. Dès l’année 1664, Newton imagina son calcul des fluxions, qu’il ne publia que vingt ans plus tard, lorsque Leibnitz menaça de lui enlever la gloire de cette invention. Il porta presque aussi longtemps en lui-même l’idée de la gravitation ; mais tandis que ses fluxions avaient tout de suite brillamment prouvé leur efficacité dans ses calculs, il fallait encore pour démontrer qu’une même loi régit la chute des corps terrestres et l’attraction des corps célestes une formule mathématique, dont, pour le moment, les prémisses faisaient défaut. La placidité, avec laquelle Newton garda si longtemps en lui-même ses deux grandes découvertes, l’une pour l’utiliser en silence, l’autre pour la laisser mûrir, mérite notre admiration, et rappelle d’une façon étonnante la patience et la persévérance non moins grandes de son illustre précurseur Copernic. Un autre détail contribue à nous faire connaître le grand caractère de Newton : il ne publia pas isolément sa découverte de la corrélation entre la loi de la chute des corps terrestres et celle des orbites elliptiques des corps célestes, quand il se vit sûr de la vérité et que ses calculs furent complets ; il l’inséra simplement dans l’œuvre grandiose de ses Principes, où il élucidait d’une manière générale toutes les questions mathématiques et physiques relatives à la gravitation ; aussi pouvait-il à bon droit donner à cette publication le titre ambitieux de Principes mathématiques de philosophie naturelle.

Un dernier fait relatif au même philosophe eut une importance encore plus considérable. Nous avons déjà dit que Newton était loin de voir dans l’attraction cette « force essentielle à toute matière », dont on le glorifie aujourd’hui d’avoir fait la découverte. Mais il a contribué à faire admettre l’attraction universelle, en laissant entièrement de côté les conjectures prématurées et obscures sur la cause matérielle de l’attraction et en ne s’attachant qu’à ce qu’il pouvait démontrer, c’est à-dire, aux causes mathématiques des phénomènes dans l’hypothèse d’un principe quelconque de rapprochement, qui agit en raison inverse du carré des distances, quelle que puisse être d’ailleurs la nature physique de ce principe.

Nous arrivons à l’une des époques les plus importantes de toute l’histoire du matérialisme. Pour la placer dans son vrai jour, nous devons ajouter ici quelques réflexions sur les véritables résultats dus à Newton.

Nous nous sommes tellement habitués aujourd’hui à l’idée abstraite de forces ou plutôt à une idée planant dans une obscurité mystique entre l’abstraction et l’intuition concrète, que nous ne trouvons plus rien de choquant à faire agir une molécule de matière sur une autre sans contact immédiat. On peut même se figurer avoir énoncé une thèse éminemment matérialiste quand on a dit : « il n’y a pas de force sans matière » ; et cependant, à travers le vide, on fait agir tranquillement des molécules de matière les unes sur les autres sans aucun lien matériel. Les grands mathématiciens et physiciens du XVIIe siècle étaient bien loin de cette idée. Sur ce point ils restaient encore tous de vrais matérialistes dans le sens du matérialisme antique : ils n’admettaient d’autre action que celle qui s’exerce au contact immédiat des molécules. Le choc des atomes ou l’attraction à l’aide de molécules crochues, c’est-à-dire une simple modification du choc, étaient l’image primitive de tout mécanisme et la science entière tendait vers la mécanique.

Dans deux cas importants, la loi formulée par le mathématiques avait devancé l’explication physique : dans les lois de Kepler et dans la loi de la chute des corps, découverte par Galilée. Ces lois poussèrent donc tout le monde scientifique à se demander anxieusement quelle était la cause, naturellement la cause physique, explicable par la mécanique, c’est-à-dire la cause de la chute des corps et du mouvement des corps célestes par le choc des corpuscules. La « cause de la gravitation » surtout fut, avant comme après Newton, pendant longtemps, l’objet favori de la physique théorique. Sur ce terrain général de la spéculation physique se présentait naturellement de prime abord l’idée de l’identité essentielle des deux forces ; il n’y avait d’ailleurs en réalité, pour les hypothèses de l’atomistique de ce temps-là, qu’une seule force fondamentale dans tous les phénomènes de la nature. Mais cette force agissait sous des formes et dans des circonstances diverses, et, dès lors, on ne se contentait plus des faibles possibilités de la physique épicurienne. On exigeait la construction, la preuve, la formule mathématique. C’est dans l’observation logique de cette condition que consiste la supériorité de Galilée sur Descartes, de Newton et Huyghens sur Hobbes et Boyle, qui se complaisaient à expliquer avec prolixité comment la chose pourrait être. Or il arriva, grâce aux efforts de Newton, que, pour la troisième fois, la construction mathématique devança l’explication physique, et cette dernière fois, cette circonstance devait acquérir une valeur que Newton lui-même ne pressentait pas.

Ainsi, cette grande généralisation que l’on célèbre en racontant l’anecdote de la chute d’une pomme (57), n’était nullement le point principal dans la découverte de Newton. Sans compter l’influence de la théorie, que nous avons fait ressortir plus haut, nous possédons assez d’indices pour croire que l’idée d’une extension de la gravitation aux espaces de l’univers n’était pas éloignée des esprits. Déjà même, dans l’antiquité, on avait conjecturé que la lune tomberait sur la terre, si elle n’était retenue dans l’espace par son mouvement de révolution (58). Newton connaissait la combinaison des forces (59), et dès lors il n’avait qu’un pas à faire pour arriver à cette hypothèse : la lune tombe réellement dans la direction de la terre. De cette chute et d’un mouvement rectiligne dans la direction de la tangente se compose le mouvement de la lune.

Considérée comme l’œuvre personnelle d’un puissant génie scientifique, la pensée elle-même était ici moins importante que la critique qu’elle provoquait. On sait que Newton laissa de côté ses calculs qui n’étaient pas parfaitement d’accord avec le mouvement de la lune (60). Sans renoncer entièrement à son idée fondamentale, Newton paraît avoir cherché la cause de la différence, qu’il trouvait entre les faits et ses conclusions, dans quelque action qui lui était inconnue ; mais, ne pouvant compléter sa démonstration sans connaître exactement la force perturbatrice, il en resta là pour le moment. On sait que plus tard, en mesurant un degré du méridien, Picard prouva (1670) que la terre était plus grande qu’on ne l’avait cru jusqu’alors et la rectification de ce facteur donna aux calculs de Newton la précision qu’il désirait.

D’une grande importance, aussi bien pour la démonstration que pour les conséquences éloignées, fut l’hypothèse de Newton que la gravitation d’un corps céleste n’est autre chose que la somme de la gravitation de toutes les masses dont il se compose. Il en résultait immédiatement que les masses terrestres gravitent mutuellement les unes vers les autres et, de plus, qu’il en est de même de leurs plus petites molécules. Ainsi naquit la physique moléculaire. Ici encore, la généralisation était si rapprochée qu’elle devenait palpable pour tous les partisans de l’atomistique ou de la théorie corpusculaire. L’action du tout ne pouvait être que la somme des actions de ses parties. Mais, en croyant que précisément l’atomistique aurait dû rendre cette théorie impossible, attendu qu’elle fonde tout sur le choc des atomes, tandis qu’il s’agit ici d’ « attraction », on confond de nouveau ce que, depuis Kant et Voltaire, nous connaissons comme la « doctrine de Newton », avec l’opinion réelle de Newton sur ces questions.

Il faut se rappeler comment déjà Hobbes avait transformé l’atomistique. Son relativisme en fait d’atomes eut pour résultat en physique la distinction plus nette, établie entre l’éther et la matière « pondérable ». Hobbes pense qu’il peut y avoir des corps assez petits pour échapper à nos sens et qui méritent, sous un certain point de vue, le nom d’atomes. Toutefois, à côté de ces atomes, il faut en admettre d’autres qui sont comparativement encore plus petits ; à côté de cette deuxième série, une troisième série d’atomes encore plus petits et ainsi de suite jusqu’à l’infini. La physique n’utilisa d’abord que le premier anneau de cette chaîne pour décomposer les éléments de tous les corps en atomes pesants, c’est-à-dire soumis à la gravitation, et pour admettre ensuite d’autres atomes, infiniment plus subtils, sans pesanteur appréciable, et cependant matériels, soumis aux mêmes lois du choc, du mouvement, etc. La cause de la pesanteur fut cherchée dans ces atomes et aucun physicien éminent ne pensait alors à une autre espèce de cause que le mécanisme du mouvement du choc.

Descartes n’était donc pas seul à déduire la pesanteur du choc de corpuscules éthérés (61). De nos jours, on a pris l’habitude de juger très-sévèrement ses audacieuses hypothèses, en les comparant aux démonstrations d’un Huyghens et d’un Newton ; mais ou oublie de reconnaître, ce qui est incontestable, que ces hommes s’accordaient cependant tous avec Descartes dans la conception des phénomènes naturels, conception unitaire, mécanique et, il est vrai, visiblement mécanique ; tous d’ailleurs avaient passé par l’école de Descartes.

On regardait tout simplement comme absurde l’hypothèse, aujourd’hui dominante, de l’action à distance. Newton ne constituait pas une exception à cet égard. Il déclare à plusieurs reprises, dans le cours de son grand ouvrage, que, pour des motifs méthodiques, il laisse de côté les causes physiques, inconnues, de la pesanteur, mais qu’il ne doute pas de leur existence. Il remarque, par exemple, qu’il considère les forces centripètes comme des attractions, « quoique peut-être, si nous voulions employer la langue de la physique, elles dussent être appelées plutôt des chocs (impulsus(62). » Bien plus, lorsque le zèle de ses partisan s’égara jusqu’à voir dans la pesanteur la force fondamentale de toute matière, ce qui éliminait toute autre explication mécanique par le choc de molécules « impondérables », Newton se vit forcé, en 1717, dans la préface de la deuxième édition de son Optique, de protester formellement contre cette théorie (63).

Avant même que cette dernière déclaration de Newton eût paru, son grand prédécesseur et contemporain Huyghens affirma qu’il ne pouvait croire que Newton regardât la pesanteur comme une propriété essentielle de la matière. Le même Huyghens soutint catégoriquement, dans le premier chapitre de sa dissertation sur la lumière, que, dans la véritable philosophie, les causes de tous les effets naturels doivent être expliquées par des raisons mécaniques (per rationes mechanicas). On voit maintenant la connexion de ces idées, et l’on comprend que même des hommes comme Leibnitz et Jean Bernouilli aient repoussé le nouveau principe. Bernouilli s’obstina à rechercher si, dans les théories de Descartes, on ne pourrait pas trouver une construction mathématique qui satisfît pareillement aux faits (64).

Aucun de ces hommes ne voulait séparer la mathématique et la physique, et, au point de vue de la pure physique, ils ne pouvaient comprendre la théorie de Newton.

Ici se présenta la même difficulté qu’avait rencontrée la théorie de Copernic et cependant ce cas différait de l’autre en un point essentiel. Il s’agissait, dans les deux cas, de vaincre un préjugé des sens ; mais, en ce qui touche le mouvement de rotation de la terre, on pouvait finalement recourir à ces mêmes sens pour se convaincre que nous éprouvons un mouvement relatif et non absolu. Néanmoins il fallait ici accepter une théorie physique qui contredisait et contredit encore aujourd’hui (65) le principe de toute physique : l’évidence sensible. Newton lui-même partageait, comme nous l’avons vu, cette répugnance ; mais il séparait résolument la construction mathématique, qu’il pouvait donner, de la construction physique, qu’il ne trouvait pas. De la sorte il devint, malgré lui, le fondateur d’une nouvelle conception de l’univers, qui contenait dans ses premiers éléments une contradiction flagrante. En disant « hypotheses non fingo », il renversait l’antique principe du matérialisme théorique, au moment même ou ce principe paraissait devoir triompher de la manière la plus éclatante  (66).

Nous avons déjà dit qu’avant tout, le véritable mérite de Newton se trouve dans sa démonstration mathématique, qui est une œuvre complète. La pensée qu’on peut expliquer les lois de Kepler par une force centrale, agissant en raison inverse du carré des distances, avait surgi simultanément dans l’esprit de plusieurs mathématiciens anglais (67). Newton fut non-seulement le premier qui atteignit le but, mais encore il trouva pour le problème une solution si grandiose, si générale et si positive, il répandit, pour ainsi dire en passant, une telle quantité de rayons lumineux sur toutes les parties de la mécanique et de la physique que ses Principes formeraient un livre admirable, alors même que la thèse fondamentale de sa nouvelle théorie n’eût pas été confirmée d’une manière aussi éclatante qu’elle l’a été réellement. Son exemple paraît avoir tellement ébloui les mathématiciens et les physiciens anglais que, pendant longtemps, privés de toute originalité, ils ont dû laisser aux Allemands et aux Français la direction des sciences mécaniques et physiques (68).

Le triomphe des mathématiques pures fit naître, d’une façon étrange, une physique nouvelle. Il faut remarquer qu’un lien purement mathématique entre deux phénomènes, tels que la chute des corps et le cours de la lune, ne pouvait conduire à cette grande généralisation que grâce à l’hypothèse d’une cause matérielle des phénomènes, commune et agissant dans toute l’étendue de l’univers. L’histoire, dans sa marche, a éliminé cette cause matérielle inconnue et substitué la loi mathématique elle-même à la cause physique. Le choc des atomes se changea en une pensée unitaire qui, comme telle, gouverne le monde sans aucun intermédiaire matériel. Ce que Newton déclarait trop absurde pour pouvoir être admis par une tête philosophique quelconque : l’harmonie de l’univers (69), la postérité le proclame comme la grande découverte de Newton ! Et, à bien considérer la chose, c’est effectivement sa découverte ; car cette harmonie est la même, soit qu’une matière subtile et pénétrant partout la réalise conformément aux lois du choc, soit que les atomes, sans intermédiaire matériel, exécutent leur mouvement d’après la loi mathématique. Si, dans ce dernier cas, on veut éliminer « l’absurdité », il faut écarter l’idée qu’une chose agit là où elle n’est pas ; c’est-à-dire que le concept tout entier d’atomes « agissant » les uns sur les autres s’écroulera comme une invention de l’anthropomorphisme et que le concept de causalité lui-même devra prendre une forme plus abstraite.

Le mathématicien anglais Cotes qui, dans la préface de la deuxième édition des Principes (1713), publiée par ses soins, posait la pesanteur comme la propriété fondamentale de toute matière, ajouta à cette pensée, devenue depuis prédominante, une philippique contre les matérialistes qui font tout naître par nécessité et rien par la volonté du Créateur. Il accorde la supériorité au système de Newton, parce que ce système fait tout provenir de la complète liberté et volonté de Dieu. Les lois de la nature, suivant Cotes, offrent de nombreux indices du dessein le plus sage, mais aucune trace de nécessité.

Un demi-siècle ne s’était pas encore écoulé lorsque Kant, dans son Histoire universelle de la nature (1755), popularisa la doctrine de Newton et y adjoignit l’audacieuse théorie, que l’on désigne aujourd’hui sous le nom d’hypothèse Kant-Laplace. Dans la préface de cet ouvrage, Kant reconnaît que sa théorie ressemble beaucoup à celles d’Épicure, Leucippe et Démocrite (70). Personne ne pensait plus à voir dans l’attraction universelle entre éléments matériels autre chose qu’un principe mécanique, et aujourd’hui les matérialistes se plaisent à assigner au système du monde newtonien le rôle que, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, on avait accordé à l’ancienne atomistique. C’est la théorie qui fait naître toutes choses de la nécessite en vertu d’une propriété commune à toute matière.

L’influence des idées religieuses de Newton et de Boyle se sépara aisément et rapidement de celle de leurs découvertes scientifiques, dans l’action que leurs travaux exercèrent sur le progrès de la culture générale. La première influence paraît toutefois s’être fait sentir dans l’Angleterre elle-même, dès les premiers temps, on rencontre comme produit indigène un singulier mélange de foi et de matérialisme. Cependant le caractère conservateur de Boyle et de Newton peut jusqu’à un certain point avoir été le résultat du temps et des circonstances dans lesquelles ils vécurent. D’après l’intéressante remarque de Buckle, l’époque révolutionnaire et notamment les violents orages politiques et sociaux de la première révolution anglaise eurent une influence considérable et profonde sur l’esprit des écrivains, surtout en ébranlant le respect pour l’autorité et en éveillant l’esprit de scepticisme (71). Le scepticisme de Boyle en chimie apparaît aussi à Buckle comme un fruit de ce temps-là, d’autant plus que, sous Charles II, le mouvement révolutionnaire continua sans interruption sur un terrain du moins, celui des recherches expérimentales qu’on poursuivait avec une ardeur croissante. D’un autre côté, on doit remarquer que les plus importantes découvertes de Boyle et de Newton furent faites précisément dans la période de tranquillité relative et de réaction, comprise entre les deux révolutions de 1648 et de 1688 ; d’ailleurs ils furent personnellement peu atteints par la politique (72). Les luttes politiques eurent une influence bien plus grande sur la vie de l’homme qui, après Bacon et Hobbes, peut être considéré comme le chef le plus éminent du mouvement philosophique en Angleterre, de l’homme qui surpasse ses deux prédécesseurs par l’action qu’il exerça sur les philosophes du continent.

John Locke, né en 1632, chef des sensualistes anglais, intéresse sous plus d’un rapport l’histoire du matérialisme. Placé par son âge entre Boyle et Newton, il ne fit preuve de sa plus grande activité qu’après que Newton eut terminé ses travaux les plus importants ; et les événements, qui amenèrent et accompagnèrent la révolution de 1688 eurent une grande influence sur sa carrière littéraire. Pour Locke, comme pour Hobbes, des relations avec une des premières familles de l’Angleterre décidèrent de son avenir. De même que Hobbes, il étudia la philosophie à l’université d’Oxford ; mais il conçut pendant ses études un sentiment de dédain pour la scolastique, lequel se manifesta plus tardivement chez Hobbes. Descartes, qu’il apprit alors à connaître, exerça sur lui une certaine influence ; mais bientôt il s’adonna à la médecine, et peu après il entra en qualité de conseiller médical dans la maison de lord Ashley, qui fut plus tard le comte de Shaftesbury. Il comprenait la médecine comme le célèbre Sydenham, qui travaillait alors à la réforme de l’art médical dégénéré en Angleterre, comme le fit plus tard Boerhaave dans les Pays-Bas. Ici déjà il se montre comme un homme de bon sens, également éloigné de la superstition et de la métaphysique. Il cultivait aussi avec ardeur les sciences physiques. Ainsi nous trouvons dans les œuvres de Boyle un journal tenu pendant plusieurs années par Locke et renfermant des observations faites sur l’air au moyen du baromètre, du thermomètre et de l’hygromètre. Mais lord Ashley tourna l’attention de Locke vers les questions politiques et religieuses, que ce philosophe étudia in partir de ce moment-là avec autant de zèle que de constance.

Hobbes avait été absolutiste ; Locke appartint au parti libéral ; ce n’est peut-être même pas sans raison qu’on l’a surnommé le père du constitutionnalisme moderne. Le principe de la séparation des pouvoirs législatif et exécutif, que Locke vit triompher en Angleterre, fut théoriquement exposé par lui pour la première fois (73). Locke se vit entraîné dans le tourbillon de l’opposition, avec son ami et protecteur lord Shaftesbury après avoir, pendant peu de temps, occupé un emploi au ministère du commerce. Il passa de longues années sur le continent, d’abord dans un exil volontaire, que les poursuites du gouvernement changèrent bientôt en bannissement. À cette école, se trempa son amour de la tolérance religieuse et de la liberté politique. Il rejeta l’offre de puissants amis, qui voulaient obtenir son pardon de la cour, en leur répondant qu’il était innocent ; il ne fut rendu à sa patrie que par la révolution de 1688.

Dès le commencement de et carrière politique, en 1669, Locke rédigea une constitution pour la Caroline, dans l’Amérique du Nord ; mais cette constitution ne se maintint pas longtemps ; elle était peu en rapport avec le libéralisme que la maturité de l’âge lui inspira dans la suite. Bien plus importantes sont, au contraire, ses dissertations sur la question monétaire, écrites, il est vrai, dans l’intérêt spécial des créanciers de l’État, mais renfermant une telle quantité de réflexions lumineuses que l’on peut regarder Locke comme le précurseur des économistes anglais (74).

Nous retrouvons donc devant nous un de ces philosophes anglais qui, placés dans la vie réelle et avant étudié l’humanité sous toutes ses faces, se sont ensuite occupés de la solution de questions abstraites. Locke commença, dès l’année 1670, son célèbre ouvrage sur l’Entendement humain, dont l’entière publication n’eut lieu que vingt ans plus tard. Bien qu’on sente, dans cet écrit, l’influence de l’exil qui pesait sur son auteur, il est hors de doute que Locke ne cessa d’approfondir son sujet et s’efforça de rendre son œuvre de plus en plus parfaite.

Une occasion vulgaire, une discussion restée sans résultat entre quelques-uns de ses amis, le détermina, assure-t-il, à étudier l’origine et les limites de l’intellect humain (75) ; c’est dans le même esprit qu’il n’applique à ses recherches que des considérations simples mais décisives. Nous avons encore aujourd’hui en Allemagne de prétendus philosophes qui, avec une sorte de lourdeur métaphysique, écrivent de longues dissertations sur la formation de l’idée, et se vantent même d’avoir fait des « observations exactes, au moyen du sens intime », oubliant que peut-être, dans leur propre maison, il y a des chambres d’enfants ou ils pourraient suivre, avec leurs yeux et leurs oreilles, les détails de cette même formation. L’Angleterre ne produit pas semblable ivraie. Dans sa lutte contre les idées innées, Locke fait appel à ce qui se passe chez les enfants et les idiots. Les ignorants n’ont aucun pressentiment de nos idées abstraites, et l’on ose prétendre qu’elles sont innées ! Objecter que les idées innées sont dans notre esprit, mais à notre insu, constitue suivant Locke une absurdité. On sait en effet précisément ce qui se trouve dans l’esprit. On ne peut dire d’ailleurs que nous avons conscience des idées générales, dès que nous commençons à faire usage de notre intelligence. Bien au contraire, nous commençons par nous approprier les idées particulières. Longtemps avant de comprendre l’idée logique de contradiction, l’enfant sait que ce qui est doux n’est pas amer.

Locke montre que le développement de l’intelligence suit une voie tout opposée. Notre esprit ne renferme pas tout d’abord quelques idées générales que l’expérience complète plus tard par des éléments spéciaux ; c’est au contraire l’expérience, l’expérience sensible, qui est la source première de nos connaissances. En premier lieu les sens nous donnent certaines idées simples, terme général chez Locke, et répondant en quelque sorte à ce que les herbartiens appellent « représentations » (Vorstellungen). Ces idées simples sont les couleurs, les sons, la résistance qu’éprouve le tact, les représentations d’espace et de mouvement. Quand les sens ont fourni un certain nombre de pareilles idées simples, alors se produit la combinaison des pensées homogènes qui donne, à son tour, naissance aux idées abstraites. À la sensation se joint la perception intérieure ou réflexion, et ce sont là les « seules fenêtres » par lesquelles la lumière penètre dans l’esprit obscur et encore inculte. Les idées de substances, de propriétés variables et de relations sont des idées composées. Au fond, nous ne connaissons des substances que leurs attributs, lesquels résultent des simples impressions produites sur les sens par les sons, les couleurs, etc. C’est seulement parce que ces attributs se montrent souvent dans un certain rapport, que nous parvenons à former en nous l’idée d’une substance qui sert de base à ces phénomènes variables. Même les sentiments et les affections naissent de la répétition et de la combinaison variée des sensations simples, communiquées par les sens.

Alors seulement les vieilles propositions aristotéliques, ou soi-disant aristotéliques, d’après lesquelles l’âme commence par être « une table rase » (tabula rasa), et d’après lesquelles il ne peut y avoir dans l’esprit rien qui n’ait d’abord été dans les sens, obtinrent l’importance qu’on leur reconnaît et, sous ce rapport, on peut rattacher ces propositions au nom de Locke (76).

L’esprit humain, qui se comporte comme un récipient relativement aux impressions des sens et à la formation des idées composées, fixe ensuite par des mots les idées abstraites qu’il vient d’acquérir, et il rattache arbitrairement ces mots à des pensées ; mais c’est alors qu’il entre dans une voie où cesse la certitude de l’expérience naturelle. Plus l’homme s’éloigne du sensible, plus il est sujet à l’erreur, qui se propage surtout par le langage. Dès que l’on a pris les mots pour des images adéquates aux choses ou qu’on les a confondus avec des êtres réels et visibles, tandis que ce ne sont que des signes arbitraires, dont il faut user avec précaution à propos de certaines idées, on ouvre le champ à d’innombrables erreurs. Aussi la critique de la raison chez Locke se change en une critique du langage ; et, grâce à ses idées fondamentales, cette critique acquiert une plus haute importance que n’importe quelle autre partie de son système. En réalité, Locke a frayé la voie à l’importante distinction entre l’élément purement logique et l’élément psychologique-historique du langage ; mais, à part les ébauches des linguistes, on n’a encore guère avancé dans cette direction. Et cependant la plupart des arguments employés dans les sciences philosophiques pèchent grièvement contre la logique, parce que l’on confond sans cesse le mot et l’idée. L’ancienne opinion matérialiste sur la valeur purement conventionnelle des mots se change donc, chez Locke, en une tentative de rendre les mots purement conventionnels, parce qu’ils n’ont un sens précis que grâce à cette restriction.

Dans le dernier livre, Locke étudie l’essence de la vérité et de notre intellect. Nous exprimons une vérité lorsque nous associons comme il convient les signes, c’est-à-dire les mots qui constituent un jugement. La vérité que nous traduisons ainsi par de simples paroles peut d’ailleurs n’être qu’une chimère. Le syllogisme a peu d’utilité, car notre pensée s’applique toujours, médiatement ou immédiatement, à un cas particulier. La « révélation » ne peut pas nous donner d’idées simples ; elle ne peut par conséquent étendre réellement le cercle de nos connaissances. La foi et la pensée sont dans des rapports tels que cette dernière peut seule décider en dernier ressort, autant que le permet sa portée. Locke finit cependant par admettre différentes choses, qui sont au-dessus de notre intelligence et appartiennent dès lors au domaine de la foi. Quant à la conviction enthousiaste, elle n’est pas une marque de la vérité ; il faut que la raison juge la révélation elle-même et le fanatisme ne prouve pas l’origine divine d’une doctrine.

Locke exerça en outre une grande influence par la publication de ses Lettres sur la tolérance (1685-1692), Pensées sur l’éducation (1693), Dissertations sur le gouvernement (1689) et le Christianisme rationnel (1695). Mais tous ces écrits ne rentrent pas dans l’histoire du matérialisme, Le regard perçant de Locke avait trouvé le point précis où se trahissait la pourriture des institutions transmises par le moyen âge : le mélange de la politique et de la religion et l’emploi du bras séculier pour le maintien ou la suppression des opinions et des théories (77). Il est facile de comprendre que, si Locke eût atteint le but qu’il se proposait : séparation de l’Église et de l’État et établissement d’une tolérance universelle pour les manifestations de la pensée, la condition du matérialisme aurait nécessairement changé. La dissimulation des opinions personnelles qui se prolongea bien avant dans le XVIIIe siècle devait disparaître peu à peu. C’est le voile du simple anonymat qui fut conservé le plus longtemps ; mais lui aussi disparut, à son tour, lorsque d’abord les Pays-Bas, puis les États du Grand Frédéric offrirent un asile sûr aux libres-penseurs, et finalement lorsque la Révolution française donna le coup de grâce à l’ancien système.

Parmi les libres-penseurs anglais, qui se rattachèrent à Locke et développèrent ses doctrines, il n’en est pas un seul qui se rapproche du matérialisme plus que John Toland. Il fut peut-être le premier qui conçut l“idée de fonder une nouvelle religion sur une base purement naturaliste, sinon matérialiste. Dans sa dissertation du Clidophorus (porte clefs), il mentionne la coutume des anciens philosophes, d’avoir un enseignement exotérique et un enseignement ésotérique, destinés, le premier au public, le second aux élèves initiés. À ce propos, il insère la réflexion suivante dans le treizième chapitre de cette dissertation : « J’ai dit, à plusieurs reprises, que les deux enseignements sont aujourd’hui aussi fréquents qu’ils l’ont jamais été, bien qu’on ne les distingue pas aussi ouvertement ni aussi formellement que le faisaient les anciens. Cela me rappelle une anecdote que me conta un proche parent de lord Shaftesbury. Celui-ci s’entretenant un jour avec le major Wildmann sur les nombreuses religions du globe, tous deux convinrent finalement que, malgré les innombrables dissidences créées par l’intérêt des prêtres et l’ignorance des peuples, les hommes sages et sensés appartenaient néanmoins tous à la même religion. Une dame, qui jusqu’alors avait paru plus occupée de son travail que de la conversation, demanda avec quelque inquiétude quelle était cette religion. « Madame, lui répondit aussitôt lord Shaftesbury, c’est ce que les hommes sages ne disent jamais ». — Toland approuve le procédé, mais croit pouvoir indiquer un moyen infaillible de vulgariser la vérité : « Qu’on permette à chacun d’exprimer librement sa pensée, sans jamais le flétrir ou le punir, à moins qu’il ne commette des actes impies ; chacun pouvant approuver ou réfuter à son gré les théories émises, on sera sûr alors d’entendre toute la vérité ; mais, tant qu’on n’agira pas ainsi, on en aura tout au plus de parcelles. »

Toland lui-même a exposé assez nettement sa doctrine ésotérique dans le Pantheistikon, publié sans nom d’auteur (« Cosmopolis, 1720 »). Il y demande, en éliminant toute révélation, toute croyance populaire, une religion nouvelle qui soit d’accord avec la philosophie. Son Dieu est l’univers, d’où proviennent toutes choses et où toutes choses rentrent. Son culte s’adresse à la Vérité, à la Liberté et à la Santé, les trois biens suprêmes du sage. Ses saints et Pères de l’Église sont les esprits éminents, les principaux écrivains de tous les temps, principalement de l’antiquité classique ; mais ce ne sont pas des autorités qui aient le droit de diminuer la liberté de l’esprit humain. Dans la liturgie socratique, le président dit : « Ne jurez par aucun maître », et la communauté lui répond : « Pas même par Socrate » (78).

Au reste, dans son Pantheistikon, Toland s’en tient à des idées tellement générales que son matérialisme ne ressort pas d’une manière bien distincte. Ce qu’il y enseigne, par exemple, d’après Cicéron (78 bis), sur l’essence de la nature, l’unité de la force et de la matière (vis et materia) est en réalité plutôt panthéiste que matérialiste ; par contre, nous trouvons une physique matérialiste dans deux lettres adressées à un spinoziste et faisant suite aux Letters to Serena (Lettres à Séréna) (Londres, 1704). Séréna, qui a donné son nom à ce recueil de lettres, n’est autre que Sophie-Charlotte, reine de Prusse, dont on connaît l’amitié pour Leibnitz ; elle se montra également bienveillante pour Toland, durant son long séjour en Allemagne et écouta avec intérêt les théories de ce philosophe. Les trois premières lettres adressées à Séréna roulent sur des généralités ; mais Toland dit formellement, dans sa préface, qu’il a correspondu avec l’auguste princesse sur d’autres sujets encore bien plus intéressants ; n’ayant pas de copie correcte, il a cru devoir les remplacer par les deux lettres écrites à un spinoziste. La première renferme une réfutation du système de Spinoza, d’après lequel il serait impossible d’expliquer le mouvement et la variété intrinsèque du monde et de ses parties. La deuxième lettre touche au point capital de toute la doctrine matérialiste. Elle pourrait être intitulée « force et matière », si son titre réel, « le mouvement comme propriété essentielle de la matière » (motion essential to matter), n’était pas plus explicite,

Nous avons déjà vu plusieurs fois à quelle profondeur s’enfonce dans toutes les questions métaphysiques la vieille idée qui fait de la matière une substance morte, immobile et inerte. En face de cette idée, le matérialisme a simplement raison. Il ne s’agit pas ici de différents points de vue également vrais, mais de différents degrés de la connaissance scientifique. Quoique la conception matérialiste du monde ait besoin d’une élucidation ultérieure, elle ne pourra cependant jamais nous ramener en arrière. Lorsque Toland écrivit ses lettres, il y avait déjà plus d’un demi-siècle que l’on s’était habitué à l’atomistique de Gassendi ; la théorie des ondulations de Huyghens avait permis de sonder, dans ses profondeurs, la vie des plus petites molécules et, bien que Priestley ne découvrit l’oxygène que soixante-dix ans plus tard, constituant ainsi le premier anneau de la chaîne indéfinie des phénomènes chimiques, l’expérience avait néanmoins constaté la vie de la matière jusque dans ses plus petites molécules. Newton, dont Toland ne parle jamais qu’avec un grand respect, avait sans doute laissé à la matière sa passivité en admettant le choc primitif et en ayant la faiblesse de supposer l’intervention du Créateur à certains intervalles pour régulariser le mouvement de sa machine du monde ; mais l’idée de l’attraction comme propriété inhérente à toute matière fit rejeter bientôt le vain ajustement sous lequel Newton, trop préoccupé de théologie, avait imaginé de la présenter. Le monde de la gravitation vivait par lui-même, et il ne faut pas s’étonner que les libres-penseurs du XVIIIe siècle, Voltaire en tête, se regardassent comme les apôtres de la philosophie naturelle de Newton.

Toland, appuyé sur des propositions de Newton, va jusqu’à affirmer qu’aucun corps n’est dans l’état de repos absolu (79) ; bien plus, s’inspirant, avec une grande profondeur de pensée, de l’ancien nominalisme anglais, qui permit à ce peuple de faire un pas si considérable en avant dans la philosophie de la nature, il déclare que l’activité et la passivité, le repos et le mouvement sont des idées simplement relatives, tandis que l’activité éternellement inhérente à la matière opère avec une énergie égale, quand elle retient un corps dans un repos relatif vis à vis d’autres forces, ou quand elle lui imprime un mouvement accéléré.

« Tout mouvement est passif par rapport au corps qui donne l’impulsion et actif par rapport au corps dont ce mouvement détermine le changement de position. C’est seulement parce qu’on change la valeur relative de ces mots en une valeur absolue qu’on a fait naître les erreurs et les polémiques les plus nombreuses sur cette question (80). » Par ignorance de l’histoire, défaut commun à la plupart de ses contemporains, Toland ne voit pas que les idées absolues se produisent spontanément, tandis que les idées relatives sont le fruit de la science et du développement intellectuel. « Les déterminations du mouvement dans les parties de la matière solide et étendue forment ce que nous avons appelé les phénomènes naturels ; à ces phénomènes nous assignons des noms et des fins, de la perfection ou de l’imperfection, suivant qu’ils affectent nos sens, causent de la douleur ou du plaisir à notre corps et contribuent à notre conservation ou à notre destruction ; mais nous ne les dénommons pas toujours d’après leurs causes réelles ou d’après la manière dont ils se produisent les uns les autres, comme l’élasticité, la dureté, la mollesse, la fluidité, la quantité, la figure et les rapports de corps particuliers. Au contraire, nous n’attribuons souvent à aucune cause certaines particularités du mouvement, comme les mouvements capricieux des animaux. Car, bien que ces mouvements puissent être accompagnés de pensées, ils ont pourtant, comme mouvements, leurs causes physiques. Quand un chien poursuit un lièvre, la forme de l’objet extérieur agit avec toute sa puissance d’impulsion ou d’attraction sur les nerfs, qui sont agencés avec les muscles, articulations et autres parties, de telle sorte qu’ils rendent possibles divers mouvements dans la machine animale. Pour peu qu’un homme connaisse l’action réciproque des corps les uns sur les autres par le contact immédiat ou par les molécules invisibles, qui en émanent continuellement, et qu’il joigne à cette notion celle de la mécanique, de l’hydrostatique et de l’anatomie, il se convaincra que tous les mouvements faits pour s’asseoir, se tenir debout, se coucher, se lever, courir, marcher, etc., ont leur détermination spéciale, extérieure, matérielle et proportionnelle (81). »

On ne saurait demander une plus grande clarté. Toland regarde évidemment la pensée comme un phénomène concomitant, inhérent aux mouvements matériels du système nerveux, à peu près comme la lumière qui suit un courant galvanique. Les mouvements volontaires sont des mouvements de la matière, qui se produisent d’après les mêmes lois que tous les autres, mais seulement dans des appareils plus compliqués.

Quand après cela Toland se retranche derrière une assertion bien plus générale de Newton et finit par protester contre l’opinion de ceux qui croiraient que son système rend inutile une raison directrice, nous sommes forcés de nous rappeler sa distinction entre la doctrine exotérique et la doctrine ésotérique. Le Pantheistikon, publié sans nom d’auteur et pouvant être regardé comme ésotérique, ne révère aucune âme du monde transcendante, quelle qu’elle soit, mais seulement l’univers dans son unité invariable d’esprit et de matière. En tout cas, nous pouvons déduire de la conclusion dernière de la plus remarquable de ses lettres que Toland ne voit pas, comme les matérialistes de l’antiquité, dans le monde actuel, le produit du hasard et de la répétition infinie d’essais imparfaits ; il croit au contraire qu’une finalité grandiose et immuable régit tout l’univers (82).

Toland est un de ces phénomènes qu’on aime à contempler : il nous découvre en lui une personnalité importante dans laquelle se fondent harmonieusement toutes les perfections humaines. Après une existence agitée, il put jouir avec une entière sérénité d’âme, du calme et de la solitude de la vie des champs. À peine quinquagénaire, il fut atteint d’une maladie qu’il supporta avec la fermeté du sage. Peu de jours avant sa mort, il composa son épitaphe, prit congé de ses amis, et sa remarquable intelligence s’éteignit paisiblement.


QUATRIÈME PARTIE

LE MATÉRIALISME DU XVIIIe SIÈCLE


CHAPITRE PREMIER

Influence du matérialisme sur la France et l’Allemagne.


L’Angleterre est le pays classique du matérialisme et du mélange des idées religieuses et matérialistes. — Matérialistes anglais du XVIIIe siècle : Hartley ; — Priestley. — Le scepticisme en France ; la Mothe le Vayer ; — Pierre Bayle. — Commencement de relations intellectuelles entre l’Angleterre et la France. — Voltaire ; — ses efforts pour faire prévaloir le système de Newton ; — son attitude vis-à-vis du matérialisme. — Shaftesbury. — Diderot ; ses relations avec le matérialisme, il s’attache à Robinet qui modifie le matérialisme. — État intellectuel de l’Allemagne. — Influence de Descartes et de Spinoza. — Influence des Anglais. — La Correspondance sur l’essence de l’âme. — Diverses traces de matérialisme.


Le matérialisme moderne s’organisa sans doute en système pour la première fois en France, mais l’Angleterre n’en fut pas moins la terre classique de la conception matérialiste du monde. Le terrain y avait été préparé déjà par Roger Bacon et par Occam ; Bacon de Verulam, à qui, pour arriver au matérialisme, il ne fallait qu’un peu plus de logique et de clarté, fut tout à fait l’homme de son temps et de sa nation ; et Hobbes, le plus logique des matérialistes modernes, dut pour le moins autant il ses traditions anglaises qu’aux exemples de Gassendi, dont il suivit la voie. Sans doute Newton et Boyle replacèrent la machine matérielle de l’univers sous la direction d’un créateur immatériel ; mais la conception mécanique et matérielle des phénomènes de la nature poussait des racines d’autant plus fortes qu’on pouvait se mettre d’accord avec la religion en invoquant l’inventeur divin de la grande machine. Ce mélange singulier de foi religieuse et de matérialisme (1) s’est conservé en Angleterre jusqu’à nos jours. On n’a qu’à se rappeler le pieux sectaire Faraday, qui fut redevable de ses grandes découvertes principalement à la vive imagination avec laquelle il se représentait les phénomènes de la nature, et à la logique avec laquelle il sut appliquer le principe mécanique dans toutes les questions de physique et de chimie.

L’Angleterre eut aussi ses matérialistes particuliers vers le milieu du XVIIIe siècle pendant que, sur le continent, les matérialistes français passionnaient les esprits. Le médecin David Hartley publia, en 1749, un ouvrage en deux volumes qui fit sensation. Il portait le singulier titre : Considérations sur l’homme, sa structure, ses devoirs et ses espérances (2). L’auteur entendait par ce dernier mot les « espérances » d’une vie future. Ce livre contient une partie physiologique ou, si l’on veut, psychologique et une partie théologique ; c’est surtout cette dernière qui émut l’opinion. Hartley était versé dans les questions théologiques. Fils d’un ecclésiastique, il aurait lui-même suivi la vocation de son père, si sa répugnance pour les 39 articles ne l’eût poussé vers la médecine. Il n’était donc point « hobbiste » en matière de religion, sans quoi cette répugnance n’aurait pas constitué un obstacle. Son livre nous fait connaître ses scrupules ; il y défend les miracles ainsi que la Bible ; il y parle, au long, de la vie future, mais il révoque en doute l’éternité des peines de l’enfer ! C’était saper la hiérarchie à sa base, et jeter en même temps une ombre fâcheuse d’hérésie sur toutes ses autres opinions.

Dans la partie physiologique de son ouvrage, Hartley essaie, il est vrai, de ramener complètement la pensée et la sensation humaines à des vibrations du cerveau ; et l’on ne peut nier que le matérialisme ait largement puisé dans cette théorie. Mais, dans l’esprit de Hartley, cette conception ne pèche pas contre l’orthodoxie. Hartley divise consciencieusement l’homme en deux parties : le corps et l’âme. Le corps est l’instrument de l’âme ; le cerveau est l’instrument de la sensation et de la pensée. D’autres systèmes aussi, fait-il remarquer, admettent que toute modification de l’esprit est accompagnée d’une modification correspondante du corps. Son système, fondé sur la doctrine de l’association des idées, se contente de donner une théorie complète des modifications cérébrales qui leur correspondent. La doctrine de l’association des idées, comme fondement des opérations intellectuelles, existe déjà en germe chez Locke. Un ecclésiastique, le révérend Gay (3) fut le prédécesseur immédiat de Hartley, en essayant d’expliquer tous les phénomènes psychiques au moyen d’associations. C’est sur cette base que la psychologie s’est conservée en Angleterre jusqu’à nos jours ; mais personne ne doutait sérieusement que ces associations elles-mêmes n’eussent pour fondement des faits précis survenant dans le cerveau, ou, pour parler avec plus de circonspection, qu’elles ne fussent accompagnées de fonctions correspondantes du cerveau. Hartley n’apporte dans cette question que la théorie physiologique ; mais ce fut précisément cette circonstance qui, en réalité, malgré toutes ses protestations, fit de lui un matérialiste. En effet, tant qu’on parle des fonctions du cerveau d’une manière vague et générale, on peut laisser l’esprit faire jouer à volonté son instrument, sans qu’aucune contradiction manifeste se découvre en cela. Mais, dès qu’on s’avise de pousser le principe général jusqu’à ses dernières conséquences, on voit que le cerveau matériel est aussi soumis aux lois de la nature matérielle. Les vibrations, en apparence si inoffensives, qui accompagnaient la pensée, se révèlent maintenant comme les effets d’un mécanisme qui, mis en mouvement par une cause extérieure, doit fonctionner jusqu’au bout, d’après les lois du monde matériel (4). On n’arrive pas tout d’un coup à la pensée hardie de Kant, qu’une série d’actes peut être absolument nécessaire comme phénomène, tandis que comme « chose en soi », elle repose sur la liberté. Quand il s’agit des fonctions du cerveau, la nécessité s’impose inévitablement, et la nécessité de l’action psychologique en est la conséquence immédiate. Hartley reconnut cette conséquence ; mais il prétend ne l’avoir reconnue qu’après s’être occupé pendant plusieurs années de la théorie des associations, et ne l’avoir acceptée qu’avec répugnance. Ainsi un point, que Hobbes traita avec une entière clarté et sans aucune préoccupation ; un point que Leibnitz élucida dans le sens d’un judicieux déterminisme, sans rien y trouver d’hostile à la religion, embarrassa beaucoup le « matérialiste » Hartley. Il se défend en disant qu’il ne nie pas le libre arbitre dans les actes, c’est-à-dire la responsabilité. Avec un zèle encore plus grand, il cherche à prouver qu’il reconnaît aussi l’éternité réelle des peines de l’enfer, c’est-à-dire leur durée immensément prolongée et leur extrême intensité, qui suffisent pour effrayer les pécheurs et pour faire apparaître comme un bienfait incomparable le salut promis par l’Église.

L’ouvrage principal de Hartley a été traduit en français et en allemand, mais avec une différence remarquable. L’un et l’autre traducteur trouvent que l’ouvrage se compose de deux parties hétérogènes ; toutefois l’allemand regarde la partie théologique comme la plus importante, et ne donne qu’un extrait fort concis de la théorie des associations (5) ; le français s’attache surtout à l’explication des fonctions psychologiques et laisse la théologie de côté (6). La voie du traducteur français fut suivie par le successeur de Hartley, par Priestley, qui plus hardi que son devancier et quoique théologien lui-même, élimina complètement, lui aussi (7), la partie théologique, en romanisant l’ouvrage de Hartley. Priestley eut, à la vérité, sans cesse des querelles ; et il est incontestable que son « matérialisme » joua un grand rôle dans les attaques de ses adversaires ; mais on ne doit pas oublier qu’il irrita par de tout autres motifs les orthodoxes et les conservateurs. On sait que, prédicateur d’une communauté de dissidents, il eut assez de loisir pour se livrer à l’étude des sciences physiques ; on sait moins bien qu’il fut aussi l’un des défenseurs les plus ardents et les plus intrépides du rationalisme. Il publia un ouvrage en deux volumes sur les Falsifications du christianisme ; et, parmi ces falsifications, il compte le dogme de la divinité du Christ. Dans un autre ouvrage, il enseigne la religion naturelle (8). Libéral en politique comme en religion, il blâma le gouvernement dans ses écrits et attaqua surtout les institutions ecclésiastiques et les privilèges du clergé anglican. On comprendra sans peine qu’un pareil homme devait s’attirer des persécutions, n’eût-il même pas enseigné que les sensations sont des fonctions du cerveau.

Faisons encore ressortir un trait caractéristique du matérialisme anglais. Le chef et l’orateur des incrédules n’était pas alors Hartley, le matérialiste, comme on pourrait le croire, mais Hume le sceptique, homme dont les conceptions suppriment tout à la fois le matérialisme, le dogmatisme de la religion et la métaphysique. Priestley écrivit contre lui, en se plaçant au point de vue de la théologie et du déisme, absolument comme les rationalistes allemands écrivaient à la même époque contre le matérialisme. Priestley attaqua aussi le Système de la nature, le principal écrit du matérialisme français ; mais, dans cet ouvrage, le zèle pour l’athéisme l’emportait sans contredit sur le souci de démontrer la théorie matérialiste. La complète sincérité de toutes ces attaques est prouvée non-seulement par le ton d’entière conviction avec lequel, à l’exemple de Boyle, Newton et Clarke, Priestley vantait l’univers comme chef-d’œuvre d’un créateur conscient, mais par l’ardeur persévérante, avec laquelle, comme plus tard Schleiermacher, il travaillait à purger la religion de toute superstition pour y ramener les esprits qui s’en étaient détachés (9).

En Allemagne, où il y avait alors un grand nombre de théologiens rationalistes, on lisait attentivement les écrits de Hartley et de Priestley ; mais on s’attachait à leur théologie plus qu’à leur matérialisme. En France, où cette école de graves et pieux rationalistes faisait complètement défaut, le matérialisme seul de ces Anglais aurait pu au contraire exercer de l’influence ; mais, sous ce rapport, ce pays n’avait plus besoin d’un stimulant scientifique. Il s’y était développé, en partie par l’effet d’influences anglaises plus anciennes, un esprit qui passait hardiment par-dessus les défauts que pouvait avoir la doctrine matérialiste et qui, sur une base improvisée de faits et de théories empruntés aux sciences physiques, avait érigé tout un édifice de conclusions téméraires. De la Mettrie écrivait à la même époque que Hartley et le Système de la nature trouva un antagoniste dans Priestley. Ces deux faits prouvent clairement que Hartley et Priestley n’eurent pas grande influence sur le progrès général du matérialisme dans les autres pays, bien que leur rôle offre un grand intérêt pour le développement des idées matérialistes en Angleterre.

De même que le caractère national des Anglais décèle un penchant vers le matérialisme, de même le système philosophique, préféré de tout temps par les Français, est évidemment le scepticisme. Le pieux Charron, et Montaigne l’homme du monde, sont d’accord pour miner le dogmatisme ; et, dans cette tâche, ils ont pour successeurs la Mothe le Vayer et Pierre Bayle. Dans l’intervalle, Descartes et Gassendi avaient frayé les voies à la conception mécanique de la nature. La tendance vers le scepticisme resta si énergique en France que, même parmi les matérialistes du XVIIIe siècle, ceux que l’on regarde comme les plus hardis et les plus avancés s’éloignent beaucoup de l’exclusivisme systématique de Hobbes, et semblent ne faire servir leur matérialisme qui tenir la foi religieuse en échec. Diderot commença sa guerre contre l’Église sous le drapeaux du scepticisme et la Mettrie lui-même, celui de tous les Français du XVIIIe siècle, qui se rattache le plus étroitement au matérialisme dogmatique d’Épicure, se disait pyrrhonien et déclarait que Montaigne avait été le premier Français qui eût osé penser (10).

La Mothe le Vayer était membre du conseil d’État sous Louis XIV et précepteur de celui qui devint plus tard le (régent) duc d’Orléans. Dans ses « cinq dialogues », il prône la foi aux dépens de la théologie ; et, tout en montrant que la prétendue science des philosophes et des théologiens est nulle, il ne cesse de représenter le doute lui-même comme une école préparatoire de soumission à la religion révélée ; mais le ton de ses ouvrages diffère beaucoup de celui d’un Pascal, dont le scepticisme primitif se changea finalement en une haine implacable contre les philosophes, et dont le respect pour la foi était non-seulement sincère, mais encore étroit et fanatique. On sait que Hobbes exalta aussi la foi pour attaquer la théologie. Si la Mothe n’était pas un Hobbes, il n’était assurément pas un Pascal (11). À la cour, il passait pour un incrédule et il ne s’y maintint que par l’irréprochable austérité de sa conduite, par sa discrétion et par la froide supériorité de ses manières. Il est certain que ses écrits favorisèrent le progrès des lumières et que la considération dont il jouissait, surtout dans les classes élevées, augmenta l’effet produit par ses ouvrages.

L’influence de Pierre Bayle fut bien plus considérable. Né de parents calvinistes, il se laissa, dans sa jeunesse, convertir par les jésuites, mais il ne tarda pas à revenir au protestantisme. Les mesures rigoureuses prises par Louis XIV contre les protestants le forcèrent à se réfugier en Hollande, où les libres penseurs de toutes les nations cherchaient de préférence un asile. Bayle était cartésien, mais il tira du système de Descartes des conséquences que Descartes n’avait point déduites. Tandis que Descartes se donnait toujours l’air de concilier la science avec la religion, Bayle s’efforça d’en faire ressortir les différences. Dans son célèbre Dictionnaire historique et critique, comme le fait remarquer Voltaire, il n’inséra pas une seule ligne qui attaquât ouvertement le christianisme ; en revanche, il n’écrivit pas une seule ligne qui n’eût pour but d’éveiller des doutes. Quand la raison et la révélation étaient en désaccord, il paraissait se déclarer en faveur de cette dernière, mais la phrase était tournée de façon à laisser au lecteur une impression toute contraire. Peu de livres ont fait sensation autant que celui de Bayle. Si d’un côté la masse des connaissances les plus variées, que l’auteur savait rendre accessibles à tous, pouvait attirer même le savant, d’un autre côté la foule des lecteurs superficiels était captivée par la manière piquante, agréable, dont il traitait les questions scientifiques et cherchait en même temps des occasions de scandale. « Son style, dit Hettner (12), a une vivacité éminemment dramatique, une fraîcheur, un naturel, une hardiesse et une témérité provocatrice ; malgré cela il est toujours clair, et court droit au but ; en feignant de jouer spirituellement avec son sujet, il le sonde et l’analyse jusque dans ses profondeurs les plus secrètes. » « On trouve chez Bayle le germe de la tactique employée par Voltaire et par les encyclopédistes ; il est même à remarquer que le style de Bayle influa sur celui de Lessing qui, dans sa jeunesse, avait étudié avec ardeur les écrits du philosophe français. »

La mort de Louis XIV (1715) fut le signal d’une évolution mémorable dans l’histoire moderne, évolution qui exerça une grande influence sur la philosophie des classes éclairées et sur les destinées politiques et sociales des nations : le développement subit et considérable des relations intellectuelles entre la France et l’Angleterre. Buckle, dans son Histoire de la civilisation, dépeint cette évolution avec de vives couleurs, peut-être parfois trop chargées. Il doute que, vers la fin du XVIIe siècle, il y eût en France plus de cinq personnes, littérateurs ou savants, versées dans la connaissance de la langue anglaise (13). La vanité nationale avait inspiré à la société française une suffisance qui lui faisait regarder comme barbare la civilisation anglaise et les deux révolutions, par lesquelles l’Angleterre avait passé, ne pouvaient qu’augmenter le dédain des Français, aussi longtemps que l’éclat de la cour et les victoires de l’orgueilleux monarque les portaient à oublier les énormes sacrifices qu’avait coûtés cette magnificence. Mais lorsque, avec la vieillesse du roi, l’oppression s’accrut et que le prestige diminua, les plaintes et les doléances du peuple retentirent plus distinctement et, dans toutes les têtes qui pensaient, naquit la conviction qu’en se soumettant à l’absolutisme, la nation était entrée dans une voie désastreuse. Les relations se renouèrent avec l’Angleterre et tandis qu’auparavant Bacon et Hobbes étaient venus en France pour y perfectionner leur instruction, les meilleurs esprits de France affluèrent alors en Angleterre (14), pour y apprendre la langue et la littérature de ce pays.

En politique, les Français rapportèrent d’Angleterre l’idée de la liberté civile et des droits individuels ; mais cette idée se combina avec les tendances démocratiques qui se réveillèrent irrésistiblement en France, et n’étaient au fond, comme l’a prouvé de Tocqueville (15), que le produit de ce régime monarchique, qui établissait l’égalité dans l’obéissance servile et que la démocratie renversa d’une façon si tragique. Sur le terrain de la pensée, le matérialisme anglais se combina de même avec le scepticisme français, et le résultat de cette union fut la condamnation radicale du christianisme et de l’Église, qui, en Angleterre, depuis Newton et Boyle, avaient réussi à se mettre d’accord avec la conception mécanique de la nature. Chose étrange et pourtant facile à expliquer, la philosophie de Newton devait contribuer en France au succès de l’athéisme ; et cependant, ceux qui l’y avaient importée affirmaient qu’elle était moins défavorable à la foi que le cartésianisme !

Il est vrai qu’elle fut introduite par Voltaire, un des premiers qui travaillèrent à concilier l’esprit anglais avec l’esprit français, et sans doute le plus influent de tous.

L’immense activité de Voltaire est aujourd’hui avec raison mieux appréciée et plus favorablement jugée qu’on ne le faisait dans la première moitié de notre siècle. Anglais et Allemands s’efforcent à l’envi d’assigner à ce grand Français, sans pallier ses défauts, la place qui lui est due dans l’histoire de notre vie intellectuelle (16). La cause du dédain momentané, qui avait frappé cet homme, se trouve, selon du Bois-Reymond, « quelque paradoxale que puisse sembler cette assertion, dans le fait que nous sommes tous plus ou moins voltairiens, voltairiens sans le savoir et sans nous donner ce titre. L’esprit de Voltaire a prévalu avec une puissance telle que les idées généreuses, pour lesquelles il a combattu pendant sa longue existence avec un zèle infatigable, avec un dévouement passionné, avec toutes les armes intellectuelles, principalement avec sa raillerie redoutable : la tolérance, la liberté de la pensée, la dignité humaine, l’équité, nous sont devenues une condition indispensable de vitalité comme l’air, auquel nous ne pensons que lorsqu’il vient à nous manquer ; en un mot, ce qui jadis, sous la plume de Voltaire, semblait une pensée des plus hardies, est devenu aujourd’hui un lieu commun (17). »

Le mérite de Voltaire, d’avoir fait adopter sur le continent le système du monde, de Newton, est aussi resté longtemps trop peu apprécié. On n’a tenu compte ni de la difficulté qu’il y avait à comprendre Newton, ni du courage qu’il fallait pour se déclarer en faveur du savant anglais, ni des obstacles à surmonter. Citons un seul fait : les Éléments de philosophie de Newton n’obtinrent pas l’imprimatur en France ; force fut de recourir encore pour cette publication à la liberté dont jouissaient les Pays-Bas ! On aurait tort de croire d’ailleurs que Voltaire se servit du système de Newton pour attaquer le christianisme, et qu’il assaisonna cet ouvrage d’une satire voltairienne. L’œuvre au total est rédigée avec gravité, calme, clarté et simplicité. Maintes questions philosophiques y paraissent même traitées presque avec une certaine timidité, alors que Leihnitz, dont Voltaire met souvent les idées à contribution, procède avec plus de hardiesse et de logique que Newton. Voltaire exalte Leibnitz qui déclare que Dieu, pour tous ses actes, a des motifs déterminants. Newton pense au contraire que Dieu a fait bien des choses, par exemple, le mouvement planétaire d’Occident en Orient, uniquement parce qu’il l’a décidé ainsi, sans qu’on puisse donner à cet acte d’autre motif que sa propre volonté. Voltaire sent que les arguments, employés par Clarke dans sa polémique contre Leibnitz, sont insuffisants et il cherche à les renforcer par des arguments à lui. Il ne se montre pas moins hésitant dans la question du libre arbitre (18). Plus tard, il est vrai, nous trouvons dans Voltaire le résumé précis d’une longue dissertation de Locke (19) : « être libre, c’est pouvoir faire ce qu’on veut, non pouvoir vouloir ce qu’on veut », et cette thèse, bien comprise, s’accorde avec le déterminisme et avec la théorie de la liberté chez Leibnitz. Mais la Philosophie de Newton (1738) nous montre Voltaire encore trop asservi aux doctrines de Clarke, pour pouvoir arriver à une netteté parfaite. Il croit que la liberté d’indifférence est possible, mais dénuée d’importante. La question n’est pas de savoir si je puis poser en avant le pied gauche ou le pied droit sans autre motif que ma volonté ; l’important est de savoir si Cartouche et Nadir-Schah auraient pu s’abstenir de répandre le sang humain. Ici naturellement Voltaire, d’accord avec Locke et Leibnitz, pense que non ; mais la difficulté est d’expliquer ce non. Le déterministe, qui cherche la responsabilité dans le caractère de l’homme, niera qu’il puisse se former en lui une volonté durable, en opposition à ce caractère. Si le contraire arrive en apparence, cela prouve simplement que, dans le caractère de cet homme, sommeillaient et pouvaient se réveiller des forces auxquelles nous n’avions pas fait attention. Mais si, dans cette voie, on veut résoudre complètement une question quelconque, relative à la volonté, le problème de la décision, quand il paraît y avoir parfaite indifférence, en d’autres termes, le cas de l’æquilibrium arbitrii des anciens scholastiques n’est nullement aussi insignifiant que le croit Voltaire. Il faut entièrement écarter cette illusion avant de pouvoir en général appliquer aux problèmes de la volonté les principes scientifiques.

L’attitude de Voltaire dans ces questions ne permet pas de douter de sa parfaite sincérité, quand il recommandait les idées de Newton sur Dieu et la finalité de l’univers. Comment donc, malgré cela, le système de Newton put-il favoriser en France les progrès du matérialisme et de l’athéisme ?

Avant tout, nous ne devons pas oublier ici que la nouvelle conception de l’univers détermina les plus fortes têtes de France à reprendre et à élucider avec le plus vif intérêt toutes les questions qui avaient été soulevées à l’époque de Descartes. Nous avons vu combien Descartes contribua à la conception mécanique du monde, et nous en trouverons bientôt d’autres traces. Mais, au total, l’activité stimulante du cartésianisme était à peu près épuisée au commencement du XVIIIe siècle. Dans les écoles françaises surtout, il n’y avait plus de grands résultats à attendre de ce système, depuis que les jésuites l’avaient énervé et accommodé à leur guise. Ce n’est pas chose indifférente que l’action, sur les contemporains, d’une série de grandes pensées qui possèdent leur fraîcheur initiale ou l’action d’une mixture, dans laquelle ces mêmes pensées sont assaisonnées d’une forte dose de préjugés traditionnels. Ce n’est pas non plus chose indifférente qu’une nouvelle doctrine rencontre telle ou telle disposition des esprits. Or, on peut affirmer hardiment que, pour l’achévement de la conception newtonienne du monde, ne pouvaient se rencontrer intelligences plus aptes ni mieux prédisposées que celles de la France du XVIIIe siècle.

Aux tourbillons de Descartes faisait défaut la sanction mathématique ; or la mathématique fut comme le signe par lequel Newton vainquit. Du Bois-Reymond remarque, il est vrai, avec justesse que l’influence de Voltaire sur le monde élégant des salons ne contribua pas peu à donner le droit de cité à la nouvelle conception de l’univers. « C’est seulement après que les Mondes de Fontenelle eurent été remplacés dans les boudoirs par les Éléments de Voltaire qu’on put, en France, regarder comme décisive la victoire de Newton sur Descartes. » Ce résultat était inévitable. On ne devait pas moins s’attendre à ce que la vanité nationale fût satisfaite de voir un Français concevoir et réaliser la démonstration de la théorie newtonienne (20) ; mais, au fond du mouvement qui amena cette importante révolution scientifique, nous voyons la puissante impulsion que l’influence de Newton donna aux dispositions naturelles des Français pour la mathématique. Les grands génies du XVIIe siècle revécurent avec plus d’éclat dans leurs continuateurs et à la période des Pascal et des Fermat succéda avec Maupertuis et d’Alembert la longue série des mathématiciens français du XVIIIe siècle, jusqu’à Laplace qui déduisit les dernières conséquences du système de Newton en éliminant même l’ « hypothèse » d’un Créateur.

Malgré son radicalisme en général, Voltaire ne tira pas ces conséquences. Bien qu’il fût loin de souscrire au traité de paix, signé avec l’Église, par ses maîtres Newton et Clarke, il n’en resta pas moins fidèle aux deux grands principes de leur métaphysique. On ne peut nier que l’homme, qui travailla de toutes ses forces au renversement de la foi catholique, l’auteur du célèbre propos : « écrasez l’infâme », se montra le zélé partisan d’une théologie épurée et fut, peut-être plus qu’aucun des déistes anglais, intimement convaincu de l’existence de Dieu. Dieu est, à ses yeux, un artiste délibérant, qui a créé le monde d’après les principes d’une sage finalité. Plus tard, il est vrai (21), Voltaire adopta décidément la sombre doctrine qui s’attache à faire ressortir l’existence du mal dans le monde ; malgré cela, il était fort éloigné d’admettre que les lois de la nature fonctionnent aveuglément.

Voltaire ne voulait pas être matérialiste. En lui fermente évidemment une idée vague et inconsciente de la théorie de Kant, alors qu’il répète a plusieurs reprises ce propos si expressif : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Nous demandons l’existence de Dieu comme fondement de la morale pratique, enseigne Kant. Si Bayle, qui croyait à la possibilité d’un État athée, avait eu, disait Voltaire, cinq et six cents paysans à gouverner, il aurait bientôt fait prêcher l’idée d’une justice divine. En dépouillant cette pensée de son enveloppe frivole, on verra que, dans l’opinion réelle de Voltaire, la croyance en Dieu est indispensable pour le maintien de la vertu et de la justice.

On comprendra maintenant que Voltaire se soit déclaré sérieusement contre le Système de la nature, la « Bible de l’athéisme », quoiqu’il n’apportât pas dans la lutte le fanatisme concentré de Rousseau. Voltaire se rapproche beaucoup plus du matérialisme anthropologique. En cela il suivait Locke, qui exerça la plus grande influence sur sa philosophie en général. Locke lui-même, il est vrai, laissa ce point indécis. En effet, il se borne à dire que toute l’activité de l’homme découle de l’activité des sons et il ne traite pas la question de savoir si c’est la matière qui recueille les matériaux apportés par les sens, si elle pense ou non ! À ceux qui refusent obstinément à la matière la faculté de penser, comme incompatible avec l’étendue, qui en constitue l’essence, Locke répond d’une façon assez superficielle, en disant qu’il y a de l’impiété à prétendre que l’existence d’une matière pensante soit impossible ; car, si Dieu l’eût voulu, il aurait pu, dans sa toute-puissance, créer la matière capable de penser. Cette tournure théologique donnée à la question plut à Voltaire ; elle lui promettait le point d’appui qu’il désirait pour ses polémiques avec les croyants. Voltaire se lança dans cette question avec une telle ardeur qu’il ne la laissa pas sans solution, comme avait fait Locke ; il la trancha au contraire dans un sens matérialiste.

« Je suis corps, dit-il dans ses lettres de Londres sur les Anglais, et je pense ; je n’en sais pas davantage. Attribuerai-je maintenant à une cause inconnue ce que je puis si aisément attribuer à l’unique cause féconde que je connaisse ? Et de fait, quel est l’homme qui, sans une absurde impiété, oserait affirmer qu’il est impossible au Créateur de donner à la matière des pensées et des sentiments ? »

Rien sans doute, dans cette déclaration, ne rappelle l’affirmation décidée du matérialisme. Voltaire croyait qu’il fallait avoir perdu toute espèce de sens commun pour admettre que le simple mouvement de la matière suffise à produire des êtres sensibles et pensants (22). Ainsi, non-seulement le Créateur est nécessaire pour rendre la matière pensante, mais encore ce Créateur ne peut pas, comme par exemple chez Hobbes, produire la pensée par le simple mouvement de la matière. Il doit douer la matière d’une force spéciale, qui, suivant toute probabilité, dit Voltaire, bien qu’elle ne soit pas elle-même le mouvement, peut produire le mouvement (dans les actes irréfléchis). Si la question est ainsi comprise, nous nous trouvons sur le terrain de l’hylozoïsme (voir note 1, 1re partie).

Depuis que nous connaissons la loi de la conservation de la force, un abîme sépare, pour la théorie pure, le vrai matérialisme de l’hylozoïsme. Le premier peut seul s’accorder avec cette loi. Kant appelait déjà l’hylozoïsme la mort de toute philosophie naturelle (3), sans doute par le seul motif qu’il rend impossible la conception mécanique des phénomènes de la nature. Cependant il serait inexact de faire sonner trop fort cette distinction chez Voltaire. À ses yeux, certains résultats sont plus importants que les principes : et les conséquences pratiques qu’il peut tirer d’une idée contre la foi chrétienne et contre l’autorité de l’Église, fondée sur cette foi, déterminent son point de vue. Aussi son matérialisme grandissait-il en proportion de l’aigreur de sa lutte contre la foi. Néanmoins il ne s’est jamais exprimé nettement à propos de l’immortalité de l’âme. Il flottait indécis entre les arguments qui la rendent invraisemblable, et les arguments pratiques, qui semblent en recommander l’adoption. Ici encore nous trouvons un détail qui fait penser à Kant : on maintient comme base et appui de la vie morale une théorie, que la raison déclare tout au moins indémontrable (24).

En morale, Voltaire suivit aussi des impulsions anglaises. Ici toutefois son autorité ne fut pas Locke, mais un élève de Locke, lord Shaftesbury ; ce personnage nous intéresse principalement par la grande influence qu’il exerça sur les intelligences qui dirigèrent l’Allemagne au XVIIIe siècle. Locke avait semblablement, sur le terrain de la morale, combattu les idées innées, et popularisé d’une manière dangereuse le relativisme du bien et du mal, établi par Hobbes. Il compile toutes les descriptions possibles de voyages pour nous raconter que les Mingréliens enterrent, sans aucun remords, leurs enfants vivants, et que les Topinambous croient mériter le paradis en tuant et en dévorant force ennemis (25). Voltaire utilise aussi parfois de semblables récits, mais ils ne l’ébranlent point dans sa conviction que l’idée du juste et de l’injuste est au fond partout une seule et même idée. Si elle n’est pas innée chez l’homme, à titre d’idée parfaitement déterminée, celui-ci apporte du moins en naissant la faculté de la concevoir. Nous naissons avec des jambes, quoique nous ne sachions nous en servir que plus tard ; de même nous apportons, pour ainsi dire, en naissant, l’organe qui nous fera distinguer le juste et l’injuste ; et le développement de notre esprit provoque nécessairement la fonction de cet organe (26).

Shaftesbury était entraîné par une ardeur enthousiaste vers l’idéal. La conception toute poétique, qu’il se faisait du monde, avec sa tendance pure vers le beau, et sa profonde intelligence de l’antiquité classique, était particulièrement de nature à agir sur l’Allemagne, dont la littérature nationale entrait dans la voie de son riche développement. Les Français lui firent également de nombreux emprunts, qui ne consistaient pas uniquement en enseignements positifs tels que celui-ci : dans chaque poitrine d’homme se trouve le germe naturel de l’enthousiasme pour la vertu. Mais étudions d’abord cette doctrine ! Locke n’avait au fond parlé de l’enthousiasme qu’en termes défavorables : c’était, selon lui, la source du fanatisme et de l’exaltation, le produit funeste, complètement antirationnel d’un cerveau surexcité (27). Une telle idée est bien en rapport avec la sécheresse et la stérilité prosaïques de sa conception générale de l’univers. Sur ce point Shaftesbury est guidé plus sûrement par son sens poétique que Locke par son entendement. Il découvre dans l’art, dans le beau, un élément qui ne trouve aucune place dans la psychologie de Locke, si ce n’est à côté de l’enthousiasme déprécié ; et cependant l’importance et la grandeur de cet élément paraissent tout à fait incontestables à Shaftesbury. La question s’illumine ainsi d’un brillant rayon de lumière et, sans nier que l’enthousiasme produise le fanatisme et la superstition, Shaftesbury n’y voit pas moins la source de ce que l’esprit humain possède de plus grand et de plus noble. Shaftesbury vient de trouver le point où la morale prend naissance. De la même source découle la religion ; la mauvaise, il est vrai, comme la bonne ; la consolatrice de l’homme dans l’infortune, comme la furie qui allume les bûchers ; le plus pur élan du cœur vers Dieu, comme la plus odieuse profanation de la dignité humaine. De même que chez Hobbes, la religion devient de nouveau l’alliée directe de la superstition. Toutefois, pour les séparer l’une de l’autre, ce n’est pas le glaive pesant de Léviathan, mais le jugement esthétique que Shaftesbury fait intervenir. Les hommes de bonne humeur, gais et contents, se créent des divinités nobles, sublimes et pourtant amicales et bienfaisantes ; les caractères sombres, mécontents, hargneux, inventent les dieux de la haine et de la vengeance.

Shaftesbury s’efforce de faire rentrer le christianisme dans la série des religions sereines et bienveillantes ; mais quelles entailles il est réduit à faire au corps du christianisme « historique ! » Quel blâme énergique il dirige contre les institutions de l’Église ! Quelle condamnation sans appel il prononce contre mainte tradition, que les croyants regardent comme sacrée et inviolable

Nous avons de Shaftesbury un jugement sévère sur l’attitude prise vis-à-vis de la religion par Locke, ce maître qu’il révérait habituellement. Ce blâme, au reste, n’est pas individuel, mais s’adresse à l’ensemble des déistes anglais qu’il accuse de hobbisme. Le point capital de sa tirade à l’adresse de la plupart des libres-penseurs anglais se trouve dans l’imputation, qu’il lance contre eux, d’être intimement hostiles à ce qui constitue précisément l’esprit et l’essence de la religion. D’autre part, l’éditeur des œuvres de Locke se croit autorisé à retourner le trait contre le critique et, en défendant l’orthodoxie de Locke, il traite Shaftesbury d’incrédule, qui ridiculise la religion révélée, et d’enthousiaste qui exagère les principes de la morale (28).

L’éditeur n’a pas complètement tort, surtout s’il juge Shaftesbury au point de vue clérical, qui élève l’autorité de l’Église au-dessus des doctrines qu’elle enseigne. Mais on peut aller plus loin et dire : Shaftesbury était au fond plus rapproché que Locke de l’esprit de la religion en général ; mais il ne comprenait pas l’esprit véritable du christianisme. Sa religion était celle des hommes heureux, qui n’ont pas beaucoup de peine à être de bonne humeur. On a dit que sa conception du monde était aristocratique ; il faut compléter cette définition, ou mieux la rectifier : sa conception de l’univers est celle de l’enfant, naïf et sans souci, des classes privilégiées, qui confond son horizon avec celui de l’humanité. Le christianisme a été prêché comme la religion des pauvres et des malheureux ; mais, par une singulière transformation de principes, il est devenu la religion favorite de ceux qui regardent la pauvreté et la misère comme d’institution divine et éternelle dans l’existence actuelle, et à qui cette institution divine plaît d’autant plus qu’elle est la base naturelle de leur position privilégiée. Méconnaître l’origine prétendue divine de la pauvreté équivaut parfois à l’attaque la plus grave et la plus directe contre la religion. Si nous examinons ici l’influence que Shaftesbury exerça sur Lessing, Herder et Schiller, nous verrons quelle faible distance sépare l’optimisme, et la résolution réfléchie de façonner le monde de manière à le faire concorder avec cet optimisme.

De là cette remarquable alliance des partis les plus opposés contre Shaftesbury, alliance que son plus récent biographe (29) a si bien caractérisée : d’un côté Mandeville, l’auteur de la fable des abeilles, de l’autre les orthodoxes. Seulement il faut bien comprendre Mandeville, pour avoir le droit de placer au même rang le défenseur du vice et les champions de l’anglicanisme. Quand Mandeville affirme, en face d’un Shaftesbury, que la vraie vertu consiste dans la victoire que l’on remporte sur soi-même et dans la compression des penchants innés, il n’entend point parler de lui-même ni de ses propres penchants ; car, « si les penchants du riche ne sont pas illimités, le commerce et l’industrie s’arrêtent et l’État se meurt. Il veut parler de l’ambition et des appétits des travailleurs ; car la tempérance, la sobriété et un travail continuel conduisent le pauvre sur le chemin du bonheur matériel, et constituent pour l’État la source de la richesse (30). »

Il est facile de voir où Voltaire trouva les matériaux de sa polémique, quand on sait que Shaftesbury attaque les bûchers, l’enfer, les miracles, l’excommunication, la chaire et le catéchisme ; qu’il regarde comme son plus grand honneur d’être insulté par le clergé. Mais évidemment la partie positive de la philosophie de Shaftesbury n’a pas manqué non plus de produire son effet sur Voltaire ; et la pensée, qui fit de ce dernier, comme nous l’avons dit, le précurseur de Kant, pourrait bien devoir son origine à Shaftesbury.

Les traits positifs de cette conception de l’univers devaient faire sur un homme comme Diderot une impression bien plus vive encore que sur Voltaire. Ce chef puissant du mouvement intellectuel du XVIIIe siècle était une nature tout enthousiaste. Rosenkranz, qui a tracé d’une main sûre l’esquisse des faiblesses, des contradictions de son caractère et de son activité littéraire appliquée à tant de questions diverses, fait aussi ressortir en traits lumineux l’éclatante originalité de son talent : « Pour le comprendre, il faut se rappeler que, comme Socrate, il enseigna généralement de vive voix, et que sur lui, comme sur Socrate, le cours des événements décida des phases successives de son développement, depuis la Régence jusqu’à la Révolution. Diderot, comme Socrate, avait son démon familier. Il n’était entièrement lui-même qu’après s’être élevé, à l’exemple de Socrate, aux idées du vrai, du bien et du beau. Dans cette extase que, d’après sa propre description, l’extérieur même décelait en lui et qu’il sentait d’abord par le mouvement de sa chevelure au milieu du front, et par le frisson qui parcourait tous ses membres, il devenait alors le vrai Diderot, dont l’éloquence enivrante ravissait, comme celle de Socrate, tout l’« auditoire » (31). Un pareil homme s’enthousiasma donc pour les « Moralistes » de Shaftesbury, ce « dithyrambe de l’éternelle et primordiale beauté, qui, dit Hettner, traverse le monde entier et convertit toutes les dissonances apparentes en une profonde et pleine harmonie. » Les romans de Richardson, ou la tendance morale est d’une sobriété toute bourgeoise, mais où l’action est si vive, si intéressante, provoquèrent aussi l’admiration fanatique de Diderot. Malgré les changements continuels de son point de vue, il ne varie jamais dans sa croyance à la vertu, dont la nature a profondément enraciné les germes dans notre esprit ; et, cette foi immuable, il sut la combiner avec les éléments en apparence les plus contradictoires de ses conceptions théoriques.

On représente, avec une si grande opiniâtreté, Diderot comme le chef et l’organe du matérialisme français, ou comme le philosophe qui a le premier converti le sensualisme de Locke en matérialisme, que nous nous verrons forcé, dans le chapitre suivant, d’en finir avec la manie synthétique de Hegel, qui, par son souverain mépris pour la chronologie, à tout embrouille et tout confondu, principalement dans la philosophie des XVIIe et XVIIIe siècles. Tenons-nous en ici ni un fait bien simple, c’est qu’avant la publication de l’Homme-machine, Diderot était loin d’être matérialiste ; son matérialisme se développa par suite de ses relations avec d’Holbach et son entourage ; et les écrits d’autres Français, tels que Maupertuis, Robinet, et probablement même de la Mettrie, qu’on dédaignait, eurent sur Diderot une influence plus décisive que lui-même n’en exerça sur n’importe quel représentant notable du matérialisme. Nous parlons de l’influence « décisive » que d’autres esprits eurent sur le sien, pour lui faire adopter un principe théorique d’une clarté supérieure ; mais Diderot exerça incontestablement une influence considérable, et la fermentation était si grande à son époque, que tout ce qui avait un caractère révolutionnaire contribuait à accélérer le mouvement général des esprits. L’éloge enthousiaste de la morale par Diderot pouvait éveiller dans une autre tête l’idée d’attaquer les bases de la morale elle-même ; le public désirait seulement que les deux écrivains fussent animés d’une haine égale contre la morale des prêtres (Pfaffenmaral et contre la domination du clergé, dégradante pour l’humanité. En proclamant l’existence de Dieu, Voltaire pouvait faire naître des athées ; mais re qui lui importait avant tout, c’était l’arracher à l’Église le monopole de sa théologie, entachée de tant d’abus. Par l’effet de ce courant irrésistible qui attaquait toute autorité, l’opinion devint certainement de plus en plus radicale ; et ceux qui la dirigeaient finirent par employer simultanément l’athéisme et le matérialisme, comme armes contre la religion. Malgré cela, dès le début du mouvement, le matérialisme le plus rigoureux se trouvait entièrement organisé au point de vue théorique, alors que les esprits novateurs s’appuyaient encore soit sur le déisme anglais, soit sur un mélange de déisme et de scepticisme.

L’action stimulante de Diderot dut certainement son effet considérable à son rare talent d’écrivain et à l’énergie de son argumentation, aux écrits philosophiques qu’il avait publiés séparément, et surtout à son infatigable collaboration à la grande Encyclopédie. Il est certain que, dans l’Encyclopédie, Diderot n’a pas toujours exprimé son opinion personnelle ; mais lorsque cette publication commença, il n’était pas encore arrivé à l’athéisme et au matérialisme. On sait qu’une grande partie du Système de la nature a été écrite par Diderot ; mais ce n’est pas Diderot qui a poussé d’Holbach aux dernières conséquences ; c’est au contraire d’Holbach qui, par sa forte volonté, par sa clarté, son calme et sa persévérance, a fait de Diderot, bien plus original que lui, son collaborateur et son partisan.

Quand de la Mettrie publia (1745) son Histoire naturelle de l’âme, où le matérialisme se dissimulait et peine, Diderot était encore placé au point de vue de lord Shaftesbury. Dans l’Essai sur le mérite et la vertu, il adoucit la rudesse de l’original qu’il reproduit et combat, dans ses notes, les opinions qui lui paraissent trop avancées. C’était peut-être l’effet d’une prudence calculée ; mais, en défendant l’existence d’un ordre dans la nature (que plus tard il nia avec d’Holbach), en combattant l’athéisme, il montre autant de sincérité que dans ses Pensées philosophiques écrites un an plus tard, qui sont encore parfaitement conformes à la téléologie anglaise et se rattachent à Newton. Il pense, dans cet ouvrage, que ce sont principalement les recherches modernes, dans les sciences de la nature, qui ont porté à l’athéisme et au matérialisme les plus rudes atteintes. Les merveilles du microscope sont les vrais miracles de Dieu. L’aile d’un papillon, l’œil d’une mouche, suffisent pour écraser un athée. Cependant on sent ici déjà une inspiration nouvelle ; car immédiatement, du sein de cette réfutation sans pitié de l’athéisme philosophique, on voit jaillir les sources les plus fécondes pour l’athéisme social, si nous pouvons ainsi, par concision, désigner cet athéisme, qui combat et rejette le Dieu reconnu par la société existante, l’État, l’Église, la famille et l’école.

Diderot prétend ne combattre que l’intolérance, « quand il voit des cadavres gémissants enfermés dans les prisons infernales et quand il entend leurs soupirs, leurs cris douloureux. » Mais cette intolérance s’appuie tout entière sur l’idée dominante de Dieu ! « Quel crime ont commis ces infortunés ? » demande Diderot. « Qui les a condamnés à ces tortures ? Le Dieu qu’ils ont offensé. — Quel est donc ce Dieu ? — Un Dieu plein de bonté. — Comment un Dieu de bonté trouverait du plaisir à se baigner dans les larmes ? Il y a des gens dont il ne faut pas dire : ils craignent Dieu, mais ils ont peur de Dieu. D’après le portrait que l’on me fait de l’Être suprême, d’après ce qu’on m’affirme de son irascibilité, de ses vengeances implacables, du grand nombre de ceux qu’il laisse périr comparé au petit nombre de ceux à qui il daigne tendre une main secourable, l’âme même la plus juste devrait être tentée de désirer que ce Dieu n’existât pas (32). »

Ces paroles incisives durent impressionner alors la société française bien plus vivement qu’aucun passage de l’Homme-machine, et celui qui, faisant entière abstraction de la théorie spéculative, ne veut voir dans le matérialisme que l’opposition contre la foi de l’Église, n’a pas besoin d’attendre le Rêve de d’Alembert (1769) pour appeler Diderot un des organes les plus audacieux du matérialisme. Or notre tâche n’est pas de favoriser cette confusion, quelque forcé que nous soyons par le plan et le but de cet ouvrage de tenir compte, à côté du matérialisme proprement dit, des systèmes similaires ou parallèles.

En Angleterre, l’aristocratique Shafteshury put placer impunément le Dieu des vengeances sur un des plateaux de sa balance et le trouver trop léger. Même en Allemagne, bien plus tard, il est vrai, Schiller osa exhorter à fermer les temples de ce Dieu que la nature n’aperçoit qu’avec ses instruments de torture et qui ne se plaît qu’aux larmes de l’humanité (33). Les hommes instruits avaient la faculté de remplacer cette première idée de Dieu par une conception plus pure. Mais pour le peuple, surtout pour le peuple catholique de France, le Dieu de la vengeance était en même temps le Dieu de l’amour. Dans la religion populaire, le ciel et l’enfer, la bénédiction et la malédiction se combinaient en une mystique unité avec la précision inflexible d’une idée traditionnelle. Le Dieu, dont Diderot ne faisait ressortir que les taches, était le Dieu du peuple, le Dieu de sa confiance, de sa crainte et de sa vénération quotidienne. On pouvait renverser cette statue, comme fit jadis saint Boniface celles des divinités païennes, mais on ne pouvait, par un ingénieux trait de plume, lui substituer le Dieu de Shaftesbury. Une seule et même goutte, suivant la variété des solutions chimiques, auxquelles on la mêle, donne des précipités fort différents. Diderot combattait, en réalité, depuis longtemps, en faveur de l’athéisme, alors qu’il l’écrasait encore en théorie.

Dans ces conditions, il n’y a pas grande importance historique à examiner en détail la nature de son matérialisme ; cependant, pour la critique de ce système, quelques mots sur les idées de Diderot ne seront pas superflus. Sa doctrine constitue, quoique sur un plan assez vague, néanmoins en traits faciles à discerner, une modification toute nouvelle du matérialisme, qui semble éviter l’objection principale faite contre l’atomisme, depuis Démocrite jusqu’à Hobbes.

Nous avons souvent fait remarquer (34) que le matérialisme ancien attribue la sensation non aux atomes, mais à l’organisation de petits germes ; cette organisation de petits germes, d’après les principes de l’atomistique, ne peut être qu’une juxtaposition particulière des atomes dans l’espace, atomes qui, pris un à un, sont absolument insensibles. Nous avons vu que, malgré tous ses efforts, Gassendi ne parvient pas à surmonter cette difficulté, et que Hobbes n’élucide pas davantage la question par son affirmation catégorique, qui identifie simplement avec la pensée un moule déterminé de mouvement des corpuscules. Il ne restait plus qu’à tenter de transporter dans les plus petites molécules elles-mêmes la sensation comme propriété de la matière. C’est ce que Robinet essaya dans son Livre de la nature (1761), tandis que la Mettrie, dans son Homme-machine (1748), s’en tenait encore à l’antique conception de Lucrèce.

Le système original de Robinet, riche en éléments fantaisistes et en hypothèses aventureuses, a été dépeint tantôt comme une caricature de la monadologie de Leibnitz, tantôt comme un prélude à la philosophie naturelle de Schelling, tantôt comme un matérialisme pur. Ce dernier titre est le seul exact, bien qu’on puisse lire des chapitres entiers sans savoir sur quel terrain on se trouve. Robinet attribue la vie et l’intelligence, même aux plus petits corpuscules ; les parties constituantes de la nature inorganique sont aussi des germes vivants qui portent en eux le principe de la sensation, sans avoir néanmoins conscience d’eux-mêmes. Du reste l’homme aussi (nouvel et important élément de la théorie de Kant !) ne connaît que sa sensation ; il ne connaît pas sa propre essence ; il ne se connaît pas lui-même comme substance. Plus loin Robinet, dans des chapitres entiers, fait agir l’un sur l’autre le principe corporel et le principe spirituel de la matière, et l’on se croirait sur le terrain de l’hylozoïsme le plus effréné. Tout à coup, on se trouve en présence d’une courte, mais grave déclaration : l’action de l’esprit sur la matière n’est qu’une réaction de l’impression matérielle reçue ; dans cette réaction (subjectivement !) les mouvements libres de la machine résultent exclusivement du jeu organique (c’est-à-dire mécanique !) de la machine (35). Ce principe est dès lors suivi jusqu’au bout avec logique, mais aussi avec discrétion. Ainsi, par exemple, si une impression sensible pousse l’âme à désirer quelque chose, tout le phénomène se réduit à l’action mécanique que les fibres pensantes du cerveau exercent conditionnellement sur les libres du désir ; et si, par suite de mon désir, je veux étendre le bras, cette volonté n’est que la face intérieure, subjective, de la série strictement mécanique des processus de la nature, qui, partant du cerveau, met le bras en mouvement à l’aide des nerfs et des muscles (36).

Kant, en reprochant à l’hylozoïsme de tuer toute philosophie naturelle, ne peut atteindre le point de vue où s’est placé Robinet. La loi de la conservation de la force, pour parler le langage de notre époque, est valable chez Robinet pour l’ensemble de l’homme phénoménal, depuis les impressions des sens, résultant des fonctions du cerveau, jusqu’aux paroles et aux actions. Avec une grande sagacité, il rattache à cette assertion la théorie de Locke et de Voltaire sur la liberté : être libre, c’est pouvoir faire ce que l’on veut et non pouvoir vouloir ce que l’on veut. Le mouvement de mon bras est volontaire, parce qu’il a eu lieu en vertu de ma volonté. Considérée extérieurement, la naissance de cette volonté est naturellement aussi nécessaire que le rapport de cette volonté avec sa conséquence. Mais cette nécessité naturelle disparaît pour le sujet, et la liberté subsiste seule. La volonté n’obéit subjectivement qu’à des motifs de nature intellectuelle, mais ceux-ci dépendent objectivement des processus qui s’effectuent dans les fibres correspondantes du cerveau.

On voit ici de nouveau combien le matérialisme, lorsqu’il est logique, nous ramène toujours et la limite où expire tout matérialisme. Pour peu qu’on doute de la « réalité absolue » de la matière et de ses mouvements, on arrive au point de vue de Kant, qui regarde les deux séries causales, celle de la nature d’après la nécessité extrinsèque et celle de notre conscience empirique d’après la liberté et d’après des motifs intellectuels, comme de simples phénomènes d’une troisième série latente, dont il nous est encore impossible de constater la véritable nature.

Longtemps avant l’apparition de l’ouvrage de Robinet, Diderot penchait vers une théorie semblable. Maupertuis avait (1751) le premier, dans une dissertation pseudonyme, parlé d’atomes sensibles et Diderot, tout en combattant cette hypothèse dans ses Pensées sur l’explication de la nature (1754), laissait entrevoir combien cette hypothèse lui semblait évidente ; mais, alors encore, il était sceptique et d’ailleurs l’écrit de Maupertuis paraît avoir passé presque sans laisser de traces (37).

Diderot n’adopta point les idées de Robinet, mais il ne remarqua pas le côté faible que cette modification du matérialisme présente toujours. Dans le Rêve de d’Alembert, le rêveur revient souvent sur ce sujet (38). La chose est simple. Nous avons maintenant des atomes sensibles ; mais comment le total de leurs impressions particulières peut-il devenir l’unité de la conscience ? La difficulté n’est pas psychologique ; car si, d’une manière quelconque, ces sensations peuvent se confondre en un tout, pareilles aux sons d’un système d’harmonie musicale, nous pouvons aussi nous figurer comment une somme de sensations élémentaires peut former l’élément le plus riche et le plus important de la conscience ; mais comment les sensations peuvent-elles traverser le vide pour passer d’un atome dans l’autre ? D’Alembert rêvant, c’est-à-dire Diderot, ne peut se tirer d’embarras qu’en admettant que les molécules sensibles se trouvent en contact immédiat et forment de la sorte un tout continu. Mais il est ainsi sur le point de renoncer à l’atomistique, et d’aboutir au matérialisme adopté (39) par Ueberweg dans la philosophie ésotérique des dernières années de sa vie.

Examinons maintenant l’influence que le matérialisme anglais a exercée sur l’Allemagne. Mais un mot d’abord sur ce que l’Allemagne avait pu produire d’original dans cette direction. Nous y trouverons bien peu de chose ; non qu’un ardent idéalisme ait exclusivement dominé dans ce pays, mais parce que la sève nationale avait été épuisée par les grandes luttes de la Réforme, les bouleversements politiques et une démoralisation profonde. Pendant que toutes les autres nations s’épanouissaient sous le souffle fortifiant de leur jeune liberté de pensée, on eût dit que l’Allemagne avait succombé en combattant pour cette même liberté. Nulle part le dogmatisme pétrifié ne paraissait plus borné que chez les protestants allemands. Avant tout, les sciences de la nature eurent un rude assaut à soutenir. « Le clergé protestant s’opposa à l’adoption du calendrier grégorien uniquement parce que cette réforme provenait de l’initiative de l’Église catholique. Il était dit dans la décision du sénat de Tubingue (24 novembre 1583) que le Christ ne pouvait marcher d’accord avec Bélial et l’antechrist. Kepler, le grand réformateur de l’astronomie, fut invité par le consistoire de Stuttgart (25 sept. 1619) à dominer son naturel téméraire, à se régler en toutes choses sur la parole de Dieu et à ne pas embrouiller le Testament et l’Église du Christ par ses subtilités, ses scrupules et ses gloses inutiles (40). »

Le professeur de Wittenberg, Sennert, paraît avoir fait une exception en introduisant l’atomistique chez les physiciens allemands ; mais cette innovation ne profita pas beaucoup à la physique, et l’on ne sut y rattacher aucune conception de la nature qui se rapprochât plus ou moins du matérialisme. Zeller dit, il est vrai, que les physiciens allemands conservèrent longtemps l’atomistique, « à peu près telle que Démocrite l’avait conçue, en telle estime que, suivant Leibnitz, elle avait non-seulement éclipsé le ramisme (41), mais encore fortement ébréché la doctrine péripatéticienne ; toutefois il est grandement à présumer que Leibnitz a exagéré. Du moins les traces de l’atomistique dans l’Epitome naturalis scientiæ de Sennert (Wittenberg, 1618) sont tellement insignifiantes que la base toute scholastique de ses théories est moins troublée par ses hérésies atomistiques que par les éléments qu’il a empruntés à Paracelse (42).

Tandis qu’en France, grâce à Montaigne, la Mothe le Vayer et Bayle, le scepticisme, en Angleterre, grâce à Bacon, Hobbes et Locke, le matérialisme et le sensualisme étaient en quelque sorte élevés au rang de philosophies nationales, l’Allemagne restait le rempart traditionnel de la scholastique pédante. La rudesse des nobles allemands, qu’Érasme caractérisait plaisamment par le surnom de « centaures », ne permit pas à des systèmes de se développer sur une base aristocratique comme en Angleterre, où la philosophie jouait un si grand rôle. L’élément révolutionnaire, qui fermentait en France et s’y accusait de plus en plus, ne faisait pas complètement défaut en Allemagne ; mais la prédominance des idées religieuses égara notre nation dans un labyrinthe de voies, pour ainsi dire, souterraines et sans issue ; et le schisme, qui séparait les catholiques et les protestants, censurait les meilleures forces de la nation dans des luttes incessantes et stériles. Dans les universités, les chaires et les bancs étaient occupés par une génération de plus en plus grossière. La réaction de Melanchthon en faveur d’un aristotélisme épuré amena ses successeurs à une intolérance, qui rappelait les sombres périodes du moyen âge. La philosophie de Descartes ne trouva guère d’asile sûr que dans la petite ville de Duisbourg, où l’on respirait quelque peu la liberté d’esprit néerlandaise, sous la protection éclairée des princes de la maison de Prusse. Ce système équivoque de protection mêlé d’hostilité, dont nous avons plus d’une fois apprécié la valeur, s’appliquait même encore, vers la fin du XVIIe siècle, à la doctrine cartésienne. Malgré cela, le cartésianisme gagna peu à peu du terrain ; et, vers la fin du XVIIe siècle, lorsque déjà les symptômes de temps meilleurs se manifestaient dans beaucoup d’esprits, nous trouvons de nombreuses plaintes sur la propagation de l’« athéisme » par la philosophie cartésienne. Les orthodoxes ne furent jamais plus prodigues qu’à cette époque de l’épithète d’athée. Il paraît toutefois qu’en Allemagne, les esprits désireux de liberté s’attachèrent étroitement à une doctrine avec laquelle les jésuites en France s’étaient déjà réconciliés (43).

De là vint aussi que l’influence de Spinoza en Allemagne se fit sentir à mesure que le cartésianisme y jetait de plus profondes racines. Les spinozistes ne forment que l’extrême gauche dans l’armée qui combat la scholastique et l’orthodoxie ; ils se rapprochent du matérialisme autant que peuvent le permettre les éléments mystico-panthéistiques de la doctrine de Spinoza. Le plus remarquable de ces spinozistes allemands fut Frédéric-Guillaume Stosch, auteur de la Concordia rationis et fidei (1692). Cet ouvrage, lors de son apparition, fit sensation et scandale, au point qu’à Berlin celui qui en recélait un exemplaire était menacé d’une amende de 500 thalers. Stosch nie formellement l’immatérialité et l’immortalité de l’âme. « L’âme de l’homme se compose d’un mélange convenable de sang et d’humeurs, qui affluent régulièrement par des canaux intacts, et produisent les différentes actions volontaires et involontaires. » « L’intelligence est la meilleure partie de l’homme ; c’est par elle qu’il pense. Elle se compose du cerveau et de ses innombrables organes, qui sont modifiés de diverses manières par l’afflux et la circulation d’une matière fine, également modifiée de diverses manières. » « Il est clair que l’âme ou l’intelligence, par son essence et sa nature, n’est pas immortelle et n’existe pas en dehors du corps humain (44). »

Plus populaire, plus incisive fut l’influence des Anglais, aussi bien pour le développement de l’opposition en général contre les dogmes de l’Église qu’en particulier pour l’extension des théories matérialistes. Lorsque, dans l’année 1680, le chancelier Kortholt publia à Kiel son livre De tribus impostoribus magnis, en profitant du titre trop célèbre d’un ouvrage fantastique pour en faire la contre-partie, il appela Herbert de Cherbury, Hobbes et Spinoza les trois grands ennemis de la vérité chrétienne (45). Nous trouvons donc dans cette triade deux Anglais, dont l’un, Hobbes, nous est suffisamment connu. Herbert, mort en 1642, est un des représentants les plus anciens et des plus influents de la « théologie naturelle » ou de la foi rationnelle en opposition avec la religion révélée. L’influence que Hobbes et Herbert exercèrent sur l’Allemagne nous est nettement démontrée dans le Compendium de impostura religionum, publié par Genthe, ouvrage qui ne peut appartenir au XVIe siècle (46). Ce livre est plutôt le produit d’une époque peu éloignée de celle où le chancelier Kortholt essayait d’user de représailles. Cette époque fut féconde en essais de ce genre, provenant la plupart de libres-penseurs et tombés dans l’oubli. Le chancelier Mosheim, mort en 1755, possédait, dit-on, sept manuscrits de ce genre, tous postérieurs à Descartes, à Spinoza, et par conséquent à Herbert et à Hobbes (47).

L’influence anglaise se décèle surtout dans un petit livre, qui appartient tout entier à l’histoire du matérialisme, et que nous allons citer d’autant plus volontiers avec quelques détails que les plus récents historiens de la littérature ne l’ont pas apprécié, peut-être même pas connu.

C’est la Correspondance sur l’essence de l’âme, qui fit tant de bruit à l’époque où elle parut (1713) et dont on publia une série d’éditions. Elle fut combattue dans des brochures et des articles de journaux. Un professeur d’Iéna fit même une leçon dans le but exclusif de réfuter cet opuscule (48). Il se compose de trois lettres, attribuées il deux correspondants ; un troisième a écrit une préface détaillée, et, dans l’édition de 1723, qui est désignée comme la quatrième, il s’étonne, en passant, avec tout le public, de ce que les trois premières n’ont pas été confisquées (49). Weller, dans son Dictionnaire des pseudonymes, nomme comme les auteurs de cette correspondance J.-G. Westphal, médecin de Delitzsch, et J.-D. Hocheisel (Hocheisen, professeur suppléants la faculté de philosophie de Wittenberg ?). Particularité bizarre, le siècle dernier attribuait ces lettres aux deux théologiens Rœschel et Bucher, dont le dernier était un orthodoxe passionné et n’aurait certes pas consenti à devenir le correspondant d’un athée, c’est ainsi qu’on appelait alors un cartésien, un spinoziste, un déiste, etc. Rœschel, qui était en même temps un physicien, pourrait bien avoir écrit la deuxième lettre (anti matérialiste), si l’on veut en juger par des raisons intrinsèques. Mais on est encore embarrassé (50) pour dire quel était le véritable auteur matérialiste de la première et de la troisième lettre, sinon de tout l’ouvrage. Cet opuscule, dont le style déplorable reflète la triste époque de sa composition, est écrit en allemand entremêlé de locutions latines et françaises ; on y trouve un esprit vif, une pensée profonde. Les mêmes idées, sous une forme classique et chez une nation qui ne croit qu’en elle-même, auraient peut-être eu le même succès que les écrits de Voltaire ; mais à cette époque, la prose allemande se trouvait au zéro du thermomètre de sa valeur. L’élite des libres-penseurs puisait alors sa science dans les écrits du Français Bayle, et, après qu’on eut dévoré avidement plusieurs éditions de l’écrivain allemand, le livre tomba dans l’oubli.

L’auteur de ces lettres se rendait bien compte de la situation : « J’espère, dit-il, qu’on ne me saura pas mauvais gré de les avoir écrites en allemand : je ne prétendais pas les destiner à l’éternité (œternitati) ». Il a lu Hobbes, mais, ajoutait-il, « dans un autre esprit » ; quant aux novateurs français, il n’en pouvait encore rien savoir (51). Dans l’année 1713, date de la publication de ce petit livre, naissait Diderot ; et Voltaire, à l’âge de 19 ans, était, pour ses débuts, emprisonné à la Bastille à cause de vers satiriques dirigés contre le gouvernement. L’éditeur, dans son introduction aux lettres sur l’essence de l’âme, commence par mettre en évidence les erreurs des philosophies ancienne et cartésienne ; il montre ensuite comment la physique vient de supplanter la métaphysique ; enfin, généralisant la discussion, il se demande s’il faut continuer, au profit d’une autorité surannée et déchue, à étouffer toutes les idées nouvelles, ou s’il faut résister à cette autorité. « Quelques-uns conseillent de ne pas dépasser la portée du vulgaire ignorant et trompé, (captum vulgi erronei) et de se mêler à ses jeux enfantins. D’autres, au contraire, protestent solennellement (solenniter) et veulent à tout prix (par tout) devenir martyrs de leurs vérités imaginaires. Je suis trop incompétent pour décider d’un côté ou de l’autre dans cette controverse ; pourtant, à mon avis, il semble probable qu’admonesté tous les jours, l’homme du peuple deviendrait peu à peu plus sensé, car ce n’est pas par la violence, mais par la fréquence de sa chute, que la goutte d’eau creuse la pierre, comme l’expérience l’atteste (nicht vi, sed sæpe cadendo, experientia teste, cavat gutta lapidem). Je ne veux pas d’ailleurs nier que non-seulement chez le laïque (beim Laico), mais encore chez ceux qu’on appelle savants, les préjugés (præjudicia) ont encore un assez grand poids et il faudrait se donner beaucoup de peine pour arracher de la tête des gens ces erreurs si profondément enracinées ; c’est que le pythagorique αὐτος ἔφα (le maître l’a dit) est une ressource très-commode pour la paresse, un excellent manteau dont plus d’un philosophe peut recouvrir son ignorance jusqu’au bout des ongles. Mais en voilà assez (sed manum de tabula). Il suffit que dans toutes nos actions (actionibus) nous recélions de haïssables, voire même de serviles préjugés autoritaires (præjudicia auetoritatis).

» Entre les mille exemples que je pourrais choisir, je prends notre âme. Que de destinées (fata) diverses la bonne fille (das gute Mensch) n’a-t-elle pu déjà subies ? Que de fois n’a-t-elle pas été obligée de vagabonder dans le corps humain ? Combien d’étranges jugements (judicia) sur son essence se sont répandus dans le monde ! Tantôt quelqu’un la place dans le cerveau (cerebrum), vite, beaucoup d’autres la placent au même endroit. Tantôt quelqu’un l’installe dans la glande pinéale (glandulem pinealem) et bien des gens l’imitent. À d’autres, cette demeure paraît trop étroite et trop resserrée. Elle ne pourrait pas, comme eux, jouer l’hombre, à côté d’une canette de café (coffée). Aussi déclarent-ils qu’elle est tout entière présente dans chaque partie du corps (in quamvis corporis partem) et tout entière dans tout le corps (in toto corpore) ; et, bien que la raison voie aisément qu’il devrait y avoir alors chez un homme autant d’âmes qu’il y a de parcelles de matière (puncta) en lui, on rencontre beaucoup de singes qui adoptent la même idée, parce que le maître lui-même (quia αὐτος), feu monsieur leur professeur, qui était âgé de 75 ans et qui, pendant 20 ans, avait été le plus digne recteur de l’université (rector scholæ dignissimus) regardait cela comme l’opinion la plus probable (diss vor die probabelste Sentenz hielt).

» D’autres la logent dans le cœur et la font nager dans le sang ; d’autres la forcent de ramper dans le ventricule (ventriculum) ; un rêveur va jusqu’à l’installer portière compatissante du remuant gaillard-d’arrière, comme le prouve suffisamment l’inspection des livres (aspectio der Bücher).

» Mais ils font preuve d’une plus grande bêtise encore, quand ils parlent de l’essence de l’âme ; je ne veux pas dire quelles pensées me viennent quand je vois un avorton d’âme chez monsieur Comenius (que je respecte infiniment), représenté sur un globe peint (salve honore, orbe picto), et uniquement composé de points. Je remercie Dieu de ce que je ne prends aucune part à ce jeu, et de ce que je n’ai pas tant d’ordures dans le corps.

» Le docteur Aristote lui-même dans le rigoureux examen du baccalauréat (im examen rigorosum baccalaureale) serait embarrassé pour expliquer son entéléchie, et Hermolaüs Barbarus ne saurait s’il doit traduire en allemand sa recti-habea par lanterne nocturne de Berlin ou par crécelle du guet de Leipzig. D’autres, qui ne veulent pas se mettre de ver sur la conscience avec le mot païen entéléchie (ἐντελέχεια), et qui veulent aussi dire quelque chose, font de l’âme une qualité occulte (qualitas occulta). Leur âme étant donc une qualitas occulta, nous voulons la leur laisser occultam ; quant à leur définition, elle n’est pas à dédaigner, car elle a la vertu de se réfuter elle-même.

» Nous nous tournons de préférence vers ceux qui désirent parler plus chrétiennement et rester d’accord avec la Bible. Chez ces personnes spirituelles, l’âme est appelée esprit. Cela veut dire que l’âme porte un nom dont l’objet nous est inconnu et peut-être n’existe pas. »

L’auteur matérialiste de la première lettre nous explique amplement par quelle méthode il est arrivé à sa théorie. Voyant que les physiologistes et avec eux les philosophes attribuaient à l’âme les fonctions les plus compliquées de l’homme, comme si l’on pouvait sans scrupule lui imposer toutes les charges, il commença, pour étudier ces fonctions sous toutes leurs faces, par comparer les actions des animaux à celles des hommes. Comme, ajoute-t-il, l’analogie dans les affections des animaux et des brutes (affectionibus animalium et brutorum) a fait croire à des philosophes modernes que les brutes avaient pareillement une âme immatérielle (animam immaterialem), il me vint à l’esprit, — les philosophes modernes étant arrivés à cette conclusion et les philosophes anciens ayant expliqué les actes des brutes (actiones brutorum) sans leur prêter une âme semblable, — de me demander si l’on ne pourrait pas aussi expliquer les actes de l’homme sans l’intervention d’une âme quelconque. » Il montre ensuite qu’au fond presque tous les philosophes de l’antiquité n’ont pas regardé l’âme comme une substance immatérielle telle que l’entendent les modernes. La forme (forma) de la philosophie d’Aristote a été définie très-exactement par Melanchthon, la construction même de la chose (ipsam rei exœdificationem). Cicéron en a fait un mouvement perpétuel (ἐνδελέχεια), lequel mouvement résulte de la structure du corps systématiquement organisé. L’âme est par conséquent une partie essentielle de l’homme vivant (hominis viventis) divisée non réellement, mais seulement dans l’esprit de celui qui la conçoit (nicht realiter, sondern nur in mente concipientis divisa). » Il cite aussi l’Écriture sainte, les Pères de l’Église et différentes sectes. Entre autres publications, il mentionne la thèse que les anabaptistes firent imprimer à Cracovie en 1568 dans laquelle on lisait : « Nous nions qu’une âme quelconque subsiste après la mort. » Voici à peu près quelles sont ses opinions personnelles.

Les fonctions de l’âme, la perception et la volonté, que l’on appelle ordinairement inorganiques (c’est-à-dire non organiques), se fondent sur la sensation. Le processus de la connaissance (processus intelligendi) a lieu de la manière suivante : « quand l’organe d’un sens (organum sensus), surtout de la vue et de l’ouïe (visus et auditus), est dirigé sur l’objet (objectum), différents mouvements s’effectuent dans ces fibres du cerveau (fibris cerebri) » qui aboutissent toujours à l’organe d’un sens. Ce mouvement dans le cerveau est identique à celui en vertu duquel des rayons lumineux tombent sur la feuille d’une chambre obscure (camera obscura), et forment une certaine image ; toutefois, cette image n’existe pas réellement sur la feuille, mais prend naissance dans l’œil. Les fibres de la rétine étant excitées, ce mouvement se propage dans le cerveau et y forme l’idée (Vorstellung). La combinaison de ces idées s’opère par le mouvement des fibres du cerveau, de la même manière qu’un mot est formé par les mouvements de la langue. Lors de cette naissance se réalise le principe : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. Un homme ne saurait rien, si les fibres de son cerveau n’étaient pas excitées convenablement par les sens. Cela s’opère par l’instruction, l’exercice et l’habitude. De même que l’homme présente, dans ses membres extérieurs, de la ressemblance avec ses parents, de même en doit-il être de ses parties internes.

L’auteur qui souvent, sans se gêner, plaisante aux dépens des théologiens, se garde cependant, tout en conservant ses opinions matérialistes sur l’homme, d’en venir à un conflit trop tranché avec la théologie. Il s’abstient donc entièrement de philosopher sur l’univers et ses rapports avec Dieu. En rejetant assez ouvertement dans plusieurs passages l’idée d’une substance immatérielle, il tombe dans la contradiction pour n’avoir pas songé à étendre son principe à la nature entière. Mais est-ce réellement inconséquence, ou s’est-il conformé au principe gutta carat lapidem ? C’est ce que nous ne saurions dire. Il prétend suivre, en théologie, l’opinion de l’Anglais Cudworth, en d’autres termes, il admet avec Cudworth, pour ne pas choquer la croyance de l’Église, une résurrection de l’âme et du corps au jour du jugement dernier. Il déclare aussi que Dieu donna aux premiers hommes un cerveau d’une structure parfaite, qui se détériore après la chute d’Adam, comme le cerveau d’un homme à qui la maladie fait perdre la mémoire.

Quand nous agissons, la volonté se décide toujours en vertu de l’impulsion la plus forte et la théorie du libre arbitre est inadmissible. On doit ramener les impulsions de la volonté aux passions et à la loi. On pourrait peut-être croire que tant de mouvements dans le cerveau doivent nécessairement y produire la confusion, mais il suffit de se rappeler combien de rayons lumineux doivent se croiser pour nous apporter les images des objets et comment pourtant les rayons qui s’associent arrivent toujours au but. Si notre langue peut prononcer quantité de mots et former des discours, pourquoi les fibres du cerveau ne pourraient-elles pas produire des mouvements encore plus nombreux ? Or tout dépend de ces flbres, comme on le voit particulièrement dans les délires. Tant que le sang bouillonne et que les fibres sont par conséquent agitées d’une manière inégale et confuse, il y a frénésie ; si ce mouvement s’opère sans fièvre, c’est la manie. Le sang lui-même peut donner des idées fixes, comme le prouvent l’hydrophobie, la piqûre de la tarentule, etc.

Une autre espèce de maladie mentale est l’ignorance, dont l’éducation, l’instruction et la discipline doivent nous délivrer. « Cette éducation et cette instruction sont la véritable âme qui fait de l’homme une créature raisonnable. » (P. 25, Ire éd.) — Dans un autre passage (p. 39), l’auteur croit que ceux qui distinguent trois éléments dans l’homme : l’esprit, l’âme et le corps, feraient mieux d’entendre par esprit l’instruction qu’on a reçue ; par âme, l’aptitude de tous les membres de notre corps, particulièrement des fibres du cerveau, en un mot, la faculté de penser. (« Die aptitudinem omnium membrorum corporis nostri, sonderlich fibrarum cerebri, mit einem Worte, facultatem. »)

L’auteur est très-prolixe quand il s’efforce de se mettre d’accord avec la Bible ; mais souvent son orthodoxie apparente se trahit par des remarques ironiques et malicieuses. Au reste, le fond de cette première lettre se rapproche beaucoup de l’esprit matérialiste primitif de la doctrine d’Aristote, qui fait de la forme une propriété de la matière. Aussi l’auteur cite-t-il avec prédilection Straton et Dicéarque, tout en déclarant ne point partager leur athéisme ; mais ce qui lui plaît surtout, c’est la définition de l’âme par Melanchthon ; aussi y revient-il à plusieurs reprises. La définition de l’âme ou de l’esprit comme résultat de l’instruction est, dans un passage (p. 35 de la Ire éd.), formellement attribuée à Averroès et il Thémistius ; mais on voit aisément qu’ici le panthéisme platinisant d’Averroès se change en matérialisme. Sans doute Averroès fait de la raison immortelle chez tous les hommes une seule et même essence, identique avec le contenu objectif de la science, mais cette identification de l’esprit et de son contenu repose sur la doctrine de l’identité de la pensée et de l’être véritable qui, comme raison divine, coordonnant les choses, a sa réelle existence hors de l’individu et ne brille dans l’homme que comme un rayon de la lumière divine. Chez notre auteur, l’instruction est un effet matériel que la parole émise produit sur le cerveau. En fait, ceci n’a pas l’air d’un adoucissement involontaire apporté à la doctrine d’Aristote, mais plutôt d’une transformation systématique, qui lui imprime un caractère matérialiste.

Dans la troisième lettre, l’auteur s’exprime en ces termes : « Prendre l’âme de l’homme (animam hominis) pour un être matériel, voilà à quoi je n’ai jamais pu me résoudre, quoique j’aie entendu bien des discussions sur ce sujet. Je n’ai jamais pu comprendre quel avantage la physique retirerait dans cette question (in hac materia) de l’adoption d’une pareille idée ; mais mon esprit se refuse surtout à admettre que, les autres créatures ayant été organisées de telle sorte que l’on attribue leurs actes visibles à leur matière ainsi façonnée par Dieu, l’homme seul ne puisse pas se glorifier de ce bienfait (il serait, au contraire, tout à fait inerte, mort, impuissant, etc. iners, mortuus, inefficax), et qu’on ait encore besoin d’introduire dans l’homme quelque chose pouvant non-seulement effectuer les actes, qui le distinguent des autres créatures, mais encore lui communiquer même la vie. »

L’auteur se croit néanmoins tenu de repousser le reproche d’être un mechanicus, c’est-à-dire un matérialiste : « Je ne parle que du mécanisme (mechanismo) ou de la disposition de la matière (dispositione materiœ) qui introduit les formes des péripatéticiens (formas peripateticorum) ; et, pour ne pas avoir l’air de produire une nouvelle philosophie, j’aime mieux ici me laisser accuser du præjudicii auctoritatis et avouer que j’ai été entraîné par Melanchthon, qui se sert des mots exœdificationis materiæ pour expliquer la forme, c’est-à-dire l’âme chez l’homme. En se représentant exactement le point de vue adopté par Aristote, il est aisé de voir que l’expression exædificationis materiæ ou, plus exactement, ipsius rei exædificatio, ne nous apprend pas si la faculté de construire émane de la matière, ou s’il faut l’attribuer à la forme comme à un principe spécial, supérieur et existant par lui-même, que l’on pourrait très-bien désigner par le mot « âme ». Évidemment notre écrivain a voulu ici se retrancher derrière l’autorité de Melanchthon, ou tracasser les théologiens, peut-être les deux choses à la fois. Il ne prend pas son point de vue péripatéticien fort au sérieux, comme semblent le prouver les objections qu’il soulève immédiatement après, à propos de l’explication des formes, et qui finissent par le décider à recourir aux atomes de Démocrite, regardés par lui comme les conservateurs des formes de tous les corps de la nature (52). On dirait qu’il joue pareillement à cache-cache, lorsque l’adversaire apparent du matérialisme, dans la seconde lettre, cherche à reprocher à l’auteur de la première lettre des conséquences athées. Il n’est pas impossible que ce soit là une tactique analogue à celle de Bayle et ayant pour but d’amener le lecteur à ces mêmes conséquences ; et c’est là un autre motif de croire que tout l’ouvrage est sorti d’une seule et même plume.

Le remarquable opuscule, dont nous venons de donner l’analyse, aurait bien mérité d’attirer l’attention, car il n’est nullement isolé comme monument et comme preuve que le matérialisme moderne, — abstraction faite de Gassendi, — est plus ancien en Allemagne qu’en France. Qui connaît aujourd’hui l’excellent médecin Pancrace Wolff, lequel, dès l’année 1697, comme il le dit lui-même dans ses Cogitationibus medico-legalibus, soumettait au jugement (judicio) et à la censure du monde savant la thèse suivante : « Les pensées ne sont pas des actes (actiones) de l’âme immatérielle, mais des effets mécaniques du corps humain et en particulier du cerveau. » En 1726, Wolff, ayant sans doute fait dans l’intervalle une fâcheuse expérience, publia une brochure, où il déclara que son ancienne opinion ne pouvait donner lieu à toutes les déductions antichrétiennes qu’on en avait tirées et, d’après lesquelles, il aurait nié la providence spéciale de Dieu, le libre arbitre et tous les principes de morale. C’est en étudiant le délire causé par la fièvre que Wolff arriva à ses conclusions, par conséquent d’après une méthode analogue à celle que de la Mettrie dit avoir suivie.

Michel Ettmüller, célèbre professeur de médecine à Leipzig, admettait aussi, dit-on, une âme matérielle, dont au reste il ne niait pas l’immortalité. En sa qualité de chef de l’école médico-chimique, il ne pourrait guère être considéré comme matérialiste dans le sens que nous donnons à ce mot. Mais évidemment, dès la fin du XVIIe siècle et le commencement du XVIIIe siècle, longtemps avant la diffusion du matérialisme français, les médecins tendaient à s’émanciper de la psychologie des théologiens et d’Aristote pour suivre leurs idées personnelles. De leur côté, les orthodoxes traitèrent de « matérialiste » plus d’une théorie qui ne méritait pas cette épithète. N’oublions pas qu’un des caractères du développement de la médecine, comme des sciences physiques et naturelles, les fait aboutir au matérialisme logique ; aussi une histoire du matérialisme doit-elle étudier avec soin ces époques de transition. Mais, aujourd’hui encore, les travaux préliminaires désirables font partout défaut pour la question qui nous occupe (53).


CHAPITRE II

De la Mettrie.


L’ordre chronologique. — Biographie. — L’Histoire naturelle de l’âme. — L’hypothèse d’Arnobe et la statue de Condillac. — L’homme-machine. — Caractère de de la Mettrie. — Sa théorie morale. — Sa mort.


Julien Offray de la Mettrie, ou habituellement Lamettrie, tout court, est un des noms les plus décriés de l’histoire littéraire. Il est peu lu, peu connu même du petit nombre de ceux qui, l’occasion se présentant, ont trouvé bon de le dénigrer. Ce parti pris de dénigrement émane de ses contemporains, pour ne pas dire de ceux qui partageaient ses opinions. De la Mettrie fut le souffre-douleur du matérialisme en France au XVIIIe siècle. Quiconque touchait au matérialisme avec des intentions hostiles, frappait sur lui comme sur le représentant le plus exagéré du système ; quiconque penchait lui-même vers le matérialisme, se garantissait des reproches les plus vifs en donnant un coup de pied à de la Mettrie. C’était d’autant plus commode que de la Mettrie fut non-seulement le plus exagéré des matérialistes français, mais encore le premier dans l’ordre chronologique. Il y avait donc double scandale ; et, durant de longues années, on put, d’un air indigné, montrer du doigt ce criminel, tout en s’appropriant peu à peu ses idées ; on put vendre impunément plus tard, comme originales, des pensées que l’on avait empruntées à de la Mettrie, parce qu’on s’était séparé de lui avec une unanimité et une énergie de protestations qui déroutaient les contemporains.

Avant tout, rétablissons l’ordre chronologique ! La méthode introduite par Hegel dans l’histoire de la philosophie nous a légué d’innombrables fantaisies. On ne peut, à vrai dire, parler ici de fautes, du moins au pluriel ; car Hegel, comme on le sait, construisait la véritable série des idées d’après les principes qu’il avait posés ; et, comme Ponce-Pilate, il se lavait les mains quand la nature s’était trompée en faisant naître un homme ou un livre quelques années trop tôt ou trop tard. Ses disciples ont suivi ces errements, et même des hommes qui ne reconnaissent plus le droit de violenter ainsi l’histoire, subissent pourtant encore la funeste influence de Hegel. Zeller, par exemple, a su préserver son Histoire de la philosophie grecque de presque toutes ces insultes faites à la chronologie, et, dans son Histoire de la philosophie allemande depuis Leibnitz, il s’efforce toujours de se conformer à la marche réelle des choses. Mais, quand il touche, en passant, au matérialisme français, il le fait apparaître, malgré la circonspection de son style, comme une simple conséquence du « sensualisme » emprunté par Condillac à l’ « empirisme » de Locke. Zeller, il est vrai, montre que de la Mettrie déduisit cette conséquence, dès la première moitié du XVIIIe siècle (54). La routine veut que Hobbes, un des penseurs les plus influents et les plus originaux des temps modernes, soit entièrement négligé, relégué dans l’histoire politique ou traité comme s’il n’était que l’écho de Bacon. Puis Locke, en popularisant et en adoucissant le rude hobhisme de son temps, apparaît comme le père d’une double série de philosophes, anglais et français. Ces derniers se succèdent dans un ordre systématique : Voltaire, Condillac, les encyclopédistes, Helvétius et finalement d’Holbach. On s’est si bien habitué à ce classement que Kuno Fischer, en passant, fait de de la Mettrie un disciple de d’Holbach ! (55) Cette méthode erronée étend son influence bien au delà des limites de l’histoire de la philosophie. Hettner oublie ses propres indications chronologiques en affirmant que de la Mettrie, « excité principalement par les Pensées philosophiques de Diderot, écrivit, en 1745, l’Histoire naturelle de l’âme et, en 1748, l’Homme-machine » ; on peut lire, dans l’Histoire universelle de Schlosser, que de la Mettrie était un homme fort ignorant, assez effronté pour publier, comme siennes, les découvertes et le observations d’autrui (56). Mais presque toujours, au contraire, quand nous trouvons une frappante analogie de pensées chez de la Mettrie et chez un de ses contemporains plus célèbre, la priorité incontestable appartient à de la Mettrie.

Par la date de sa naissance, de la Mettrie est un des plus anciens écrivains de la période du rationalisme français. À part Montesquieu et Voltaire, qui appartiennent à la génération antérieure, presque tous sont plus jeunes que lui. De 1707 à 1717 naquirent successivement et à de petits intervalles Buffon, de la Mettrie, Rousseau, Diderot, Helvétius, Condillac et d’Alembert ; d’Holbach seulement en 1723. Lorsque ce dernier réunissait dans sa demeure hospitalière ce cercle de libres-penseurs, pleins d’esprit, que l’on appelle la « société de d’Holbach », de la Mettrie était mort depuis longtemps. Comme écrivain, surtout pour les questions qui nous occupent, de la Mettrie se trouve aussi en tête de toute la série. En 1749, Buffon publia les trois premiers volumes de sa grande histoire naturelle, mais il ne développa que dans le quatrième volume l’idée de l’unité primitive dans la diversité des organismes, idée que nous retrouvons (1751) dans un écrit pseudonyme de Maupertuis et (1754) chez Diderot dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature (57), tandis que, dès l’année 1748, de la Mettrie l’avait exposée avec une grande clarté et une grande précision. Dans l’Homme-plante, de la Mettrie s’était inspiré de Linné qui, en 1747, avait ouvert la voie par sa classification des plantes. Nous trouvons d’ailleurs dans chaque ouvrage de de la Mettrie la preuve qu’il se tenait avec soin au courant de tous les progrès scientifiques. De la Mettrie cite Linné ; lui-même ne fut cité par aucun de ses successeurs, qui pourtant l’avaient tous lu, à n’en pas douter. Quiconque se laissera entraîner par le courant de la tradition, sans tenir compte de la chronologie, sera naturellement porté à accuser l’ « ignorant » de la Mettrie de se parer des plumes d’autrui !

Rosenkranz donne, en passant, dans son ouvrage sur Diderot (ll, p. 65 et suiv.) un résumé généralement exact de la vie et des écrits de de la Mettrie. Il cite aussi l’Histoire naturelle de l’âme, à la date de 1745. Cela ne l’empêche pas de déclarer le sensualisme de Locke, « tel que Condillac le répandit de Paris dans le reste de la France, comme étant le véritable et réel commencement du matérialisme français » ; puis il ajoute que le premier ouvrage de Condillac parut en 1746. Ainsi le point de départ se montre plus tard que la conséquence dernière ; car, dans l’Histoire naturelle de l’âme, le matérialisme n’est plus recouvert que d’un voile très-transparent. Dans le même ouvrage, nous trouvons une idée qui, suivant toute vraisemblance, inspira à Condillac sa statue sensible.

Ce qui précède suffira provisoirement pour rendre hommage à la vérité ! Si l’enchaînement réel des faits a pu être si longtemps dénaturé, il faut l’imputer à l’influence de Hegel et de son école, et surtout au scandale provoqué par les attaques de de la Mettrie contre la morale chrétienne. Cela fit oublier complètement ses ouvrages théoriques et surtout les plus incisifs et les plus sérieux, entre autres l’Histoire naturelle de l’âme. Bien des jugements sévères sur de la Mettrie comme homme et comme écrivain, ne visaient, en réalité, que ses ouvrages relatifs à la morale. Quant à ses écrits oubliés, ils ne sont point aussi vides, aussi superficiels qu’on se le figure habituellement ; il faut avouer toutefois que, dans les dernières années de sa vie, il fit servir, avec une ardeur toute particulière, l’ensemble de ses efforts à briser les chaînes imposées par la morale. Cette circonstance, jointe à l’intention provocatrice avec laquelle, déjà dans le titre de son ouvrage principal, il représentait l’homme comme une « machine », a tout spécialement contribué à faire un épouvantail du nom de de la Mettrie. Les écrivains, même les plus tolérants, ne veulent plus reconnaître en lui aucun trait louable ; ils sont surtout indignés de ses rapports avec Frédéric le Grand. Et cependant de la Mettrie, malgré son écrit cynique sur la volupté, et sa mort à la suite d’une indigestion de pâté, était, ce nous semble, une nature plus noble que Voltaire et Rousseau ; mais, sans doute aussi, un esprit bien moins puissant que ces deux héros équivoques, dont l’énergie toujours en fermentation remua tout le XVIIIe siècle, tandis que l’influence de de la Mettrie s’excerça dans des limites incomparablement plus restreintes.

De la Mettrie pourrait donc en quelque sorte être appelé l’Aristippe du matérialisme moderne ; mais la volupté, qu’il représente comme le but de la vie, est à l’idéal d’Aristippe ce qu’une statue du Poussin est à la Vénus de Médicis. Ses livres les plus décriés ne montrent ni grande énergie sensuelle, ni verve entraînante, et semblent presque une œuvre artificielle, exécutée avec une soumission pédantesque à un principe définitivement adopté. Frédéric le Grand lui attribue, non sans raison, une sérénité et une bienveillance naturelles relles et inaltérables, et le vante comme une âme pure et un caractère honorable. Malgré cela, de la Mettrie encourra toujours le reproche de légèreté. Il peut avoir été un ami serviable et dévoué ; mais, comme dut l’apprendre en particulier Albert de Haller, il fut un ennemi méchant et vulgaire dans le choix de ses vengeances (58).

De la Mettrie naquit à Saint-Malo, le 25 décembre 1709 (59). Son père dut au commerce une aisance qui le mit à même de donner à son fils une excellente éducation. Au collège, le jeune de la Mettrie remportait tous les prix de sa classe. Ses facultés étaient spécialement tournées vers la rhétorique et la poésie. Il aimait passionnément les belles lettres ; mais son père, convaincu qu’un ecclésiastique se tire mieux des embarras de la vie qu’un poëte, voulut le faire entrer dans les rangs du clergé. Il fut donc envoyé à Paris, où il étudia la logique sous un professeur janséniste et se pénétra si bien des idées de son maître qu’il devint lui-même zélé janséniste. Il aurait même écrit un livre qui fut fort goûté de ce parti. Sa biographie ne nous apprend pas s’il se conforma à la mystique austérité et aux dévotes pénitences, par lesquelles se distinguaient les jansénistes. En tout cas, il ne peut pas avoir longtemps suivi ces pratiques.

Durant un séjour momentané à Saint-Malo, sa ville natale, un docteur de la localité lui inspira le goût de la médecine ; et le père se laissa persuader« qu’une bonne ordonnance était encore plus lucrative qu’une absolution ». Le jeune de la Mettrie étudia avec ardeur la physique et l’anatomie, obtint le doctorat à Reims, et pratiqua pendant quelque temps. En 1733, attiré par la renommée du grand Boerhaave, il se rendit à Leyde pour y recommencer ses études médicales.

Bien que Boerhaave ne professât plus, il s’était formé autour de lui une remarquable école de médecins jeunes et pleins de zèle. L’université de Leyde était alors un centre d’études médicales, tel qu’on n’en a pas revu de semblable. Auprès de Boerhaave même se groupaient ses élèves, qui lui témoignaient une vénération sans bornes. Le grand renom de cet homme lui avait valu des richesses considérables ; mais il vivait avec tant de modestie et de simplicité que son extrême générosité et son inépuisable bienfaisance témoignaient seules de l’étendue de sa fortune. Outre son admirable talent de professeur, on louait l’excellence de son caractère et même sa piété, quoiqu’il eût été soupçonné d’athéisme, et qu’il ait probablement toujours conservé ses opinions théoriques. Comme de la Mettrie, Boerhaave avait commencé par la carrière théologique ; mais son attachement manifeste à la philosophie spinoziste l’avait forcé d’y renoncer ; car, aux yeux des théologiens, spinozisme et athéisme étaient synonymes.

Devenu médecin, l’illustre maître, avec son esprit éminemment solide et positif, évita soigneusement toute polémique contre les représentants d’autres doctrines qui n’admettaient pas sa conception naturaliste du monde. Il se contentait de pratiquer la médecine et de s’y perfectionner ; toutefois l’ensemble de sa vie ne peut qu’avoir été favorable à la propagation des idées matérialistes parmi ses élèves.

En médecine, la France était alors fort en arrière de l’Angleterre, de Pays-Bas et de l’Allemagne. De la Mettrie entreprit donc une série de traductions d’ouvrages de Beerhaave, pour introduire chez ses compatriotes une meilleure méthode ; il y joignit quelques-uns de ses propres écrits et bientôt il se trouva lancé dans une ardente polémique contre les ignorants professeurs qui faisaient autorité à Paris. Cependant il pratiquait avec un grand succès dans sa ville natale et s’occupait sans cesse de littérature médicale ; et, bien que son caractère turbulent lui suscitât nombre de querelles scientifiques, il ne se préoccupait pas encore de philosophie.

En 1742, il se rendit à Paris, où de puissantes recommandations le firent nommer médecin militaire dans la garde du roi. Il prit part en cette qualité à une campagne en Allemagne, et cette campagne décida de ses tendances ultérieures. Atteint d’une fièvre chaude, il profita de cette circonstance pour étudier sur lui-même l’influence des bouillonnements du sang. Il conclut que la pensée n’est que le résultat de l’organisation de notre machine. Plein de cette idée, il essaya, pendant sa convalescence, d’expliquer, à l’aide de l’anatomie, les fonctions intellectuelles, et il publia ses conjectures sous le titre de : Histoire naturelle de l’âme. L’aumônier du régiment donna l’alarme, et bientôt s’éleva contre de la Mettrie un cri général d’indignation. Ses livres furent déclarés hérétiques, et il ne put conserver sa position de médecin de la garde. Malheureusement, vers cette même époque, il s’était laissé entraîner, par affection pour un ami, qui désirait être attaché comme médecin à la personne du roi, à écrire une satire contre ses concurrents, les plus célèbres docteurs de Paris. Des amis de distinction lui conseillèrent de se soustraire à la haine générale, et il se réfugia à Leyde en 1746. Il y écrivit aussitôt une nouvelle satire contre le charlatanisme et l’ignorance des médecins, et bientôt après parut aussi (1748) son Homme-machine (60).

L’Histoire naturelle de l’âme (61) commence par montrer que, depuis Aristote jusqu’à Malebranche, aucun philosophe n’a encore pu nous expliquer l’essence de l’âme. L’essence de l’âme des hommes et des bêtes restera toujours inconnue, de même que l’essence de la matière et des corps. L’âme sans corps est, comme la matière sans forme, une chose incompréhensible. L’âme et le corps ont été formés ensemble et au même instant. Par contre, celui qui veut connaître les propriétés de l’âme doit étudier d’abord les propriétés du corps, dont l’âme est le principe vital.

Cette réflexion conduit de la Mettrie à croire qu’il n’y a de guides sûrs que les sens : « Ce sont là, dit-il, mes philosophes ». Quelque dédain que l’on puisse avoir pour eux, il faut néanmoins toujours y revenir, pour peu que l’on recherche sérieusement la vérité. Examinons donc loyalement et impartialement ce que nos sens peuvent découvrir dans la matière, dans les corps et surtout dans les organismes, sans nous obstiner à voir ce qui n’existe pas ! La matière est passive en elle-même ; elle n’a que la force d’inertie. Ainsi, partout où nous voyons du mouvement, nous devons nécessairement le ramener à un principe moteur. Si, par conséquent, nous trouvons dans le corps un principe moteur, qui fait battre le cœur, sentir les nerfs et penser le cerveau, nous appellerons ce principe l’âme.

Jusque-là, le point de vue, adopté par de la Mettrie, paraît, à vrai dire, empirique, mais pas précisément matérialiste. Toutefois dans la suite l’ouvrage passe insensiblement au matérialisme d’une manière très-habile, tout en se rattachant sans cesse aux idées et aux formules scholastiques et cartésiennes. De la Mettrie discute l’essence de la matière, ses rapports avec la forme et l’étendue, ses propriétés passives et enfin sa faculté de se mouvoir et de sentir ; en cela il paraît se conformer aux idées de l’école les plus généralement admises, qu’il attribue très-vaguement aux philosophes de l’antiquité, comme s’ils se fussent tous accordés quant à la question principale. Il fait remarquer la distinction rigoureuse, que les anciens établissaient entre la substance et la matière, pour supprimer d’autant plus sûrement cette distinction. Il parle des formes qui seules donnent à la matière passive en soi son mode précis d’existence et son mouvement, pour faire de ces formes, en prenant un petit détour, de simples propriétés de la matière, propriétés inaliénables de la matière et inséparables de son essence.

Le point principal dans cette question, comme déjà dans le stratonisme, est l’élimination du premier moteur immobile (primum movens immobile), du dieu d’Aristote, existant hors du monde et lui imprimant le mouvement. C’est par la forme seulement que la matière devient une substance déterminée ; mais d’où reçoit-elle cette forme ? D’une autre substance, qui est pareillement de nature matérielle, celle-ci d’une autre et ainsi de suite à l’infini, ce qui revient à dire : nous ne connaissons la forme qu’en tant qu’elle est unie à la matière. Dans cette union indissoluble de forme et de matière, les choses qui se transforment réciproquement agissent les unes sur les autres ; et il en est de même du mouvement. Or l’être passif n’est que la matière, qu’en pensée nous séparons (de la forme) ; la matière concrète et réelle n’est jamais dépourvue ni de forme ni de mouvement ; elle est donc identique avec la substance. Même où le mouvement n’est point aperçu, il existe cependant comme possibilité ; ainsi, comme possibilité (en puissance, dit de la Mettrie), la matière contient en elle toutes les formes. Il n’y a pas le moindre motif pour admettre un agent en dehors du monde matériel. Cet agent ne serait pas même un être de raison (ens rationis). L’hypothèse de Descartes, que Dieu est l’unique cause du mouvement, n’a aucune valeur pour la philosophie, qui exige l’évidence ; ce n’est qu’une hypothèse imaginée par lui sous l’influence de la lumière de la foi. Vient ensuite la preuve que la faculté de sentir appartient aussi à la matière. Ici s’ouvre une voie où de la Mettrie démontre que cette opinion est la plus ancienne et la plus naturelle, et il n’a ensuite qu’à réfuter les erreurs des modernes, particulièrement de Descartes, qui l’a combattue. Les rapports de l’homme avec l’animal, ce grand défaut de la cuirasse des philosophes cartésiens, jouent naturellement dans cette question un rôle prépondérant. De la Mettrie fait avec beaucoup de finesse la remarque suivante : au fond, je n’ai la certitude immédiate que de ma propre sensation. Les autres hommes aussi éprouvent des sensations, c’est ce que je conclus avec une bien plus grande force de conviction d’après leurs cris et gestes, exprimant leurs sensations, que d’après leurs paroles articulées. Or ce langage énergique des émotions est le même chez les animaux que chez les hommes, et il a une puissance de démonstration bien supérieure à tous les sophismes de Descartes. Si l’on voulait arguer de la différence de la forme extérieure, l’anatomie comparée nous apprendrait que l’organisation interne de l’homme et des animaux nous présente une parfaite analogie. — Si, pour le moment, il nous est impossible de comprendre comment la faculté de sentir peut être un attribut de la matière, c’est là une énigme semblable à mille autres, où suivant l’expression de Leibnitz, au lieu de la chose elle-même, nous ne voyons que le voile qui la recouvre. — On ne sait pas si la matière a en elle-même la faculté de sentir, ou si elle ne l’acquiert que dans la forme des organismes ; mais, même dans ce cas, la sensation et le mouvement doivent appartenir à toute matière, du moins comme possibilités. Ainsi pensaient les anciens, dont la philosophie est généralement préférée par les juges compétents aux essais défectueux des modernes.

De la Mettrie passe ensuite à la théorie des formes substantielles, et ici également il ne s’écarte pas des idées traditionnelles. Il en vient à cette conception que les formes seules donnent, en réalité, l’existence aux objets, ceux-ci n’étant pas ce qu’ils sont, quand ils n’ont pas la forme, c’est-à-dire la précision qui les qualifie. Par formes substantielles, on entendait celles qui déterminent les propriétés essentielles des corps ; par formes accidentelles, celles des modifications fortuites. Les philosophes anciens ont distingué plusieurs formes dans les corps vivants : l’âme végétative, l’âme sensitive et, pour l’homme, l’âme raisonnable (62).

Toutes les sensations nous viennent par les sens, qui communiquent, au moyen des nerfs, avec le cerveau, siége de la sensation. Dans les petits tubes des nerfs, se meut un fluide, l’esprit animal, esprit vital, dont la Mettrie regarde l’existence comme démontrée par l’expérimentation. Il n’y a donc pas sensation, quand l’organe de la sensation n’éprouve pas une modification qui affecte les esprits vitaux, lesquels transmettent ensuite la sensation à l’âme. L’âme ne sent point aux endroits où elle croit sentir ; mais, pour la qualité des sensations, elle indique un lieu placé en dehors d’elle. Cependant nous ne pouvons savoir si la substance des organes, elle aussi, n’éprouve pas de sensation ; mais cela ne peut être connu que de cette substance elle-même et non de l’animal tout entier (63). Nous ignorons si l’âme occupe seulement un point ou une région du corps ; mais, comme tous les nerfs n’aboutissent pas à un seul et même point dans le cerveau, la première hypothèse est invraisemblable. Toutes les connaissances ne sont dans l’âme qu’au moment ou celle-ci est affectée par elles ; toute conservation de ces connaissances doit être ramenée à des états organiques.

Ainsi l’Histoire naturelle de l’âme, partant des idées ordinaires, conduit insensiblement au matérialisme ; à la fin d’une série de chapitres, se trouve la conclusion que ce qui éprouve des sensations doit également être matériel. De la Mettrie aussi ignore comment cela se passe ; mais pourquoi, d’après Locke, bornerait-on la toute-puissance du Créateur à cause de notre ignorance ? La mémoire, l’imagination, les passions etc., sont ensuite déclarées absolument matérielles.

Le chapitre, bien plus court, sur l’âme raisonnable traité de la liberté, de la réflexion, du jugement, etc., de manière à conduire également, autant que possible, vers le matérialisme, mais en réservant la conclusion jusqu’au chapitre intitulé : « La foi religieuse peut seule nous confirmer dans l’hypothèse d’une âme raisonnable. » Toutefois ce même chapitre a pour but de montrer comment la métaphysique et la religion en vinrent à admettre une âme : la vraie philosophie doit reconnaître franchement que l’être incomparable décoré du beau nom d’âme lui est inconnu. Ici de la Mettrie cite le mot de Voltaire : « Je suis corps et je pense », faisant voir avec plaisir comment Voltaire se moque de l’argumentation scolaire destinée à prouver qu’aucune matière ne peut penser.

On ne lit pas sans intérêt le dernier chapitre (64), intitulé : « Histoires qui prouvent que toutes les idées viennent des sens ». Un sourd-muet de Chartres, avant subitement recouvré l’ouïe et appris à parler, se montra ensuite dépourvu de toute idée religieuse, bien que dès sa jeunesse il eût été dressé à toutes les cérémonies et pratiques dévotes. Un aveugle-né, de Cheselden, ne vit d’abord après l’opération qu’un amas confus de couleurs, sans pouvoir distinguer une boule d’avec un dé à jouer. De la Mettrie cite et apprécie, avec sympathie et en connaissance de cause, la méthode d’Amman relative à l’éducation des sourds-muets. Par contre, avec le manque de critique commun à cette époque, il raconte une série d’histoires d’hommes devenus sauvages ; et, d’après des rapports très-exagérés, il dépeint l’orang-outang comme une créature presque entièrement semblable à l’homme. Sa conclusion invariable est que l’homme ne devient réellement homme que grâce aux notions communiquées par les sens, qui lui donnent ce que nous appelons son âme ; toutefois le développement de l’esprit ne va jamais du dedans au dehors.

De même que l’auteur de la Correspondance sur l’essence de l’âme ne peut s’empêcher de rattacher Melanchthon à son système, de même de la Mettrie remonte jusqu’au Père de l’Église, Arnobe, et emprunte à son écrit Adversus gentes une hypothèse, devenue peut-être le prototype de l’homme-statue, qui joue son rôle chez Diderot, Buffon et notamment Condillac.

Supposons que, dans un souterrain faiblement éclairé, d’où l’on écarte tout bruit et toute action extérieure, un enfant nouveau-né reçoive d’une nourrice nue, toujours silencieuse, les soins strictement nécessaires, et soit ainsi élevé, sans aucune connaissance du monde et de la vie humaine, jusqu’à l’âge de vingt, trente ou même quarante ans. Alors seulement cet homme quitterait sa solitude. Qu’on lui demande ensuite à quoi il a pensé dans son isolement, et comment il a été jusqu’alors nourri et élevé. Il ne répondra rien ; il ne saura pas même que les sons qu’on lui fait entendre doivent signifier quelque chose. Où est maintenant cette portion immortelle de la divinité ? Où est l’âme si savante et si éclairée, qui vient s’unir au corps (65) ?

De même que la statue de Condillac, de même cet être, qui n’a d’humain que la forme et l’organisation physique, devra, dès ce moment, par l’emploi des sens, éprouver des sensations qui se coordonneront insensiblement ; et l’instruction fera le reste pour lui donner l’âme, dont la possibilité seule sommeille dans l’organisation physique. Bien que Cabanis, élève de Condillac, ait éliminé avec raison cette hypothèse antinaturelle, il faut néanmoins lui accorder quelque valeur, lorsqu’on voit que la théorie cartésienne des idées innées s’appuie sur des arguments si faibles.

Pour conclusion, de la Mettrie pose les thèses suivantes : « Pas de sens, pas d’idées. » « Moins on a de sens, moins on a d’idées. » « Peu d’instruction, peu d’idées. » « Pas de sensations, pas d’idées. » Il marche ainsi pas à pas vers son but et termine par ces mots : « en conséquence l’âme dépend essentiellement des organes du corps, avec lesquels elle se forme, grandit et décroît : ergo participem lethi quoque convenit esse. »

Tout autrement procède l’écrit qui, déjà dans son titre, fait de l’homme une machine. Si l’Histoire naturelle de l’âme était circonspecte, habilement coordonnée, n’aboutissait que peu à peu à des résultats surprenants ; dans ce nouvel ouvrage, la conséquence finale est énoncée dès le début. Si l’Histoire naturelle de l’âme daignait s’occuper de la métaphysique d’Aristote, pour montrer qu’elle n’est qu’un vain moule où l’on peut aussi verser un contenu matérialiste, ici il ne s’agit plus de toutes ces distinctions subtiles. Dans la question des formes substantielles, de la Mettrie cherche à se réfuter lui-même, non qu’il ait changé d’avis au fond, mais dans l’espoir de mieux soustraire encore à ses persécuteurs son nom, qu’il s’efforce de cacher le plus possible. Aussi les deux ouvrages diffèrent-ils essentiellement quant à la forme. L’Histoire naturelle de l’âme est régulièrement divisée en chapitres et en paragraphes ; l’Homme-machine au contraire se déroule d’un cours ininterrompu comme un fleuve.

Orné de toutes les fleurs de la rhétorique, cet écrit s’efforce de persuader autant que de prouver ; il est rédigé avec la conviction et l’intention de trouver dans les classes éclairées un accueil favorable et de faire une rapide propagande ; c’est une œuvre de polémique, destinée à frayer la voie à une théorie, non à prouver une découverte. En même temps, de la Mettrie ne néglige pas de s’appuyer sur la large base des sciences naturelles. Faits et hypothèses, arguments et déclamations, tout est réuni pour conduire au même but.

Soit pour ménager un meilleur accueil à son œuvre, soit pour mieux se cacher, de la Mettrie la dédia à Albert de Haller. Cette dédicace, dont Haller ne voulut pas, fit que la querelle personnelle de ces deux hommes se mêla à la question scientifique. Malgré cela, de la Mettrie réimprima cette dédicace, qu’il regardait comme le chef-d’œuvre de sa prose, dans les éditions postérieures de son ouvrage. Cette dédicace contient un éloge enthousiaste du plaisir que procurent le sciences et les arts.

L’ouvrage lui-même commence par déclarer qu’il ne doit pas suffire à un sage d’étudier la nature et de rechercher la vérité ; il faut encore qu’il ait le courage de publier ses idées au profit du petit nombre de ceux qui veillent et peuvent penser ; la grande masse est incapable de s’élever jusqu’à la vérité. Tous les systèmes des philosophes, relativement à l’âme humaine, se réduisent à deux ; le plus ancien est le matérialisme, l’autre le spiritualisme. Demander avec Locke si la matière peut penser équivaut à demander si la matière peut indiquer les heures. La question est de savoir si elle peut le faire en vertu de sa propre nature (66).

Avec ses monades, Leibnitz a posé une hypothèse inintelligible. « Il a spiritualisé la matière au lieu de matérialiser l’âme. »

Descartes a commis la même faute en admettant deux substances, comme s’il les eût vues et comptées. — Les plus prudents ont dit que l’âme ne peut être reconnue qu’à la lumière de la foi. Si cependant, comme êtres raisonnables, ils se réservent le droit d’examiner ce que l’Écriture entend par le mot esprit, ils se mettent en contradiction avec les théologiens, qui d’ailleurs sont en contradiction avec eux-mêmes. Car, s’il y a un Dieu, il a créé la nature aussi bien que la révélation ; il nous a donné l’une pour expliquer l’autre, et la raison, pour les mettre d’accord. La nature et la révélation ne peuvent se contredire sans que Dieu soit un trompeur. Si donc il y a une révélation, elle ne doit pas contredire la nature. — Comme exemple d’objection futile faite à cette argumentation, de la Mettrie cite un passage du Spectacle de la nature de l’abbé Pluche (67) : « Il est étonnant qu’un homme, qui ravale notre âme au point d’en faire une âme de boue (il s’agit de Locke), ose constituer la raison comme juge souverain des mystères de la foi ; en effet quelle respectueuse idée se ferait-on du christianisme, si l’on voulait suivre sa raison ? » Ce genre puéril de polémique, qui malheureusement est encore souvent employé aujourd’hui contre le matérialisme, est combattu à bon droit par de la Mettrie. La valeur de la raison ne dépend pas du mot « immatérialité », mais des actes qu’elle accomplit. Si une « âme de boue » découvrait, en un instant, les rapports et l’enchaînement d’une quantité innombrables d’idées, elle serait évidemment préférable à une âme sotte et stupide composée des éléments les plus précieux. Rougir avec Pline de notre misérable origine est indigne d’un philosophe. Car précisément ce qui paraît vulgaire est ici le fait le plus merveilleux où la nature a déployé le plus grand art. Quand même l’homme aurait une origine encore bien plus basse, il n’en serait pas moins le plus noble des êtres. Lorsque l’âme est pure, noble et élevée, c’est une belle âme, et elle honore celui qui en est doué. En ce qui concerne la deuxième réflexion de M. Pluche, on pourrait dire tout aussi bien : « Il ne faut pas croire à l’expérience de Torricelli ; car, si nous proscrivions l’horror vacui, quelle remarquable philosophie aurions-nous ? » (Cette comparaison serait exprimée d’une manière plus frappante ainsi : on ne peut rien préciser sur la nature d’après des expériences ; car, si l’on voulait se fier aux expériences de Torricelli, quelle singulière idée ne se ferait-on pas de l’horror vacui ?)

L’expérience et l’observation, dit de la Mettrie, doivent être nos guides uniques ; nous les trouvons chez les médecins qui ont été philosophes, mais non chez les philosophes, qui n’ont pas été médecins. Seuls les médecins, qui étudient tranquillement l’âme dans sa grandeur comme dans sa misère, ont le droit de parler ici. Que nous apprendraient, en effet, les autres, et particulièrement les théologiens ? N’est-il pas risible de les entendre décider effrontément sur un objet, qu’ils n’ont jamais été à même de connaître, dont au contraire ils ont toujours été éloignés par leurs études, par leur obscurantisme, cause de mille préjugés, en un mot par le fanatisme, qui leur fait ignorer davantage le mécanisme du corps ?

Ici du reste de la Mettrie fait lui-même une pétition de principe, dans le genre de celles dont il vient d’accuser à bon droit ses adversaires. Les théologiens aussi ont l’occasion d’apprendre à connaître l’âme humaine par expérience ; et la différence, dans la valeur de cette expérience, ne peut être qu’une différence dans la méthode et dans les catégories auxquelles l’expérience est rapportée.

L’homme est, comme l’ajoute de la Mettrie, une machine construite de telle sorte qu’il est impossible a priori de s’en faire une idée exacte. On doit admirer, même dans leurs essais infructueux, les grands génies qui ont vainement entrepris cette tâche : Descartes, Malebranche, Leibnitz et Wolff ; mais il faut entrer dans une voie tout autre que celle qu’ils ont suivie ; c’est seulement a posteriori, en partant de l’expérience et de l’étude des organes corporels, que l’on peut obtenir, sinon la certitude, du moins le plus haut degré de probabilité. Les divers tempéraments, fondés sur des causes physiques, déterminent le caractère de l’homme. Dans les maladies, l’âme tantôt s’obscurcit, tantôt paraît se doubler ; tantôt elle semble s’évanouir dans l’imbécillité. La guérison d’un fou fait un homme de bon sens. Souvent le plus grand génie devient idiot, et ainsi disparaissent les précieuses connaissances acquises avec tant de difficultés. Tel malade demande si sa jambe est dans son lit ; tel autre croit posséder encore le bras qui lui a été amputé. L’un pleure, comme un enfant, aux approches de la mort ; l’autre plaisante sur elle. Qu’eût-il fallu pour changer en pusillanimité ou en bravade l’intrépidité de Caïus Julius, de Sénéque et de Pétrone ? Une obstruction de la rate, du foie ou de la veine porte. En effet l’imagination est en rapport étroit avec ces viscères, d’où naissent tous les étranges phénomènes de l’hypocondrie et de l’hystérie. Que dire de ceux qui se croient métamorphosés en loups-garous et en vampires, ou sont persuadés que leur nez et d’autres membres sont en verre ? De la Mettrie passe ensuite aux effets du sommeil ; il décrit l’influence qu’exercent sur l’âme l’opium, le vin et le café. Une armée, à laquelle on donne des boissons fortes, se précipite hardiment sur l’ennemi, devant lequel elle aurait fui si elle n’avait bu que de l’eau ; un bon repas produit un effet exhilarant.

La nation anglaise, qui mange la viande à demi crue et saignante, paraît devoir à ces aliments une sauvagerie, contre laquelle l’éducation seule peut réagir. Cette sauvagerie fait naître dans l’âme la fierté, la haine, le mépris pour les autres nations, l’indocilité et d’autres défauts de caractère, comme une nourriture grossière rend l’esprit lourd et paresseux. — Il examine ensuite influence de la faim, de l’abstinence, du climat, etc. Il met à contribution la physiognomonie et l’anatomie comparée. Si l’on ne trouve pas de dégénérescence du cerveau dans toutes les maladies mentales, le dérangement est produit (68) par la condensation ou par d’autres changements des parties les plus petites. « Un rien, une petite fibre, une chose quelconque, qui ne peut être découverte par l’anatomie la plus subtile, aurait fait deux idiots d’Érasme et de Fontenelle. »

C’est encore une idée propre à de la Mettrie, que la possibilité d’arriver un jour à faire parler un singe[17] et d’étendre ainsi la culture humaine à une partie du monde animal. Il compare le singe à un sourd-muet et, comme il est particulièrement enthousiaste de la méthode relative à l’instruction des sourds-muets récemment inventée par Amman, il désire posséder un singe grand et surtout intelligent pour faire des essais sur son éducabilité (69).

Qu’était l’homme, dit de la Mettrie, avant l’invention de la parole et la connaissance du langage ? Un animal de son espèce, avec bien moins d’instinct que les autres, ne différent d’eux que par sa physionomie et les notions intuitives de Leibnitz. Les hommes les mieux doués, les mieux organisés imaginèrent les signes et instruisirent les autres, absolument comme nous dressons des animaux.

De même qu’une corde de piano vibre et produit un son par le mouvement des touches, ainsi les cordes du cerveau, frappées par les sensations du son, produisirent des paroles. Mais, dès que sont donnés les signes de différentes choses, le cerveau commence à les comparer et à tenir compte de leurs rapports, avec la même nécessité qui force l’œil, bien organisé, de voir. L’analogie de différents objets nous conduit à les réunir et par suite à les compter. Toutes nos idées sont étroitement liées et la représentation des mots ou signes correspondants. Tout ce qui se passe dans l’âme peut se ramener à l’activité de l’imagination.

Qui a le plus d’imagination doit donc être considéré comme le plus grand esprit. On ne saurait dire si la nature a plus dépensé pour former un Newton qu’un Corneille, un Aristote qu’un Sophocle ; mais on peut assurer que les deux genres de talent ne désignent que des directions différentes dans l’emploi de l’imagination. Par conséquent, lorsque l’on dit que quelqu’un a beaucoup d’imagination et peu de jugement, on entend que chez lui l’imagination se porte particulièrement vers la reproduction, et non vers la comparaison, des sensations.

Le premier mérite de l’homme est son organisation. Il serait donc peu naturel de réprimer un orgueil modéré, fondé sur la possession d’avantages réels, et tous les avantages, quelle qu’en soit l’origine, méritent d’être appréciés ; seulement il faut savoir les estimer à leur juste valeur. L’esprit, la beauté, l’opulence, la noblesse, quoique enfants du hasard, ont leur prix aussi bien que l’habileté, la science et la vertu.

Dire que l’homme se distingue des animaux par une loi naturelle, qui lui apprend à discerner le bien et le mal, c’est encore là une illusion. La même loi se retrouve chez les animaux. Nous savons, par exemple, qu’à la suite de mauvaises actions, nous éprouvons du repentir ; d’autres hommes en font autant, nous devons les croire quand ils l’affirment ou nous devons l’inférer de certains indices que nous trouvons en nous-mêmes dans des cas semblables : or ces mêmes indices nous les rencontrons également chez les animaux. Lorsqu’un chien a mordu son maître, qui le tourmentait, nous le voyons, bientôt après, triste, abattu et effrayé ; par une attitude humble et rampante, il reconnaît sa faute. L’histoire nous a conservé le fait célèbre de ce lion, qui refusa de déchirer son bienfaiteur, et se montra reconnaissant au milieu d’hommes sanguinaires. De la Mettrie conclut de tout cela que les hommes sont formés de la même matière que les animaux.

La loi morale existe même chez les personnes qui, par une monomanie maladive, volent, assassinent, ou, dans l’excès de la faim, dévorent les êtres qui leur sont les plus chers. On devrait livrer aux médecins ces malheureux, qui sont assez punis par leurs remords, au lieu de les brûler ou de les enterrer tout vifs, comme cela s’est vu. Les bonnes actions sont accompagnées d’un tel plaisir qu’être méchant est déjà une punition en soi-même. — Ici de la Mettrie intercale dans son argumentation une pensée, qui n’est peut-être pas strictement à sa place, mais qui rentre essentiellement dans son système et rappelle étonnamment J. J. Rousseau : Nous sommes tous créés pour être heureux, mais notre destination primitive n’est pas d’être savants ; il se peut que nous ne le soyons devenus qu’en abusant, pour ainsi dire, de nos facultés. N’oublions pas à ce propos d’accorder un coup d’œil à la chronologie ! L’Homme-machine fut écrit en 1747 et publié au commencement de 1748. L’académie de Dijon mit au concours en 1749 la célèbre question dont la solution valut un prix à Rousseau en 1750. Au reste, l’expérience du passé ne nous garantit pas que cette petite circonstance empêchera de reprocher, le cas échéant, à La Mettrie de s’être aussi paré des plumes de Rousseau.

L’essence de la loi morale naturelle, est-il dit plus loin, réside dans cette maxime : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. Mais peut-être cette loi n’a-t-elle pour base qu’une crainte salutaire : nous respectons la vie et la bourse d’autrui uniquement pour conserver les nôtres ; de même que les « Ixions du christianisme » aiment Dieu et embrassent tant de vertus chimériques, uniquement parce qu’ils redoutent l’enfer. — Les armes du fanatisme peuvent anéantir ceux qui enseignent ces vérités, mais jamais ces vérités elles-mêmes.

De la Mettrie ne veut pas révoquer en doute l’existence cliun être suprême ; toutes la probabilités parlent en faveur de cette existence ; mais elle ne prouve, pas plus que toute autre existence, la nécessité d’un culte ; c’est une vérité théorique sans utilité pour la pratique, et, comme d’innombrables exemples démontrent que la religion n’entraîne pas la moralité à sa suite, on peut aussi conclure que l’athéisme n’exclut pas la moralité.

C’est chose indifférente pour notre repos de savoir s’il y a un Dieu ou non ; s’il a créé la matière ou si elle est éternelle. Quelle folie de se tourmenter à propos de choses dont la connaissance est impossible, et ne nous rendrait en rien plus heureux, si nous pouvions l’acquérir ?

On me renvoie aux écrits d’apologistes célèbres ; mais que renferment-ils, si ce n’est d’ennuyeuses répétitions qui servent plus à confirmer l’athéisme qu’à le combattre ? Les adversaires de l’athéisme attachent la plus grande valeur à la finalité de l’univers. Ici de la Mettrie cite Diderot qui, dans ses Pensées philosophiques (70), publiées peu de temps auparavant, avait affirmé qu’on pouvait réfuter l’athée, ne fût-ce qu’avec l’aile d’un papillon ou l’œil d’une mouche, alors qu’on a le poids de l’univers pour l’écraser. De la Mettrie réplique que nous ne connaissons pas assez les causes qui agissent dans la nature, pour pouvoir nier qu’elle produise tout par elle-même. Le polype découpé par Trembley (71) n’avait-il pas en lui-même les causes de sa reproduction ? L’ignorance seule des forces naturelles nous a fait recourir à un Dieu qui, d’après certaines gens (de la Mettrie lui-même dans son Histoire naturelle de l’âme) n’est pas même un être de raison (ens rationis). Détruire le hasard n’est pas encore démontrer l’existence de Dieu, parce qu’il peut très-bien y avoir quelque chose qui ne soit ni le hasard ni Dieu, et qui produise les choses telles qu’elles sont, à savoir la nature. Loin donc d’écraser un athée, le « poids de l’univers » ne l’ébranlera même pas, et toutes ces démonstrations d’un créateur mille fois réfutées ne suffisent qu’à des gens dont le jugement est précipité, et auxquels les naturalistes peuvent opposer un poids égal d’arguments.

« Voilà, dit en terminant de la Mettrie, le pour et le contre ; je ne me déclare pour aucun parti. » Mais on voit assez clairement de quel parti il se range. Il raconte en effet, un peu plus loin, qu’il a communiqué toutes ces idées à un ami, à un sceptique (pyrrhonien) comme lui, homme de beaucoup de mérite et digne d’un meilleur sort. Cet ami lui a répondu qu’il est sans doute antiphilosophique de se préoccuper de choses que cependant l’on ne peut expliquer ; que néanmoins les hommes ne seront jamais heureux s’ils ne deviennent pas athées. Or voici l’argumentation de cet « abominable » homme : « Si l’athéisme était universellement répandu, l’arbre de la religion serait coupé avec ses racines. Dès lors plus de guerres théologiques ; plus de soldats de religion, de ces soldats si terribles. La nature, auparavant infectée du poison sacré, recouvrerait ses droits et sa pureté. Sourds à toute autre voix, les hommes suivraient leurs penchants individuels, qui seuls peuvent conduire au bonheur par les sentiers attrayants de la vertu. »

L’ami de de la Mettrie n’a oublié qu’un point, c’est que la religion elle-même, abstraction faite de toute révélation doit aussi correspondre à un des penchants naturels de l’homme ; et, si la religion mène à tous les maux, on ne voit pas comment tous les autres penchants, qui émanent cependant de la même nature, peuvent nous rendre heureux. C’est encore ici, non pas une conséquence, mais une inconséquence du système, qui aboutit a des conclusions destructives. De la Mettrie parle de l’immortalité comme il a parlé de l’idée de Dieu ; cependant il se plaît évidemment à la représenter comme possible. Même la plus avisée des chenilles, dit-il, n’a jamais bien su qu’elle finirait par devenir un papillon ; nous ne connaissons qu’une faible partie de la nature, et, comme notre matière est éternelle, nous ne savons pas encore ce qu’elle peut devenir. Ici notre bonheur dépend de notre ignorance. Quiconque pense ainsi sera sage et juste, tranquillisé sur son sort et, partant, heureux. Il attendra la mort sans la craindre ni la désirer.

Il est hors de doute que de la Mettrie s’intéresse uniquement à ce côté négatif de la conclusion et qu’il y mène ses lecteurs par des circuits, selon son habitude. Il ne trouve nullement contradictoire l’idée d’une machine immortelle ; mais ce n’est pas pour s’assurer de l’immortalité, c’est seulement pour que l’existence de ses machines soit indépendante de toutes les hypothèses. On ne voit pas trop, il est vrai, comment de la Mettrie a pu aller jusqu’à se figurer l’immortalité de sa machine ; à part la comparaison avec la chenille, il ne donne aucune indication à cet égard, et il serait probablement difficile d’en donner.

Non-seulement de la Mettrie ne trouve pas le principe de la vie dans l’âme (qui n’est pour lui que la conscience matérielle) ; il ne le trouve pas même dans l’ensemble, mais dans les parties de l’organisme, prises une à une. Chaque petite fibre du corps organisé se meut en vertu d’un principe qui lui est inhérent. Pour le prouver, il a recours aux arguments suivants :

1o Toute chair d’animaux palpite encore après la mort, et cela d’autant plus longtemps que l’animal est d’une nature plus froide (tortues, lézards, serpents) ;

2o Les muscles, séparés du corps, se contractent quand on les irrite ;

3o Les viscères gardent longtemps leur mouvement péristaltique ;

4o Une injection d’eau chaude ranime le cœur et les muscles (d’après Cowper) ;

5o Le cœur de la grenouille se meut encore une heure après qu’il a été séparé du corps ;

6o On a, d’après Bacon, fait des observations semblables sur un homme ;

7o Expériences sur les cœurs de poulets, pigeons, chiens, lapins. Le pattes arrachées à une taupe s’agitent encore ;

8o Chenilles, vers, araignées, mouches, serpents présentent le même phénomène. Dans l’eau chaude, le mouvement des parties séparées augmente « à cause du feu qu’elle contient » ;

9o Un soldat ivre abattit d’un coup de sabre la tête d’un dindon. L’animal s’arrêta, marcha et se mit ensuite à courir. Arrivé à un mur, il se retourna, battit des ailes, continua de courir et finit par tomber à la renverse (observation personnelle) ;

10o Des polypes découpés deviennent, au bout de huit jours, autant d’animaux complets qu’on avait fait de tronçons.

L’homme est aux animaux ce qu’une horloge planétaire de Huyghens est à une horloge ordinaire. De même que Vaucanson eut besoin de plus de rouages pour son joueur de flûte que pour son canard, de même le mécanisme de l’homme est plus compliqué que celui des animaux. Pour un (automate) parlant, il aurait fallu à Vaucanson encore plus de rouages, et cette machine elle-même ne peut plus être regardée comme impossible.

Évidemment, par (automate) parlant, de la Mettrie n’a pas voulu désigner ici un homme raisonnable ; mais on voit pourtant avec quelle prédilection il compare à sa machine humaine (72) les chefs-d’œuvre de Vaucanson, si caractéristiques de l’époque.

Ici du reste, où de la Mettrie pousse à l’extrême l’idée du mécanisme dans la nature humaine, il se combat lui-même en reprochant à l’auteur de l’Histoire naturelle de l’âme (73) d’avoir conservé la théorie inintelligible des « formes substantielles ». Toutefois, il n’y a pas en cela chez lui un revirement d’opinion, mais simplement une tactique, soit pour mieux garder l’anonyme, soit pour travailler en quelque sorte de deux côtés différents au même résultat ; c’est ce qui ressort de l’exposé ci-dessus. Mais citons encore, pour surcroît de preuve, un passage du Ve chapitre de l’Histoire naturelle de l’âme, où il est dit expressément que les formes naissent de la pression des parties d’un corps contre les parties d’un autre, ce qui signifie tout simplement que ce sont les formes de l’atomistique qui se cachent ici sous les « formes substantielles » de la scolastique.

Par la même occasion, de la Mettrie retourne subitement sa lance pour défendre Descartes. Eût-il commis un nombre double d’erreurs, dit-il, Descartes n’en resterait pas moins un grand philosophe par le seul fait d’avoir déclaré que les animaux sont des machines. L’application à l’homme est si visible, l’analogie si frappante, si victorieuse que chacun est forcé de la reconnaître ; seuls les théologiens n’aperçurent pas le poison caché dans l’appât, que Descartes leur fit avaler.

De la Mettrie termine son ouvrage par des considérations touchant la solidité logique de ses conclusions fondées sur l’expérience, comparativement aux affirmations puériles des théologiens et des métaphysiciens.

« Tel est mon système ou plutôt telle est la vérité, si je ne me trompe grandement. Elle est brève et simple, maintenant dispute qui voudra ! »

Ce livre fit grand bruit, on le conçoit aisément ; le débit en fut rapide. En Allemagne, où toutes les personnes instruites savaient le français, aucune traduction ne fut publiée ; on n’en lut qu’avec plus d’ardeur l’original, qui, dans le cours des années suivantes, attira l’attention des journaux importants et provoqua un déluge de réfutations. Personne ne se déclara librement et publiquement en faveur de de la Mettrie ; mais le ton placide, la critique paisible et approfondie qui se rencontre dans plus d’un de ces écrits, comparés aux procédés de notre polémique actuelle, n’en prouvent que mieux que l’opinion publique ne trouvait pas alors ce matérialisme aussi monstrueux qu’on veut le faire paraître de nos jours. En Angleterre parut, bientôt après la publication de l’original, une traduction, qui attribua l’ouvrage au marquis d’Argens, libre-penseur débonnaire, faisant partie de la société dont s’entourait le Grand Frédéric ; mais le nom du véritable auteur ne pouvait pas rester longtemps caché (74).

Ce qui vint compliquer gravement la situation de de la Mettrie, c’est qu’ayant déjà publié un soi-disant traité philosophique sur la volupté, il publia encore plus tard d’autres écrits de ce genre. Dans L’Homme-machine aussi, les relations sexuelles, même quand le sujet ne semble pas se prêter à de semblables digressions, sont parfois traitées avec une certaine effronterie systématique. Nous ne voulons pas ici méconnaître l’influence qu’exercèrent sur lui son temps et sa nationalité ; nous ne nierons pas non plus le déplorable penchant auquel il se laissait entraîner ; mais nous répéterons que de la Mettrie se crut conduit par son système à la justification des plaisirs sensuels, et que, s’il exprima ces pensées, c’est que son esprit les avait réellement conçues. Dans la préface de l’édition complète de ses œuvres philosophiques, il pose le principe suivant : « Écris comme si tu étais seul dans l’univers, et que tu n’eusses rien à craindre de la jalousie et des préjugés des hommes, ou bien tu manqueras ton but. » Peut-être de la Mettrie a-t-il trop voulu se disculper, lorsque, dans cette apologie où il déploie toute la pompe de sa rhétorique, il établit une distinction entre sa vie et ses écrits ; en tout cas, nous ne connaissons rien qui justifie la tradition d’après laquelle il aurait été un « éhonté voluptueux », « ne cherchant dans le matérialisme qu’une apologie pour son libertinage ». Il ne s’agit pas ici de savoir si, comme plus d’un écrivain de son temps, de la Mettrie mena une vie dissolue et frivole, — et des preuves positives paraissent même manquer sous ce rapport, — mais bien plutôt s’il ne devint écrivain que pour servir ses vices ou s’il fut entraîné par une idée de son temps, importante et justifiable comme idée de transition, et s’il consacra sa vie à l’exposer. Nous comprenons l’irritation des contemporains contre cet homme ; mais nous sommes convaincu que la postérité le jugera bien plus favorablement, à moins que seul il ne puisse obtenir cette justice, que l’on accorde d’ordinaire à tous les autres.

Un jeune homme, après de brillantes études, n’abandonne pas une clientèle déjà nombreuse, pour se perfectionner dans un centre scientifique en renom, s’il n’est pas animé d’un ardent amour de la vérité. Ce médecin satirique savait trop bien que, dans sa profession, le charlatanisme était payé plus cher que la raison et la méthode dans l’art de traiter les malades. Il savait qu’il faudrait combattre pour introduire en France les principes de Sydenham et de Beerhaave. Pourquoi entreprit-il cette lutte, au lieu de s’insinuer dans la confiance des autorités dominantes ? N’était-il inspiré que par un naturel querelleur ? Pourquoi donc joindre à la satire le travail long et pénible des traductions et des extraits ? Un homme aussi habile, aussi expert, dans l’exercice de la médecine, aurait pu sans doute gagner de l’argent plus aisément et en plus grande quantité. Ou bien peut-être de la Mettrie voulait-il, par ses publications médicales, étouffer les cris de sa conscience ? Mais il était aussi éloigné que possible d’une idée quelconque de justification personnelle. D’ailleurs aux yeux de qui se serait-il disculpé ? Aux yeux du peuple qu’il tenait, comme la plupart de ces philosophes français, pour une masse indifférente, non encore mûre pour la libre-pensée ? Aux yeux d’un entourage, où, à de rares exceptions près, il ne trouvait que des gens tout aussi portés que lui vers les excès de la sensualité, mais qui se gardaient d’écrire des livres sur ce sujet ? Ou enfin à ses propres yeux ? Dans toute son œuvre, on voit qu’il a l’humeur riante et qu’il sait se suffire à lui-même ; on n’y rencontre aucune trace de cette sophistique des passions qui se développe dans un cœur déchiré. On peut appeler de la Mettrie impudent et frivole, reproches assez graves, il est vrai ; mais ils ne décident nullement de son mérite personnel. Nous ne connaissons de lui aucun acte de perversité caractérisée. Il n’a pas envoyé, comme Rousseau, ses enfants à l’hospice ; il n’a pas trompé deux fiancées, comme Swift ; il n’a pas été déclaré coupable de concussion, comme Bacon ; il n’est pas soupçonné, comme Voltaire, d’avoir falsifié des actes publics. Il est vrai que, dans ses écrits, il excuse le crime comme étant une maladie ; mais nulle part il ne le conseille, comme dans la fable décriée des abeilles, de Mandeville (75). De la Mettrie a parfaitement raison d’attaquer la brutale impassibilité des tribunaux ; et, quand il veut substituer le médecin au théologien et au juge, on peut l’accuser de commettre une erreur, mais non de peindre le crime sous des couleurs séduisantes ; car nul ne trouve de beauté dans la maladie. Il y a lieu de s’étonner que, du milieu des haines violentes déchaînées de toutes parts contre de la Mettrie, aucune accusation positive n’ait été articulée contre sa moralité. Toutes les déclamations contre la perversité de cet homme, que nous sommes loin de classer parmi les meilleurs, sont puisées uniquement dans ses écrits, qui, malgré leur ton emphatique et leurs plaisanteries frivoles, renferment cependant un nombre considérable de pensées saines et justes.

La morale de de la Mettrie, telle qu’elle est exposée particulièrement dans son Discours sur le bonheur, contient déjà, tous les principes essentiels de la théorie de la vertu fondée sur l’amour de soi, développée systématiquement plus tard par d’Holbach et Volney. Elle a pour base l’élimination de la morale absolue, qu’elle remplace par une morale relative, fondée sur l’État, sur la société, et pareille à celle qui apparaît chez Hobbes et Locke. De la Mettrie y joint sa théorie personnelle du plaisir, que ses successeurs français répudièrent pour y substituer l’idée plus vague de l’amour de soi. Ce qui lui appartient encore en propre, c’est la grande importance qu’il attache à l’éducation considérée sous le point de vue de la morale, et sa polémique contre les remords, qui se relie à sa théorie sur l’éducation.

Comme on s’obstine encore aujourd’hui à étaler aux yeux du public les étranges caricatures qui ont été faites de la morale de de la Mettrie, nous tenons à indiquer brièvement les traits essentiels de son système.

Le bonheur de l’homme repose sur le sentiment du plaisir qui est partout le même, mais se divise, suivant sa qualité, en plaisir grossier ou fin, court ou durable. Comme nous ne sommes que des corps, nos jouissances intellectuelles même les plus élevées sont par conséquent, en vertu de leur substance, des plaisirs corporels ; mais, quant à leur valeur, ces plaisirs diffèrent beaucoup les uns des autres. Le plaisir sensuel est vif, mais court ; le bonheur, qui découle de l’harmonie de tout notre être, est calme mais durable. L’unité dans la variété, cette loi de la nature entière, se retrouve donc ici ; et il faut reconnaître en principe que toutes les espèces de plaisir et de bonheur ont des droits égaux, bien que les natures nobles et instruites éprouvent d’autres jouissances que les natures basses et vulgaires. Cette différence est secondaire, et, à ne considérer que l’essence du plaisir, non-seulement il échoit à l’ignorant comme au savant, mais encore il n’est pas moins grand pour le méchant que pour le bon. (Comparez Schiller : « Tous les bons, tous les méchants suivent la voie du plaisir, semée de roses »).

La sensibilité est une qualité essentielle de l’homme, tandis que l’éducation n’est qu’une qualité accidentelle ; il s’agit donc avant tout de savoir si, dans toutes les conditions, l’homme peut être heureux, c’est-à-dire si son bonheur est fondé sur la sensibilité et non sur l’éducation. La question est tranchée par la grande masse des ignorants, qui se sentent heureux dans leur ignorance et, même en mourant, se consolent par des espérances chimériques, qui sont pour eux un bienfait.

La réflexion peut augmenter le plaisir, mais non le donner. Celui qu’elle rend heureux possède un bonheur supérieur, mais souvent la réflexion détruit le plaisir. L’un se sent heureux par ses simples dispositions naturelles ; l’autre est riche, honoré et amoureux ; malgré cela, il se sent malheureux, parce qu’il est inquiet, impatient et jaloux, parce qu’il est l’esclave de ses passions. L’ivresse produite par l’opium procure par voie physique une sensation de bien-être plus grande que celle que peuvent donner toutes les dissertations philosophiques. Combien serait heureux l’homme qui pourrait éprouver pendant toute sa vie la sensation que l’opium ne produit que momentanément ! Un rêve enchanteur et même une folie attrayante doivent donc être regardés comme une félicité réelle, d’autant plus que souvent l’état de veille diffère peu du rêve. L’esprit, la raison et le savoir sont fréquemment inutiles pour le bonheur, parfois même funestes. Ce sont des ornements accessoires dont l’âme peut se passer, et, bien que la grande masse des hommes s’en passe réellement, elle n’est pas pour cela privée de bonheur. Le bonheur sensuel est, au contraire, le grand moyen, par lequel la nature a donné à tous les hommes les mêmes droits et les mêmes prétentions au contentement, et leur a rendu à tous l’existence également agréable.

C’est ici à peu près, c’est-à-dire après avoir lu seulement un sixième de l’ouvrage complet, que Hettner paraît être arrêté dans son analyse (75 bis) du Discours sur le bonheur ; et même, sur ces points, il a effacé l’enchaînement logique des idées. Or nous n’avons encore que les fondements généraux de cette morale ; et il vaut pourtant la peine d’examiner comment de la Mettrie a construit sur cette base la théorie de la vertu. Mais d’abord un mot encore sur cette base elle-même.

On comprendra, d’après ce qui précède, que de la Mettrie mette au premier rang le plaisir sensuel, uniquement parce que tous peuvent l’éprouver. Il ne nie pas, dans leur essence objective, ce que nous appelons les jouissances intellectuelles ; encore moins les place-t-il, quant à leur valeur, pour et chez l’individu, plus bas que le plaisir sensuel, mais il se contente de les subordonner à l’essence générale du dernier ; il les considère comme un cas spécial qui, au point de vue général et des principes, ne peut avoir la même importance que le principe fondamental lui-même, dont la valeur, relativement plus élevée, n’est au reste nulle part contestée. Comparons il cette opinion une sentence de Kant : « On peut donc, à ce qu’il me semble, accorder facilement à Épicure que tous les plaisirs, même quand ils sont amenés par des pensées qui éveillent des idées esthétiques, sont des sensations animales, c’est-à-dire corporelles, sans diminuer par là le moins du monde le sentiment intellectuel du respect pour les idées morales, lequel n’est pas un plaisir, mais un respect de nous-mêmes (de l’humanité représentée en nous), respect qui nous élève au-dessus du besoin du plaisir, sans pour cela diminuer en rien le sentiment du goût, lequel est inférieur à celui de l’estime pour les idées morales (76). » Ici, nous avons coôe à côte la justitication et la critique. La morale de de la Mettrie est condamnable, parce qu’elle est la théorie du plaisir, non parce qu’elle ramène au plaisir sensuel les jouissances mêmes que nous devons aux idées.

La Mettrie examine ensuite de plus près la relation qui existe entre le bonheur et l’éducation, et il trouve que la raison en soi n’est pas l’ennemie du bonheur, mais elle le devient par les préjugés qui asservissent la pensée. Délivrée de ces préjugés, appuyée sur expérience et l’observation, la raison devient, au contraire, un soutien pour notre bonheur. Elle est un bon guide quand elle se laisse elle-même guider par la nature. L’homme instruit jouit d’un bonheur plus relevé que l’ignorant (77). Telle est la première cause de l’importance attribuée à l’éducation. Il est vrai que l’organisation naturelle est la source première et la plus féconde de notre bonheur ; mais l’éducation est la seconde, non moins importante. Grâce à ces avantages, elle peut remédier aux défauts de notre organisation ; mais son but premier et suprême est d’assurer la paix de l’âme par la connaissance de la vérité. Il est à peine nécessaire d’ajouter que de la Mettrie, comme Lucrèce, se propose avant tout d’éliminer la croyance à l’immortalité de l’âme. Il se donne beaucoup de peine pour établir qu’au fond Sénèque et Descartes étaient du même avis sur ce point (78). Le dernier reçoit encore une fois de grandes louanges : ce qu’il n’osait enseigner par crainte des théologiens, qui voulaient le perdre, il l’a du moins exprimé de telle sorte que des esprits, moins élevés, mais plus hardis, devaient naturellement trouver la conclusion qu’il laissait entrevoir.

Pour s’élever de cet eudémonisme fondamental à l’idée de vertu, de la Mettrie fait intervenir la notion de l’État et de la société, mais d’une manière essentiellement différente de celle de Hobbes (79). Il s’accorde là dire avec celui-ci qu’il n’y a pas de vertu dans le sens absolu du mot, mais seulement dans le sens relatif, le bien et le mal n’étant ce qu’ils sont que dans leurs rapports avec la société. À la sévère injonction, émanée de la volonté du Léviathan, se substitue la libre appréciation du bien et du mal que l’individu peut faire à la société. La distinction entre la légalité et la moralité, qui disparaît entièrement chez Hobbes, recouvre ses droits avec cette nuance que la loi et la vertu découlent de la même source, comme étant toutes deux, pour ainsi dire, des institutions politiques. La loi est là pour effrayer et maintenir dans la crainte les méchants ; les idées de vertu et de mérite excitent les bons à consacrer leurs efforts au bien-être général.

Nous avons ici, dans la manière dont La Mettrie fait contribuer au bien public le sentiment de l’honneur, tout le germe de la théorie morale à laquelle Helvétius donna plus tard de si grands développements. Le principe de morale le plus important, sur lequel le matérialisme puisse s’étayer, celui de la sympathie, est aussi mentionné, mais en passant. « On s’enrichit, en quelque sorte, par la bienfaisance et l’on prend part à la joie qu’on fait naître. » La relation avec le moi empêche de la Mettrie de reconnaître dans toute son étendue la vérité générale, qu’il effleure dans ce passage. Avec quelle précision et quelle élégance supérieures Volney s’exprime plus tard dans son Catéchisme du citoyen français ! La nature, y est-il dit, a organisé l’homme pour la société. « En lui donnant des sensations, elle l’organisa de telle sorte que les sensations des autres se reflètent en lui ; de là naissent des sensations simultanées de plaisir, de douleur, de sympathie, qui sont un charme et un lien indissoluble de la société. » Sans doute ce charme ne fait pas non plus défaut ici comme trait d’union entre la sympathie et le principe de l’égoïsme, que décidément toute cette série de moralistes français, à partir de de la Mettrie, regardait comme indispensable. — Par un audacieux sophisme, la Mettrie fait même découler de la vanité le mépris de la vanité, lequel lui semble être le point culminant de la vertu. « Le vrai bonheur, déclare-t-il, doit venir de nous-mêmes et non des autres. Il y a de la grandeur, quand on dispose des cent voix de la Renommée, à leur imposer silence, et à suffire soi-même à sa propre gloire. Quiconque est sûr de pouvoir par son mérite personnel contre-balancer li approbation de sa ville natale tout entière, ne perd rien de sa gloire quand il décline le suffrage de ses concitoyens et se contente de sa propre estime. »

Ce n’est pas, comme on le voit, de la source la plus pure qu’il fait découler les vertus ; mais il reconnaît l’existence des vertus, et l’on n’a pas de motif pour douter de sa sincérité. Que faut-il penser toutefois de sa fameuse justification ou même de son éloge des vices ?

De la Mettrie déclare avec beaucoup de justesse, à son point de vue, que toute la différence entre les bons et les mauvais consiste en ce que chez les premiers l’intérêt public l’emporte sur l’intérêt privé, tandis que le contraire a lieu chez les derniers. Les uns et les autres agissent avec nécessité. De la Mettrie croit devoir en inférer que le repentir est absolument condamnable, parce qu’il ne fait que troubler la tranquillité de l’homme sans influer sur sa conduite.

Il est intéressant de remarquer que c’est précisément ici, dans la partie la plus faible de son système, qu’il s’est glissé chez de la Mettrie une contradiction flagrante avec ses propres principes ; aussi est-ce sur ce terrain que la critique dirigée contre son caractère personnel s’est le plus exercée. Indiquons, pour ne le faire paraître ni trop bon ni trop mauvais, comment il en vint à sa polémique contre les remords. — Le point de départ fut évidemment l’observation que, par l’effet de notre éducation, nous éprouvons souvent des scrupules et des remords pour des choses, que le philosophe ne peut considérer comme condamnables. Il faut d’abord et naturellement penser ici à toutes les relations de l’individu avec la religion et l’Église, puis surtout aux jouissances sensuelles, prétendues innocentes, particulièrement à l’amour sexuel. Sur ce terrain, de la Mettrie et, après lui, les écrivains français de cette époque étaient dépourvus d’un discernement éclairé, parce que, dans la seule société qu’ils connussent, les bienfaits de la discipline, dans la vie de famille, et de la moralité supérieure qui en est inséparable, n’étaient que trop sacrifiés et presque oubliés. Les idées excentriques d’une récompense systématique de la vertu et de la bravoure par les faveurs des femmes les plus belles, que recommande Helvétius, ont leur prélude chez de la Mettrie, qui se plaint que la vertu perde une partie de ses récompenses naturelles par suite de scrupules inutiles et non motivés. Il généralise ensuite cette thèse en définissant les remords comme des droits d’un état moral antérieur qui n’a plus de sens véritable pour nous.

Mais ici de la Mettrie oublie sans doute qu’il a donné expressément il l’éducation la plus haute importance pour l’individu comme pour la société, et cela à un double point de vue. D’abord, comme nous l’avons déjà dit, l’éducation sert à améliorer l’organisation de l’individu. Ensuite de la Mettrie accorde aussi à la société le droit de favoriser, dans l’intérêt général, au moyen de l’éducation, le développement des sentiments qui portent l’individu à servir les intérêts de la société et à trouver son bonheur même dans les sacrifices personnels qui tendent à ce but.

De même que le bon a pleinement le droit d’extirper en lui-même les remords provenant d’une mauvaise éducation, qui condamne à tort les plaisirs sensuels, de même le méchant, à qui de la Mettrie souhaite sans cesse tout le bonheur possible, est invité à se délivrer de ses remords, parce que d’abord il ne peut agir autrement qu’il a fait, et parce qu’ensuite la justice vengeresse saura le frapper tot ou tard, qu’il ait des remords ou non.

Ici il est évident que de la Mettrie se trompe, dans sa maladroite division des hommes en « bons » et « mauvais », ce qui l’amène à oublier l’infinie variété des combinaisons psychologiques des motifs bons et mauvais, et à supprimer la causalité psychologique, d’où dérivent les remords des méchants, tandis qu’il l’admet chez les bons. S’il peut se faire que ceux-ci, par un dernier effet de leur éducation morale, s’abstiennent de jouissances innocentes, il peut aussi arriver que les méchants, influencés par les sentiments qu’ils ont gardés de leur éducation, se laissent détourner de mauvaises actions. Il est évident aussi que le repentir, éprouvé dans le premier cas, peut devenir un motif d’abstention dans le second. Mais de la Mettrie doit nier ou négliger cela pour aboutir à la condamnation absolue de tout repentir.

Son système produit un fruit meilleur : il réclame des peines humaines et aussi douces que possible. La société, dans l’intérêt de sa conservation, est forcée de poursuivre les méchants ; mais elle ne doit pas leur faire plus de mal que ce but ne l’exige. — Remarquons enfin que de la Mettrie essaie d’embellir son système, en affirmant que la jouissance rend l’homme content, gai et serviable, et qu’elle est ainsi déjà en soi un lien efficace pour la société, tandis que l’abstinence rend le caractère rude, intolérant et par conséquent insociable.

On portera sur ce système de morale le jugement que l’on voudra, mais incontestablement il est bien conçu et riche en pensées dont l’importance peut être appréciée dès l’abord par cette circonstance qu’elles intéressaient vivement les contemporains et qu’elles seront reprises plus tard par d’autres écrivains, qui les développeront systématiquement sur une large base. Jusqu’à quel point, des hommes comme d’Holbach, Helvétius et Volney avaient-ils puisé sciemment dans les œuvres de de la Mettrie ? C’est là une question que nous ne pouvons examiner. Il est bien certain qu’ils l’avaient tous lu, et qu’ils croyaient lui être de beaucoup supérieurs. D’ailleurs grand nombre de ces pensées sont tellement conformes au génie de l’époque qu’on peut bien en attribuer la priorité à de la Mettrie, mais sans garantir qu’elles soient réellement de lui. Combien d’idées volent ainsi de bouche en bouche, avant que quelqu’un ose les coucher sur le papier et les faire imprimer ! Combien d’autres se cachent dans les livres sous les expressions les plus diversement voilées, sous une forme hypothétique, et paraissent jetées comme une plaisanterie, là où on ne les aurait jamais cherchées ! Montaigne surtout, dans la littérature française, constitue une mine presque inépuisable d’idées téméraires ; et de la Mettrie prouve, par ses citations, qu’il l’a lu assidûment. Si l’on ajoute Bayle et Voltaire, bien que les tendances les les plus radicales de ce dernier ne se soient dessinées qu’après l’apparition des écrits de de la Mettrie, on comprendra aisément qu’il faudrait des études approfondies pour déterminer ce qui est réminiscence ou idées originales chez de la Mettrie. Mais ce qu’on a le droit d’affirmer en toute assurance, c’est qu’il n’y a peut-être pas un écrivain de son temps moins enclin à se parer des plumes d’autrui. Ses citations, il est vrai, sont presque toujours inexactes ; mais, du moins, il nomme ses devanciers, ne fût-ce que par un mot ou par une allusion ; il est peut-être plus préoccupé de se créer des confrères en opinion, quand il est seul de son avis, que de se poser à tort comme original.

Au reste un écrivain, tel que de la Mettrie, devait facilement en arriver aux idées les plus hasardées ; car, loin de fuir les assertions aventureuses qui heurtent l’opinion générale, il les recherche avidement. Sous ce rapport, on ne peut pas trouver de plus grand contraste que celui qui existe entre la franchise de Montaigne et celle de de la Mettrie. Montaigne nous paraît, dans ses affirmations les plus risquées, presque toujours naïf et par conséquent aimable. Il habille, comme un homme qui n’a pas la moindre intention de blesser qui que ce soit, et à qui échappe tout à coup une pensée, dont lui-même ne semble pas comprendre la portée, tandis qu’elle effraie ou étonne le lecteur, pour peu qu’il la remarque et qu’il s’y arrête. De la Mettrie n’est jamais naïf. Il s’étudie à faire de l’effet ; c’est là son principal défaut, mais aussi ce défaut a-t-il été chèrement expié, puisqu’il a facilité à ses adversaires les moyens de dénaturer sa pensée. On peut même (abstraction faite des attaques simulées qu’il dirige fréquemment contre lui-même pour mieux conserver l’anonyme) expliquer très-souvent les contradictions apparentes de ses assertions par l’exagération d’une antithèse qu’il faut considérer, non comme une négation, mais seulement comme une restriction partielle de sa pensée.

C’est ce même défaut qui inspire une si forte répugnance pour les ouvrages où de la Mettrie s’est efforcé de glorifier en quelque sorte la volupté sous des couleurs poétiques. Schiller dit des licences de la poésie lorsqu’elles sont en opposition avec les lois de la décence : « La nature seule peut les justifier » et « la belle nature seule peut les justifier. » Sous ces deux rapports et par la simple application de ce critérium, la Volupté de de la Mettrie et son Art de jouir sont fort condamnables comme productions littéraires. Ueberweg dit avec raison de ces ouvrages que « d’une manière encore plus artificielle et exagérée que frivole », ils cherchent à justifier les jouissances sensuelles (80). Nous n’examinerons pas s’il faut juger l’homme plus sévèrement sous le rapport moral quand, par amour pour un principe, il s’évertue à faire de pareilles compositions, que lorsqu’il les regarde avec plaisir couler naturellement de sa plume.

En tout cas, nous ne pouvons pas trop en vouloir au Grand Frédéric de s’être intéressé à cet homme, et, après que même le séjour de la Hollande lui eut été interdit, de l’avoir fait venir à Berlin, où il devint lecteur du roi, fut nommé membre de l’académie et reprit l’exercice de la médecine. « Sa réputation de philosophe et ses malheurs suffirent, dit le roi dans son éloge, pour faire accorder à M. de la Mettrie un asile en Prusse. » Le monarque accepta donc la philosophie de L’Homme-machine et l’Histoire naturelle de l’âme. Si, plus tard, Frédéric s’exprima fort dédaigneusement sur les écrits de de la Mettrie, c’est qu’il avait sans doute en vue la Volupté et l’Art de jouir. Quant au caractère personnel du savant français, le roi le jugea très-favorablement, non-seulement dans son éloge académique, mais même dans ses conversations intimes. Cela est d’autant plus remarquable que de la Mettrie, comme on le sait, prenait de grandes libertés à la cour, et se laissait aller à un sans-gêne excessif dans la société du roi.

C’est surtout par sa mort que de la Mettrie a porté préjudice à sa cause. Si le matérialisme moderne n’avait eu que des représentants comme Gassendi, Hobbes, Toland, Diderot, Grimm et d’Holbach, les fanatiques, qui fondent si volontiers leurs jugements sur des particularités presque insignifiantes auraient perdu une occasion bien désirée de prononcer des arrêts contre le matérialisme. De la Mettrie jouissait à peine, depuis quelques années, de son nouveau bonheur à la cour du Grand Frédéric, lorsque l’ambassadeur de France, Tirconnel, que de la Mettrie avait heureusement guéri d’une grave maladie, célébra son retour à la santé par une fête qui conduisit l’étourdi médecin au tombeau. On raconte que, pour faire étalage de sa dévorante capacité et sans doute aussi pour se targuer de sa robuste santé, il mangea si lui seul tout un pâté aux truffes, et qu’aussitôt après il se trouva indisposé et mourut d’une fièvre chaude, dans les transports du délire, à l’hôtel de l’ambassadeur. Cet événement causa une sensation d’autant plus profonde qu’au nombre des questions alors les plus débattues se trouvait précisément celle de l’euthanasie des athées. En 1712, avait paru un ouvrage français, attribué principalement à Deslandes, et renfermant la liste des grands hommes morts en plaisantant. Ce livre avait été traduit en allemand (1747) et n’était nullement oublié. Malgré ses défauts, il acquit une certaine importance parce qu’il contredisait la doctrine orthodoxe ordinaire, qui n’admet la mort que dans le désespoir ou dans la paix avec l’Église. De même qu’on discutait si un athée pouvait avoir une conduite morale et si par conséquent — d’après l’hypothèse de Bayle — un État composé d’athées pouvait subsister ; de même on se demandait si un athée pouvait mourir paisiblement. Contrairement à la logique qui, lorsqu’il est question de poser une règle générale, fait prédominer un seul fait négatif sur toute une série de faits positifs, le fanatisme a coutume en pareil cas d’accorder plus d’importance à un seul fait favorable à ses assertions, qu’à tous les faits qui les renversent. De la Mettrie, mort dans le délire de la fièvre, après avoir mangé trop gloutonnement un grand pâté aux truffes, c’est là un événement bien suffisant pour occuper tout entier l’esprit borné d’un fanatique, au point d’exclure toute autre idée. Au reste cette histoire, qui fit tant de bruit, n’est pas encore à l’abri du doute, en ce qui concerne le point principal, savoir la véritable cause de la mort. Le Grand Frédéric se contente de dire dans l’éloge historique de de la Mettrie : « Il est mort à l’hôtel de milord Tirconnel, le plénipotentiaire de France, à qui il avait rendu la vie. Il paraît que la maladie, sachant bien à qui elle avait affaire, eut l’adresse de l’attaquer d’abord par le cerveau, pour être plus sûre de le tuer. Il s’attira une fièvre chaude avec un violent délire. Le malade fut forcé de recourir à la science de ses confrères, mais il n’y trouva pas l’aide que ses propres connaissances avaient prêtée si souvent à lui-même et au public. » Il est vrai que le roi s’exprime tout autrement dans une lettre confidentielle écrite à sa sœur, la margrave de Bayreuth (81). Cette lettre dit que de la Mettrie avait eu une indigestion de pâté au faisan. Toutefois le monarque semble regarder comme la cause réelle de la mort une saignée que de la Mettrie s’était prescrite à lui-même, pour montrer aux médecins allemands, avec lesquels il avait eu une discussion sur ce point, l’utilité de la saignée dans un cas pareil.


CHAPITRE III

Le Système de la nature.


Les organes du mouvement littéraire en France, leurs relations avec le matérialisme. — Cabanis et la physiologie matérialiste. — Le Système de la nature ; son caractère général ; — l’auteur est le baron d’Holbach. — Autres écrits de d’Holbach. — Sa morale. — Sommaire de l’ouvrage ; la partie anthropologique et les principes généraux de l’étude de la nature. — La nécessité dans le monde moral ; rapports avec la Révolution française. — « L’ordre et le désordre ne sont pas dans la nature » ; polémique de Voltaire contre cette thèse. — Conséquences tirées du matérialisme en vertu de l’association des idées. — Conséquences pour la théorie esthétique. — L’idée du beau chez Diderot. — Loi des idées morales et esthétiques. — Lutte de d’Holbach contre l’âme immatérielle. — Assertion relative à Berkeley. — Essai pour fonder la morale sur la physiologie. — Passages politiques. — Deuxième partie de l’ouvrage ; lutte contre l’idée de Dieu. — Religion et morale. — Possibilité générale de l’athéisme. — Conclusion de l’ouvrage.


S’il entrait dans notre plan de suivre en détail les formes multiples qu’a reçues la conception matérialiste de l’univers, d’apprécier la logique plus ou moins serrée des penseurs et des écrivains, qui tantôt ne rendent hommage au matérialisme qu’incidemment, tantôt s’en rapprochent de plus en plus par un lent développement, tantôt enfin se montrent nettement matérialistes, mais pour ainsi dire contre leur volonté, aucune époque ne nous fournirait plus de matériaux que la deuxième moitié du XVIIIe siècle ; aucun pays ne prendrait, dans notre tableau, une place plus large que la France. Nous rencontrons d’abord Diderot, cet homme plein d’esprit et de feu, que l’on nomme si souvent le chef et le général des matérialistes, tandis qu’il eut besoin d’un développement lent et progressif pour arriver à une conception vraiment matérialiste ; bien plus, son esprit resta jusqu’au dernier instant dans un état de fermentation, qui ne lui permit ni de compléter ni d’élucider ses idées. Cette noble nature, qui recélait toutes les vertus et tous les défauts de l’idéaliste, en premier lieu le zèle pour le bonheur de l’humanité, une amitié dévouée et une foi inébranlable au bien, au beau, au vrai, à la perfectibilité du monde, fut entraînée, comme nous l’avons déjà vu, en quelque sorte contre son gré, par le courant de l’époque vers le matérialisme. L’ami et le collègue de Diderot, d’Alembert, avait au contraire déjà dépassé de beaucoup le matérialisme ; car « il se sentait tenté de penser que tout ce que nous voyons n’est qu’une illusion des sens, qu’il n’existe en dehors de nous rien qui corresponde à ce que nous croyons voir. » Il aurait pu devenir pour la France ce que Kant est devenu pour le monde entier, si cette pensée s’était conservée dans son esprit et s’était élevée en quelque sorte au-dessus de la simple expression d’un scepticisme passagers Mais, en faisant ce qu’il fit, il ne devint pas même le « Protagoras » de son temps, ainsi que l’appelait Voltaire en plaisantant. Buffon, réservé et circonspect ; Grimm, à la discrétion diplomatique ; Helvétius, vaniteux et superficiel, tous se rapprochent du matérialisme, sans nous montrer cette fermeté de principes, cet achèvement logique d’une pensée fondamentale qui distinguaient de la Mettrie, malgré toute la frivolité de son style. Nous devrions mentionner Buffon comme naturaliste, traiter surtout plus amplement de Cabanis, le père de la physiologie matérialiste, si notre but ne nous forçait d’entrer promptement sur le terrain décisif, en nous réservant de faire suivre, plus tard seulement, d’un coup d’œil sur les sciences spéciales, l’exposé historique des principales questions dont il s’agit ici. Nous croyons donc avoir raison de nous borner à effleurer la période qui s’écoula entre L’Homme-machine et le Système de la nature, malgré les riches enseignements qu’elle fournirait à l’historien de la littérature, pour passer immédiatement à l’ouvrage qui a été souvent nommé le code ou la bible du matérialisme.

Le Système de la nature, avec son langage franc et loyal, la marche presque allemande de ses idées et sa prolixité doctrinaire, donna d’un coup le résultat précis de toutes les idées ingénieuses qui fermentaient à cette époque ; et ce résultat, présenté sous une forme rigoureuse et définitive, déconcerta ceux même qui avaient le plus contribué à l’atteindre. De la Mettrie avait principalement effrayé l’Allemagne. Le Système de la nature effraya la France. Si l’insuccès de de la Mettrie en Allemagne fut en partie dû à sa frivolité, qui est souverainement antipathique aux Allemands, le ton grave et didactique du livre de d’Holbach eut certainement sa part dans la répulsion qu’il inspira en France. Une grande différence aussi résulta de l’époque où les deux livres parurent, vu l’état des esprits chez les deux nations respectives. La France approchait de sa révolution, tandis que l’Allemagne allait entrer dans la période de floraison de sa littérature et de sa philosophie. Dans le Système de la nature, nous sentons déjà le souffle impétueux de la Révolution.

C’est en 1770 que parut, soi-disant à Londres, en réalité à Amsterdam, l’ouvrage intitulé : Système de la nature ou des loix du monde physique et du monde moral. Il portait le nom de Mirabaud, mort depuis dix ans et, par superfétation, il donnait une courte notice sur la vie et les écrits de cet homme, qui avait été secrétaire de l’Académie française. Personne ne crut à cette paternité littéraire ; mais, chose remarquable, personne ne devina la véritable origine du livre, bien qu’il fût sorti du quartier général matérialiste et qu’il ne fût en réalité qu’un anneau de la longue chaîne des productions littéraires d’un homme tout à la fois sérieux et original.

Paul-Henri-Thierry d’Holbach, riche baron allemand, né à Heidelsheim dans le Palatinat, en 1723, vint dès sa jeunesse à Paris et, comme Grimm, son compatriote et son ami intime, il se plia complètement au tempérament de la nation française. Si l’on considère l’influence que ces deux hommes exercèrent sur leur entourage, si on leur compare les personnages de la société gaie et spirituelle qui se réunissait d’ordinaire autour du foyer hospitalier de d’Holbach, on assignera sans peine et tout naturellement un rôle prépondérant à ces deux Allemands, dans les questions philosophiques discutées par les habitués de ce salon. Silencieux, tenaces et impassibles, il restent assis comme des pilotes sûrs d’eux-mêmes au milieu de ce tourbillon de talents déchaînés. Au rôle d’observateurs, ils joignent, chacun à sa manière, une influence profonde, d’autant plus irrésistible qu’elle est moins perceptible. D’Holbach en particulier ne semblait être que l’éternellement bon et généreux maître d’hôtel des philosophes ; chacun était ravi de sa bonne humeur et de son cœur excellent ; on admirait d’autant plus librement sa bienfaisance, ses vertus privées et sociales, sa modestie, sa bonhomie au sein de l’opulence, qu’il savait rendre pleine justice au talent de chacun, lui-même n’ayant d’autres prétentions que de se montrer aimable amphitryon. Or cette modestie précisément empêcha longtemps ses amis de regarder d’Holbach comme l’auteur d’un livre, qui mettait l’opinion publique en émoi. Même après que l’on eut bien constaté que l’ouvrage était sorti du cercle de ses intimes, on s’obstina encore à en attribuer la paternité, soit au mathématicien Lagrange, qui avait été précepteur dans la maison du baron, soit à Diderot, soit à la collaboration de plusieurs écrivains. C’est aujourd’hui un fait mis hors de doute que d’Holbach fut le véritable auteur, bien que plusieurs chapitres aient été élaborés par Lagrange, pour sa spécialité, par Diderot, le maître du style, et par Naigeon, aide littéraire de Diderot et de d’Holbach (82). Non seulement d’Holbach rédigea tout l’ouvrage, mais il en fut encore l’ordonnateur et dirigea toute la composition. D’ailleurs d’Holbach apportait autre chose qu’une simple direction ; il possédait des connaissances variées et approfondies dans les sciences physiques. Il avait particulièrement étudié la chimie, donné à l’Encyclopédie des articles relatifs à cette science, et traduit de l’allemand en français plusieurs traités de chimie. « Il en était, écrit Grimm, de son érudition comme de sa fortune. On ne s’en fût jamais douté, s’il avait pu la cacher, sans nuire à sa propre satisfaction et surtout à celle de ses amis. »

Les autres écrits de d’Holbach (83), qui sont en grand nombre, traitent, pour la plupart, les mêmes questions que le Système de la nature ; quelques-uns, comme : Le Bon Sens ou Idées naturelles, opposées aux idées surnaturelles (1772), ont une forme populaire, évidemment destinée à agir sur les masses. La tendance politique de d’Holbach était aussi plus claire et plus précise que celle de la plupart de ses confrères français, bien qu’il ne se prononce en faveur d’aucune forme déterminée de gouvernement. Il ne partage pas l’engouement que bien des Français éprouvaient pour les institutions anglaises, qu’il est impossible d’importer en France, vu la différence de caractère des deux nations. Avec une vigueur calme et impassible, il explique le droit des peuples à régler eux-mêmes leurs destinées, le devoir, imposé à toutes les autorités, de s’incliner devant ce droit et de servir les aspirations vitales des nations, la nature criminelle de toutes les prétentions contraires à la souveraineté du peuple et la nullité de tous les traités, lois et formules légales, qui cherchent à soutenir les prétentions coupables de quelques individus. Le droit des peuples à faire une révolution, quand leur situation devient intolérable, est un axiome et ses yeux ; et ici il frappe juste dans toute la force du terme.

La morale de d’Holbach est grave et pure, bien qu’elle ne s’élève pas au-dessus de l’idée de bonheur. Elle manque de la sensibilité et du souffle poétique qui anime la théorie d’Épicure sur l’harmonie de la vie de l’âme ; cependant elle s’élève dans un élan remarquable au-dessus de l’individualisme et fonde les vertus sur l’intérêt de l’État et de la société. Quand nous croyons rencontrer dans le Système de la nature une inspiration frivole, il s’agit bien moins, au fond, d’un trait léger et superficiel dirigé contre la morale, — ce qui serait réellement frivole, — que de la complète méconnaissance de la valeur morale et intellectuelle des institutions du passé, spécialement de l’Église et de la révélation. Cette méconnaissance est, d’un côté, un résultat du manque de sens historique propre au XVIIIe siècle ; d’un autre côté, elle se comprend aisément chez une nation qui, comme la France d’alors, n’avait pas de poésie originale, car de cette source vitale jaillit tout ce qui, pour exister et agir, emprunte sa force à l’essence la plus intime de l’homme, et n’a pas besoin de se justifier par le raisonnement scientifique. C’est ainsi que, dans le célèbre jugement de Gœthe sur le Système de la nature, la critique la plus profonde s’associe à la plus grande injustice, par l’effet de la conscience naïve que le poète a de son activité et de ses création originales, et trahit enfin l’opposition grandiose de la vie intellectuelle de l’Allemagne rajeunie en face de l’apparente « décrépitude » de la France.

Le Système de le nature se divise en deux parties, dont la première contient les principes généraux du système et l’anthropologie ; la seconde, la théologie, si toutefois l’on peut encore employer cette expression. Dès la préface, on voit que le véritable but de l’auteur est de travailler au bonheur de l’humanité.

« L’homme n’est malheureux que parce qu’il méconnaît la nature. Son esprit est tellement infecté de préjugés, qu’on le croirait pour toujours condamné à l’erreur : le bandeau de l’opinion, dont on le couvre dès l’enfance, lui est si fortement attaché, que c’est avec la plus grande difficulté qu’on peut le lui ôter. Il voulut, pour son malheur, franchir les bornes de sa sphère ; il tenta de s’élancer au delà du monde visible, et sans cesse des chutes cruelles et réitérées l’ont inutilement averti de la folie de son entreprise. L’homme dédaigna l’étude de la nature pour courir après des fantômes, qui, semblables à ces feux trompeurs que le voyageur rencontre pendant la nuit, l’effrayèrent, l’éblouirent, et lui firent quitter la route simple du vrai, sans laquelle il ne peut parvenir au bonheur. Il est temps de puiser dans la nature des remèdes contre les maux que l’enthousiasme nous a faits. — La vérité est une ; elle ne peut jamais nuire. — C’est à l’erreur que sont dues les chaînes accablantes que les tyrans et les prêtres forgent partout aux nations. C’est à l’erreur qu’est dû l’esclavage, où, presque en tout pays, sont tombés les peuples ; c’est à l’erreur que sont dues ces terreurs religieuses qui font partout sécher les hommes dans la crainte, ou s’égorger pour des chimères. C’est à l’erreur que sont dues ces haines invétérées, ces persécutions barbares, ces massacres continuels, ces tragédies révoltantes dont, sous prétexte des intérêts du ciel, la terre est tant de fois devenue le théâtre.

» Tâchons donc d’écarter les nuages qui empêchent l’homme de marcher d’un pas sûr dans le sentier de la vie, inspirons lui du courage et du respect pour sa raison ! S’il lui faut des chimères, qu’il permette au moins à d’autres de se peindre les leurs différemment des siennes ; qu’il se persuade enfin qu’il est très-important aux habitants de ce monde d’être justes, bienfaisants et pacifiques. »

Cinq chapitres traitent des principes généraux de l’étude de la nature. La nature, le mouvement, la matière, la régularité de tout ce qui arrive, l’essence de l’ordre et du hasard, sont les points, à l’examen desquels d’Holbach rattache ses thèses fondamentales. De ces chapitres, c’est principalement le dernier, qui, par son impitoyable élimination de tout reste de théologie, brouilla pour toujours les déistes avec les matérialistes et poussa en particulier Voltaire à diriger de violentes attaques contre le Système de la nature.

La nature est le grand tout, dont l’homme fait partie, et sous les influences duquel il se trouve. Les êtres, que l’on place au delà de la nature, sont, en tout temps, des produits de l’imagination, dont nous ne pouvons pas plus nous figurer l’essence que le séjour et la manière d’agir. Il n’y a rien et il ne peut rien y avoir en dehors du cercle qui embrasse tous les êtres. L’homme est un être physique ; et son existence physique, un certain mode d’action dérivant de son organisation spéciale.

Tout ce que l’esprit humain a imaginé pour l’amélioration de notre condition n’est qu’une conséquence de la réciprocité d’action qui existe entre les penchants placés en lui et la nature qui Penvironne. L’animal aussi marche de besoins et de formes simples vers des besoins et des formes de plus en plus compliqués ; il en est de même de la plante. L’aloès grandit imperceptiblement durant une série d’années jusqu’à ce qu’il produise les fleurs, qui sont l’indice de sa mort prochaine. L’homme, comme être physique, agit en vertu d’influences sensibles et perceptibles ; comme être moral, d’après des influences que nos préjugés ne nous permettent pas de discerner. L’éducation est un développement. Déjà Cicéron avait dit : Est autem virtus nihil aliud quam in se perfecta et ad summum perducta natura. Toutes nos idées insuffisantes proviennent du manque d’expérience et chaque erreur est la source d’un préjudice. Faute de connaître la nature, l’homme se façonne des divinités, qui devinrent l’unique objet de ses craintes et de ses espérances. Il ne réfléchissait pas que la nature ne connaît ni haine ni amour, et que, dans sa marche incessante, préparant tantôt une jouissance, tantôt une souffrance, elle agit d’après des lois immuables. Le monde ne nous offre partout que matière et mouvement. C’est un enchaînement infini de causes et d’effets. Les éléments les plus divers agissent et réagissent continuellement les uns sur les autres, et leurs différentes propriétés et combinaisons forment pour nous l’essence de chaque chose. La nature est donc, au sens large, la réunion des divers éléments dans toute chose en général ; au sens étroit, la nature d’une chose est l’ensemble de ses propriétés et de ses formes d’action. Si, par conséquent, on dit que la nature produit un effet, on ne doit pas personnifier la nature comme une abstraction ; cela signifie simplement que l’effet en question est le résultat nécessaire des propriétés d’un des êtres, dont se compose le grand Tout que nous voyons.

Dans la théorie du mouvement, d’Holbach s’en tient complètement au principe posé par Toland dans la dissertation dont nous avons parlé plus haut. Il est vrai qu’il définit mal le mouvement (84) ; mais il l’étudie sous toutes ses faces et à fond, sans entrer toutefois dans les théories mathématiques ; et nous devons remarquer à ce propos que, dans tout l’ouvrage, conformément au dessein pratique de l’auteur, les idées positives et spéciales prennent la place des considérations générales et abstraites.

Chaque chose est susceptible de certains mouvements, en vertu de sa nature spéciale. Ainsi nos sens sont capables de recevoir des impressions de certains objets. Nous ne pouvons rien savoir d’un corps s’il ne produit pas directement ou indirectement une modification en nous. Tout mouvement que nous percevons, ou bien transporte le corps entier dans un autre endroit ; ou bien a lieu entre les plus petites parties de ce corps et produit des perturbations ou des modifications que nous remarquons seulement quand les propriétés de ce corps ont changé. Des mouvements de ce genre forment la hase de la croissance des plantes et de l’activité intellectuelle de l’homme.

Les mouvements sont dits communiqués, quand de l’extérieur ils sont imprimés à un corps ; spontanés, quand la cause du mouvement est dans le corps même. À cette catégorie appartiennent chez l’homme, la marche, la parole, la pensée, bien qu’en y réfléchissant davantage, nous puissions trouver qu’absolument parlant il n’y a pas de mouvements spontanés. — La volonté humaine est déterminée par des causes extérieures.

La communication du mouvement d’un corps à un autre est réglée par des lois nécessaires. Tout dans l’univers se meut continuellement et le repos n’est jamais qu’apparent (85). Même ce que les physiciens ont appelé nisus ne peut s’expliquer que par le mouvement. Quand une pierre de 500 livres repose sur la terre, elle la presse à chaque instant de tout son poids et elle éprouve par réaction la pression de la terre. Il suffirait d’interposer la main pour voir que la pierre développe assez de force pour la broyer malgré son repos apparent. Il n’y a jamais d’action sans réaction. Les forces dites inertes et les forces dites vives sont donc d’espèce identique, seulement elles se développent dans des circonstances différentes. Même les corps les plus durables sont soumis à des modifications continuelles. La matière et le mouvement sont éternels et le monde tiré du néant n’est qu’un mot vide de sens. Vouloir remonter à l’origine des choses, c’est uniquement reculer les difficultés et les soustraire à l’appréciation de nos sens.

En ce qui concerne la matière, d’Holbach n’est pas strictement atomiste. Il admet, à la vérité, des molécules élémentaires ; mais il déclare que l’essence des éléments est inconnue. Nous n’en connaissons que quelques propriétés. Toutes les modifications de la matière résultent de son mouvement ; ce dernier change la forme des choses, dissout leurs molécules constituantes et les force de contribuer à la naissance ou à la conservation d’êtres tout différents.

Entre ce qu’on appelle les trois règnes de la nature ont lieu un échange et une circulation continuels des parties de la matière. L’animal acquiert de nouvelles forces en mangeant des plantes ou d’autres animaux ; l’air, l’eau, la terre et le feu aident à sa conservation. Mais ces mêmes principes, réunis dans des combinaisons différentes, deviennent la cause de sa dissolution ; puis les mêmes éléments constitutifs servent à composer des formes nouvelles, ou travaillent à de nouvelles destructions.

Telle est la marche constante de la nature ; tel est le cercle éternel que tout ce qui existe est forcé de décrire. C’est ainsi que le mouvement fait naître, conserve quelque temps et détruit successivement les parties de l’univers, les unes par les autres, tandis que la somme de l’existence demeure toujours la même. La nature, par ses combinaisons, enfante des soleils, qui vont se placer aux centres d’autant de systèmes ; elle produit des planètes qui par leur propre essence gravitent et décrivent leurs révolutions autour de ces soleils ; peu à peu le mouvement altère et les uns et les autres ; il dispersera, peut-être un jour, les parties dont il a composé ces masses merveilleuses, que l’homme dans le court espace de son existence ne fait qu’entrevoir en passant. » (86).

Au reste, tandis que d’Holbach est ainsi complètement d’accord avec le matérialisme de nos jours, quant aux thèses générales, il se tient encore, pour ses opinions relatives à l’échange de la matière, tout à fait sur le terrain de la science antique, ce qui montre combien ces abstractions étaient éloignées des véritables voies de la science de la nature. À ses yeux, le feu est encore le principe vital des choses. Comme Épicure, Lucrèce et Gassendi, il croit que les molécules de nature ignée jettent un rôle dans tous les faits de la vie et que, tantôt visibles, tantôt cachées sous le reste de la matière, elles produisent de très-nombreux phénomènes. Quatre ans après la publication du Système de la nature, Priestley découvrait l’oxygène ; et, tandis que d’Holbach écrivait encore ou discutait ses principes avec ses amis, Lavoisier travaillait déjà à cette série grandiose d’expériences, auxquelles nous devons la véritable théorie de la combustion, et par là une hase toute nouvelle pour cette même science que d’Holbach avait aussi étudiée. Ce dernier se contentait, comme Épicure, d’exposer les résultats logiques et moraux des recherches faites jusqu’alors ; Lavoisier était dominé par une idée scientifique, à laquelle il consacra sa vie.

Dans la théorie de la régularité des faits, d’Holbach revient aux forces fondamentales de la nature. L’attraction et la répulsion sont les forces d’où proviennent toutes les combinaisons et séparations des molécules dans les corps ; elles sont l’une à l’autre, comme le comprenait déjà Empédocle, ce que la haine est à l’amour dans le monde moral. Cette combinaison et cette séparation sont aussi réglées par les lois les plus rigoureuses. Maints corps, qui en et par eux-mêmes ne se prêtent à aucune combinaison, peuvent y être amenés par l’intervention d’autres corps. — Être, c’est se mouvoir d’une manière individuelle ; se conserver, c’est communiquer ou recevoir les mouvements, qui sont la condition du maintien de l’existence individuelle. La pierre résiste à la destruction par la simple cohésion de ses parties ; les êtres organiques, par des moyens complexes. Le besoin de la conservation est appelé par la physique faculté de durer ; par la morale, égoïsme.

Entre la cause et l’effet règne la nécessité, dans le monde comme dans le monde physique. Les molécules de poussière et d’eau, dans les tourbillons d’un ouragan, se meuvent en vertu de la même nécessité, qu’un individu dans les tempêtes d’une révolution.

« Dans les convulsions terribles qui agitent quelquefois les sociétés politiques, et qui produisent souvent le renversement d’un empire, il n’y a pas une seule action, une seule parole, une seule pensée, une seule volonté, une seule passion dans les agens qui concourent à la révolution, comme destructeurs ou comme victimes, qui ne soit nécessaire, qui n’agisse comme elle doit agir, qui n’opère infailliblement les effets qu’elle doit opérer suivant la place qu’occupent ces agens dans ce tourbillon moral. Cela paroîtroit évident pour une intelligence qui seroit en état de saisir et d’apprécier toutes les actions et réactions des esprits et des corps de ceux qui contribuent à cette révolution. » (87)

D’Holbach mourut le 21 juin 1789, peu de jours après que les députés du tiers état se furent constitués en assemblée nationale. La révolution, qui fit repartir son ami Grimm pour l’Allemagne et mit souvent en danger la vie de Lagrange, allait commencer réellement, lorsque mourut l’homme, qui lui avait si puissamment frayé la voie, en enseignant à la considérer comme un événement naturel et nécessaire.

D’une importance particulière est enfin le chapitre de l’ordre, contre lequel Voltaire dirigea sa première et violente attaque (88). Voltaire est ici, comme il l’est si fréquemment, l’organe du sens commun, qui se noie dans ses décisions sentimentales et ses raisonnements déclamatoires et reste sans valeur en face des considérations philosophiques même les plus simples. Malgré cela, il n’est pas inutile à notre dessein de peser ici, une fois pour toutes, les arguments pour et contre et de montrer que, pour vaincre le matérialisme, il faut des armes bien différentes de celles qu’employa même l’habile et spirituel Voltaire.

À l’origine, dit le Système de la nature, le mot ordre ne signifiait que notre façon d’embrasser avec facilité, sous chacun de ses rapports, un ensemble dont les formes d’existence et d’action présentent une certaine concordance avec les nôtres. (On remarquera l’anachronisme connu, par lequel le concept le plus strictement exact est donné comme étant l’idée primitive, tandis qu’en réalité, il ne s’est formé que beaucoup plus tard.) L’homme a ensuite reporté sur le monde extérieur la manière de concevoir qui lui est propre. Mais, comme dans le monde tout est également nécessaire, il ne peut exister nulle part dans la nature une différence entre l’ordre et le désordre. Ces deux idées n’appartiennent qu’à notre entendement ; comme pour toutes les idées métaphysiques, il n’y a rien en dehors de nous qui leur corresponde. Si, malgré cela, on veut appliquer ces idées à la nature, on ne peut entendre par ordre que la série régulière de phénomènes, qui est amenée par les lois immuables de la nature ; désordre reste par contre une idée relative, embrassant seulement les phénomènes, par lesquels un être isolé est troublé dans la forme de son existence, tandis qu’au point de vue du grand tout, il n’y a pas de trouble au sens absolu. Il n’y a ni ordre ni désordre dans la nature. Nous trouvons de l’ordre dans tout ce qui est conforme à notre être ; du désordre dans tout ce qui lui est contraire. La conséquence immédiate de cette théorie est qu’il ne peut y avoir de miracles d’aucune espèce dans la nature. C’est ainsi que nous puisons uniquement en nous-mêmes l’idée d’une intelligence qui se propose toujours un but, et la notion contraire, l’idée de hasard. Le tout ne peut avoir de but, parce que en dehors de lui il n’y a rien vers quoi il puisse tendre. Nous regardons comme intelligentes les causes qui agissent à notre manière, et l’action des autres causes nous apparaît comme un jeu de l’aveugle hasard. Et cependant le mot hasard n’a un sens que par opposition à cette intelligence, dont nous n’avons puisé l’idée qu’en nous-mêmes. Or il n’y a pas de causes agissant aveuglément ; nous seuls sommes aveugles, en méconnaissant les forces et les lois de la nature, dont nous attribuons les effets au hasard.

Ici, nous trouvons le Système de la nature complètement dans les voies frayées par l’énergique nominalisme de Hobbes. Naturellement les idées de bien et de mal, que d’Holbach s’est gardé d’élucider, ne doivent avoir de valeur que comme idées simplement relatives et humainement subjectives, de même que celles d’ordre et de désordre, d’intelligence et de hasard. Après s’être placé à ce point de vue, on ne peut plus reculer ; car la démonstration que ces idées sont relatives et fondées sur la nature humaine reste le premier pas, le pas indispensable pour arriver à une science épurée et approfondie ; mais, pour aller plus loin, la voie est encore libre. Il faut traverser la théorie qui explique l’origine des idées par l’organisation de l’homme, pour avancer au-delà des limites du matérialisme ; en revanche, les thèses du Système de la nature sont d’une solidité inébranlable contre toute opposition fondée sur le préjugé vulgaire : nous attribuons au hasard les effets que nous ne savons pas relier à leurs causes. — L’ordre et le désordre ne sont pas dans la nature. —

Que dit à cela Voltaire ? Écoutons ses paroles ! Nous nous permettrons de répondre au nom de d’Holbach. — « Comment ? dans le monde physique, un enfant né aveugle, un enfant dépourvu de jambes, un avorton, n’est pas une déviation à la nature de l’espèce ? N’est-ce pas la régularité ordinaire de la nature qui constitue l’ordre ; n’est-ce pas l’irrégularité qui constitue le désordre ? Un enfant, à qui la nature a donné l’appétit et fermé l’œsophage, n’est-il pas la preuve d’un puissant trouble, d’un désordre mortel ! Les évacuations de toute espèce sont nécessaires, et cependant les voies de sécrétion n’ont souvent pas d’issues, de sorte qu’on est forcé de recourir à la chirurgie. Ce désordre a sans doute sa cause ; pas d’effet sans cause ; mais le fait en question est assurément une perturbation considérable de l’ordre. »

Certainement on ne peut nier que, d’après notre manière de penser anti-scientifique dans la vie quotidienne, un avorton soit une grande violation de la nature de l’espèce ; mais cette « nature de l’espèce » est-elle autre chose qu’une idée empirique conçue par l’homme, idée sans aucun rapport avec la nature objective et sans aucune importance ? Il ne suffit pas d’admettre que l’effet, qui, par son rapport intime avec nos propres sensations, nous apparaît comme un désordre, a sa cause ; il faut aussi admettre que cette cause est en connexion nécessaire et invariable avec toutes les autres causes de l’univers, et que, par conséquent, le même grand tout produit de la même manière et d’après les mêmes lois, dans la plupart des cas, l’organisation complète et l’organisation incomplète. Au point de vue du grand tout — et, pour être juste, Voltaire aurait dû s’y placer — il est impossible qu’il y ait du désordre dans ce qui émane de son ordre éternel, c’est-à-dire de son cours régulier ; mais le Système de la nature ne nie pas que des phénomènes de ce genre produisent sur des personnes sensibles et compatissantes l’impression d’un désordre, d’une abominable perturbation. Voltaire n’a donc rien prouvé qui ne fût accordé à l’avance ; quant au fond même de la question, il ne l’a pas même effleuré d’une syllabe. Voyons s’il prouve davantage pour le monde moral.

« Le meurtre d’un ami, d’un frère, n’est-il pas un horrible trouble dans le domaine moral ? Les calomnies d’un Garasse, d’un Tellier, d’un Doucin contre les jansénistes et celles des jansénistes contre les jésuites ; les tromperies d’un Patouillet et d’un Paulian, ne sont-elles pas de petits désordres ? La Saint-Barthélemy, les massacres d’Irlande etc., etc., ne sont-ils pas d’exécrables désordres ? Ces crimes ont leur cause dans les passions, dont les effets sont abominables ; la cause est fatale ; mais cette cause nous fait frémir. »

Sans doute le meurtre est un acte qui nous fait frémir et que nous regardons comme une effroyable perturbation de l’ordre moral dans le monde. Cependant nous pouvons arriver à la pensée que les désordres et les passions, qui donnent naissance aux crimes, ne sont que des effets nécessaires, inséparables des actes et des impulsions de l’homme, comme l’ombre est inséparable de la lumière. Nous serons absolument forcés d’admettre cette nécessité, dès que, au lieu de jouer avec l’idée de cause, nous reconnaîtrons sérieusement que les actions de l’homme sont reliées entre elles et avec l’ensemble de la nature des choses par un enchaînement de causes complet et déterminant. Car alors, ici comme sur le terrain physique, nous trouverons une essence fondamentale commune à tout, indissolublement liée dans toutes ses parties par l’enchaînement des causes, la nature elle-même, qui agit d’après des lois éternelles et produit en vertu du même ordre immuable la vertu et le crime, l’indignation contre le forfait et la conviction que l’idée d’une perturbation dans l’ordre du monde qui s’associe à cette indignation est une idée humaine, incomplète et insuffisante.

« Reste seulement à indiquer l’origine de ce désordre, qui n’est que trop réel. »

Cette origine se trouve dans les idées de l’homme ; c’est là qu’elle gît, et Voltaire n’a rien prouvé de plus. Or l’entendement humain, dépourvu de logique et de méthode, alors même qu’il appartient à l’homme le plus spirituel, a de tout temps confondu ses idées empiriques avec la nature des choses en soi, et il est probable qu’il agira de même dans la suite.

Sans entrer pour le moment dans une critique approfondie du système de d’Holbach, critique qui se produira d’elle-même dans le cours de notre ouvrage, nous nous bornerons à dire que les matérialistes, en démontrant victorieusement la régularité de tout ce qui arrive, restent trop souvent dans ce cercle d’idées avec des vues étroites, qui nuisent considérablement à l’exacte appréciation de la vie intellectuelle, en tant que des conceptions purement humaines y jouent un rôle légitime. L’esprit critique refusant leur prétendue objectivité aux idées de téléologie, d’intelligence dans la nature, d’ordre et de désordre, etc., il s’ensuit souvent que l’on déprécie trop la valeur de ces idées pour l’homme, et qu’on va même jusqu’à les rejeter comme des noix creuses. D’Holbach reconnaît, il est vrai, un certain droit d’existence à ces idées prises comme telles. L’homme, dit-il, peut s’en servir, pourvu qu’il conserve son indépendance à leur égard et qu’il se dise qu’il a affaire en elles, non à des réalités extérieures, mais à des conceptions qui ne les représentent pas exactement. Que ces idées, qui ne correspondent nullement aux choses en soi, doivent être tolérées dans le vaste domaine de la vie, non-seulement comme des habitudes d’enfance commodes et inoffensives, mais encore que, malgré et peut-être même à cause de leur origine tout humaine, elles fassent partie des plus nobles biens de l’humanité et qu’elles puissent lui donner un bonheur qu’aucune autre chose ne saurait remplacer, ce sont là des considérations fort étrangères au matérialiste et qui lui restent étrangères non-seulement peut-être parce qu’elles se trouvent en contradiction avec son système, mais encore parce que le développement de ses idées dans la lutte et le travail, l’éloigne de cette face de la vie humaine.

De là résulte que, dans le conflit avec la religion, l’arme du matérialisme devient plus dangereuse que d’autres armes ; ce système se montre aussi plus ou moins hostile à la poésie et à l’art qui ont pourtant cet avantage que les libres créations de l’esprit humain en opposition avec la réalité y sont ouvertement permises, tandis qu’elles sont entièrement confondues, dans les dogmes des religions et les constructions architecturales de la métaphysique, avec une fausse prétention à l’objectivité.

La religion et la métaphysique ont donc encore avec le matérialisme des rapports plus profonds, que nous étudierons ultérieurement. En attendant, jetons un coup d’œil sur l’art, à propos du chapitre sur l’ordre et le désordre.

Si l’ordre et le désordre n’existent pas dans la nature, l’opposition entre le beau et le laid ne résidera que dans l’intellect humain. Par cela seul que cette pensée est toujours présente à l’esprit du matérialiste, il s’éloigne facilement en quelque sorte du domaine du beau ; il est plus rapproché du bien et, plus encore, du vrai. Si maintenant un matérialiste devient critique d’art, il tendra nécessairement, plus qu’un critique suivant une autre direction, à ne rechercher dans l’art que la vérité naturelle ; mais il méconnaîtra et dédaignera l’idéal et le beau proprement dits, surtout quand ils se trouveront en conflit avec la vérité naturelle. Ainsi, nous voyons d’Holbach presque dépourvu du sens de la poésie et de l’art ; du moins nous n’en rencontrons aucune trace dans ses écrits. Mais Diderot, qui embrassa d’abord contre son gré, puis avec une ardeur extraordinaire, la fonction de critique d’art, nous montre d’une façon surprenante l’influence du matérialisme sur l’appréciation du beau.

Son Essai sur la peinture et les admirables réflexions de Gœthe, sont dans les mains de tout le monde. Avec quelle ténacité Gœthe insiste sur le but idéal de l’art, tandis que Diderot s’obstine à élever au rang de principe des arts plastiques l’idée de la logique de la nature ! Il n’y a ni ordre ni désordre dans la nature. Au point de vue de la nature (pour peu que notre œil sache discerner les traits délicats d’une composition bien enchaînée dans toutes ses parties), les forme d’un bossu ne valent-elles pas celles de Vénus ? Notre idée de beauté n’est-elle pas au fond une vue étroite et tout humaine ? En répandant et en développant de plus en plus ces pensées, le matérialisme diminue la joie pure que donnent la beauté et l’impression sublime qui résulte de l’idéal.

Diderot était naturellement idéaliste et nous trouvons chez lui des expressions qui décèlent l’idéalisme le plus ardent ; mais cette circonstance ne montre que d’autant plus clairement l’influence du système matérialiste, qui l’entraîne en quelque sorte malgré lui. Diderot va jusqu’à contester que l’idéal, la « vraie ligne », puisse être trouvé par l’assemblage empirique des plus belles formes partielles, que la nature présente. L’idéal émane de l’esprit du grand artiste comme un prototype de la véritable beauté, dont la nature s’éloigne toujours et dans toutes les parties, sous la pression de la nécessité. Cette thèse est aussi vraie que l’assertion d’après laquelle la nature dans la structure d’un bossu ou d’une femme aveugle, poursuivrait jusqu’à l’extrémité des pieds les conséquences de ces défauts une fois existants, avec une finesse que le plus grand artiste lui-même ne peut pas atteindre. Mais ce qui n’est certainement pas vrai, c’est la réunion de ces deux thèses par la remarque que nous n’aurions plus besoin d’aucun idéal, que nous trouverions dans la copie immédiate de la nature la satisfaction suprême, si nous étions en état de pénétrer tout le système de ces enchaînements logiques des éléments (89). Il est vrai que, si l’on pousse la question jusqu’à ses dernières limites, on peut se demander si, pour une connaissance absolue qui, dans l’examen d’un seul fragment, discerne ses relations avec le tout et pour laquelle toute conception est une conception de l’univers, on peut se demander si, pour une pareille connaissance, il peut encore exister une beauté quelconque séparable de la réalité. Mais Diderot ne comprend pas ainsi la question. Sa thèse doit comporter une application pratique pour l’artiste et le critique d’art. Elle doit aussi admettre que les déviations de la « vraie ligne » de l’idéal sont permises jusqu’à un certain point, et que même, vis-à-vis les pures proportions normales, elles constituent le véritable idéal, dans la mesure où elles réussissent il faire valoir, du moins pour le sentiment, les proportions vraies des choses quant à leur unité et à leur enchaînement logique. Mais l’idéal perd ainsi son originalité. Le beau est subordonné au vrai et de la sorte son importance propre disparaît.

Si nous voulons éviter cet inconvénient, nous devons, avant tout, concevoir les idées morales et esthétiques elles-mêmes comme des productions nécessaires, formées, d’après des lois éternelles, par la force générale de la nature sur le terrain spécial de l’intelligence humaine. Ce sont les pensées et les aspirations de l’homme qui enfantent l’idée d’ordre comme celle de beauté. Plus tard apparaît la connaissance de la philosophie de la nature qui détruit ces idées ; mais elles renaissent continuellement des profondeurs cachées de l’âme. Dans cette lutte de l’âme qui crée avec l’âme qui connaît, il n’y a rien de plus antinaturel que dans un conflit quelconque des éléments de la nature ou dans la guerre d’extermination pour l’existence que se font entre eux les êtres vivants. Au reste, en se plaçant au point de vue le plus abstrait, il faut nier l’erreur de même que le désordre. L’erreur aussi naît de l’action, réglée par des lois, des impressions du monde extérieur sur les organes d’une personne et réciproquement. L’erreur est, non moins qu’une notion meilleure, le mode et la manière dont les objets du monde extérieur se projettent pour ainsi dire dans la conscience de l’homme. Existe-t-il une connaissance absolue des choses en soi ? L’homme en tout cas ne paraît pas la posséder. Mais s’il existe pour lui une façon de connaître supérieure, conforme à l’essence de son être, vis-à-vis laquelle l’erreur ordinaire, bien qu’elle aussi soit une façon de connaître, déterminée par des lois, doit être cependant appelée erreur, c’est-à-dire déviation condamnable de ce mode supérieur de connaissance : n’y aurait-il pas également un ordre fondé sur l’essence de l’homme et méritant mieux que d’être placé simplement au même niveau que son opposé, le désordre, c’est-à-dire un ordre, divergent et tout à fait antipathique à la nature humaine ?

Quelque prolixe que soit le style du Système de la nature, où l’on trouve de fréquentes répétitions, il n’en renferme pas moins plusieurs thèses complètes, remarquables les unes par leur énergie et leur solidité logique, les autres particulièrement propres à mettre vivement en lumière les limites étroites dans lesquelles se meut la conception matérialiste de l’univers.

Tandis que de la Mettrie, avec un malin plaisir, se faisait passer pour cartésien et affirmait, peut-être de bonne foi, que Descartes avait défini l’homme une machine, en lui concédant une âme inutile, uniquement pour ne pas déplaire aux prêtres (Pfaffen), d’Holbach, au contraire, accuse principalement Descartes d’aroir soutenu le dogme de la spiritualité de l’âme. « Bien qu’avant lui on se figurât l’âme comme spirituelle, il fut pourtant le premier qui érigea en principe que l’être pensant doit être distinct de la matière, d’où il conclut ensuite que ce qui pense en nous est un esprit, c’est à-dire une substance simple et indivisible. N’eût-il pas été plus naturel de conclure : puisque l’homme, être matériel, pense réellement, il s’ensuit que la matière a la faculté de penser ? » D’Holbach maltraite pareillement Leibnitz avec son harmonie préétablie, et surtout Malebranche, l’inventeur de l’occasionnalisme. Il ne se donne pas la peine de réfuter ces philosophes d’une manière approfondie ; il se contente de répéter toujours que leurs principes fondamentaux sont absurdes. À son point de vue, il n’a pas entièrement tort ; car, si l’on ne sait pas admirer les pénibles efforts de ces hommes pour donner une forme précise à l’idée qui vivait en eux, si l’on examine leurs systèmes d’après le pur raisonnement, il n’y a peut-être pas d’expression de dédain assez forte pour caractériser la frivolité et l’étourderie avec lesquelles ces philosophes tant admirés fondaient leurs systèmes sur de pures chimères. D’Holbach voit partout l’influence exclusive de la théologie et méconnaît complètement la tendance qui pousse l’homme à créer des systèmes de métaphysique, tendance aussi essentielle, ce semble, à notre nature, que celle qui nous porte à faire, par exemple, de l’architecture. « Nous ne devons pas nous étonner, dit d’Holbach, de voir les hypothèses aussi ingénieuses qu’insuffisantes, auxquelles les préjugés théologiques forcent les plus profonds penseurs des temps modernes d’avoir recours, toutes les fois qu’ils essaient de concilier la nature spirituelle de l’âme avec l’influence physique d’êtres matériels sur cette substance immatérielle, et d’expliquer la réaction de l’âme sur ces êtres ainsi qu’en général son union avec le corps. » Un seul spiritualiste le mettait dans l’embarras, et nous retrouvons ici la question fondamentale dont notre théorie tout entière nous rapproche de plus en plus. C’était Berkeley, évêque anglican, entraîné certainement plus que Descartes et Leibnitz par des préjugés théologiques et arrivant néanmoins à une conception de l’univers plus logique et plus éloignée, en principe, de la foi de l’Église que celle de ces deux philosophes.

« Que dirons-nous d’un Berkeley, qui s’efforce de nous prouver que tout dans ce monde n’est qu’une illusion chimérique, que l’univers entier n’existe que dans nous-mêmes et dans notre imagination, et qui rend l’existence de toutes choses problématique à l’aide de sophismes insolubles pour tous ceux qui soutiennent la spiritualité de l’âme ? » D’Holbach a oublié d’exposer comment ceux qui ne sont point passionnés pour l’existence d’une âme immatérielle peuvent triompher de Berkeley ; et il avoue, dans une note, que ce système, le plus extravagant de tous, est aussi le plus difficile à réfuter (90). Le matérialisme prend obstinément le monde des sens pour le monde réel. Quelles armes a-t-il contre celui qui attaque ce point de vue naïf ? les choses sont-elles comme elles paraissent être ? existent-elles même, à vrai dire ? Ce sont là des questions qui reviennent éternellement dans l’histoire de la philosophie, et auxquelles l’époque actuelle peut seule donner une réponse à demi satisfaisante, qui, assurément, n’est en faveur d’aucune des deux conceptions extrêmes.

D’Holbach s’occupa de bases de la morale avec une ardeur remarquable et certainement sincère. Il est vrai qu’on trouvera difficilement chez lui une pensée qui n’ait déjà été émise par de la Mettrie ; mais ce que celui-ci a jeté au hasard, négligemment, au milieu de réflexions frivoles, nous le retrouvons, chez d’Holbach, épuré, coordonné, achevé d’une manière systématique, sévèrement dégagé de toute bassesse et de toute trivialité. Comme Épicure, d’Holbach donnait pour but aux efforts de l’humanité la félicité durable, non le plaisir éphémère. Le Système de la nature renferme aussi un essai destiné à fonder la morale sur la physiologie. À cet essai se joint un éloge énergique des vertus civiques.

« Si l’on consultoit l’expérience au lieu du préjugé, la médecine fourniroit à la morale la clef du cœur humain, et en guérissant le corps, elle seroit quelquefois assurée de guérir l’esprit. » Vingt ans plus tard seulement, l’illustre Pinel, médecin de l’école de Condillac, fonda la psychiatrie moderne, qui nous a portés de plus en plus, pour adoucir les plus terribles souffrances de l’humanité, à traiter les aliénés avec bienveillance et à voir des fous dans un grand nombre de criminels. — « Le dogme de la spiritualité de l’âme a fait de la morale une science conjecturale, qui ne nous fait nullement connaître les vrais mobiles que l’on doit employer pour agir sur les hommes. Aidés de l’expérience, si nous connaissions les éléments qui font la base du tempérament d’un homme, ou du plus grand nombre des individus dont un peuple est composé, nous saurions ce qui leur convient, les loix qui leur sont nécessaires, les institutions qui leur sont utiles. En un mot, la morale et la politique pourroient retirer du matérialisme, des avantages que le dogme de la spiritualité ne leur fournira jamais et auxquels il les empêche même de songer (91). » Cette pensée de d’Holbach a encore aujourd’hui son avenir, seulement il est probable qu’au début la statistique morale fera plus pour la physique des mœurs que la physiologie.

D’Holbach fait dériver toutes les facultés morales et intellectuelles de notre sensibilité ; c’est cette dernière qui reçoit les impressions du dehors. « Une âme sensible n’est qu’un cerveau humain organisé de telle sorte qu’il reçoit avec facilité les mouvements qui lui sont communiqués. Ainsi nous appelons impressionnable celui que touche jusqu’aux larmes la vue d’un malheureux, le récit d’un affreux accident ou la simple pensée d’une scène affligeante. » Ici, d’Holbach essayait de fonder les principes d’une philosophie morale matérialiste, qui nous fait encore défaut aujourd’hui et dont nous devons désirer un exposé complet, alors même que nous n’aurions pas l’intention de nous en tenir au point de vue du matérialisme. Il s’agit de trouver le principe qui nous fait dépasser l’égoïsme. Assurément la pitié ne suffit pas ; mais si l’on y ajoute la joie sympathique, si l’on élargit assez son horizon pour voir toute la part naturelle, que l’homme d’une organisation supérieure prend aux destinées des êtres qu’il reconnaît comme ses semblables, alors nous avons déjà une base, au moyen de laquelle on pourrait au besoin à peu près démontrer que les vertus aussi entrent insensiblement dans l’homme par les yeux et les oreilles. Sans oser faire avec Kant le pas décisif qui bouleverse toutes les relations de l’expérience concernant l’homme et ses idées, on pourrait cependant aussi établir cette morale sur un fondement solide en montrant comment, par l’intermédiaire des sens, se forme peu à peu dans le cours de milliers d’années une solidarité du genre humain pour tous les intérêts, d’où il résulterait que tout individu ressentirait les plaisirs et les douleurs de l’humanité entière par l’harmonie ou la désharmonie de ses propres pensées et sensations avec ces mêmes plaisirs et douleurs.

Au lieu de suivre le cours naturel de ces idées, d’Holbach, après quelques digressions qui rappellent vivement celles d’Helvétius sur l’esprit et l’imagination, s’attache à faire dérouler la morale du discernement des moyens d’arriver au bonheur, procédé qui reflète tout l’esprit du siècle dernier, si antihistorique et si porté vers les abstractions.

Les passages politiques du livre qui nous occupe sont assurément plus importants qu’on ne se le figure généralement. La doctrine qu’ils contiennent a un tel caractère de fermeté, de décision et d’absolu radicalisme ; ils dissimulent souvent, sous l’apparence de la foi démesurée dans le succès ou de la résignation philosophique, une irritation si implacable contre l’ordre de choses existant, qu’ils auraient dû exercer une influence plus profonde que les longues tirades d’une rhétorique spirituelle et passionnée. On y aurait sans doute fait plus attention s’ils n’étaient concis et disséminés dans tout l’ouvrage.

« Le gouvernement n’empruntant son pouvoir que de la société, et n’étant établi que pour son bien, il est évident qu’elle peut révoquer ce pouvoir quand son intérêt l’exige, changer la forme de son gouvernement, étendre ou limiter le pouvoir qu’elle confie à ses chefs, sur lesquels elle conserve toujours une autorité suprême, par la loi immuable de nature qui veut que la partie soit subordonnée au tout. » Ce passage du chapitre IX, sur les bases de la morale et de la politique, donne la règle générale. Le passage suivant du chapitre XI, sur le libre arbitre, n’indique-t-il pas qu’il trouverait encore son application à notre époque ? « Nous ne voyons tant de crimes sur la terre que, parce que tout conspire rendre les hommes criminels et vicieux. Leurs religions, leurs gouvernements, leur éducation, les exemples qu’ils ont sous les yeux, les poussent irrésistiblement au mal : pour lors la morale leur prêche vainement la vertu, qui ne seroit qu’un sacrifice douloureux du bonheur, dans des sociétés où le vice et le crime sont perpétuellement couronnés, estimés, récompensés, et où les désordres les plus affreux ne sont punis que dans ceux qui sont trop foibles pour avoir le droit de les commettre impunément. La société châtie les petits des excès qu’elle respecte dans les grands, et souvent elle a l’injustice de décerner la mort contre ceux que les préjugés publics qu’elle maintient ont rendus criminels. »

Ce qui distingue le Système de la nature de la plupart des écrits matérialistes, c’est le ton décidé avec lequel toute la deuxième partie de l’ouvrage, qui est encore plus forte que la première, combat, dans quatorze chapitres très-étendus, l’idée de Dieu sous toutes les formes possibles. Presque toute la littérature matérialiste de l’antiquité et des temps modernes, quand elle avait osé conclure en ce sens, ne l’avait fait que timidement. Même Lucrèce, aux yeux de qui affranchir l’homme des chaînes de la religion constitue la base la plus solide d’une régénération morale, fait mener du moins à certains fantômes de divinités, dans les intervalles des mondes, une existence énigmatique. Hobbes qui, en théorie, s’est assurément le plus rapproché de l’athéisme franchement déclaré, aurait fait pendre, dans un État athée, tout citoyen qui eût enseigné l’existence de Dieu ; mais, en Angleterre, il reconnaissait tous les articles de foi de l’Église anglicane. De la Mettrie, qui osa parler, mais non sans amhages et sans équivoques, ne consacra ses efforts qu’au matérialisme anthropologique ; d’HoIbach, le premier, parut attacher la plus grande importance aux thèses cosmologiques. Il est vrai qu’en y regardant de plus près, on remarque facilement qu’ici, comme chez Épicure, ce sont principalement des vues pratiques qui dirigent d’Holbach. Considérant la religion comme la source principale de toute corruption humaine, il s’efforce d’extirper ce penchant maladif de l’humanité jusque dans ses dernières racines ; aussi fait-il la guerre aux conceptions déistes et panthéistes de Dieu, si chères à ses contemporains, avec autant d’ardeur qu’aux idées de l’Église. C’est sans doute cette circonstance qui suscita, même parmi les libres-penseurs, de si violents ennemis contre le Système de la nature.

Les chapitres dirigés contre l’existence de la divinité sont pour la plupart fort ennuyeux. Les arguments au moyen desquels la logique veut démontrer l’existence de Dieu, sont d’ordinaire si faibles, si nébuleux, qu’en les admettant ou en les rejetant, on prouve simplement que l’on est plus ou moins disposé à se faire illusion à soi-même. Celui qui se contente de pareilles démonstrations ne fait que donner une expression scholastique à son désir d’admettre un dieu. Ce désir même, longtemps avant que Kant entrât dans cette voie pour établir l’idée de Dieu, n’émana jamais que de l’activité pratique de l’esprit ou de la vie de l’âme, mais non de la philosophie théorique. L’amour scholastique des discussions inutiles peut assurément trouver à se satisfaire, quand la discussion roule sur les propositions suivantes : « l’être existant par lui-même doit être infini et avoir l’ubiquité », ou « l’être nécessairement existant est nécessairement unique » ; mais des idées si vagues ne sauraient donner matière à un travail d’esprit sérieux et digne d’un homme. Que dire maintenant, quand un penseur comme d’Holbach consacre près de cinquante pages de son livre uniquement à réfuter la démonstration de l’existence de Dieu, par Clarke, démonstration qui repose sans cesse sur des phrases, dénuées a priori de toute signification précise ? Le Système de la nature essaie avec une touchante sollicitude de remplir le tonneau des Danaïdes. D’Holbach analyse impitoyablement phrase par phrase, pour en revenir toujours à ses mêmes conclusions, qu’il n’y a pas de raison pour admettre l’existence d’un dieu et que la matière a existé de toute éternité.

Au reste, d’Holbach savait très-bien qu’il combattait non pas un argument, mais à peine l’ombre d’un argument. Il montre dans un passage que la définition du néant donnée par Clarke équivaut complètement à sa définition de Dieu, qui ne contient que des attributs négatifs. Il fait observer dans un autre passage que, suivant une locution vulgaire, nos sens ne nous montrent que l’écorce des choses ; mais, ajoute-t-il, en ce qui concerne Dieu, ils ne nous en montrent pas même l’écorce. Remarquable est surtout la réflexion suivante :

« Le docteur Clarke nous dit que c’est assez que les attributs de Dieu soient possibles, et tels qu’il n’y ait point de démonstration du contraire. Étrange façon de raisonner ! La théologie seroit donc l’unique science où il fut permis de conclure qu’une chose est, dès lors qu’elle est possible ? »

Ici, d’Holbach n’aurait-il pas pu se demander comment il était possible que des gens assez sains d’esprit et d’une conduite à peu près irréprochable, se contentassent d’assertions complètement bâties en l’air ? N’aurait-il pas dû être conduit à admettre que les illusions de l’homme, en fait de religion, sont pourtant d’une autre nature que celles de la vie quotidienne ? D’Holbach ne voyait même pas l’écorce de Dieu dans la nature extérieure. Néanmoins ces faibles arguments ne pourraient-ils pas constituer une écorce fragile, sous laquelle se cacherait une idée de Dieu, plus solidement fondée sur les facultés de l’âme humaine ? Mais, pour cela, il aurait fallu juger la religion d’une manière plus équitable, sous le rapport de sa valeur morale et civilisatrice ; or c’est a quoi l’on ne devait nullement s’attendre sur le terrain où le Système de le nature avait pris naissance.

Le chapitre IVe, de la 2e partie, relatif au panthéisme, montre surtout à quel point de vue étroit le Système de la nature s’est placé en ce qui concerne l’idée de Dieu. Quand on pense que, pendant longtemps, spinozisme fut synonyme de matérialisme et que, par naturalisme, on entendait souvent les deux tendances réunies ; quand on pense qu’il se rencontre même fréquemment des aspirations tout à fait panthéistes chez des homme qui sont rangés parmi les chefs du matérialisme, il est permis de s’étonner de l’ardeur déployée par d’Holbach pour bannir de la pensée humaine le simple nom de Dieu, dût-on l’identilier avec le mot nature. Et cependant d’Holbach, en cela, ne va pas trop loin, si l’on se place à son point de vue. Car c’est précisément la disposition mystique, essentielle à l’âme humaine, qu’il regarde comme la maladie, à laquelle il attribue les plus grands maux qui affligent l’humanité ! Et de fait, pour peu que soit donnée une idée de Dieu, prouvée et définie n’importe romment, l’aîme humaine s’en emparera, la transformera poétiqurement, la personnifiera et lui vouera un culte, une adoration quelconque, dont l’influente sur la vie ne dipendra plus guère de l’origine logique et métaphysique de l’idée. Si cet entraînement vers la religion, qui se produit sans cesse à travers les barrières de la logique, n’a pas même la valeur de la poésie ; s’il est, au contraire, complètement nuisible, certes il faut alors éliminer même le nom de Dieu ; et c’est ainsi seulement que l’on pourra édifier sur un fondement solide une conception de l’univers conforme à la nature. Mais alors il nous faudra aussi accuser d’Holbach d’une petite faiblesse oratoire qui pourrait avoir des conséquences dangereuses, car il parle du vrai culte de la nature et de ses autels.

Combien pourtant les extrêmes se touchent souvent ! Le même chapitre, où d’Holbach adjure ses lecteurs de délivrer à jamais l’humanité du fantôme de Dieu et de ne plus prononcer même son nom, renferme un passage qui représente le penchant de l’homme pour le merveilleux comme si universel, si enraciné, si irrésistible, qu’il n’est plus possible de le regarder comme une maladie passagère du développement de l’humanité ; il faut au contraire admettre formellement une chute de l’homme par le péché, mais dans un sens inverse à la tradition, afin d’éviter la conclusion que cet amour du merveilleux est aussi naturel à l’homme que la passion pour la musique, les belles couleurs et les belles formes, et qu’il est impossible de résister à la loi de la nature, qui fait qu’il en est ainsi.

« C’est ainsi que les hommes préfèrent toujours le merveilleux au simple, ce qu’ils n’entendent pas à ce qu’ils peuvent entendre : ils méprisent les objets qui leur sont familiers et n’estiment que ceux qu’ils ne sont point à portée d’apprécier : de ce qu’ils n’en ont que des idées vagues, ils en concluent qu’ils renferment quelque chose d’important, de surnaturel, de divin. En un mot, il leur faut du mystère pour remuer leur imagination, pour exercer leur esprit, pour repaître leur curiosité qui n’est jamais plus en travail, que quand elle s’occupe d’énigmes impossibles à deviner. »

Dans une note relative à ce passage, d’Holbach fait remarquer que plusieurs peuples passèrent d’une divinité compréhensible, le soleil, à une divinité incompréhensible. Pourquoi ? Parce que le dieu inconnu, le plus caché, le plus mystérieux, plaît toujours à l’imagination plus qu’un être visible. Toutes les religions ont donc besoin de mystères, et c’est là le secret des prêtres. — Voilà de nouveau les prêtres en cause alors qu’il serait peut-être plus logique de conclure que cette classe est née primitivement et naturellement du besoin que le peuple éprouvait d’avoir des mystères et que, malgré le progrès de ses lumières, elle comprend qu’elle ne peut élever le peuple à des conceptions plus pures, uniquement parce que ce penchant grossier vers le mystérieux reste toujours trop puissant. On voit ainsi que, dans ce combat à outrance contre les préjugés, le préjugé lui-même vient encore jouer un rôle très-important.

C’est de la même façon que d’Holbach raisonne particulièrement dans les chapitres consacrés aux rapports de la religion avec la morale. Bien loin de procéder en critique et de combattre le préjugé, qui fait de la religion la seule base des actes moraux, le Système de la nature s’efforce de démontrer combien les religions positives, et surtout le christianisme, portent atteinte à la morale. Les dogmes et l’histoire lui fournissent nombre de faits à l’appui de cette thèse qui, en général, est soutenue d’une manière superficielle. Ainsi, par exemple, il y a détriment pour la morale, quand la religion promet le pardon aux méchants, tandis qu’elle accable les bons sous le poids de ses exigences. Les uns sont donc encouragés et les autres découragés. Mais quelle action dans le cours des siècles devait avoir sur l’humanité cet affaiblissement de l’opposition traditionnelle entre les « bons » et les « méchants », voilà ce que n’a point examiné le Système de la nature. Et cependant un véritable système de la nature devrait nous montrer que cette opposition si tranchée est mensongère, qu’elle a pour conséquence de faire opprimer de plus en plus le pauvre, avilir le faible et maltraiter le malade, tandis qu’en affirmant l’égalité des fautes et en préparant la conscience de l’humanité à l’entendre, le christianisme s’accorde parfaitement avec les conclusions auxquelles doivent nous mener l’étude scrupuleuse de la nature et particulièrement l’élimination de l’idée du libre arbitre. Les « bons », c’est-à-dire les heureux, ont de tout temps tyrannisé les malheureux. Assurément, sur ce point, le moyen âge entretien ne vaut pas mieux que le paganisme ; et il a fallu les lumières des temps modernes pour amener une amélioration sensible. L’historien devra se demander sérieusement si les principes du christianisme, après avoir lutté pendant des milliers d’années, sous la forme mythique, contre la brutalité des hommes, ne portent pas leurs meilleurs fruits au moment où leur forme peut disparaître, l’humanité étant devenue capable de concevoir la pensée pure dégagée du symbole. Quant à ce qui concerne la forme religieuse en soi et surtout ce penchant de l’âme pour le culte et les cérémonies ou bien pour les émotions qui troublent et énervent la vie de l’âme, penchant qu’on a tant de fois confondu avec la religion, on peut se demander si la mollesse et la sensibilité excessive qui en résultent, si l’oppression du bon sens et la corruption de la conscience naturelle qui s’y joignent, ne sont pas souvent très-pernicieuses pour les peuples comme pour les individus. Du moins l’histoire des hospices d’aliénés, les annales de la justice criminelle et la statistique morale, fournissent des faits dont l’ensemble pourrait constituer un jour une démonstration empirique. D’Holbach sait peu de chose à cet égard. En général, il procède non empiriquement. mais déductivement ; et toutes ses hypothèses relatives à l’influence de la religion reposent sur l’appréciation exclusive des dogmes par le simple raisonnement. Avec cette méthode, le résultat de sa critique ne peut qu’être fort insuffisant.

Bien plus incisifs et profonds sont les chapitres où d’Holbach démontre qu’il y a des athées et que l’athéisme peut se concilier avec la morale. Il s’appuie sur Bayle qui, le premier, déclara nettement que les actions des hommes ne résultent pas de leurs idées générales, mais de leurs penchants et de leurs passions.

La manière, dont il traite la question de savoir si tout un peuple peut professer l’athéisme ne manque pas d’intérêt. Nous avons montré à plusieurs reprises les tendances démocratiques du matérialisme français, qui contrastent singulièrement avec l’effet produit par cette conception du monde en Angleterre. D’Holbach n’est certainement pas moins révolutionnaire que de la Mettrie et Diderot ; d’où vient donc qu’après s’être donné tant de peine pour devenir populaire, après avoir fait un extrait de son principal ouvrage pour mettre le matérialisme « à la portée des femmes de chambre et des coiffeurs », comme disait Grimm, il déclara ensuite catégoriquement que cette théorie ne s’adresse pas à la masse du peuple ? D’Holbach qui, à cause de son radicalisme, était pour ainsi dire exclu des spirituels salons de l’aristocratie parisienne, ne partage pas les contradictions de plusieurs écrivains de cette époque, qui travaillaient de toutes leurs forces au renversement de l’ordre de choses existant et se posaient cependant comme aristocrates, méprisaient les stupides paysans et voulaient au besoin leur imaginer un dieu, afin d’avoir un épouvantail qui les maintînt dans la crainte. D’Holbach part du principe que la vérité ne peut jamais nuire. C’est la conclusion qu’il tire d’une assertion antérieure, d’après laquelle en général une notion théorique, bien que fausse, ne peut pas devenir dangereuse. Même les erreurs de la religion ne doivent leur influence pratique qu’aux passions qui s’unissent à elles et grâce au pouvoir séculier qui les maintient par la force. Les opinions extrêmes peuvent subsister les unes à côté des autres, pourvu que, par des moyens violents, on n’essaie pas de donner le pouvoir exclusif à aucune d’elles. Quant à l’athéisme, qui se fonde sur la connaissance des lois de la nature, il ne peut se généraliser, par la simple raison que la grande majorité des hommes n’a ni le temps ni le désir de s’élever, par de longues et sérieuses études, à une manière de penser entièrement nouvelle. Malgré cela, le Système de la nature est loin de laisser à la masse populaire la religion en remplacement de la philosophie. En désirant une liberté de pensée illimitée avec l’indifférence complète de l’État, il veut que les esprits des hommes puissent se développer naturellement. Ils croiront ce qu’ils voudront et apprendront ce qu’ils pourront. Les fruits des recherches philosophiques tourneront tôt ou tard au profit de tous, absolument comme il en est déjà des résultats des sciences de la nature. Il est vrai que les idées nouvelles rencontreront une vive opposition ; mais l’expérience prouvera qu’elles sont essentiellement salutaires. Toutefois, quand il s’agit de leur propagation, il ne faut pas se borner à envisager le présent, il faut aussi regarder l’avenir et l’humanité entière. Le temps et le progrès des siècles finiront par éclairer à leur tour les princes qui maintenant s’opposent avec tant d’obstination à la vérité, à la justice et à la liberté humaine.

Le même esprit anime le chapitre final : on croit y reconnaître naître la plume enthousiaste de Diderot. Cette « Esquisse du code de la nature » n’est pas un catéchisme sec et aride, comme la Révolution française en rédigea d’après les principes de d’Holbach ; c’est plutôt un magnifique morceau de style et, sous bien des rapports, un véritable chef-d’œuvre. Dans un paragraphe assez long, d’Holbach, comme Lucrèce. fait parler la Nature. Elle invite les hommes à suivre ses lois, à jouir du bonheur qui leur est accordé, à servir la vertu, à mépriser le vice, sans haïr les vicieux, dont il faut plutôt avoir pitié comme d’inlbrtunés. La Nature à ses apôtres sans cesse occupés à créer le bonheur du genre humain. S’ils n’y réussissent pas, ils auront du moins la satisfaction de l’avoir essayé.

La Nature et ses filles, la Vertu, la Raison et la Vérité, sont finalement invoquées comme les seules divinités qui méritent d’être encensées et adorées. Ainsi, par un élan poétique, après avoir détruit toutes les religions, le Système de la nature donne lui-même naissance à une nouvelle religion. Cette religion pourra-t-elle dans la suite produire à son tour un clergé ambitieux ? Le penchant de l’homme vers le mysticisme est-il assez grand pour que les thèses de l’ouvrage, qui rejette même le panthéisme et efface le nom de la divinité, deviennent les dogmes d’une nouvelle Église qui saura mêler habilement l’intelligible et l’inintelligible, et créer des cérémonies et des formes de culte ?

Où la nature donne-t-elle naissance à son contraire ? Comment l’éternelle nécessité de tout développement enfante-t-elle le monstrueux et le condamnable ? Sur quoi repose notre espoir d’un temps meilleur ? Qui doit remettre la nature en possession de ses droits s’il n’y a partout que la nature ? Autant de questions pour lesquelles le Système de la nature ne nous donne pas de réponse satisfaisante. Nous sommes arrivé à l’achèvement, mais aussi aux limites du matérialisme. Ce que le Système de la nature avait réuni en un tout bien coordonné, notre époque, à son tour, l’a désagrégé et dispersé en tous sens. On a découvert un grand nombre de nouveaux arguments et de nouveaux points de vue ; mais le cerele des questions fondamentales est resté invariablement le même, tel qu’il était déjà en réalité chez Épicure et Lucrèce.


CHAPITRE IV

La réaction contre le matérialisme en Allemagne.


La philosophie de Leibnitz essaie de vaincre le matérialisme. — Influence populaire et véritable sens des doctrines philosophiques ; la théorie de l’immatérialité de l’âme. — L’optimisme et ses rapports avec la mécanique. — La théorie des idées innées. — La philosophie de Wolff et la théorie de l’unité de l’âme. — La psychologie animale. — Écrits contre le matérialisme. — Insuffisance de la philosophie universitaire contre le matérialisme. — Le matérialisme refoulé par la tendance idéale du XVIIIe siècle. — Réforme des écoles depuis le commencement du siècle. — La recherche de l’idéal. — Influence du spinozisme. — Gœthe, son spinozisme et son opinion sur le Système de la nature. — Élimination de toute philosophie.


Nous avons vu que le matérialisme prit de bonne heure racine en Allemagne ; mais c’est aussi dans ce pays que se produisit une violente réaction contre ce système ; ce mouvement qui se prolongent durant une grande partie du XVIIIe siècle, mérite d’être étudié. Dès le commencement de ce siècle se répandit la philosophie de Leibnitz, dont les traits principaux témoignent d’un effort grandiose pour échapper directement au matérialisme. Personne ne peut méconnaître la parenté des monades avec les atomes des physiciens (92). L’expression « principia rerum » ou « elementa rerum », que Lucrèce emploie au lieu de celle d’atomes, pourrait tout aussi bien servir à désigner comme idée générique à la fois les monades et les atomes. Les monades de Leibnitz sont assurément les êtres primitifs, les vrais éléments des choses dans son monde métaphysique ; et depuis longtemps on a reconnu que le dieu, qu’il a admis dans son système comme la « cause suffisante des monades », joue un rôle pour le moins aussi superflu que celui des dieux d’Épicure, qui, pareils à des ombres, circulent dans les intervalles des mondes (93). Leibnitz, qui était un diplomate et un génie universel, mais qui, suivant la judicieuse critique de Lichtenberg (94), avait « peu de solidité », savait, avec une égale aisance, se plonger dans les abîmes de la spéculation et éviter, dans les eaux peu profondes de la discussion quotidienne, les écueils dont la vie pratique menace le penseur persévérant. Il serait inutile d’expliquer les contradictions de son système uniquement par la forme décousue de ses écrits d’occasion, comme si ce riche génie eût possédé une conception du monde parfaitement claire, comme s’il ne nous eût caché que par hasard une transition, une explication quelconque qui nous donneraient tout d’un coup la clef des énigmes contenues dans ses ouvrages. Ces contradictions existent ; elles peuvent aussi être les indices d’un caractère faible ; mais nous ne devons pas oublier que nous ne faisons ressortir ici que les ombres dans le portrait d’un homme véritablement grand (95).

Leibnitz, qui introduisit Toland chez sa royale amie Sophie-Charlotte, devait savoir lui-même que les arguments lltihles et équivoques de sa théodicée n’étaient, contre le matérialisme, qu’une digue impuissante, pour ne pas dire nulle, aux yeux d’un penseur sérieux. Séréna aura été aussi peu tranquillisée par cet ouvrage, que sérieusement inquiétée par le Dictionnaire de Bayle et les Lettres de Toland. Quant à nous, nous n’attachons d’importance qu’à la théorie des monades et de l’harmonie préétablie. Ces deux idées ont plus de valeur philosophique que maint système largement développé. Il suffira de les expliquer pour en comprendre l’importance.

Nous avons vu, à plusieurs reprises, combien il est difficile, impossible même pour le matérialisme, quand il admet des atomes, de rendre compte du lieu ou s’opère la sensation et en général de tous les faits de la conscience (voir p. 240). Sont-ils dans l’union des atomes ? Alors ils sont dans une abstraction, c’est-lt-dire objectivement nulle part. Sont-ils dans le mouvement ? Ce serait la même chose. On ne peut admettre que l’atome, en mouvement lui-même, comme siége de la sensation. Or comment les sensations se réunissent elles pour former la conscience ? Où est cette dernière ? Dans un atome isolé, ou encore dans des abstractions, ou même dans le vide, qui alors ne serait pas vide, mais rempli cl” une substance immatérielle et particulière ?

Pour l’action des atomes les uns sur les autres, le choc est la seule explication plausible. Ainsi une quantité innombrable de chocs se succédant tantôt d’une manière, tantôt de l’autre, produirait la sensation dans l’atome ébranlé. Cela paraît à peu près aussi concevable que la production du son par la vibration d’une corde ou d’une partie de l’air. Mais où est le son ? Finalement, autant que nous pouvons en avoir connaissance, dans l’atome-central imaginé par hypothèse, c’est-à-dire que notre image ne nous est d’aucune utilité. Nous ne sommes pas plus avancés qu’auparavant. Il nous manque dans l’atome le principe compréhensif qui transforme une multitude de chocs en l’unité qualitative de la sensation. Nous nous trouvons toujours en face de la même difficulté. Que l’on se figure les atomes comme on voudra, avec des portioncules fixes ou mobiles, avec des sous-atomes, susceptibles ou non d’« états intérieurs » ; à la demande : comment et où les chocs passent-ils de leur multiplicité à l’unité de la sensation ? non-seulement il n’y a pas de réponse, mais, en approfondissant la question, on ne peut ni se représenter ni même comprendre un pareil phénomène. C’est seulement quand nous éloignons, pour ainsi dire, notre œil intellectuel qu’un semblable concours de chocs à la production de la sensation nous paraît naturel, de même que plusieurs points semblent se réunir en un seul, quand nous en éloignons notre œil physique. Les choses ne seraient-elles compréhensibles qu’au tant que nous restreignons systématiquement l’emploi de notre intelligence, comme le disent les philosophes écossais dans leur théorie du « sens commun » ? Ce n’eût pas été un rôle pour Leibnitz ! Nous le voyons en face de la difficulté : choc, comme le voulait déjà Épicure, ou action à distance, comme le voulaient les successeurs de Newton — ou — pas d’action du tout.

Voilà le saut périlleux pour l’harmonie préétablie. Nous ne demanderons pas si Leibnitz est arrivé à sa théorie par des réflexions semblables ou par une soudaine inspiration ou n’importe comment. Mais ici se trouve le point qui fait la valeur principale de cette théorie, et c’est aussi le point qui la rend si importante pour l’histoire du matérialisme. On ne peut se figurer et par conséquent on ne peut admettre que l’action des atomes les uns sur les autres ait pour résultat de produire des sensations en un ou plusieurs d’entre eux. L’atome tire ses sensations de lui-même : c’est une monade se développant d’après ses propres lois vitales internes. La monade n’a pas de fenêtres. Rien n’en sort, rien n’y entre. Le monde extérieur est sa représentation, et cette représentation prend naissance dans la monade elle-même. Ainsi chaque monade est un monde en soi ; aucune ne ressemble à une autre. L’une est riche en représentations, l’autre, pauvre. Mais l’ensemble des idées de toutes les monades forme un système éternel, une harmonie parfaite, établie avant le commencement des temps (préétablie) et restant immuable malgré les vicissitude continuelles de toutes les monades. Chaque monade se représente, obscurément ou clairement, l’univers tout entier ; la somme de tout ce qui se passe et l’ensemble de toutes les monades constituent l’univers. Les monades de nature inorganique n’ont que des idées qui se neutralisent comme chez l’homme durant un sommeil sans rêves. Les monades du monde organique sont placées à un degré supérieur ; le monde animal inférieur se compose de monades qui rêvent ; le monde animal supérieur a des sensations et de la mémoire ; l’homme a la pensée.

Voilà comment d’un point de départ rationnel, grâce à une invention de génie, on se trouve transporté dans le monde poétique des idées. D’où Leibnitz savait-il, si la monade produit d’elle-même toutes ses idées, que, hors de son moi, il existait encore d’autres monades ? Ici se présente pour lui la même difficulté que pour Berkeley qui parvint, à travers le sensualisme, au même point où nous arrivons par l’atomisme. Berkeley aussi prenait le monde entier pour une représentation et d’Holbach ne sut pas bien réfuter ce point de vue. Déjà le cartésianisme a conduit plusieurs de ses partisans à douter réellement qu’il existe dans le vaste univers (96) autre chose que leur propre être, produisant par lui-même comme autant d’idées individuelles l’action et la souffrance, le plaisir et la douleur, la force et la faiblesse. Bien des gens croiront qu’une pareille conception du monde se réfute par une douche ou une aspersion et par une diète convenable ; mais rien n’empêchera le penseur, arrivé à ce point, de se figurer que l’aspersion, le médecin, son propre corps, bref tout l’univers n’existent que dans sa propre idée, hors de laquelle il n’y a rien. Même si, de ce point de vue, on veut admettre d’autres êtres, ce que l’on peut accorder à tout hasard comme concevable, nous sommes encore loin d’en pouvoir conclure à la nécessité de l’harmonie préétablie. Les mondes imaginaires de ces êtres pourraient se contredire de la manière la plus criante que personne ne s’en apercevrait. Mais c’est assurément une pensée grandiose, noble et belle entre toutes, que celle dont Leibnitz fit la base de sa philosophie. L’esthétique et la pratique auraient-elles par hasard, même dans la philosophie, dont le but est de connaître, une influence plus décisive qu’on ne l’admet généralement ?

Les monades et l’harmonie préétablie nous révèlent la véritable essence des choses aussi peu que le font les atomes ou les lois de la nature. Mais, comme le matérialisme, elles donnent une conception du monde, claire et systématique, qui ne renferme pas plus de contradictions internes que le système matérialiste. Ce qui, néanmoins, avant tout fit accueillir favorablement le système de Leibnitz, ce fut la souplesse de ses principes qui se prêtent aux sens les plus divers, sans compter que les conséquences radicales en restent bien mieux cachées que celles du matérialisme. Sous ce rapport, rien ne vaut une abstraction bien faite. Le pédant, qui se révolte à la seule pensée que les ancêtres du genre humain pourraient bien avoir ressemblé à nos singes actuels, avale sans hésitation la théorie des monades, qui déclare l’âme humaine essentiellement semblable à celle de tous les autres êtres de l’univers, y compris la plus vile molécule de poussière. Tous ces êtres reflètent l’univers, constituent par eux-mêmes mêmes de petits dieux et portent en eux les mêmes idées, seulement coordonnées et développées différemment. On ne s’aperçoit pas immédiatement que les monades de singes font partie de la série, qu’elles aussi sont immortelles comme les monades d’hommes, et que, grâce à un développement ultérieur, elles pourront parvenir à posséder une très-belle collection d’idées. Mais quand le matérialiste pose d’une main maladroite le singe à côté de l’homme, compare celui-là à un sourd-muet et prétend l’élever et le développer comme le premier chrétien venu, on entend alors la bête grincer des dents, on la voit faire d’affreuses grimaces et des gestes lascifs ; on sent avec un dégoût extrême la bassesse et la laideur repoussante de cet être, tant au physique qu’au moral ; bref les arguments les plus concluants, mais en même temps les moins solides, affluent pour démontrer clairement et palpablement à chacun combien une pareille théorie est absurde, inconcevable et répugnante pour la raison.

L’abstraction opère dans ce cas comme dans tous les autres. Le théologien peut, et l’occasion, très-bien utiliser l’idée d’une harmonie éternelle, grandiose et divine de tout ce qui arrive. Il tire habilement parti de l’idée que les lois de la nature ne sont qu’une pure apparence, une humble méthode de connaître à l’usage de l’intelligence empirique, tandis qu’il se débarrasse aisément des conséquences de cette conception du monde, dès qu’elle se retourne contre les propres théories qu’il enseigne. En effet, ces conséquences ne sont contenues qu’en germe dans le principe leibnitzien, et l’homme qui se nourrit quotidiennement de contradictions de toute espèce n’est troublé que par des contradictions sensibles et palpables. Ainsi la démonstration de l’immatérialité et de la simplicité de l’âme fut une merveilleuse trouvaille entre toutes pour les fossoyeurs philosophiques, dont la vocation est de rendre une idée originale inoffensive en la recouvrant des débris et des décombres des idées de la vie quotidienne. On ne se préoccupa nullement de ce que cette immatérialité éliminait hardiment pour toujours, et plus nettement que le matérialisme n’aurait pu le faire, l’antique opposition entre l’esprit et la matière. On tenait une démonstration de l’immatérialité, cette idée magnifique et sublime, de la main même du grand Leibnitz ! Quels regards de mépris on pouvait lancer de cette hauteur sur la folie de ceux qui déclaraient l’âme matérielle, et qui souillaient leur conscience d’une pensée si dégradante !

Il en était de même de l’optimisme si vanté, si combattu, du système de Leibnitz. Examiné à la lumière de la raison et jugé d’après ses hypothèses et ses conséquences vraies, cet optimisme n’est que l’application d’un principe de mécanique à l’explication de la réalité matérielle. Dans le choix du meilleur des mondes possibles, Dieu ne fait rien qui ne puisse aussi s’effectuer mécaniquement, si on laisse les « essences » des choses agir les unes sur les autres comme autant de forces. En cela, Dieu procède comme un mathématicien qui résout (97) un problème minimum ; et il faut qu’il procède ainsi, parce que son intelligence parfaite est liée au principe de la raison suffisante. Ce que le « principe de la plus petite contrainte » est pour un système de corps en mouvement, le principe du plus petit mal l’est pour la création du monde par Dieu. Comme résultat, le tout équivaut à la cosmogonie de Laplace et de Darwin, fondée sur des hypothèses mécaniques. Le monde a beau être radicalement mauvais, il n’en reste pas moins le meilleur des mondes possibles. Mais tout cela n’empêche pas l’optimisme populaire de louer la sagesse et la bonté du Créateur, absolument comme s’il n’existait précisément dans le monde d’autre mal que celui que nous y introduisons nous-mêmes par notre méchanceté et notre folie. Dans le système, Dieu est impuissant ; dans l’interprétation populaire des idées acquises, sa toute-puissance se montre sous le jour le plus brillant.

Un peut en dire autant de la théorie des idées innées. Locke l’avait ébranlée ; Leibnitz la rétablit et les matérialistes, de la Mettrie en téte, le condamnent à cause de cela. Qui a raison sur ce point ? Leibnitz enseigne que toutes les pensées naissent de l’esprit lui-même et qu’aucune impression extérieure n’agit sur lui. On ne peut guère et cela faire une objection sérieuse. Mais on voit aussi dès l’abord que les idées innées des scolastiques sont de tout autre nature que celles des cartésiens. Chez ces derniers, il s’agit de choisir entre toutes les idées quelques notions générales auxquelles on a coutume d’associer celle de l’être parfait, de délivrer à ces notions comme un certificat d’origine qui les place au-dessus des autres, et fle leur assurer ainsi une autorité supérieure. Mais comme chez Leibnitz toutes les idées sont innées, toute distinction s’évanouit entre les notions empiriques et celles que l’on prétend être primordiales. Pour Locke, l’esprit commence par être entièrement vide ; d’après Leibnitz, il renferme l’univers. Locke lait provenir toutes les connaissances de extérieur, d’où, pour Leibnitz, il n’en provient aucune. Le résultat de ces théories extrêmes est, comme d’ordinaire, à peu près le même. Admettons, par hypothèse, avec Leibnitz, que ce que nous appelons l’expérience extérieure soit, par le fait, un développement intérieur : Leibnitz, à son tour, devra admettre qu’en dehors des connaissances venant de l’expérience, il n’y en a spécifiquement pas d’autres. Dans ce cas, Leibnitz n’aura au fond sauvé les idées innées qu’en apparence. Il faudra toujours ramener son système entier à une seule grande idée, — à une idée qu’on ne peut prouver, mais qu’au point de vue du matérialisme, on ne peut réfuter, et qui prend pour point de départ l’évidente insuffisance du matérialisme.

Chez Leibnitz, la profondeur allemande réagissait contre le matérialisme ; ses successeurs enthousiastes ne purent opposer à ce système que le pédantisme allemand. L’habitude vicieuse de poser des définitions sans fin, avec lesquelles on n’aboutit à rien de pratique, était profondément enracinée dans notre nation. Ce défaut étend encore sa funeste influence sur tout le système de Kant, et c’est seulement l’esprit nouveau, provoqué par l’élan de notre poésie, des sciences physiques et des efforts pratiques, qui nous délivrera peu à peu, — le procès n’est pas encore terminé, — des vaines formules qui infestent comme des pièges les grandes routes de la métaphysique. Le successeur le plus influent de Leibnitz fut un homme loyal et à idées indépendantes, mais un philosophe très-médiocre, le professeur Christian Wolff, inventeur d’une scholastique nouvelle qui s’assimila une partie étonnante de l’ancienne. Tandis que Leibnitz avait mis au jour ses pensées profondes par fragments et, en quelque sorte, avec nonchalance, chez Wolff tout devint système et formule. La netteté des pensées disparut en même temps que les mots étaient de mieux en mieux définis. Wolff logea la théorie de l’harmonie préétablie dans un coin de son système ; il réduisit au fond celle des monades à la vieille thèse scholastique que l’âme est une substance simple et incorporelle.

Cette simplicité de l’âme, qui devint un article de foi en métaphysique, joue maintenant le rôle le plus important dans la lutte contre le matérialisme. Toute la grande doctrine où se déroule le parallèle des monades et des atomes, de l’harmonie et des lois de la nature, parallèle ou les extrêmes sont si rapprochés, tout en s’opposant si nettement, se rétrécit et ne forme plus que quelques thèses de ce qu’on appelle la « psychologie rationnelle », système scolastique inventé par Wollf. Ce philosophe eut raison de protester énergiquement lorsque son élève Bilfinger, penseur doué d’une bien plus grande pénétration que le maître, imagine le nom de philosophie de Leibnitz-Wollf. Bilfinger, que d’Holbach cite avec estime dans plusieurs passages de son Système de la nature, comprenait Leibnitz tout autrement que Wollf. Il demandait qu’en psychologie on renonçât au mode, jusqu’alors suivi, de s’étudier soi-même, et que l’on adoptât une méthode conforme à celle des sciences naturelles. Au reste, Wollf aussi tendait, en paroles, vers le même but, dans psychologie empirique, qu’il laissait subsister à côté de la psychologie rationnelle. Mais, par le fait, cet empirisme était encore très-incomplet ; toutefois la tendance existait et, comme réaction naturelle des polémiques fatigantes soulevées à propos de l’essence de l’âme, s’éveilla le besoin, qui caractérise tout le XVIIIe siècle, de recueillir sur la vie de l’âme autant de données positives que possible.

Bien que ces entreprises fussent généralement dépourvues d’une critique sagace et d’une méthode rigoureuse, on y reconnaît cependant une utile velléité de méthode dans la préférence donnée à l’étude de la psychologie des animaux. La vieille polémique entre les partisans de Rorarius et ceux de Descartes n’avait jamais cessé, et voilà que tout d’un coup Leibnitz, par sa théorie des monades, déclarait que toutes les âmes étaient de même nature et ne différaient que par des nuances. Motif de plus pour renouveler la comparaison ! On compare, on examine, on rassemble des anecdotes ; et, sous l’influence du mouvement d’idées bienveillant et sympathique pour tous les êtres, qui distingue la culture du siècle dernier et surtout le rationalisme, on s’achemina de plus en plus vers l’idée que les animaux d’espèce supérieure étaient des êtres d’une très-proche parenté avec l’homme.

Cette tendance vers une psychologie générale et comparée qui embrassait l’homme et l’animal, aurait pu être très-favorable en soi au progrès du matérialisme ; mais l’honnête logique des Allemands se cramponna aussi longtemps que possible aux dogmes religieux ; elle ne pouvait nullement se faire aux procédés des Anglais et des Français qui ne se préoccupaient en aucune façon des rapports de la foi et de la science. Il ne restait qu’à déclarer les âmes des bêtes non-seulement immatérielles mais encore immortelles comme celle de l’homme. Leibnitz avait frayé la voie à la théorie qui admet l’immortalité de l’âme des bêtes. Il fut suivi, dès 1713, par l’Anglais Jenkin Thomasius, dans une dissertation sur L’âme des bêtes, dédiée à la diète germanique ; le professeur Beier de Nuremberg fit précéder cet opuscule d’une préface où il s’exprime pourtant d’une manière un peu équivoque à propos de cette question d’immortalité (98). En 1742 se forma une société d’amis des animaux qui publia, durant une série d’années, des dissertations sur la Psychologie des bêtes, toutes essentiellement conçues d’après les théories de Leibnitz (99). La plus remarquée avait pour auteur le professeur G.-F. Meier ; elle était intitulée : Essai d’une nouvelle théorie sur l’âme des bêtes et parut à Halle, en 1749. Meier ne se contenta pas d’affirmer que les bêtes avaient des âmes ; il alla même jusqu’à émettre l’hypothèse que ces âmes passent par différents degrés et finissent par devenir des esprits absolument semblables à l’âme humaine.

L’auteur de ce travail s’était fait un nom par sa polémique contre le matérialisme. En 1743, il avait publié la Preuve qu’aucune matière ne peut penser, ouvrage qu’il remania en 1751. Toutefois cet opuscule est loin d’être aussi original que la Psychologie des bêtes. Il roule entièrement dans le cercle des définitions de Wolff. Vers le même temps, Martin Knutzen, professeur à Kœnigsberg, s’attaqua à la grande question du jour : la matière peut-elle penser ? Knutzen, qui compta Emmanuel Kant parmi ses élèves les plus zélés, s’appuie d’une façon indépendante sur Wolff, et donne non seulement un squelette métaphysique, mais encore des exemples détaillés et des matériaux historiques, qui attestent une grande érudition. Cependant ici encore l’argumentation est sans aucune espère de vigueur et il n’y a pas de doute que de pareils écrits, émanés des plus savants professeurs contre une doctrine décriée comme tout à fait insoutenable, frivole, paradoxale et insensée, durent contribuer puissamment à ébranler jusque dans ses fondements le crédit de la métaphysique (100).

Ces écrits et d’autres semblables (nous laissons complètement de côté l’Historia atheismi de Reimann (1725) et des ouvrages analogues d’une portée générale) avaient vivement soulevé en Allemagne la question du matérialisme, lorsque tout à coup L’Homme-machine tomba sur la scène littéraire comme une bombe lancée par une main inconnue. Naturellement la philosophie universitaire, qui se sentait sûre d’elle même, ne tarda pas à vouloir démontrer sa supériorité en attaquant ce livre scandaleux. Pendant que l’on attribuait encore la paternité de l’ouvrage, soit au marquis d’Argens, soit à Maupertuis, soit à un ennemi personnel quelconque de Mr de Haller, il y eut un déluge de critiques et de pamphlets.

Citons seulement quelques-unes des critiques allemandes. Le magister Frantzen s’efforça de démontrer, contrairement à L’Homme-machine, l’origine divine de la Bible entière et la certitude de tous les récits de l’Ancien comme du Nouveau Testament, en usant des arguments habituels. Il aurait pu en employer de meilleurs ; mais il montre du moins qu’à cette époque même un théologien orthodoxe pouvait attaquer de la Mettrie sans passion (101).

Plus intéressant est l’écrit d’un célèbre médecin de Breslau, Mr Tralles. Celui-ci, admirateur forcené de Mr de Haller, qu’il appelait le double Apollon (comme médecin et comme poète), ne doit pas être confondu avec Tralles le physicien connu, qui vécut beaucoup plus tard, mais il pourrait bien être une seule et même personne avec l’imitateur de Haller, mentionné, en passant, par Gervinus comme l’auteur d’un pitoyable poème didactique sur les Riesengebirge (Les Monts des géants). Il écrivit en latin un gros volume contre L’Homme-machine et il le dédia à Mr de Haller, sans doute pour le consoler de la perfide dédicace de de la Mettrie (102).

Tralles débute en disant que L’Homme-machine veut persuader au monde que tous les médecins sont nécessairement des matérialistes. Il combat pour l’honneur de la religion et la justification de l’art médical. Ce qui caractérise la naïveté de son point de vue, c’est qu’il emprunte ses arguments aux quatre sciences principales, arguments dont il croit la force bien coordonnée, pour ne pas dire graduée d’après la hiérarchie des facultés. Dans toutes les questions les plus importantes, on voit revenir sans cesse les lieux communs, empruntés à la philosophie de Wolff.

Quand de la Mettrie veut conclure de l’influence des tempéraments, des effets du sommeil, de l’opium, de la fièvre, de la faim, de l’ivresse, de la grossesse, de la saignée, du climat, etc., l’adversaire répond que de toutes ces observations, il ne résulte qu’une certaine harmonie entre l’âme et le corps. Les assertions relatives à l’éducabilité des animaux provoquent naturellement la réflexion que certes personne ne disputera à L’Homme-machine le sceptre de la royauté qu’il s’agit de créer parmi les singes. Les animaux parlants t’appartiennent pas au meilleur des mondes, sans quoi ils existeraient depuis longtemps (103). Mais quand même les animaux pourraient parler, il leur serait absolument impossible d’apprendre la géométrie. Un mouvement extérieur ne peut jamais devenir une sensation interne. Nos pensées, liées aux modifications des nerfs, ne proviennent que de la volonté divine. L’Homme-machine ferait mieux d’étudier la philosophie de Wollf, pour rectifier ses idées sur l’imagination.

Le professeur Hollmann procède avec plus de finesse et d’habileté, mais avec aussi peu de solidité que Tralles. Il prend l’anonyme pour combattre un anonyme, il répond par la satire à la satire, il lutte contre un Français en français pur et coulant ; mais tout cela ne rendit pas la question plus claire (104). La Lettre d’un anonyme obtint une grande vogue, surtout grâce à la fiction humoristique qu’il existait réellement un homme-machine ne pouvant penser autrement et incapable de s’élever à des conceptions supérieures. Cette donnée se prêtait à une série de facéties qui dispensaient l’épistolier de produire des arguments. Mais ce qui irrita de la Mettrie plus que tous les sarcasmes fut l’assertion que L’Homme-machine n’était qu’un plagiat de la Correspondance intime.

Vers la fin de la Lettre d’un anonyme se manifeste de plus en plus un fanatisme vulgaire. C’est surtout au spinozisme qu’elle en veut. « Un spinoziste est à mes yeux un homme misérable et égaré, dont on doit avoir pitié et, s’il y a encore moyen de venir à son secours, il faut le faire avec quelques réflexions pas trop profondes, puisées dans la théorie de la raison et avec une explication claire de l’unité, de la multiplicité et de la substance. Quiconque aura sur ces points des idées claires et libres de tout préjugé rougira de s’être laissé égarer par les conceptions désordonnées des spinozistes, ne fût-ce qu’un quart d’heure. »

Une génération ne s’était pas encore écoulée que Lessing prononçait ἔν καὶ πᾶν (l’unité et le tout) et que Jacobi déclarait la guerre à la raison elle-même, parce que, selon lui, quiconque obéit à elle seule tombe, par une nécessité absolue, dans le spinozisme.

Si, pendant quelque temps, au milieu de cette tempête contre L’Homme-machine, la connexion entre la psychologie générale et la réaction contre le matérialisme fut perdue de vue, elle reparut cependant plus tard distinctement. Reimarus, l’auteur connu des fragments de Wolfenbüttel, était un déiste prononcé et un partisan zélé de la téléologie, par conséquent un adversaire-né du matérialisme. Ses Considérations sur les instincts artistiques des animaux, qui furent souvent réimprimées depuis 1760, lui serviront à démontrer la finalité de la création et les traces partout visibles d’un Créateur. Ainsi c’est précisément chez les deux chefs du rationalisme allemand, Wolff, que le roi de Prusse menaça de faire pendre pour ses doctrines, et Reimarus, dont les fragments suscitèrent à Lessing, son éditeur, de si graves difficultés, que nous voyons se produire avec le plus d’énergie la réaction contre le matérialisme. L’Histoire de l’âme chez l’homme et l’animal, par Henning (1774), ouvrage d’une sagacité peu remarquable, mais d’une grande érudition, qui, par ses nombreuses citations, nous fait parfaitement connaître les luttes de ce temps-là, peut être considérée, pour ainsi dire, du commencement à la fin, comme un essai de réfutation du matérialisme.

Le fils de l’auteur des fragments Reimarus, qui continua les recherches de son père sur la psychologie des bêtes, médecin habile et à idées indépendantes, publia ensuite, dans le Magasin scientifique et littéraire de Gœttingue, une série de Considérations sur l’impossibilité de souvenirs corporels et d’une faculté d’imagination matérielle, thèses que l’on peut regarder comme le produit le plus solide de la réaction du XVIIIe siècle contre le matérialisme. Mais, un an après la publication de ces thèses, arriva de Kœnigsberg un ouvrage, écrit non plus au point de rue borné de cette réaction et dont cependant l’influence décisive mit fin, pour un moment, au matérialisme et à toute la vieille métaphysique, de l’avis de tous ceux qui étaient à la hauteur de la science.

Toutefois une circonstance, qui contribua à la réalisation d’une réforme si profonde de la philosophie, fut d’abord la défaite, que le matérialisme avait fait essuyer à l’ancienne métaphysique. Malgré toutes les réfutations faites par des hommes compétents, le matérialisme continuait à vivre et peut-être gagnait-il d’autant plus de terrain qu’il se constituait en système d’une manière moins exclusive. Des hommes comme Forster et Lichtenberg penchaient fortement vers cette conception de l’univers, et même des natures religieuses et mystiques, comme Herder et Lavater, admettaient dans la sphère de leurs idées de nombreux emprunts faits au matérialisme. Cette doctrine gagna silencieusement du terrain, principalement dans les sciences positives, si bien que le docteur Reimarus put avec raison commencer ses Considérations par la remarque qu’en ces derniers temps, les opérations intellectuelles, dans différents écrits sur cette matière, pour ne pas dire dans tous, étaient représentées comme corporelles. Voilà ce qu’écrivait, en 1780 un adversaire judicieux du matérialisme, après que la philosophie avait inutilement brisé tant de lances contre ce système. À dire vrai, la philosophie des universités tout entière était alors incapable de faire contre-poids au matérialisme. Le point sur lequel Leibnitz s’était réellement montré plus logique que le matérialisme, n’était pas précisément oublié, mais avait perdu de sa force. L’impossibilité de la transformation d’un mouvement extérieur et multiple en unité interne, en sensation et en idée, est certes mise en relief à l’occasion par presque tous les adversaires du matérialisme ; mais cet argument disparaît sous un fatras d’autres preuves sans aucune valeur ou se montre sans force comme une abstraction en face de l’argumentation matérialiste si vivante. Lorsqu’enfin on traita d’une manière purement dogmatique la thèse positive de la simplicité de l’âme, et que l’on provoqua ainsi la plus vive controverse, on fit précisément de l’argument le plus fort l’argument le plus faible. La théorie des monades n’a de valeur que parce qu’elle perfectionne l’atomisme en le continuant ; celle de l’harmonie préétablie ne se justifie que comme une transformation indispensable du concept de la nécessité des lois naturelles. Dérivées de simples idées, et opposées purement et simplement au matérialisme, ces deux importantes théories perdent toute force convaincante.

D’un autre côté, le matérialisme aussi était tout-à-fait hors d’état de combler la lacune et de s’ériger en système dominateur. On se tromperait fort si l’on ne voyait en cela que l’influence des traditions universitaires et des autorités civile et religieuse. Cette influence n’aurait pu résister longtemps à une conviction énergique et générale. On était bien au contraire sérieusement fatigué de l’éternelle monotonie de la dogmatique matérialiste ; on désirait être ranimé par la vie, la poésie et les sciences positives.

L’essor intellectuel du XVIIIe siècle était défavorable au matérialisme. Il avait une tendance idéale, qui ne se prononça nettement que vers le milieu du siècle, mais qui se manifestait déjà dès les débuts de ce grand mouvement. Il est vrai qu’en prenant pour point de départ la fin du siècle, il semblerait que c’est seulement la brillante époque de Schiller et de Gœthe que la tendance idéale de la nation l’emporta sur l’aride simplicité de la période rationaliste et sur la poursuite prosaïque de l’utilité ; mais, si l’on remonte à l’origine des courants divers, qui se réunissent ici, un tableau tout différent apparaît alors. Dès la fin du XVIIe siècle, les hommes les plus clairvoyants de l’Allemagne reconnurent combien elle était restée en arrière d’autres nations. Une aspiration vers la liberté, vers le progrès intellectuel, vers l’indépendance nationale se produisit sous des formes diverses sur les terrains les plus variés, tantôt sur un point, tantôt sur l’autre, comme par manifestations isolées, jusqu’à ce qu’enfin le mouvement des esprits fût devenu profond et général. Les rationalistes du commencement du XVIIIe siècle différaient beaucoup, pour la plupart, de la société berlinoise timorée avec laquelle Gœthe et Schiller étaient en lutte. Le mysticisme et le rationalisme s’unissaient pour combattre l’orthodoxie pétrifiée qui n’apparaissait plus que comme une entrave à la pensée et un frein propre à arrêter le progrès. Depuis l’importante Histoire des Églises et des hérétiques par Arnold (1699), l’hommage rendu à la juste cause des personnes et des partis qui avait succombé dans le cours des siècles était devenu, en Allemagne, un puissant auxiliaire de la liberté de pensée (105). Ce point de départ idéal caractérise bien le rationalisme allemand. Tandis que Hobbes accordait au prince le droit d’ériger en religion une superstition générale, en vertu d’un ordre souverain ; tandis que Voltaire prétendait conserver la croyance en Dieu pour que les paysans acquittassent leurs fermages et se montrassent dociles envers leurs seigneurs, on commençait en Allemagne il remarquer que la vérité est du côté des persécutés, des opprimés et des calomniés, et que toute Église possédant le pouvoir, les dignités et les bénéfices, est naturellement portée à persécuter et opprimer la vérité.

Même la tendance utilitaire des esprits offrait en Allemagne un caractère idéaliste. L’industrie n’y prit point un essor prodigieux comme en Angleterre ; on n’y vit pas de cités sortir rapidement du sol, de richesses s’accumuler entre les mains de grands entrepreneurs : de pauvres prédicateurs et instituteurs se demandèrent ce qui pouvait être utile au peuple et mirent la main à l’œuvre pour fonder de nouvelles écoles, introduire de nouvelles branches d’enseignement dans les écoles existantes, favoriser l’éducation industrielle de l’honnête bourgeoisie, améliorer l’agriculture dans les campagnes, élever le niveau de l’activité intellectuelle, tout en développant l’activité requise par chaque profession, mettre enfin le travail au service de la vertu. La tendance opposée, l’élan vers le beau et le sublime, avait été préparée et développée longtemps avant le commencement de la période littéraire classique ; ici encore, c’est au sein des écoles que naquit et s’accentua ce mouvement vers le progrès. L’époque où disparut dans les universités l’usage exclusif du latin coïncide avec la restauration de l’ancien enseignement classique. Cet enseignement, dans presque toute l’Allemagne, était descendu à un niveau déplorable, durant la triste période où l’on étudiait le latin pour apprendre la théologie et où l’on étudiait la théologie pour apprendre le latin (106). Les écrivains classiques étaient remplacés par des auteurs néolatins, d’esprit exclusivement chrétien. Le grec était complètement négligé ou bien l’on se bornait au Nouveau Testament et à un recueil de sentences morales. Les poëtes, que les plus illustres humanistes plaçaient avec raison en tête des écrivains et qui, en Angleterre, jouissaient d’une autorité inébranlable, au grand profit de l’éducation nationale, avaient, en Allemagne, disparu des programme scolaires sans presque laisser de traces. Même dans les universités, les humanités étaient négligées et la littérature grecque complètement délaissée. On ne s’éleva point de cet humble niveau jusqu’à la brillante période de la philologie allemande qui commença à Frédéric-Auguste Wolff, par un saut brusque ni par une révolution venue du dehors, mais par de pénibles efforts successifs et grâce à l’énergique mouvement intellectuel, que l’on peut désigner sous le nom de deuxième renaissance en Allemagne. Gervinus se moque des « savants amoureux de l’antiquité, des compilateurs de matériaux, des hommes très prosaïques », qui, vers la fin du XVIIe siècle et au commencement du XVIIIe siècle, s’essayèrent partout « à poétiser dans leurs heures de loisir au lieu d’aller se promener » ; mais il oublie que ces mêmes savants, médiocres versificateurs, introduisirent silencieusement un autre esprit dans les écoles. À défaut de verve, ils avaient du moins un but et de la bonne volonté, en attendant l’apparition d’une génération élevée au milieu des excitations passionnées de la jeunesse. Chez presque tous les poëtes remarquables, qui précédèrent immédiatement l’époque classique, comme Uz, Gleim, Hagedorn etc., on peut constater l’influence de l’école (107). Ici on faisait des vers allemands, là on lisait des auteurs grecs ; mais l’esprit d’où sortaient ces deux tendances était le même ; et le rénovateur le plus influent des vieilles études classiques dans les gymnases, Jean Mathias Gesner, était en même temps un ami de la vie réelle et un zélé promoteur de la langue allemande. Leibnitz et Thomasius n’avaient pas en vain appelé l’attention sur le profit que d’autres nations retiraient de la culture de leur langue maternelle (108). Thomasius avait été forcé de livrer des combats acharnés pour obtenir l’emploi de l’allemand comme langue des cours universitaires et des traités scientifiques ; cette cause triompha peu à peu au XVIIIe siècle, et même le timide Wolff, en se servant de l’idiome national dans ses écrits philosophiques, développa l’enthousiasme naissant pour la nationalité allemande,

Chose étrange, des hommes sans vocation poétique durent préparer l’essor de la poésie ; des savants au caractère pédantesque et au goût corrompu mirent les esprits en état d’entendre la simplicité noble et les types de la liberté humaine (109). Le souvenir, presque oublié, de la splendeur de l’ancienne littérature classique poussa les esprits vers un idéal de beauté, dont ni les chercheurs ni leurs guides n’avaient une idée exacte, jusqu’au moment ou Winckelmann et Lessing firent jaillir la lumière. Le désir de se rapprocher des Grecs par l’éducation et la science avait surgi dès les commencements du XVIIIe siècle sur des points isolés ; ce désir avait grandi de décade en décade, lorsqu’enfin Schiller, par la profondeur de ses analyses, sépara, d’une manière rationnelle, le génie moderne du génie antique ; en même temps l’art grec fut, avec certaines réserves, définitivement reconnu comme digne de servir de modèle.

La recherche de l’idéal caractérise le XVIIIe siècle dans toute sa durée. Si l’on ne pouvait pas encore songer à rivaliser avec les nations les plus avancées, pour la puissance, la richesse, la dignité de l’attitude politique et le caractère grandiose des entreprises extérieures, on tâchait du moins de les surpasser dans les études les plus nobles et les plus sublimes. Ainsi Klopstock proclama la rivalité des muses allemande et britannique, dans un moment où la première n’avait encore guère de titres à se poser comme l’égale de l’autre ; et Lessing brisa, par sa puissante critique, toutes les barrières qui imposaient de fausses autorités et d’insuffisants modèles, pour frayer la voie aux entreprises les plus gigantesques, sans se préoccuper de ceux qui s’y élanceraient.

C’est dans cet esprit que les influences étrangères furent, non pas subies passivement, mais assimilées et transformées. Nous avons vu que le matérialisme anglais prit pied de bonne heure en Allemagne, mais il n’y put triompher. Au lieu de l’hypocrite théologie de Hobbes, on demandait un dieu réel et une pensée, pour base de l’univers. La manière dont Newton et Boyle, à côté d’une conception du monde grandiose et magnifique, laissaient subsister la théorie artificielle du miracle, ne pouvait pas mieux être accueillie par les chefs du rationalisme allemand. On s’accordait plus aisément avec les déistes ; mais la plus grande influence fut exercée par Shaftesbury. Ce dernier unissait à la clarté abstraite de sa conception du monde une vigueur poétique d’imagination et un amour pour l’idéal, qui contient le raisonnement dans de justes limites, de sorte que, sans avoir besoin du criticisme, les résultats de la philosophie de Kant pour la paix du cœur et de l’esprit étaient, en quelque sorte, conquis par anticipation. C’est aussi dans le sens de Shaftesbury que l’on comprenait la théorie de la perfection de l’univers, quoiqu’on eût l’air de s’appuyer sur Leibnitz ; on empruntait le texte à Leibnitz, l’interprétation à Shaftesbury, et, à la place de la mécanique des essences incréées, apparut, comme dans la philosophie juvénile de Schiller, l’hymne à la beauté du monde, dont tous les maux servent à rehausser l’harmonie générale et font l’effet de l’ombre dans un tableau, de la dissonance en musique.

À ce cercle d’idées et de sentiments le spinozisme s’adapte bien mieux que le matérialisme ; en outre, rien ne pourrait différencier plus clairement ces deux systèmes que l’influence exercée par Spinoza sur les chefs du mouvement intellectuel en Allemagne au XVIIIe siècle. Il ne faudrait cependant pas oublier qu’aucun d’eux ne fut spinoziste dans la véritable acception du mot. On s’en tenait à un petit nombre d’idées principales : l’unité de tout ce qui existe, la régularité de tout ce qui arrive, l’identité de l’esprit et de la nature. On ne s’inquiétait guère de la forme du système ni de l’enchaînement des différentes propositions ; et quand on affirme que le spinozisme est le résultat nécessaire de la méditation naturelle, ce n’est pas qu’on admette l’exactitude de ses démonstrations mathématiques, mais on croit que l’ensemble de cette conception du monde, en opposition avec la conception traditionnelle de la scolastique chrétienne, est le véritable but de toute spéculation sérieuse. Voici ce que disait l’ingénieux Lichtenberg : « Si le monde subsiste encore un nombre incalculable d’années, la religion universelle sera un spinozisme épuré. La raison, abandonnée à elle-même, ne conduit et ne peut conduire à aucun autre résultat (110). » Le spinozisme, qu’on doit épurer en lui ôtant ses formules mathématiques, où se cachent tant de conclusions erronées, n’est pas célébré comme un système final de philosophie théorique, mais comme une religion ; telle était bien la pensée réelle de Lichtenberg, qui, malgré son penchant vers un matérialisme théorique, avait l’esprit profondément religieux. Personne ne trouverait la religion de l’avenir dans le système de Hobbes, plus logique en théorie et plus exact quant aux détails. Dans le deus sive natura de Spinoza, le dieu ne disparaît pas derrière la matière. Il est là, il vit, face interne de ce même grand Tout qui apparaît à nos sens comme la nature.

Gœthe aussi s’opposait à ce qu’on regardât le dieu de Spinoza comme une idée abstraite, c’est-à-dire comme un zéro, attendu qu’il est au contraire l’unité la plus réelle de toutes, l’unité active qui se dit à elle-même : « Je suis celui qui suis ; je serai dans tous les changements de ma vie phénoménale ce que je serai (111). » Autant Gœthe s’éloignait résolûment du dieu de Newton, qui ne donne l’impulsion au monde qu’extérieurement, autant il s’attachait à la divinité de l’être intérieur, unique, qui n’apparaît aux hommes que comme l’univers ; tandis que, dans son essence, il est élevé au-dessus de toutes les conceptions des créatures. Plus avancé en âge, Gœthe se réfugiait dans l’éthique de Spinoza, quand une théorie étrangère avait fait sur lui une impression désagréable. J’y retrouve, disait-il, dans toute sa pureté et sa profondeur, la conception innée à laquelle j’ai conformé toute ma vie, celle qui « m’a appris à voir inviolablement Dieu dans la nature et la nature en Dieu (112). »

On sait que Gœthe a aussi pris soin de nous faire connaître l’impression produite sur lui, dans sa jeunesse, par le Système de la nature. L’arrêt si peu équitable qu’il prononça contre d’Holbach accuse d’une manière si frappante le contraste entre deux courants intellectuels, complètement différents, que nous pouvons ici laisser parler Gœthe comme le représentant de la jeunesse, avide d’idéal, de l’Allemagne de son temps : « Nous ne comprenions pas qu’un pareil livre pût être dangereux. Il nous paraissait si terne, si cimmérien, si cadavéreux que nous avions peine à en supporter la vue. »

Les autres considérations, que Gœthe émet ensuite et qui appartiennent à la sphère des idées de sa jeunesse, n’ont pas grande importance. Elles nous prouvent seulement que lui et ses jeunes confrères en littérature ne voyaient dans cet écrit que « la quintessence de la sénilité, insipide et même dégoûtante ». On réclamait la vie pleine, entière et telle qu’un ouvrage théorique et polémique ne pouvait ni ne devait la donner ; on demandait au travail du rationalisme le contentement de l’âme, que l’on ne rencontre que dans le domaine de la poésie. On ne songeait pas que, quand même l’univers constituerait le chef-d’œuvre le plus sublime, ce serait toujours autre chose d’analyser les éléments qui le composent et de jouir de sa beauté dans une vue d’ensemble. Que devient la beauté de l’Iliade quand on épelle ce poème ? Or d’Holbach s’était imposé la tache d’épeler, à sa manière, la science la plus nécessaire. Il ne faut donc pas s’étonner que Gœthe terminât son arrêt en disant : « Quelle impression de creux et de vide nous éprouvions dans cette triste demi-nuit de l’athéisme, où disparaissaient la terre avec toutes ses créatures, le ciel avec toutes ses constellations ! Il y aurait donc une matière mue de toute éternité, et par ses mouvements à droite, à gauche, dans toutes les directions, elle produirait, sans façon, les phénomènes infinis de l’existence. Encore nous serions-nous résignés à tout cela, si l’auteur, avec sa matière en mouvement, avait réellement construit le monde sous nos yeux. Mais il paraissait ne pas connaître la nature mieux que nous ; car, après avoir jalonné sa voie de quelques idées générales, il les quitte aussitôt pour transformer ce qui semble plus élevé que la nature ou apparaît comme une nature supérieure dans la nature, en une nature matérielle, pesante, dépourvue de forme et sans direction propre, et il se figure avoir ainsi beaucoup gagné. »

D’un autre côté, la jeunesse allemande ne pouvait faire sans doute aucun usage des arguments de la philosophie universitaire, qui établissent « qu’aucune matière ne peut penser. » « Si toutefois, continue Gœthe, ce livre nous a fait du mal, : c’est en nous rendant pour toujours cordialement hostiles à toute philosophie et surtout à la métaphysique ; en revanche, non nous jetâmes avec d’autant plus de vivacité et de passion sur la science vivante, l’expérience, l’action et la poésie (113). »





FIN DU TOME PREMIER.









NOTES


NOTES DE LA PREMIÈRE PARTIE


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1. Ma phrase initiale : Le matérialisme est aussi ancien que la philosophie, mais il n’est pas plus ancien, a parfois été mal comprise. Elle est dirigée d’abord contre ceux qui méprisent le matérialisme ; contre ceux qui voient, dans ce système du monde, l’antipode de la pensée philosophique et lui contestent une valeur scientifique quelconque ; ensuite, contre ceux des matérialistes qui, à leur tour, dédaignant toute philosophie, s’imaginent que leur système du monde n’est pas le résultat de la spéculation philosophique, mais plutôt le fruit de l’expérience, du sens commun et de l’étude de la nature. On aurait pu soutenir que, chez les philosophes de la nature ioniens, le premier essai d’une philosophie fut matérialiste ; mais l’examen rapide de la longue période de développement qui s’écoule, depuis les premiers systèmes incertains et incomplets, jusqu’au matérialisme réalisé par Démocrite avec une entière logique et une conviction claire et précise, devait amener à reconnaître que le matérialisme figure seulement parmi les premiers essais de philosophie. En effet, le matérialisme, si l’on ne veut pas, a priori, l’identifier avec l’hylozoïsme et le panthéisme, n’est complet que du moment où l’on regarde la matière comme purement matérielle, c’est-à-dire qu’au tant que l’on comprend que ses molécules ne sont pas une matière pensant par elle-même, mais des corps qui se meuvent d’après des principes purement matériels ; corps insensibles, qui donnent naissance au sentiment et à la pensée par certaines formes de leurs combinaisons. Ainsi le matérialisme complet apparaît nécessairement comme un atomisme, attendu qu’il est difficile, quand on veut déduire de la matière tous les phénomènes d’une façon claire et sans mélange de propriétés et de forces suprasensibles, de ne pas la diviser en petits corpuscules avec un espace vide pour le mouvement.

Capitale est la différence entre les atomes animés de Démocrite et l’air chaud de Diogène d’Apollonie, malgré la ressemblance toute superficielle qu’ils présentent. L’air chaud est une matière purement rationnelle ; il est, par lui-même, capable de sensation et se meut en vertu de sa puissance rationnelle. Les atomes de l’âme, de Démocrite, se meurent, comme tous les autres atomes, d’après des principes exclusivement mécaniques ; ils ne produisent le phénomène d’êtres pensants que dans un cas spécial, mécaniquement réalisé. C’est ainsi encore que l’« aimant animé » de Thalès justifie parfaitement l’assertion « tout est plein de dieux » (πάντα πλήρη θεῶν), mais il diffère foncièrement de la conception par laquelle les atomistes essaient d’expliquer l’attraction du fer par l’aimant.

2. En réponse à l’assertion tout à fait opposée de Zeller[18], il conviendrait de faire remarquer que nous pouvons accepter le jugement de cet historien : « Les Grecs n’avaient pas de hiérarchie ni de dogmes inviolables », sans être obligé de modifier l’exposition qui précède. Avant tout, les Grecs ne formaient pas une unité politique dans laquelle une hiérarchie et des dogmes auraient pu se développer ; leur religion se forma avec une diversité encore plus grande que les constitutions des différentes villes et régions. Naturellement, le caractère éminemment local du culte, devait par suite de l’extension des rapports pacifiques, aboutir à une tolérance et à une liberté que ne soupçonnent pas les peuples dont la foi est intense et la religion fortement centralisée. Cependant parmi les tendances unitaires de la Grèce, les tendances hiérarchico-théocratiques furent peut-être les plus remarquables ; et l’on peut citer comme exemple l’influence du clergé de Delphes qui fait une exception notable à la règle d’après laquelle « le sacerdoce aurait procuré infiniment plus d’honneurs que de puissance »[19].

S’il n’y avait pas en Grèce de caste sacerdotale, de clergé formant un corps exclusif, en revanche il y avait des familles sacerdotales, appartenant d’ordinaire à la plus haute aristocratie, et dont les droits héréditaires étaient respectés comme les plus légitimes et les plus inviolables. Elles surent maintenir leur influence durant des siècles. De quelle importance n’étaient pas pour Athènes les mystères d’Éleusis et comme leur histoire se confond avec celle des familles des Eumolpides, des Céryques, des Phyllides, etc. ![20] L’influence politique de ces familles se manifeste de la manière la plus évidente dans la chute d’Alcibiade ; bien que pour des faits, où les influences cléricales et aristocratiques agissent de concert avec le fanatisme de la populace, il soit difficile de démêler tous les fils de l’événement. Quant à l’orthodoxie, on ne peut assurément pas la comparer à un système de doctrines organisé d’après une méthode scholastique. Un pareil système serait né peut-être, si la théocrasie (fusion des cultes) des théologiens delphiques et des mystères ne fût venue trop tard pour pouvoir entraver, dans l’aristocratie et la haute bourgeoisie, le développement des idées philosophiques. On s’en tint donc aux tortues mystiques du culte sous lesquelles chacun pouvait avec liberté penser ce qu’il voulait. La doctrine générale de la sainteté et de l’importance de certaines divinités déterminées, de certaines formes du culte, des termes et des rites consacrés en resta d’autant plus inviolable. Le jugement individuel fut ici absolument prescrit et tous les doutes, tous les essais d’innovation illicites, toutes les discussions téméraires, s’exposaient à un inévitable châtiment. Il y avait cependant aussi, relativement aux traditions mythiques, une grande différence entre la liberté laissée aux poètes et les formes arrêtées de la tradition sacerdotale qui se rattachait immédiatement aux cultes des différentes localités. Un peuple qui trouvait, dans chaque ville, d’autres dieux avec des attributs dissemblables, une généalogie et une mythologie différentes, sans se laisser dérouter dans sa foi à la sainte tradition locale, devait aisément permettre aux poëtes de manier, à leur gré, la matière générale et mythique de la littérature nationale ; mais si, dans ces libertés, se produisait la moindre attaque, directe ou indirecte, contre la tradition des divinités locales, le poète, comme le philosophe, courait de grands dangers. On pourrait aisément allonger la liste des philosophes persécutés dans la seule ville d’Athènes, que nous mentionnons dans notre texte ; y ajouter Stilpon et Théophraste[21] ; les poètes, comme Diagoras de Melos, dont la tête fut mise à prix ; Eschyle qui, pour une prétendue indiscrétion relative aux mystères, vit son existence en danger et ne trouva grâce devant l’Aréopage, que par égard pour son génie poétique ; Euripide, qui fut menacé d’être mis en accusation comme impie, etc.

La lutte de la tolérance et de l’intolérance citez les Athéniens se comprend surtout à l’aide d’un passage du discours contre Andocide[22], où il est dit que si Diagoras de Melos avait outragé un culte d’un pays différent du sien, sa qualité d’étranger était une circonstance atténuante, tandis qu’Andocide avait offensé la religion de sa propre patrie. Or on devait être plus sévère à l’égard des nationaux qu’envers des étrangers, ces derniers n’ayant pas offensé leurs propres dieux. Cette excuse personnelle devait, presque toujours, se changer en un acquittement, quand l’offense ne s’adressait pas d’une manière directe à des divinités athéniennes, mais seulement à des divinités étrangères. Ce même discours nous apprend que la famille des Eumolpides était autorisée, dans certaines circonstances, à punir les impies d’après des lois secrètes, dont on ne connaissait pas même les auteurs ; ces jugements se rendaient sous la présidence de l’archonte-roi[23], détail, à vrai dire, insignifiant pour notre sujet.

Si Aristophane, l’archi-conservateur, put se permettre de persifler les dieux et de ridiculiser, d’une manière acerbe, la superstition récemment venue du dehors, cela tient à ce que le terrain, sur lequel il se plaçait, était tout à fait différent ; et, si Épicure ne fut pas poursuivi, c’est uniquement parce qu’en apparence, il adhérait complètement au culte extérieur. La tendance politique de plus d’un de ces procès en confirme l’origine fanatico-religieuse, bien loin de la détruire. Si l’accusation d’impiété (ἀσέβεια) était un des moyens les plus sûrs de renverser des hommes d’État, même populaires, on doit admettre sans contestation que non-seulement la loi, mais encore le fanatisme populaire condamnaient les accusés. Voilà pourquoi nous devons regarder comme incomplète l’exposition des rapports entre l’Église et l’État, qui se trouve dans Schœmann[24] ainsi que la dissertation déjà mentionnée de Zeller.

Les persécutions ne portaient pas toujours sur la violation des pratiques du culte, mais souvent sur la doctrine et l’hétérodoxie ; c’est ce que semble démontrer clairement la majorité des accusations dirigées contre les philosophes. Mais, si l’on songe au nombre réellement considérable de procès de ce genre, connus pour une seule ville et pour une période relativement courte, ainsi qu’aux dangers graves qu’ils pouvaient faire courir, il sera difficilement permis d’affirmer que la philosophie ne fut atteinte que dans quelques-uns de ses représentants. On peut donc se demander sérieusement pour ce temps-là, comme pour la philosophie des XVIIe siècle, XVIIIe siècle (et XIXe siècle ?), jusqu’à quel point la nécessité de s’accommoder à la foi populaire, qu’ils l’aient fait ou non avec conscience sous la menace de persécutions, a dénaturé les systèmes des philosophes.

3. Voir Zeller[25], et les écrits cités par Marbach[26] qui parurent dans le siècle dernier, non pas tout à fait accidentellement, au temps de la lutte relative au matérialisme. Remarquons ici, quant au fond de la question, que Zeller me paraît déprécier Thalès et que le passage[27] sur lequel on fondait antérieurement le théisme de Thalès, trahit évidemment le jugement superficiel de Cicéron et que l’expression fingere ex s’applique à l’architecte place en dehors de la matière de l’univers ; tandis que Dieu, comme raison du monde, surtout dans l’esprit des stoïciens, n’est qu’un Dieu immanent, non anthropomorphe, non personnel. Il se peut que la tradition des philosophes stoïciens repose sur la simple interprétation dans le sens de leur système d’une tradition antérieure, mais il n’en résulte pas que cette explication soit fausse, abstraction faite de l’authenticité des termes. En bonne logique, l’assertion, probablement authentique, que tout est rempli de dieux, pourrait bien avoir servi de base aux interprétations : cette assertion est admise par Aristote[28] comme étant évide minent symbolique, et le doute qu’il exprime par un peut-être (ἴσως) se rapporte (avec raison !) à sa propre interprétation, qui est en réalité bien plus téméraire et plus invraisemblable que celle des stoïciens. Réfuter l’interprétation de ces derniers par la Métaphysique d’Aristote[29], est inadmissible a priori, parce que, dans ce passage, Aristote fait ressortir incontestablement l’opinion d’Anaxagore qui se rapproche de son propre système philosophique, c’est-à-dire la séparation de la raison créatrice du monde, comme cause primitive cosmogonique, d’avec la matière sur laquelle elle opère. La doctrine d’Anaxagore, ne suffit pas à Aristote, comme le prouve le chapitre qui suit immédiatement, parce que le principe transcendant n’y apparaît qu’occasionnellement, comme un Deus ex machina, et n’est pas appliqué d’une manière logique ; c’est là une conséquence nécessaire de tout ce passage d’Anaxagore, qui ne contient d’ailleurs qu’une théorie transitoire et nullement exempte de contradictions. L’éloge que fait Aristote du prétendu mérite d’Anaxagore et la vivacité avec laquelle il lui reproche son inconséquence, sont inspirés par le même zèle fanatique que le Socrate de Platon[30] déploie dans le Phédon sur le même sujet.

4. Voir Buckle, Hist. of civil. in England. II, p. 136 et suiv. de l’éd. Brockhaus.

5. Voir la réfutation détaillée des opinions sur l’origine de la philosophie grecque due à la spéculation orientale chez Zeller[31] et la dissertation concise, mais très-judicieuse, sur la même question, dans Ueberweg[32]. La critique de Zeller et d’autres historiens a probablement fait justice, pour toujours, des idées grossières d’après lesquelles l’Orient aurait été le maître de la Grèce ; en revanche, les remarques de Zeller (p. 23 et suiv.) sur l’influence que la communauté d’origine avec les peuples indo-germaniques, et les rapports durables de voisinage ont dû exercer, pourraient bien acquérir une importance plus grande par suite du développement des études orientales. En ce qui concerne spécialement la philosophie, il est à remarquer que Zeller, influencé par les idées de Hegel, ne relie évidemment pas assez étroitement la philosophie au développement de la culture en général, et qu’il isole trop les pensées : spéculatives ». Si notre opinion sur l’étroite liaison de la spéculation avec le développement de la conscience religieuse et avec le commencement de la pensée scientifique est généralement exacte, l’impulsion qui aboutit à cette modification dans la manière de penser peut être venue de l’Orient ; mais, chez les Hellènes, grâce à un sol plus favorable, elle a dû produire des fruits plus nobles. Levres[33] remarque que ce les faits nous portent à croire que l’aurore de la pensée scientifique coïncide, en Grèce, avec un grand mouvement religieux dans l’Orient. » D’un autre côté, différentes idées philosophiques peuvent aussi très-bien être venues d’Orient en Grèce, et s’y être développées, précisément parce que le génie grec était favorable à ces idées. — Les historiens feront bien aussi de s’approprier des images empruntées à la science de la nature. On ne peut plus admettre un contraste absolu entre l’originalité et la tradition. Les idées, comme les germes organiques, s’envolent au loin ; mais elles ne se développent que sur un sol propice, où elles s’élèvent à des formes supérieures. Naturellement nous ne nions pas que la philosophie grecque ait pu naître en dehors de semblables impulsions ; mais la question de l’originalité nous apparaît sous un tout autre point de vue. La véritable indépendance de la culture hellénique tient à sa perfection et non à ses commencements.

6 [page 6]. Dieu que les aristotéliciens modernes aient raison de dire que, dans la Logique d’Aristote, la chose essentielle, examinée au point de vue de l’auteur, n’est pas la logique formelle, mais la théorie logicométaphysique de la connaissance, on ne peut nier qu’Aristote nous ait transmis les éléments de la logique formelle, qu’il ne fit d’ailleurs que recueillir et compléter ; lesquels, comme nous espérons le montrer dans un ouvrage ultérieur, ne se rattachent qu’extérieurement au principe de la logique d’Aristote et le contredisent souvent. Mais, quoiqu’il soit aujourd’hui à la mode de mépriser la logique formelle et d’attacher une trop grande importance à l’idéologie métaphysique, il suffirait d’une méditation calme pour mettre, du moins hors de toute contestation, la conviction que chez Aristote les principes fondamentaux de la logique formelle sont seuls démontrés avec clarté et précision, comme les éléments des mathématiques, en tant qu’ils n’ont pas toutefois été falsifiés et dénaturés par la métaphysique d’Aristote, comme, par exemple, la théorie des conclusions tirées des propositions modales.

7. Voir la formule du même problème chez Kant[34]. Une explication plus approfondie des questions de méthode se trouve dans notre deuxième volume.

8. Voir l’article Psychologie dans Enc. ges. des Erziehungs- und Unterrichtswesens, t. VIII, p. 594.

9. Voir la note 1. — De plus amples détails sur Diogène d’Apollonie se trouvent chez Zeller[35]. La possibilité indiquée ici d’un matérialisme également conséquent, quoique sans atomistique, sera examinée plus amplement dans le deuxième volume à propos les opinions d’Ueberweg. Faisons remarquer encore qu’une troisième conception, que l’antiquité n’a fait également que pressentir, consiste dans l’hypothèse d’atomes sensibles ; mais ici on rencontre, dès que l’on construit la vie intellectuelle de l’homme avec la somme des états sensibles de ses atomes corporels, un écueil semblable à celui que rencontre l’atomisme de Démocrite, quand, par exemple, il produit un son ou une couleur, à l’aide du simple groupement d’atones qui, par eux-mêmes, ne sont ni brillants ni sonores ; mais, si l’on attribue tout le contenu d’une conscience humaine, comme état interne, à un seul atome, hypothèse qui dans la philosophie moderne revient sous les formes les plus diverses, tandis que les anciens y étaient fort étrangers, alors le matérialisme se transforme en un idéalisme mécanique.

10. Ici nous ne sommes nullement d’accord avec la critique de Mullach, Zeller et autres, relativement à cette tradition. On aurait tort, à cause de la ridicule exagération de Valère Maxime et de l’inexactitude d’une citation faite par Diogène de Laërte, de rejeter a priori toute l’histoire du séjour de Xerxès à Abdère. Nous savons par Hérodote[36] que Xerxès séjourna à Abdère et qu’il fut très-content de son séjour dans cette ville ; que, dans cette occasion, le roi et sa cour aient logé chez les plus riches citoyens, cela va de soi ; que Xerxès eût auprès de lui ses mages les plus savants, c’est encore un fait historique. Il est si naturel d’admettre, en conséquence, une influence même faible, de ces Perses, sur l’esprit d’un enfant désireux de s’instruire, que l’on pourrait bien plutôt tirer une conclusion tout opposée à savoir que, vu la très-grande vraisemblance du fait, le fond de ces récits pouvait très-facilement, à l’aide de simples conjectures et de certains arrangements, revêtir la forme d’une prétendue tradition, tandis que l’apparition tardive, chez des auteurs peu dignes de foi, enlève sans doute toute autorité aux preuves extrinsèques de ce récit. Quant à la question connexe de l’âge de Démocrite à cette époque, nous ne prétendons nullement exclure, malgré la sagacité déployée à ce propos[37], une réplique victorieuse en faveur de l’opinion de M. K.-F. Hermann que nous avions adoptée dans notre première édition. Mais des arguments intrinsèques expliquent l’attitude prise plus tard par Démocrite[38]. Assurément on ne doit pas adopter, trop à la légère, la réflexion d’Aristote que donne Démocrite, comme l’auteur des théories sur les définitions continuées plus tard par Socrate et ses contemporains[39] ; attendu que Démocrite ne commença à développer son enseignement que lorsqu’il eut atteint un âge mûr. Si l’on place ce travail de Socrate à l’époque de ses principales relations avec les sophistes, vers 425 avant Jésus-Christ, il se pourrait que Démocrite, né avant 460, eût le même âge que Socrate.

11. Mullach, Fragm. philos. grœc. Paris, 1869, p. 338 : « Quoique Démocrite diffère d’Aristote, l’un et l’autre ont cette ressemblance frappante d’avoir embrassé l’ensemble des sciences. Et je ne sais si le Stagirite ne fut pas redevable d’une partie de l’érudition qui le place au-dessus des autres philosophes, à la lecture des œuvres de Démocrite. »

12. Zeller, I p. 746. ; Mullach, Fr. philos., p. 349, fr. 140-142.

13. Fragm. varii. arg. 6 dans Mullach, Fragm. philos., p. 370 et suiv. ; voir Zeller, I, 688, note, où l’on va trop loin, en disant que, sous ce rapport, Démocrite avait peu de chose à apprendre des étrangers. Il ne ressort pas de la remarque de Démocrite que, dès son arrivée en Égypte, il fût supérieur aux « Harpédonates » ; mais, même dans ce cas, il est évident qu’il pouvait encore apprendre beaucoup d’eux.

14. Voir, par exemple, la manière dont Aristote[40] cherche à ridiculiser l’opinion de Démocrite sur le mouvement communiqué au corps par Palme ; au outre, l’hypothèse du hasard comme cause de mouvement, légèrement critiquée par Zeller[41], et l’assertion que Démocrite a regardé comme vrai le phénomène sensible considéré en lui-même[42].

15. Quelque incroyable que puisse nous sembler un pareil fanatisme, il ne s’accorde pas moins avec le caractère de Platon ; et, comme le garant de Diogène de Laërte, pour ce récit, n’est autre qu’Aristoxène, nous sommes peut-être en face de quelque chose de plus qu’une tradition[43].

16. Voir les preuves à l’appui chez Zeller, I, 691, note 2.

17. Fragm. phys. 41, Mullach, p. 365 : « Οὐδὲν χρῆμα μάτην γίνεται, ἀλλὰ πάντα ἐκ λόγου τε καὶ ὑπ’ἀνάγκης : Rien ne se fait en vain, mais tout naît en vertu d’une cause et sous l’influence d’une nécessité. »

17 bis. Bacon de Verulam, Développement des sciences, liv. III, c. IV.

18. Naturellement ceci s’applique pleinement à l’essai le plus récent et le plus téméraire qui ait été fait pour éliminer le principe fondamental de toute pensée scientifique : Philosophie de l’inconscient. Dans le 2e volume, nous aurons l’occasion de revenir sur ce retardataire de notre spéculation romantique.

19. Fragm. phys., Mullach, p. 357.

20. Mullach, p. 357 : « Νόµῳ γλυκὺ καὶ νόµῳ πικρὸν, νόµῳ Θερµὸν, νόµῳ ψυχρὸν, νόµῳ χροιή. Ἐτεῇ δὲ ἄτοµα καὶ κενόν : Doux pour l’opinion et amer pour l’opinion, chaud pour l’opinion, froid pour l’opinion, couleur pour l’opinion ; il n’y a en réalité que les atomes et le vide. »

21. Faute de fragments authentiques, nous sommes forcés de prendre les traits principaux de l’atomistique chez Aristote et Lucrèce. Il faut remarquer que la clarté mathématique de la pensée fondamentale de la philosophie atomistique et l’enchaînement de ses différentes parties sont probablement altérée, même dans ces analyses trèséloignées cependant de l’exposé ridicule à force d’erreurs et d’altérations, que nous en a donné Cicéron. On est donc bien autorisé à compléter la tradition défectueuse dans le sens de ces intuitions mathématiques et physiques qui supportent tout le système de Démocrite. Ainsi Zeller[44] a complètement raison de traiter des rapports entre la grandeur et la pesanteur des atomes ; en revanche, dans ce qu’il dit de la doctrine du mouvement, on retrouve encore quelque chose de l’obscurité qui affecte toutes les expositions modernes. Zeller remarque[45] que les atomistes ne paraissent pas avoir soupçonné que dans l’espace infini il n’y a ni haut ni bas ; que ce qu’Épicure[46] dit à ce sujet est trop superficiel, trop peu scientifique pour qu’on puisse l’attribuer à Démocrite. Mais c’est aller trop loin, car Épicure n’oppose nullement, comme l’admet Zeller[47], l’évidence sensible à l’objection qu’il n’y a ni haut ni bas. Il fait seulement cette remarque, parfaitement juste, que l’on peut attribuer à Démocrite, à savoir que, malgré cette relativité du haut et du bas dans l’espace infini, on peut considérer la direction de la tête aux pieds comme précise et réellement opposée à la direction des pieds à la tête, à quelque distance que l’on prolonge, par la pensée, la ligne sur laquelle cette dimension est mesurée. Ainsi donc, le mouvement général des atomes libres a lieu dans le sens du mouvement de la tête aux pieds, d’un homme placé sur la ligne du mouvement de haut en bas, lequel a pour diamétralement opposé le mouvement de bas en haut.

22. Voir Fragm. phys., II, Mullach, p. 358, et la remarque très-juste de Zeiler[48] sur la nature purement mécanique de cette réunion des choses homogènes. Mais il est moins certain que « le mouvement curviligne, le mouvement périphérique ou de tourbillon »[49] ait réellement joué, chez Démocrite, le rôle qu’admettent des auteurs postérieurs. On croirait plutôt qu’il n’a fait naître le mouvement de tourbillon de l’ensemble des atomes, mouvement dont provient le monde, qu’après que les atomes, surtout ceux de son enveloppe extérieure, eurent formé une masse compacte, cohérente, à l’aide de leurs crochets. Une pareille masse pouvait ensuite très-bien, en partie par le mouvement primitif de ses molécules, en partie par le choc des atomes venant du dehors, entrer dans un mouvement rotatoire. Les astres sont mus chez Démocrite, par l’enveloppe rotatoire du monde. Sans doute Épicure, qui était un très-faible mathématicien relativement à Démocrite, bien qu’ayant vécu après lui, regardait aussi comme possible que le soleil tournât continuellement autour de la terre, grâce à une impulsion primitive. Et si nous pensons combien, avant Galilée, on était peu éclairé sur la nature du mouvement en général, il ne faudrait pas trop s’étonner que Démocrite aussi eut fait provenir un mouvement rotatoire d’une impulsion rectiligne ; mais les preuves convaincantes de cette hypothèse font complètement défaut.

23. Voir Whewell, Hist. des sc. inductives, traduite en allemand par Littrow, II, p. 42.

24. Ici encore, un texte authentique nous fait défaut ; le plus souvent nous sommes obligé de nous en tenir aux témoignages d’Aristote qui, toutes les fois qu’ils ne renferment pas quelque impossibilité, sont parfaitement clairs et dont l’exactitude ne saurait être contestée Voir de plus amples détails chez Zeller l, p. 704 et suiv.

25. Nous avons des extraits assez détaillés chez Théophraste[50]. On doit remarquer le principe général énoncé dans le fragment 24 : « La forme existe par elle-même (καθ’ αὑτὸ), mais le doux et, en général la qualité de la sensation, n’existe que par rapport à un autre et chez un autre. » C’est d’ailleurs ici la source du contraste aristotélique entre la substance et l’accident ; Aristote trouva pareillement chez Démocrite l’idée première du contraste entre la force (δύναμις) et l’énergie (ἐνέργεια). Voir Mullach, p. 358, Fragm. phys. 7.

26 Aristote[51] explique que la nature est double, savoir : la forme et la matière ; les anciens philosophes n’auraient tenu compte, selon lui, que de la matière, avec cette réserve toutefois qu’ « Empédocle et Démocrite ne s’attachèrent que faiblement à la forme et à ce que signifiait le mot être. »

27. Voir Zeller, I, p. 728 et suiv.

28. Voir plus haut note 14. — Pour rendre justice à l’idée de Démocrite, on n’a qu’à comparer la manière dont Descartes encore se figure[52] l’activité des « esprits vitaux » matériels dans le mouvement du corps.

28 bis. Philos. der Griechen, I, p. 735.

29. Kritik der reinen Vernunft, doctrine élémentaire, II, 2, 2, 2. Section principale, 3e subdivision ; éd. Hartenstein lll, p. 334 et suiv. — Voir de plus ibidem la remarquable note de la p. 335.

29 bis. Gesch. d. Philos. 4e éd., I, p. 66.

30. Voir, dans l’histoire de la philosophie moderne, les rapports de Locke à Hobbes ou ceux de Condillac à La Mettrie. Cela ne veut sans doute pas dire que nous devions toujours nous attendre à une filiation historique semblable ; cependant elle est naturelle, aussi est-elle la plus fréquente. On doit en outre remarquer qu’en règle générale, les arguments sensualistes se rencontrent chez les matérialistes les plus éminents ; ils apparaissent très-évidents chez Hobbes et Démocrite. De plus, on voit aisément qu’au fond le sensualisme n’est qu’une transition vers l’idéalisme ; ainsi Locke penche tantôt vers Hobbes, tantôt vers Berkeley. Du moment que la perception sensible est la seule donnée, la qualité de l’objet devient indécise et même son existence incertaine. Toutefois, l’antiquité ne fit point ce pas.

31. On peut regarder comme une fable l’histoire du portefaix, bien que l’origine en soit très-ancienne[53]. Protagoras fut-il réellement l’élève de Démocrite ? Pour décider cette question, il faudrait d’abord résoudre celle de l’âge respectif de ces deux philosophes. Or c’est la précisément que gît la difficulté : on l’a déjà indiquée, note 10. Nous ne la trancherons point ici ; cette solution importe peu à notre sujet. L’influence de Démocrite sur la théorie sensualiste de la connaissance chez Protagoras, à supposer que l’on se décide en faveur de l’opinion la plus accréditée, celle qui fait Protagoras de vingt ans plus âgé que Démocrite, cette influence n’en reste pas moins vraisemblable. Et il faudrait alors admettre que Protagoras, d’abord simple rhéteur et professeur de politique, ne conçut son système qu’à une époque plus récente, celle de son second séjour à Athènes, dans le cours de ses polémiques avec Socrate, lorsque déjà les œuvres de Démocrite avaient pu agir sur son esprit. Zeller, à l’exemple de Frei[54] a tenté de faire dériver d’Héraclite la philosophie de Protagoras, en laissant Démocrite complètement dans l’ombre ; mais cette manière de voir n’est pas à l’abri de toute critique, car elle n’explique pas la tendance subjective de Protagoras dans la théorie de la connaissance. Si l’on veut encore attribuer à Héraclite l’idée que la sensation est produite par un mouvement alternatif entre l’esprit et l’objet[55], il n’en est pas moins vrai qu’Héraclite ignorait complètement la transformation des qualités sensibles en impressions subjectives. Par contre, le « νόμῳ γλυκὺ καὶ νόμῳ πικρὸν » etc., de Démocrite[56], forme la transition naturelle de la conception purement objectiviste du monde, des premiers physiciens, à la conception subjectiviste des sophistes. Sans doute Protagoras ne devait parvenir à formuler son système que par une marche inverse de celle de Démocrite ; mais, d’autre part, Protagoras n’est pas moins opposé à Héraclite : celui-ci ne trouve la vérité que dans l’universel, celui-là la recherche dans l’individuel. Si le Socrate de Platon[57] déclare que, selon Protagoras, le mouvement est l’origine de tout, l’histoire n’a point il s’en préoccuper. Quoi qu’il en soit, on ne saurait méconnaître l’influence d’Héraclite sur la doctrine de Protagoras, et il est vraisemblable que ce philosophe emprunte d’abord à Héraclite l’idée des éléments, et que cette idée fermenta plus tard dans son esprit sous l’influence des théories de Démocrite, qui ramenait les qualités sensibles aux impressions subjectives.

32. Lewes, Gesch. d. a. Philos., Berlin 1871, l, p. 221.

33. Frei[58] dit, avec une grande justesse : « Mais Protagoras a beaucoup contribué aux progrès de la philosophie en disant que l’homme était la mesure de toutes choses. Il a ainsi donné à l’intelligence humaine la conscience d’elle-même et il l’a rendue supérieure ans choses. » Mais c’est précisément pour ce motif qu’il faut regarder cette proposition comme la véritable base de la philosophie de Protagoras dans sa pleine maturité et non pas le « tout coule » (πάντα ῥεî) d’Héraclite.

34. Frei, Quæst. Prot., p. 81 et suiv.

35. Voir Büchner, Leipzig, Die Stellung des Menschen in der Natur, 1870, p. 117. L’opinion de Moleschott à ce sujet sera étudiée avec plus de développements dans le 2e volume. Voir Ire édition, p. 307.

36 : Frei, Quæst. Prot., p. 99. Zeller, l, p. 916 et suiv.

37. Lewes, Gesch. d. a. Philos., p. 228.

38. Cette doctrine se trouve exposée en détail particulièrement dans le Timée de Platon. Voir les passages p. Steph. 48 A ; 56 C et 68 E. Dans tous ces passages, il parle expressément de deux espèces de causes, les causes divines, rationnelles, c’est-à-dire téléologiques et les causes naturelles. Il ne dit nulle part que ces deux espèces de causes se confondent. La raison est supérieure à la nécessité, mais son empire n’est pas absolu ; elle ne règne que jusqu’à un certain point et « par persuasion. »

39. L’anthropomorphisme de cette téléologie et le zèle antimatérialiste avec lequel on enseignait et on la soutenait ressortent surtout du passage du Phédon (p. Steph. 97, C-99 D), où Socrate se plaint si amèrement de ce qu’Anaxagore n’avait fait, dans sa cosmogonie, aucun emploi de la raison, dont on pouvait tant espérer, mais avait tout expliqué par des causes matérielles.

40. La téléologie est avant tout d’origine morale. Il est vrai que la téléologie platonicienne est moins grossièrement anthropomorphique ; celle d’Aristote nous montre un progrès nouveau et important ; mais ces trois téléologies successives ont le même caractère moral et sont également incompatibles avec l’étude réelle de la nature. Pour Socrate, tout ce qui existe a été créé au profit de l’homme. Platon admet une finalité inhérente aux choses, une fin qui leur est propre. Aristote identifie la fin avec l’essence intelligible de la chose. De la sorte, tous les êtres de la nature sont doués d’une activité spontanée, inintelligible comme phénomène naturel mais ayant au contraire son type unique dans la conscience de l’homme qui forme et façonne la matière. Il y a encore beaucoup d’autres notions morales qu’Aristote a introduites dans l’étude de la nature au grand préjudice des progrès de cette étude : telles sont la classification de tous les êtres, l’hypothèse du haut et du bas, de la droite et de la gauche, du mouvement naturel et du mouvement violent, etc.

41. Il ne s’agit pas ici de l’anecdote plus ou moins apocryphe de Zopyre, ni d’autres semblables, d’après lesquelles Socrate, du moins dans sa jeunesse, aurait été irascible et libertin (voir Zeller, 2e édition, II, p. 54, où du reste les récits d’Aristoxène paraissent rejetés d’une façon un peu trop absolue) ; mais nous nous en tenons à ce que disent Platon et Xénophon, particulièrement aux détails fournis par le Banquet. Nous n’affirmons donc pas qu’à toutes les époques de sa vie, Socrate n’ait pas dompté son naturel passionné ; nous voulons seulement faire ressortir ici ce tempérament énergique, qui se transforma en zèle ardent pour l’apostolat de la morale.

42. Voir l’éloge d’Alcibiade dans le Banquet de Platon, particulièrement 215 D et E.

43. Cela ressort, en ce qui concerne Socrate, principalement de sa conversation avec Aristodème (Xén., Mem. I, 4) citée en détail par Lewes l, p. 285 et suiv.

44. Dès la note 2, il a été question de la théocratie, mélange et fusion de plusieurs dieux et cultes dans l’unité du culte delphique. Le trait apollinien du génie socratique a été mis en évidence tout récemment par Nietzsche, dans son écrit : Die Geburt der Tragœdie aus dem Geiste der Musik, Leipzig, 1872. Cette tendance se développe pendant des siècles, conjointement avec la conception platonicienne de l’univers, et triompha, mais trop tard pour que le paganisme pût être régénéré, quand l’empereur Julien voulut opposer au christianisme le culte philosophico-mystique du roi-soleil. Voir Baur (Gesch. d. Christl. Kirche), 2e édition, II, p. 23 et suiv. ; Teuffel, Studien und Charakteristiken. Leipzig, 1871, p. 190.

45. Socrate était président des prytanes et, en cette qualité, il devait diriger les votes, le jour où le peuple surexcité voulut condamner les généraux qui, après la bataille des Arginuses, avaient négligé d’enterrer les morts. L’accusation était non seulement injuste, mais encore entachée d’un vice de forme ; aussi Socrate refusa-t-il obstinément de voter et compromit-il ainsi sa propre existence. Les trente tyrans lui ordonnèrent un jour, à lui et à quatre autres, de ramener à Athènes Léon de Salamine. Les quatre autres obéirent, mais Socrate rentra tranquillement chez lui, bien qu’il sût qu’il y jouait sa vie.

46. Lewes, Gesch. d. Philos., l, p. 195, cite en détail ce passage du Phédon de Platon (voir note 39). Il regarde la teneur du passage comme éminemment socratique et il montre (p. 197 et suiv.) comment Anaxagore fut mal compris par Socrate.

47. Lewes, Gesch. d. Philos., I, p. 312. Comparez avec cela le passage où Zeller (II, 2e édit., p. 355) rend hommage au caractère poétique de la philosophie platonicienne : « De même qu’il fallait une nature artistique pour produire une pareille philosophie, de même, en sens inverse, cette philosophie appelait une forme d’exposition artistique. Le phénomène, rapproché de l’idée d’une manière aussi immédiate qu’on le voit dans Platon, devient un beau phénomène ; la contemplation de l’idée dans le phénomène devient une contemplation esthétique. Là où, comme chez lui, la science et la vie sont confondues, on ne pourra communiquer la science que par une exposition pleine de vie et, comme ce qui doit être communiqué est idéal, il faudra que cette exposition soit poétique. » Lewes a sans doute trop déprécié le côté artistique des dialogues de Platon. Les deux portraits sont fidèles sans être inconciliables ; car d’abord la beauté de la forme plastique, chez Platon, beauté qui brille d’une clarté toute apollinienne, est poétique dans l’acception la plus large du mot ; mais elle n’est ni mystique ni romanesque. D’un autre côté, cette dialectique tenace et arrogante, dont parle Lewes, est no-seulement exagérée, poussée jusqu’à dénaturer la forme artistique, mais avec ses subtilités, avec ses prétentions singulières à un savoir obtenu systématiquement, elle contredit le principe éminemment poétique de toute véritable spéculation, qui s’appuie plus sur l’intuition intellectuelle que sur un savoir obtenu par l’intermédiaire du raisonnement. En développant sa tendance artistique, la philosophie de Platon aurait pu devenir, pour tous les temps, le meilleur modèle de la vraie spéculation ; mais la réunion du génie artistique avec la dialectique abstraite et la logique serrée, que Lewes a mise en relief avec tant de pénétration, a produit un ensemble hétérogène et a bouleversé complètement les têtes philosophiques dans les époques suivantes par l’extrême confusion de la science avec la poésie.

48. Zeller[59] reconnaît très-bien que les mythes platoniciens ne sont pas seulement les enveloppes de pensées que Platon possédait aussi sous une autre forme, et qu’ils se produisent alors que Platon veut expliquer des idées qu’il est incapable de rendre sous une forme strictement scientifique. Mais c’est à tort qu’on en fait une faiblesse du philosophe qui serait ici encore trop poète et trop peu philosophe. Car les problèmes, que Platon a osé aborder, sont d’une nature telle, qu’on ne peut les résoudre qu’à l’aide d’une langue imagée. Il est impossible de connaître d’une manière adéquate ce qui est absolument immatériel ; aussi les systèmes modernes, qui affectent de comprendre clairement les choses transcendantes, ne valent en réalité pas mieux que le système de Platon.

49. Nous empruntons nos preuves à un opuscule récemment publié et qui n’avait pas été rédigé à cet effet[60]. Dans ce petit livre, écrit avec conscience et talent, se trouve brillamment confirmée l’opinion que nous nous étions formée : ce sera précisément l’école néo aristotélicienne, fondée par Trendelenburg, qui contribuera le plus à nous délivrer définitivement d’Aristote. Chez Eucken, la philosophie n’est plus qu’une interprétation d’Aristote, laquelle devient savante et objective. Nulle part on ne trouve les inconvénients de la méthode d’Aristote exposés avec plus de netteté et de concision que chez Eucken, et quand, malgré cela, cet écrivain prétend que les qualités du philosophe grec l’emportent sur ses défauts, tout lecteur attentif comprendra le peu de solidité de son argumentation. L’auteur attribue le peu de succès d’Aristote en fait de découvertes sur le terrain des sciences de la nature presque exclusivement au manque d’instruments propres à perfectionner la perception sensorielle, tandis qu’il est historiquement constaté qu’en faisant de rapides progrès dans les mêmes sciences, les modernes n’étaient pas mieux outillés que les anciens ; s’ils disposent aujourd’hui d’instruments d’une grande puissance, c’est qu’ils ont su les créer. Copernic n’avait pas de télescope lorsqu’il osa rompre avec l’autorité d’Aristote. C’était la un pas décisif et l’on en fit autant sur le terrain de toutes les autres sciences.

50. Ce point a échappé à Eucken qui, au contraire[61], insiste sur le peu qui avait été fait avant Aristote. Sans doute, il aurait raison si nous n’en jugions que par ce qui nous en est resté. Voir note 11 sur l’usage que fait Aristote des œuvres de Démocrite. D’ailleurs Eucken montre (p. 7 et suiv.) qu’Aristote avait l’habitude de copier ses devanciers sans les citer, quand il ne trouvait rien à redire à leurs descriptions.

51. Eucken en donne des exemples p. 154 et suiv. : « L’homme seul éprouverait des battements de cœur, les hommes auraient plus de dents que les femmes ; le crâne de la femme aurait, contrairement à celui de l’homme, une suture circulaire ; l’homme aurait un espace vide dans l’occiput ; il posséderait huit côtes. » De plus, p. 164 et suiv. « que les œufs nageraient sur l’eau saturée de sel ; qu’à l’aide d’un vase de cire fermé, on pourrait puiser dans la mer de l’eau potable ; que les jaunes de plusieurs œufs mélangés se réuniraient au centre, toutes expériences prétendues exactes. »

52. Déjà Cuvier reconnaissait qu’Aristote décrit les animaux d’Égyple, non après les avoir vus et étudiés, ce qu’on pourrait croire d’après ses paroles, mais en se bornant à copier Hérodote. Humboldt remarque que les écrits zoologiques d’Aristote n’offrent aucune trace que sa science ait été augmentée par les victoires d’Alexandre. (Eucken, p. 16 et 160 ; voir ibidem la vue sur l’achèvement de la connaissance scientifique, p. 5 et suiv.)

53. Uebewegt[62] a très-bien résume le principe de la théologie d’Aristote. « Le monde a son principe en Dieu, qui est principe, non seulement comme l’ordre dans l’armée, comme forme immanente, mais encore comme substance existant en elle-même et par elle-même, comme le général dans l’armée. » La conclusion de la théologie par les mots d’Homère : « Οὐκ ἀγαθὸν πολυκοιρανίη, εἷς κοίρανος ἔστω, » (La multiplicité des chefs n’est pas un bien ; qu’un seul dirige tout), décèle la tendance morale qui fait le fond de la doctrine ; mais la preuve ontologique du Dieu transcendant se trouve dans l’assertion que tout mouvement, et par suite le passage de la possibilité à la réalité à une cause motrice, qui par elle-même est immobile. « De même que chaque objet existant suppose une cause motrice en acte, de même le monde en général suppose un moteur qui façonne la matière inerte en soi. »

54. Eucken, p. 161 et suiv., montre que même l’idée exacte de l’induction, chez Aristote, n’est pas facile à préciser, vu qu’il emploie souvent cette expression pour la simple analogie, qui doit cependant différer de l’induction ; il l’emploie même pour la simple explication d’idées abstraites par des exemples. Là où le mot induction a un sens plus rigoureux et signifie le passage du particulier au général, Aristote était encore disposé (p. 188) à sauter brusquement du particulier au général. « Ainsi, relativement aux diverses branches des sciences naturelles, il a souvent conclu, dans les questions générales comme dans les questions particulières, avec une grande assurance, en se fondant seulement sur un petit nombre de faits, pour aboutir à des lois générales et il a émis des assertions qui dépassaient de beaucoup la portée de ses observations personnelles. » (Voir des exemples, p. 188 et suiv.). Quant aux conclusions a priori, alors qu’il aurait fallu employer l’induction, voir Eucken p. 55. et suiv., 91 et suiv., 113 et suiv., 117 et suiv., etc.

55. Comme le matérialisme anthropologique était le plus familier aux Grecs, nous voyons que la théorie d’Aristote sur l’esprit séparable, divin et cependant individuel de l’homme fut vivement contestée par ses successeurs, dans l’antiquité. Aristoxène le musicien comparait les rapports de l’âme au corps avec ceux de l’harmonie aux cordes des instruments de musique qui la produisent. Dicéarque admettait, au lieu de l’âme individuelle, une force générale de vie et de sentiment, qui ne s’individualise que passagèrement dans des formes corporelles[63]. Un des principaux commentateurs d’Aristote, de l’époque des empereurs, Alexandre d’Aphrodise, ne regardait pas l’esprit séparable du corps, le νοῦς ποιητικός, comme une portion de l’homme, mais seulement comme l’être divin. C’est cet être divin qui développe l’esprit naturel, inséparable du corps et par l’influence duquel l’homme pense et devient capable de science[64]. Parmi les commentateurs arabes, Averroès prit dans un sens purement panthéistique la théorie de l’irruption de l’esprit divin dans l’homme ; au contraire les philosophes chrétiens du moyen âge poussèrent plus loin qu’Aristote l’individualité et la séparation de la raison, dont ils firent leur anima rationalis immortelle. D’ailleurs la doctrine orthodoxe de l’Église veut que l’âme immortelle contienne non seulement la raison, mais encore les facultés secondaires, de sorte que, sur ce point, la véritable opinion d’Aristote ne fut admise presque nulle part.

56. voir Zeller Philos. d. Griechen, 2e éd. III, 1, p. 26.

57. Zeller III, 1 p. 113 et suiv. : « Ayant, dès l’origine, concentré tout leur intérêt sur les questions pratiques, les stoïciens adoptèrent la conception du monde la plus usuelle, celle qui ne reconnaît d’autre réalité que l’existence corporelle accessible à nos sens. Ils cherchaient avant tout dans la métaphysique une base solide pour les actes humains ; or, quand nous agissons, nous sommes immédiatement et réellement en face de l’objet ; nous sommes obligés de le reconnaître sans hésitation tel qu’il s’offre à nos sens et nous n’avons pas le temps de douter de son existence ; il se prouve lui-même en agissant sur nous et en subissant notre action sur lui ; or le sujet et l’objet de ces influences sont toujours des corps et même l’action sur l’homme intérieur se manifeste d’abord sous une terme corporelle, la voix, le geste, etc. Les influences immatérielles ne se laissent pas saisir par notre expérience immédiate. » Voir Ibid., p. 325 et suiv. où Zeller compare avec beaucoup de justesse la morale des stoïciens à leurs théories sur la prédominance absolue de la volonté divine dans le monde ; mais, dans la morale stoïcienne, le matérialisme découle aussi simplement de la prépondérance des intérêts pratiques. En réalité, le matérialisme panthéistique ou mécanique était, dans un sens plus large, pour les anciens, une conséquence presque inévitable de leur strict monisme et déterminisme ; car l’idéalisme d’un Descartes, d’un Leibnitz ou d’un liant était encore loin de leur idée.

58. Quant aux écarts d’Épicure, en ce qui concerne la doctrine de Démocrite, nous renvoyons soit à ce que nous avons dit plus haut, p. 19 et suiv., de ce dernier philosophe, soit aux extraits que nous donnerons du poème didactique de Lucrèce et aux questions spéciales qui s’y rattachent.

58 bis. Ueberweg, Grundriss, 4e éd., l, p. 220.

59. Zeller, 2e éd., III, 1, p. 365 et suiv. regarde ce point comme une « difficulté » qu’Épicure ne paraît guère s’être préoccupé de résoudre. Un peut donc s’étonner de l’assertion que, dans le système de Protagoras, les illusions des sens deviennent impossibles et, pourtant bientôt après, Zeller remarque avec justesse que l’illusion ne git pas dans la perception, mais dans le jugement. L’œil, par exemple, qui regarde un bâton plongé dans l’eau, le voit brisé. Or cette perception est vraie et incontestable (voir ce qui est dit dans le texte contre Ueberweg), elle est aussi la base essentielle de la théorie de la réfraction de la lumière qui n’aurait jamais été trouvée sans ce phénomène. Le jugement, d’après lequel le bâton considéré comme chose objective serait brisé et apparaîtrait tel hors de l’eau, est faux sans doute, mais il est très-facile de le rectifier au moyen d’une deuxième perception. Si les perceptions n’étaient pas toutes absolument vraies en elles-mêmes et la base de toutes les connaissances ultérieures, on pourrait penser à en annuler une sur deux comme nous rejetons purement et simplement une opinion erronée. Mais on voit sans peine qu’il n’en est pas ainsi. Même les illusions des sens, encore inconnues des anciens, à la suite desquelles un jugement erroné, une induction délictueuse, se mêle immédiatement en la modifiant à la perception, sans que nous en avions conscience ; ainsi par exemple, les phénomènes de la tacite aveugle de la rétine sont vrais comme perception. — Quand Zeller croit que la distinction entre la perception de l’image et la perception de l’objet ne ferait que reculer la difficulté, il y a probablement chez lui une méprise. À la question, comment distinguer les images fidèles des images infidèles ? on peut répondre : chaque image est fidèle, c’est-à-dire elle reproduit avec une certitude parfaite l’objet suivant les modifications qui résultent nécessairement des milieux et de la conformation de nos organes. Il ne faut donc jamais regarder une image comme infidèle ni lui en substituer une autre ; mais il faut reconnaître qu’il y a modification de l’image primitive. Il en est ici comme de toute autre notion : on forme une prolepse (πρόληψις présupposition) ; puis, en répétant l’expérience, on arrive à une opinion (δόξα). Que l’on compare, par exemple, la manière dont Rousseau, dans son Émile, fait sortir la théorie de la réfraction de la lumière du phénomène du bâton plongé dans l’eau. Quand même Épicure n’aurait pas étudié la chose avec cette perspicacité, la réponse que lui prête Cicéron : le sage doit savoir distinguer l’opinion (opinio) de l’évidence (perspicuitas), n’est probablement pas complète, ni le dernier mot de l’école épicurienne sur ce point. Il est évident au contraire que la distinction doit avoir lieu comme pour toute autre acquisition de connaissance : on se forme une idée, puis on y rattache une opinion qui doit naturellement résulter des données de la perception sur les causes de la modification subie par le phénomène.

60. Le passage qui se trouve p. 65 et suiv. de la première édition et dans lequel on discute, le registre du Cosmos de Humboldt à la main, sur le mérite d’Aristote comme naturaliste, a dû disparaître devant la pensée que la question était tranchée par le seul fait de la conservation des écrits d’Aristote au milieu de la perte générale des œuvres de la littérature grecque. Mais on peut encore se demander si l’influence d’Aristote n’est pas appréciée d’une manière trop favorable par cette phrase de Humboldt : « dans la haute estime de Platon pour le développement mathématique des idées comme dans les opinions morphologiques du Stagirite sur l’ensemble des organismes, se trouvaient en quelque sorte les germes de tous les progrès futurs des sciences naturelles. » La téléologie a évidemment sa valeur heuristique dans le monde des organismes ; mais le grand développement des sciences de la nature, dans les temps modernes, n’en date pas moins du renversement de la domination exclusive de cette conception du monde regardé comme un organisme ». La connaissance de la nature inorganique et par conséquent des lois générales de la nature se rattache bien plus à l’idée fonde mentale de Démocrite, qui seule rendit possibles la physique et la chimie.

61. Voir chez Zeller[65] une réfutation des distinctions tentées par Ritter entre la doctrine de Lucrèce et celle d’Épicure. En revanche Teuffel[66] a parfaitement raison de faire ressortir l’enthousiasme de Lucrèce pour la « délivrance de la nuit de la superstition ». On pourrait préciser en disant que la haine ardente d’un caractère noble et pur contre l’influence dégradante et démoralisante de la religion est la véritable originalité de Lucrèce, tandis qu’aux yeux d’Épicure le but de la philosophie est sans doute aussi de nous délivrer de la religion, mais le philosophe grec poursuit ce but avec une parfaite tranquillité d’âme. Nous pouvons en cela reconnaître l’influence de la religion romaine qui était plus haïssable et plus pernicieuse que celle des Grecs ; il reste toutefois dans l’âme du poète latin un ferment d’amère répulsion contre toute religion et assurément l’importance, acquise par Lucrèce, dans les temps modernes, doit tout autant être attribuée à cette disposition particulière qu’à ses théories essentiellement épicuriennes.

62. Ici se trouve (nous suivons l’édition Lachmann I, 101) le vers expressif, si fréquemment cité :

Tantum religio potuit suadere malorum.

63. I, vers 726-738.

Quæ cum magna modis, etc.

64. On doit remarquer que la théorie d’Épicure, jugée au point de vue des connaissances et des idées de ce temps-là, argumente, sur plus d’un point important, mieux que celle d’Aristote et, si cette dernière se rapproche davantage des notions modernes, elle le doit au hasard plus qu’à l’excellence de sa dialectique. Ainsi par exemple toute la théorie d’Aristote repose sur l’idée d’un centre de l’univers, que Lucrèce (1, 1070) a raison de combattre, lui qui admet l’étendue infinie du monde. Lucrèce a aussi une idée plus exacte du mouvement, quand (I, 1074 et suiv.) il affirme que, dans le vide, ce vide fût-il au centre de l’univers, le mouvement une fois imprime ne peut être arrêté, tandis qu’Aristote, parlant de sa conception téléologique du mouvement, en trouve le terme naturel au centre du monde. Mais la supériorité de l’argumentation épicurienne apparaît surtout dans le rejet de la force centrifuge, naturellement ascendante, d’Aristote, que Lucrèce réfute très-bien (II, 184 et suiv. et probablement aussi, après le vers 1094, dans le passage perdu du premier livre) et ramène à un mouvement d’ascension déterminé par les lois de l’équilibre et du choc.

65. Voir plus haut, p. 25-29. Vers (I, 1021-1034) :

Nam certe neque consilio, etc.

Voir livre V, vers 836 et suiv. de plus amples détails sur la naissance des organismes d’après les théories d’Empèdocle.

66. Parce que les rayons du soleil, malgré leur extrême ténuité, ne sont pas de simples atomes, mais des faisceaux d’atomes, ils traversent un milieu raréfié, mais non le vide complet. En revanche, Lucrèce attribue aux atomes une vitesse bien plus grande que celle des rayons de lumière (II, 162-164) :

« Et multo citius ferri quam lumina solis,
Multiplexque loci spatium transcurrere eodem
Tempore quo solis pervolgant fulgura cœlum. »

« Ils sont bien plus rapides que les rayons du soleil et parcourent dans le même temps un espace bien plus étendu que celui que peuvent parcourir les éclairs qui jaillissent du soleil. »

67. Lucrèce, ll, 216 et suiv.

68. On comprendra difficilement que, dans la question du « libre arbitre », on ait pu attribuer à Lucrèce la supériorité sur Épicure et y découvrir une preuve de l’élévation de son caractère moral ; car d’abord tout ce passage appartient évidemment ål’inspiration d’Épicure ; puis il s’agit ici d’une grave inconséquence par rapport à la théorie physique, qui ne prête aucun appui à la théorie de la responsabilité morale. On pourrait au contraire regarder presque comme une satire contre l’æquilibrium arbitrii (libre arbitre) le caprice inconscient avec lequel les atomes de l’âme se décident en faveur de telle ou telle détermination et fixent ainsi la direction et l’effet de la volonté, aucune image ne montrant avec plus d’évidence comment, par la seule hypothèse d’une pareille détermination, on supprime, en fait de liberté morale, toute corrélation solide entre les actes et le caractère d’une personne.

69. Lucrèce, II, 655-660 : « Hic si quis mare Neptunum, etc. » Quant à la variante, voir le commentaire de Lachmann, p. 112. En effet, le dernier vers est tombé, dans les manuscrits, à une place qui n’était pas la sienne ; et la correction, que Bernays aussi a adoptée, est évidente ; la traduction qui se termine avec le vers 659 « autant qu’on peut juger de la chose », affaiblit ici la pensée d’une manière inadmissible.

70. Lucrèce, II,904 et suiv. : « nam sensus jungitur omnis visceribus, nervis, venis » (car tout le sentiment se relie aux entrailles, aux nerfs, aux veines). La connexion des mots, quelque peu obscure dans le texte, fait ressortir en premier lieu et uniquement la mollesse de ces parties, plus destructibles que les autres et qui ne se conservent pas éternellement ; elles ne peuvent non plus, comme éléments primitifs et sensibles, passer d’un être sensible dans un autre. Au reste, dans tout ce passage, Lucrèce attache souvent de l’importance à la structure particulière ; il va jusqu’à montrer qu’une partie d’un corps sensible ne peut subsister par elle-même, ni par conséquent éprouver par elle-même une sensation. Ici encore le poëte se rapproche assez de la conception aristotélique de l’organisme et, sans aucun doute, telle était aussi l’opinion d’Épicure (voir Vers 912 et suiv.) :

Nec manus a nobis potis est secreta neque ulla,
Corporis omnino sensum pars sola tenere.

« La main ne peut vivre séparée de notre corps, dont aucune partie ne peut seule avoir le privilège de sentir. »

71. Il est vrai que, sous un autre rapport, l’admission de cette matière sans nom, la plus subtile de toutes, paraît avoir une importance bien déterminée, mais trahit en même temps un vice grave de la théorie du mouvement. Épicure, contrairement à notre théorie de la conservation de la force, paraît s’être figuré qu’un corps subtil, peut transmettre son mouvement à un corps plus grossier, indépendamment de la masse, celui-ci à un autre corps plus grossier, la somme du travail mécanique se multipliant ainsi graduellement au lieu de rester la même. Lucrèce, III, 246 et suiv., décrit ainsi cette gradation : d’abord, dit-il, l’élément sensible et doué de volonté (voir II, 251-93), met en mouvement la matière chaude, celle-ci le souffle vital, celui-ci l’air mélangé avec Palme, cette dernière le sang, et le sang meut les parties solides du corps.

72. Zeller[67], comprend différemment la chose ; à vrai dire, il admet aussi que la logique du système exigerait une chute des mondes et par conséquent un repos simplement relatif de la terre comparée à notre univers ; mais il n’attribue pas à Épicure cette conséquence logique. Toutefois il a tort de faire remarquer que, dans une chute pareille, les mondes devraient nécessairement s’entrechoquer bientôt. Une telle éventualité ne doit être attendue qu’après un temps très-considérable, vu les énormes distances qui existent probablement entre les mondes. Au reste, dans les vers V, 366-372, Lucrèce admet formellement la possibilité de la destruction des mondes résultant d’une collision ; pour la terre qui vieillit, les petits chocs qu’elle éprouve du dehors compteront parmi les causes de sa mort naturelle. Quant à la manière dont la terre est soutenue dans l’espace par les chocs continuels des atomes d’air les plus subtils, il semble qu’il soit ici question du principe précité (voir note 71), lequel est emprunté à la théorie épicurienne du mouvement et (traduit dans notre langue) veut que le choc multiplie ses effets mécaniques à mesure que des corps plus subtils viennent se heurter contre des corps plus grossiers.

73. Il est bien entendu qu’il ne peut être ici question d’une méthode exacte concernant la nature, mais seulement d’une méthode exacte de philosophie. Voir sur ce point d’autres détails[68]. Rappelons ici un fait qui ne manque pas d’intérêt : dernièrement un Français[69] a de nouveau formulé la pensée que tout ce qui est possible existe ou existera quelque part dans l’univers, soit à l’état d’unité, soit à l’état de multiplicité ; c’est là une conséquence irréfutable de l’immensité absolue du monde ainsi que du nombre fini et constant des éléments, dont les combinaisons possibles doivent être également limitées. Cette dernière idée appartient à Épicure (Lucrèce, II, 480-521).

74. Les vers 527-533 : Nam quid in hoc mundo, etc., se trouvent dans le livre V. Voir aussi la lettre d’Épicure à Pythoclés citée par Diogène de Laërte, X, 87 et suiv.

75. Livre V, vers 1194-1197 : O genus infelix humanum, etc.

76. On pourrait, à ce propos, se rappeler l’expérience connue du disque attiré et retenu, quand on l’approche de l’orifice d’un vase, d’où s’échappa une colonne d’air atmosphérique, parce que l’air affluant obliquement est raréfié entre le vase et le disque[70]. Les épicuriens, sans doute, ne connaissaient point cette expérience ; ils peuvent cependant s’être expliqué semblablement l’expulsion de l’air par les courants sortant de la pierre magnétique.


NOTES DE LA DEUXIÈME PARTIE


1. Nous venons d’être initiés à la physiologie des nations par une philosophie de l’histoire écrite au point de vue des sciences physiques et de l’économie politique, et cette lumière a pénétré jusqu’au fond des plus humbles cabanes ; mais elle ne nous montre qu’un côté de la question, et les modifications de la vie intellectuelle des peuples restent entourées d’obscurités, tant qu’elles ne se laissent pas expliquer par les changements sociaux. La théorie de Liebig sur l’épuisement du sol a été exagérée par Carey[71] et amalgamée avec des assertions absurdes[72] ; mais la vérité générale de cette théorie est incontestable, surtout en ce qui concerne la civilisation de l’ancien monde. Les provinces exportant des céréales durent s’appauvrir et se dépeupler peu à peu, tandis qu’autour de Rome et, semblablement, autour des villes secondaires, la richesse et la population portèrent l’agriculture à son point culminant ; de petits jardins bien fumés et admirablement cultivés produisirent, en fruits, fleurs, etc., des récoltes plus lucratives que de vastes domaines, situés dans des contrées éloignées. Selon Roscher[73], tel arbre fruitier aux environs de Rome rapportait jusqu’à 100 thalers (375 fr.) par an, tandis qu’en Italie un grain de blé ne donnait guère que quatre grains, la culture des céréales ne se faisant plus que dans de mauvaises terres. Or la richesse concentrée d’une grande capitale est plus sensible aux chocs venant du dehors que celle d’un pays commerçant de moyenne importance ; elle dépend encore de la productivité des alentours, qui fournissent les aliments de première nécessité. Les traces de la dévastation, par la guerre, d’un pays fertile, même quand s’y joint la destruction d’un grand nombre d’êtres humains, sont bientôt effacées par le travail de la nature et de l’homme, tandis qu’un coup porté à la capitale, surtout quand les ressources des provinces commencent à s’épuiser, peut aisément amener une commotion générale, parce qu’il entrave tout l’essor du commerce à son point central et qu’il détruit ainsi subitement les valeurs exagérées que le luxe consommait et produisait. Mais même sans ces attaques du dehors, la décadence devait s’accélérer, alors que l’appauvrissement et le dépeuplement des provinces étaient tels que, même en les pressurant de plus en plus, on ne pouvait en obtenir un rendement égal à celui du passé. La vérité historique de ces faits, en ce qui concerne l’empire romain, s’offrirait à nos yeux avec beaucoup plus de clarté, si les avantages d’une centralisation grandiose et savamment coordonnée n’eussent, sous les grands empereurs du IIe siècle, neutralisé le mal et même créé une nouvelle prospérité matérielle à la veille de la décadence universelle. C’est à cette dernière floraison de la civilisation ancienne, dont les villes surtout et quelques districts privilégiés éprouvaient les bienfaits, que s’applique la description flatteuse de l’empire par Gibbon[74]. Il est clair cependant que le mal économique, sous lequel devait finalement succomber l’empire, était déjà développé à un haut degré. Une période de prospérité qui repose sur l’accumulation et la concentration des richesses peut fort bien arriver à son apogée, alors que les moyens d’accumulation commencent à disparaître ; ainsi la chaleur la plus intense de la journée se fait sentir au moment où le soleil est déjà sur son déclin.

La décadence morale, hâtée par le développement de cette grande centralisation, doit se manifester bien plus tôt, parce que l’asservissement et la fusion de nations et de races nombreuses, complètement différentes les unes des autres, troublent les formes particulières et même les principes généraux de la morale. Hartpole Lecky montre très-judicieusement [75] que la vertu romaine, étroitement fondue avec l’ancien patriotisme local des Romains et les croyances de la religion indigène, dut sombrer par la disparition des anciennes formes politiques, le scepticisme et l’introduction de cultes étrangers. Trois causes : le césarisme, l’esclavage et les combats de gladiateurs, empêchèrent la civilisation, dans son développement, de remplacer les anciennes vertus par de vertus nouvelle et supérieures, des « mœurs plus nobles et une philanthropie plus générale. » L’auteur n’aurait-il pas ici pris les effets pour les causes ? (Voir le contraste si bien établi par le même Lecky, un peu plus haut, entre les nobles intentions de l’empereur Marc-Aurèle et le caractère des masses populaires qui lui étaient soumises). L’individu peut, à l’aide de la philosophie, s’élever à des principes moraux, indépendants des sentiments religieux et politiques ; les masses populaires, dans antiquité plus encore qu’aujourd’hui, ne trouvaient des principes de morale que dans l’union indissoluble et reposant sur les traditions locales, des idées générales et des idées particulières, des principes d’une valeur permanente et des principes variables ; aussi la forte centralisation du vaste empire dut-elle exercer une influence dissolvante et délétère sur les vainqueurs comme sur les vaincus dans tous les pays soumis à Rome. Mais où est l’ « état social normal »[76] qui puisse d’emblée remplacer par des vertus nouvelles celles de l’état social qui est en train de disparaître ? Il faut pour cela, avant tout, du temps et, en règle générale, l’avènement d’un nouveau type populaire qui réalise la fusion des principes moraux avec des éléments sensibles et des éléments purement imaginaires. Ainsi les causes d’accumulation et de concentration, qui élevèrent la civilisation ancienne à son point culminant, paraissent avoir amené aussi sa décadence. L’imagination ardente qui se mêla particulièrement à la fermentation, d’où sortit finalement le christianisme du moyen âge, semble trouver ici son explication ; car elle indique un système nerveux surexcité par les extrêmes du luxe et de l’indigence, de la volupté et de la souffrance, dans toutes les couches sociales, et cet état de choses est à son tour le résultat de l’accumulation en quelques mains de la richesse générale, résultat que l’esclavage éclaire d’un jour particulièrement sinistre[77].

2. Gibbon[78] montre comment les esclaves, depuis la diminution relative des conquêtes, augmentèrent de prix et, par suite, furent mieux traités. Moins on fit de prisonniers de guerre, qui au temps des conquêtes se vendaient par milliers et à très-bon marché, plus on se vit forcé de faciliter à l’intérieur les mariages entre esclaves pour en augmenter le nombre. Il y eut ainsi plus d’homogénéité dans la masse des esclaves, qu’auparavant, par un raffinement de prudence, on composait, dans chaque domaine, de nationalités aussi diverses que possible[79]. Ajoutez à cela le prodigieux entassement d’esclaves dans les grands domaines et dans les palais des riches, puis le rôle influent que les affranchis jouèrent dans la vie sociale, sous les empereurs. — Lecky[80] distingue avec raison trois époques dans la condition des esclaves : durant la première, ils faisaient partie de la famille et étaient relativement bien traités ; dans la deuxième, le nombre des esclaves ayant considérablement augmenté, leur situation devint plus dure ; enfin la troisième commence à l’évolution indiquée par Gibbon. Lecky prétend que, si les esclaves furent traités avec plus de douceur, ils le durent à influence de la philosophie stoïcienne. — Pendant la troisième période, l’esclavage ne réagissait plus sur la civilisation du monde antique par la crainte de révoltes sérieuses, mais bien par l’influence que la classe opprimée exerçait de plus en plus sur l’opinion publique. Cette influence, diamétralement opposée aux idées de l’antiquité, prévalut surtout à la suite de la propagation du christianisme[81].

3. Mommsen[82] remarque : « L’incrédulité et la superstition, réfractions diverses du même phénomène historique, allaient de pair dans le monde romain de ce temps-là ; et l’on voyait des individus qui les réunissaient toutes les deux, nier les dieux avec Épicure et s’arrêter devant chaque sanctuaire pour y prier et faire des sacrifices. » Dans le même ouvrage, on trouve des détails sur l’invasion des cultes orientaux à Rome. « Quand le sénat ordonna (50 av. J.-C.) de démolir le temple d’Isis situé dans l’enceinte de Rome, aucun ouvrier n’osa mettre la main à l’œuvre ; et il fallut que le consul Lucius Paullus donnât le premier coup de hache. On pouvait parier alors que plus une fillette était de mœurs légères, plus elle adorait Isis avec ferveur[83]. »

4. Draper est donc tout à la fois injuste et inexact dans son livre d’ailleurs estimable[84], quand il identifie l’épicuréisme avec l’hypocrite incrédulité de l’homme du monde, à laquelle l’humanité devrait « plus de la moitié de sa corruption[85]. » Quelque indépendance que Draper montre dans sa conclusion et dans l’ensemble de ses vues, il subit cependant l’influence d’une erreur traditionnelle dans son portrait d’Épicure, et plus encore peut-être en faisant d’Aristote un philosophe expérimentateur.

5. Zeller[86] : « En un mot le stoïcisme n’est plus seulement un système philosophique ; il est encore un système religieux. Il a été conçu comme tel par ses premiers représentants ; et, dans la suite, de concert avec le platonisme, il a offert aux hommes les plus vertueux et les plus éclairés, aussi loin que s’étendait l’influence de la culture grecque, une compensation pour la chute des religions nationales, une satisfaction pour leur besoin de croyance, un appui pour leur vie morale. » Lerky[87] dit des stoïciens romains des deux premiers siècles : « Lors du décès d’un membre de la famille, dans ces moments où l’âme est impressionnable au plus haut degré, on avait habitude de les appeler pour consoler les survivants. Des mourants les priaient de venir les consoler et les soutenir à leur heure dernière. Ils devinrent les directeurs de la conscience de bien des personnes, qui s’adressaient à eux pour leur faire résoudre des questions compliquées de morale pratique, pour calmer leur désespoir ou apaiser leurs remords. » À propos des causes qui supprimèrent l’influence du stoïcisme et le firent supplanter par le mysticisme néoplatonicien[88], — Zeller[89] dit : « Le néoplatonisme est un système religieux, et il ne l’est pas seulement dans le sens où le platonisme et le stoïcisme méritent ce nom : il ne se contente pas d’appliquer aux problèmes moraux et à la vie de l’âme humaine une conception du monde fondée sur l’idée de Dieu, mais obtenue par la voie scientifique ; son système scientifique du monde reflète, d’un bout à l’autre, les tendances religieuses du cœur humain ; il est entièrement dominé par le désir de satisfaire ses besoins religieux ou du moins de le conduire à l’union personnelle la plus intime avec la divinité. »

6. Voir[90] une description de cet excès, tel qu’il prédomina notamment à partir du IIIe siècle.

7. Quant à la propagation du christianisme, voyez dans Gibbon le fameux chapitre 15, riche en matériaux qui permettent d’étudier cette question sous les points de vue les plus divers. Toutefois, Hartpole Lecky émet des idées plus justes à cet égard dans sa Sittengeschichte Europa’s et dans sa Geschichte der Aufklärung in Europa. — Comme ouvrage capital, mais écrit au point de vue théologique, il faut citer Baur, das Christentum und die christliche Kirche der drei ersten Jahrhunderte. En ce qui concerne l’histoire de la philosophie, E. de Lasaulx : Der Untergang des Hellenismus und die Einziehung seiner Tempelgüter durch die christl. Kaiser. — On trouvera d’autres documents dans Uebervveg, Gesch. d. Phil. der patristischen Zeit, formant une section de son Grundriss, ouvrage qui n’a malheureusement pas reçu l’accueil auquel il avait droit. (Voir ma Biographie d’Ueberweg, Berlin, 1871, p. 21 et 22). — Sur la manie des miracles régnant à cette époque-là, voir en particulier Lecky, Sittengesch. l, p. 322 et suiv. — Ibid., p. 325, sur les philosophes thaumaturges. On lit page 326 : « Porté par la crédulité, qui fit accepter cette longue série de superstitions et de traditions orientales, le christianisme s’introduisit dans l’empire romain ; dès lors amis et ennemis acceptèrent ses miracles comme le cortège habituel d’une religion. »

8. L’effet de la charité chrétienne envers les pauvres fut si profond que, fait remarquable, Julien l’Apostat, malgré son désir de remplacer le christianisme par une religion d’État, philosophico-hellénique, reconnut publiquement sous ce rapport la supériorité du christianisme sur les anciennes religions. Voulant donc rivaliser avec les chrétiens, il ordonna d’établir dans chaque ville des asiles où l’on accueillerait les étrangers, quelle que fut leur religion. Il assigne des fonds considérables pour l’entretien de ces établissements et pour la distribution des aumônes. « Car il est honteux, écrivait-il à Arsace, grand-prêtre de Galatie, qu’aucun Juif ne mendie, et que les Galiléens, ennemis de nos dieux, nourrissent non-seulement leurs pauvres, mais encore les nôtres, que nous laissons sans secours. » Lasaulx, Untergang des Hellenismus. p. 68.

9. Tacite (Annales 15, ch. 44) dit que Néron rejeta sur les chrétiens le crime d’avoir incendié Rome : « Ergo, abolendo rumori Nero subdidit reos, et quæsitissimis pœnis affecit quos, per flagitia invisos, vulgus christianos appellabat. Auctor nominis ejus Christus, Tiberio imperitante, per procuratorem Pontium Pilatum, supplicio affectus erat. Repressaque in præsens exitiabilis superstitio rursus erumpebat, non modo per Judæam, originem ejus mali, sed per Urbem etiam, quo cuncta undique atrocia aut pudenda confluunt celebranturque. Igitur primum correpti qui fatebantur, deinde indicio eorum multitudo ingens, hand perinde in crimine incendii, quam odio humani generis convicti sunt. » « Pour apaiser ces rumeurs, il traita comme coupables, et soumit aux tortures les plus raffinées une classe d’hommes détestés pour leurs abominations, et que le vulgaire appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Ponce Pilate. Réprimée un instant, cette exécrable superstition débordait de nouveau, non seulement dans la Judée, où elle avait sa source, mais dans Rome même, où tout ce que le monde enferme d’infamies et d’horreurs afflue et trouve des partisans. On saisit d’abord ceux qui avouaient ; et, sur leurs révélations, une infinité d’autres, qui furent bien moins convaincus d’incendie que de haine pour le genre humain. » Aux Juifs aussi on reprochait amèrement de ne vivre qu’entre eux et de haïr le reste des hommes. Lasaulx, Untergang des Hellenismus, p. 7 et suiv. montre combien cette manière de voir était profondément enracinée chez les Romains, en citant des passages semblables de Suétone et de Pline le Jeune. Ibidem assertions très-exactes sur l’intolérance propre aux religions monothéistes, et étrangère aux Grecs et aux Romains ; car, dès son début, le christianisme notamment se montra persécuteur. — Gibbon range parmi les principales causes de la rapide propagation du christianisme le zèle intolérant de la foi non moins que l’espoir d’un autre monde. — Quant à la menace des peines éternelles de l’enfer lancée contre tout le genre humain et à l’effet de cette menace sur les Romains, voir Lecky, Sittengesch., I, p. 366 et suiv.

10. Schlosser, Weltgesch. f. d. deutsche Volk, bearb. v. Kriegk IV, p. 426 (Gesch. der Römer, XIV, 7).

11. Pour les temps modernes, on peut rappeler l’évolution qui se produisit lorsque Voltaire popularisa le système du monde de Newton.

12. Comme détail intéressant, mentionnons que, dans l’orthodoxie mahométane, on a recours aux atomes pour rendre plus intelligible la création transcendante par un dieu placé en dehors du monde. (Voir Renan, Averroès et l’averroïsme, Paris, 1852, p. 80.)

13. Les néoplatoniciens exaltés, tels que Plotin et Porphyre, étaient d’ardents adversaires du christianisme, contre lequel Porphyre écrivit quinze livres ; mais au fond c’étaient encore eux qui se rapprochaient le plus du christianisme, et il est hors de doute qu’ils ont influé sur le développement de la philosophie chrétienne. Plus éloignés étaient déjà Galien et Celse (ce dernier platonicien et non épicurien, comme on le croyait d’abord, voir Ueberweg, Grundriss, § 65) ; les plus éloignés étaient les sceptiques de l’école d’Énésidème et les « médecins empiriques » (Zeller, III, 2, 2e éd., p. 1 et suiv.), surtout Sextus Empiricus.

14. Très-ancienne est donc aussi l’extension donnée aux noms d’ « épicuriens » et d’ « épicuréisme » dans le sens d’opposition absolue à la théologie transcendante et à la dogmatique ascétique. Tandis que l’école épicurienne (voir plus haut, p. 117) était de toutes les écoles philosophiques de l’antiquité, celle dont les doctrines étaient le mieux définies et le plus strictement logiques, le Talmud donne déjà le nom d’épicuriens aux Sadducéens et aux libres penseurs en général. Au XIIe siècle apparaît à Florence un parti d’« épicuriens » qui sans doute ne méritaient pas ce nom suivant l’acception rigoureuse où cette école le prenait, non plus que les épicuriens que Dante fait reposer dans des tombeaux de feu[91]. Au reste, l’acception du nom de « stoïciens » s’est aussi étendue d’une manière analogue.

15. Renan[92] montre comment l’interprétation la plus abstraite de l’idée de Dieu fut favorisée notamment par la polémique dirigée contre la Trinité et l’incarnation du Verbe. Renan compare l’école conciliante des « Motasélites » à celle de Schleiermacher.

16. La première de ces opinions était professée par Avicenne, tandis que, suivant Averroès, sa véritable opinion aurait été la seconde. Averroès lui-même fait exister déjà dans la matière, « comme possibilité », tous les changements et mouvements dans le monde, particulièrement la naissance et la destruction des organismes ; et Dieu n’a rien à faire, sinon à changer la possibilité en réalité. Mais pour peu qu’on se place au point de vue de l’éternité, la différence entre la possibilité et la réalité disparaît, toute possibilité se transformant en réalité dans l’éternelle suite des temps. Mais alors, au fond, pour le plus haut degré de la contemplation, disparaît aussi l’opposition entre Dieu et le monde. (Voir Renan, Averroès, p. 73, 82 et suiv.)

17. Cette opinion, qui s’appuie sur la théorie du νοῦς ποιητικός[93] d’Aristote, a été appelée « monopsychisme ». Elle montre que l’âme immortelle est une seule et même essence dans tous les êtres entre lesquels elle se partage, tandis que l’âme animale est périssable.

18. Voir Humboldt, Cosmos, II, p. 258 et suiv., — Draper Hist. du dével. intell. en Europe, trad. fr., t. II, p. 303 et suiv.). L’auteur, est surtout versé dans les sciences naturelles (voir note 4), déplore (t. II, p. 308) que les lettrés européens aient systématiquement rejeté dans l’oubli les services que les mahométans nous ont rendus en fait de sciences.

19. Voir Liebig, Chemische Briefe, 3e et 4e lettre. L’assertion, « l’alchimie n’a jamais été autre chose que la chimie », va peut-être un peu trop loin. Liebig nous engage à ne pas confondre l’alchimie avec la recherche de la pierre philosophale, aux XVIe siècle et XVIIe siècle ; mais il devrait se rappeler que celle-ci n’est qu’une alchimie dégénérée, comme la manie des horoscopes de la même époque n’est qu’une astrologie retombée à l’état de barbarie. C’est surtout la différence de l’expérimentation et de la théorie qui peut éclairer celle de la chimie moderne et de l’alchimie du moyen âge. Aux yeux de l’alchimiste, la théorie s’appuyait sur des bases inébranlables ; elle dominait l’expérimentation, et quand celle-ci donnait un résultat inattendu, on s’ingéniait pour l’adapter à la théorie, dont l’origine était a priori. Aussi, l’alchimie ne se préoccupait-elle guère que des résultats présumés et songeait peu à la recherche libre. Il en est bien encore un peu ainsi dans la chimie moderne, où l’expérimentation subit plus ou moins le joug des théories générales, naguère presque omnipotentes et aujourd’hui moins puissantes ; quoi qu’il en soit, l’expérimentation constitue la base de la chimie moderne ; dans l’alchimie, l’expérimentation était l’esclave de la théorie aristotélique et scolastique. L’alchimie et l’astrologie avaient toutefois une forme scientifique qui consistait dans la démonstration logique de quelques notions sur la nature et les relations mutuelles de tous les corps ; ces notions étaient simples, mais leur combinaison pouvait donner les résultats les plus variés. Quant aux progrès que l’astrologie dans sa forme la plus pure a fait faire à l’esprit scientifique, voir encore Hartpole Lecky, Geschichte der Aufklärung in Europa, p. 215 et suiv., où, à la note 1, p. 216, sont citées plusieurs assertions hardies d’astrologues libres-penseurs. Voir aussi Humboldt, Cosmos, II, p. 256 et suiv.

20. Draper, Hist. du dével. intel. en Europe, trad. fr., t. Il, p. 196 et suiv. — La médecine des Arabes est jugée moins favorablement par Haeser (Gesch. d. Med., 2e éd., Iéna. 1853, § 173 et suiv.) et Daremberg (Hist. des sciences médicales, Paris, l870) ; ce qu’en disent ces deux écrivains suffit cependant pour attester la grande activité des Arabes sur ce terrain.

21. Voir Wachler, Handb. der Gesch. d. Liter., II, § 87. — Meiners. Hist. Vergleich der Sitten u. s. w. des Mittelalters mit d. unsr. Jahrh., ll, p. 413 et suiv. — Daremherg[94] montre que l’importance médicale de Salerne est antérieure à l’influence arabe et date probablement de l’antiquité. Quoi qu’il en soit, l’école de Salerne prit un grand essor grâce à le protection que lui accorda l’empereur Frédéric II.

22. L’assertion, d’après laquelle Averroès, l’empereur Frédéric II ou quelque autre audacieux libre-penseur aurait appelé Moïse, Jésus-Christ et Mahomet « trois imposteurs », paraît généralement avoir été une calomnie au moyen âge et une invention propre à faire suspecter et détester les libres-penseurs. Plus tard, on imagina un livre pour accréditer le propos fabuleux relatif aux trois imposteurs, et un grand nombre de libres-penseurs furent accusés d’avoir composé un ouvrage qui n’existait pas (voir la liste de ces personnes dans Genthe, de Impostura religionum, p. 10 et suiv. ; Renan, Averroès, p. 235 ; enfin l’ardeur, avec laquelle un discutait sur l’existence de ce livre, détermine des industriels littéraires à en fabriquer après coup quelques-uns qui eurent assez peu de succès. (Voir Genthe, ibid.)

23. Hammer, dans sa Geschichte der Assassinen, pulsée à des sources orientales (Stuttgart et Tubingue, 1818), se range à l’opinion qui divise ces sectaires en imposteurs et en dupes ; il ne voit chez les chefs que de froids calculs, une incrédulité absolue et un affreux égoïsme. Sans doute les sources permettent de porter ce jugement ; toutefois il faut savoir reconnaître dans les informations ainsi utilisées la façon dont une orthodoxie victorieuse se comporte d’ordinaire à l’égard des sectes vaincues. À part les calomnies inventées par la méchanceté, il en est ici comme du jugement sur ce qu’on appelle « hypocrisie » dans la vie des individus. Une dévotion éclatante est pour le peuple ou bien une véritable sainteté ou une vile dissimulation cachant les plus honteux excès ; la délicatesse psychologique, qui sait dans un mélange de sentiments vraiment religieux, faire la part du brutal égoisme et des appétits vicieux est peu comprise du vulgaire quand il apprécie de pareils phénomènes. Hammer (page 20) expose ainsi son opinion personnelle sur la cause psychologique de la secte des Assassins : « Parmi toutes les passions qui ont jamais mis en mouvement les langues, les plumes et les glaives, renversé les trônes et ébranlé les autels, la première et la plus puissante est l’ambition. Les crimes lui plaisent comme moyens et les vertus comme masques. Rien n’est sacré pour elle et, malgré cela, elle se réfugie de préférence comme dans l’asile le plus sûr, dans ce que l’humanité a de plus saint, dans la religion. Aussi l’histoire des religions n’est-elle nulle part plus orageuse et plus sanglante que là où la tiare s’unit au diadème, qui reçoit ainsi plus de force qu’il n’en communique. » Mais où trouver un clergé qui ne soit pas ambitieux et comment la religion peut-elle rester pour l’humanité la chose la plus sacrée, quand ses ministres les plus élevés n’y trouvent que les moyens d’assouvir leur ambition ? Et pourquoi donc l’ambition est-elle une passion si fréquente et si dangereuse, elle qui n’arrive que par un chemin hérissé de ronces et de dangers à cette vie de jouissances regardée comme le but de tous les égoïstes ? Il est évident que, souvent et particulièrement dans les grandes crises de l’humanité, à l’ambition se joint presque toujours la poursuite d’un idéal en partie irréalisable, en partie personnifié dans le chef qui, par un étroit égoïsme, se regarde comme le représentant de cet idéal. Telle est aussi la raison pour laquelle l’ambition religieuse se manifeste si fréquemment ; l’histoire présente au contraire rarement des ambitieux qui, sans être croyants, emploient la religion comme principal levier de leur puissance. — Ces réflexions s’appliquent aussi aux jésuites, qui, dans certaines périodes de leur histoire, se sont certes fort rapprochés de la secte des Assassins, telle que Hammer la conçoit ; mais, s’ils n’eussent été animés par un véritable fanatisme, ils auraient eu de la peine à fonder leur puissance dans l’esprit des croyants. Hammer a raison (page 337 et passim) de les comparer aux Assassins ; mais quand (page 339) il regarde aussi les régicides de la Révolution française comme dignes d’avoir pu être des satellites du « Vieux de la montagne », il prouve avec quelle facilité la manie de généraliser peut faire méconnaître la vérité dans les phénomènes historiques. En tout cas, le fanatisme politique des terroristes français était dans l’ensemble très-sincère et nullement entaché d’hypocrisie.

24. Prantl, Gesch. der Logik un Abendlande, II, page 4, ne veut trouver, dans toute la scholastique, que de la théologie et de la logique, sans « aucune philosophie ». Il est très-vrai d’ailleurs que les différentes périodes de la scolastique se distinguent les unes des autres simplement par la quantité toujours croissante des matériaux intellectuels. (Ueberweg pourrait bien avoir tort en admettant trois périodes dans l’adaptation de la philosophie d’Aristote à la doctrine de l’Église : 1° l’adaptation incomplète, 2° l’adaptation complète, 3° l’adaptation se dissolvant elle-même.) — Voir ibid. une complète énumération des matériaux d’étude dont disposait le moyen âge à son début.

25. Ce dernier point est très-bien démontré par le Dr Schuppe dans son écrit Die aristotelischen Kategorieen. J’approuve moins l’argumentation contre Bonitz sur le vrai sens à attacher à l’expression κατηγορίαι τοῦ ὄντος. L’expression, choisie dans le texte, cherche à éluder ce sujet de polémique, dont l’explication m’entraînerait trop loin. D’après Prandtl, Gesch. d. Logik., l, page 192, ce qui existe par le fait acquiert son entière détermination concrète au moyen des principes énoncés dans les catégories.

26. Prantl, Gesch. d. Logik., ll, page 19 et suiv., particulièrement la note 75.

27. Ueberweg, Grundriss, 4e éd. I, p. 172 et 175, — Les intrications qui y sont données nous suffisent complètement, attendu qu’il ne s’agit pas ici d’une nouvelle explication de la métaphysique d’Aristote, mais seulement d’une discussion critique sur des idées et des assertions attribuées sans conteste à Aristote.

28. Kant[95] parle de l’impossibilité d’une preuve ontologique de l’existence de Dieu, et il montre que l’existence n’est pas en général un attribut réel, c’est-à-dire n’est pas une idée (Begriff) de quelque chose qui puisse s’ajouter à l’idée d’une chose. Ainsi le réel ne contient (dans son idée), que la simple possibilité, et la réalité exprime l’existence comme objet de la même chose dont je n’ai que l’idée dans la possibilité purement logique. Pour expliquer cette corrélation, Kant emploie l’exemple suivant : « 100 thalers réels ne contiennent rien de plus que 100 thalers possibles. Ces derniers expriment l’idée, les premiers l’objet et sa position en soi ; mais si l’objet renfermait plus que l’idée, mon idée serait incomplète et par conséquent non applicable. Cependant, sous le point de vue de ma situation pécuniaire, il y a plus dans 100 thalers réels que dans l’idée ou la possibilité de 100 thalers. Car, en réalité, l’objet n’est pas seulement contenu analytiquement dans mon idée, mais encore il s’ajoute synthétiquement à mon idée, laquelle n’est qu’une détermination de ma pensée, sans que, par cette existence en dehors de mon idée, l’idée de ces 100 thalers soit le moins du monde augmentée ». L’exemple, ajouté dans le texte, d’un bon du trésor cherche à élucider la question en ce que, outre la possibilité purement logique des 100 thalers fictifs, on fait encore intervenir la considération de la probabilité, qui résulte de la science partielle des conditions propres à influer sur le payement réel des 100 thalers. Ces conditions, partiellement reconnues, forment ce qu’Ueberweg appelle la possibilité réelle. En cela il est d’accord avec Trendelenburg[96]. L’apparence d’une relation problématique entre le bon du trésor et la somme qu’il représente naît ici seulement de ce que nous reportons sur le premier le rapport que notre esprit a établi entre l’existence seule réelle des conditions et l’existence, qui sera réelle aussi à un moment ultérieur, de ce qui a été convenu.

29. Krug, Gesch. der preuss. Staatsschulden, p. 82.

30. La définition complète de l’âme (II, 1) est : Ψυχή ἐστιν ἐντελέχεια ἡ πρώτη σώματος φυσικοῦ ζωὴν ἔχοντος δυνάμει τοιούτου δέ ὃ ἂν ᾖ ὀργανικόν, que de Kirchmann[97] traduit : « L’âme est la première réalisation achevée d’un corps naturel, ayant la vie en puissance et possédant des organes. » On trouve au même endroit de très-bons éclaircissements ; toutefois quand de Kirchmann dit (p. 58) que cette définition de l’âme n’est pas une définition de l’âme au sens moderne de ce mot, mais seulement une définition de la force organique, que l’animal et la plante possèdent aussi bien que l’homme, cela ne peut pas être exact ; car Aristote commence par déclarer qu’il veut donner une définition générale de l’âme et par conséquent une définition comprenant toutes les espèces d’âmes. Mais Aristote ne veut pas, comme de Kirchmann l’entend, nous donner seulement l’idée d’une espèce d’âme qui serait commune à tous les êtres animés, mais à côté de laquelle une partie de ces êtres pourrait encore avoir une autre espèce d’âme, non comprise dans la définition. La définition doit au contraire embrasser l’âme humaine tout entière avec ses facultés supérieures tout aussi bien, par exemple, que l’âme végétale, et tel est effectivement le cas ; car, d’après la conception d’Aristote, le corps humain est façonné, comme organisme, pour une âme raisonnable, qui constitue aussi l’acte de ce corps en renfermant simultanément les facultés d’un ordre Inférieur. Quoiqu’on ne puisse mettre cette conception d’accord avec une partie des systèmes modernes de psychologie, qui n’attribuent à l’âme que les fonctions conscientes, il ne nous est pas permis de regarder cette définition de l’âme comme simplement physiologique. Aristote, en cela plus sensé que beaucoup de modernes, fait, même pour l’acte de penser, coopérer la raison avec la forme sensible produite par l’imagination.

31. Fortlage[98] dit : « La grandeur négative d’un être immatériel, qui gouvernerait la sphère des sens extérieurs, fut fixée par Aristote à l’aide du mot ἐντελέχεια, mot énigmatique et équivoque qui par suite a l’air d’être profond ; de cette grandeur négative c’est-à-dire de rien il fit ainsi quelque chose. » Il est assurément vrai qu’avec son entéléchie Aristote fit de rien l’apparence de quelque chose. Or ce reproche atteint non-seulement l’idée d’âme, mais encore tout l’emploi du mot ἐντελέχεια et de plus toute la théorie aristotélique de la possibilité et de la réalité. Une fois pour toutes, on ne trouve dans les choses qu’une parfaite réalité. Chaque chose prise en soi est une entéléchie ; et quand on place un objet à côté de son entéléchie, on commet une pure tautologie. Or il en est de l’âme absolument comme de tous les autres cas. L’âme de l’homme est, d’après Aristote, l’homme. Cette tautologie n’acquiert, dans le système, une importance plus grande que si 1° on oppose à l’homme réel et achevé l’image apparente et décevante du corps, comme d’un homme simplement possible (voir du reste la note suivante), et si 2° l’être réel et achevé est confondu plus tard avec la partie essentielle ou intelligible de l’être, avec la même ambiguïté qui nous surprend tellement à propos de l’idée d’οὐσία. Aussi Aristote n’a-t-il pas plus fixé dans son idée d’âme « la grandeur négative d’un principe immatériel » qu’en général dans l’idée de forme. Ce fut la doctrine néoplatonicienne du suprasensible qui introduisit le mysticisme dans l’idée de l’entéléchie, où il trouva certes un terrain très-favorable à son développement.

32. Voir de Anima, II, 1, p. 61, dans la traduction de Kirchmann : « D’ailleurs l’être qui a la vie en puissance n’est pas celui qui a perdu son âme, mais celui qui possède son âme ; il faut dire plutôt que la semence et le fruit sont un tel corps en puissance. » Ici Aristote cherche à prévenir l’objection très-juste que, d’après son système, tout homme devrait naître d’un cadavre complet auquel tiendrait se joindre entéléchie. Il peut assurément affirmer avec raison que le cadavre ne s’y prêterait plus, parce qu’il ne constitue plus un organisme parfait. Au reste on se demande si Aristote a poussé sa pensée aussi loin ; (voir à ce propos la note de Kirchmann) ; mais alors on ne pourrait plus citer aucun cas où le corps vivant et « en puissance » serait distinct du corps vivant réellement, et c’est pour cela qu’Aristote recourt à la semence et au fruit. Il semble que l’opposition établie par lui trouve ici une apparente justification, toutefois ce n’est qu’une apparence, car la semence et le fruit sont aussi déjà animés et ont une forme appartenant à l’essence de l’homme. Cependant si l’on voulait dire, en prenant la distinction de la forme et de la matière dans le sens relatif indiqué par le texte : l’embryon a certes la forme et par conséquent l’entéléchie de l’embryon, mais relativement à l’homme entièrement développé, il n’est que possibilité et par conséquent matière, ce serait plausible pour qui ne regarderait que les extrêmes sans presque faire attention à l’acte de la réalisation. Enfin si l’on veut s’arrêter à considérer ce dernier et le suivre dans le détail des applications, cette fantasmagorie se perd dans le néant, car il n’est pas probable qu’Aristote ait voulu dire que le jeune homme est le corps de l’homme fait parce qu’il en est la possibilité.

33. Sans doute l’Église combattit la séparation de l’anima rationalis d’avec les facultés inférieures de l’âme ; le contraire fut même érigé en dogme au concile de Vienne en Dauphiné, l’an 1311 ; mais on voyait renaître sans cesse la théorie plus commode et plus conforme aux idées d’Aristote.

34. Ueberweg reconnaît aussi la contradiction qui existe entre la théorie du νοῦς et celle de l’immortalité[99]. (Voir aussi la note 55 de la Ire partie.)

35. Voir Prantl, Gesch. d. Logik, III, p. 184.

36. Voir, outre Prantl, surtout Barach, pour l’histoire du nominalisme avant Rossellin, Vienne, 1866, où l’on signale un nominalisme très-développé dans un manuscrit du Xe siècle.

37. Ainsi, dans certains passages, Albert le Grand, voir Prantl, III, p. 97 et suiv.

38. La preuve de la corrélation entre la propagation de la logique byzantine en Occident et la prédominance croissante du nominalisme est une des plus importantes découvertes faites par Prantl[100]. Si Prantl désigne la direction d’Occam non par le mot « nominalisme », mais par le mot « terminisme » (d’après le terminus logique, principal instrument de cette école), sa pensée ne peut pas devenir une loi pour nous qui ne faisons d’ailleurs qu’effleurer ce sujet. Pour nous, le nominalisme ne représente provisoirement, dans un sens plus large, que l’opposition formée contre le platonisme par les philosophes qui ne voulaient pas que les universaux fussent des choses. Il est vrai que, pour Occam, ce ne sont pas des « noms », mais des et « termes », qui représentent les choses dont ils rappellent l’idée. Le terminus » est un des éléments du jugement formé dans l’esprit ; il n’existe nullement en dehors de l’âme, mais il n’est non plus purement arbitraire comme le mot par lequel il peut être exprimé ; il naît en vertu d’une nécessité naturelle des relations de l’esprit avec les choses. — Voir Prantl, III, p. 344 et suiv., particulièrement la note 782.

39. Prantl, III, p. 328. — La liberté de la pensée n’est réclamée sans doute que pour les propositions philosophiques (voir, dans le chapitre suivant, les observations sur la double vérité au moyen âge) ; mais comme au fond la théologie n’embrasse que le domaine de la loi et non celui de la science, la liberté est revendiquée ainsi pour la pensée scientifique tout entière.

40. Occam ne méconnaît nullement la valeur des propositions générales. Il enseigne même que la science a rapport aux universaux, non directement aux choses individuelles ; mais elle n’a pas rapport aux universaux proprement dits ; elle ne voit dans les universaux que l’expression des individus qu’ils embrassent. — Prantl, III, p. 332 et suiv., particulièrement la note 750).

41. Selon Prantl (Gesch. d. Logik, lll, p. 1), on ne saurait trop répéter que « la renaissance date en réalité, en ce qui concerne la philosophie ancienne, les mathématiques et les sciences naturelles, du XIIIe siècle, par la publication des œuvres d’Aristote et de la littérature arabe. »

42. Les faits qui s’y rapportent se trouvent en détail dans l’Averroès de Renan (ll, 2 et 3). Nous devons à Maywald un résumé de tout ce qui a trait spécialement à la théorie de la double vérité.

43. Versuch der Trennung von Theologie und Philosophie im Mittelalter. — Maywald, Lehre von zweif. Wahrh., p. 11. — Renan, Averroès, p. 219.

44. Maywald, p. 13 ; Renan, p. 208, qui donne, d’après Hauréau (Philosophie scholastique), des observations sur la connexion de l’averroïsme anglais avec le parti des franciscains.

45. Renan, Averroès, p. 258 : « Le mouvement intellectuel du nord-est de l’Italie, Bologne, Ferrare, Venise, se rattache tout entier à celui de Padoue. Les universités de Padoue et de Bologne n’en font réellement qu’une, au moins pour l’enseignement philosophique et médical. C’étaient les mêmes professeurs qui, presque tous les ans, émigraient de l’une à l’autre pour obtenir une augmentation de salaire. Padoue, d’un autre côté, n’est que le quartier Latin de Venise ; tout ce qui s’enseignait à Padoue s’imprimait à Venise. »

46. Renan, Averroès, p. 257, 326 et suiv.

47. Renan, Avorroès, p. 283.

48. Chap. XIII et XIV. Dans le dernier chapitre (XIV), il n’est plus question que de la soumission aux arrêts de l’Église : aucun argument naturel n’est apporté en faveur de l’immortalité, qui par conséquent repose uniquement sur la révélation. Les passages les plus forts se trouvent de la page 101 à la fin dans l’édition de Bardili (Tubingue, 1791) ; pages 118 et suivantes d’une édition sans indication du lieu d’impression, 1534. Je ne connais pas les éditions antérieures. — Les passages cités dans la 1re édition étaient empruntés à M. Carrière, Die philos. Weltanschauung der Reformationszeit[101]. Ils sont exacts au fond, quoique traduits trop librement, et le style quelque peu pathétique diffère de celui de l’original.

49. Voir Machiavel, Commentaires sur la 1re décade de Tite-Live, traduits par le docteur Grützmacher, Berlin, 1871, p. 41.

50. Maywald, Lehre von zweif. Wahrh., p. 45 et suiv.

51. Prantl, Gesch. d. Logik., IV, page 2 et suiv.

52. Voir Lorenzo Valla, conférence de J. Vahlen, Berlin, 1870, p. 6 et suiv.

53. Tous les ouvrages psychologiques de l’époque de la Réforme ici mentionnés ont paru réunis en un seul volume imprimé par Jacob Gesner, Zurich, 1563 ; les trois premiers aussi à Bâle. — Voir les articles Psychologie et Vivès dans Encycl. des ges. Erzieh. und Unterichtswesens.

54. Voir Humboldt, Cosmos, II p. 344 et note 22, p. 497 et suiv.

55. Humboldt, Cosmos, II, p. 345 : « C’est une opinion erronée et malheureusement encore aujourd’hui très-répandue que Copernic, par timidité et par crainte de persécutions cléricales, donna le mouvement planétaire de la terre et la position du soleil au centre de tout le système planétaire comme une simple hypothèse permettant de calculer commodément les orbites des corps célestes, mais qui n’est pas vraie et n’a pas besoin de l’étre. »

Effectivement, on lit ces mots étranges dans l’avant-propos anonyme par lequel débute l’ouvrage de Copernic et qui est intitulé : De hypotesibus hujus operis ; mais les assertions de l’avant-propos, entièrement étrangères à Copernic, sont en pleine contradiction avec sa dédicace au pape Paul III. L’auteur de l’avant-propos est, suivant Gassendi, André Osiander ; non, comme dit Humboldt, « un mathématicien vivant alors à Nuremberg, mais le célèbre théologien luthérien ». La révision astronomique de l’impression fut faite sans doute par Jean Schoner, professeur de mathématique et d’astronomie à Nuremberg. Lui et Osiander furent chargés par Rhæticus, professeur à Wittemberg et élève de Copernic, du soin de l’impression Nuremberg lui paraissant plus « convenable » que Wittemberg pour la publication de fourrage[102]. Dans toutes ces circonstances » il est probable qu’on agissait surtout pour ménager Melanchthon, grand amateur d’astronomie et d’astrologie, mais aussi un des adversaires les plus obstinés du système de Copernic. — À Rome, on était alors plus tolérant, et il fallut l’intervention de l’ordre les jésuites pour faire brûler Giordano Bruno et amener le procès de Galilée. Relativement à ce revirement, Ad. Franck, dans son étude sur Th.-H. Martin, Galilée[103], remarque : « Chose étrange ! le double mouvement de la terre avait déjà été enseigné au XVe siècle par Nicolas de Cus, et cette proposition ne l’avait pas empêché de devenir cardinal. En 1533, un Allemand, du nom de Widmannstadt, avait soutenu la même doctrine à Rome, en présence du pape Clément VII, et le souverain pontife, en témoignage de sa satisfaction, lui fit présent d’un beau manuscrit grec. En 1543, un autre pape, Paul III, acceptait la dédicace de l’ouvrage où Copernic développait son système. Pourquoi donc Galilée, soixante et dix ans plus tard, rencontrait-il tant de résistance, soulevait-il tant de colères ? » Franck fait judicieusement ressortir le contraste ; toutefois sa solution est très-malheureuse quand il fait consister la différence en ce que Galilée ne se contenta pas d’abstractions mathématiques, mais, en jetant un regard dédaigneux sur les théories de Kepler, appela à son secours l’observation, l’expérience et le témoignage des yeux. Au fond, Copernic, Kepler et Galilée, malgré toutes leurs différences de caractère et de talent, furent tous trois animés de la même ardeur pour le développement de la science, pour le progrès et pour le renversement des préjugés qui leur faisaient obstacle, du même dédain pour les barrières qui séparaient le monde savant d’avec le vulgaire. Nous ne pouvons résister au désir de citer encore le passage suivant du Cosmos de Humboldt (II, p. 346) qui fait honneur à son auteur : « Le fondateur de notre système actuel du monde était peut-être encore plus remarquable par son courage et par sa fermeté que par sa science. Il méritait à un haut degré le bel éloge que lui décerne Kepler en le nommant, dans son introduction aux tables rodolphines, un homme d’un esprit libre : Vir fuit maximo ingenio et, quod in hoc exercitio (dans la lutte contre les préjugés) magni momenti est, anime liber. (« Ce fut un homme d’un grand génie et, détail important lorsqu’il s’agit de combattre les préjugés, d’une remarquable indépendance d’esprit. ») Lorsque, dans sa dédicace au pape, Copernic décrit la manière dont son ouvrage est né, il ne craint pas d’appeler « conte absurde » l’opinion répandue même parmi tous les théologiens que la terre est immobile au centre de l’univers et d’attaquer la stupidité d’une idée semblable. « Si par hasard de frivoles bavards (ματαιολόγοι), dépourvus de toute notion de mathématiques, se permettaient d’énoncer un jugement sur son ouvrage en dénaturant intentionnellement un passage quelconque de l’Écriture sainte (propter aliquem locum scripturæ male ad suum propositum detortum), il mépriserait, dit-il, une attaque aussi impudente ! »

56. À ce propos, qu’il nous soit permis d’ajouter une note à la page 109, relativement à Copernic et à Aristarque de Samos. Il n’est pas invraisemblable, d’après Humboldt[104], que Copernic connut l’opinion d’Aristarque ; mais il se réfère expressément à deux passages de Cicéron[105] et de Plutarque[106], qui le portèrent à réfléchir sur la mobilité de la terre. Cicéron rapporte l’opinion d’Hicétas de Syracuse ; Plutarque, celle des pythagoriciens Ekphant et Héraclide. Il résulte donc des aveux mêmes de Copernic que l’idée première de son système lui vint de savants de l’antiquité grecque ; mais il ne cite nulle part Aristarque de Samos. — Voir Humboldt (ibid.) et Lichtenberg, Nicolas Copernic, dans le 5e volume de ses Mélanges, nouvelle édition originale, Gœttingue, 1844, p. 193 et suiv.

57. Non seulement Bruno cite Lucrèce avec prédilection, mais encore il l’imite systématiquement dans son poème didactique, De universo et mundis. Hugo Wernekkte traite de sa « polémique contre la cosmologie d’Aristote » (Leipziger Dissert., impr. à Dresde, 1871).

58. Ce passage est emprunté à M. Carrière[107]. Dans cet ouvrage riche en pensées, Bruno est traité avec une prédilection particulière. Voir encore Bartholméss, Jordano Bruno, Paris, 1816, 2 vol.

59 [page 216]. Carrière ibid., p. 384 — Cette distinction, déjà utilisée par les philosophes arabes, entre l’intention morale de la Bible et son langage approprié aux idées de l’époque, se retrouve dans la lettre que Galilée écrivit à la grande-duchesse Christine : « De sacræ scripturæ testimoniis in conclusionibus mere naturalibus, quæ sensata experientia et necessariis demonstrationibus evinci possunt, temere non usurpandis. » (« Il ne faut pas employer à la légère les témoignages de l’Écriture sainte pour des conclusions purement naturelles, que l’on peut obtenir à l’aide d’une expérience judicieuse et de démonstrations irrésistibles. »)

60. Sous ce rapport, le jugement écrasant de Liebig[108] ne pouvait être atténué par aucune réplique[109] ; les faits sont trop probants. Le dilettantisme le plus frivole dans ses propres essais relatifs a la science de la nature, la science ravalée à une hypocrite adulation de cour, l’ignorance ou la méconnaissance des grands résultats scientifiques obtenus par les Copernic, les Kepler, les Galilée, qui n’avaient pas attendu l’Instauratio magna, une polémique acrimonieuse, une injuste dépréciation des véritables savants qui l’entouraient, tels que Gilbert et Harvey, — voilà bien des faits de nature à montrer le caractère scientifique de Bacon sous un jour aussi défavorable que son caractère politique et personnel, de telle sorte que l’opinion de Macaulay[110] d’ailleurs déjà combattue avec justice par Kuno Fischer[111], n’est plus soutenable. Moins simple est le jugement sur la méthode de Bacon. Ici Liebig a sans doute dépassé les bornes, bien que ses remarques critiques sur la théorie de l’induction[112] renferment des documents précieux pour une théorie complète de la méthode dans l’étude de la science de la nature. Un fait qui provoque de sérieuses réflexions, c’est que des logiciens judicieux et instruits, tels que W. Herschel[113] et Stuart Mill reconnaissent encore la théorie de l’induction de Bacon comme la base première quoique incomplète de leur propre théorie. Il est vrai que dans ces derniers temps on a eu grandement raison de se ressouvenir des logiciens précurseurs de Bacon, tels que Léonard de Vinci, Louis Vivès et surtout Galilée ; cependant il faut ici de même se garder de toute exagération et ne pas dire, par exemple, comme Ad. Franck[114] : « La méthode de Galilée, antérieure à celle de Bacon et de Descartes, leur est supérieure à toutes deux. » — On ne doit pas oublier non plus que la grande réputation de Bacon n’est pas née d’une erreur historique, commise après sa mort, mais qu’elle nous est venue, directement de ses contemporains par une tradition non interrompue. On peut inférer de là l’étendue et la profondeur de son influence ; et cette influence, malgré tous les points faibles de sa doctrine, a été, en fin de compte, favorable au progrès et au rôle des sciences de la nature dans la vie. Le style spirituel de Bacon, les éclairs de génie que l’on rencontre dans ses ouvrages peuvent avoir été rehaussés par le prestige de son rang et par ce fait qu’il eut le bonheur d’être le véritable interprète de son temps ; mais au point de vue historique son mérite n’en est pas diminué.

61. Voir le passage suivant, à la fin de la partie physiologique (p. 590 de l’édition de Zurich) : « Galien dit de l’âme de l’homme : Ces esprits sont ou l’âme ou un instrument immédiat de l’âme. Cela est certainement vrai ; et leur éclat surpasse celui du soleil et de toutes les étoiles. Ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’à ces mêmes esprits se mêle, chez les hommes pieux, l’esprit divin lui-même qui, par sa lumière divine, les rend encore plus brillants, pour que leur connaissance de Dieu soit plus éclatante, leur attachement plus solide et leurs élans vers Dieu plus ardents. Quand au contraire les diables occupent les cœurs, ils troublent par leur souffle les esprits dans le cœur et le cerveau, empêchent les jugements, produisent des fureurs manifestes et entraînent les cœurs et les autres membres aux actes les plus cruels. » Voir Corpus reformatorum, XIII p. 88 et suiv.

62. Voir dans Schaller, Gesch. d. Naturphilos., Leipzig, 1841, les extraits classés p. 77-80.

63. Dans les Mémoires pour Histoire des sciences et des beaux-arts, Trévoux et Paris, 1713, p. 922, on mentionne, sans citer le nom, un « malebranchiste », vivant à Paris, qui regardait comme très-vraisemblable que lui-même était le seul être créé.

64. Montaigne est tout à la fois un des plus dangereux adversaires de la scolastique et le fondateur du scepticisme français. Les Français éminents du XVIIe siècle, amis comme ennemis, subissaient presque tous son influence ; on la retrouve même chez Pascal et les solitaires de Port-Royal, bien qu’ils fussent contraires à sa conception du monde, riante et quelque peu frivole.

65. l’ouvrage de Hieronymus Rorarius, quoique antérieur aux Essais de Montaigne, resta cent ans sans être publié. Il est remarquable par un ton grave, acerbe, et il met à dessein en lumière précisément les qualités des animaux qui prouvent qu’ils possèdent les facultés supérieures de l’âme qu’on leur conteste habituellement. L’auteur oppose les vices des hommes aux vertus des bêtes. Il n’est donc pas étonnant que ce manuscrit, bien que provenant d’un ecclésiastique ami d’un pape et d’un empereur, ait dû attendre si longtemps sa publication.

66. Passiones animæ, art. V : « Erroneum esse credere animam dare motum et calarem corpori » ; et art. VI : « Quænam differentia sit inter corpus vivens et cadaver. » (« C’est se tromper que de croire que l’âme donne du mouvement et de la chaleur au corps ; » et art. VI : « Quelle différence y a-t-il entre le corps vivant et un cadavre ? »

67. Quant à l’opposition générale que rencontra la grande découverte de Harvey et à l’importance du suffrage que lui accorda Descartes, voir Buckle, Hist. of civilization in England (ch. VIII ; ll, p. 274, éd. Brockhaus).

68. Cela ressort assez d’un passage de son Discours sur la méthode[115] : « Et, bien que mes spéculations me plussent fort, j’ai cru que les autres en avaient aussi qui leur plaisaient peut-être davantage. Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » Voir la note 17 de la partie suivante.

69. On a parlé en divers sens du caractère personnel de Descartes. On se demande notamment si son vif désir de passer pour avoir fait de grandes découvertes et sa jalousie contre d’autres éminents mathématiciens et physiciens ne l’ont pas quelquefois poussé au delà des bornes de la loyauté. Voir Whewell[116], à propos de l’accusation portée contre lui d’avoir utilisé et caché la découverte de la loi de la réfraction par Snell et les remarques acerbes, en sens contraire, de Buckle[117], qui, du reste, exagère sous plus d’un rapport l’importance de Descartes. — À cela se rapportent sa querelle avec le grand mathématicien Fermat ; ses jugements injustes et dédaigneux sur la théorie du mouvement de Galilée ; sa tentative de s’attribuer, en se fondant sur une affirmation remarquable, mais d’une clarté insuffisante, l’originalité de la grande découverte de Pascal touchant la raréfaction de l’air lorsqu’on gravit les montagnes, etc. — Ce sont là des problèmes pour la solution desquels nous n’avons pas toutes les données nécessaires ; d’un autre côté, si la crainte des prêtres (Pfaffen) l’a poussé à rétracter ses propres opinions, c’est là un fait d’un ordre différent. Mais quand Buckle, se joignant à Lerminier[118], compare Descartes à Luther, on est forcé de mettre en évidence le grand contraste qui existe entre le réformateur allemand poussant la franchise jusqu’à l’excès et Descartes éludant adroitement l’ennemi et n’osant se déclarer ouvertement dans la lutte entre la liberté de penser et la manie de la persécution. Descartes faisant violence à ses convictions, façonna sa doctrine au gré de l’orthodoxie catholique, et, à ce qu’il paraît, fit son possible pour l’accommoder au système d’Aristote. Ce fait indubitable est établi par les passages suivants de sa correspondance :

À Mersenne (juillet 1633), VI, 239, éd. Cousin : Descartes a été surpris d’apprendre la condamnation d’un livre de Galilée ; il présume que c’est à cause du mouvement de la terre, et il avoue que par là son propre ouvrage est frappé. « Et il est tellement lié avec toutes les parties de mon traité, que je ne l’en saurais détacher, sans rendre le reste tout défectueux. Mais comme je ne voudrais pour rien du monde qu’il sortît de moi un discours où il se trouvât le moindre mot qui fût désapprouvé de l’Église, aussi aimé-je mieux le supprimer que de le faire paraître estropié. » — Au même, 10 janvier 1632, VI, 242 et suiv. : « Vous savez sans doute que Galilée a été repris depuis peu par les inquisiteurs de la foi, et que son opinion touchant le mouvement de la terre a été condamnée comme hérétique ; or je vous dirai que toutes les choses que j’expliquois en mon traité, entre lesquelles etoit aussi cette opinion du mouvement de la terre, dépendaient tellement les unes des autres, que c’est assez de savoir qu’il y en ait une qui soit fausse pour connaître que toutes les raisons dont je me servois n’ont point de force ; et quoique je pensasse qu’elles fussent appuyées sur des démonstrations très-certaines et très-évidentes, je voudrais toutefois pour rien du monde les soutenir contre l’autorité de l’Église. Je sais bien qu’on pourroit dire que tout ce que les inquisiteurs de Rome ont décidé n’est pas incontinent article de foi pour cela, et qu’il faut premièrement que le concile y ait passé ; mais je ne suis point si amoureux de mes pensées que de me vouloir servir de telles exceptions, pour avoir moyen de les maintenir ; et le désir que j’ai de vivre au repos et de continuer la vie que j’ai commencée en prenant pour ma devise « Bene vixit qui bene latuit », fait que je suis plus aise d’être délivré de la crainte que j’avois d’acquérir plus de connaissances que je ne désire, par le moyen de mon écrit, que je ne suis fâché d’avoir perdu le temps et la peine que j’ai employée à le composer. » Vers lafin de la même lettre, on trouve par contre, page 216 : « Je ne perds pas tout à fait espérance qu’il n’en arrive ainsi que des antipodes, qui avoient été quasi en même sorte condamnés autrefois, et ainsi que mon Monde ne puisse voir le jour avec le temps, auquel cas j’aurois besoin moi-même de me servir de mes raisons. » Ce dernier revirement ne laisse rien à désirer sous le rapport de la clarté. Descartes ne se permit pas d’utiliser sa propre intelligence ; et, par suite, il se décida à émettre une nouvelle théorie qui lui rendit le service désiré de lui faire éviter un conflit flagrant avec l’Église.


NOTES DE LA TROISIÈME PARTIE


1. Gassendi est assurément (ce qui n’a pas été dit assez nettement dans la 1re édition de l’Hist. du matér.), un précurseur de Descartes ; il est indépendant de Bacon de Verulam. Descartes, qui n’était guère porté à reconnaître le mérite d’autrui, regardait Gassendi comme une autorité dans les sciences de la nature[119] ; il est très-vraisemblable qu’il connaissait les Exercitationes paradoxicæ (1624) et qu’il avait appris par la tradition orale, sur le contenu des cinq livres brûlés, un peu plus que nous n’en savons aujourd’hui d’après la table des matières. Plus tard, il est vrai, lorsque, par crainte de l’Église, Descartes imagine un monde, dont les bases étaient toutes différentes de celles du système de Gassendi, il changea de ton à l’égard de ce dernier, surtout depuis qu’il était devenu un grand homme pour avoir cherché une conciliation entre la science et la doctrine de l’Église. — Par une conception plus exacte des relations qui existaient entre Gassendi et Descartes, le droit du premier à être considéré comme l’auteur d’une conception de l’univers, qui a encore des partisans de nos jours, n’en devient que plus évident. D’ailleurs plus on étudie Descartes, plus on acquiert la conviction qu’il développa et propagea des théories matérialistes. Voltaire[120] déclare avoir connu bien des personnes que le cartésianisme avait amenées au point de ne plus reconnaître de Dieu ! — On ne comprend pas que Schaller[121] ait pu mettre Hobbes avant Gassendi. Sans doute Hobbes était né avant Gassendi, mais son développement intellectuel s’effectua très-tard, tandis que celui de Gassendi fut très-précoce ; aussi, durant son séjour à Paris, Hobbes joua-t-il le rôle d’élève de Gassendi, sans compter que celui-ci avait depuis longtemps publié des travaux littéraires.

2. Neumann, Grundriss der Thermochemie, Brunswick, 1869, ouvrage d’une grande valeur scientifique, a cependant tort de dire, page 11 : « La théorie atomistique de la chimie n’a rien de commun avec celle de Lucrèce et de Démocrite ». La continuité historique que nous démontrerons dans le cours de notre ouvrage, est déjà un trait commun, malgré toute la différence qui sépare le résultat définitif et les premiers développements de la doctrine.

Les deux théories ont d’ailleurs encore un point commun, que Fechner déclare être de la plus haute importance en atomistique, c’est d’admettre des molécules distinctes. Si ce n’est pas là un point aussi essentiel pour le chimiste que pour le physicien, il n’en conserve pas moins une importance d’autant plus grande que l’on s’efforce précisément, de concert avec Naumann, d’expliquer les phénomènes chimiques d’après les faits de la physique. Il n’est pas exact non plus (Ibid., p. 10 et 11) qu’avant Dalton personne n’ait démontré par les faits les droits et l’utilité de l’atomistique. Immédiatement après Gassendi, Boyle a donné cette démonstration pour la chimie et Newton pour la physique, et s’ils ne l’ont pas donnée dans le sens de la science actuelle, on ne doit pas oublier que la théorie de Dalton lui-même est dépassée aujourd’hui. Naumann a raison de demander (avec Fechner[122]) qu’avant de contester l’atomistique actuelle, on commence par la connaître. On peut dire aussi qu’avant de contester la parente de l’atomistique ancienne avec la moderne, il faut connaître non-seulement les faits d’histoire naturelle, mais encore les faits historiques.

3. De vita et moribus Epicuri, IV, 4 : « Dico solum, si Epicurus quibusdam religionis patriæ interfuit cæremoniis, quas mente tamen improbaret, videri posse, illi quandam excusationis speciem obtendi. Intereat enim, quia jus civile et tranquillitas publica illud ex ipso exigebat : improbabat, quia nihil cogit animum sapientis, ut vulgaria sapiat. Intus erat sui juris, extra, legibus obstrictus societatis hominum. Ita persolvebat eodem tempore quod et aliis debebat, et sibi… Pars hæc tum erat sapientiæ, ut philosophi sentirent cum paucis, loquebentur vero, agerentque cum multis. » (« Je dis seulement que si Épicure assista à quelques cérémonies religieuses de son pays, tout en les désapprouvant au fond du cœur, sa conduite fut jusqu’à un certain point excusable. Il y assistait, en effet, parce que le droit civil et l’ordre public exigeaient cela de lui : il les désapprouvait, parce que rien ne force l’âme du sage de penser à la façon du vulgaire. Dans son for intérieur, il ne dépendait que de lui-même ; au dehors, il était lié par les lois de la société humaine. Il payait ainsi en même temps ce qu’il devait aux autres et ce qu’il se devait à lui-même… Le rôle de la philosophie était alors de penser comme le petit nombre et de parler et d’agir avec la multitude. ») La dernière phrase paraît s’appliquer à l’époque de Gassendi plutôt qu’à celle d’Épicure, lequel jouissait et usait déjà d’une grande liberté d’enseignement et de parole. Hobbes[123] affirme que l’obéissance envers la religion de l’État implique le devoir de ne pas contredire ses doctrines. Dans sa conduite, il se conforma à ses paroles mais il ne se fit pas scrupule de ruiner tous les fondements de la religion dans l’esprit de ceux qui savaient tirer des conclusions. — Le Léviathan parut en 1651 ; le première édition du De vita et moribus Epicuri avait paru en 1647 ; mais ici la priorité d’idées n’a aucune importance ; c’était l’esprit de l’époque, et dans ces questions générales, là où il ne s’agissait ni de mathématiques ni de sciences naturelles Hobbes était certainement fixé longtemps avant de se lier avec Gassendi.

4. Remarquons ici le ton solennel avec lequel, vers la fin de la préface de son écrit De vita et moribus Epicuri, Gassendi fait des réserves en faveur de la doctrine de l’Église : « En religion, je suis de l’avis des ancêtres, c’est-à-dire de la religion catholique, apostolique et romaine, dont j’ai toujours défendu et dont je défendrai toujours les décrets ; jamais discours, soit d’un savant, soit d’un ignorant, ne m’en séparera. »

5. De vita et moribus Epicuri, fin de la préface (à Luiller) : « Tu as déjà en ta possession ses deux effigies, l’une faite d’après un camée, l’autre qui m’a été communiquée, pendant mon séjour à Louvain, par l’illustre Eryceus Puteanus, qui la publia aussi dans ses lettres, avec cette explication laudative : « Contemple, mon ami, l’âme du grand homme qui respire encore dans ces traits. C’est Épicure, avec son regard et son visage. Contemple cette image digne de ces traits, de ces mains, qui mérite enfin d’attirer tous les regards. » L’autre est un dessin de la statue placée à Rome près de l’entrée des jardins du palais des Lodovigi ; elle m’a été envoyée par notre ami Naudé (le même qui publia la dissertation de Hieronymus Rorarius, mentionnée dans la partie précédente) ; ce dessin a été fait par Henri Howen, peintre attaché à la maison du même cardinal. Insère le portrait que tu préféreras ; car tu vois qu’ils se ressemblent. Je me souviens d’ailleurs que tous deux concordent avec un autre portrait d’Épicure, conservé dans le riche cabinet de l’illustre Gaspard Monconis Liergues, juge à Lyon. »

6. Exercitationes paradoxicæ adverses aristoteleos, la Haye, 1656, préface : « D’un seul mot, il fait comprendre (L. VII) l’opinion d’Épicure sur le plaisir : il nous montre, en effet, comment le bien suprême se trouve dans la volupté, et comment le mérite des vertus et des actions humaines se mesure d’après ce principe. »

7. L’exemple « je vais me promener, donc je suis », ne vient pas de Gassendi, mais de Descartes, qui du reste l’emploie dans sa réplique tout à fait dans le sens de cette objection.

8. Buckle, Hist. of civil., II, p. 281, éd. Brockhaus.

9. Il paraît du reste que la priorité de cette réflexion appartient à Kant[124], qui s’exprime ainsi : « Par ce Moi, ou Il, ou Cela (la chose) qui pense, on ne représente qu’un sujet transcendant des pensées = x, qui n’est jamais connu que par ses attributs, à savoir ses pensées, et dont séparément nous ne pouvons jamais avoir la moindre idée. » Grand est toutefois le mérite du raisonnement de Lichtenberg, qui rend évidente l’affirmation subreptice du sujet de la manière la plus simple, sans l’appui d’aucun système. — Disons, en passant, que le premier essai pour prouver l’existence de l’âme au moyen du doute lui-même, essai qui ressemble étonnamment au « cogito, ergo sum », est dû à saint Augustin, le Père de l’Église, qui argumente ainsi dans le Xe livre De Trinitate : « Si quis dubitat, vivit si dubitat, unde dubitet meminit ; si dubitat, dubitare se intelligit. » (« Si quelqu’un doute, il vit puisqu’il doute ; il se souvient des motifs de son doute ; s’il doute, il comprend qu’il doute. ») Ce passage se trouve cité dans la Margarita philosophica (1486, 1503 et autres années), jadis fort répandue, au commencement du Xe livre De Anima. Descartes, dont on appela l’attention sur la concordance de ce passage avec son principe, paraît ne l’avoir pas connu antérieurement ; il avoue que saint Augustin a réellement voulu prouver de cette manière la certitude de notre existence ; quant à lui-même, ajoute-t-il, il a employé cette argumentation pour démontrer que le moi qui pense est une substance immatérielle. Ainsi Descartes donne très-réellement comme son invention personnelle, ce qui est précisément un plagiat manifeste. (Œuvres, éd. Cousin, t. VIII, p. 421.

10. Dans la dissertation De motu impresso a motore translato qui aurait été publiée contre la volonté de l’auteur en même temps qu’une lettre de Galilée sur la manière de faire concorder l’Écriture sainte avec la théorie du mouvement de la terre, Lyon, 1649.

11. Je doute fort cependant que l’exposé d’Ueberweg[125] soit exact ; il repose probablement en partie sur un malentendu relatif à l’exposé de la 1re édition de mon Hist. du matér., p. 125, en partie aussi sur une erreur réelle de cet expose. Ueberweg dit de Gassendi : « Son atomisme a plus de vie que celui d’Épicure. Les atomes possèdent, d’après Gassendi, de la force et même de la sensibilité : de même que la vue d’une pomme décide l’enfant à quitter son chemin pour s’approcher de l’arbre, ainsi la pierre lancée est contrainte par l’attraction de la terre à quitter la ligne droite pour se rapprocher du sol. » Il me paraît erroné de lui prêter l’opinion qui accorde la sensibilité aux atomes, comme je l’avais admis dans la 1re édition de mon Hist. du mater. ; maintenant que je révise mon travail, je me vois dans l’impossibilité d’en fournir la preuve. L’erreur paraît provenir de ce que réellement Gassendi, à propos de la question difficile : Comment le sensible peut-il sortir de l’insensible, dépasse Lucrèce sur un point très-important. Je regrette de ne pouvoir citer ici que Bernier[126], attendu qu’au moment où je révise, je n’ai pas sous la main les œuvres complètes de Gassendi, et que l’impression ne peut plus être différée. On lit au passage indiqué : « En second lieu (au nombre des arguments que Lucrèce n’a pas employés, mais dont, au dire de Gassendi, il aurait pu se servir), que toute sorte de semence estant animée ; et que non-seulement les animaux qui naissent de l’accouplement, mais ceux mesme qui s’engendrent de la pourriture estant formez de petites molécules séminales qui ont esté assemblées, et formées ou dès le commencement du monde, ou depuis, on ne peut pas absolument dire que les choses sensibles se fassent de choses insensibles, mais plutost qu’elles se font de choses qui bien qu’elles ne sentent pas effectivement, sont néanmoins, ou contiennent en effet les principes du sentiment, de mesme que les principes du feu sont contenus et cachés dans les veines des cailloux, ou dans quelque autre matière grasse. » Ainsi Gassendi admet au moins ici la possibilité que des germes organiques, susceptibles d’éprouver des sensations, existent depuis le commencement de la création. Mais ces germes, malgré leur origine (inconciliable, on le conçoit, avec la cosmogonie d’Épicure), ne sont pas des atomes, mais des réunions d’atomes, bien que de l’espèce la plus simple. On aurait tort d’expliquer comme un effet purement intellectuel le mouvement de l’enfant qui voit une pomme. On ne doit entendre par là qu’un processus plus complexe d’attraction, qui se produit pareillement en vertu des lois de la physique. On peut se demander toutefois si Gassendi a ici développé le matérialisme avec autant de logique que Descartes, dans les Passiones animæ, où tout est ramené il la pression et au choc des corpuscules.

12. Voltaire dit dans ses Elém. de la phil. de Newton[127] « Newton suivait les anciennes opinions de Démocrite, d’Épicure et d’une foule de philosophes, rectifiées par notre célèbre Gassendi. Newton a dit plusieurs fois à quelques Français, qui vivent encore, qu’il regardait Gassendi comme un esprit très-juste et très-sage, et qu’il ferait gloire d’être entièrement de son avis dans toutes les choses dont on vient de parler. »

13. Bernier, Abrégé de la phil. de Gassendi, Lyon, 1684, VI, p. 32-34.

14. Joannis Launoii, De varia Aristotelis in academia Parisiensi fortuna, cap. XVIII, p. 328 de l’édition de Wittemberg utilisée par moi.

15. J’avais ajouté ici, dans ma 1re l’édition, que cette théorie se fût mieux appliquée à la politique napoléonienne de nos jours. Cette expression provoquerait des malentendus, aujourd’hui que la politique de la famille Bonaparte paraît se rapprocher d’un certain légitimisme. Il vaut mieux dire que les principes du Léviathan peuvent en réalité concorder plutôt avec le despotisme de Cromwell qu’avec les prétentions des Stuarts fondées sur leur droit divin et héréditaire.

16. Cette définition était abrégée davantage dans la 1re édition, pour faire ressortir le plus possible le fait principal, la transition de le philosophie à la science de la nature. La voici textuellement : « Philosophia est effectuum seu phænomenon ex conceptis corum causis seu generationibus, et rursus generationum, quæ esse possunt, ex cognitis effectibus per rectam ratiocinationem acquisita cognitio. » (« La philosophie est la connaissance acquise par un raisonnement exact, des effets ou phénomènes dus à des causes ou à des générations conçues, ainsi que des générations, qui peuvent avoir lieu. ») Si l’on veut étudier de plus près la méthode indiquée dans cette définition, on verra que les mots « conceptis » et « quæ esse possunt » ne sont nullement superflus. Ils marquent, en opposition flagrante avec l’induction baconienne, l’essence de la méthode hypothétique-déductive, qui commence par une théorie, laquelle est contrôlée et rectifiée à l’aide de l’expérience. Voir plus loin dans le texte mes remarques concernant les relations de Hobbes avec Bacon et Descartes. Les passages cités se trouvent dans le livre De Corpore, I, 1 ; Opera lat., éd. Molesworth, vol. I, p. 2 et 3.

17. C’est avec raison que Kuno Fischer et Kirchmann, en traduisant ce passage[128], font ressortir l’analogie qui existe entre Descartes et Bacon. Mais lorsque Kirchmann (à l’endroit indiqué, note 35) veut faire de Descartes un empirique, et déduire de cette tendance même le « cogito, ergo sum » (comme résultat d’une étude faite sur soi-même !), il méconnaît entièrement la nature de la méthode déductive qui, sur un terrain, peut se régler d’après l’expérience, mais non sur un autre terrain. Descartes lui-même était encore assez clair sur ce point dans l’année 1637 ; aussi réclamait-il pour ses théories physiques une valeur objective qu’il n’exigeait pas pour ses spéculations transcendantes.

18. Péremptoire est particulièrement le passage suivant du Discours sur la méthode, vers la fin : « Car il me semble que les raisons s’y entresuivent en telle sorte, que comme les dernières sont démontrées par les premières qui sont leurs causes, ces premières le sont réciproquement par les dernières qui sont leurs effets. Et on ne doit pas imaginer que je commette en ceci la faute que les logiciens nomment un cercle : car l’expérience rendant la plupart de ces effets très-certains, les causes dont je les déduis ne servent pas tant à les prouver qu’à les expliquer ; mais tout au contraire ce sont elles qui sont prouvées par eux. »

19. Au comte de Devonshire, Londres, 23 avril 1655. Opera lat., éd. Molesworth, vol. I.

20. Le dogme de l’infaillibilité du pape est combattu par Hobbes[129]. Cette polémique ne forme qu’une partie de la lutte prolongée soutenue contre le cardinal Bellarmin, défenseur de la doctrine des jésuites, qui revendiquaient pour le pape la suprématie sur tous les princes de la terre. Toute cette lutte prouve que Hobbes reconnaissait, dans leur entière gravité, les dangers résultant de cette prétention, dangers qui ne sont devenus manifestes pour tout le monde qu’à notre époque.

21. Schaller, Gesch. d. Naturphil. Leipzig, 1841, p. 82. — Au reste il ne faut pas chercher dans l’ouvrage de Schaller une dissertation approfondie sur ce sujet ; Kuno Fischer apprécie, d’une manière spirituelle et judicieuse, pour l’essentiel[130], Hobbes au point de vue de la morale et de la religion ; toutefois en faisant provenir exclusivement cette tendance de Bacon et en représentant Descartes comme un adversaire, il tombe dans un défaut propre à la méthode hégélienne, qui excelle sans doute à présenter une classification lumineuse, mais emploie trop souvent le glaive pour trancher les questions difficiles. Ajoutez à cela que Kuno Fischer, bien qu’habitué à apprécier finement des faits semblables, n’a pas reconnu la frivolité mondaine qui se cache, chez Descartes, derrière sa soumission respectueuse aux arrêts de l’Église. Hobbes, en fait de religion, n’était pas complètement hypocrite ; en tout cas, il se montrait loyal partisan de la religion de ses pères en face du catholicisme ; et dans le même sens aussi, Mersenne et Descartes étaient de zélés catholiques, plus encore que Gassendi.

22. Voici la formule qui établit l’unité de l’État : « Ego huic homini, vel huic cœtui, auctoritatem et jus meum regendi meipsum concedo, ea conditione, ut tu quoque tuam auctoritatem et jus tuum tui regendi in eumdem transferas. » (« J’accorde à cet homme ou à cette assemblée mon autorité et mon droit de me gouverner moi-même, condition que toi aussi tu défères au même homme ton autorité et ton droit de te gouverner toi-même. ») Chacun parlant ainsi à chacun, la foule des atomes devient une unité que l’on appelle l’État. « Atque hæc est generatio magni illius Leviathan, vel ut dignius loquar, mertalis Dei. » (« Et telle est la procréation de ce grand Léviathan, ou, pour parler plus dignement, du dieu mortel. ») — Leviathan, cap. 17, III, p. 131, éd. Molesworth. — Sur l’égalité naturelle de tous les hommes (en contradiction avec Aristote qui reconnaît des seigneurs et des esclaves-nés, voir ibid., cap. 15, p.118.)

23. Tant que l’État n’intervient pas, le bien pour chaque homme est, suivant Hobbes, ce qu’il désire[131]. La conscience n’est que la connaissance secrète que l’homme a de ses actes et de ses paroles ; et cette expression est souvent appliquée à des opinions privées, que l’entêtement et la vanité seuls font regarder connue inviolables[132]. Quand un particulier s’érige en juge de ce qui est bon ou mauvais, quand il croit qu’il y a péché à agir contre sa conscience, il commet un des délits les plus graves contre l’obéissance civile. C. 29, p. 232.

24. Leviathan, c. 6, p. 45 : « Metus potentiarum invisibilium, sive fictæ illæ sint, sive ab historiis acceptæ sint publice, religio est ; si publice acceptæ non sint, superstitio. (« La crainte de puissances invisibles, soit imaginaires, soit transmises par les histoires et acceptées par l’État, constitue la religion ; quand l’État ne les a pas admises, il y a superstition. ») Hobbes ajoute : « Quando autem potentiæ illæ re vera tales sunt, quales accepimus, vera religio. » (« Quand ces puissances sont réellement telles que nous les avons reçues, c’est la vraie religion ») ; mais cette rectification ne sauve que les apparences ; car l’État déterminant seul quelle religion il faut suivre et toute résistance étant politiquement interdite, il en résulte que l’idée de religion vraie est toute relative, et cela d’autant mieux que la science n’a rien à dire en général de ce qui concerne la religion.

25. Voir Kuno Fischer, Baco von Verulam, p. 404. — Leviathan, c. 32, III, p. 206.

26. Leviathan, cap. 4, III, p. 22 : « Copia hæc omnis… interiit penitus ad turrem Babel, quo tempore Deus omnem hominem sermonis sui, propter rebellionem, oblivione percussit. » (« Toute cette faculté périt à l’occasion de la tour de Babel, alors que Dieu frappa tous les hommes de l’oubli de leur langue, pour les punir de leur révolte. » Ibid., cap. 37, p. 315 : « Potestatem ergo illi dedit. Deus convertendi virgam, quam in manu habebat, in serpentem, et rursus serpentem in virgam, etc. » (« Dieu lui donna donc le pouvoir de changer en serpent la verge qu’il avait en main, puis le serpent en verge », etc.)

27. Hobbes procède de même en ce qui regarde par exemple la question de l’origine de la religion. Il la fait dériver d’une qualité innée chez l’homme[133], à savoir du penchant vers les conclusions hâtives, etc. Il dit ensuite sommairement (p. 89) : la « semence naturelle » (semen naturale) de la religion se compose de ces quatre points : la crainte des esprits, l’ignorance de la « cause seconde » (causæ secundæ), la vénération de ce que l’on redoute et la conversion des faits accidentels en pronostics.

28. Voir entre autres les passages suivants du Leviathan [134] : « Miracula enim, ex quo tempore nobis christianis positæ sunt leges divinæ, cessaverunt. » « Miracula narrantibus credere non obligamur. » « Etiam ipsa miracula non omnibus, miracula sunt. » (« Car les miracles ont cessé depuis que pour nous chrétiens les lois divines ont été établies. Nous ne sommes pas tenus de croire aux miracles que l’on raconte. Les miracles eux-mêmes ne sont pas des miracles pour tout le mondel »).

29. Leviathan, c. 32, p. 275 : « Libri testamenti novi ab altiore tempore derivari non possunt, quam ab eo, que rectores ecclesiarum collegerant. » (« Les livres du Nouveau Testament ne peuvent dater d’une époque antérieure à celle où les chefs des Églises les recueillirent », etc.)

30. De Corpore, IV, 27, I, p. 362-364, éd. Molesw. — Ici l’on trouve aussi (p. 364) cette phrase, très-importante sous le point de vue de la méthode : « Agnoscunt mortales magna esse quædam, et si finita, ut quæ vident ita esse ; agnoscunt item infinitam esse posse magnitudinem eorum quæ non vident ; medium vero esse inter infinitum et eorum quæ vident cogitantve maximum, non statim nec nisi multa eruditione persuadentur. » (« Les mortels reconnaissent qu’il y a des choses grandes, quoique finies, parce qu’ils les voient telles ; ils reconnaissent aussi que la grandeur de ce qu’ils ne voient pas peut être infinie ; mais ils ne se persuadent qu’à la longue et après de nombreuses études qu’il y a un milieu entre l’infini et la plus grande des choses qu’ils voient ou pensent. ») — Lorsque d’ailleurs il ne s’agit plus de la théorie de la divisibilité et de la relativité du grand et du petit, Hobbes ne s’oppose pas à ce que l’on donne aux corpuscules le nom d’atomes. Voir par exemple sa théorie de la gravitation, De Corpore IV, 30, p.415.

31. De Corpore, IV, 25. Il n’entrait pas dans nos vues de nous étendre davantage sur la théorie de l’effort « conatus », forme de mouvement ici en question. Voir un exposé plus détaillé chez Baumann [135]. Je ne crois pas péremptoire le blâme qu’il émet (p. 327) contre la théorie d’après laquelle la sensation n’est apportée que par l’effort revenant du cœur ; car, lors même que, d’après Hobbes, une réaction contre le choc d’un objet aurait lieu immédiatement dans la première partie heurtée, cela n’empêcherait en aucune manière la propagation du mouvement au milieu d’actions et de réactions toujours nouvelles, dans la direction de l’intérieur, où le mouvement peut devenir rétrograde. Qu’on se figure, par exemple, pour simplifier, une série de boules élastiques rangées en ligne droite, a, b, c, ..... n, et que l’on suppose et exerçant sur b un choc central, qui se propage par c, etc., jusqu’à n : supposons que n heurte verticalement une paroi solide, le mouvement sera rétrograde pour toute la série, quoique, dès le commencement, b heurté par a ait réagi, en diminuant le mouvement de a. Il devra toutefois être permis à l’auteur de l’hypothèse d’identifier avec la sensation non le premier contre-coup de b contre a, mais le choc rétrograde de b contre a, opinion qui sans doute s’adapte mieux aux faits. Voir les remarques § 4, I, p.319 et suiv., éd. Molesw., sur les effets d’une interruption de la direction.

32. De Corpore, IV, 25, § 2 ; l, p. 318 : « Ut cum conatus ille ad intima ultimus actus siteorum qui fiunt inactu sensionis, tum demum ex ea reactione aliquandin durante ipsum existit phantasma ; quod propter conatum versus externa semper videtur tanquam aliquid situm extra orgunum. » (« Lorsque cet effort vers l’intérieur est le dernier acte de ceux qui ont eu lieu dans l’acte de la sensation, alors seulement de cette réaction qui dure quelque temps naît le phénomène même ; car, par suite de l’effort vers l’extérieur, il y a toujours quelque chose qui paraît situé en dehors de l’organe. »)

33. Voir notamment à ce propos le supplément du Leviathan, cap. 1, où l’on déclare corps tout ce qui existe réellement par soi-même. Il est ensuite expliqué que tous les esprits sont corporels comme l’air, quoique avec des gradations infinies de subtilité. Enfin l’on fait observer que l’on ne trouve nulle part dans l’Écriture sainte des expressions comme « substance incorporelle » ou « substance immatérielle ». Le 1er des 39 articles enseigne, il est vrai, que Dieu n’a ni corps ni partie, assertion que, pour cette raison, on ne niera pas ; mais le 20e article dit aussi que l’Église n’a le droit d’exiger la foi que pour les choses affirmées dans l’Écriture sainte (III, p. 537 et suiv.). Le résultat de cette contradiction flagrante est que Hobbes, en toute occasion, fait ressortir l’incompréhensibilité de Dieu, ne lui accorde que des attributs négatifs, etc. En citant des autorités comme Tertullien (III, 561), en discutant souvent des expressions bibliques, surtout en posant astucieusement des prémisses dont il laisse au lecteur le soin de tirer les conséquences, Hobbes insinue partout que l’idée de Dieu serait fort claire, si on le concevait comme un corps ou comme un fantôme, c’est-à-dire comme le néant. Toute son incompréhensibilité provient de ce qu’il est ordonné, une fois pour toutes, de le regarder comme « incorporel »[136]. On trouve textuellement, p. 282 : « Cum natura Dei incemprehensibilis sit, et nomina ei attribuenda sint, non tam ad naturam ejus, quam ad honorem, quem illi exhibere debemus, congruentia. » (« La nature de Dieu étant incompréhensible, il faut lui attribuer des noms qui se rapportent moins à sa nature qu’aux honneurs que nous devons lui rendre. ») — Au reste la quintessence de toute la théologie de Hobbes se trouve, de la manière la plus explicite, dans un passage[137] où il est dit sèchement que Dieu ne gouverne que par l’intermédiaire de la nature, et que sa volonté n’est proclamée que par l’État. Il ne faudrait pas en conclure que Hobbes fut panthéiste et qu’il identifiât Dieu avec l’ensemble de la nature. Il paraît plus vrai qu’il regardait comme Dieu une portion de l’univers réglant tout, répandue partout, homogène et déterminant mécaniquement par son propre mouvement le mouvement de l’univers. De même que l’histoire universelle est une émanation des lois de la nature, de même le pouvoir de l’État, par cela seul qu’il est un pouvoir existant de fait, constitue une émanation de la volonté divine.

34. Macaulay, Hist. of England, I, chap. 2 ; voir surtout les sections : « Change in the morals of the community » et « Profligacy of politicians ». (« Changement dans les mœurs de la nation », et « Corruption des hommes politiques ».)

35. Macaulay, Hist. of England, I, chap. 8 : « State of science in England » (« État de la science en Angleterre ») ; voir aussi Buckle, Hist. of civilization in England, II, p. 78 et suiv. de l’éd. Brockbaus, où l’on fait ressortir particulièrement l’influence de l’établissement de la « Royal Society », dans l’activité de laquelle l’esprit d’induction de l’époque trouva son foyer. — Hettner[138] appelle la fondation de la « Regalis societas Londini pro scientia naturali promorenda » (15 july 1669) (« Société royale de Londres pour le développement de la science de la nature ») « l’acte le plus glorieux de Charles II », ce qui ne veut pas dire grand’chose en réalité.

36. Hist. of England, I, chap. 3, « Immorality of the polite littérature of England » (« immoralité de la littérature élégante d’Angleterre »). - Voir aussi Hettner[139].

37. Bien que la doctrine économique, qui est classique chez les Anglais, soit née plus tard comme science entièrement formée, on en trouve cependant les germes à l’époque dont nous parlons. Le « matérialisme de l’économie politique » à apparaît déjà complètement développé dans la fable des abeilles de Mandeville (1708) ; voir Hettner[140]. Voir aussi Karl Marx[141] sur Mandeville, précurseur d’Adam Smith, et[142] sur l’influence de Descartes et des philosophes anglais, particulièrement de Locke, sur l’économie nationale. Voir en outre sur Locke plus bas la note 74.

38. Macaulay, Hist. of England, I, 3 : « Growth of the towns » (« Agrandissement des villes. »)

39. Buckle[143] dit de Hobbes : « The most dangerous opponent of the clergy in the seventeenth century was certainly Hobbes, the subtlest dialectician of his time ; a writer, too, of singular clearness, and, among British metaphysicians, inferior only to Berkeley. » [?]… « During his life, and for sereral years alter his death, every man who ventured to think for himself was stigmatized as à Hobbist, or, as it was sometimes called, à Hobbian. » (« Le plus dangereux adversaire du clergé, dans le XVIIe siècle, fut certainement Hobbes, le dialecticien le plus subtil de son temps. Cet écrivain, d’une grande clarté, n’est guère inférieur qu’à Berkeley [?] parmi les métaphysiciens anglais. »… « Durant sa vie et quelques années après sa mort, tout homme qui osait penser par lui-même était stigmatisé comme hobbiste ou, comme on disait parfois, hobbien. ») Ces réflexions ne manquent pas de justesse ; mais, si l’on n’examine pas le revers de la médaille, elles ne donnent qu’une idée imparfaite de Hobbes et de son influence. Ce revers de la médaille est décrit par Macaulay[144] : « Thomas Hobbes had, in language more precise and luminous than has ever been employed by any other metaphysical writer, maintained that the will of the prince was the standard of right and wrong, and that every subject ought to be ready to profess Popery, Mahometanism, or Paganism at the royal command. Thousands who were incompetent to appreciate what was really valuable in his speculations, eagerly welcomed a theory which, while it exalted the kingly office, relaxed the obligations of morality, and degraded religion into a mere affair of State. Hobbism scon became an almost essentiel part of the character of the fine gentleman. » (« Thomas Hobbes avait, dans un langage plus précis et plus lumineux que celui de tous les métaphysiciens antérieurs, établi que la volonté du prince est le critérium du juste ou de l’injuste et que tout sujet doit être prêt à professer le papisme, le mahométisme ou le paganisme, sur l’ordre du monarque. Des milliers de personnes, incapables d’apprécier ce qu’il y avait de vrai et de valable dans ses spéculations, s’empressèrent d’adopter une théorie qui rehaussait les fonctions royales, relâchait les lois de la morale et ravalait la religion au rang de simple affaire d’État. Le Hobbisme devint bientôt une partie presque essentielle du caractère d’un homme bien élevé. » Plus loin Macaulay dit très-judicieusement de cette espèce de gentlemen à tête légère que, grâce à eux, les prélats de l’anglicanisme recouvrèrent leurs richesses et leurs honneurs. Viveurs aristocratiques, ces prélats étaient peu disposés à régler leur vie d’après les prescriptions de l’Église ; ils n’en étaient pas moins prêts à « combattre, en marchant dans le sang jusqu’aux genoux », pour leurs cathédrales et leurs palais épiscopaux, pour chaque ligne de leurs formulaires, pour le moindre fil de leur costume. — Dans la célèbre dissertation de Macaulay sur Bacon, on trouve relativement à Hobbes le passage remarquable qui suit :... « His quick eye scon discernes the superior abilities of Thomas Hobbes. lt is not probable, however, that he fully appreciated the powers of his disciple, or foresaw the vast influence, both for good or for evil, which that most vigorous and acute of human intellects was destined to exercise on the two succeeding generations. » (« Son œil perçant découvrit bientôt les talents supérieurs de Thomas Hobbes. Il n’est pas probable, toutefois, qu’il appréciât pleinement les dispositions de son disciple ni qu’il prévît la grande influence, tant en bien qu’en mal, que cet esprit si vigoureux et si perspicace devait exercer sur deux générations successives. »)

40. Buckle[145] apprécie plus exactement : « After the death of Bacon, one of the most distinguished Englishmen was certainly Boyle, who, if compared with his contemporaries, may be said to rank immediately below Newton, though, of course, very inferior to him as an original thinker. » (« Après la mort de Bacon, un des Anglais les plus éminents fut certainement Boyle, qui, si on le compare à ses contemporains, peut être rangé immédiatement après Newton, bien qu’il lui soit sans doute très-inférieur comme penseur original. » ) Nous hésitons à souscrire à cette dernière appréciation, car la grandeur de Newton ne consiste nullement dans l’originalité de sa pensée, mais dans la réunion d’un rare talent pour la mathématique avec les qualités que nous avons dépeintes dans notre texte.

41. Ainsi déjà Gmelin[146] fait commencer avec Boyle (1661-1690) la 2e période ou la période moderne de l’histoire de la chimie. Il remarque avec raison (II, 35) qu’aucun homme n’a contribué autant que Boyle « à renverser le pouvoir que l’alchimie s’arrogeait sur tant d’esprits et sur tant de sciences ». — Kopp parle de lui en détail[147] : « Nous voyons en Boyle le premier chimiste dont les efforts, en chimie, furent exclusivement dirigés vers le noble but de scruter la nature ». Il le cite ensuite souvent dans les parties spéciales de son histoire, surtout dans l’Histoire de la théorie des affinités[148], où, entre autres, il dit de Boyle que le premier, il conçut la recherche des molécules élémentaires tout à fait dans l’esprit de la chimie actuelle.

42. Buckle (II, p. 75) attribue notamment à Boyle les premières expériences sur les rapports de la couleur et de la chaleur, la base de l’hydrostatique et la première découverte de la loi dite plus tard de Mariotte, d’après laquelle la pression de l’air se modifie en proportion de sa densité. Quant à l’hydrostatique, Buckle n’exalte Boyle que relativement aux Anglais, reconnaissant ainsi indirectement la supériorité de Pascal. Voir ibid., la note 68, où du reste on peut se demander si, en fait d’hydrostatique, on n’a pas exagéré le mérite de Pascal aussi bien que de Boyle. L’après Dühring[149], le véritable inventeur sur ce terrain serait Galilée, dont Pascal ne fit qu’appliquer ingénieusement les principes ; quant à Boyle, que Dühring ne nomme pas du tout, il aurait surtout le mérite d’avoir confirmé par des expériences la vérité des nouveaux principes. En ce qui concerne la « loi de Mariotte », la priorité de Boyle ne me paraît pas encore incontestable. Boyle éprouvait évidemment une grande répugnance pour les généralisations trop précipitées et, à ce qu’il paraît, il n’avait pas pleinement conscience de l’importance de lois strictement formulées. Dans son ouvrage principal sur ce sujet[150], la dépendance de la pression à l’égard du volume est palpable ; Boyle indique même des méthodes pour déterminer numériquement la pression et la densité de l’air resté dans le récipient ; mais nulle part le résultat n’est précisé. Ainsi, par exemple[151], il dit : « facta inter varies aeris in phiala constricti expansionis gradus, et respectivas succrescentes mercurii in tubum elati altitudes comparatione, judicium aliquod ferri possit de vi aeris elastica, prout variis dilatationis gradibus infirmati, sed observationibus tam curiosis supersedi. »… (« En comparant les divers degrés d’expansion de l’air comprimé dans la cuvette avec les hauteurs respectives du mercure s’élevant dans le tube, on pourrait énoncer un jugement sur l’élasticité de l’air, suivant qu’il est affaibli par les divers degrés de dilatation, mais je n’ai pas donné suite à ces observations si curieuses. »)

43. On peut aussi louer Boyle de l’insistance avec laquelle, le premier peut-être parmi les physiciens modernes, il demanda la confection d’appareils bien imaginés et bien agencés.

44. Voir surtout la dissertation Experimentorum nov. physico-mech. continuatio II. (A continuation of new experiments, London, 1680), où sont indiqués exactement les jours où les expériences furent faites.

45. Origin of forms and qualifies, according to the corpuscular philosophy, Oxford, 1664 et plus tard : édition latine Oxford, 1669 et Genève, 1688. Je cite cette dernière édition.

46. lbid. Discursus ad lectorem : « plus certe commodi e parvo ille sed locupletissimo Gassendi syntagmate philosophiæ Epicuri perceperam, modo tempestivius illi me assuevissem. » (« j’aurais certainement retiré plus d’avantages de ce petit, mais substantiel, traité de Gassendi sur la philosophie d’Épicure, si j’en avais entrepris la lecture plus tôt. »)

47. Voir Exercitatio IV. de utilitate phil. naturalis, où cette thèse est traitée amplement. Les Some considérations touching the usefulness of experimental natural philosophy parurent pour la première fois à Oxford en 1663 et 1664 ; en latin sous le titre : ' Exercitationes de utilitate phil. nat. Lindaviae 1692, 4. Gmelin[152] mentionne une édition latine, Londres, 1602, 4.

48. Voir la brochure : Examen dialogi physici domini Hobbes de natura aeris, Genevae, 1695.

49. De origine qualitatum et formarum, Genevae, 1688, p. 28 et suiv. — Ici cependant il faut remarquer que Boyle ne fait pas du mouvement un caractère essentiel de la matière ; celle-ci, même quand elle se repose, reste immuable dans sa nature. Mais le mouvement est le « mode primaire » de la matière, et sa division en « corpuscules » est, comme chez Descartes, un effet du mouvement. Voir aussi ibid., p. 44 et suiv.

50. Voir Tractatus de ipsa natura, sect. I, à la conclusion, p. 8, éd. Gen., dissertation pareillement intéressante sous le point de vue philosophique. — Ici encore je ne puis citer que l’édition latine de Genève, 1688.

51. Ainsi, par ex. dans Tract. de ipsa nature, p. 76, l’auteur vante la régularité du cours de l’univers dans lequel même des désordres apparents, comme par ex. les éclipses de soleil, les débordements du Nil, etc., doivent être considérés comme les conséquences prévues des règles du cours de la nature établies une fois pour toutes par le Créateur. L’arrêt du soleil sur l’ordre de Josué et le passage de la mer Rouge par les Israélites sont considérés comme des exceptions telles qu’elles peuvent se présenter dans des cas rares et importants par l’intervention spéciale du Créateur.

52. De utilitate phil. exper. Exerc. V, § 4, Lindaviæ, 1692, p. 308 : « Corpus enim hominis vivi non saltem concipio tanquam membrorum et liquorum congeriemsimplicem, sed tanquam machinam, e partibus certis sibi adunitis consistentem. » (« Le corps humain ne m’apparaît pas comme un simple amas de membres et de parties liquides, mais comme une machine composée de certaines parties unies entre elles. ») — De origine formarum, p. 2 : « Corpora viventium, curiosas hasce et elaboratas machinas. » (« Les corps des vivants, ces machines curieuses et confectionnées avec soin »), et dans plusieurs autres passages.

53. De origine formarum, Gen., 1688, p. 81.

54. De origine formarum, p. 8.

55. Newton’s Annotationes in vaticinia Danielis, Habacuci et Apocalypseos, London, 1713.

56. Newton fut nommé, en 1696, directeur de la Monnaie royale avec un traitement de 15,000 livres sterling (375,000 francs). On dit que, dans l’année 1693, la perte d’une partie de ses manuscrits le rendit malade au point d’altérer ses facultés intellectuelles. Voir l’esquisse biographique de Littrow dans sa traduction de l’Histoire des sciences inductives (Gesch. d. ind. Wissensch.) de Whewell, Stuttgart,1840, ll, p. 163, note.

57. Voir Whewell, Hist. des sc. ind., trad. de Littrow, II, p. 170. Il résulterait des récits assez dignes de foi, émanés de Pemberton et de Voltaire, et des renseignements fournis par Newton lui-même, que dès l’année 1666 (il avait alors 24 ans), assis dans un jardin, il avait réfléchi sur la pesanteur et conclu qu’elle devait aussi influer sur le mouvement de la lune, puisqu’elle se faisait sentir même aux lieux les plus élevés que nous connaissions.

58. Voir Dühring[153] et (ibid., p. 180 et suiv.) des paroles remarquables de Copernic et de Kepler se rapportant à notre sujet ; enfin dans Whewell, traduit par Littrow, II, p. 146, les opinions de Borelli. On peut aussi rappeler que Descartes, dans sa théorie des tourbillons, trouva en même temps la cause mécanique de la pesanteur, de sorte que l’idée de l’identité des deux phénomènes était même classique à cette époque-là. — Dühring remarque avec raison qu’il s’agissait de mettre d’accord l’idée vague d’un rapprochement ou d’une « chute » des corps célestes avec la loi mathématiquement déterminée de la chute des corps terrestres, trouvée par Galilée. Quoi qu’il en soit, ces précurseurs montrent combien l’on était près de la synthèse elle-même et, dans le texte de notre ouvrage, nous avons fait voir comment cette synthèse devait être aidée par l’atomistique. Le mérite de Newton consiste à transformer la pensée générale en un problème mathématique, et, avant tout à donner une brillante solution de ce problème.

59. Sous ce rapport, Huyghens surtout avait puissamment frayé la voie ; mais les éléments de la théorie exacte remontent, ici encore, jusqu’à Galilée. Voir Whewell, traduit par Littrow, II, p. 79, 81, 83 ; Dühring, p. 163 et suiv. et p. 188.

60. Whewell, trad. par Littrow, II, p. 171 et suiv. Comparer, relativement au récit de la reprise du calcul, Hettner, Literaturgesch. d. 18 Jahrh., I, p. 23.

61. Principes, IV. Dans la trad. de Kirchmann, p. 183 et suiv.

62. Phil. nat. princ. math., I, 11, au commencement ; un passage d’une tendance toute semblable se trouve vers la fin de ce chapitre (édition d’Amsterdam, 1714, p. 147 et 172). — Dans le dernier passage, Newton appelle « esprit » (spiritus) la matière hypothétique qui, par son impulsion, donne naissance à la gravitation. Ici, à la vérité sont aussi mentionnées des possibilités toutes différentes, entre autres une tendance réelle des corps à se porter les uns vers les autres, et même l’action d’un intermédiaire incorporel ; mais le vrai but du passage est de montrer l’absolue valeur générale du développement mathématique, quelle que puisse être d’ailleurs la cause physique. La conclusion de tout l’ouvrage indique clairement où se trouve exprimée l’idée favorite de Newton. Voici le texte complet du dernier paragraphe : « Adjicere jam liceret nonnulla de spiritu quodam subtilissimo corpora crassa pervadente et in iisdem latente, cujus vi et actionibus particulæ corporum ad minimas distancias se mutuo attrahunt, et contiguæ factæ cohærent ; et corpora electrica agunt ad distancias majores, tam repellendo, quam attrahendo corpuscula vicina ; et lux emittitur, reflectitur, refringitur, inflectitur et corpora calefacit ; et sensatio omnis excitatur, et membra animalium ad voluntatem moventur, vibrationibus scilicet hujus spiritus per solida nervorum capillamenta ab externis sensuum organis ad cerebrum et a cerebro in musculos propagatis. Sed hæc paucis exponi non possunt ; neque adest sufficiens copia experimentorum, quibus leges actionum hujus spiritus accurate déterminari et monstrari debent. (« Il nous serait maintenant permis d’ajouter quelques mots sur un esprit très-subtil qui pénètre dans les corps solides et y reste à l’état latent ; par sa vertu et son action, les parcelles des corps s’attirent mutuellement à de petites distances et adhèrent quand elles sont contiguës. Les corps électriques agissent à de plus grandes distances, tant pour repousser que pour attirer les corpuscules voisins. La lumière est émise, réfléchie, réfractée et déviée ; elle échaulfe les corps. Toute sensation est excitée ; les membres des animaux se meuvent à volonté, sans doute par les vibrations de cet esprit propagées à travers les solides tubes capillaires des nerfs, depuis les organes extérieurs des sens jusqu’au cerveau et du cerveau dans les muscles. Mais ces détails ne peuvent se donner en peu de mots, et nous n’avons pas un assez grand nombre d’expériences pour nous permettre de déterminer avec soin et de démontrer les lois de l’action de cet esprit. »)

63. Voir Ueberweg, Gruddriss, 3e éd., III, p. 102.

64. Whewell, trad. Littrow, II, p. 145. — Et pourtant Huyghens, Bernouilli et Leibnitz étaient alors peut-être sur le continent seuls parfaitement capables d’apprécier les travaux mathématiques de Newton ! Voir l’intéressante remarque de Littrow, ibid., p. 141 et suiv., particulièrement sur l’opposition qu’au début la théorie de Newton sur la gravitation rencontra même en Angleterre.

65. On comprend donc très-bien pourquoi se renouvellent toujours les essais faits pour expliquer la pesanteur par des causes physiques évidentes. Voir, par exemple, Ueberweg[154], à propos de l’essai d’explication de Lesage (1764). — Une tentative analogue fut faite dernièrement par H. Schrannm[155]. Mais telle est la force de l’habitude que des essais de ce genre sont accueillis aujourd’hui avec beaucoup de froideur par les hommes compétents. On s’est bien trouvé de l’action à distance et l’on n’éprouve nullement le besoin de la remplacer par autre chose. La remarque de Hagenbach[156], qu’il se présente toujours des hommes qui cherchent à expliquer l’attraction par des principes prétendus « plus simples » est un malentendu caractéristique. En effet, dans ces tentatives, il ne s’agit pas de simplifier, mais de rendre plus clair et plus intelligible.

66. L’expression hypotheses non fingo se trouve dans la conclusion de l’ouvrage, peu de lignes plus haut que le passage reproduit par nous dans la note 62 ; elle est réunie à la déclaration suivante : « Quidquid ex phænomenis non deducitur, hypothesis vocanda est ; et hypotheses, seu metaphysicæ, seu physicæ, seu qualitatum occultarum, seu mechanicæ, in philosophia experimentali locum non habent. » (« Tout ce qui ne découle pas de phénomènes doit être appelé hypothèse, et les hypothèses, soit métaphysiques, soit physiques, soit relatives aux qualités occultes, soit mécaniques, n’ont pas de place dans la philosophie expérimentale. » La méthode réelle de la science expérimentale veut, d’après Newton, que les thèses (propositiones) soient déduites des phénomènes, puis généralisées par l’induction[157]. Dans ces assertions, qui ne sont nullement exactes, et dans les « quatre règles pour l’étude de la nature », posées au commencement du 3e livre, est exprimée l’opposition systématique contre Descartes, pour lequel Newton était fort mal disposé. (Voir le récit de Voltaire dans Whewell, trad. de Littrow, II, p. 143.)

67. Newton lui-même reconnaissait que Christophe Wren et Hooke (ce dernier voulait même revendiquer la priorité de toute la démonstration de la gravitation) avaient trouvé, sans son aide et à son insu, le rapport inverse au carré de la distance. Halley, qui, contrairement à Hooke, était un des admirateurs les plus sincères de Newton, avait eu l’idée originale que l’attraction devait nécessairement diminuer dans la proportion énoncée, parce que la surface sphérique sur laquelle la force rayonnante se répand grandit toujours dans la même proportion. (Voir Whewell, trad. de Littrow, II, p. 155-157.)

68. Voir Snell, Newton und die mechan. Naturwissenschaft, Leipzig, 1858, p. 65.

69. Ainsi s’exprimait Newton, en 1693, dans une lettre à Bentley. Voir Hagenbach, Die Zielpunkte der physikal. Wissensch., Leipzig, 1871, p. 21.

70. Œuvres de Kant, publiées per Hartenstein, Leipzig, 1867, l, p. 216.

71. Hist. of civilization, II, p. 70 et suiv. — En ce qui concerne l’exemple du changement d’opinion de Thomas Browne (ibid., p. 72 et suiv.), on peut bien mentionner l’assertion publiée dans le Polyhistor de Morhof, d’après laquelle Browne aurait écrit la Religio medici, pour ne pas être soupçonné d’athéisme. Quand même cet exemple ne serait pas aussi frappant que Buckle le fait paraître, l’opinion générale, à l’appui de laquelle il est cité, n’en reste pas moins d’une justesse indubitable.

72. On trouve dans Whewell[158] une appréciation de l’influence que les orages révolutionnaires produisirent sur la vie et les actes d’éminents mathématiciens et naturalistes anglais. Plusieurs d’entre eux formeront, en 1645, avec Boyle le « collège invisible », noyau de la Société royale (Royal Society) fondée plus tard par Charles II.

73. Voir Mohl, Gesch. u. Liter. der Staatswissenschaft., I, p. 231 et suiv.

74. Quant à la polémique entre Locke et le ministre des finances Lowndes, voir Karl Marx[159]. Lowndes voulait, lors de la refonte des monnaies mauvaises et dépréciées, faire le shilling plus léger qu’il n’avait dû l’être antérieurement d’après la loi ; Locke obtint que l’on reviendrait aux prescriptions légales, depuis longtemps tombées en désuétude. Il en résulta que les dettes et particulièrement celles de l’État, qui avaient été contractées en shillings légers, durent être remboursées en shillings plus pesants. Lowndes avait raison matériellement ; mais il s’appuyait sur de mauvais arguments que Locke réfuta avec succès. Marx dit, en précisant l’attitude politique prise par Locke : « Représentant la bourgeoisie nouvelle sous toutes ses formes, les industriels contre les travailleurs et les indigents, les commerçants contre les usuriers de l’ancienne trempe, les aristocrates de la finance contre les débiteurs de l’État, démontrant dans un ouvrage spécial que la raison de la bourgeoisie était la raison normale de l’humanité, Locke releva le gant jeté par Lowndes. Locke fut vainqueur, et de l’argent emprunté sous forme de guinées valant 10 ou 14 shillings, dut être remboursé en guinées de 20 shillings. » On sait que Marx est aujourd’hni l’écrivais qui connaît ie mieux l’histoire de l’économie politique ; or Marx soutient plus loin que les renseignements les plus précieux apportés par Locke à la théorie des monnaies n’étaient qu’un pâle reflet des idées que, dès 1682, Petty avait publiées. Voir Marx, Das Kapital, Kritik der polit. Oekonomie, Hambourg, 1867, I, p. 60.

75. Voir le récit contenu dans l’« épître au lecteur », qui précède l’Essay concerning human understanding. Voir aussi Hettner, Literaturegesch. d. 18 Jahrh., I, p. 150.

76. L’image de la « table où il n’y a rien d’écrit » se trouve chez Aristote[160]. Locke[161] compare simplement l’esprit à du « papier blanc », et ne dit rien de l’opposition établie par Aristote entre la possibilité et la réalité. Or ici précisément cette opposition a une grande importance, la « possibilité » aristotélique de recevoir tous les caractères d’écriture, étant regardée comme une propriété réelle de la table et non comme la possibilité idéale ou l’absence des circonstances défavorables. Aristote se rapproche donc de ceux qui, comme Leibnitz et, plus savamment encore, Kant, n’admettent pas, il est vrai, des idées toutes faites dans l’âme, mais bien les conditions de possibilité de ces idées ; de sorte qu’au contact du monde extérieur naît précisément le phénomène que nous appelons idée, avec les particularités qui constituent l’essence de l’idée humaine. Ce point, savoir : les conditions préalables et subjectives de l’idée comme base de tout notre monde des phénomènes, n’a pas fixé suffisamment l’attention de Locke. — Quant à la thèse : Nihil est in intellect, quod non fuerit in sensu, que Leibnitz, dans sa polémique contre Locke, complète en disant : Nisi intellect us ipse[162], saint Thomas d’Aquin aussi enseignait que l’acte réel de la pensée chez l’homme ne se réalisait que par le concours de l’intellect et d’un phénomène sensible. Mais, d’après la possibilité, notre esprit possède déjà en lui-même tout ce qui est imaginable. Ce point important perd toute signification chez Locke.

77. Quant à la pensée que l’État devrait accorder la liberté religieuse, Locke avait été précédé entre autres par Thomas Morus[163] et Spinoza. Sur ce terrain donc aussi il dut son influence (voir note 74) moins à l’originalité de ses pensées qu’au développement opportun et fructueux d’idées qui répondaient à l’état nouveau des esprits. — Quant à sa radiation des athées et des catholiques sur la liste de ceux à qui la liberté religieuse devrait être accordée, voir Hettner, I, p. 159 et suiv.

78. Voir sur Toland, notamment en ce qui concerne son premier écrit, rédigé tout à fait dans le sens de Loeke, Christianity not mysterious (1696)[164]. — De la Liturgie socratique Hettner cite[165] « les passages les plus frappants ». C’est aussi avec raison que Hettner a montré les rapports entre le déisme anglais et la société des francs-maçons. Remarquons encore que Toland fait de son culte des « panthéistes » le pendant de la philosophie ésotérique des anciens, c’est-à-dire le culte d’une société secrète d’illuminés. Il permet aux initiés de partager jusqu’à un certain point les idées grossières du peuple, composé, comparativement à eux, d’un ramassis d’enfants en tutelle, pourvu qu’ils réussissent à rendre le fanatisme inoffensif par leur influence sur le gouvernement et la société. Ces idées sont exprimées particulièrement dans le post-scriptum « de duplici Pantheistarum philosophia ». Citons ici un passage caractéristique du 2e chapitre de ce post-scriptum[166] : « At cum Superstitio semper eadem sit vigore, etsi rigoro aliquando diversa ; cumque nemo sapiens eam penitus ex omnium animis evellere, quod nullo pacto fieri potest, incassim tentaverit : faciet tamen pro viribus, quod unice faciendum restat ; ut dentibus evulsis et resectis unguibus, non ad lubitum quaquaversum noceat hoc monstrorum omnium pessimum ac perniciosissimum. Viris principibus et politicis, hac animi dispositione imhutis, acceptum referri debet, quidquid est ubivis hodie religiosæ libertatis, in maximum litterarum, commerciorum et civilis concordiæ emolumentum. Superstitiosis aut simulatis superum cultoribus, larvatis dico hoininibus aut meticulose piis, debentur dissidia, secessiones, muletæ, rapinæ, stigmata, incarcerationes, exilia et mortes. » (« Mais la superstition ayant toujours la même vigueur, bien que sa cruauté varie quelquefois, le sage n’essayera pas, en pure perte, de l’arracher de toutes les âmes, ce qui est absolument impossible ; il devra cependant s’efforcer de faire la seule chose possible : arracher les dents et couper les griffes à ce monstre, de tous le plus méchant et le plus pernicieux, pour l’empêcher de nuire en quelque lieu que ce soit et au gré de ses caprices. C’est aux princes et aux hommes d’État, pénétrés de ces sentiments hostiles à la superstition, que l’on est redevable de la liberté religieuse, partout où elle existe, au grand profit des lettres, du commerce et de la sociabilité. Quant aux superstitieux, aux adorateurs hypocrites des dieux, aux hommes masqués ou pieux par crainte, ils sont cause des dissensions, des révoltes, des amendes, des rapines, des flétrissures, des emprisonnements, des bannissements et des condamnations à mort »).

78. Acad. quæst., l, c. 6 et 7.

79. Letters to Serena, London, 1704, p. 201. Les passages des Principia qui y sont cités[167] se trouvent dans la note relative aux explications préliminaires et au commencement de la section ll du Ier livre[168] : « Il peut se faire en effet qu’il n’existe pas de corps à l’état de repos réel, » et page 166 : « Jusqu’ici j’ai analysé le mouvement des corps, qui sont attirés vers un centre immobile, cas qui existe à peine dans la nature. »

80. Letters to Serena, p. 100.

81. Letters to Serena, p. 231-233.

82. Voir Letters to Serena, p. 234-237 ; Toland emploie ici, en opposition à la genèse des organismes imaginée par Empédocle, un exemple qu’il paraît prendre au sérieux : On peut aussi difficilement expliquer la naissance d’une fleur ou d’une mouche par le concours fortuit des atomes que produire une Énéide ou une Iliade en mêlant confusément des millions de fois les caractères de l’alphabet. — L’argument est faux, mais plausible ; il rentre dans le chapitre du calcul des probabilités sur l’abus complet duquel M. de Hartmann a fondé sa philosophie de l’Inconscient. — Au reste, sur les points les plus importants, Toland ne se range nullement du côté de la doctrine épicurienne. Il n’admet ni les atomes, ni le vide, ni l’espace indépendant de toute matière.


NOTES DE LA QUATRIÈME PARTIE


1. Voir plus haut, p. 263 et suiv. — On voit déjà se produire chez Hartley les conséquences du mouvement conservateur inauguré par Hobbes.

2. Hartley (David), M. Dr., Observations on man, his frame, his duty and his expectations, London, 1749, 2 vol. 8° (6th édition, corr. and revised, London, 1834). — La préface de l’auteur est datée de décembre 1718. Dès l’année 17.16 avait paru du même auteur un ouvrage intitulé : De sensus, motus et idearum générations. Mais on y fit moins attention qu’à la publication de 1749. — Hettner (I, p. 422) se trompe en disant que Priestley avait publié, en 1775, une troisième et dernière partie des Observations sous le titre : Theory of human mind. Voir plus bas note 7.

3. Hartley fut d’abord détermine, comme il le dit dans la préface des Observations, par quelques paroles de Gay. Celui-ci exprima ensuite ses opinions dans une dissertation sur le principe fondamental de la vertu, que Law publia avec sa traduction de King, De origine mali.

4. Le principal argument du vrai matérialisme contre l’hylozoïsme (voir note 1 de la 1re partie) se trouve donc chez Hartley ; aussi, malgré ses opinions religieuses, peut-on le ranger parmi les matérialistes.

5. David Hartley’s Betrachtungen über den Menschen, seine Natur, seine Pflichten und Erwartungen, traduit de l’anglais et accompagné de notes et de suppléments, 2 vol., Rostock et Leipzig (1772 et 1773). La traduction fut faite par le magister de Spieren ; l’éditeur, l’auteur des notes et suppléments, H. A. Pistorius, dédia son ouvrage au célèbre Spalding, théologien éclairé et conseiller au consistoire, qui appela l’attention sur Hartley dans un entretien sur les moyens de concilier le déterminisme et le christianisme.

6. Explication physique des idées et des mouvements tant volontaires qu’involontaires, trad. de l’anglais de M. Hartley, par l’abbé Jurain, prof. de math. à Reims, Reims 1775, avec une dédicace à Buffon.

7. Voir Hartley’s Theory of the human mind, on the principle of the association of ideas, with essays relating to the subject of it by Joseph Priestley, London, 1775 (2e éd. 1790). C’est à tort que Hettner (I, p. 422) désigne cet ouvrage comme étant la troisième partie de celui de Hartley. Ce n’est qu’un extrait de la 1re partie, car Priestley négligea en général les détails anatomiques et ne donna en réalité que la théorie psychologique de Hartley, jointe à ses propres remarques sur le même objet.

8. Voir Geschichte der Verfaelschungen des Christenthums von Joseph Priestley, docteur en droit et membre de la Société royale des sciences de Londres, traduit de l’anglais, 2 vol., Berlin, 1785. — Docteur Joseph Priestley, membre de l’Acad. impér. de Saint-Pétersbourg et de la Soc. roy. de Londres, Anleitung zur Religion nach Vernunft und Schrift, traduit de l’anglais avec des notes, Francfort et Leipzig 1782. Quant aux écrits qui traitent spécialement de matérialisme, ils n’ont pas, que je sache, été traduits en allemand. Voir Disquisitions relating to matter and spirit, with a history of the philosophical doctrine concerning the origin of the soul and the nature of matter, with its influence on christianity, especially with respect to the doctrine of the preexistence of Christ. London, 1777. — The doctrine of philosophical nccessity illustrated with an answer to the letters on materialism. London, 1777. Les Lettres contre le matérialisme, ici mentionnées étaient un pamphlet de Richard Price, qui d’ailleurs non-seulement attaqua Priestley, mais se posa en adversaire de l’empirisme et du sensualisme qui dominaient dans la philosophie anglaise.

9. Voir Joseph Priestley, Briefe an einen philos. Zweifler in Beziehung auf Hume’s Gespraeche, das System der Natur and aehnliche Schriften, traduites de l’englais, Leipzig, 1782. L’original : Letters to a phil. unbeliever, parut à Bath en 1780. — Le traducteur anonyme met ensemble Priestley, Reimarus, et Jérusalem et fait la remarque très-judicieuse que Priestley a très-souvent mal compris Hume, ce qui d’ailleurs ne diminue pas le mérite de ses propres conceptions. — Au reste, le premier ouvrage philosophique de Priestley, Examination of Dr Reid’s inquiry into the human mind, Dr Beettie’s essay on the nature and immutability of truth, and Dr Oswald’s appeal to common sense, London, 1771, prend parti pour Hume, en essayant de réfuter la philosophie du « sens commun » dirigée contre le même Hume.

10. Voir L’Homme-machine, Œuvres phil. de M. de la Mettrie, III, page 57, et Discours sur le bonheur (où Montaigne est souvent cité), Œuvres, ll, p. 182.

11. Hettner, ll, p. 9, met ensemble La Mothe et Pascal, ce qui ne me paraît pas très-exact, vu le caractère absolument différent de ces deux écrivains.

12. Voir l’excellente caractéristique de Bayle et de son influence dans Literaturgesch. des 18. Jh. de Hettner, 11, p. 45-50.

13. Buckle, Hist. of civil., III, p. 100, éd. de Brockhaus.

14. Voir dans Buckle (ibid., p. 101-111) la longue liste des Français qui visitèrent l’Angleterre et qui comprenaient l’anglais.

15. Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution, 4e éd., Paris, 1800.

16. Parmi les Anglais, il faut ici nommer surtout Buckle ; parmi les écrivains allemands, Hettner, Literaturgesch. des 18. Jh. : de plus, Strauss, Voltaire, sechs Vortraege, 1870, et la conférence de Du Bois-Reymond : Voltaire in s. Bez. zur Naturwissensch., Berlin, 1868 ; ce dernier opuscule, sous l’apparence d’une monographie, n’est pas dénué d’un intérêt général.

17. Du Bois-Reymond, ibid., p. 6.

18. Les idées mentionnées ici se trouvent dans les Éléments de la philosophie de Newton, I, 3 et 4, parus en 1738. Œuvres complètes (1784), t. XXXI — Hettner, Literaturgesch., ll, p. 206 et suiv. a suivi chronologiquement les variations de Voltaire dans la question du libre arbitre. Ici il nous importait avant tout de constater quelle était l’opinion de Voltaire antérieurement à l’apparition de de la Mettrie ; car, en réalité, les assertions les plus décidées de Voltaire, dans cette question comme dans beaucoup d’autres, ne se trouvent que dans le Philosophe ignorant, écrit en 1767, par conséquent vingt ans après L’Homme-machine. Quel que soit le ton de dédain avec lequel Voltaire parle de l’auteur de L’Homme-machine, il s’est pourtant laissé très-profitablement influencer par les arguments de de la Mettrie.

19. Locke, Essay conc. human underst. II, c. XXI, § 20-27.

20. Voir Du Bois-Reymond, Voltaire in s. Bez. zur Naturwissensch., p. 10.

21. Hettner, II, p. 193, montre que Voltaire ne fut réveillé de son optimisme qu’en1755 par le tremblement de terre de Lisbonne.

22. Voir Hettner, II, p. 183.

23. Métaphysique de Kant, éléments des sciences physiques, III. Point principal, thèses, 3e note ; (Œuvres, éd., Hartenstein, IV, p. 440.

24. Strauss, dans Voltaire, sechs Vortraege, 1870, p. 188, a très-bien montré comment Voltaire devint plus agressif surtout à partir de 1761. Quant à ses variations dans la théorie de l’immortalité et son évolution qui rappelle Kant, voir Hettner, II, p. 201 et suiv. ; sous ce dernier rapport, particulièrement les mots qui y sont cités : « Malheur à ceux qui se combattent en nageant ! aborde qui pourra. Mais celui qui dit : vous nagez inutilement ; il n’y a pas de terre ferme, celui-là me décourage et m’enlève toutes mes forces. »

25. Locke, Essay conc. human underst., I, 3, § 9.

26. Voir Hettner, II, p. 210 et suiv.

27. Essay conc. human underst., IV, c. XIX : « Of Enthusiam ».

28. Voir les Œuvres de John Locke, 10 vol., éd. de Londres, 1801. Vie de l’auteur, I, p. XXIV, notes.

29. Docteur Gideon Spicker, Die Philos. des Grafen von Shaftesbury, Fribourg, 1872, p. 71 et suiv. Afin d’abréger, je renvoie à cette excellente monographie pour toutes les autres réflexions concernant Shafteshury. — Voir aussi Hettner, I, p. 211-214.

30. Voir Karl Marx, das Kapital, Hambourg, 1867, p. 602, note 73. Quand Hettner remarque, I, 213, qu’il ne s’agit pas de savoir si Mandeville, dans son idée de vertu, est d’accord avec le christianisme, mais s’il est d’accord avec lui-même, la réponse à cette question est bien simple. L’apologiste du vice ne peut pas penser à exiger de tous la vertu de renoncement, mais ce qui s’accorde parfaitement avec ses principes, c’est de prêcher aux pauvres le christianisme et la vertu chrétienne. On a l’air de prêcher à tout le monde ; mais celui qui possède les moyens de se livrer à ses penchants vicieux sait bien ce qu’il doit faire et le maintien de la société est assuré.

31. Rosenkranz, Diderot’s Leben und Werke, 2 vol., Leipzig, 1866. Le passage cité se trouve, II, p.410 et 411. — Bien que peu d’accord avec l’auteur sur la place de Diderot dans l’histoire du matérialisme, nous avons cependant utilisé, autant que nous l’avons pu, ce riche recueil concernant le mouvement intellectuel du XVIIIe siècle.

32. Rosenkranz, Diderot, I, p. 39.

33. Voir Schiller, Freigeisterei der Leidenschaft, p. 75. — Conclusion, Œuvres, 4e éd. historique-critique, Stuttgart, 1868, p. 26. — Schiller, dans ces vers, malgré l’observation contenue dans la Thalie (1786, 2e cahier, p. 59), énonce ses propres idées ; il sacrifie l’unité interne de son poëme, et, vers la fin, il oublie ce qui l’avait déterminé à l’écrire, pour le terminer par des pensées générales sur la conception de l’Être divin ; tout cela n’a plus besoin d’être démontré. — Le traducteur du Vrai sens du Système de la nature sous le titre de : Neunundzwanzig Thesen des Materialismus, Halle, 1783, fait ressortir à bon droit que les vers :

« La nature ne fait attention à toi que lorsque tu es à la torture ! »
« Et des esprits adorent ce Néron ! »


sont complètement d’accord avec le XIXe chapitre du Vrai sens. Il ne faut cependant pas en conclure que Schiller ait lu cet opuscule et encore moins qu’il ait apprécié, autrement que ne le faisait Gœthe, la prolixité, le ton doctrinal et la prose froide du Système de Ia nature. On retrouvait les mêmes idées chez Diderot, et l’origine doit en remonter à Shaftesbury. — Quant à l’étude que faisait Schiller de Diderot, à l’époque où ce poëme fut rédigé ou conçu, voir Palleske, Schillers Leben and Werke, 5e éd., I, p. 535.

34. Voir plus haut, p. 240 et les passages antérieurs qui y sont cités, de plus, la note 11, p. 489.

35. Von der Natur, par J.-B. Robinet, traduit du français, Francfort et Leipzig, 1764, p. 385 (IVe partie, IIIe chapitre, 1re loi : « Les déterminations, d’où proviennent les mouvements volontaires de la machine, ont elles-mêmes leur origine dans le jeu organique de la machine. »

36. Voir en particulier Ibid., IVe partie, XXIIIe chapitre, p.445 et suiv. de la trad.

37. Voir Rosenkranz, Diderot, I, p. 134 et suiv. — Je n’ai pas vu la dissertation pseudonyme du Dr Baumann (Maupertuis) et il peut paraître douteux, d’après Diderot et Rosenkranz, qu’elle renferme déjà le matérialisme de Robinet, c’est-à-dire la dépendance absolue ou sont les phénomènes intellectuels des lois purement mécaniques, qui régissent les phénomènes extérieurs ou qu’elle enseigne l’hylozoïsme, c’est-à-dire établisse que le mécanisme de la nature est modifié par le contenu spirituel de la nature d’après des lois autres que les lois purement mécaniques.

38. Rosenkranz, Diderot, II, p. 243 et suiv. ; 247 et suiv.

39. Le 2e volume renfermera de plus amples détails sur cette modification du matérialisme. En ce qui concerne le matérialisme de Diderot, faisons remarquer que nulle part il ne s’exprime d’une manière aussi catégorique que Robinet dans les passages cités, note 35. Rosenkranz trouve aussi dans le Rêve de d’Alembert un dynamisme qui, si Diderot eût réellement entendu la chose comme le veut son interprète, donnerait à cet écrit, pourtant si avancé, une teinte d’athéisme, mais non pas encore de véritable matérialisme.

40. Hettner, Literaturgesch. d. XVIII Jh., III, 1, p. 9.

41. Sur Pierre Ramus et ses adhérents en Allemagne, voir Zeller, Gesch. d. deutschen Philos., p. 46-49. — Au reste Ramus a emprunté à Vivès tous les éléments de sa doctrine qui fit tant de bruit. Voir l’article Vivès dans Enc. des ges. Erz. u. Unterrichtswesens.

42. Tout l’atomisme de Sennert paraît aboutir à une timide modification de la théorie d’Aristote sur le mélange des éléments. Après avoir expressément rejeté l’atomistique de Démocrite, Sennert enseigne que les éléments en soi ne se composent pas de parties séparées et qu’une continuité ne peut être formée d’éléments indivisibles. (Epitome nat. scientiæ, Wittebergæ, 1618, p. 63 et suiv.). Par contre, il est vrai, il admet que, lors d’un mélange, la matière des éléments distincts se partage d’abord réellement (nonobstant sa divisibilité ultérieure) en très-petites parties finies et par coneéquont ne forme qu’un amalgame. Ces molécules agissent ensuite les unes sur les autres, avec les propriétés fondamentales connues d’Aristote et de la scholastique, la chaleur, le froid, la sécheresse et l’humidité, jusqu’à ce que leurs propriétés se soient neutralisées ; mais alors reparaît la continuité du mélange si justement admise par les scolastiques. (Voir ibid., p. 69 et suiv. et p. 225). À cela se rattache l’hypothèse additionnelle qu’à côté de la « forme substantielle » du tout, les formes substantielles des parties conservent aussi, quoique en sous-ordre, une certaine activité. — La différence entre cette théorie et celle de l’atomistique réelle se voit clairement chez Boyle, qui, dans plusieurs de ses ouvrages, notamment dans le de Origine formarum, cite souvent Sennert dont il combat l’hypothèse. Il faut aujourd’hui bien connaître la physique des scholastiques pour trouver les points sur lesquels Sennert ose s’écarter de la ligne orthodoxe, tandis que Boyle nous apparaît à chaque phrase comme un physicien des temps modernes. Considéré à ce point de vue, tout l’émoi que, d’après Leibnitz, la doctrine de Sennert produisit, nous permet de nous faire une idée exacte de la quantité de scholastiques attardés qui étaient répandus à travers toute l’Allemagne.

43. Quant à la propagation du cartésianisme en Allemagne et aux polémiques qui en résultèrent, voir Zeller, Gesch. d. deutschen Phiios., p. 75-77, et Hettner, Literaturgesch. d. XVIII Jh., t. III, 1, p. 36-42. Ici on trouve judicieusement appréciée l’importance du combat que soutint le cartésien Balthasar Bekker contre la superstition relative aux histoires de diables, sorcières et fantômes.

44. Voir chez Hettner[169] de plus amples détails sur Stosch, Mathias Knusen et Théodore-Louis Lau. Nous avions d’abord l’intention de consacrer un chapitre spécial à Spinoza et au spinozisme, mais nous dûmes renoncer à cette idée, ainsi qu’à d’autres projets d’agrandissement de notre cadre, pour ne pas trop grossir notre ouvrage ni l’éloigner de son but réel. En général, on exagère beaucoup l’analogie entre le spinozisme et le matérialisme (à moins qu’on n’identifie le matérialisme avec toutes les tendances qui s’en rapprochent plus ou moins) ; c’est ce que prouve le dernier chapitre de la 3e partie, dans lequel on voit comment en Allemagne le spinozisme put se combiner avec des éléments idéalistes, ce que le matérialisme n’a jamais fait.

45. Voir Hettner, Literaturgesch., t. III. I, p. 43. Quant au fantôme des livres, voir plus haut, la note 22 de la 2e partie, p. 217.

46. Voilà ce que donnait par erreur la 1re édition d’après Genthe et Hettner (III, 1, p. 8 et p. 35). — Je dois à M. le docteur Weinkauff, de Cologne, savant connaisseur de la littérature de la libre pensée, la communication d’un manuscrit qui prouve que le Compendium de impostura fut rédigé, d’après toute vraisemblance, seulement vers la fin du XVIIe siècle. Il est vrai que l’édition la plus ancienne connue porte la date de 1598 ; mais cette date est évidemment feinte, et l’expert Brunet[170] croit que l’ouvrage fut imprimé en Allemagne au XVIIIe siècle. Il est certain qu’en 1716, à Berlin, un manuscrit de l’ouvrage fut vendu aux enchères pour la somme de 80 reichsthalers. Suivant toute vraisemblance, le chancelier Kortholt avait connaissance de ce manuscrit ou de copies dudit manuscrit, qui a dû exister, d’après cela, dès l’année 1680. Toutes les autres éditions sont postérieures, et nous n’avons pas de renseignements positifs sur l’existence d’un manuscrit antérieur. Des raisons intrinsèques portent à croire que cette publication n’eut lieu que dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Le début de l’opuscule (Esse deum, eumque colendum esse) paraît contenir une citation formelle de Herbert de Cherbury ; de plus (comme l’a déjà reconnu Reimann), l’influence de Hobbes semble incontestable. La mention des Brahmanes, Védas, Chinois et Grand Mogol décèle la connaissance des œuvres de Rogerius[171], Baldæus[172] et Alexandre Ross[173]. Ces livres firent connaître les littératures et les mythologies indoue et chinoise et poussèrent à la comparaison des religions. — Au reste l’ouvrage, quoique imprimé en Allemagne, ne paraît pas même être d’origine allemande, car le gallicisme sortitus est (il est sorti), se trouve dans les manuscrits les plus anciens et chez Genthe ; dans les éditions et manuscrits postérieurs, on lit la correction egressus est (il est sorti), ce gallicisme indique un auteur ou un original français.

47. Voir Mosheim, Geschichte der Feinde der christl. Religion, publiée par Winkler, Dresde, 1783, p. 160.

48. « Le professeur Syrbius, d’Iéna, a fait, d’après le statut 28 de la salle des livres, une leçon contre la Correspondance sur l’essence de l’âme (Briefwechsel v. Wesen der Seele), et il a voulu réfuter complètement les auteurs. » (Préface). — Voir de plus Acta eruditorum, Allemands, Xe partie, 7, p. 862-831. — Unschuldige Nachrichten, Ire année 1718, 28, p. 155 et passim.

49. Pour la première édit. de l’Hist. du mater., j’ai utilisé un exemplaire de 1723, de la bibliothèque de Bonn ; en ce moment je me sers d’un exemplaire acquis des ouvrages doubles de la bibliothèque de la ville de Zurich, première édition de 1713. — C’est uniquement pour simplifier que j’ai laissé dans le texte, sans les modifier, les passages cités mot pour mot, de telle sorte qu’ils répondent à l’édition de 1723, quand le contraire n’est pas expressément énoncé. Les indications plus spéciales de la pagination peuvent être négligées sans inconvénient, vu le peu d’étendue de l’ouvrage ; mais, pour tout ce qui est emprunté à la première édition, nous avons indiqué très-exactement les passages.

50. Dans mon exemplaire (voir la remarque précédente), une main inconnue a écrit : « par Hocheisser (sic) et Rœschel. »

51. Hobbes, dont l’influence sur tout cet opuscule est évidente, se trouve fréquemment cité ; il l’est dans la « joyeuse préface » d’un anonyme, comme il est dit dans la première édition, page 11, où l’on renvoie au Leviathan et à son supplément ; il l’est dans la première lettre, page 18, en ces termes : « On voit que l’opinion n’est ni nouvelle ni peu commune, car on la dit professée par beaucoup d’Anglais, dont je n’ai lu que Hobbes et dans une autre intention » ; il l’est dans la deuxième lettre, page 55 et 56, dans la troisième lettre, page 84. — Locke est mentionné dans la deuxième lettre, page 58 ; on trouve en outre dans la troisième lettre, page 70, cette pensée émanant sans aucun doute de Locke : « Je regarderais comme antichrétien de ne pas attribuer à Dieu assez de puissance pour que, de la matière composée de notre corps, il ne pût résulter un effet tendant à distinguer l’homme des autres créatures. » Il est souvent question du « mécanisme » des Anglais en général. — Spinoza est traité d’athée, à côté de Straton de Lampsaque, p. 42, 50 et 76. — On mentionne, p. 44, les « esprits forts » en France, d’après la relation de Blaigny dans le Zodiaque français.

53. Dans la 1re édition, p. 161, il fauterait lire : « Si par contre il admet en passant l’hypothèse des atomes de Démocrite, on ne peut concilier ce détail avec le reste de son système. » Le mot ne pas ou guère avait été omis dans l’impression. J’ai dans l’intervalle changé d’avis à la suite d’une 2e lecture de la Correspondance confidentielle, et je trouve que l’auteur joue un jeu double avec son orthodoxie philosophique comme avec son orthodoxie théologique ; car si, d’un côté, il se ménage une retraite pour toutes les éventualités, de l’autre, il raille très-ouvertement. — Il est possible que nous soyons ici en face d’un développement de la fusion mentionnée par Zeller, d’après Leibnitz, de l’atomistique avec une modification de la théorie de la forma sabstanliatlis (voir plus haut la note 42) ; mais ce n’est jamais que comme une base générale, sur laquelle l’auteur se meut avec une grande liberté subjective. — Au reste les atomes comme conservotores sperierum, c’est-à-dire conservateurs des formes et des espèces, appartiennent, non au système de Démocrite, mais à celui d’Épirure, comme nous l’avons suffisamment démontré dans la première partie, Épicure ayant établi un rapport entre la conservation de la régularité dans les formes de la nature et le nombre fini des différentes formes d’atomes. On a confondu ici, comme bien souvent, Épicure avec Démocrite, non-seulement parce que l’idée fondamentale de l’atomistique ne revient à Démocrite, mais encore parce que son nom réveillait moins de susceptibilités que celui d’Épicure.

53. On voit ici qu’il ne suffit pas, dans des travaux historiques, de puiser scrupuleusement aux sources pour obtenir le tableau fidèle et complet d’une époque. On n’adopte que trop aisémet l’habitude de recourir toujours aux mêmes sources une fois citées, et d’oublier de plus en plus ce qu’on a une fois oublié. Une bonne garantie contre cet inconvénient se trouve dans les journaux, autant qu’on peut s’en procurer. Je me rappelle avoir trouvé d’abord la Vertrauter Briefwechsel (Correspondance confidentielle) et le nom de Pancrace Wolff, en cherchant des articles de critique et d’autres traces de l’influence de L’Homme-machine en Allemagne. En général, il me semble que l’histoire de la vie intellectuelle en Allemagne, de 1680 à 1740, offre encore de grandes et nombreuses lacunes.

54. Voir Zeller, Gesch. d. deutschen Philos. seit Leibnitz, Munich, 1873, p. 304 et p. 396 et suiv. Le lecteur comprend involontairement dans le sens d’une série chronologique des phrases telles que celles-ci : « C’est de même que Condillac ne franchit pas la distance qui séparait le sensualisme du matérialisme. » — « Helvétius alla plus loin » ; — « chez lui le sensualisme dénote déjà une tendance évidente vers le matérialisme » (p. 397). — « Cette manière de voir s’accuse encore plus nettement chez de la Mettrie, Diderot et d’Holbach. » Ici, en ce qui concerne de la Mettrie, on ferait un anachronisme si l’on s’en tenait à l’ordre indiqué par Zeller. — Au reste, la conception hégélienne de cette succession historique est totalement fausse au point de vue de l’enchaînement logique. En France, la progression de Condillac à d’Holbach s’explique tout simplement par cela que le matérialisme, étant plus populaire, devint une arme plus puissante contre la foi religieuse. Ce n’est point parce que la philosophie passa du sensualisme au matérialisme que la France devint révolutionnaire, mais c’est parce que la France devint révolutionnaire pour des causes bien plus profondes que les philosophes de l’opposition adoptèrent des points de vue de plus en plus simples (primitifs), et Naigeon, qui résuma les écrits de Diderot et de d’Holbach, finit par devenir le véritable homme du jour. Quand le développement théorique s’opére sans obstacles, l’empirisme, (par exemple Bacon) mène directement au matérialisme (Hobbes), celui-ci au sensualisme (Locke), qui donne naissance à l’idéalisme (Berkeley) et au scepticisme ou criticisme (Hume et Kant). Cette vérité s’appliquera encore plus nettement à l’avenir, les naturalistes eux-même s’étant habitués à penser que les sens ne nous donnent qu’une « représentation du monde ». Toutefois cette série peut à chaque instant être troublée par l’influence pratique précitée et, dans les plus grandes révolutions, dont les causes intérieures, profondément cachées dans « l’inconscient », ne nous sont encore guère connues que par le côté économique, le matérialisme lui-même finit par ne plus être aussi populaire et aussi victorieux, et l’on voit s’élever mythe contre mythe, croyance contre croyance.

55. Kuno Fischer, Franz Baco von Verulam, Leipzig, 1856, p. 526 : « Le continuateur systématique de Locke est Condillac, après lequel viennent les encyclopédistes… Il ne laisse qu’une conséquence à déduire : le matérialisme dans toute sa nudité. L’école de d’Holbach le développe dans de la Mettrie et dans le « Système de la nature ». »

56. Hettner, II, p. 388 (au lieu de 17-18, L’Homme-machine porte par erreur la date de 1746). — Schlosser, Weltgesch. f. d. deutsche Volk (1854) XVI, p. 145.

57. Voir Rosenkranz, Diderot, I, p. 186.

58. Voir Zimmermann, Leben des Herrn von Heller, Zurich, 1755, p. 226 et suiv.

59]. Dans les indications biographiques, nous suivons parfois textuellement, l’Éloge de M. de la Mettrie, composé par Frédéric le Grand, Histoire de l’Académie royale des sciences et belles-lettres, année 1750, Berlin, 1752. 4, p. 3-8.

60. Dans la première édition, j’indiquais, d’après Zimmermann, Leben des Herrn Haller, p. 226, la fin de l’année 1747 comme date de la publication de L’Homme-machine. Quérard[174], (qui donne la liste la plus détaillée et la plus exacte, mais pas encore complète, des œuvres de de la Mettrie), indique l’année 1748. Au reste, d’après l’Éloge du Grand Frédéric, de la Mettrie vint à Berlin en février 1748.

61. Dans les œuvres philosophiques de de la Mettrie, sous le titre modifié de Traité de l’âme. Cet ouvrage est le même que l’Hist. nat. de l’âme, comme nous l’apprend une remarque de l’auteur, ch. XV, hist. VI du Traité : « On parlait beaucoup à Paris, quand j’y publiai la première édition de cet ouvrage, d’une fille sauvage », etc. Observons à ce propos que, pour la désignation des chapitres ainsi que pour toute l’ordonnance de l’ouvrage, il règne un grand désordre dans les éditions. Des quatre éditions que j’ai devant moi, la plus ancienne, celle d’Amsterdam, 1752, indique cette section comme « hist. VI », ce qui est probablement exact. Le chapitre XV est suivi d’un supplément de sept paragraphes, dont les six premiers sont désignés comme histoire l, II, etc., le § 7, contenant la belle conjecture d’Arnobe, comme § 7. Il en est de même dans l’édition d’Amsterdam,1764, in-12. Quant aux éditions de Berlin, 1774, in-8o, et d’Amsterdam, 1774, elles placent ici le chapitre VI, tandis que l’ordre numérique exigerait XVI.

62. À la fin du 7e chapitre se trouve un passage qui annonce très-clairement le point de vue de L’Homme-machine, à moins que ce passage ne provienne du remaniement postérieur de l’Histoire naturelle et n’ait été inséré qu’après la rédaction de L’Homme-machine. De la Mettrie dit en effet, qu’avant de parler de l’âme végétative, il doit répondre à une objection. On lui demandait comment il pouvait trouver absurde l’assertion de Descartes d’après laquelle les animaux sont des machines, alors que lui-même n’admettait pas chez les animaux de principe différent de la matière. De la Mettrie répondit laconiquement : Parce que Descartes refuse à ses machines la sensibilité. L’application à l’homme est palpable. De la Mettrie ne rejette pas l’idée du mécanisme dans la machine, mais seulement celle de l’insensibilité. — Ici encore du reste on voit clairement combien Descartes se rapproche du matérialisme !

63. Qu’on remarque la circonspection et la perspicacité avec lesquelles procède ici l’« ignorant et superficiel » de la Mettrie. Il n’aurait certainement pas commis la faute de Moleschott, dont il est question, p. 440 de la 1re édition, en jugeant le cas de Jobert de Lamballe. Quand la tête et la moelle épinière sont séparées, c’est à la moelle épinière et non à la tête qu’il faut demander si elle éprouve de la sensation. — Faisons aussi remarquer que de la Mettrie prévoit comme possible du moins le point de vue où s’est placé Robinet.

64. Chap. XV, y compris le supplément ; voir note 62.

65. Voir le très-intéressant passage d’Arnobe[175] où en effet, pour réfuter la théorie platonicienne de l’âme, cette hypothèse est exposée et discutée en détail. De la Mettrie abrège déjà beaucoup l’hypothèse d’Arnobe ; notre texte se borne à reproduire les idées principales.

66. La remarque très-judicieuse de de la Mettrie contre Locke (indirectement contre Voltaire) est conçue en ces termes : « Les métaphysiciens qui ont insinué que la matière pourroit bien avoir la faculté de penser, n’ont pas déshonoré leur raison. Pourquoi ? c’est qu’ils ont l’avantage (car ici c’en est un) de s’être seulement mal exprimés. En effet, demander si la matière peut penser, sans la considérer autrement qu’en elle-même, c’est demander si la matière peut marquer les heures. On voit d’avance que nous éviterons cet écueil, où M. Locke a eu le malheur d’échouer »[176]. — De la Mettrie veut sans doute dire que, si l’on considère seulement la matière en soi, sans tenir compte des rapports entre la force et la matière, on peut répondre aussi bien par oui que par non à la célèbre question de Locke, sans que rien soit décidé. La matière d’une horloge peut indiquer ou ne pas indiquer les heures, suivant que l’on parle d’une faculté active ou passive. Ainsi le cerveau matériel pourrait aussi, en quelque sorte, penser, l’âme le mettant en mouvement comme un instrument pour exprimer les pensées. Voici quelle est la véritable question à poser : la faculté de penser, qu’en tout cas on peut séparer en idée d’avec la matière, est-elle en réalité une émanation nécessaire de celle-ci, oui ou non ? Looks a éludé cette question.

67. Le Spectacle de la nature ou entretiens sur l’histoire naturelle et les sciences, Paris, 1732 et suiv., 9 vol. ; 2e édition, La Haye, 1743, 8 vol., parut anonyme ; l’auteur est, d’après Quérard (d’accord avec de la Mettrie, qui le nomme de son nom), l’abbé Pluche.

68. Quand il est question du cerveau dans ses rapports avec les facultés intellectuelles, l’argumentation du matérialisme d’aujourd’hui. ressemble étonnamment à celle de de la Mettrie. Celui-ci traite ce sujet avec assez de détails, tandis que notre texte se borne à indiquer les points principaux. De la Mettrie (« l’ignorant ») a particulièrement étudié avec soin l’ouvrage de Willis, qui fait époque, sur l’anatomie du cerveau et il y a pris tout ce qui pouvait entrer dans son plan. Il connaît par conséquent déjà l’importance des circonvolutions cérébrales, la différence du développement relatif de plusieurs parties du cerveau chez les animaux supérieurs et inférieurs, etc.

69. La discussion détaillée de ce problème se trouve pages 22 et suiv. de l’édition d’Amsterdam, 1774. — En ce qui concerne la méthode d’Ammann, de la Mettrie en donne[177] une analyse minutieuse, ce qui prouve le soin consciencieux avec lequel il s’est occupé de cette question.

70. Dans la première édition, j’admettais par erreur que de la Mettrie et Diderot étaient d’accord, tandis que de la Mettrie combattait Diderot déiste et téléologue, et se moquait de son « univers », sous le poids duquel il voulait « écraser » l’athée. D’un autre côté, on doit rappeler que Diderot, immédiatement après le passage que Rosenkranz[178] cite en faveur du déisme de Diderot, publia le chapitre 21, d’une tendance totalement opposée. Diderot y combat l’argument (reproduit récemment par E. de Hartmann), en faveur de la téléologie, au moyen de l’invraisemblance mathématique de la finalité comme simple cas spécial de combinaisons résultant de causes sans but. La critique de Diderot démolit de fond en comble cet argument spécieux, sans toutefois présenter l’universalité et l’évidente, qui résultent des principes établis par Laplace. Ici on peut se demander, et la chose en vaut la peine, si Diderot, dans ce chapitre, n’a pas voulu sciemment détruire pour les esprits compétents toute l’impression de ce qui précédait, tandis qu’aux yeux de la masse des lecteurs il conservait l’apparence d’un déisme plein de foi. On peut aussi admettre, et cette hypothèse nous paraît la plus probable, que les prémisses de conclusions tout à fait opposées se trouvaient alors dans l’esprit de Diderot les unes à côté des autres, encore aussi confuses qu’elles le sont dans les deux chapitres contradictoires et successifs de son ouvrage. Si quelqu’un voulait prouver qu’à cette époque-là Diderot penchait déjà vers l’athéisme, il devrait s’appuyer principalement sur ce chapitre. Au reste de la Mettrie, qui avait peu de goût pour la mathématique, paraît ne pas avoir compris l’importance de ce chapitre, laquelle a pareillement échappé à Rosenkranz. Il appelle les Pensées philosophiques « sublime ouvrage qui ne convaincre pas un athée » ; mais nulle part il ne pense que Diderot, en feignant d’attaquer l’athéisme, le recommandait indirectement. — D’après cela, il faut singulièrement réduire l’influence que Diderot aurait exercée sur de la Mettrie. Nous avons montré qu’en principe L’Hommemachine était déjà contenu dans l’Histoire naturelle (1745). — voir Œuvres de Denis Diderot, I, p. 110 et suiv. Paris, 1818 ; Pensées philosophiques, c. 20 et 21. — Rosenkranz, Diderot, I, p. 40 et suiv. — Œuvres phil. de M. de la Mettrie, Amsterdam, 1717, III, p. 51 et suiv., Berlin,1747, I. p. 327.

71. Ici encore nous voyons de la Mettrie étudier avec le plus grand zèle les publications les plus récentes concernant les sciences naturelles et les utiliser pour ses propres théories. Les écrits les plus importants de Trembley sur les polypes datent des années 1744-1747.

72. Quant aux chefs-d’œuvre mécaniques de Vaucanson et ceux encore plus ingénieux de Droz père et fils, voir Helmholtz sur la transformation des forces de la nature, conférence du 7 février 1854, où la connexion de ces essais, qui nous paraissent des jeux d’enfants, avec le développement de la mécanique et les espérances que cette science avait fait concevoir, est très-lucidement exposée. — Vaucanson peut, à certains égards, être considéré comme le précurseur de de la Mettrie pour l’idée de L’Homme-machine. Les automates plus admirables des deux Droz, l’enfant écrivant et la jeune fille jouant du piano, n’étaient pas encore connus de de la Mettrie. Le joueur de flûte de Vaucanson fut montré pour la première fois à Paris en 1738.

73. La 1re édition de l’Histoire naturelle de l’âme parut comme traduction de l’ouvrage de M. Sharp (dit Quérard, France littéraire) ou Charp dans L’Homme-machine où « le prétendu M. Charp » est combattu, dans les éditions des œuvres philosophiques de 1764 Amsterdam, 1774 Amsterd., et 1774 Berlin.

74. Dans la critique de L’Homme-machine[179], il est dit : « Nous remarquons seulement encore que cet écrit vient de paraître à Londres, chez Owen, à la Tête d’Homère, sous le titre de Man a machine translated of the French of the marquis d’Argens, et que l’auteur a passablement copié l’Histoire de l’âme publiée en 1745 et contenant pareillement une apologie du matérialisme. » — Comme nous le voyons, les plagiats de de la Mettrie peuvent bien par eux-mêmes avoir contribué à lui attirer l’accusation de se parer des plumes d’autrui. — L’original français contenait (dans l’édition de Berlin, 1774), une préface de l’éditeur Élie Luzak : (rédigée probablement aussi par de la Mettrie, qui plus tard sous ie même nom fit paraître une réfutation, L’Homme plus que machine), où il était dit qu’un inconnu lui avait adressé le manuscrit de Berlin, avec prière d’envoyer six exemplaires de l’ouvrage au marquis d’Argens, mais qu’il était persuadé que cette adresse aussi n’était qu’une mystification.

75. C’est seulement quand on sépare certains passages de de la Mettrie du milieu auquel ils appartiennent que l’on peut y trouver l’apparence d’un éloge du vice ; par contre chez Mandeville, le vice est justifié précisément par la liaison logique des idées, par la pensée principale d’une conception du monde énoncée en quelques lignes, mais très-nette et fort répandue aujourd’hui, sans qu’on y mette de l’ostentation. Ce que de la Mettrie a dit de plus énergique dans ce sens est sans doute le passage du Discours sur le bonheur, pages 176 et suiv. que l’on peut résumer ainsi : « Si la nature t’a fait pourceau, vautre-toi dans la fange, comme les pourceaux ; car tu es incapable de jouir d’un bonheur plus relevé et en tout cas tes remords ne feraient que diminuer le seul bonheur, dont tu sois capable, sans faire de bien à personne. » Mais l’hypothèse veut précisément que l’on soit un porc sous forme humaine, ce qui ne peut guère être appelé une idée attrayante. Que l’on compare avec cela le passage suivant, cité par Hettner[180] et emprunté à la morale de la fable des abeilles : « Des fous peuvent seuls se flatter de jouir des charmes de la terre, de devenir des guerriers renommés, de vivre au milieu des douceurs de l’existence tout en restant vertueux. Renoncez à ces rêveries vides de sens. Il faut de l’astuce, du libertinage, de la vanité, pour que nous puissions en retirer des fruits savoureux… Le vice est aussi nécessaire pour la prospérité d’un État que la faim pour l’entretien de la vie de l’homme. » — Je me rappelle avoir lu dans un journal, qui depuis a cessé de paraître[181], un essai ayant pour but de réhabiliter Mandeville et se rattachant expressément à ce passage de mon Histoire du matérialisme. Cet essai, en donnant le sommaire de la fable des abeilles, veut prouver qu’il ne contient rien qui soit de nature à faire pousser les hauts cris aujourd’hui. Or je n’ai jamais affirmé cela. Je crois au contraire que la théorie de l’école extrême de Manchester et la morale pratique de ses fondateurs et d’autres cercles très-honorables de la société actuelle non-seulement s’accordent, sans qu’il y ait hasard, avec la fable des abeilles de Mandeville, mais encore découlent de la même source historiquement et logiquement. Si l’on veut faire de Mandeville le représentant d’une grande pensée historique et le donner comme étant du moins pour lui-même et personnellement étranger au goût du vice, je n’ai rien à objecter à cette manière de voir. Je ne maintiens qu’une chose : Mandeville a recommandé le vice, de la Mettrie, non.

75 bis. Literaturgesch. d. 18 Jahrh., ll, p. 388 et suiv.

76. Kant, Kritik d. Urtheilskraft, § 54 ; V, p. 346, éd. Harteneteln.

77. « Toutes choses égales, n’est-il pas vrai que le savant, avec plus de lumières, sera plus heureux que l’ignorant ? » p. 112 et 113, éd. d’Amsterd., 1774.

78. Le Discours sur le bonheur ou l’Anti-Sénèque servit primitivement d’introduction à une traduction, faite par de la Mettrie, du traité de Sénèque de Vita beata. — Quant à la sympathie des Français pour Sénéque, voir Rosenkranz, Diderot, II, p. 352 et suiv.

79. Vers la fin de la dissertation, p. 188, éd. d’Amsterd., 1774, de la Mettrie affirme n’avoir rien emprunté ni à Hobbes, ni à milord S… (Shaftesbury ?). J’ai, dit-il, tout puisé dans la nature. Mais il est clair que, tout en admettant sa bonne foi, on ne peut éliminer l’influence de ses prédécesseurs sur l’origine de ses théories.

80. Voir Schiller, über naive and sentimentalische Dichtung, X, p. 480 et suiv. de l’édition historique-critique ; XII, p. 219 et suiv. de la petite et plus ancienne édition. — Ueberweg, Grundriss, 3e édit., III, p. 143.

81. Cette lettre, dans laquelle se trouve aussi le jugement précité, défavorable à de la Mettrie considéré comme écrivain : (« Il était gai, bon diable, bon médecin et très-mauvais auteur ; mais en ne lisant pas ses livres, il y avait moyen d’en être très-content »), porte la date du 21 nov. 1751 ; on en donne un extrait dans la Nouv. Biogr. génér., art. Lamettrie.

82. Voir Hettner, II, p. 364. — Sur Naigeon, le « calotin de l’athéisme », voir Rosenkranz, Diderot, II, p. 288 et suiv.

83. Voir Rosenkranz, Diderot, II, p. 78 et suiv.

84. La définition, au commencement du IIe chapitre, est ainsi conçue : « Le mouvement est un effort par lequel un corps change ou tend à changer de place. » Dans cette définition, on présuppose déjà l’identité du mouvement avec le nisus ou conotus des théoriciens d’alors, que d’Holbach cherche si démontrer dans le courant du chapitre, ce qui conduit à établir un idée supérieure (« effort », et « Anstrengung » dans la traduction allemande, Leipzig, 1841), cet effort implique au fond l’idée du mouvement ; il a en outre une couleur anthropomorphique dont est exempte l’idée plus simple de mouvement. Voir aussi la note suivante.

85. Dans ce passage[182] l’auteur cite les Lettres à Sérena, de Toland ; cependant il n’adopte pas dans toute sa rigueur la théorie de Toland sur le mouvement. Celui-ci montre que le « repos » non-seulement doit être compris toujours dans un sens relatif, mais encore n’est au fond qu’un cas spécial du mouvement, attendu qu’il faut exactement autant d’activité et de passivité pour qu’un corps, en conflit avec les forces, garde quelque temps sa position, que pour qu’il en change. D’Holbach n’approche de ce but que par un détour, et n’atteint nulle part avec précision le point décisif, soit qu’il n’ait pas compris la théorie de Toland dans toute sa force, soit qu’il regarde comme plus populaire sa manière personnelle de traiter ce sujet.

86. l, ch. III, p. 38 de l’édit. de 1780.

87. I, ch. IV, p. 52 de l’édit. de 1780.

88. Voir l’article Dieu, Dieux dans le Dictionnaire philos., publié dans la collection des Œuvres complètes de Voltaire, et sous le titre de « Sentiment de Voltaire sur le Système de la nature », avec une modification de l’ordre des chapitres, dans l’éditien de 1780 du Système de la matière.

89. Essai sur la peinture, I : « Si les causes et les effets nous étaient évidents, nous n’aurions rien de mieux à faire que de représenter les êtres tels qu’ils sont. Plus l’imitation serait parfaite et analogue aux causes, plus nous en serions satisfaits. » Œuvres compl. de Denis Diderot, IV, Ire part., Paris, 1818, p. 479. — Rosenkranz, qui renvoie avec tant d’énergie à l’idéalisme de Diderot[183], n’a sans doute pas suffisamment approfondi cet important passage, dans son compte rendu de la marche des idées dans l’Essai sur la peinture[184]. Il ne nous reste qu’à admettre simplement une contradiction de Diderot avec lui-même ou à rattacher à la théorie de la « vraie ligne », suivant le mode adopté dans le texte, la supériorité, affirmée par Diderot, de la vérité naturelle sur la beauté.

90. Système de la nature, l, ch. X, p. 158 et suiv., de l’édition de 1780. — Remarquons ici d’ailleurs formellement, à propos de l’éloge démesuré qui a été fait récemment du mérite de Berkeley, que son système n’est « irréfutable » qu’en tant qu’il se borne simplement à la négation d’un monde corporel, différent de nos représentations. Couclure ensuite à une substance spirituelle, incorporelle et active, comme cause de nos idées, c’est ouvrir la porte aux absurdités les plus plates et les plus palpables qu’un système métaphysique quelconque puisse produire.

91. I, ch. IX ; dans l’édition de 1780 : I, p. 123.

92. Zeller, Gesch. d. deutschen Phil., Munich, 1873, discute, p. 99 et suiv., l’influence de l’atomistique sur Leibnitz, et ajoute ensuite : « Il revint des atomes aux formes substantielles d’Aristote pour faire avec les unes et les autres ses monades » ; et ibid., p. 107 : « Ainsi, à la place des atomes matériels, viennent des individualités intellectuelles, et, à la place des points physiques, des « points métaphysiques ». — Leibnitz lui-même nomme aussi ses monades des « atomes formels ». Voir Kuno Fischer, Gesch. d. n. Phil., 2e éd., II, p. 319 et suiv.

93. Suivant l’opinion générale, la théologie de Leibnitz était inconciliable avec les principes philosophiques de son système ; telle n’était donc pas l’opinion du seul Erdmann[185] ; Kuno Fischer le constate formellement[186], mais tout en déclarant que cette opinion était fort répandue, Kuno Fischer la combat énergiquement. Pour démontrer le contraire, il s’appuie sur la nécessité d’une monade suprême qui est alors nommée « absolue » ou « Dieu ». On peut accorder que le système présuppose une monade suprême, mais nou que celle-ci, si tant est qu’on l’imagine d’après les principes de la théorie des monades, puisse prendre la place d’un dieu qui conserve et gouverne le monde. Les monades se développent, d’après les forces qui sont en elles, avec une rigoureuse nécessité. Aucune d’elles ne peut, ni dans le sens de la causalité ordinaire ni dans le sens de « l’harmonie préétablie », être la cause productrice des autres. L’harmonie préétablie elle-même ne produit non plus les monades, mais elle en détermine seulement l’état, d’une manière absolument semblable à celle qui, dans le système du matérialisme, fait déterminer par les lois générales du mouvement l’état des atomes dans l’espace. Or il est aisé de voir que c’est une simple conséquence logique du déterminisme de Leibnitz d’interrompre ici la série des causes, au lieu de poser encore une « base suffisante » aux monades et à l’harmonie préétablie, laquelle base n’aurait autre chose à faire que d’être précisément la base suffisante elle-même. Du moins Newton donnait à son dieu quelque chose à pousser et à ravauder ; mais une base, qui n’a d’autre but que d’être la base du fondement dernier du monde, est aussi inutile que la tortue qui supporte la terre ; aussi se demande-t-on immédiatement quelle est donc la base suffisante de ce dieu. Kuno Fischer tâche de se soustraire à cette conséquence inévitable en faisant dériver non l’état des monades de l’harmonie préétablie, mais celle-ci des monades. « Elle provient nécessairement des monades, parce qu’elle s’y trouve primitivement[187]. » Ce n’est qu’une simple interversion de la thèse identique : l’harmonie préétablie est l’ordre déterminé à l’avance dans l’état des monades. Il ne s’ensuit nullement la nécessité que toutes les autres monades soient sorties de la plus parfaite. Celle-ci, dit-on, est la cause explicative de l’état des autres (pensée qui du reste n’est pas incontestable) ; mais cette circonstance ne fait pas de la monade la plus parfaite le fondement réel, et quand même elle le serait, il en résulterait sans doute, en un certain sens, un dieu supra-cosmique, mais ce ne serait pas encore un dieu qui pût s’adapter aux besoins religieux du théiste. Zeller[188] a fait une remarque très-judicieuse : « Il ne serait pas très-difficile de démontrer à l’encontre du déterminisme de Leibnitz, comme de tout autre déterminisme théologique, que développé d’une manière logique, il conduirait au delà du point de vue théiste de son auteur et nous forcerait à reconnaître en Dieu non-seulement le créateur, mais encore la substance de tous les êtres périssables. » Or cette démonstration, qui n’est pas très-difficile, rentre d’autant plus dans la critique inévitable du système de Leibnitz, qu’un génie tel que Leibnitz devait lui-même aussi faire cette découverte après Descartes, Hobbes et Spinoza. — Le seul point, qui paraisse rattacher nécessairement Dieu à l’univers, est la théorie du choix du meilleur monde parmi un nombre infini de mondes possibles. Ici nous pouvons renvoyer au traité de Baumann[189], traité savant, puisant à toutes les sources importantes. Il y est démontré que les essences éternelles des choses, auxquelles Dieu ne peut rien changer, peuvent aussi bien être regardées connue des forces éternelles, par la lutte réelle desquelles on obtient ce minimum de contrainte réciproque que Leibnitz fait réaliser par le choix (nécessaire !) de Dieu. Les conséquences logiques de sa conception du monde basée sur les mathématiques aboutissent à l’éternelle prédestination de toutes choses « par un fait simple », « tout se résume en un fait simple et nu ; rattacher les choses à Dieu, c’est aboutir à une vaine ombre » (p. 285).

94. De l’inutilité de l’idée de Dieu dans la métaphysique de Leibnitz, logiquement démontrée dans la note précédente, il ne s’ensuit pas encore, il est vrai, que subjectivement Leibnitz pût se passer de cette idée et la nature de la question empéche d’apporter ici un argument irrésistible. Il n’est pas toujours facile de distinguer entre le besoin religieux que Leibnitz éprouvait d’après Zeller (p. 103) et son besoin de vivre en paix avec le sentiment religieux de son entourage. Toutefois, sous ce rapport, nous ne mettrions pas absolument Leibnitz au même rang que Descartes. Non-seulement chez ce dernier maint passage dénote un prudent calcul, tandis que chez Lebnitz on remarque plutôt la sympathique adhésion d’une âme impressionnable, mais encore on peut trouver chez le philosophe allemand une teinte de mysticisme qui fait complètement défaut à Descartes[190]. En cela il n’y a ni une contradiction psychologique avec le clair et inflexible déterminisme de son système, ni un argument en faveur de la sincérité de ses tours d’adresse théologiques. — La citation de Lichtenberg, mentionnée dans le texte, est prise dans le premier volume de ses Vermischte Schriften, à l’article « Observations sur l’homme ». Voici le passage complet : « Leibnitz a défendu la religion chrétienne. Conclure directement de là, comme le font les théologiens, qu’il était bon chrétien, dénote une médiocre connaissance des hommes. La vanité de parler un peu mieux que les gens de métier est, chez un homme comme Leibnitz, qui avait peu de solidité, un mobile par lequel il fut poussé plutôt que par la religion. Sondons un peu mieux notre propre for intérieur, et nous verrons combien peu il est possible d’affirmer quelque chose sur le compte d’autrui. Je me flatte même de prouver que parfois on se figure croire à quelque chose et qu’en réalité on n’y croit pas. Rien n’est plus difficile à approfondir que le système des mobiles de nos actions. »

95. Un portrait caractéristique de Leibnitz, avec des considérations spéciales sur les influences qui déterminèrent sa théologie, nous a été donné par Biedermann[191]. — Biedermann a complètement raison de déclarer insuffisante notamment la célèbre apologie de Lessing défendant le point de vue adopté par Leihnitz. Lessing y parle des doctrines ésotérique et exotérique d’un ton qui nous paraît lui-même quelque peu ésotérique.

96. Voir I, 2e partie, p. 223, et la note 63, page 482. Hennings[192] fait des partisans de cette opinion une classe particulière d’idéalistes qu’il appelle « égoïstes » par opposition aux « pluralistes ».

97. Du Bois-Reymond[193] dit fort judicieusement : « On sait que la théorie des maxima et des minima des fonctions, par la découverte des tangentes, lui dut un progrès notable. Or il se figure Dieu, au moment de la création, comme un mathématicien qui résout un problème minimum ou plutôt, suivant l’expression actuelle, un problème de calcul des variations : le problème consistant à déterminer, dans un nombre infini de mondes possibles, qui lui apparaissent encore incréés, celui qui présente la somme minimum de maux nécessaires. » En cela, Dieu doit compter avec des facteurs donnés (les possibilités ou les « essences »), comme l’a très-bien fait ressortir Baumann [194]. — Il est bien entendu que l’intelligence parfaite de Dieu suit imperturbablement les mêmes règles que notre intelligence reconnaît pour les plus exactes[195], c’est-à-dire que l’activité de Dieu fait précisément que tout s’opère conformément aux lois de la mathématique et de la mécanique. — Voir plus haut, note 93.

98. Dans ma 1re édition, c’est à tort que Baier et Thomasius sont appelés « médecins de l’université de Nuremberg. » Jenkin Thomasius était un médecin anglais, qui séjournait alors en Allemagne et qui s’était probablement mis en rapport avec l’université d’Altdorf ; du moins le professeur Baier termine sa préface par ces mots : « cujus proinde laborem et stutlia, academiæ nostrae quam maxime probata, cuuctis bonarum litterarum fautoribus meliorem in modum commando. » (« dont je recommande expressément à tous les amis de la science le travail et les études, favorablement appréciés par notre académie. ») Or le Baier qui écrivit cette préface n’était pas le médecin Jean-Jacques Baier qui demeurait alors à Nuremberg, mais le théologien Jean-Guillaume Baier. — Un court extrait de l’opuscule de Kohlesius, que publia, en 1713, l’imprimerie de l’université, se trouve dans Scheitlin, Thierseelenkunde, Stuttg. et Tub., 1840, I, p.184 et suiv.

99. Je n’ai pu trouver de plus amples renseignements sur cette société dans les travaux préparatoires à ma 1re édition. Je renvoie donc, comme pièce justificative, à la Bibl. psychologica de Græsse, Leipzig, 1845, où, sous le nom de Winkler, sont communiqués les titres des dissertations dont il s’agit. L’une d’elles, publiée en 1713, traite la question : « Les âmes des bêtes meurent-elles avec leurs corps ? ». — Dans Hennings[196], le titre de ce recueil de dissertations est indiqué d’une manière un peu plus complète que chez Græsse. Le voici : Philosophische Untersuchungen von dem Seyn und Wesen der Seelen der Thiere, exposées dans six dissertations différentes par quelques amateurs de philosophie, avec une préface sur l’organisation de la société de ces personnes, publiées par Jean-Henri Winkler, professeur des langues grecque et latine à Leipzig. Leipzig, 1745.

100. On trouvera d’autres détails sur l’ouvrage ici mentionné de Knutzen chez Jürgen Bona Meyer, Kants Psychologie, Berlin, 1870, p. 225 et suiv. — Meyer se proposait de rechercher où Kant avait trouvé sa théorie de la « psychologie rationnelle » qui sert de base à la réfutation contenue dans la Kritik d. r. Vern. Le résultat est que, suivant toutes les probabilités, trois ouvrages jouent ici le rôle principal : Knutzen, Philos. Abhandl. von der immater. Natur der Seele, etc., dans laquelle on prouve que la matière ne peut pas penser, que l’âme est incorporelle, et où l’on réfute clairement les principales objections des matérialistes (1774) ; Reimarus, vornehmste Wahrheiten der naturel. Religion (1744), et Mendelsohn, Phœdon (1767). Knutzen déduit la nature de l’âme de l’unité de la conscience du moi ; c’est précisément le point contre lequel Kant dirigea plus tard toute la rigueur de sa critique.

101. Frantzen, Widerlegung des L’Homme-machine, Leipzig, 1719. C’est un livre de 320 pages.

102. Voici le titre de son ouvrage : De machina et anima humana prorsus a se invicem distinctis, commentatio, libello latere amantis autoris gallico « Homo machina » insscripto opposita et ad illustrissirmum virum Albertum Haller, phil. et med., Doct. exarata a D. Balthas. Ludovico Tralles, medico Vratisl. — Lipsiæ et Vratislaviæ apud Michel Hubertum, 1749.

103. Inutile de rappeler ici que la théorie de Leibnitz relative au monde réel comme étant le meilleur, si elle est bien comprise, n’exclut aucune espèce de développement et de commencement.

104. Hollmann, savant d’une réputation étendue mais éphémère, était alors (depuis 1737) professeur à Gœttingue. D’après Zimmermann[197], Hollmann rédigea la Lettre d’un anonyme pour servir de critique ou de réfutation au livre intitulé L’Homme-machine, laquelle parut d’abord en allemand dans les journaux de Gœttingue, puis fut traduite à Berlin. Hollmann n’aurait donc pas le mérite d’avoir écrit en français.

105. Voir Biedermann, Deutschland im 18 Jahrhundert, Leipzig, 1858, II, p. 392 et suiv.

106. Voir Justi, Winkelmann, I, p. 25 ; ibid., p. 23 et suiv., se trouvent d’intéressants détails sur l’état des écoles vers la fin du XVIIe siècle. Nous ferons seulement remarquer que le professeur de Winkelmann, Tappert, quoique connaissant peu la langue grecque, était évidemment du nombre des novateurs qui, d’un côté, on introduisant de nouvelles branches d’enseignement, tenaient compte des besoins de la vie et mettaient fin à la domination exclusive de la langue latine, mais d’un autre côté rendaient à l’étude du latin une direction humaniste au lieu de la méthode routinière du XVIIe siècle. Ce ne fut pas l’effet du hasard si, au commencement du XVIIIe siècle, on se rattacha, sur bien des points, aux traditions de Sturm dans les gymnases, et par conséquent si on redoubla d’ardeur pour imiter Cicéron, non par un respect traditionnel envers le latin, mais grâce au goût qui venait de renaître pour la beauté et l’élégance du style. — Comme exemple des plus marquants de réforme scolaire dans ce sens, nous nous contenterons de rappeler l’activité de l’inspecteur de Nuremberg, Feuerlein[198] ; nous regrettons seulement que l’auteur n’ait pas assez mis en relief les efforts de Feuerlein pour l’amélioration de l’enseignement des langues latine et grecque, ainsi que pour l’étude de l’allemand et des sciences positives. Feuerlein avait été poussé principalement par Morhof, bien connu comme érudit, et par le savant recteur d’Ansbach, Köhler, de l’école duquel sortit Jean-Mathias Gesner, qui compléta la victoire de la nouvelle réforme en publiant ses Institutiones rei scholasticæ (1715) et sa Griechische Chrestomathie (1731). Voir Sauppe, Weimarische Schulreden, VIII, Johann-Matthias Gesner. (Weimar, 1856).

107. Uz, que ses contemporains admirèrent plus tard comme l’Horace allemand, fit ses études au gymnase d’Ansbach, d’où était sorti J.-M. Gesner (voir la note précédente). Gleim vint de Wernigerode, où, à la vérité, on était arriéré en fait de grec, mais où l’on faisait avec une ardeur d’autant plus grande des vers latins et allemands[199]. À Halle, où ces jeunes gens formèrent la Société anacréontique, ils commencèrent à lire Anacréon en grec. Les deux Hagedorn, l’un poète et l’autre critique d’art, vinrent de Hambourg, où le célèbre érudit Jean Alb. Fabricius faisait de bons livres et de « mauvais vers », dit Gervmus.

108. Sur Thomasius et son influence, voir particulièrement Biedermann, Deutschland im XVIII Jahrhundert, II, p. 358 et suiv.

109. Un exemple particulièrement caractéristique nous est fourni à ce propos par Justi[200], dans l’excellent portrait du professeur Damm de Berlin, qui exerça une influence considérable sur l’étude du grec et notamment d’Homère.

110. Lichtenberg, Vermischte Schriften, publiés par Kries, ll, p. 27.

111. Voir la lettre de Gœthe, publiée par Antoine Dohrn dans les Westermanns Monatshefte, réimprimée dans les Philos. Monatshefte de Bergmann, IV, p. 516, mars 1870.

112. Dans les Annales, 1811, à propos du livre de Jacobi : Von den gœttlichen Dingen.

113. Wahrheit und Dichtung, dans le XIe livre.

  1. À propos du mécanisme, il est bon de rappeler avec la Revue de philosophie positive, no de mars-avril 1877, p. 248, que l’illustre Lavoisier a écrit « qu’on arriverait un jour à évaluer ce qu’il y avait de mécanique dans le travail du philosophe qui réfléchit, de l’homme de lettres qui écrit, du musicien qui compose. »
  2. Éloge funèbre de Lange.
  3. Pour plus de détails, voir notre Notice sur F-A. Lange. Paris, 1877, librairie M. Dreyfous.
  4. La Philosophie de l’Inconscient, traduite de l’allemand sur la 7e édition, par D. Nolen. Paris, Germer-Baillière, 1877.
  5. Le Darwinisme, traduction de G. Guéroult (idem).
  6. Das Unbewusste vom Standpunkt der Physiologie und Descendenztheorie. Berlin, Duncker, 1877.
  7. Nous prenons la liberté de renvoyer le lecteur à notre livre sur et la Critique de Kant et la Métaphysique de Leibniz », p. 398 et suiv., Germer-Baillière, Paris, 1876.
  8. « Alors que le genre humain traînait sur la terre sa misérable existence,
    accablé sous le poids de la religion, qui montrait sa tête du haut
    des cieux et lançait sur les mortels des regards effrayants, un Grec osa le
    premier élever contre elle les regards d’un mortel ; le premier il osa lui
    résister en face. Ni le renom des dieux, ni la foudre, ni le fracas menaçant
    du tonnerre céleste ne comprimèrent son audace ; son ardent
    courage redoubla d’énergie et le poussa à briser le premier les étroites
    barrières qui défendaient l’accès de la nature. »
  9. « Heureux qui a pu connaître les causes des choses et qui a foulé aux pieds toutes les terreurs, l’inexorable destin et le bruit de l’insatiable
    Achéron ! »
  10. « Cette contrée passe pour grande sous bien des rapports ; elle excite l’admiration du genre humain et mérite d’être visitée, pour l’excellence de ses productions et pour le nombre prodigieux de ses habitants. Cependant elle paraît n’avoir rien possédé de plus illustre, de plus admirable, de plus précieux que cet homme. De sa divine poitrine sortent des chants poétiques qui exposent ses brillantes découvertes, et c’est à peine si on peut le regarder comme n’appartenant qu’à la race humaine. »
  11. « Ce n’est pas à dessein ni après mûre réflexion que les éléments primordiaux des choses ont pris leurs places ; ils ne se sont pas concertés pour leurs mouvements. Mais heurtés de mille manières dans leurs déplacements à travers le monde, durant un temps infini, après avoir éprouvé tous les modes de mouvements et dissociations, ils finissent par prendre des positions telles qu’ils donnent naissance à l’ensemble des créatures. Grâce à cet ensemble qui se conserve pendant de longues années, une fois qu’il a reçu les impulsions convenables, la mer est alimentée par les ondes abondantes des fleuves ; la terre, échauffée par l’ardeur du soleil, prodigue les récoltes et les fruits nouveaux ; les races dociles des animaux prospèrent et les feux aériens vivent dans l’espace. »
  12. « Si quelqu’un préfère appeler la mer Neptune et les blés Cérès ;
    s’il aime mieux abuser du nom de Bacchus que d’employer le terme
    propre de vin, permettons-lui de nommer la mère des dieux, pourvu
    qu’en réalité il s’abstienne de souiller son esprit par la religion avilissante. »
  13. « Mais, dans ta riante demeure, tu ne seras plus accueilli par ta vertueuse compagne, tes enfants chéris ne se disputeront plus les baisers paternels, une douce joie ne circulera plus dans ta poitrine. Tu ne pourras plus par tes exploits te défendre toi et les tiens, malheureux, ô malheureux ! diront-ils. Une seule journée funeste t’a enlevé toutes les jouissances de la vie. Ils oublient d’ajouter : « Tu n’auras plus le moindre désir de ce bonheur. » Si leur esprit concevait bien cette vérité et si les faits répondaient aux paroles, ils seraient délivrés d’un grand chagrin et d’une grande frayeur. Pour toi, une fois assoupi par la mort, tu resteras, durant l’éternité entière, affranchi de toute douleur et de toute souffrance. Quant à nous, lorsque l’horrible bûcher t’aura réduit en cendres, nous ne nous lasserons pas de te pleurer et le temps n’arrachera pas de notre cœur cette éternelle désolation. Mais on pourra nous objecter : si tout se réduit au sommeil et au repos, où est donc l’amertume qui vous pousse à vous consumer dans d’éternels regrets ? »
  14. « Il est difficile d’atteindre en ce monde la certitude sur ces questions ; mais ce qui est possible, ce qui arrive à travers l’espèce, dans les différents mondes créés de différentes manières, voilà ce que j’enseigne ; je vais tàcher d’expliquer les causes nombreuses d’où peuvent dériver les mouvements des astres dans l’univers. Il faut que l’une de ces causes produise le mouvement des constellations ; mais quelle est-elle ? c’est ce qu’il n’est pas aisé de trouver quand on marche pas à pas. »
  15. « Ô malheureux humains d’avoir attribué de pareils actes aux dieux et de leur avoir prêté de terribles colères ! Que de gémissements vous vous êtes préparés à vous mêmes, que de blessures pour nous ! Que de larmes vous ferez verser à nos descendants ! »
  16. L’expression de l’auteur est plus dure : Schul-und Kirchenpfaffen : calotins d’école et d’église.
  17. Buffon a dit ; « Le singe parlant eût rendu muette d’étonnement l’espèce humaine entière, et l’aurait séduite au point que le philosophe aurait eu grand-peine à démontrer qu’avec tous ces beaux attributs humains le singe n’en était pas moins une bête. Il est donc heureux pour notre intelligence que la nature ait séparé et placé dans deux espèces très-différentes l’imitation de la parole et celle de nos gestes. › (Note du trad.).
  18. Philosophie der Griechen, 3e éd. I., p. 44 et suiv.
  19. Voir Gurtius, Griechische Geschichte, l, p. 451, concurremment avec les renseignements fournis par Gerhard, Stephani, Welcker, etc., sur la participation des théologiens delphiques à la propagation du culte de Bacchus et à celle des mystères.
  20. Voir Hermann, Gottesdienstliche Alterthümer, § 31, A. 21. — Schœmann, Griechische Alterthümer, 2e éd., II, p. 340 et suiv.
  21. Meier et Schœmann, Attischer Prozess, p. 303 et suiv.
  22. Blass. Attische Beredsamkeit, p. 566 et suiv. Cet auteur soutient que ce discours n’était pas de Lysias, mais bien une accusation énoncée textuellement dans ce procès.
  23. Voir Meier et Schœmann p. 117 et suiv.
  24. Griechieche Alterthümer, 3e éd. I, p. 117.
  25. Philosophie der Griechen, 3e ed. I, p. 176, note 2.
  26. Geschichte der Philosophie, p. 53.
  27. De natura Deorum, I, 10, 23.
  28. Περὶ ψυχῆς, I, 5, 17.
  29. Μετὰ φυσικά, 1, 3 et aussi Zoller, I, 173.
  30. Φειδὼν, ch. XLVI.
  31. Philos. der Griechen, 3e éd., I, p. 20 et suiv.
  32. Grundriss, 4e éd., I, p. 32.
  33. Gesch. d. a. Phil. Berlin, 1871 ; I, p. 112.
  34. Kritik der reinen Vernunft, introduction, particulièrement le passage III, p 38, ed. Hartenstein.
  35. Philos. der Griechen, I, p 218 et suiv.
  36. VIII, 120, probablement le passage que Diogène avait devant les yeux.
  37. Frei, Questiones Protogoreæ. Zeller, I, p. 684 et suiv., note 2 et p. 783 et suiv., note 2.
  38. Lewes, Gesch. d. a. Phil. I, p. 216.
  39. Zeller, I, p. 686, note.
  40. Περὶ ψυχῆς, I, 3.
  41. Philos. der Griechen, I, p. 710 et 711 et la note 1.
  42. Zeller, l, p. 742 et suiv.
  43. Ueberweg, 4e éd., I, p. 73.
  44. Philos. der Griechen, p. 714.
  45. Philos. der Griechen., p. 714.
  46. Diogène, X, 60.
  47. Ibid., III, p. 1, 377 et suiv.
  48. Ibid., I, p. 717, note 1.
  49. Ibid., p. 715, dans le texte et note 2.
  50. Fragm. phys., 24.-39. Mullach, p. 362 et suiv.
  51. Φυσική, II, 2
  52. Des passions, art. X et XI.
  53. Voir Brandis, Gesch. d. griech. röm. Philos., l, p. 523 et suiv. ; et aussi Zeller. I, p. 866, note 1, qui certainement insiste trop sur les « dédains systématiques » d’Épicure.
  54. Quæstiones protagoreæ.
  55. Zeller, 1. p. 585.
  56. Fragm. phys. 1.
  57. Frei, Quæst. Prot., p. 79.
  58. Frei, Quæst. Prot., p. 110.
  59. Philos. d. Griechen., 2e éd., II. p. 361 et suiv.
  60. Eucken, Die Methode der aristotelischen Forschung in ihrem Zusammenhang mit den philosophischen Grundprincipien des Aristoteles.
  61. Die Methode. etc., p. 153.
  62. Grundriss, 4e éd., I, p. 175 et suiv.
  63. Ueberweg, Grundriss, 4e éd. I, p. 198.
  64. Zeller, 2e éd., III, p. 712.
  65. Philos. d. Griechen, 2e éd., III, 1, p. 499.
  66. Gesch. d. röm. Liter., p. 326 (2e éd., p. 371).
  67. Gesch. d. Philos. der Griechen, III, I, p. 382.
  68. Neue Beiträge zur Gesch. des Materialismus. Winterthur, 1867, p. 17.
  69. A. Blanqui, L’Éternité par les astres, hypothèse astronomique. Paris, 1872.
  70. Physique de Müller, I, 9, 96.
  71. Grundl. der Socialwissenschaft, I, chap. III et IX ; III, chap. XLVI et passim.
  72. Voir ma dissertation : Mill’s Ansichten über die sociale Frage u. d. angebl. Umwaelzung der Socialtalwissenschaft. durch Carey, Duisb., 1866.
  73. Nationalœkonomik des Ackerbaus, § 16.
  74. Hist. of the decline and fall of the Roman empire, cap. I.
  75. Sittengesch. Europa’s von Augustus bis auf Karl den Grossen.
  76. Lecky, ibid. p. 234.
  77. Voir sur l’accumulation des richesses dans ancienne Rome, Roscher, Grundl. der National-Œkon., § 204 et particulièrement sa note 10 ; sur le luxe insensé des nations dégénérées, ibid., § 233 et suiv., et la dissertation sur le luxe dans ses Ansichten der Volkswirthschaft aus geschischtl. Standpunkte. — L’influence de l’esclavage a été mise en lumière surtout par Contzen, die sociale Frage, ihre Geschichte, Literatur u. Bedeut. in d. Gegenw.
  78. Hist. of the decl., chap. II.
  79. Voir Contzen, Die Briefe Cato’s, p. 174.
  80. P. 272.
  81. Voir Harpole Leeky, Sittengesch., II, p. 52 et suiv.
  82. Röm. Gesch., III, chap. XII.
  83. Voir aussi Lecky, Sittengesch., I, p. 337.
  84. Histoire du développement intellectuel de l’Europe, trad. fr. 1868.
  85. Phil. der Griechen, III, 1, p. 289.
  86. T. Ier, p. 245 de la traduction française.
  87. Sittengesch., I, p. 279.
  88. Lecky, ibid., p. 287.
  89. III, 2, p. 381.
  90. Lecky, Sittengesch., II, p. 85 et suiv.
  91. Renan, Averroès, p. 123 et 227.
  92. Ibidem, p. 76 et suiv.
  93. Περὶ ψυχῆς III, 5.
  94. Hist. des Sciences médicales. I, p. 259 et suiv.
  95. Kritik d. r. Vernunft, doctrine élémentaire. IIe partie, 2e section, 2e livre, 3e point, 4e § — t. III, p. 409 de l’éd. Hartenstein.
  96. Ueberweg’s Logik, 3e éd., p. 167, § 69.
  97. Phil. Bibl., t. 13.
  98. System der Psychol., I, p. 24.
  99. Grundriss, 4e éd., I, p. 282.
  100. Gesch. d. Logik in Abendlande.
  101. Die philos. Weltanschauung der Reformationszeit.
  102. Humboldt, Cosmos, note 24 du passage précité, II, p. 498.
  103. Moralistes et Philosophes. Paris, 1872, p. 443.
  104. Cosmos, II, p. 349.
  105. Acad. quæst., IV, 39.
  106. De placitis philos., III, 13.
  107. Die philos. Weltansch. der Reformationszeit.
  108. Ueber Francis Bacon von Verulam und die Methode der Naturforschung, München, 1863, trad. en fr. sous le titre : Lord Bacon, par P. de Tchihatchef, Paris, 1866.
  109. Ueberweg, Grundriss, 3e édit., III, p. 39.
  110. Crit. and hist. Essays, III.
  111. Baco von Verulam, Leipzig, 1856, p. 5 et suiv.
  112. Induction und Deduction, München, 1865.
  113. Discours sur l’étude de la philosophie naturelle, etc., trad. en fr. par B***, Paris, 1834.
  114. Moralistes et Philosophes, Paris, 1872, p.154.
  115. I, p. 192 et suiv. de l’éd. de Victor Cousin, Paris, 1824.
  116. Hist. of the induct. sciences, Il, p. 379.
  117. Hist. of civil., II, p. 271 et suiv.
  118. Hist. of civil., II, p. 275.
  119. Voir ses Lettres, éd. Cousin, VI, p. 72, 83, 97, 121.
  120. Œuvres complètes, éd. de 1781, t. XXXI, chap. I.
  121. Gesch. d. Naturphil., Leipzig, 1841.
  122. Atomlehre. 1855. p. 3.
  123. Leviathan, cap. XXXII.
  124. Krit. d. r. Vern. Elementari, II, 2, 2, 1, Hauptst.
  125. Grundriss,III, p. 15 et suiv.
  126. Abrégé de la philos. de Gassendi, VI, p. 48 et suiv.
  127. Œuvres compl., 1784, t. XXXI, p. 37.
  128. René Descartes’ Hauptschriften, p.57, et Phil. Bibi., René Descartes’ phil. Werke, I, p. 70 et suiv.
  129. Leviathan, cap. XLII, III, p. 410 et suiv., éd. Molesworth.
  130. Boco von Verulam, p. 393 et suiv.
  131. Leviathan, c. VI. III, p. 12, éd. Molesworth.
  132. Ibid., c. VII, p, 52.
  133. Leviathan, c. XII, au commencement.
  134. Opera lat., III, p. 64 et suiv., p. 207.
  135. Die Lehren ron Raum, Zeit und Mathem., I, p. 321 et suiv.
  136. Opera, III, p. 87, p. 280 et suiv.
  137. De Homine, III, 15, Opera, II, p. 347 et suiv.
  138. Literaturgesch. d. 18 Jahrh. 3e ed., I, p. 11.
  139. Ibid., I, p. 107 et suiv.
  140. Ibid., I, p. 206 et suiv.
  141. Das Kapital, l, p. 339, note 57.
  142. Ibid., p. 377, note 111.
  143. Hist. of civil. II, p. 95.
  144. Hist. of England, I, 3, « change in the morale of the community ».
  145. Gesch. d. Chemie, Gœtt., 1798.
  146. Hist. of civil., II, p. 75.
  147. Gesch. d. Chemie, p. 163 et suiv.
  148. Gesch. d. Chemie, II, p. 274 et suiv.
  149. Gesch. d. Princ. der Mechanik, p. 90 et suiv.
  150. Continuation of new Experiments touching the spring and weight of the air and their spots, Oxf, 1669.
  151. Exp. 1, § 6, p. 4, de l’édition latine de Genève (1694).
  152. Gesch. d. Chemie, ll, p. 101.
  153. Krit. Gesch. der allg. Principien der Mechanik, p. 175.
  154. Grundriss, 3° éd., lil, p. 102.
  155. Die allg. Bewegung der Materie als Grundursache aller Naturerscheinungen. Vienne, 1872.
  156. Die Zielpunkte der physik. Wissensch., p. 21.
  157. Principes, trad. de Wolfers, p. 511.
  158. Hist. des sc. induct., trad. de Littrow, p. 150 et suiv.
  159. Zur Kritik d. polit. Œkonomie, Berlin, 1859, 1er cahier, p. 53 et suiv.
  160. Περὶ ψυχῆς III, ch. IV.
  161. II, 1, § 2.
  162. Ueberweg’s. Grundriss, 3e éd., III, 8, p. 127.
  163. Utopia, 1516.
  164. Hettner, Literaturgesch. d. XVIII Jahrh., I. p. 110 et suiv.
  165. Ibid., p. 180 et suiv.
  166. Pantheistikon, Cosmopoli, 1720, p. 79 et suiv.
  167. Page 7 et p. 162 de la 1re édition.
  168. Traduction de Wolfers, p. 27.
  169. Literaturgesch. d. XVIII Jh., III, 1, p. 45-49.
  170. Manuel du libraire, Paris, 1864, V., 942.
  171. Indisches Heidenthum, Amsterdam, 1651 ; en allemand à Nuremberg, 1663.
  172. Malabar, Coromandel und Zeylon, Amsterdam, 1672, en hollandais et en allemand.
  173. A view of all religions, London, 1653, livre trois fois traduit en allemand.
  174. France littéraire.
  175. Adversus nationes, II, c. XX et suiv., p. 150, éd. Hildebrand, Halle en Saxe, 1844.
  176. L’Homme-machine, p. 1 et 2, éd. d’Amsterdam, 1774.
  177. Histoire naturelle de l’âme.
  178. Diderot, I, p. 40 et suiv.
  179. Windheim, Gœtting. phil. Bibliothek, Hanovre, 1749, tome I, p. 197 et suiv.
  180. Literaturgesch. I, p. 210.
  181. Internationale Revue, Vienne, librairie d’Arnold Hilberg.
  182. P, 17 et suiv. de l’éd. À Londres, 1780.
  183. Voir en particulier Diderot, H, p. 132 et suiv., les passages pris dans la lettre à Grimm, sur le Salon de 1767, Œuvres, IV, I, p. 170 et suiv.
  184. Diderot, ll, p. 137.
  185. Voir aussi Schilling, Beitr. zur Gesch. d. Mat., p. 23.
  186. Gesell. d. neueren Phil., 2e éd., ll, p. 627 et suiv.
  187. Ibid., p.629.
  188. Gesch. d. deutschen Phil., p. 176 et suiv.
  189. Die Lehren von Raum, Zeit und Mathematik, Berlin, ISM, II, p. 280 et suiv.
  190. Voir Zeller. p.103.
  191. Deutschland im XVIII Jahrhundert, II, chap. 5 ; voir en particulier les p. 242 et suiv.
  192. Gesch. von d. Seelen der Menschen und Thiere, Halle, 1774. p. 145.
  193. Leibnitz’sche Gedanken in der modernen Naturwissenschaft (zwei Festreden), Berlin, 1871, p. 17.
  194. Lehren von Raum, Zeit und Mathemetik, II, p. 127-129.
  195. Baumann, ibid., p. 115.
  196. Hennings, Gesch. v. d. Seelen der Menschen u. Thiere, Halle, 1774.
  197. Leben des Herrn von Haller.
  198. Voir de Raumer, Gesch. d. Pœd. 3e éd., p. 101 et suiv.
  199. Voir Prœhle, Gleim auf der Schule, Progr. Berlin, 1857.
  200. Winkelmann, I, p. 34 et suiv.