Histoire du matérialisme/Volume II (1879)/Texte entier

Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 2p. v-692).



AVANT-PROPOS


L’apparition du deuxième volume et particulièrement de la deuxième moitié a été fort retardée par l’aggravation d’une maladie sérieuse qui ne me laisse plus guère la faculté de travailler. La même raison m’a empêché de faire entrer aussi dans le plan de mon ouvrage l’examen de quelques publications récentes d’une grande importance qui touchent de très-près au sujet que je traite. Je le regrette principalement à cause du discours de Tyndall sur la religion et la science[1], et des trois dissertations de Stuart Mill sur la religion.

Le discours de Tyndall a, pour ainsi dire, officiellement inauguré une nouvelle période pour l’Angleterre, qui joue un si grand rôle dans l’histoire du matérialisme. La vieille paix pourrie entre la science de la nature et la théologie, que déjà Huxley et plus récemment Darwin avaient ébranlée, est définitivement rompue ; et les naturalistes, sans se préoccuper des traditions quelconques de l’Église, réclament le droit de développer dans toutes les directions les conséquences de leur conception de l’univers. Le maintien de la religion est garanti, si elle veut s’appuyer sur la philosophie de Spencer ; mais on ne sera plus, à l’avenir indifférent aux dogmes et aux exigences du credo par lesquels se traduisent les sentiments religieux. Ainsi commence, de même qu’antérieurement en Allemagne, un conflit qui ne peut trouver de pacifique solution que si la religion s’élève dans le domaine de l’idéal.

J’ai été surtout frappé de voir Stuart Mill, dans sa dissertation sur le théisme, le dernier grand ouvrage de sa vie, se rapprocher de si près du point de vue dont la justification est aussi le résultat de mon Histoire du Matérialisme. L’impitoyable empirique, le représentant de la philosophie utilitaire, l’homme qui, dans tant d’ouvrages antérieurs, semblait ne reconnaître que l’autorité de la démonstration, avoue ici que la vie bornée et nécessiteuse de l’homme a grand besoin de s’élever à l’espérance de plus hautes destinées ; et qu’il paraît sage d’abandonner à l’imagination le développement de cette espérance, pourvu qu’elle n’entre pas en conflit avec des faits évidents. De même que la sérénité de l’âme, si universellement appréciée, naît de la tendance à concentrer nos pensées sur le côté le plus beau du présent et de l’avenir, — ce qui revient bien à idéaliser involontairement l’existence ; de même nous devons juger du gouvernement du monde et de notre avenir après la mort plus favorablement que ne nous le permettrait la très-faible vraisemblance scientifique de ces deux conceptions ; bien plus, l’image idéale du Christ est représentée par Mill non-seulement comme une marque de la supériorité du christianisme, mais encore comme quelque chose que l’incrédule lui-même peut s’approprier.

Quelle distance n’y a-t-il pas encore entre ces idées et notre propre conception de l’idéal ? La probabilité minime et presque imperceptible que les produits de notre imagination pourraient avoir quelque réalité n’établit qu’un faible lien entre la religion et la science ; et c’est là, au fond, un défaut de tout le point de vue de Mill ; car cette probabilité a en face d’elle une probabilité bien plus forte du contraire ; et, dans le domaine de la réalité, la moralité de la pensée exige de nous que nous ne nous en tenions pas à de vagues possibilités, mais que nous donnions toujours la préférence à ce qui est le plus vraisemblable. Une fois admis le principe que nous devons nous créer en esprit un monde plus beau et plus parfait que le monde de la réalité, il faudra bien accepter le mythe religieux — en tant que mythe. Il importe davantage de nous élever à la notion que c’est la même nécessité, la même racine transcendante de notre essence humaine, qui nous donne par les sens l’image du monde réel, et qui nous rend capables aussi d’enfanter, dans l’exercice le plus élevé d’une synthèse poétique et créatrice, un monde idéal, où nous pouvons nous élever et nous affranchir des limites des sens, et où nous retrouvons la patrie véritable de notre esprit.


A. Lange.




Marbourg, fin janvier 1875.


PREMIÈRE PARTIE

LA PHILOSOPHIE MODERNE


CHAPITRE PREMIER

Kant et le matérialisme.


Retour de la philosophie allemande à Kant. Importance durable du criticisme. Le point de vue de la métaphysique est changé. — Mouvement et sensation. Le monde en tant que phénomène. — L’expérience en tant que produit de l’organisation. Kant dans ses rapports avec Platon et Épicure. — Kant opposé au subjectivisme et au scepticisme. Il subit l’influence de Hume ; système de ce dernier. — Kant et l’expérience. — Analyse de l’expérience. Les jugements synthétiques a priori. — La découverte des éléments a priori. — Les sens et l’entendement. — L’espace et le temps comme formes des perceptions sensibles. La sensation ne peut-elle pas se comparer à la sensation ? La psychophysique. — L’a priorité de l’espace et du temps soutenable néanmoins. — Rapports du matérialisme avec la théorie de l’espace et du temps. — Les catégories. — Hume attaque l’idée de causalité. — La déduction des catégories. — Défauts de la méthode déductive. Le sens commun. Le fondement des idées a priori. — Définitions différentes de l’idée de causalité. — Attitude des empiriques et des matérialistes en face de l’idée de causalité. — La chose en soi. — La déduction des catégories et l’origine des idées. — Le libre arbitre et la loi morale. — Le monde intelligible en tant qu’idéal.


La place éminente que nous avons assignée à Kant, dans la division même de notre ouvrage, exige bien moins aujourd’hui, de notre part, une justification ou simplement une explication que lors de la publication de notre première édition, il y a environ huit ans. Il est vrai qu’alors la retraite des philosophes romantiques de notre Allemagne était depuis longtemps décidée. De même qu’une armée vaincue cherche autour d’elle, du regard, un point avantageux, où elle puisse se rallier et se reformer en ordre ; de même, dans le monde philosophique, on entendait ce cri de ralliement : « Revenons à Kant ! » Mais c’est seulement dans ces dernières années qu’on est revenu sérieusement à lui ; et l’on a dû se convaincre que le point de vue, où s’est placé le grand philosophe de Kœnigsberg, n’a encore jamais pu, en toute justice, être considéré comme dépassé ; il est au contraire indispensable de pénétrer dans les profondeurs du système de Kant, à l’aide des études sérieuses, dont jusqu’ici, entre tous les philosophes, on n’a guère honoré que le seul Aristote.

Des malentendus et la passion d’écrire se sont donné la main pour franchir, à l’époque d’un riche mouvement intellectuel, les rigoureuses limites que Kant avait imposées à la spéculation. Le calme, qui suivit l’ivresse métaphysique, invitait d’autant plus à reprendre la position prématurément abandonnée, que l’on se retrouvait en face du matérialisme, qui, à l’apparition de Kant, avait disparu sans presque laisser de traces. — Aujourd’hui, non-seulement nous avons une jeune école de kantistes (1), dans les sens le plus étroit et le plus large, mais encore ceux qui veulent prendre d’autres directions se voient forcés de régler, en quelque sorte, leurs comptes avec Kant et de motiver sérieusement leurs divergences. Même le mouvement quelque peu artificiel en faveur de la philosophie de Schopenhauer, d’une part, a pris naissance dans un entraînement analogue, et formé, d’autre part, pour les hommes les plus judicieux, une transition vers Kant. Il faut ici faire ressortir particulièrement l’accueil empressé des naturalistes, qui, trouvant le matérialisme insuffisant, se sont pour la plupart rattachés à une conception du monde d’accord, sur des points très-importants, avec celle de Kant.

En réalité, ce n’est nullement au kantisme orthodoxe que nous devons attribuer une importance si prépondérante, moins encore à l’évolution dogmatique par laquelle Schleiden croyait pouvoir abattre le matérialisme, en comparant Kant, Fries et Apelt à Kepler, Newton et Laplace, et en prétendant que les travaux de ces trois philosophes avaient donné aux idées « âme, liberté et Dieu » une fixité semblable à celle du cours des astres (2). Un pareil dogmatisme est d’ailleurs complètement étranger à l’esprit de la Critique de la raison, bien que Kant se félicitât vivement d’avoir soustrait ces mêmes idées aux discussions des écoles, en les reléguant dans le domaine de la philosophie pratique, comme ne pouvant être démontrées ni positivement ni négativement. Mais toute la philosophie pratique est la partie variable et éphémère de la philosophie de Kant, quelque puissante influence qu’elle ait exercée sur ses contemporains. La place seule en est impérissable, non l’édifice que le maître y a construit. Dire que ce terrain (la conscience) est un emplacement favorable à la construction de systèmes de morale, c’est là une affirmation qui ne doit guère être rangée parmi les éléments durables de son système ; et, si l’on fait de la conservation des idées morales le point de départ de son système, il y a une très-grande maladresse à le comparer à Kepler, — sans parler de Newton et de Laplace. Nous devons bien plutôt chercher dans la Critique de la raison théorique toute l’importance de la grande réforme due à l’initiative de Kant ; même pour la morale, c’est là qu’il faut chercher la valeur durable du criticisme : non-seulement il contribua au triomphe d’un système précis des idées morales, mais encore, convenablement développé, il peut répondre aux exigences variables des diverses périodes de culture.

Kant lui-même n’avait guère la pensée de se comparer à Kepler ; mais il établissait un autre parallèle, plus significatif et plus solide. Il comparait son action à celle de Copernic. Or cette action consistait à renverser le point de vue jusqu’alors adopté par la métaphysique. Copernic osa chercher, « d’une manière opposée aux sens, mais vraie », non dans les corps célestes, mais dans l’observateur lui-même, les mouvements remarqués. Non moins « opposé aux sens » doit paraître à l’intelligence paresseuse de l’homme le procédé de Kant, qui renverse avec une impassible assurance le point de vue de la science expérimentale tout entière ainsi que de toutes les sciences historiques et exactes, en posant la simple hypothèse, que nos concepts ne se règlent pas sur les objets, mais les objets sur nos concepts (3). Il s’ensuit immédiatement que les objets de l’expérience ne sont en général que nos objets, qu’en un mot toute l’objectivité n’est pas précisément l’objectivité absolue, mais seulement une objectivité pour l’homme et pour les êtres qui peuvent être organisés comme lui, tandis que derrière le monde des phénomènes se cache, dans une obscurité impénétrable, l’essence absolue des choses, la « chose en soi ».

Disposons, un instant, de cette pensée en toute liberté. Peu nous importe, pour le moment, la manière dont Kant la développa ; nous nous préoccuperons plutôt de l’aspect que le matérialisme prendra à nos yeux, si nous nous plaçons à ce nouveau point de vue.

La fin du premier volume nous a montré la philosophie des écoles en Allemagne sérieusement aux prises avec le matérialisme. La comparaison favorite de l’hydre, à laquelle repoussent toujours deux têtes pour une abattue par le demi-dieu, ne s’applique pas du tout au spectacle que contemple un témoin impartial de ces luttes. Sans doute le matérialisme reçoit chaque fois un coup qu’il ne peut parer ; c’est toujours la même quarte, qui porte chaque fois, quelque risible que soit la maladresse de l’escrimeur. La conscience ne peut s’expliquer par des mouvements matériels. Malgré la force logique avec laquelle est démontrée son absolue dépendance des phénomènes matériels, le rapport du mouvement extérieur à la sensation n’en reste pas moins insaisissable ; et la contradiction devient d’autant plus flagrante qu’on projette plus de lumière sur ce rapport. Mais il se trouve que tous les systèmes, que l’on mène au combat contre le matérialisme, qu’ils émanent de Descartes, Spinoza, Leibnitz, Wolff ou du vieil Aristote, contiennent en eux la même contradiction, et peut-être en outre une douzaine de contradictions pires encore. Tout se montre clairement lorsqu’on règle les comptes avec le matérialisme. Nousfaisons ici complètement abstraction des avantages que peuvent avoir les autres systèmes par leur profondeur, leur affinité avec l’art, la religion et la poésie, par les éclairs et les pressentiments féconds de la pensée, et par l’activité communiquée à l’esprit. Le matérialisme est pauvre en fait de trésors semblables ; mais il n’est pas moins pauvre en fait de sophismes gros comme le poing ou de subtilités fines comme un cheveu, dont les autres systèmes se servent pour arriver à leurs prétendues vérités. Dans la lutte contre le matérialisme, il s’agit simplement de prouver et de réfuter ; la profondeur de la pensée n’y est d’aucun avantage, et les contradictions latentes apparaissent au grand jour.

Mais nous avons appris à connaître, sous des formes diverses, un principe, devant lequel le matérialisme reste désarmé et qui, en realité, dépassant cette conception de l’univers, conduit à une conception supérieure des choses.

Dès le commencement de notre travail, nous avons rencontré ce principe, en voyant Protagoras aller au delà de Démocrite. Ensuite, dans la dernière période dont nous avons parlé, nous trouvons deux hommes différents de nationalité, d’opinion, de profession, de croyance et de caractère, qui cependant tous deux abandonnent, au même point, le terrain du matérialisme : l’évêque Berkeley et le mathématicien d’Alembert. Le premier voyait dans le monde entier des phénomènes une grande et unique illusion des sens ; le second doutait qu’il y eût quelque chose en dehors de nous qui correspondît à ce que nous croyons voir. Nous avons montré comment d’Holbach s’irrite contre Berkeley, sans pouvoir le réfuter.

Il existe dans l’étude exacte de la nature un problème qui empêche nos matérialistes actuels de rejeter dédaigneusement le doute qui s’attache à la réalité du monde des phénomènes : c’est celui de la physiologie des organes des sens. Les progrès étonnants, accomplis dans cette science et dont nous aurons à reparler, paraissent entièrement de nature à confirmer l’antique thèse de Protagoras, que l’homme est la mesure des choses. Une fois qu’il sera démontré que la qualité de nos perceptions sensibles dépend complètement de la structure de nos organes, on ne pourra plus éliminer comme « irréfutable mais absurde » l’hypothèse que même l’ensemble du système, dans lequel nous faisons entrer nos perceptions sensibles, en un mot toute notre expérience est soumise à notre organisation intellectuelle, qui nous force d’expérimenter comme nous expérimentons, de penser comme nous pensons, tandis que les mêmes objets peuvent paraître tout différents à une autre organisation, et que la chose en soi ne peut être comprise d’aucun être mortel.

Et de fait, la pensée que le monde des phénomènes n’est que la copie confuse d’un autre monde renfermant les objets vrais, se retrouve à toutes les époques de l’histoire des idées humaines. Chez les philosophes de l’Inde ancienne comme chez les Grecs apparaît déjà, sous des formes diverses, la même pensée fondamentale qui, modifiée par Kant, est tout d’un coup rapprochée de la théorie de Copernic. Platon croyait au monde des idées, des prototypes éternels et parfaits de tout ce qui arrive sur terre. Kant l’appelle le philosophe le plus remarquable des choses intelligibles, tandis qu’il nomme Épicure le philosophe le plus remarquable des choses sensibles. Mais Kant prenait envers le matérialisme une attitude bien différente de celle de Platon : ainsi le philosophe de Kœnigsberg loue formellement Épicure de n’avoir jamais, dans ses conclusions, outrepassé les limites de l’expérience, tandis que Locke, par exemple, « après avoir déduit de l’expérience toutes les idées et tous les principes, va jusqu’à prétendre qu’on peut, au moyen de cette même expérience, prouver l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme avec autant d’évidence que n’importe quel théorème de mathématique, bien que ces deux questions soient placées complètement hors des limites de toute expérience possible (4). »

D’un autre côté, Kant ne différait pas moins nettement des philosophes, qui se contentent de prouver que le monde des phénomènes est un produit de notre pensée. Protagoras se mit à l’aise dans ce monde des phénomènes. Il renonça entièrement à l’idée de parvenir à une vérité absolue et fonda tout son système sur la thèse que, pour l’homme, est vrai ce qui lui paraît vrai, et bon ce qui lui paraît bon. Berkeley, en combattant l’existence du monde des phénomènes, voulait ranimer la foi oppressée ; et sa philosophie cesse là où son véritable but apparaît. Les sceptiques enfin se contentent de détruire la vérité de toute apparence, et doutent non-seulement du monde des idées et du monde des phénomènes, mais encore de la validité absolue des lois de notre pensée. Or ce fut précisément un sceptique qui jeta, par une violente secousse, notre Kant hors des voies de la philosophie des universités allemandes, et le lança dans une direction où, après des années de méditation et de travail, il atteignit le but qu’il annonçait, dans son immortelle Critique de la raison pure. Si nous voulons saisir nettement la pensée fondamentale de Kant, sans analyser l’ensemble de son système, il nous faudra d’abord parler de David Hume.

Hume mérite d’être élevé au niveau des penseurs éminents de l’Angleterre, tels que Bacon, Hobbes et Locke ; on peut même se demander si, entre tous, il ne doit pas occuper la première place. Il naquit en 1711 à Édimbourg, d’une famille noble d’Écosse. Dès l’année 1738, parut son ouvrage sur la nature humaine, écrit durant son séjour en France, dans les complets loisirs qu’il consacrait à la science. Ce ne fut que quatorze ans plus tard qu’il se voua à ces études historiques, auxquelles il doit une si grande partie de sa réputation. Après des fonctions diverses, il finit par devenir secrétaire d’ambassade à Paris, puis sous-secrétaire d’État. Nous autres Allemands, qui, par une association d’idées involontaire, nous figurons toujours un philosophe assis dans une chaire professorale, l’index levé, nous sommes nécessairement étonnés que, parmi les philosophes anglais, il y ait tant d’hommes d’État, ou plutôt, fait encore plus remarquable, qu’en Angleterre les hommes d’État soient parfois des philosophes.

Hume, dans ses opinions, se rapprocha du matérialisme autant qu’un sceptique aussi décidé peut le faire. Il se plaça sur le terrain préparé par Hobbes et Locke. Il expliquait occasionnellement la naissance de l’erreur, sans d’ailleurs attacher une grande importance à cette hypothèse, par la fausse direction que suivraient les idées dans le cerveau, où il les croyait toutes localisées. Pour ce point faible du matérialisme, que les matérialistes eux-mêmes ne savent pas défendre, Hume a trouvé un rempart suffisant. Tout en accordant qu’il est impossible d’expliquer comment le mouvement à travers l’espace aboutit à l’idée et à la pensée, il fait remarquer qu’un tel mystère n’enveloppe pas ce seul problème. Il montre qu’il y a exactement la même contradiction dans toute relation de cause à effet. « Suspendez un corps du poids d’une livre à l’extrémité d’un levier et un autre corps du même poids à l’autre extrémité, vous trouverez dans ces corps aussi peu une cause pour le mouvement, qui dépend de leur distance au centre, que vous en trouvez pour l’idée et la pensée (5). »

Notre mécanique actuelle contredirait, peut-être ; mais rappelons-nous que tous les progrès de la science se sont bornés à reculer et non à résoudre la difficulté que Hume signale. Considérons deux molécules de matière presque imperceptibles, ou deux corps célestes dont les mouvements s’influencent mutuellement, nous pourrons rendre compte aisément de tout le reste ; mais le rapport de l’attraction, qui produit le mouvement de l’un vers l’autre, avec les corps eux-mêmes, nous offre encore la complète incompréhensibilité en soi de tout phénomène de la nature. Sans doute cela n’explique pas comment le mouvement local aboutit à la pensée ; mais cela prouve que le caractère inexplicable du fait ne peut pas former un argument contre la dépendance de la pensée vis-à-vis du mouvement dans l’espace. Le matérialisme paye, il est vrai, cette protection d’un prix aussi élevé que celui que le diable exige, suivant la légende, pour son assistance. Le matérialisme tout entier est à jamais perdu, s’il admet que tous les phénomènes de la nature sont inexplicables. Si le matérialisme se résigne à ce mystère, il cesse d’être un principe philosophique ; il peut toutefois continuer à subsister comme base des recherches scientifiques en détail. Telle est, en réalité, la situation de la plupart de nos « matérialistes ». Ils sont essentiellement sceptiques ; ils ne croient plus que la matière, telle qu’elle apparaît à nos sens, contienne la solution dernière de toutes les énigmes de la nature ; mais ils procèdent absolument comme s’il en était ainsi, et ils attendent que les sciences positives elles-mêmes les obligent à admettre d’autres hypothèses.

L’affinité de Hume avec le matérialisme est peut-être encore plus frappante dans sa vive polémique contre la théorie de l’identité de la personne, de l’unité de la conscience, de la simplicité et de l’immatérialité de l’âme.

« Il y a des philosophes qui se figurent que nous avons à tout instant conscience de ce que nous nommons notre moi (dans la langue philosophique allemande das Ich) ; que nous sentons sa réalité et sa permanence, et que nous possédons sur son identité et sa simplicité une certitude bien supérieure à la démonstration la plus évidente… »

« Malheureusement toutes ces affirmations positives sont contraires à l’expérience que l’on cite comme preuve, et nous n’avons point du tout, relativement au moi, la conception dont on vient de parler. Si, pour ma part, j’approfondis ce que j’appelle mon moi, je rencontre toujours certaines idées particulières ou des sensations de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de plaisir ou de déplaisir. Je ne puis jamais surprendre mon moi seul, sans idée ; et tout ce que j’observe n’est jamais autre chose qu’une idée. Quand mes idées sont momentanément suspendues, comme durant un profond sommeil, je ne sens pas du tout mon moi dans cet intervalle, et l’on pourrait dire, en vérité, qu’il n’existe pas du tout ». — Hume n’entend pas discuter avec celui qui sent en lui un autre moi. « Un tel homme pourra peut-être percevoir quelque chose de simple et de permanent, qu’il nomme son moi ; de mon côté, je suis certain que rien de semblable ne se trouve en moi. D’ailleurs, à l’exception de quelques métaphysiciens, je puis affirmer hardiment que tous les autres hommes ne sont qu’un faisceau ou une collection d’idées différentes, qui se succèdent avec une incompréhensible rapidité et se trouvent dans une fluctuation et un mouvement continuels (6). »

L’ironie fine, dirigée ici contre les métaphysiciens, frappe ailleurs les théologiens. Qu’avec les opinions de Hume, il ne puisse plus être question de l’immortalité de l’âme dans le sens de l’Église, cela se comprend de soi-même. Cependant le philosophe anglais se plaît quelquefois à faire la malicieuse remarque que, malgré ses opinions, l’ensemble des arguments en faveur de l’immortalité conserve toujours la même force probante que dans l’hypothèse ordinaire de la simplicité et de l’identité de l’âme.

Ce même Hume exerça sur Kant une influence si prépondérante que le philosophe de Kœnigsberg ne le nomme jamais sans un profond respect ; aussi devons-nous a priori exposer les relations de Kant avec le matérialisme, sous un point de vue dont généralement on ne veut pas tenir compte. Quelle que soit l’énergie avec laquelle Kant combat le matérialisme, ce g’rand esprit ne peut nullement être rangé au nombre de ceux qui ne savent prouver leur aptitude à la philosophie que par un mépris sans bornes pour ce système.

« La science de la nature, dit Kant dans ses prolégomènes, ne nous révélera jamais l’intérieur des choses, c’est-à-dire ce qui n’est pas phénomène, mais peut cependant devenir un principe supérieur d’explication du phénomène. D’ailleurs la science de la nature pas n’a pas besoin de principes de ce genre pour ses explications physiques ; bien plus, quand même on lui en offrirait de tels (par exemple l’influence de tels (par exemple l’influence d’êtres immatériels), elle devrait les repousser et ne pas les utiliser dans le cours de ses explications ; elle doit toujours fonder celles-ci sur ce qui peut appartenir à l’expérience, en tant qu’objet sensible, et être mis d’accord avec nos perceptions réelles, conformément aux lois de l’expérience (7). »

Kant, en un mot, reconnaît parfaitement deux conceptions du monde, le matérialisme et le scepticisme, comme préliminaires légitimes de sa philosophie critique ; toutes deux lui paraissent des erreurs, mais des erreurs nécessaires au développement de la science. Il avoue que le matérialisme, plus facile à comprendre, peut devenir pernicieux pour la masse du public, tandis que le scepticisme, à cause de ses difficultés, reste confiné dans les écoles ; mais, au point de vue purement scientifique, les deux systèmes lui paraissent dignes d’une égale attention ; si toutefois la balance devait pencher, ce serait en faveur du scepticisme. Il n’existe pas de système philosophique que Kant ne combatte plus vivement que les deux précités. L’idéalisme ordinaire, en particulier, est absolument opposé à l’idéalisme « transcendantal » de Kant. Tant que l’idéalisme ordinaire se borne à prouver que le monde des phénomènes ne nous présente pas les choses telles qu’elles sont en soi, il est d’accord avec Kant. Mais, dès que l’idéaliste prétend enseigner quoi que ce soit sur le monde des choses pures ou même remplacer par ses propres théories les sciences expérimentales, Kant devient son adversaire irréconciliable.

Un critique étourdi avait trouvé un « idéalisme supérieur » dans la Critique de la raison pure, de Kant. Ceci dut être pris par Kant à peu près comme si on lui avait reproché un crétinisme supérieur », tant il se trouvait mal compris. Il faut admirer la modération et la sagacité du grand penseur, en lisant les deux affirmations de sa réponse, qui mettent en une vive lumière même pour les plus aveugles, l’essence de la philosophie critique.

« La thèse de tous les vrais idéalistes, depuis l’école d’Élée jusqu’à l’évêque Berkeley, est contenue dans la formule suivante : Toute connaissance acquise par les sens et l’expérience n’est qu’une pure apparence, et la vérité n’existe que dans les idées fournies par l’entendement pur et la raison.

» Le principe, qui régit et détermine tout mon idéalisme, est au contraire : Toute connaissance des choses, provenant de l’entendement pur ou de la raison pure, n’est qu’une simple apparence, et la vérité ne se trouve que dans l’expérience (8). »

Le plus pur empirique ne saurait là-dessus s’exprimer avec plus de netteté ; mais comment concilierons-nous avec cette déclaration si catégorique l’étrange assertion que les objets se règlent d’après nos concepts ?

Évidemment il ne saurait ici être question des idées réellement formées par un individu qui se livre à la spéculation. Dans un certain sens, il est vrai qu’un hégélien ou un aristotélicien incarné trouve aussi que les objets se règlent d’après ses idées. Il vit dans le monde de ses chimères, et il sait tout y coordonner en conséquence. Quand un objet est bien réellement devenu un objet pour lui, cet objet a déjà dû se modeler d’après ses idées. Mais tous les objets ne sont pas aussi dociles ; et précisément l’expérience joue les plus mauvais tours aux philosophes de cette trempe. Que l’on se rappelle Cremonini, qui évitait soigneusement de regarder dans un télescope, de peur d’y découvrir les satellites de Jupiter rebelles à sa théorie ! Kant, qui trouve toute vérité dans l’expérience, ne peut pas avoir ainsi compris l’accord des objets avec nos idées. Bien au contraire, l’influence de « nos idées », comme Kant entendait la chose, doit être telle qu’elle se produit justement dans les données de l’expérience les plus générales, les plus invariables, les plus complètement inaccessibles au caprice de l’individu. L’énigme se résoudra donc par une analyse de l’expérience elle-même, dans laquelle il faudra constater la présence d’un facteur intellectuel, qui provient non des objets, mais de nous-mêmes.

Tous les jugements sont, d’après Kant, ou analytiques ou synthétiques. Les jugements analytiques ne mettent dans l’attribut que ce qui est déjà compris dans l’idée du sujet. Quand je dis : Tous les corps sont étendus, je n’ai point, par cette proposition, agrandi ma connaissance des corps ; car je ne puis, en général, affirmer l’idée subjective de corps, sans y comprendre celle d’étendue. Le jugement ne fait que résoudre en ses éléments l’idée subjective pour mettre l’un d’eux en relief à l’aide de l’attribut et le rendre plus clair ainsi à la conscience. Les jugements synthétiques, au contraire, agrandissent notre connaissance du sujet. Quand je dis : Tous les corps célestes gravitent, je rattache à tous les corps célestes une propriété, qui n’est point comprise déjà dans la simple idée de corps céleste.

On voit donc que c’est par les jugements synthétiques seuls que notre savoir est réellement agrandi, tandis que les jugements analytiques servent à concilier, à expliquer ou à réfuter des erreurs ; car un jugement qui n’ajoute, dans l’attribut, rien qui ne soit déjà compris dans le sujet, peut tout au plus me rappeler une connaissance que j’avais déjà ou faire ressortir des particularités, auxquelles, sans cela, je ne ferais pas attention ; mais il ne peut rien m’apprendre de réellement nouveau. Il y a cependant une science entière, peut-être la plus importante de toutes, dans laquelle on pourrait se demander si les jugements sont synthétiques ou analytiques : c’est la mathématique.

Avant de revenir à ce cas important, il nous faut expliquer brièvement ce que sont un jugement a priori et un jugement a posteriori. Le dernier emprunte sa valeur à l’expérience, mais non le premier. Un jugement a priori peut, il est vrai, être indirectement fondé sur l’expérience, mais non comme jugement, et seulement en tant que ses parties constituantes sont des idées dues l’expérience. Ainsi, par exemple, tous les jugements analytiques vrais sont aussi valables a priori ; car pour faire sortir l’attribut de l’idée du sujet, je n’ai pas besoin d’abord de l’expérience. Mais le sujet lui-même peut aussi, dans ce cas, désigner un objet que je n’ai appris à connaître que par l’expérience. Ainsi, par exemple, l’idée de glace résulte de l’expérience. Or la proposition : La glace est un corps solide, est analytique, parce que l’attribut était renfermé dans le sujet dès la formation de cette idée.

Les jugements synthétiques sont, pour Kant, le champ des recherches. Sont-ils tous a posteriori, c’est-à-dire dérivés de l’expérience ou y en a-t-il, dont la validité n’ait pas besoin d’être dérivée de l’expérience ? Y a-t-il des jugements synthétiques a priori ? La métaphysique prétend élargir nos connaissances, sans avoir besoin, pour cela, de l’expérience. Mais est-ce possible ? Peut-il en général y avoir une métaphysique ? Comment, en thèse générale, les propositions synthétiques a priori sont-elles possibles ?

Arrêtons-nous ici un instant. Des réponses comme cellesci « Par la révélation », « Par l’inspiration du génie », « Par une réminiscence de l’âme, qui se rappelle le monde des idées où elle a vécu jadis », « Par le développement des idées innées qui, dès la naissance, sommeillent chez l’homme sans qu’il en ait conscience », de telles réponses n’ont pas besoin d’être réfutées, par cela seul que jusqu’ici en réalité la métaphysique n’a fait que tâtonner. Si l’on pouvait prouver que, sur la base de pareilles théories, s’élève une science réelle qui, d’une marche sûre, se développe de plus en plus, au lieu de toujours recommencer à nouveau, on pourrait peut-être se résigner à l’absence de fondements plus solides, comme en mathématique on s’est jusqu’ici contenté d’admettre les axiomes sans pouvoir les démontrer ; mais, dans les conditions actuelles, toute construction ultérieure de la métaphysique sera inutile, tant qu’il ne sera pas établi que l’édifice, quel qu’il soit, repose sur un fondement solide.

Les sceptiques et les empiriques feront cause commune, et ils pourront résoudre la question posée par un : en aucune façon ! S’ils réussissent à démontrer la vérité de leur négation, ils resteront, dans leur étroite alliance, pour toujours les maîtres du terrain de la philosophie. C’en serait fait alors pareillement du matérialisme dogmatique, qui fonde ses théories sur l’axiome de la compréhensibilité du monde, et qui ne voit pas que cet axiome n’est au fond que le principe de l’ordre dans les phénomènes ; mais le matérialisme peut renoncer à la prétention d’avoir démontré les causes dernières de tous les phénomènes. Il renoncera donc alors, lui aussi, à son essence première ; mais, par son alliance avec le scepticisme et l’empirisme formel, il menacera d’autant plus sérieusement d’anéantir désormais tous les autres efforts philosophiques. Ici Kant appelle à son secours un allié formidable, la mathématique.

Hume, qui révoquait en doute tous les jugements supérieurs à l’expérience, avait un scrupule : deux lignes droites, disait-il, ne pourraient-elles pas avoir en commun, en formant un angle infiniment petit, un segment d’une certaine étendue, au lieu, comme la mathématique le veut, de ne se couper que sur un seul point ? Hume reconnaissait cependant la force de démonstration de la mathématique et croyait l’expliquer en disant que toutes les propositions mathématiques reposent simplement sur l’axiome de contradiction, en d’autres termes qu’elles sont entièrement analytiques. Kant soutient, au contraire, que toutes les propositions mathématiques sont synthétiques, par conséquent aussi des propositions naturellement synthétiques a priori, les propositions mathématiques n’ayant pas besoin d’être confirmées par l’expérience.

Si l’on ne veut pas ici se tromper dès l’abord sur le compte de Kant, il faut distinguer avec soin l’intuition et l’expérience. Une intuition, par exemple celle d’une série de triangles avec un angle de plus en plus obtus au sommet et une base de plus en plus grande est assurément aussi une expérience ; mais, dans ce cas, l’expérience consiste uniquement à voir devant soi cette série déterminée de triangles. Si je déduis ensuite de l’intuition de ces triangles, avec le secours de l’imagination, qui agrandit la base à l’infini, la proposition que la somme des angles dont la constance m’était déjà démontrée auparavant — est égale à deux angles droits, cette proposition ne sera nullement un fruit de l’expérience. Mon expérience se borne à avoir vu ces triangles et à y avoir reconnu ce que je dois reconnaître comme universellement vrai. La proposition, résultant de l’expérience, peut toujours être réfutée par une expérience nouvelle. Pendant des siècles, on avait vu ou du moins on croyait que les étoiles fixes n’étaient animées d’aucun mouvement, on en avait conclu qu’elles étaient immobiles. C’était une proposition fournie par l’expérience ; elle pouvait être et elle a été rectifiée par des observations et des calculs plus exacts. L’histoire des sciences offre à chaque page des exemples semblables. C’est principalement au talent supérieur des Français en logique que nous devons l’avantage de voir aujourd’hui les sciences exactes, dans toutes les questions d’expérience, ne plus établir de vérités absolues, mais seulement des vérités relatives ; par suite, on rappelle toujours à quelles conditions une notion a été acquise, et c’est précisément sous la réserve d’une connaissance ultérieure que l’on admet l’exactitude de toutes les théories. Tel n’est pas le cas des propositions mathématiques ; elles se rattachent toutes à la conscience d’une nécessité absolue, qu’elles soient de simples déductions ou des thèses fondamentales. Mais cette conscience n’est pas spontanée ; les propositions mathématiques, même les axiomes, ont sans doute eu besoin d’être découvertes à l’origine. L’effort de la réflexion et de l’intuition ou la combinaison heureuse et rapide de l’une et de l’autre durent contribuer à les faire trouver. La découverte dépend essentiellement ici de l’application habile de l’esprit à la question. Aussi les propositions mathématiques se transmettent-elles, comme thèmes d’enseignement, avec autant de facilité à un éiève, qu’il y a eu de difficultés pour les trouver. Celui qui scrute jour et nuit les espaces célestes, jusqu’à ce qu’il ait découvert une nouvelle comète, peut être comparé à celui qui s’efforce de trouver une vérité nouvelle dans l’intuition mathématique. De même que le télescope peut être disposé de telle sorte que chacun soit forcé de voir la comète, pour peu qu’il ait de bons yeux, de même la nouvelle thèse mathématique peut être démontrée de façon que chacun doive en reconnaître la vérité, pour peu qu’il soit capable d’une intuition régulière, au moyen d’une figure ou à l’aide de sa seule imagination.

Les verités mathématiques exigent souvent beaucoup de peine pour être cherchées et trouvées ; mais ce détail n’a rien à faire avec ce que Kant appelle leur apriorité. Il faut plutôt entendre par là que les propositions mathématiques, dès qu’elles sont démontrées par l’intuition, éveillent aussitôt la conscience de leur généralité et de leur nécessité. Ainsi, par exemple, pour montrer que 7 et 5 font 12, je me servirai de l’intuition en faisant une addition de points, de traits, de petits objets, etc. Dans ce cas, l’expérience m’indique seulement que les points, traits, etc., déterminés m’ont cette fois conduit à cette somme précise. Si je dois apprendre par d’expérience qu’il en est toujours ainsi, il faut que je répète cette expérience assez souvent pour que l’association des idées et l’habitude fixent en moi la conviction, ou bien il faut que je procède à des expériences systématiques pour savoir si le résultat ne serait pas tout à coup différent avec des corps différents, avec un placement autre de ces corps ou avec des circonstances particulières. La généralisation rapide et absolue de ce qu’on a vu une fois ne peut s’expliquer simplement par l’évidente uniformité de toutes les relations numériques. Si les propositions de l’arithmétique et de l’algèbre étaient des propositions expérimentales, on n’acquerrait qu’en dernier lieu la conviction que tous les rapports numériques sont indépendants de la structure et de l’arrangement des corps comptés, l’induction donnant toujours les propositions générales plus tard que les propositions particulières. La proposition que les rapports numériques sont indépendants de la nature des objets comptés est plutôt elle-même une vérité a priori. Il est aisé de prouver qu’elle est, en outre, synthétique. On pourrait lui ôter sa nature synthétique, si on la comprenait dans la définition de ce que je veux entendre par nombres. Il en résulterait immédiatement une algèbre complète en soi, mais nous ne saurions nullement si elle est applicable aux objets. Or chacun peut savoir que notre conviction de la vérité de l’algèbre et de l’arithmétique implique en même temps la conviction qu’elles s’appliquent à tous les corps qui peuvent s’offrir à nous. Le fait que les objets de la nature, quand il s’agit non de les compter un à un ou dans leurs parties, mais de les mesurer et de les peser, ne peuvent jamais correspondre exactement à des nombres déterminés et sont tous incommensurables, ce fait ne change rien à ce que nous venons de dire. Les nombres sont applicables à tout objet avec un degré quelconque de précision.

Nous sommes convaincus qu’une barre de fer, soumise continuellement aux variations de la température, a, dans un espace de temps infiniment court, une dimension appréciable d’une manière infiniment exacte, quoique nous puissions n’avoir jamnis les moyens d’indiquer complètement, cette dimension. Le fait que nous n’acquérons cette conviction que grâce à des études mathématiques et physiques ne détruit pas l’apriorité de cette conviction. D’après les incomparables définitions de Kant, il ne s’agit dans les notions a priori ni d’idées innées, résidant toutes faites dans l’âme, ni d’inspirations suprasensibles, ni de révélations incompréhensibles. Les notions a priori se développent chez l’homme d’une manière aussi régulière, aussi conforme à sa nature que les notions qu’il acquiert par l’expérience. Les premières se distinguent des secondes parce qu’elles sont unies à la conscience de la généralité et de la nécessité, et que, par conséquent, pour leur valeur, elles sont indépendantes de l’expérience.

Nous trouvons ici, il est vrai, un point qui, jusqu’à ce jour même, a provoqué les attaques les plus vives. D’un côté, on repousse l’apriorité des notions mathématiques ; d’un autre côté, on récuse la nature synthétique des jugements mathématiques. La théorie de la mathématique est d’une si grande importance pour la justification de la conception du monde, de Kant, que nous ne pouvons nous empêcher d’examiner en détail ces deux objections.

L’apriorité de la mathématique fut débattue avec la plus grande vivacité, en Angleterre où l’influence de Hume a jeté les racines les plus profondes. Whewell, l’éminent théoricien et historien de l’induction, soutint l’apriorité de la mathématique et dériva la nécessité, que nous attribuons aux propositions mathématiques, d’un élément actif a priori, savoir les conditions ou la forme de nos connaissances. Il fut combattu par l’astronome Herschel et par John Stuart Mill, qui était d’accord avec ce dernier sur presque tous les points (9).

Voici simplement la doctrine de ces empiriques : une nécessité rigoureuse ne domine dans la mathématique qu’autant qu’elle est fondée sur des définitions et sur les conclusions qu’on tire de ces définitions. Ce qu’on appelle axiomes se compose en grande partie exclusivement de définitions ou peut s’y ramener. Le reste, particulièrement les propositions fondamentales de la géométrie d’Euclide, que deux lignes droites ne peuvent pas circonscrire un espace, et que deux parallèles prolongées à l’infini ne peuvent jamais se rencontrer, ces axiomes seuls réels ne sont que des généralisations dérivant de l’expérience, des résultats d’une induction. Ils n’ont donc pas non plus la nécessité rigoureuse, propre aux définitions ou, pour parler comme Kant, à tous les jugements analytiques. Leur nécessité, dans notre conscience, n’est que subjective et doit être expliquée psychologiquement. Elle s’impose à notre esprit, comme nous nous imaginons qu’il y a une nécessité à admettre même des propositions qui ne sont pas du tout vraies, ou comme nous déclarons incompréhensible et inimaginable ce que peut-être nous-mêmes avons antérieurement regardé comme vrai. Si les axiomes mathématiques naissent ainsi purement de l’association des idées, et, considérés psychologiquement n’ont pas de meilleure origine que maintes erreurs, il ne s’ensuit pas cependant que nous devions craindre de les voir réfuter un jour ; mais il en résulte bien que la certitude que nous leur attribuons ne dérive pas d’une autre source que celle de nos connaissances empiriques en général, lesquelles nous apparaissent, suivant la force de l’induction qui les produit, comme vraisemblables, certaines ou absolument nécessaires.

D’après cette théorie, il y a donc, dans la mathématique, des jugements synthétiques, mais ces jugements n’existent pas a priori ; il y a des jugements a priori, mais ils ne sont qu’analytiques ou, comme dit Mill, identiques.

Dans l’application aux objets de l’expérience, tous les jugements, d’après cette théorie, n’ont qu’une valeur hypothétique. La nature ne nous offre nulle part les formes pures de la géométrie, et jamais une formule algébrique ne représentera avec une exactitude absolue la mesure d’une grandeur ou d’une force. C’est donc seulement lorsque, et en tant que, par exemple, une orbite planétaire correspond à la ligne par nous adoptée et nommée ellipse, que nous pouvons dire que toutes les propriétés déduites de cette idée lui appartiennent également avec nécessité. Mais d’aucune de ces propriétés nous ne devons affirmer, autrement que d’une manière hypothétique, qu’elle appartient à une orbite planétaire ; bien plus le cours réel de la planète ne répondra même jamais complètement à nos hypothèses.

Telle est l’essence de la théorie ; en ce qui concerne la polémique contre Whewell, elle n’est ni entièrement juste, ni exempte de préjugés, bien que cette longue querelle ait eu lieu au total dans les formes les plus courtoises. Mill, qui a l’habitude d’apprécier une opinion adverse avec une entière loyauté et de l’exposer avec clarté, ne procède pas toujours avec une rigoureuse exactitude et cite mainte assertion de son adversaire dans un ordre différent de celui où elle a été énoncée (10). La cause de ce fait surprenant est que Mill croit toujours voir le fantôme des vieilles idées innées et des révélations platoniciennes émanées d’un monde suprasensible, qui a si longtemps joué son rôle dans la métaphysique, et dont la connexion avec des obscurités de la pire espèce est bien de nature à irriter un antagoniste austère et ennemi de tout mysticisme. C’est le même motif qui, en Allemagne, a pu entraîner un Ueberweg à de si dures injustices contre le système de Kant, où l’on voulait semblablement trouver caché derrière l’« a priori » tout l’appareil des révélations surnaturelles. L’a priori de Kant diffère entièrement de celui de l’ancienne métaphysique ; et toute sa conception de ces problèmes se trouve même en complète opposition avec Leibnitz, qui place les vérités fournies par la raison au-dessus des connaissances que nous procure l’expérience. Nous allons montrer comment on peut répondre à l’empirisme de Mill, dans le sens strictement kantiste ; mais d’abord nous voulons mettre en relief les côtés faibles, tels qu’ils ressortent du débat entre Mill et Whewell.

La difficulté la plus évidente apparaît immédiatement dans les axiomes de la géométrie. Notre conviction que deux lignes droites, prolongées à l’infini, ne peuvent pas circonscrire un espace, doit être, selon Mill, acquise par l’expérience au moyen de l’induction ; et cependant nous ne pouvons faire aucune expérience à cet égard dans le sens vulgaire du mot. Ici Mill avoue que l’intuition (intérieure) remplace dans l’imagination l’intuition extérieure ; mais il croit que la démonstration est néanmoins de nature inductive. D’après lui, l’imagination pourrait ici remplacer l’intuition extérieure ; car nous savons que les tableaux de notre imagination se comportent absolument comme les choses extérieures. Mais d’où savons-nous cela ? De l’expérience ? Mais alors nous ne savons de cette concordance que ce qui a rapport à des espaces limités.

Une deuxième difficulté consiste en ce que même la supposition de la valeur simplement hypothétique de la mathématique se démontre d’une manière insuffisante. Whewell fait observer que les hypothèses des sciences physiques ne sont jamais nécessaires. Elles sont plus ou moins vraisemblables, mais peuvent toujours être remplacées par d’autres. Les thèses mathématiques, au contraire, sont nécessaires elles ne sont donc pas absolument hypothétiques. À cela Mill répond par la réflexion, victorieuse en apparence, que des hypothèses nécessaires sont aussi des hypothèses. Supposons que nous nous voyions forcés par la nature de notre esprit d’admettre qu’il y a des cercles, des angles droits, etc., cette supposition ne reste-t-elle pas encore hypothétique, puisque nous ne savons pas du tout s’il existe quelque part, dans la nature, des cercles, des angles droits, etc., qui répondent complètement à nos hypothèses mathématiques ? Il est à remarquer, à ce propos, qu’il serait très-irrationnel de réduire une question aussi importante à une stérile logomachie. S’il existe une sorte d’hypothèses, qui se distinguent de toutes les autres parce qu’elles s’imposent nécessairement à notre esprit, on ne gagne rien à dire, en généralisant, que cette nécessité est une hypothèse ; il s’agit bien plutôt de découvrir le principe intime de sa nature particulière. Mais on peut de plus ajouter ici une réflexion importante en ce qui concerne les rapports du monde des corps avec nos idées mathématiques. En effet il n’est pas même exact que nous fassions l’hypothèse qu’il y a des corps ou des choses, qui correspondent aux données des jugements mathématiques. Le mathématicien développe ses propositions par l’intuition des figures sans tenir compte des corps ; mais il est persuadé que jamais et nulle part l’expérience ne lui présentera un objet en désaccord avec ces propositions. Un objet extérieur peut ne correspondre complètement à aucune forme développée dans la mathématique : nous supposons alors que sa forme réelle est extraordinairement compliquée et peut-être variable, de sorte que nos simples conceptions mathématiques ne peuvent épuiser toute son essence. Mais nous supposons en même temps qu’il est déterminé avec une précision parfaite dans chaque parcelle de temps infiniment petite, d’après les mêmes lois mathématiques, dont nous ne constatons avec précision que les premiers éléments.

Enfin il s’agit du point capital de la discussion : de l’idée de la nécessité des jugements mathématiques et de l’origine de cette idée. Ici Mill se sent particulièrement fort de la possibilité de démontrer historiquement que, bien des fois déjà, on a déclaré absolument inimaginable une chose qui a été ensuite reconnue vraie, ou qu’à l’inverse, on a regardé comme nécessaire ce que l’on a reconnu plus tard être une erreur grossière. Mais c’est au contraire précisément ici que se trouve le point le plus faible de tout l’empirisme. En effet, dès qu’il est démontré que notre conscience de la nécessité de certaines notions correspond à l’idée que nous nous faisons de la nature de l’entendement, la question principale est tranchée dans un sens contraire à l’empirisme exclusif, quelque erreur que l’on commette en fondant une hypothèse sur cette nature de l’entendement.

Une simple comparaison fera comprendre cette assertion. Supposons que je voie les couleurs acquérir par le contraste une vivacité particulière ; c’est là une induction due à des expériences répétées. Je puis conjecturer qu’il en sera toujours ainsi, mais je ne puis le savoir. Une observation nouvelle et inattendue peut renverser ma conclusion et me forcer d’expliquer par un autre principe les caractères communs des phénomènes. Supposons maintenant que je découvre que la cause de mon observation se trouve dans la structure de mon œil ; j’en conclurai aussitôt qu’il en doit être ainsi dans tous les cas. Pour voir tout à fait clair dans la question, admettons un instant qu’ici encore il y a une erreur ; ce ne serait pas, par exemple, le contraste en soi, mais seulement, dans la plupart des cas, une action accessoire et liée au contraste, qui produirait l’effet dont il s’agit. Je pourrai alors, absolument comme dans le premier cas, être forcé de modifier mon jugement, bien que, dans le premier cas, il fût simplement assertorique, et dans le deuxième, apodictique. Avant d’avoir découvert une inexactitude quelconque dans mes hypothèses physiologiques, je pourrais même être forcé, par un fait d’expérience, de renoncer à ce que je regardais comme un jugement nécessaire. — Qu’aurai-je prouvé par là ? Assurément pas que mon hypothèse de la nécessité provienne de l’expérience. J’aurais pu l’énoncer même avant toute expérience spéciale. Si je sais, par exemple, qu’un télescope a des taches dans ses verres, je sais aussi, avant de l’avoir essayé, que ces taches paraîtront dans tous les objets sur lesquels je le dirigerai. Supposons maintenant que je prenne mon télescoque, que je le dirige sur un paysage et que je ne voie — aucune tache ! Qu’arrive-t-il alors ? Matériellement mon jugement était faux, mais la forme de la nécessité correspondait entièrement à la nature de la chose. Je connaissais la cause de la généralité du phénomène attendu, et voilà précisément ce qui m’autorisait à employer la forme apodictique relativement à toutes les particularités qui rentrent dans ce cas. J’ai peut-être pris, au lieu du télescopes à taches, un autre télescope sans taches placé à côté, ou bien ce que je prenais pour une tache dans le verre était une ombre, une dans mon propre œil ou n’importe quoi : bref, je me suis trompé, et cependant j’avais le droit, autant que je pouvais porter un jugement en général, de juger aussi en forme apodictique.

La plus grande généralité, en ce qui concerne notre connaissance, appartient donc évidemment à ce qui est déterminé par la nature de notre intellect, et c’est dans ce sens seulement qu’on est autorisé à parler de choses impossibles à penser ou de choses qu’on pense nécessairement. Ici cependant peut exister tout d’abord, avant que nous fassions une distinction plus précise, non-seulement l’erreur, mais encore l’abus évident du mot. Les hommes, comme l’a très-bien montré Stuart Mill, sont tellement soumis à l’influence de l’habitude que, pour fortifier une hypothèse quelconque, qui leur est familière ou pour repousser une assertion nouvelle, qui leur paraît monstrueuse, ils ne sont que trop portés à transformer en données de l’intellect des connaissances qui appartiennent évidemment au pur domaine de l’expérience. Mais là où l’on pourrait réellement admettre que l’intellect est enjeu, comme dans l’exemple des lois de Newton, où l’on déclare absurde l’effet à distance, nous pouvons certes aussi être réfutés par l’expérience, soit que nous ayons réellement commis une erreur relativement à la nature de l’intellect, soit qu’en tirant une conclusion de cette nature supposée, nous avons simplement négligé une circonstance secondaire.

Mill pourrait maintenant croire sa cause gagnée, par cet aveu que la force démonstrative, pour la vérité de l’assertion, gît bien réellement dans l’expérience ; mais, pour le moment, il n’est pas du tout question de cela. Il s’agit plutôt d’expliquer l’origine de la forme apodictique de l’affirmation. Cette forme est justifiée, pourvu que je ne déduise pas mon affirmation de l’observation isolée, mais d’une source générale et connue dans sa généralité.

Essayons à présent, autant qu’il sera possible dans ce passage, d’exposer le point de vue de Kant dans toute sa rigueur. Revenons aux axiomes d’Euclide. D’après Mill, la proposition que deux lignes droites ne peuvent pas circonscrire un espace se prouve par l’expérience, c’est-à-dire qu’elle est une induction résultant de l’expérience unie aux intuitions de l’imagination. À cela, pour le moment, il n’y a pas grand’chose à répondre, en se plaçant au point de vue de Kant. Compter comme expérience une intuition de l’imagination pourrait tout au plus provoquer une querelle de mots ; dire que l’aperception de la vérité de la proposition est acquise par l’intuition sensible et naît, en quelque sorte, inductivement, n’est pas du style de Kant, mais par le fait concorde entièrement avec ses idées (11). La seule différence est que Kant commence là où Mill finit. Pour Mill, la chose est complètement expliquée ; pour Kant, le véritable problème ne fait que commencer. Ce problème est ainsi conçu : Comment l’expérience est-elle en général possible ? Toutefois il ne s’agit pas encore ici de la solution de ce problème, mais seulement de la preuve qu’il existe, qu’il y a ici encore une question que l’empirisme ne peut pas résoudre. Dans ce but, il faut prouver que la conscience de la nécessité, de la stricte généralité de la proposition existe, et que cette conscience de l’expérience ne résulte pas de l’expérience, bien qu’elle ne se développe qu’avec l’expérience et à l’occasion de l’expérience.

Rappelons ici la question : D’où savons-nous que deux lignes droites idéales se comportent absolument comme les lignes réelles ? (12) Kant répond : C’est que nous établissons cet accord nous-mêmes, non sans doute par un acte de caprice individuel, mais en vertu de l’essence de notre esprit même, qui, pour toutes les idées, doit se mettre en rapport avec l’impression venue de l’extérieur. L’intuition de l’espace, avec les propriétés qui lui appartiennent nécessairement, est un produit de notre esprit dans l’acte de l’expérience ; et voilà pourquoi elle appartient également et nécessairement à toute expérience possible comme à toute intuition de l’imagination. — Mais ici nous anticipons. Quelle que soit la réponse, il nous suffira pour le moment d’avoir montré qu’il faut répondre à cette question. Nous ne devons pas non plus nous occuper encore de la question de savoir si ce jugement nécessaire est strictement logique et d’où il dérive. Nous verrons plus tard que cette question n’est pas psychologique, mais « transcendantale » ; et nous essayerons d’expliquer cette expression de Kant. Ici il est question de l’existence d’un jugement de la stricte nécessité et de l’origine de cette conscience de la nécessité, provenant d’une autre source que de la partie simplement passive de l’expérience.

Passons aux attaques dirigées non contre l’a priori, mais contre la nature synthétique des jugements mathématiques. Ici l’attaque principale est dirigée non, comme dans le cas précédent, contre la compréhension des idées de grandeurs, mais contre celle des idées de nombres, bien qu’il faille naturellement dépouiller aussi les axiomes géométriques de leur nature synthétique, si l’on veut démontrer complètement le principe. — Le plus récent et le plus notable représentant de cette opinion, R. Zimmermann (13), a écrit un mémoire : Sur le préjugé mathématique de Kant et ses conséquences. On ferait mieux de parler du préjugé mathématique de Leibnitz et de désigner ainsi l’opinion qu’en général de n’importe quelles propositions simples peut naître, par une voie purement analytique, toute une science pleine de résultats particuliers et imprévus Les déductions rigoureuses d’Euclide notamment ont eu ce résultat, qu’à force de syllogismes, on a fait trop peu attention au facteur synthétique en géométrie. On croyait avoir devant soi une science qui développe toutes ses notions, en les faisant sortir des étéments les plus simples, uniquement par voie contradictoire. De cette erreur naquit le préjugé que le charme seul de la logique formelle suffit pour tirer du néant une création pareille ; il s’agit, en effet, d’un point de vue qui admet l’a priori, mais qui veut tout gagner par la voie analytique ; il s’agit, strictement parlant, de faire disparaître les axiomes eux-mêmes ou de les résoudre en jugements identiques (14).

Toutes les tentatives de ce genre finissent par ramener à certaines idées générales sur l’essence de l’espace ; et ces idées, sans intuition correspondante, sont des mots vides de sens. Mais, en constatant que les axiomes découlent de l’essence générale de l’espace, comme cela est reconnu dans l’intuition, loin de réfuter la théorie de Kant, on la confirme et on l’élucide. C’est, au reste, une grande erreur de croire que les quelques propositions, que l’on met en avant comme axiomes ou comme descriptions de la nature générale de l’espace, constituent l’ensemble des éléments synthétiques de la géométrie. Toute construction auxiliaire, que l’on érige dans le but d’effectuer une démonstration, est de nature synthétique, et c’est procéder d’une manière tout à fait illogique que de reconnaître, comme fait Ueberweg, la nature synthétique de ces facteurs, mais de leur refuser toute valeur pour une démonstration (15). Ueberweg croit que, pour l’inventeur de propositions mathématiques, le « tact » mathématique, le « coup d’œil » peuvent assurément être d’une notable importance dans les constructions, mais que ce coup d’œil géométrique n’a pas plus d’importance pour la rigueur scientifique du développement que n’en a non plus le tact, dans d’autres déductions, pour le choix des prémisses convenables. En parlant ainsi, on oublie entièrement le point décisif : il faut voir la construction ou se la représenter en imagination, ne fût-ce que pour en comprendre la possibilité. Cette nécessité de l’intuition s’étend même aux définitions, qui ne sont pas ici toujours des propositions purement analytiques. Si, par exemple, comme Legendre, on définit le plan : une surface, dans laquelle toute ligne droite, tracée entre deux points quelconques, se trouve en son entier dans le plan, on ne sait pas même, sans recourir à l’intuition, que tous les points d’une surface peuvent, en général, être réunis par des lignes droites. Que l’on essaye d’unir syllogistiquement la simple définition de la surface à la définition d’une ligne droite, sans avoir recours, dans un moment quelconque, à l’intuition, l’on n’y réussira pas. Que l’on examine, en outre, l’une quelconque des nombreuses démonstrations, dans lesquelles on prouve une propriété des figures en les superposant, pour arriver ensuite au but par la voie anagogique. Ici il ne s’agit pas, comme le pense Ueberweg, de choisir simplement les prémisses, pour fournir ensuite la démonstration par la seule puissance du syllogisme. On commencera toujours par rendre possible, au moins une des prémisses, en appelant à son secours l’intuition de la coïncidence des figures ! On ne modifie donc en rien la question principale en déclarant analytique, avec Zimmermann, la proposition que la ligne droite est le chemin le plus court entre deux points. Le hasard a voulu que Kant ait justement choisi cet exemple pour prouver le contraire. Kant ne trouve, dans sa définition de la ligne droite, rien où l’on puisse prendre l’idée de la plus petite distance (16). Admettons que l’on puisse bien introduire cette idée dans la définition et rendre ainsi la proposition analytique, immédiatement après surgiront, à côté, d’autres déterminations sur l’essence de la ligne droite, lesquelles seront, à vrai dire, très « évidentes », mais seulement sur le terrain de l’intuition. Legendre, qui s’est efforcé de réduire les axiomes autant que possible, a choisi une semblable définition mais elle est immédiatement suivie de ce supplément : il est évident que, lorsque deux portions de deux droites coïncident, les deux lignes coïncident aussi dans toute leur étendue. Mais d’où vient l’évidence ? de l’intuition !

En effet, personne n’a encore réussi, pas même en apparence, ni par forme d’essai, à éliminer complètement de la géométrie les éléments synthétiques ; et Ueberweg, qui s’est occupé, avec une ardeur extrême, de cette question, s’est vu forcé d’adopter le point de vue de Mill, qui admet l’élément synthétique en géométrie, mais l’explique par l’expérience. Beneke, à qui Ueberweg se rattache le plus sur ce point, explique la généralité des propositions synthétiques de la géométrie par la rapide comparaison d’un nombre infini de cas. Par suite de l’enchaînement continu, dans lequel se trouvent les unes par rapport aux autres les figures diverses, (par exemple, un angle, dans un triangle, variant de 0 jusqu’à deux angles droits en passant par toutes les gradations), cette revue rapide s’effectuerait dans un espace de temps presque imperceptible. En cela il y a sans doute, au point de vue psychologique, quelque chose de vrai. Mais on conclura des remarques faites à propos de la première objection qu’on méconnaît simplement la théorie de Kant, si l’on croit l’avoir réfutée de la sorte.

Bien plus forte est ici, comme nous l’avons dit, l’attaque contre la nature synthétique des propositions de l’arithmétique. Zimmermann prétend que le jugement 7 + 5 = 12, déclaré synthétique par Kant, est non seulement analytique, mais encore identique. Il admet que, pour réunir 7 et 5, on doit dépasser l’idée de 7 aussi bien que celle de 5 ; que par là on n’obtient pas encore le jugement, mais l’idée subjective de 7 + 5. Or le prédicat 12 est simplement identique avec cette idée.

C’est dommage que Zimmermann ait tort ! Sans cela, les instituteurs, dans les écoles primaires, pourraient se dispenser d’enseigner l’addition : on compterait et tout serait dit. Dès que l’enfant, soit sur ses doigts, soit au tableau, aurait eu l’intuition de cinq ou sept et appris en outre qu’on appelle 12 le nombre qui suit 11, il serait clair alors, même pour lui, que 7 et 5 font 12 ; ces idées ne sont-elles pas en effet identiques ? Ici on peut faire une séduisante objection : il ne suffit pas de savoir que 11 et 1 font 12, pour avoir l’idée de 12. Cette idée, dans son complet développement, renfermerait la connaissance de tous les modes de formation du nombre 13, telles que 11 + 1, 10 + 2, 9 + 3, etc. Cette exigence peut avoir un sens pour le mathématicien, qui développe la théorie des nombres d’après un principe abstrait, bien qu’on voie tout de suite que la même exigence serait aussi applicable à la naissance du nombre 12 par ses facteurs et à d’autres espèces quelconques d’opérations. On pourrait aussi imaginer une méthode d’enseignement du calcul, qui traiterait complètement au moins toutes les espèces de naissances par les quatre opérations pour chaque nombre, à partir de 1, d’après le principe qui préside aujourd’hui à ces opérations, depuis 1 jusqu’à 100, avant de passer à des nombres plus élevés. On apprendrait alors en même temps la numération, l’addition, la soustraction, la multiplication et la division, et de la sorte on acquerrait certainement dès le début une idée plus approfondie des nombres. En face de semblables possibilités, la thèse de Kant est déjà justifiée par le simple fait que l’on n’a pas coutume de procéder ainsi (17), que l’on forme plutôt d’abord les idées de nombre, puis l’on apprend, comme quelque chose de nouveau, quel nombre plus grand prend naissance, si je décompose deux nombres plus petits en leurs unités et que je compte ces unités à partir du commencement.

On pourrait encore objecter qu’apprendre l’addition, c’est simplement s’exercer à l’emploi des mots et des signes pour exprimer de la façon la plus simple un nombre donné ; l’idée pure du nombre 12 serait donnée parfaitement par chacun des modes de sa formation, soit par 1 + 1 + 1, etc., soit par 6 + 6, soit, si l’on veut, par 9 + 3. Cette objection n’est pas sérieuse, car nous obtenons chaque idée de nombre primitivement comme l’image, déterminée par les sens, d’un groupe d’objets, quand ce ne seraient que nos doigts, nos boutons ou les boules d’une machine à calculer. Ici l’on peut citer, comme preuve complète de la nature synthétique des idées de nombres, la méthode de calculer et les termes numériques des peuples sauvages et de ceux dont la culture commence. On retrouve partout, comme base, l’image sensible du groupe ou de la position des doigts à l’aide de laquelle on s’est figuré le nombre (18). Mais si l’on part avec Stuart Mill de l’idée que tous les nombres sont « des nombres de quelque chose », et que les objets, dont le nombre est énoncé, font, par leur multitude, une impression déterminée sur nos sens, on ne peut douter de la nature synthétique d’une opération, qui réunit, soit en réalité, soit en imagination, deux groupes semblables d’objets homogènes. Mill, fidèle à son principe, montre donc aussi qu’on doit à l’expérience la connaissance de trois objets qui, groupés ensemble, donnent encore le même total, quand on écarte un peu l’un des trois, de telle sorte que la somme semble maintenant partagée en deux parties, comme par exemple 2 + 1 (19). Kant est bien éloigné de vouloir rejeter cette sorte d’ « expérience » car, pour démontrer la proposition 7 + 5 = 12, il permet de recourir à l’intuition s’appliquant sur les cinq doigts ou même sur des points. Kant a seulement approfondi davantage la « propriété remarquable », pareillement observée par Mill, des propositions qui concernent les nombres, « ces propositions concernent toutes les choses, tous les objets, toutes les existences quelconques, dont notre expérience a connaissance » ; la démonstration relative à une seule classe d’objets suffit pour nous convaincre qu’il doit en être de même en général pour tout ce qui se manifeste à nos sens. Mais ceci rentre dans l’objection précédente ; ici nous n’avons affaire qu’à la nature synthétique des idées de nombre et, sur le point principal, Mill paraît être entièrement du même avis que Kant (20).

Ce à quoi les empiriques exclusifs ne font pas attention, c’est que l’expérience n’est pas une porte ouverte, par laquelle les objets extérieurs, tels qu’ils sont, peuvent s’introduire en nous, mais un processus, grâce auquel l’apparition des choses se produit en nous. Prétendre que, dans ce processus, toutes les propriétés de ces « choses » viennent du dehors et que l’homme, qui les reçoit, ne doit rien y ajouter, c’est contredire toute analogie de la nature dans la production quelconque d’une chose nouvelle par le concours de deux autres. De quelque distance que la Critique de la raison pure dépasse l’image du concours de deux forces pour la formation d’une troisième, qui est leur résultante, il est indubitable que cette image peut servir à nous orienter dans la question de l’expérience. Nos choses diffèrent des choses prises en elles-mêmes, ainsi que peut le démontrer la simple dissemblance entre un ton et les vibrations de la corde qui le produisent. L’analyse reconnaît, il est vrai, ensuite dans ces vibrations elles-mêmes d’autres phénomènes, et finalement, arrivée à son but, elle fait entrer la « chose en soi » dans la sphère inaccessible d’un simple objet de la pensée ; mais on peut très-bien comprendre le droit de la critique et le sens de ses premiers pas préparatoires, en remarquant la différence qui existe entre le ton et la cause extérieure qui lui a donné naissance. Ce qui fait en nous, sous le point de vue, soit physiologique, soit psychologique, que les vibrations de la corde deviennent un ton, est l’a priori dans ce phénomène de l’expérience. Si nous n’avions d’autre sens que l’ouïe, toute l’expérience se composerait de tons ; et, quoique toutes nos autres connaissances pussent ensuite résulter de l’expérience, la nature de cette expérience n’en serait pas moins caractérisée complètement par la nature de notre ouïe, et l’on pourrait dire, non avec vraisemblance, mais avec une certitude apodictique, que tous les phénomènes devraient être sonores. On ne doit donc pas oublier que la naissance de l’expérience diffère totalement d’une conclusion résultant de l’expérience. Le fait, que nous pouvons en général apprendre au moyen de l’expérience, dépend assurément de notre organisation intellectuelle (21) ; et cette organisation existe antérieurement à l’expérience. Cette organisation nous conduit à distinguer des caractères particuliers dans les choses et à concevoir successivement ce qui est fondu inséparablement et simultanément dans la nature, puis à fixer cette conception dans des jugements ayant sujet et attribut. Tout cela non-seulement précède l’expérience, mais en est encore la condition. Or le but immédiat de la Critique de la raison pure n’est autre que la recherche, dans la pensée et dans la sensibilité, de ces premières conditions de toute expérience. Kant montra d’abord, par l’exemple de la mathématique, que notre pensée est réellement en possession de certaines notions a priori, et que même le sens commun n’en est jamais dépourvu. Partant de là, il cherche à démontrer que, non-seulement dans la mathématique, mais encore dans chaque acte de connaissance, on retrouve en général le concours d’éléments aprioriques qui déterminent entièrement notre expérience.

Mais comment découvrirons-nous ces éléments ? Ici se rencontre, dans le système de Kant, un point obscur que pourront difficilement faire disparaître les recherches même les plus consciencieuses en vue de deviner la véritable opinion du grand penseur. Nous pouvons toutefois repousser de la façon la plus péremptoire un malentendu presque général qui s’attache à cette question. On a cru, en effet, pouvoir poser le dilemme suivant ou bien les éléments a priori de la pensée elle-même sont dérivés d’un principe valable a priori, ou bien ils sont trouvés par la voie empirique. Un pareil principe ne se trouve pas chez Kant, et la voie empirique ne saurait donner de résultats absolument nécessaires : ainsi la philosophie transcendantale de Kant dans son ensemble n’est, tout au plus, qu’un chapitre de la psychologie empirique. On est allé jusqu’à prétendre que des propositions, ayant une valeur apodictique, devaient aussi être déduites par voie apodictique, c’est-à-dire d’un principe existant a priori (22), comme s’il était question de démontrer ces propositions ! Kant ne se préoccupe que de les trouver et, pour cela, son fil d’Ariane est la demande : Que dois-je présupposer pour m’expliquer le fait de l’expérience ? Non-seulement le côté psychologique de la question n’est pas pour lui l’affaire principale, mais encore il cherche visiblement à l’éviter en donnant à sa demande un sens si général que la réponse peut se concilier indistinctement avec les théories psychologiques les plus diverses (23). Partir d’un principe métaphysique, comme firent, depuis Fichte, les successeurs de Kant, ne pouvait pas non plus être le but de ce dernier, parce qu’il aurait ainsi présupposé la méthode métaphysique, dont il voulait examiner les droits et les limites. Il ne lui restait donc que la voie de la réflexion ordinaire et de la méditation méthodique, il est vrai, mais prenant les faits pour point de départ. Il paraît suffisamment démontré que, si Kant entra dans cette voie, il le fit de propos délibéré ; mais il est clair aussi qu’il dut se faire illusion sur les conséquences de ce mode de procéder, sans quoi il lui eût été impossible d’affirmer si positivement la sûreté absolue de sa méthode et de repousser avec autant de dédain, qu’il en montra plusieurs fois, la simple probabilité (24). C’était un souvenir de l’école métaphysique, dont Kant avait reçu l’enseignement ; et il paraît avoir été confirmé dans son opinion par l’idée exagérée qu’il se faisait de la valeur des travaux préparatoires de la logique traditionnelle, qu’il croyait pouvoir utiliser. Il ne voyait pas que sa méthode de la découverte de l’a priori ne pouvait réellement être autre chose que la méthode d’induction.

Il peut sembler évident que les principes fondamentaux de nos connaissances a priori doivent aussi se laisser découvrir a priori, et se déduire purement d’idées nécessaires ; et cependant cette hypothèse est erronée. Il faut bien distinguer entre une proposition nécessaire et la démonstration d’une proposition nécessaire. On conçoit très-aisément que les propositions ayant une valeur a priori ne se trouvent que par la seule voie de l’expérience, bien plus, que la limite est vague, au point de disparaître, entre les notions réellement nécessaires et les hypothèses dont une expérience prolongée doit forcément nous débarrasser. De même que, pour les nébuleuses du ciel étoilé, il y a très-grande probabilité que quelques-unes d’entre elles se composent réellement de masses nuageuses, tandis que le télescope les résout les unes après les autres en un groupe d’étoiles distinctes ; de même il n’y a pas d’objections faire, quand nous détruisons, dans un grand nombre des idées fondamentales et des principes suprêmes de Kant, l’apparence d’une notion a priori, et que, malgré cela, nous affirmons qu’il y a réellement des idées et des principes fondamentaux, existant dans notre esprit antérieurement à toute expérience et réglant l’expérience elle-même par une nécessité psychologique. En tout cas, Mill aura eu le mérite de prouver que l’on a tenu pour notions a priori un grand nombre de propositions, dont la fausseté a été reconnue plus tard. Ce mérite reste incontesté, bien que Mill ait commis la faute de faire dériver de l’expérience les propositions mathématiques. Il est admis que l’on peut se tromper en croyant à la généralité et à la nécessité d’une proposition ; mais il n’est pas prouvé que des propositions semblables dérivent toujours de la seule expérience. Mill lui-même parle, non dans un sens parfaitement exact, d’erreurs a priori ; et il existe effectivement beaucoup d’erreurs de ce genre. Il en est des notions a priori erronées comme des notions a priori en général. Le plus souvent, l’erreur a priori n’est pas une idée inconsciemment acquise par l’expérience, mais une idée qui nous est nécessairement imposée par l’organisation physique et psychologique de l’homme (25) avant toute expérience particulière ; une idée qui par conséquent se manifeste, lors de la première expérience, sans l’intervention de l’induction, mais qui est renversée avec la même nécessité, par la force d’idées a priori plus profondément enracinées, dès qu’une certaine série d’expériences a donné la prépondérance à ces dernières.

Le métaphysicien devrait pouvoir distinguer entre les idées a priori durables et essentiellement inhérentes à la nature humaine et les idées passagères, qui ne répondent, qu’à un certain degré de son développement, quoique ces deux espèces de notions a priori soient également unies à la conscience de la nécessité. Mais, pour cela, il ne peut s’appuyer sur une proposition a priori, ni, par conséquent, sur ce qu’on appelle la pensée pure ; car il ne saura si les éléments de cette pensée ont une valeur durable ou non. Nous sommes donc entièrement réduits, dans la recherche et l’examen des propositions générales, qui ne proviennent pas de l’expérience, aux procédés ordinaires de la science. Nous ne pouvons poser que des thèses probables sur la question de savoir si les idées et les formes de pensées que nous sommes maintenant forcés d’admettre comme vraies, sans aucune preuve, dérivent de la nature durable de l’homme ou non ; si, en d’autres termes, elles sont les véritables idées fondamentales de toute connaissance humaine, ou si elles finiront par être rejetées comme des « erreurs a priori ».

Revenons maintenant à la question décisive de Kant : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? La réponse est : dans toute connaissance se rencontre un élément provenant non de l’influence extérieure, mais de l’essence du sujet connaissant ; pour ce motif, cet élément n’est pas accidentel, comme les influences extérieures, mais nécessaire et il se retrouvera constamment dans toutes nos connaissances. — Il s’agit maintenant de trouver cet élément et Kant croit pouvoir atteindre son but en étudiant une à une les principales fonctions de l’esprit dans l’acte de connaître, sans se préoccuper de leur connexion psychologique, pour voir quels éléments a priori s’y rencontrent. Il admet donc deux sources principales de la connaissance humaine : les sens et l’entendement. Son regard perçant croit voir que toutes deux proviennent peut-être d’une origine commune, qui nous est inconnue. Aujourd’hui l’on peut regarder cette conjecture comme justinée non par la psychologie de Herbart ni par la phénoménologie de l’esprit de Hegel, mais par certaines expériences de la physiologie des organes des sens, qui prouvent invinciblement que, même aux impressions des sens qui paraissent tout à fait immédiates, participent des faits qui, si l’on écarte ou supplée certains intermédiaires logiques, répondent étonnamment aux conclusions, vraies ou fausses, de la pensée consciente.

Kant n’a pas su utiliser, dans sa Critique de la raison pure, l’idée que la sensibilité et l’entendement proviennent peut-être d’une racine commune, bien que cependant il ne pût éviter la question de savoir si la véritable solution du problème transcendantal ne devait pas être cherchée précisément dans l’unité de la sensibilité et de la pensée. Il enseigne sans doute aussi que les deux éléments doivent concourir à la connaissance ; mais, même dans le mode, suivant lequel il se figure ce concours, se trahit encore l’influence notable de cette théorie platonicienne d’une pensée pure, dégagée complètement des sens, qui se conserva à travers toute la métaphysique traditionnelle et trouva finalement chez Leibnitz une expression dont tout son système est imprégné et qui domine les conceptions de l’école de Wolff. D’après Leibnitz, la pensée rationnelle peut seule concevoir les choses d’une manière nette et conforme à leur essence ; quant à la connaissance obtenue à l’aide des sens, elle n’est pas une nouvelle source de connaissance égale à la première, mais quelque chose d’absolument inférieur ; c’est une connaissance confuse, par conséquent une image trouble et obscure de la notion que la pensée pure produit avec une perfection souveraine. — Ce que Kant établit, en vrai réformateur, contrairement à cette théorie éminemment fausse, appartient aux meilleures productions du philosophe de Kœnigsberg ; ce qu’il conserve de l’ancienne doctrine appartient aux faiblesses les plus déplorables de son système.

Son mérite consiste à avoir élevé les sens au niveau de l’entendement comme source de connaissance ; son erreur, à laisser encore subsister un entendement entièrement affranchi de l’influence des sens. Il a parfaitement raison de dire que toute pensée doit finalement se réduire à l’intuition, sans laquelle nous ne pouvons avoir connaissance de rien ; toutefois il n’est qu’à moitié dans le vrai quand il dit que la simple intuition, sans aucun concours de la pensée, ne donne pas de connaissance, mais que la pensée seule, même sans aucune intuition, conserve pourtant encore la forme de la pensée (26).

Sa méthode d’isoler la sensibilité, pour y découvrir les éléments a priori qu’elle renferme, peut aussi provoquer des objections très-fondées, parce qu’elle repose sur une fiction dont rien ne garantit le succès méthodique. Dans aucun acte de la connaissance, on ne peut prendre la sensibilité isolée, pour ainsi dire sur le fait, pendant qu’elle fonctionne. Mais Kant regarde cela comme possible ; et le résultat de cette hypothèse est l’assertion que l’élément a priori doit être, dans l’intuition, la forme des phénomènes, dont la matière est donnée par la sensation. Or cette forme nécessaire et générale de tous les phénomènes est pour le sens externe l’espace, pour le sens interne, le temps.

La démonstration n’est pas exempte de quelques défauts ; la l’imitation de l’a priori à l’espace et au temps n’est surtout pas convaincante. On pourrait encore demander si le mouvement n’en fait point partie ; peut-être démontrerait-on que plusieurs catégories ne sont pas en réalité de pures conceptions de l’intellect, mais des intuitions, comme, par exemple, celle d’une substance qui persiste sous la mobilité de ses modifications. Même les qualités des impressions des sens telles que la couleur, le son, etc., ne méritent peut-être pas d’être rejetées aussi absolument comme quelque chose d’individuel, comme quelque chose de subjectif, d’où ne peuvent découler des propositions a priori, et d’où par conséquent ne peut sortir aucune objectivité. En premier lieu, on hésite devant la proposition, par laquelle Kant veut démontrer que la forme ordonnatrice doit être l’a priori ; devant la proposition, d’après laquelle une sensation ne pourrait se coordonner régulièrement à une autre sensation. Parmi les débuts chétifs d’une future psychologie scientifique, se trouve une proposition qui nous apprend que — dans les limites habituelles — la sensation grandit avec le logarithme de l’excitation correspondante, la formule x = log. y, que Fechner a donnée pour base à sa psychophysique comme « loi de Weber ». Il est vraisemblable que cette loi a sa source dans la conscience elle-même, et non dans les faits psychophysiques qui séparent l’excitation extérieure (physique) et l’acte de devenir conscient (27). On peut donc, sans faire violence à la chose (les mots doivent obéir), distinguer entre la quantité de sensation (y) qui fait irruption dans la conscience et la quantité (x) reçue par la conscience. En vertu de cette hypothèse, les formules mathématiques, auxquelles nous sommes conduits par une recherche exacte, n’énoncent en réalité qu’une chose : la quantité de sensation qui, à chaque instant, fait irruption, est l’unité au moyen de laquelle la conscience mesure chaque fois le degré de l’augmentation qu’elle peut recevoir.

De même que l’on peut bien mesurer l’intensité d’une sensation en la comparant à une autre sensation, de même aussi la sensation peut se coordonner, au point de vue de la juxtaposition, avec les sensations que l’on a déjà éprouvées. Des faits nombreux prouvent que les sensations ne se groupent pas d’après une forme toute préparée, l’idée d’espace, mais qu’au contraire, l’idée d’espace est elle-même déterminée par nos sensations. Une ligne composée de nombreuses parties, qui provoquent chacune une sensation, est toujours plus longue pour la conscience immédiate qu’une ligne mathématiquement égale en longueur qui n’offre pas de centres particuliers d’action pour l’excitation des sensations. Nos représentations ordinaires de l’espace sont absolument non-mathématiques et constituent une source intarissable de subtiles illusions, précisément parce que nos sensations ne trouvent pas dans l’esprit un système de coordination tout prêt, d’après lequel elles pourraient se classer avec sûreté, mais parce qu’un semblable système, très-imparfait, ne se développe d’une manière inconnue que par l’effet de la concurrence naturelle des sensations.

Avec tout cela, la pensée que l’espace et le temps sont des formes, que l’esprit humain prête aux objets de l’expérience, n’est nullement faite pour être rejetée d’emblée. Cette pensée est tout aussi hardie et grandiose que l’hypothèse d’après laquelle tous les phénomènes d’un monde corporel imaginaire avec l’espace où ils se coordonnent, sont uniquement des représentations d’un être purement intellectuel. Mais tandis que cet idéalisme matériel conduit toujours à des spéculations dénuées de fondement, Kant, avec son idéalisme formel, nous fait jeter un regard dans les abîmes de la métaphysique, sans rompre avec les sciences d’expérience. Car, d’après Kant, ces formes de notre connaissance, existant avant l’expérience, ne peuvent qu’à l’aide de l’expérience nous donner la connaissance, tandis qu’au-delà de la sphère de notre expérience, elles perdent toute valeur. La théorie des « idées innées » n’est nulle part réfutée plus complètement qu’ici ; car, tandis que, d’après l’ancienne métaphysique, les « idées innées » sont, pour ainsi dire, des témoins venus d’un monde suprasensible, et qu’elles sont propres ou plutôt expressément destinées à être appliquées au suprasensible, les éléments a priori de la connaissance servent, d’après Kant, exclusivement à l’expérience. Ce sont ces éléments qui déterminent toute notre expérience ; c’est par eux que nous reconnaissons toutes les relations nécessaires des objets de notre expérience ; mais précisément à cause de leur nature comme forme de toute expérience humaine, tout essai d’une application de ces mêmes formes au suprasensible est infructueux. Sans doute une question s’impose ici à notre esprit : qu’est-ce que toute la science fournie par l’expérience, si nous ne retrouvons que les lois faites par nous-mêmes dans les choses qui ne sont plus des choses, mais simplement des « phénomènes » ? À quoi mène toute notre science, si nous devons nous représenter les choses existant absolument, les « chosesen soi », comme étant en dehors du temps et de l’espace, par conséquent d’une façon complètement incompréhensible pour nous ? — À ces questions nous nous contentons provisoirement de répondre par une autre question : qui prétend donc que nous devions nous occuper en général des « choses en soi » entièrement incompréhensibles pour nous ? Les sciences de la nature ne sont-elles pas en tout cas ce qu’elles sont et ne rendent-elles pas les services qu’elles rendent, tout à fait indépendamment des spéculations sur les principes derniers des choses, vers lesquels nous nous voyons entraînés par la critique philosophique ?

Si donc l’on considère sous ce point de vue la théorie de l’apriorité du temps et de l’espace, on n’aura aucun motif pour la rejeter sans l’examiner. Même les scrupules, que nous avons soulevés relativement à la naissance psychologique de l’idée d’espace, ne suffisent pas pour rejeter cette théorie.

En ce qui concerne notre hypothèse touchant l’influence de la sensation sur la naissance de nos idées d’espace, la question n’est pas résolue par cette hypothèse. Autre chose est de considérer les idées d’espace dans leur développement, autre chose est de se poser la question comment se fait-il que nous concevions en général au moyen de l’espace, c’est-à-dire que nos sensations, par leur coopération, produisent l’idée d’un être juxtaposé mesurable d’après les trois dimensions, à laquelle vient en suite se joindre, pour ainsi dire, comme quatrième dimension de tout ce qui existe, l’idée de la continuité du temps. Quoique l’espace et le temps ne soient pas des formes toutes préparées, ne devant se remplir de matière que par suite de nos relations avec les choses, ils peuvent cependant être des formes, qui, en vertu de conditions organiques, lesquelles pourraient faire défaut à d’autres êtres, résultent nécessairement de notre mécanisme sensoriel. Certes, il ne serait même guère possible, dans ce sens plus étroitement limité, de douter de l’apriorité de l’espace et du temps, et la question roulera de préférence sur ce que Kant appelle l’ « idéalité transcendantale » de l’espace et du temps, c’est-à-dire que nous nous demanderons si le temps et l’espace ne signifient plus rien au-delà de notre expérience. En effet, Kant admet cela indubitablement. L’espace et le temps ont, d’après lui, de la réalité pour la sphère de l’expérience humaine, en tant qu’ils sont des formes nécessaires de notre intuition sensible ; en dehors de celle-ci, ils sont, comme toutes les idées, qui s’égarent au-delà de l’expérience, de simples illusions.

Il est évident ici que l’organisation psychophysique, qui nous force de concevoir les choses suivant l’espace et le temps, est donnée assurément avant toute expérience ; et, en tant que déjà la première sensation résultant d’un objet extérieur doit être combinée avec une idée d’espace, quelque vague qu’elle puisse être, l’espace est un mode, donné a priori, de l’intuition sensible. Mais que certaines « choses en soi » aient une existence dépourvue d’espace et de temps, voilà ce que Kant ne pourrait jamais nous démontrer à l’aide de ses principes, car ce serait une connaissance transcendante, bien que négative, des propriétés de la « chose en soi » et une semblable connaissance est complètement impossible, d’après la théorie de Kant. Mais telle n’est pas non plus l’opinion de Kant ; il lui suffit d’avoir prouvé que l’espace et le temps n’ont de valeur absolue pour toute expérience, que parce que, comme formes de l’expérience, ils résident dans le sujet, et que, par conséquent, ils ne peuvent avoir de valeur au-delà de leur fonction. En revanche, rien ne nous empêche, quand nous voulons mettre le pied sur ce terrain dangereux, de conjecturer que leur portée s’étend plus loin que la sphère de nos représentations (28). Kant lui-même émet accidentellement l’hypothèse que « tous les êtres finis et pensants doivent en cela, c’est-à-dire (dans le mode d’intuition d’après l’espace et le temps) nécessairement (c’est-à-dire d’après un principe général qui nous est inconnu) s’accorder avec l’homme » (29). En d’autres termes, il peut se faire que toute connaissance d’objets soit nécessairement pareille à la nôtre, à la seule exception toutefois du mode possible mais purement problématique de la connaissance divine. D’un autre côté, on peut aussi accorder qu’il nous est possible, par exemple, d’imaginer des êtres, qui, en vertu de leur organisation, ne sont nullement en état de mesurer l’espace d’après les trois dimensions, qui ne le comprennent peut-être que d’après deux dimensions, peut-être même pas du tout d’après des dimensions distinctes. Et pour la même raison, on ne pourra non plus nier la possibilité d’une conception des choses fondées sur des notions d’espace plus parfaites que ne le sont les nôtres.

Si d’ailleurs il devait être vrai que toutes les choses de l’univers agissent et réagissent tour à tour les unes sur les autres et que la connexion universelle est soumise à des lois immuables, l’expression poétique de Schiller « et dans l’aujourd’hui marche déjà le demain » serait une vérité métaphysique dans la plus rigoureuse acception du mot ; et il faudrait encore imaginer des intelligences capables d’embrasser simultanément ce que nous ne saisissons que successivement. Il est certes incontestable que nous ne pouvons rien savoir de tout cela, et que la saine philosophie ne s’occupera de semblables questions que lorsqu’il s’agira de réfuter le dogme de l’objectivité absolue de nos idées d’espace, par l’exposé des possibilités contraires. Au reste, Kant est justifié en tant que le principe de l’intuition de l’espace et du temps est en nous a priori, et il a rendu à la science un service immortel, en prouvant, par ce premier et grand exemple, que précisément la connaissance que nous possédons a priori, par le motif même qu’elle dérive de la nature de notre esprit, n’a plus aucune valeur au-delà de notre expérience.

Quant au matérialisme, il prend le temps et l’espace de même qu’en général tout le monde sensible simplement comme objectifs. En s’éloignant de ce point de vue, comme le fait par exemple quelquefois Moleschott, on s’écarte du système matérialiste. C’est justement à propos du temps et de l’espace que le matérialisme se sent le plus d’assurance en face de la critique de Kant ; car ici non-seulement nous avons la conscience que nous ne pouvons concevoir des limites au temps et à l’espace, ou une intuition qui n’ait aucun lien la rattachant à l’espace et au temps ; mais, même dans la plus haute abstraction de la pensée, où toute intuition est évidemment impossible, nous persistons à regarder comme vraisemblable qu’entre différents êtres, à organisation animale, la compréhension de l’espace et du temps peut tout au plus varier de degré, mais que ces formes elles-mêmes appartiennent, d’après leur essence intime, à toute compréhension possible, précisément parce qu’elles sont fondées sur la nature des choses. Kant voulait faire davantage ; mais, en poursuivant le plus, il a réalisé le moins. Il a fourni de solides raisons de douter si le temps et l’espace en dehors de l’expérience d’êtres finis pensants signifient encore quelque chose ; et, loin de quitter ces limites et de s’égarer par des spéculations métaphysiques dans les régions ultra-sensibles et inexplorées de l’ « être absolu », il a ébranlé la naïveté primitive de la foi des sens, sur laquelle est fondé le matérialisme, plus fortement que n’a jamais pu le faire un système d’idéalisme matériel. Car dès que l’idéalisme matériel nous étale ses idées comme la véritable réalité, la conscience logique du penseur judicieux s’éveille ; et nous ne sommes alors que trop portés à repousser en même temps, avec les conceptions poétiques d’une semblable spéculation, les arguments qui sont présentés à bon droit contre la réalité absolue du monde sensible, tel que nous nous le représentons.

De même que Kant fit, pour le monde sensible, de l’espace et du temps des formes de l’intuition a priori, de même, pour le domaine de l’entendement, il crut avoir démontré que les catégories étaient les idées fondamentales a priori. Cette démonstration, tout insuffisante qu’elle est, lui coûta bien des casse-tête. Une seule de ces idées, celle de causalité, contre laquelle Hume avait dirigé son scepticisme dissolvant, fit en quelque sorte arriver Kant à toute sa philosophie et ce fut probablement la prétendue découverte du tableau entier des catégories qui décida Kant à se poser en réformateur de la philosophie, après qu’il eut acquis comme philosophe de l’école de Wolff et notamment comme savant versé dans la mathématique et les sciences de la nature, un renom assez considérable. Mais écoutons Kant raconter lui-même l’histoire intime de cette évolution si riche en conséquences. L’idée de causalité a, pour l’appréciation du matérialisme, une importance si considérable que le chapitre le plus remarquable de l’histoire de cette idée mérite bien aussi une place dans l’histoire du matérialisme. Dans la préface de ses prolégomènes (30), Kant affirme que, depuis la naissance de la métaphysique, aucun événement n’aurait pu être plus décisif pour les destinées de cette science que l’attaque de Hume, si toutefois ce philosophe eût trouvé un public apte à le comprendre. Vient ensuite un long passage très-remarquable que nous allons reproduire textuellement :

« Hume adopta, comme principal point de départ, une seule mais importante idée de la métaphysique, celle de la relation entre la cause et l’effet (et aussi par conséquent les idées de force, d’action, etc., qui en découlent), et il somma la raison, qui prétend l’avoir portée dans son sein, de l’écouter et de lui dire de quel droit elle se figurait qu’une chose pût être constituée de telle sorte que, une fois affirmée, elle entraînât nécessairement l’affirmation d’une autre chose, car c’est là ce que contient l’idée de cause. Il démontra d’une façon irréfutable qu’il est tout à fait impossible à la raison de concevoir a priori, et par la seule vertu des concepts, une pareille relation, qui implique la nécessité. Car on ne peut nullement comprendre que, parce qu’une chose est, une autre doive être nécessairement. On ne voit donc pas pourquoi l’idée d’une pareille corrélation serait adoptée a priori. Il concluait de là qu’avec cette idée la raison se trompait du tout au tout, qu’elle avait tort de regarder comme sa fille légitime cette idée, qui n’était qu’une bâtarde de l’imagination, laquelle, fécondée par l’expérience, place certaines conceptions sous la loi de l’association et prend, pour une nécessité objective de science, une nécessité subjective née de l’association, c’est-à-dire l’habitude. Il concluait de là que la raison n’a pas du tout la faculté d’imaginer de semblables liaisons entre les représentations, pas même d’une manière générale, sans quoi ses idées seraient de pures fictions ; et toutes ses notions soi-disant existant a priori ne seraient que des expériences mal interprétées et vulgaires, ce qui équivaut à dire que nulle part il n’y a ni ne peut y avoir de métaphysique.

» Quelque hâtive et inexacte que fût cette conclusion, elle reposait du moins sur des recherches, et ces recherches méritaient bien que les bonnes têtes de l’époque réunissent leurs efforts pour résoudre, s’il était possible, plus heureusement le problème tel qu’il le posait. De cette collaboration, en effet, aurait dû naître bientôt une réforme complète de la science.

» Mais le destin, toujours défavorable à la métaphysique, voulut que Hume ne fût compris de personne. On ne peut voir, sans éprouver une certaine douleur, ses adversaires Reid, Oswald, Beattie et finalement encore Priestley se tromper du tout au tout sur le point principal de sa théorie, admettre toujours comme accordé précisément ce qu’il révoquait en doute, tandis qu’ils démontraient avec vivacité et le plus souvent avec une certaine arrogance ce dont il ne s’était jamais avisé de douter ; bref, ils comprirent si peu l’indication, qu’il donnait en vue d’une amélioration, que le statu quo se maintint comme si rien de nouveau ne fût survenu. Il ne s’agissait pas de savoir si l’idée de cause était légitime, utile et indispensable sous le point de vue de l’entière connaissance de la nature, car Hume n’avait jamais douté de cela, mais si cette idée est pensée a priori par la raison, et si, de cette manière, elle possède une vérité intérieure, indépendante de toute expérience, et par conséquent aussi une valeur bien plus étendue, non bornée aux objets de l’expérience voilà sur quoi Hume attendait des explications. Il n’était, en effet, question que de l’origine de cette idée, non de son indispensabilité dans l’usage : la question d’origine une fois élucidée, celle des conditions de son emploi et de l’étendue de son ressort se serait réglée d’elle même.

» Mais les adversaires de cet homme célèbre auraient été forcés, pour satisfaire au problème, de pénétrer fort avant dans la nature de la raison, en tant qu’elle s’occupe de la pensée pure, et cette nécessité leur déplaisait. Ils trouvèrent donc un moyen plus commode de se montrer arrogants sans aucun savoir ils en appelèrent au sens commun. C’est en effet un don précieux du ciel de posséder un sens droit (ou, comme on l’a qualifié récemment, simple). Toutefois il faut l’établir par des faits, par des preuves de réflexion et de raisonnement dans ce que l’on pense et dit, mais il ne faut pas recourir à lui comme à un oracle, quand on n’a aucun argument sensé à apporter pour se justifier. Lorsque la sagacité et la science font défaut, en appeler au sens commun alors et pas plus tôt, c’est là une des inventions subtiles des temps modernes ; et, avec cette tactique, le bavard le plus superficiel peut affronter la lutte contre le savant le plus éminent et lui tenir tête. Mais tant que l’on conservera un faible reste de sagacité, on se gardera bien de recourir à cette ressource suprême. Car examiné à la lumière, ce recours n’est autre chose qu’un appel au jugement de la multitude, à des applaudissements, dont le philosophe rougit, mais dont le rusé courtisan de la popularité triomphe au point d’en devenir arrogant. Je me permets de penser que Hume aurait pu, aussi bien que Beattie, prétendre posséder un entendement sain, et de plus, ce qui manquait certainement à Beattie, une raison critique, qui impose des limites au sens commun et l’empêche de se perdre dans les spéculations ou, quand il ne s’agit que de celles-ci, de vouloir trancher les questions, parce qu’il est incapable de justifier ses principes : car, à cette condition seulement, il restera le sens commun. Le ciseau et le marteau peuvent très-bien servir à confectionner une boiserie ; mais, pour graver sur cuivre, il faut employer le burin. Ainsi le sens commun et l’esprit spéculatif sont tous deux utiles, mais chacun dans son genre : le premier, quand il est question de jugements, qui trouvent dans l’expérience leur application immédiate ; le second, quand en général il faut raisonner d’après de purs concepts, comme par exemple en métaphysique, où le bon sens, qui s’intitule ainsi lui-même, mais souvent par antiphrase, n’a pas voix au chapitre.

» Je l’avoue franchement : ce fut justement le souvenir de David Hume qui, il y a de longues années, troubla le premier mon sommeil dogmatique, et donna à mes recherches sur le terrain de la philosophie spéculative une tout autre direction. J’étais loin d’accepter ses conclusions, qui ne provenaient que d’une étude incomplète du problème et n’avaient rapport qu’à une partie de ce problème : or on ne peut arriver à aucune solution, si l’on ne tient pas compte de l’ensemble. Quand on part d’une pensée exacte encore qu’incomplète, léguée par un autre, on peut bien espérer, à force de réflexions, s’avancer plus loin que l’homme perspicace, à qui l’on a dû la première étincelle de cette lumière.

» Je commençai donc par essayer si l’objection de Hume ne pourrait pas s’énoncer en termes généraux, et je trouvai bientôt que l’idée de la relation entre la cause et l’effet était loin d’être la seule par laquelle l’entendement conçoit a priori des connexions entre les choses ; je vis au contraire que la métaphysique en était entièrement composée. Je cherchai à m’assurer de leur nombre et, cela m’ayant réussi à souhait à l’aide d’un seul principe, je passai à la déduction de ces idées, que je savais maintenant avec certitude ne pas être dérivées de l’expérience, comme Hume l’avait craint, mais être sorties de l’intellect pur. Cette déduction, qui paraissait impossible à mon prédécesseur perspicace, et dont, excepté lui, personne ne s’était avisé, encore que chacun se servît hardiment de telles idées, sans se demander sur quoi reposait leur valeur objective, cette déduction, dis-je, était l’œuvre la plus difficile que l’on eût jamaispu entreprendre au profit de la métaphysique ; et le pire était que tout ce qui existait alors, en fait de métaphysique, ne pouvait m’être d’aucune utilité, parce que cette déduction doit commencer par établir la possibilité de la métaphysique. Ayant réussi à résoudre le problème de Hume non-seulement dans un cas particulier, mais encore dans toutes les applications de la raison pure, je pouvais marcher d’un pas sûr, quoique lent, soit pour arriver à déterminer finalement tout le domaine de la raison pure, soit pour en tracer les limites, soit pour en définir le contenu d’une manière complète et d’après des principes généraux ; or c’est là ce dont la métaphysique a besoin pour établir son système sur une base solide. »

Ces mots de Kant nous font connaître tout à la fois, par une vue d’ensemble, l’influence de Hume sur la philosophie allemande, la genèse du tableau des catégories ainsi que de toute la critique de la raison, la vraie pensée fondamentale et la cause de toutes les erreurs de notre réformateur de la philosophie. Toutes les erreurs de Kant dérivent évidemment de ce qu’il a confondu l’emploi méthodique et rationnel des lois de la pensée avec ce qu’on appelle la spéculation, qui déduit d’idées générales.

L’image du burin vaut mieux que son application. Ce n’est pas un point de départ complètement différent, ce n’est pas une méthode contraire qui assurent les succès de la pensée dans la critique philosophique, mais seulement et uniquement une exactitude et une rigueur plus grandes dans le maniement des lois générales de l’entendement. La métaphysique comme critique des idées doit procéder avec un peu plus de sagacité et de circonspection que la critique philologique d’un texte traditionnel, que la critique historique des sources d’un récit, que la critique mathématico-physique d’une hypothèse relative à la science de la nature mais, au fond, elle doit, comme toute critique, travailler avec les instruments de la logique entière, tantôt inductive, tantôt déductive ; elle doit accorder à l’expérience ce qui appartient à l’expérience, aux idées ce qui appartient aux idées.

Au reste le défaut des partisans du common sense (sens commun) n’est aucunement dans leur méthode, qui consiste à prendre l’expérience pour unique point de départ. On s’approcherait davantage de la vérité si l’on pouvait prendre l’expression allemande gesunder Menschenverstand (sain entendement de l’homme) à peu près dans un sens analogue à celui de baumwollener Strumpffabrikant (fabricant de bas de coton) et d’autres jolis termes composés. C’est en effet, encore que l’étymologie n’y soit pas, l’entendement moyen d’un homme bien portant, c’est-à-dire d’un homme qui, outre sa grossière logique, emploie aussi des organes sains, d’un homme qui, dans ses jugements, fait parler, d’une façon irrégulière, outre l’entendement, le sentiment, l’intuition, l’expérience, la connaissance des relations ; c’est cette intelligence qui, dans les questions de la vie quotidienne, dans les limites où l’emprisonnent les préjugés de son pays, prononce un bon jugement moyen et jamais excentrique. La logique de la vie quotidienne obtient donc de nombreux succès quoiqu’elle avale des chameaux et ne tamise pas les mouches. La masse du public ne s’aperçoit pas de l’influence du préjuge général sur les résultats de cette logique, parce que cette masse se trouve elle-même sous l’empire des mêmes erreurs. Voilà pourquoi le sens commun célèbre la plupart de ses triomphes en conspuant tous les réformateurs, en soutenant l’autocratie policière, en maintenant les peines cruelles, en comprimant les « couches inférieures de la société », en prônant la nécessité des institutions monarchiques et la prééminence de Prudhommeville (Krœhwinkel) sur toutes les autres villes de l’Europe. On apprend toutefois à le connaître sous un meilleur jour là où le préjugé n’a plus d’influence, mais où le jugement, par la nature de la matière, est forcé de coopérer avec l’intuition et l’expérience. Même les succès d’un Bentley, dans la critique d’Horace ; d’un Niebuhr, dans la réforme de l’histoire romaine ; d’un Winckelmann, dans la propagation d’une meilleure compréhension de l’art antique ; d’un Humboldt, dans la conception hardie d’un réseau de recherches embrassant le monde entier, reposent en grande partie sur une combinaison de l’intellect radicalement scientifique avec une connaissance plus approfondie de l’univers et de l’humanité ou avec une sensibilité plus énergique que ne l’est d’ordinaire celle des savants en chambre ; même dans la critique philosophique, cet élément ne s’efface que relativement, sans jamais perdre toute son importance. Il contribue à la réalisation de ce qu’il y a de plus sublime quand il sert et complète l’exercice consciencieux de l’art en s’y associant, tandis qu’il recèle et produit toute espèce de vanité lorsqu’il s’oppose à la pensée scientifique. Kant éprouva vivement cette impression en comparant un esprit aussi élevé que celui de Hume aux représentants du common sense (sens commun) mais il confondait la force et la sagacité plus grandes de la pensée avec la méthode spéculative. Ce fut par la seule puissance de la logique que Hume fit sortir Kant du sommeil dogmatique ; si Kant n’eût opposé à l’attaque de Hume que l’invention de la table des catégories, sa réaction ne serait pas justifiable ; mais derrière cette végétation luxuriante de la spéculation se cache la pensée plus profonde, qui pouvait faire de lui le réformateur de la philosophie. C’est la claire intuition que l’expérience humaine est le produit de certaines idées primordiales, dont toute l’importance consiste précisément en ce qu’elles déterminent l’expérience. La polémique relative à l’idée de causalité est conçue d’une manière générale. Hume a raison quand il anéantit l’origine, surnaturelle et conforme à la révélation, de ces idées ; il a tort, quand il les déduit de l’expérience, attendu que l’on ne peut absolument rien « apprendre par l’expérience », si l’on n’a pas été organisé par la nature de façon à réunir le sujet à l’attribut, la cause à l’effet.

À y regarder de près, ce ne sont assurément pas les conceps mêmes qui existent avant l’expérience, mais seulement des dispositions telles que les impressions du monde extérieur sont aussitôt réunies et coordonnées d’après la règle fournie par ces concepts. On pourrait dire que le corps existe a priori, si le corps n’était pas, à son tour, un simple mode donné a priori, de concevoir des relations purement spirituelles (voir la note 25). Peut-être trouvera-t-on, un jour, le fond de l’idée de causalité dans le mécanisme du mouvement réflexe et de l’excitation sympathique ; alors nous aurions la raison pure de Kant traduite en physiologie et rendue ainsi plus évidente. Mais, en réalité, la chose ne serait pas changée ; car la foi naïve à la réalité du monde des phénomènes étant refoulée, la distance du physique au spirituel n’est plus bien grande ; seulement, à vrai dire, le spirituel pur restera toujours l’inconnu, par cela même que nous ne pouvons le saisir qu’à l’aide d’une image sensible.

Comme le jugement sur l’idée de causalité a obtenu une très-grande importance, nous allons exposer et résumer en quatre courtes propositions les différentes opinions sur cette idée et finalement la nôtre.

I. L’ancienne métaphysique : l’idée de causalité ne dérive pas de l’expérience, mais de la raison pure, et c’est en vertu de cette haute origine qu’elle est valable et applicable même au delà des limites de l’expérience humaine.

II. Hume : l’idée de causalité ne peut se déduire de la raison pure, elle découle plutôt de l’expérience. Les limites de son application sont incertaines ; en tout cas elle ne peut être appliquée à rien de ce qui dépasse l’expérience.

III. Kant : l’idée de causalité est une des idées-mères de la raison pure, et forme, comme telle, la base de toute notre expérience. Elle a, précisément pour ce motif, dans le domaine de l’expérience, une valeur absolue ; mais au delà de ce domaine elle n’a aucune signification.

IV. L’auteur : l’idée de causalité a ses racines dans notre organisation et, dans son principe, elle est antérieure à toute expérience. Elle est précisément pour ce motif, dans le domaine de l’expérience d’une valeur absolue, mais au delà de ce domaine elle n’a absolument aucune importance.

Au domaine de l’expérience appartient aussi tout ce qui résulte de l’expérience immédiate, et, en général, tout ce qui est pensé par analogie d’après l’expérience, comme par exemple la théorie des atomes (31). Or Épicure admit pour ses atomes une déviation de la ligne droite sans aucun motif, et Kant, d’ordinaire si modéré, traita nettement cette opinion d’« impudente » (32). Il ne se serait certes pas même figuré en rêve qu’après plus d’un demi-siècle, un compatriote et un esprit semblable à celui du grand Hume écrirait le passage suivant :

« J’ai la conviction que tout homme habitué à l’abstraction et à l’analyse et y appliquant sincèrement ses facultés, quand son imagination saura accueillir et garder une idée, n’éprouvera aucune difficultés se figurer que par exemple dans un des firmaments, qui, selon l’astronomie actuelle, constituent l’univers, les événements peuvent se succéder au hasard et sans aucune loi déterminée. Il n’y a d’ailleurs rien dans notre expérience ou dans notre esprit qui puisse nous fournir un motif suffisant ou même un motif quelconque de croire que ce cas ne se réalise nulle part » (33).

Mill regarde la croyance en la causalité comme une simple conséquence de l’induction involontaire. Il s’ensuit nécessairement que, sur notre terre aussi bien que dans les firmaments les plus lointains, un fait pourrait se produire sans aucune cause ; et Épicure, qui ne fut infidèle à la causalité que dans ce cas unique, serait en droit d’opposer à Mill sa formule favorite : « Alors tout pourrait naître de tout ! » « Sans doute, répondrait Mill, mais ce n’est nullement probable ; nous en reparlerons, dès qu’il surviendra un cas de ce genre. » S’il vient ensuite à se produire un cas qui semble contredire toutes les idées antérieurement admises par la science, Mill fera comme nous, qui tenons la causalité pour donnée a priori ; il suspendra son jugement, sur ce cas, jusqu’à ce que la science l’ait étudié avec plus de précision. Il soutiendra toujours que l’induction a tant de prix à ses yeux qu’il ne peut pas encore renoncer à l’espérance de voir ce cas rentrer dans la loi générale de causalité. La preuve du contraire donnera lieu à un procès d’une durée indéfinie ; l’affaire menace donc de dégénérer en pure querelle de mots, si l’on refuse d’accorder que les partisans de l’apriorité de la causalité ont raison a priori et avant toute expérience. Mill ne se serait peut-être pas fourvoyé autant s’il eût distingué entre la loi de causalité en général et la conception actuelle de la science de la nature qui en dérive. Cette dernière, d’après laquelle les causes et les effets sont tous compris dans l’enchaînement le plus rigoureux des lois de la nature, en dehors desquelles il n’est attribué d’importance causative à aucune chose, à aucune idée, — cette conception précise et scientifique de la loi de causalité est assurément neuve, et, dans un temps que l’histoire peut délimiter, elle a été acquise par induction. La nécessité, provenant immédiatement de la nature de l’esprit humain, d’admettre une cause à toute chose, est en réalité souvent très-peu scientifique. C’est en vertu de l’idée de causalité que le singe, — en cela, à ce qu’il semble, organisé comme l’homme, — porte la patte derrière le miroir ou retourne le meuble taquin pour chercher la cause de l’apparition de son alter ego. C’est en vertu de l’idée de causalité que le sauvage attribue le tonnerre au char d’un dieu, ou se figure, lors d’une éclipse de soleil, qu’un dragon veut dévorer le dispensateur de la lumière. La loi de causalité veut que le nourrisson mette la venue salutaire de sa mère en corrélation avec son propre vagissement ; il fait ainsi une expérience. Quant au sot privilégié, qui attribue tout au hasard, il pense, si toutefois il pense, que le hasard est un être diabolique, dont les caprices suffisent à expliquer toutes ses mésaventures (34).

Nos matérialistes actuels se trouveront peut-être quelque peu en désaccord avec eux-mêmes, en face de cette question. Enclins d’un côté à tout déduire de l’expérience, ils ne feront pas volontiers une exception pour la loi de causalité ; d’un autre côté, la domination absolue et illimitée des lois de la nature est à bon droit leur thème favori. Il est vrai que Czolbe semble se ranger expressément du côté de Mill  (34 bis) ; mais il entend par lois innées de la pensée celles qui, dès la naissance, se trouvent comme propositions logiques dans la conscience. Quelle serait son opinion, une fois le malentendu écarté ? C’est ce qu’il n’est pas aisé de deviner avec une entière certitude d’après son exposé. Néanmoins Czolbe, en admettant que nos concepts doivent avoir une évidence d’intuition sensible, a établi un principe métaphysique, qui n’est nullement conciliable avec le système de Mill, et qui, du côté opposé, va même au delà de Kant. Büchner insiste fortement sur la nécessité et l’immuabilité des lois de la nature et fait pourtant dériver de l’expérience la foi en ces lois. Et même, la proposition métaphysique d’Oersted, qui admet l’identité des lois de la pensée et de la nature, est parfois reconnue par Büchner comme exacte.

Beaucoup de nos matérialistes actuels seraient peut-être tentés d’ériger en principe la confusion d’idées, que nous mentionnons, et de déclarer vaine subtilité toute la différence que l’on établit entre la conception empirique et la conception rationnelle de l’idée de causalité. Cela s’appelle, à vrai dire, évacuer le champ de bataille ; car il est facile de comprendre qu’il suffit, pour l’emploi pratique de l’idée de causalité, de l’emprunter à l’expérience. Une étude plus précise ne peut avoir d’autre but qu’un intérêt purement théorique et, dès qu’il s’agit d’idées, une logique rigoureuse est aussi indispensable qu’une analyse exacte en chimie.

Ce que nos matérialistes actuels pourraient faire de mieux serait de marcher, en général, de concert avec Hume et Mill, et de chercher à éviter la fâcheuse conséquence qui résulte d’une exception à la règle de la loi de causalité, en montrant l’infiniment petite probabilité d’une pareille exception. À la rigueur cela suffit pour éconduire les amateurs d’histoires merveilleuses, vu que l’on peut toujours exiger, pour ainsi dire, comme condition de la moralité de la pensée, que nos hypothèses aient pour base non la vague possibilité, mais la vraisemblance. Toutefois avec cela la véritable question n’est pas encore vidée, car la difficulté réelle consiste en ce que, dès le commencement, deux sensations ne pourraient jamais être réunies en vue de faire une expérience sur leur liaison, si le principe de leur réunion comme cause et effet n’était déterminé par l’organisation de notre esprit.

Une lumière toute nouvelle se projette de ce point de vue sur la corrélation des phénomènes et de la « chose en soi ». Si l’idée de causalité est une catégorie dans le sens de Kant, elle n’a de valeur, comme toutes les catégories, que sur le terrain de l’expérience. C’est seulement dans leur réunion avec les intuitions, fournies par les sens, que les concept a priori peuvent en général s’appliquer à un objet. La sensibilité réalise l’entendement. Mais alors si la chose’est ainsi, comment est-il possible de conclure à une « chose en soi », placée derrière les phénomènes ? L’idée de causalité ne deviendrait-elle donc pas de la sorte transcendante ? Ne sera-t-elle pas appliquée à un prétendu objet, situé au delà de toute expérience généralement possible ?

Avec cette objection, depuis les premières répliques à la Critique de la raison pure jusqu’au moment actuel, on a cru chaque fois battre Kant, et nous aussi, dans la première édition du présent ouvrage, nous avons dit que la « cuirasse du système » avait là son défaut. Mais une étude plus approfondie prouve que Kant avait pris ses précautions pour parer ces coups. Ce que nous avons donné comme une amélioration du système est en réalité l’opinion véritable de Kant : la « chose en soi » n’est qu’un concept limitatif. « Le poisson du vivier, faisions-nous observer, ne peut nager que dans l’eau et non sur la terre ; mais il peut pourtant heurter de la tête le fond et les parois. » Nous aussi pourrions de la sorte avec l’idée de causalité mesurer tout le domaine de l’expérience, et trouver qu’il y a au delà de ce domaine une région entièrement inaccessible à notre faculté de connaître (35).

Nous ne savons donc réellement pas si une « chose en soi » existe. Nous savons seulement que l’application logique des lois de notre pensée nous conduit à l’idée d’un quelque chose d’entièrement problématique, que nous admettons comme cause des phénomènes, dès que nous avons reconnu que notre monde ne peut être qu’un monde de la représentation (Vorstellung). Si l’on se demande : Mais où restent donc maintenant les choses ? la réponse sera : Dans les phénomènes. Plus la « chose en soi » se volatilise et se réduit à une simple représentation, plus le monde des phénomènes acquiert de réalité. Il comprend en général tout ce que nous pouvons nommer « réel ». Les phénomènes sont ce que le sens commun appelle choses. Le philosophe appelle les choses phénomènes pour marquer qu’elles ne sont pas simplement quelque chose de situé extérieurement en face de moi, mais un produit des lois de mon esprit et de mes sens. Les mêmes lois me conduisent, d’après l’analogie des relations de cause à effet, telle que je l’ai journellement sous les yeux, dans les détails de l’expérience, à supposer aussi une cause à ce grand tout de l’univers qui s’offre à mes regards. Les recherches empiriques, guidées par l’idée de causalité, nous ont montré que le monde de l’oreille ne correspond pas au monde de l’œil, que le monde des conclusions logiques est tout autre que celui de l’intuition immédiate. Elles nous montrent que l’ensemble de notre monde de phénomènes dépend de nos organes ; et Kant aura eu le mérite durable d’avoir établi que nos catégories jouent en cela le même rôle que nos sens. Si maintenant l’étude complète du monde des phénomènes nous conduit à découvrir que lui aussi, dans son ensemble, est déterminé par notre organisation, nous devrons, en vertu de l’analogie, admettre que, même là où nous ne pouvons pas acquérir un nouvel organe, pour corriger et compléter les autres, une infinité de conceptions différentes est encore possible ; bien plus, finalement, tous ces modes de concevoir des êtres différemment organisés doivent avoir une source commune, mais inconnue, la chose en soi, par opposition aux choses des phénomènes : alors nous pouvons nous abandonner tranquillement à cette conception en tant qu’elle est une conséquence nécessaire de l’emploi de notre entendement, encore que ce même entendement, si nous continuons ces recherches, soit forcé de nous avouer qu’il a lui-même créé cette opposition. Nous ne trouvons partout que l’opposition empirique ordinaire entre le phénomène et l’être, laquelle, comme on le sait, présente à l’entendement des gradations infinies. Ce qui, sur tel échelon de spéculation, est un être, se montre à son tour sur un autre échelon, par rapport à un être plus profondément caché, comme phénomène. Mais la véritable essence des choses, le dernier fondement de tous les phénomènes nous sont inconnus en outre ces deux idées ne sont ni plus ni moins que le dernier produit d’une opposition déterminée par notre organisation, opposition dont nous ne pouvons dire si, en dehors de notre expérience, elle à une valeur quelconque.

Kant va jusqu’à nier que la question de l’essence des choses en soi ait le moindre intérêt, tant il s’accorde ici avec l’empirique qui, pour employer une expression de Czolbe, se contente du monde donné. « Ce que les choses en soi peuvent être, dit-il dans le chapitre de l’amphibologie des concepts de la réflexion, je ne le sais pas et n’ai pas non plus besoin de le savoir, parce que néanmoins une chose ne peut jamais m’apparaître autrement que dans le phénomène. » Et plus loin il déclare que « l’intérieur de la matière » ou la chose en soi, qui nous apparaît comme matière, est « une pure chimère ». Les plaintes relatives à l’impossibilité de voir l’intérieur des choses, — allusion manifeste à cette assertion de Haller qui choquait tellement Gœthe aussi, — sont, dit Kant, « tout à fait injustes et déraisonnables », car elles veulent que nous puissions connaître et même avoir une intuition sans le concours des sens. « Quant à l’intérieur de la nature, c’est-à-dire de la connexion régulière des phénomènes, on y pénètre par l’observation et l’analyse des phénomènes, et il est impossible de savoir jusqu’où cela ira avec le temps (36). »

Il en est des autres catégories comme de l’idée de causalité ; elles sont la base de toute notre expérience ; mais elles ne peuvent pas du tout nous faire dépasser le terrain de l’expérience possible ni s’appliquer à ces objets transcendants, sur l’étude desquels roulait l’ancienne métaphysique. Kant créa une nouvelle métaphysique en croyant pouvoir faire dériver avec certitude d’un seul principe tous les éléments a priori de notre pensée ; mais c’est là le côté faible de sa philosophie théorique. Si, malgré cela, ce fut précisément cette découverte imaginaire qui le poussa à se poser en réformateur de la philosophie, nous ne devons pas oublier que presque personne ne résiste au prestige de ces éclairs de pensée, et, point plus important, il y a ici encore un fond de vérité.

En effet Kant croyait pouvoir trouver les idées-mères de l’entendement dans les différentes formes de jugement, telles qu’elles sont ou devraient être enseignées en logique. Sans doute, si nous étions certains de connaître les formes fondamentales, réelles et durables, du jugement, il ne serait nullement illogique de conclure de celles-ci aux véritables concepts fondamentaux, puisqu’on doit conjecturer que les mêmes propriétés de notre organisation, qui déterminent toute notre expérience, marquent aussi de leur empreinte les différentes directions de notre activité intellectuelle (37). Mais d’où apprendrons-nous à connaître les éléments simples et nécessaires de tout jugement, les seuls qui pourraient nous donner de véritables catégories ?

La « déduction d’un seul principe », procédé généralement très-séduisant, se bornait au fond à construire une figure formée de 5 lignes perpendiculaires coupées par 4 lignes horizontales, dans laquelle on remplissait les 12 cases ainsi délimitées, tandis qu’il est évident que, des deux jugements de la possibilité et de la nécessité p. ex., il y en à tout au plus un qui puisse être une forme primitive, d’où naît l’autre, grâce à l’emploi de la négation. Mieux valait encore, à vrai dire, le procédé purement empirique d’Aristote, car du moins il n’aboutissait pas à des illusions aussi dangereuses. La faute, que Kant commit ici, était sans doute très-naturelle chez un élève de la philosophie allemande, de l’école qui ne s’était débarrassée de la tradition qu’au prix d’efforts d’esprit gigantesques. Kant attachait une trop grande valeur au « travail tout fait », qu’il croyait trouver dans la logique formelle ; il attachait de même une trop grande valeur aux divisions de la psychologie empirique, qu’il croyait pouvoir utiliser pour une classification complète des facultés de l’entendement. Il oubliait que la logique traditionnelle, par suite de sa connexion naturelle avec la grammaire et le langage, contient encore des éléments psychologiques qui, avec leur contexture anthropomorphe, diffèrent beaucoup de la portion réellement logique de la logique, portion qui attend encore aujourd’hui le moment d’être dégagée entièrement des éléments inconciliables avec lesquels elle est amalgamée. Toutefois, en empruntant à la logique scolaire la classification des jugements, non sans la modifier, et en complétant au contraire sa douzaine avec diverses réflexions de valeurs très-différentes, il obéissait évidemment à ce penchant architectonique des métaphysiciens, qui a sa place dans les fictions de la spéculation, mais non dans une recherche critique sur les fondements de l’exercice de l’entendement. Aussi plus il s’aventura dans l’application de ses quatre divisions principales : quantité, qualité, relation, modalité, et de la trichotomie de leurs sous-espèces, plus il s’éloigna du terrain solide de la critique (38) pour tomber dans la région dangereuse des créations tirées du néant, où ses successeurs se lancèrent bientôt à toutes voiles, comme s’il se fût agi de conquérir l’univers, tandis qu’il n’était question que d’une navigation à la dérive sur ce que Kant appelait lui-même si judicieusement « le vaste et orageux océan, véritable séjour de l’apparence ».

Nous serions entraîné trop loin si nous voulions ici critiquer en détail le tableau des catégories. Il est d’un plus grand intérêt pour la question du matérialisme que, au lieu de nous occuper des autres catégories, nous recherchions encore l’origine des Idées, à proprement parler métaphysiques, sur lesquelles roule principalement toute la discussion. Si nous voulons en croire Schleiden, Kant a rendu à jamais inattaquables les idées de Dieu, de liberté et d’immortalité. Mais, au lieu de cela, nous ne trouvons tout d’abord sur le terrain de la philosophie théorique qu’une déduction, plus embarrassée encore, s’il est possible, que celle des catégories. En effet tandis que Kant déduisait ces dernières des formes de raisonnement de la logique usuelle, il se trouva poussé — on ne saurait dire par quoi — à déduire les Idées, comme pures conceptions de la raison, des formes du raisonnement. Il croyait trouver là de nouveau une garantie de la constatation complète des idées de la raison pure, et il fit sortir avec beaucoup d’art, du raisonnement catégorique, l’idée d’âme, du raisonnement hypothétique, celle d’univers, et du disjonctif, celle de Dieu.

Les catégories, au dire de Kant, ne sont utiles à notre entendement que dans l’expérience. À quoi servent donc les idées ? Le rôle important, que ces idées jouent aujourd’hui dans la polémique matérialiste, donnera de l’intérêt à quelques autres citations de Kant. Nous attachons peu de valeur au mode, suivant lequel ces idées de la raison sont déduites mais nous ne pouvons qu’admirer chez Kant la merveilleuse clarté d’une tête initiatrice pour l’appréciation du rôle qu’elles jouent dans nos connaissances.

Kant fait observer dans ses prolégomènes (§ 44) « que les idées de la raison ne nous aident pas, comme peuvent le faire les catégories, à utiliser notre entendement dans l’expérience on peut, sous ce rapport, s’en passer complètement ; elles sont même un obstacle et un embarras pour les maximes qui gouvernent la connaissance de la nature par la raison ; toutefois elles sont nécessaires dans un autre but qui reste à déterminer.

« L’âme est-elle une substance simple ou non, c’est là une question complètement indifférente pour nous en ce qui concerne l’explication des phénomènes qu’elle nous offre ; car nous ne pouvons rendre intelligible par aucune expérience, d’une manière sensible, c’est-à-dire concrète, l’idée d’un être simple ; cette idée est donc, en ce qui touche toute la science, par nous espérée, de la nature des phénomènes, tout à fait creuse et ne peut nous fournir aucun principe pour l’explication de ce que nous découvre l’expérience interne et externe. Les idées cosmologiques sur le commencement ou l’éternité de l’univers peuvent tout aussi peu nous expliquer un événement quelconque qui se passe dans le monde lui-même. Enfin nous devons, d’après une sage maxime de la philosophie naturelle, nous abstenir de toutes les explications relatives à l’organisation de la nature, tirées de la volonté d’un Être suprême, parce que ce n’est plus là de la philosophie naturelle, mais un aveu que son œuvre est achevée pour nous.

Ceux de nos matérialistes, qui ne veulent nullement être métaphysiciens et qui, en général, aspirent à frayer une voie libre aux recherches exactes, sur tous les terrains, ne sauraient demander plus que Kant ne vient de leur accorder. Mais ils resteront indifférents à ce que, pour des motifs quelconques, on pourrait vouloir admettre au delà de ces recherches. Le matérialiste dogmatique demandera où l’on prétend en venir avec des idées qui ne doivent avoir aucune influence sur la marche des sciences positives. Non seulement il craindra qu’on ne veuille les faire reparaître par une voie dérobée quelconque dans les débats scientifiques, pour s’opposer aux progrès des sciences, mais en général il ne voudra même plus rien reconnaître au delà de l’expérience sensible, attendu qu’il maintient comme dogme métaphysique que l’univers est tel qu’il nous apparaît en vertu de nos sens. Ce soupçon, soit dit en passant, n’est que trop fondé, surtout quand il est question, non de Kant lui-même, mais de quelques-uns de ses disciples. N’a-t-on pas vu le fanatisme bureaucratique, uni à l’impuissance philosophique, abuser même de la théorie kantienne de la liberté dans la psychologie judiciaire, science qui devient un instrument de meurtre entre les mains du cléricalisme juridique (juristischen Pfaffenthums) dès qu’elle quitte le terrain du plus strict empirisme (39) ? Quant au dogme métaphysique de l’objectivité absolue du monde des sens, les idées sauront bien se maintenir dans leur poste naturel et résister à ses attaques.

La raison, mère des idées, est, comme la comprend Kant, dirigée vers l’ensemble de toute expérience possible, tandis que l’entendement s’occupe des détails. La raison ne trouve de satisfaction dans aucune branche de nos connaissances, tant qu’elle n’a pas embrassé la totalité des choses. La raison est donc systématique, de même que l’entendement est empirique. Les idées d’âme, d’univers et de Dieu ne sont que l’expression de ces désirs d’unité impliqués par notre organisation rationnelle. Si nous leur attribuons une existence objective en dehors de nous, nous nous précipitons dans la mer, sans rivages, des erreurs métaphysiques. Mais si nous les honorons comme étant nos idées, nous ne faisons que céder à une exigence impérieuse de notre raison. Les idées ne servent pas à agrandir nos connaissances, mais bien à supprimer les assertions du matérialisme, et à faire ainsi place à la philosophie morale, que Kant regarde comme la partie la plus importante de la philosophie.

Ce qui justifie les idées, par opposition au matérialisme, ce n’est pas leur prétention à une vérité supérieure, soit démontrée, soit révélée et indémontrable ; c’est plutôt le contraire : la pleine et franche renonciation à toute valeur théorique sur le terrain de la science du monde extérieur. Les idées se distinguent des chimères tout d’abord en ce qu’elles n’apparaissent point momentanément dans tel ou tel individu, mais sont fondées sur l’organisation naturelle de l’homme (40) et ont une utilité que l’on ne saurait communément attribuer aux chimères. Si l’on pouvait démontrer péremptoirement que les idées, telles que Kant les déduit, pour le nombre et la forme, dérivent nécessairement de notre organisation naturelle, elles appuieraient leur défense sur des droits inébranlables. Si de plus l’on pouvait trouver cette organisation naturelle de l’homme à l’aide de la raison pure, sans le secours d’aucune expérience, on aurait certes constitué une branche importante de la science. Figurons-nous, afin d’élucider cette pensée, un homme qui prend un kaléidoscope pour une lunette d’approche. Il croit apercevoir en dehors de lui des objets très-intéressants, et à les contempler il consacre toute son attention. Supposons qu’il soit renfermé dans un local étroit. D’un côté, il a une petite fenêtre qui lui ouvre sur le dehors une perspective confuse et bornée ; d’un autre côté se trouve le tube avec lequel il s’imagine voir dans le lointain et ce tube est solidement enchâssé dans le mur. Il éprouve un plaisir tout particulier à regarder ainsi hors de sa chambre. Ce point de vue l’attire plus que la petite fenêtre ; il s’efforce sans cesse de compléter, par cette voie, sa connaissance d’un lointain merveilleux. Tel est le métaphysicien, qui dédaigne l’étroite fenêtre de l’expérience et se laisse décevoir par le kaléidoscope où se déroule le monde des idées. Mais quand il comprend son erreur, quand il devine l’essence de son kaléidoscope, cet instrument n’en reste pas moins pour lui, malgré l’excès de son désenchantement, un objet de vive curiosité. Il ne se demande plus : Que sont, que signifient les merveilleuses images que je vois bien loin là-bas ? mais : Quelle est l’organisation du tube qui les produit ? Il se pourrait donc que l’on y trouvât une source de connaissance peut-être aussi précieuse que le serait l’observation par la petite fenêtre.

Nos lecteurs verront bientôt qu’il reste ici à faire les mêmes objections que nous avons déjà opposées aux catégories. On peut admettre qu’il y a dans notre raison des facultés qui font nécessairement miroiter devant nous des idées sans rapport avec l’expérience. On peut admettre que de semblables idées, quand nous nous sommes délivrés de l’apparence trompeuse d’une connaissance extérieure, sont encore, même au point de vue théorique, une possession très-précieuse de notre esprit ; mais nous n’avons aucun moyen de les déduire sûrement d’un principe. Nous nous trouvons ici tout simplement sur le terrain de la psychologie, — en tant que l’existence d’une pareille science est admissible, — et seule la méthode générale qui préside aux recherches scientifiques spéciales nous conduira à la connaissance des facultés naturelles d’où naissent de semblables idées, si toutefois celle-ci est possible en général (41).

Quant à la nécessité des idées, on est en droit de contester formellement l’extension que Kant lui donne. En ce qui touche l’idée d’âme, en tant que sujet un pour la multiplicité des sensations, la nécessité de l’admettre paraîtrait tout au plus vraisemblable. Pour l’idée de Dieu, en tant que l’on oppose à l’univers un auteur raisonnable, la disposition prétendue nécessaire de notre nature à la concevoir n’existe nullement. C’est ce que démontrent non-seulement les matérialistes par leur propre existence, mais encore beaucoup des plus grands penseurs de l’antiquité et des temps modernes : Démocrite, Héraclite, Empédocle, Spinoza Fichte, Hegel. Quelle que soit la distance dont Kant, même dans la question principale, dépasse ces deux derniers, — comparables en cela à l’astronome Tycho-Brahé, — nous pouvons néanmoins les citer comme des penseurs solides, tournés vers l’abstraction, lesquels ne confirment aucunement l’idéal que la raison pure se forme d’un auteur raisonnable de l’univers, tel que Kant l’entend.

En s’occupant de l’idée du monde comme ensemble de tous les phénomènes dans leur connexion avec la cause et l’effet, Kant cherche aussi à résoudre le problème du libre arbitre. Or c’est justement ce problème qui joue un grand rôle dans la polémique matérialiste de notre temps ; et, tandis que les matérialistes ont coutume de s’en tenir à la simple négation du libre arbitre, leurs adversaires en appellent trop souvent à l’opinion de Kant, comme si celui-ci avait démontré péremptoirement l’existence du libre arbitre. Pour les uns et les autres nous aurons nécessairement élucidé la question, si nous réussissons à esquisser en traits nets et précis la véritable opinion de Kant sur ce point.

Dans le monde des phénomènes, tout est en corrélation de cause à effet. À cet égard, la volonté de l’homme ne fait pas exception. Elle est entièrement soumise à la loi de la nature. Mais cette loi de la nature elle-même, avec toute la série chronologique des événements, n’est qu’un phénomène, et les dispositions naturelles de notre raison nous conduisent nécessairement à admettre un monde imaginaire à côté du monde, que nos sens nous font connaître. Ce monde imaginaire, en tant que nous pouvons nous le représenter avec précision, est un monde, d’apparence, une chimère. Mais si nous l’envisageons seulement comme traduisant l’idée générale que la nature des choses est placée au delà de notre expérience, il est plus qu’une chimère ; car, par cela même que nous reconnaissons le monde des phénomènes comme un produit de notre organisation, nous devons aussi pouvoir admettre un monde indépendant de nos formes de connaissance, le monde « intelligible ». Cette hypothèse n’est pas une connaissance transcendante, mais seulement la dernière conséquence de l’emploi de notre entendement dans l’appréciation des données de l’expérience.

C’est dans ce monde intelligible que Kant transporte le libre arbitre, c’est-à-dire qu’il le place hors du monde, que nous appelons réel dans le langage usuel, tout à fait en dehors de notre monde des phénomènes. Dans ce dernier monde, tout s’enchaîne comme cause et effet. Lui seul, abstraction faite de la critique de la raison et de la métaphysique, peut être l’objet des recherches scientifiques ; lui seul peut servir de base au jugement sur les actes humains de la vie quotidienne, dans les consultations médicales, les enquêtes judiciaires, etc.

Il en est tout autrement sur le terrain pratique, dans la lutte contre nos propres passions, dans l’éducation ou partout où il s’agit non de juger de la volonté, mais de produire un effet moral. Il faut alors que nous partions du fait, que nous trouvons en nous une loi, qui nous commande impérieusement d’agir de telle ou telle façon. Mais cette loi doit être accompagnée de l’idée qu’elle peut être réalisée. « Tu le peux, car tu le dois », nous dit la voix intérieure ; et non pas « tu le dois parce que tu le peux ». En effet le sentiment du devoir est complètement indépendant de notre pouvoir d’agir. Nous n’examinerons pas, pour le moment, la question de savoir si Kant avait raison de faire de l’idée du devoir la base de toute sa philosophie pratique. Nous nous bornons à énoncer le fait. La prodigieuse influence, que Kant, bien ou mal compris, a exercée sur l’élucidation de ces questions nous épargnera à nous-même et à nos lecteurs d’interminables dissertations sur les disputes modernes, si nous réussissons à développer clairement et complètement les idées de Kant dans leur marche progressive sans nous perdre dans le labyrinthe de ses définitions sans fin, qui rappellent les complications exagérées de l’architecture gothique.

Indépendamment de toute expérience, Kant croit trouver dans la conscience de l’homme la loi morale, voix intérieure qui commande impérieusement, mais n’obtient pas toujours une obéissance absolue. Or c’est précisément parce que l’homme se figure possible l’accomplissement absolu de la loi morale qu’une influence déterminée est exercée sur son perfectionnement réel et non pas seulement imaginaire. Nous ne pouvons considérer la représentation de la loi morale que comme un élément du processus empirique de nos pensées, élément qui est forcé de lutter contre tous les autres éléments, les instincts, les penchants, les habitudes, les influences du moment, etc. Et cette lutte, avec tous ses résultats, — les actes moraux ou immoraux, — est soumise, pendant toute sa durée, aux lois générales de la nature, auxquelles l’homme ne fait aucune exception. L’idée de l’absolu n’a donc, en vertu de l’expérience, qu’une puissance conditionnelle, mais cette puissance conditionnelle est d’autant plus forte que l’homme peut entendre avec plus de pureté, de netteté et d’énergie la voix intérieure qui lui intime des ordres absolus. Or l’idée du devoir qui nous crie : Il faut que tu obéisses, ne peut rester claire et impérieuse, si elle n’est accompagnée de l’idée de la possibilité de réaliser cet ordre. Voilà pourquoi nous devons, en ce qui concerne la moralité de nos actes, nous transporter entièrement dans le monde intelligible, le seul où l’on puisse se figurer la liberté (42).

Jusqu’ici la théorie de la liberté, chez Kant, est parfaitement claire ; elle est inattaquable, si l’on fait abstraction de la question de l’apriorité de la loi morale. Mais il faut encore à ce philosophe un lien, qui doit donner à la théorie de la liberté une plus grande certitude, et rattacher l’une à l’autre la philosophie pratique et la philosophie théorique. En établissant ce lien, Kant donne à sa théorie de la liberté un arrière-fond mystique, qui semble favorable à l’élan moral de l’esprit, mais qui en même temps efface d’une manière fâcheuse cette théorie pure et sévère de la corrélation du monde des phénomènes avec le monde des choses en soi, telle que nous venons de l’exposer ; ainsi le système entier se trouve ébranlé.

Ce lien est la pensée suivante : pour rendre un hommage pratique à la théorie de la liberté, nous devons au moins l’admettre en théorie comme possible, bien que nous ne puissions discerner le mode et la nature de sa possibilité.

Cette possibilité demandée repose sur l’idée des choses en soi par opposition aux phénomènes. Si les phénomènes étaient, comme le veut le matérialisme, les choses en soi elles-mêmes, il serait impossible de sauver la liberté. Kant ne se contente pas de la simple idée de la liberté, entendue dans le même rapport avec les phénomènes que l’idée avec la réalité, la poésie avec l’histoire. Kant va jusqu’à dire « L’homme serait une marionnette, un automate de Vaucanson, fabriqué et élevé par le maître suprême de toutes les œuvres d’art », et la conscience de la liberté serait une simple illusion, si les actes de l’homme n’étaient pas de simples déterminations de son être en tant que phénomène ».

Il ne faut pas oublier que, même après cette déclaration formelle, Kant n’en demeure pas moins en paix avec l’étude de l’homme observé conformément à la science de la nature. Le monde des phénomènes, cette chaîne dont l’homme forme un des anneaux, est déterminé dans toute son étendue par la loi de la causalité et il n’y a pas un seul acte de l’homme, pas même jusqu’à l’héroïsme du devoir, qui ne dépende physiologiquement et psychologiquement, des progrès antérieurs de l’individu et de la nature du milieu, dans lequel il se voit placé. Par contre, Kant regarde comme indispensable la pensée que cette même suite d’événements qui, dans le monde des phénomènes, se pose comme série causale, est, dans le monde intelligible, fondée sur la liberté. Au point de vue théorique, cette pensée n’apparaît que comme possible mais la raison pratique la traite comme réelle ; bien plus, elle en fait une maxime impérieuse par la force irrésistible de la conscience morale. Nous savons que nous sommes libres, encore que nous ne concevions pas comment cela peut être. Nous sommes libres comme êtres raisonnables. Le sujet lui-même s’élève dans la certitude de la loi morale au-dessus de la sphère des phénomènes. Nous nous regardons nous-mêmes, dans l’action morale, comme une chose en soi, et nous en avons le droit, bien qu’ici la raison théorique ne puisse pas nous suivre. Il ne lui reste, pour ainsi dire, qu’à admirer le prodige au moment de l’action, prodige que toutefois, au moment de la réflexion, elle doit trouver trop facile, et qu’elle ne peut admettre au nombre des possessions assurées de la connaissance.

Toute cette série d’idées est erronée, du commencement jusqu’à la fin. Kant voulait éviter la contradiction flagrante qui existe entre « l’Idéal et la vie », contradiction inévitable. Elle est inévitable parce que le sujet, même dans la lutte morale, n’est pas noumène, mais phénomène. La pierre angulaire de la critique de la raison, que nous ne savons pas nous-mêmes quel est notre être en soi, mais seulement comment nous paraissons à nous-mêmes, ne peut pas plus être renversée par la volonté morale que par la volonté en général, telle que l’entend Schopenhauer. Quand même on voudrait admettre, avec Schopenhauer, que la volonté est la chose en soi, ou, avec Kant, que le sujet est un être de raison dans la volonté morale, cela ne pourrait pas encore nous préserver de cette contradiction ; car dans tout combat moral il ne s’agit pas de la volonté en soi, mais de l’idée que nous avons de nous-mêmes et de notre volonté, et cette idée reste incontestablement un phénomène.

Kant, qui, dans ses prolégomènes, déclare comme son opinion personnelle que la vérité existe dans l’expérience seule, fait ici, d’un trait de plume, de l’ensemble de l’expérience un jeu de marionnettes, tandis que toute la différence entre un automate et un homme agissant moralement est, sans aucun doute, la simple différence de deux phénomènes entre eux. C’est dans le monde des phénomènes que prennent racine les idées de valeur, d’après lesquelles nous trouvons ici un jeu insignifiant, là un acte sérieux et supérieur. Avec nos sens et nos pensées, nous saisissons l’un et l’autre ; et nous constatons une différence, qui n’est nullement diminuée parce que nous trouvons dans les deux cas le caractère commun de la nécessité. Mais fût-elle diminuée par là, nous ne gagnerions rien à recourir à l’affirmation de la « chose en soi ». En effet, pour comparer, il faudrait transporter dans le monde des noumènes tous les phénomènes et non pas seulement la volonté morale ; que devient alors la marionnette ? Que devient le mécanisme de la nature en général ? Là peut-être disparaîtra, dans l’appréciation du prix des choses, la différence qui étend dans le monde des phénomènes ses racines solides, indépendantes de toute opinion psychologique sur la volonté.

Mais toutes ces objections n’atteignent que la position équivoque dans laquelle, par cette fatale direction, la chose en soi aboutit à être une réalité ; elles n’atteignent que la construction d’une connaissance, qui n’est pourtant pas connaissance, d’une science, qui, d’après ses propres hypothèses, ne doit pas être appelée science. Kant ne voulait pas comprendre et déjà Platon n’avait pas voulu comprendre que le « monde intelligible » est un monde de poésie ; et que c’est précisément en cela que consistent sa valeur et sa dignité. Car la poésie, dans le sens élevé et étendu, où il faut l’admettre ici, ne peut pas être regardée comme un jeu, comme un caprice ingénieux ayant pour but de distraire par de vaines inventions ; elle est au contraire un fruit nécessaire de l’esprit, un fruit sorti des entrailles mêmes de l’espèce, la source de tout ce qui est sublime et sacré ; elle est un contre-poids efficace au pessimisme, qui naît d’un séjour exclusif dans la réalité.

Kant avait un esprit capable de comprendre ce monde intelligible ; mais son éducation intellectuelle et l’époque, où sa vie scientifique avait pris naissance, l’empêchèrent d’arriver au but désirable. De même qu’il ne lui fut pas accordé de trouver, pour le puissant édifice de ses pensées, une forme noble, débarrassée des complications de l’art du moyen âge, de même à lui fut impossible de développer pleinement et librement sa philosophie positive. Sa philosophie s’élève avec une tête de Janus sur la limite de deux âges, et ses relations avec les écrivains de la grande époque de la poésie allemande dépassent de beaucoup la sphère des influences accidentelles et individuelles. Voilà pourquoi on dut bientôt oublier ses subtilités sophistiques dans la déduction de la liberté : la sublimité, avec laquelle il conçut l’idée du devoir, enflamma l’esprit de la jeunesse et plus d’un passage de ses écrits, malgré la nudité de son style anguleux, enivra, comme l’eût fait un chant héroïque, les âmes emportées par le souffle idéal de l’époque. « Il y a encore un professeur d’idéal », disait Kant vers la fin de la Critique de la raison, et celui-là seul devrait par nous être appelé le philosophe. Lui-même, malgré tous les défauts de ses déductions, est devenu un pareil « professeur d’idéal ». Schiller, en premier lieu, a saisi avec une grande force de divination le fond de ses doctrines et l’a débarrassé de toutes les scories scolastiques.

On ne trouverait pas de preuve plus convaincante de l’importance, par nous attribuée à la poésie, que le fait de Schiller partageant bien des fois et exagérant même, dans ses écrits en prose, les défauts du maître, tandis que dans la poésie il reste conséquent aux sublimes inspirations du système. Kant est d’avis que l’on peut seulement « concevoir par la pensée », et non contempler avec les sens le « monde intelligible » ; mais ce qu’il en pense doit avoir une « réalité objective ». Schiller a eu raison de rendre visible le monde intelligible, en Je traitant à la façon d’un poëte ; il a d’ailleurs marché sur les traces de Platon qui, en contradiction avec sa propre dialectique, produisit sa création la plus sublime, en rendant sensible, dans le mythe, le suprasensible.

Schiller, le « poëte de la liberté », pouvait oser transporter ouvertement la liberté dans le « domaine des rêves » et dans celui « des ombres » ; car, sous sa main, les rêves et les ombres s’élevaient à l’idéal. L’élément chancelant devenait un pôle fixe ; l’élément vaporeux, une forme divine ; le jeu du caprice, une loi éternelle, alors qu’il plaçait l’idéal en face de la vie. Tout ce que la religion et la morale contiennent de bon ne peut être représenté avec plus de pureté et d’énergie que dans l’hymne immortel, qui se termine par l’apothéose du fils des dieux torturé. Ici se personnifie la fuite hors des limites des sens vers le monde intelligible. Nous suivons le dieu qui, « en flamboyant, se sépare de l’homme », puis le rêve et la vérité échangent leurs rôles — le rêve pesant de la vie s’affaisse, s’affaisse et s’affaisse.

⁂         ⁂

Nous retrouverons ces pensées plus tard. Contentons-nous de remarquer ici que l’importance historique, obtenue par la morale de Kant, doit nous paraître non-seulement compréhensible, mais encore justifiée, pour peu que nous la considérions sous son véritable point de vue. Les résultats durables de la philosophie de Kant se trouvent dans la Critique de la raison pure ; encore n’est-ce que dans un petit nombre de propositions fondamentales. Mais une philosophie n’a pas d’importance seulement par les éléments qui résistent avec succès à l’examen de l’intellect et sont comptés parmi les trésors durables de la connaissance humaine. Les créations d’une combinaison poétique audacieuse et, pour ainsi dire, inconsciente, qu’une critique sévère doit ensuite détruire, peuvent exercer par leur élan et leur contenu un effet plus profond et plus grandiose que les axiomes les plus lumineux, et la flamme éblouissante de ces révélations entraînantes et éphémères dans leur forme n’est pas moins nécessaire à la culture humaine que la claire lumière de la critique. Aucune pensée n’est plus propre à réconcilier la poésie et la science que celle-ci : toute notre « réaiité malgré son enchaînement sévère et résistant à tout caprice, n’est qu’un phénomène ; mais un fait reste acquis à la science, c’est que la « chose en soi » n’est qu’un concept de limite. Toute tentative de convertir sa valeur négative en une valeur positive conduit irrésistiblement dans le domaine de la poésie, et ce qui brille, dans une mesure appréciable, de la pureté et de la grandeur poétiques peut seul prétendre à servir d’enseignement et d’idéal à toute une génération.


CHAPITRE II.

Le matérialisme philosophique depuis Kant.


Les pays qui ont donné naissance à la philosophie moderne se tournent vers la vie réelle, tandis que la métaphysique reste à l’Allemagne. — Marche du développement intellectuel en Allemagne. — Causes de la rénovation du matérialisme ; influence des sciences de la nature ; Cabanis et la méthode somatique en physiologie. — Influence de l’habitude des polémiques philosophiques et de la liberté de pensée. — Tendance vers la philosophie de la nature. — Évolution vers le réalisme depuis 1830. — Feuerbach. — Max Stirner. — Décadence de la poésie ; développement de l’industrie et des sciences de la nature. — La théologie critique et la jeune Allemagne ; mouvement croissant des esprits jusqu’à l’année 1848. — La réaction et les intérêts matériels ; nouvel élan des sciences de la nature. — Commencement de la polémique matérialiste. — Büchner et la philosophie. — Büchner ; détails personnels ; il est influencé par Moleschott ; obscurités et défauts de son matérialisme. — Moleschott ; il est influencé par Hegel et Feuerbach ; la théorie de la connaissance, de Moleschott, n’est pas matérialiste. — Possibilité du matérialisme après Kant. L’impératif catégorique : Contente-toi du monde donné. — Czolbe.


L’Angleterre, la France et les Pays-Bas, véritables patries de la philosophie moderne, abandonnèrent, vers la fin du siècle dernier, le théâtre des luttes métaphysiques. Depuis Hume, l’Angleterre n’a plus produit de grand philosophe, à moins que l’on ne veuille décerner ce titre au pénétrant et vigoureux Mill. Une lacune semblable existe en France entre Diderot et Comte. Toutefois nous trouvons, dans ces deux pays, sur d’autres terrains, les progrès et les révolutions les plus grandioses. Ici l’essor inouï de l’industrie et du commerce, grâce à une consolidation générale en politique ; là une révolution qui ébranla l’Europe et fut suivie du développement d’une puissance militaire formidable.

Ce furent deux évolutions nationales très-différentes et même opposées ; les deux « puissances occidentales » s’accordèrent pourtant sur un point : elles se préoccupèrent uniquement des problèmes de la vie réelle. À nous autres Allemands restait, pendant ce temps, la métaphysique.

Et néanmoins il y aurait de notre part ingratitude extrême à ne conserver qu’un souvenir dédaigneux ou même peu sympathique pour cette grande époque caractérisée par des efforts purement intellectuels. Il est vrai que, pareils au poëte de Schiller, nous sortîmes les mains vides, du partage du monde. Il est vrai que chez nous l’ivresse de l’idéalisme, — peut-être devons-nous dire même avec toutes ses funestes influences, — s’est maintenant dissipée, et que la vie idéale dans le ciel de Jupiter ne nous suffit plus. Plus tard que les autres nations, nous entrons dans l’âge viril ; mais aussi nous avons vécu une jeunesse plus belle, plus riche, peut-être même trop poétique ; et il faudra voir si notre peuple a été énervé par ces jouissances intellectuelles, ou s’il possède précisément dans son passé idéaliste une source intarissable de force et de vitalité, qui n’ait besoin que d’être dirigée dans les voies de créations nouvelles pour suffire à la solution des grands problèmes. Le seul fait pratique, qui se manifeste durant cette période d’idéalisme, le soulèvement populaire dans les guerres de délivrance (1813-1815) est empreint sans doute en partie du caractère de la rêverie, mais il décèle en même temps une puissante énergie, qui n’a encore qu’une vague intuition de son but.

Chose remarquable, notre développement national, plus régulier que celui de l’antique Hellade, partit du point de vue le plus idéal pour se rapprocher progressivement de la réalité. Et d’abord la poésie, pendant la grande et brillante période des créations parallèles d’un Gœthe et d’un Schiller, avait déjà atteint son apogée, lorsque la philosophie, mise en mouvement par Kant, commença sa course impétueuse. Lorsqu’eurent cessé les efforts titanesques de Schelling et de Hegel, parut sur l’avant-scène l’observation sérieuse des sciences positives. À l’antique renom de l’Allemagne, dans la critique philologique, s’ajoutent aujourd’hui de brillantes conquêtes sur tous les terrains du savoir. Niebuhr, Ritter et les deux Humboldt peuvent être cités ici, avant tous les autres, comme initiateurs. Dans les sciences exactes seulement, celles qui nous intéressent le plus relativement au matérialisme, l’Allemagne serait restée en arrière de l’Angleterre et de la France ; nos naturalistes, physiciens et chimistes en rejettent volontiers la faute sur la philosophie qui aurait tout inondé de ses conceptions fantaisistes et étouffé l’esprit des saines recherches. Nous verrons bien ce qu’il y a de vrai dans cette accusation. Qu’il nous suffise de remarquer ici qu’à tous égards les sciences exactes servent le mieux les besoins de la vie pratique, qui nous occupent actuellement, et que leur développement tardif en Allemagne est tout à fait en rapport avec l’ordre de développement que nous indiquons ici.

Nous avons vu, dans le premier volume, que le matérialisme prit pied de bonne heure en Allemagne ; qu’il n’y fut nullement importé de France, mais que par suite d’excitations directes venues d’Angleterre, il jeta de profondes racines chez nous. Nous avons vu que la polémique matérialiste du siècle dernier avait été vive surtout en Allemagne, et que la philosophie dominante, malgré ses triomphes en apparence si faciles, ne prouva dans cette lutte que sa propre faiblesse.

Le matérialisme grandissait indubitablement dans l’opinion publique, alors que depuis longtemps Klopstock avait jeté sur le terrain de la poésie les germes d’un idéalisme luxuriant. Mais le matérialisme ne pouvait se produire publiquement, on le comprend aisément en se rappelant la situation de l’Allemagne à cette époque. Son existence se décèle plutôt par des luttes continuelles que par des créations positives. On peut toutefois regarder l’ensemble du système de Kant comme une tentative grandiose pour supprimer à jamais le matérialisme, sans pourtant tomber dans le scepticisme.

Si l’on étudie le succès apparent de cette tentative, on verra un avantage significatif dans le fait que, depuis l’avènement de Kant jusqu’à nos jours, le matérialisme disparut en Allemagne comme s’il eût été emporté par un souffle. Les essais individuels, tendant à expliquer zoologiquement l’origine de l’homme, par le développement d’une forme animale, essais, parmi lesquels celui d’Oken (1819) produisit la plus vive sensation, n’appartiennent point à la série des idées réellement matérialistes. Bien au contraire, Schelling et Hegel firent du panthéisme la théorie dominante dans la philosophie de la nature ; or le panthéisme est une conception du monde, qui, à côté d’une certaine profondeur mystique, renferme déjà presque en principe le danger des rêveries excessives. Au lieu de séparer nettement l’expérience et le monde des sens d’avec l’idéal, et de chercher ensuite dans la nature de l’homme la conciliation de ces deux mondes divers, le panthéiste identifie l’esprit et la nature au nom de la raison poétique et sans tenir compte de la critique. De là donc la prétention de connaître l’absolu, prétention que Kant par sa critique croyait avoir bannie pour toujours. Sans doute Kant savait très-bien, et il le prédisait nettement, que sa philosophie ne pouvait pas s’attendre à une victoire instantanée, des siècles s’étant passés avant que Copernic et sa théorie eussent triomphé du préjugé hostile. Mais ce penseur aussi judicieux que profond eût-il pu se figurer que, vingt-cinq ans à peine après l’apparition de sa critique, l’Allemagne verrait se produire une œuvre pareille à la phénoménologie de l’esprit, de Hegel ? Et cependant c’est aussitôt après lui que se déchaîna notre période de tempête et de détresse métaphysiques. L’homme, que Schiller comparait à un roi qui fait bâtir, non-seulement fournit des matériaux aux « charretiers » de l’interprétation, mais encore engendra une dynastie intellectuelle d’ambitieux imitateurs qui, semblables aux Pharaons, dressèrent dans les airs pyramide sur pyramide, n’oubliant que de leur donner le sol pour base.

Ce n’est pas ici notre tâche d’expliquer comment Fichte en vint à choisir, dans la philosophie de Kant, précisément une des questions les plus obscures, — la théorie de l’unité synthétique primitive de l’aperception, pour en déduire son moi créateur ; comment Schelling fit, pour ainsi dire, par enchantement, sortir l’univers de A = A, comme d’une noix creuse ; comment Hegel put déclarer identiques l’être et le non-être aux applaudissements enthousiastes de la jeunesse studieuse de nos universités. Le temps, où dans les diverses résidences des Muses, on entendait à tous les coins de rue parler du moi et du non-moi, de l’absolu et de l’idée, est passé ; et le matérialisme ne peut pas nous déterminer à le faire revenir pour nos lecteurs. Toute cette période du romantisme des idées n’a pas mis au jour un seul écrit d’une valeur durable pour l’appréciation exacte de la question matérialiste. Un jugement quelconque sur le matérialisme, prononcé au point de vue de la métaphysique poétique, ne peut avoir d’autre but que d’établir une distinction entre deux points de vue coordonnés. Lorsque nous ne pouvons pas, comme chez Kant, obtenir pour la pensée un point de vue plus élevé, nous devons nous dispenser de faire des digressions semblables.

Malgrétout, nous ne pouvons jeter sur les services rendus par un Schelling et particulièrement un Hegel, ce regard de dédain presque à la mode aujourd’hui ; mais ici nous entrerions sur un autre terrain. Un homme qui donne aux penchants enthousiastes, pendant des décennies, une expression souveraine et irrésistible, ne peut jamais être d’une insignifiance absolue. Mais si l’on se borne à étudier l’influence de Hegel sur la manière d’écrire l’histoire et particulièrement l’histoire de la culture, on devra reconnaître que cet homme contribua puissamment, pour sa part, aux progrès des sciences (43). La poésie des idées a une valeur considérable pour la science, quand elle émane d’une intelligence riche en connaissances scientifiques et encyclopédiques. Les idées, que produit un philosophe de cette trempe, sont pour les résultats des recherches plus que des rubriques mortes ; elles ont une inunité de rapports avec l’essence de notre savoir et, par suite, avec l’essence de l’expérience, qui seule nous est possible. Quand le savant les utilise judicieusement, il ne peut jamais être entravé par elles dans le cours de ses recherches ; mais s’il se laisse enchaîner par un arrêt philosophique, il sera dépourvu de toute originalité. Notre théorie sur la complète impuissance de la métaphysique en face de l’empirisme rigoureux, quand il s’agit de quelque notion précise, se trouve à l’état inconscient, dans la nature humaine. Chacun croit à ce qu’il a vu distinctement et plus encore à l’expérience qu’il a faite lui-même. La science a pu, dès son début, dès son berceau, rompre les chaînes, forgées pendant des milliers d’années, de la métaphysique d’Aristote, et, alors qu’elle est entrée dans son âge viril, un Hegel aurait réussi à l’expulser de l’Allemagne en n’usant, pour ainsi dire, que d’une grande célérité ! Nous verrons mieux ce qu’il en est dans le chapitre suivant.

Si maintenant nous nous demandons comment le matérialisme a pu se relever après Kant, nous devons avant tout songer que l’avalanche idéaliste, qui tomba sur l’Allemagne, avait emporté avec elle non-seulement le matérialisme mais encore ce qu’il y avait, au fond, de véritablement critique dans la Critique de la raison, de sorte que, sous ce rapport, Kant a agi sur l’époque actuelle presque plus que sur ses contemporains. Les éléments de la philosophie de Kant qui suppriment le matérialisme d’une façon durable, n’eurent pas grande vogue, et ceux qui ne lui opposaient qu’une barrière momentanée purent, suivant une loi naturelle, être refoulés à leur tour par une nouvelle évolution de l’esprit du temps.

La plupart de nos matérialistes seront sans doute tentés de nier a priori et catégoriquement, avant tout examen, la connexion de leurs idées avec celles de De la Mettrie ou même du vieux Démocrite. D’après leur opinion favorite, le matérialisme actuel n’est qu’un simple résultat des sciences physiques et naturelles de notre époque, résultat que, pour cette raison même, on ne peut plus comparer aux idées analogues des temps passés, parce que jadis nos sciences n’existaient pas. Dans ce cas, nous aurions pu nous dispenser complètement d’écrire notre ouvrage. Mais si l’on eût voulu nous permettre de développer successivement les principes décisifs à propos des conceptions plus simples des temps antérieurs, nous aurions dû pour le moins placer le chapitre qui suit avant celui-ci.

Gardons-nous toutefois d’un malentendu qui pourrait aisément se produire. Quand nous parlons d’enchaînement, nous ne nous avisons naturellement pas de ne voir par exemple dans Force et matière de Büchner qu’une habile transformation de L’Homme-machine. Il n’est nécessaire d’admettre ni une excitation par la lecture d’écrits semblables, ni même une connaissance superficielle de ces ouvrages pour croire à une connexion historique. De même que les rayons de chaleur d’un charbon en ignition se répandent du foyer dans toutes les directions, sont reflétés par le miroir elliptique et allument l’amadou placé a l’autre foyer, de même l’influence d’un écrivain — et particulièrement d’un philosophe — se perd dans la conscience de la foule, et de la conscience populaire les fragments de propositions et de théories réagissent sur les individus qui entrent plus tard dans l’âge mûr, chez ceux du moins en qui la capacité réceptive et la condition sociale favorisent la concentration de ces rayons. On comprendra facilement que notre comparaison est boiteuse ; toutefois elle éclaire une des faces de la vérité. Passons à l’autre.

Si Moleschott a pu dire que l’homme est un total de parents, nourrice, lieu, date, air, température, son, lumière nourriture et vêtements, on peut affirmer la même chose en ce qui concerne les influences intellectuelles. « Le philosophe est le total de la tradition, de l’expérience, de la structure du cerveau et du milieu, de l’occasion, de l’étude, de la santé et de la société. » Tel serait à peu près le texte d’une phrase qui en tout cas prouverait assez palpablement que même le philosophe matérialiste ne peut être redevable de son système à ses seules études. Dans l’enchaînement historique des choses, le pied heurte à un millier de fils et nous n’en pouvons suivre qu’un seul à la fois. Nous ne le pouvons même pas toujours parce qu’un fil gros et visible se partage en d’innombrables filaments qui par intervalles se dérobent à nos regards. On comprend aisément l’influence considérable exercée aujourd’hui par les sciences physiques et naturelles sur le développement particulier et notamment sur la propagation du matérialisme au sein de la société. Mais notre exposé prouvera suffisamment que la plupart des questions, dont il s’agit ici, sont absolument anciennes et qu’il n’y a de changé que la matière, mais non le but ni le mode de la démonstration.

On doit convenir au reste que l’influence des sciences physiques et naturelles, même durant notre période idéaliste, fut toujours favorable à la conservation et à la propagation des théories matérialistes. Le réveil d’une ardeur plus générale et plus active pour les sciences physiques et naturelles raviva spontanément ces théories, sans toutefois leur permettre de se manifester immédiatement sous une forme dogmatique. Ici l’on ne doit pas oublier que l’étude des sciences positives restait cosmopolite, alors que la philosophie en Allemagne entrait dans une voie isolée, mais répondant aux dispositions générales de la nation. Toutefois en s’intéressant aux recherches faites par les peuples étrangers, le savant allemand devait nécessairement s’imprégner de l’esprit qui dirigeait ces recherches, des pensées qui reliaient les détails entre eux. Or, chez les nations les plus influentes, les opinions des XVIIe et XVIIIe siècles en général étaient restées prédominantes, bien que l’on évitât d’en faire ressortir les conséquences avec une franchise trop brutale. En France notamment, Cabanis donna à la physiologie une base matérialiste au moment même où, en Allemagne (depuis 1795), Schiller et Fichte élevaient l’idéalisme à son point culminant. Cabanis, il est vrai, considéré comme philosophe, n’était rien moins que matérialiste (44). Il penchait vers un panthéisme se rattachant à la doctrine des stoïciens, et il regardait d’ailleurs comme impossible la connaissance des « causes premières » (on pourrait dire, selon les expressions de Kant, la connaissance de la « chose en soi ») (45). Il attaque souvent la théorie d’Épicure. Mais, dans l’étude scientifique de l’homme, il fraie les voies à la méthode somatique. Dans le phénomène ou, pour nous servir de son langage, quand on s’en tient aux « causes secondes », qui seules sont accessibles à l’homme, nous trouvons que partout les fonctions intellectuelles dépendent de l’organisme, et la sensation est la base de la pensée comme de l’action. Or son ouvrage a pour but de démontrer l’existence de cette corrélation, et ses lecteurs, ses élèves s’attachent naturellement à ce qu’ils rencontrent en premier lieu, au but et à l’ensemble de son œuvre, sans trop se préoccuper de propositions préliminaires ou émises en passant et relatives à la philosophie. Depuis Cabanis, on a donc en général ramené les fonctions intellectuelles à l’activité du système nerveux en physiologie, quelles que puissent d’ailleurs avoir été les opinions de tels ou tels physiologistes sur les causes dernières de toutes choses. Une loi, qui règle les sciences spéciales, veut que la matière de la connaissance et la méthode passent de main en main, tandis que le fonds des idées philosophiques se modifie sans cesse, quand toutefois il existe. Le public s’en tient au facteur relativement constant et adopte comme seules légitimes les idées utiles et pratiques qu’il rencontre les premières. De cette manière doit nécessairement, tant que la philosophie n’est pas à même de faire prévaloir son contre-poids dans toutes les classes éclairées, naître un matérialisme toujours nouveau de l’étude des sciences spéciales, matérialisme peut-être d’autant plus tenace que ses adeptes en ont moins conscience comme système philosophique de l’univers. Mais, pour la même raison, ce matérialisme ne dépasse guère les limites des études spéciales. Il faut qu’il existe des causes plus profondes, déterminant tout à coup l’homme versé dans la connaissance de la nature à mettre en évidence les principes de sa conception du monde ; et ce processus est inséparable de la méditation et de la coordination des pensées sous un point de vue unitaire, dont la nature philosophique est incontestable.

Si une évolution de ce genre se manifesta en Allemagne, alors qu’en Angleterre et en France le matérialisme n’entrait plus dans la lice comme un champion déclaré, cela provint sans doute de ce que les Allemands, plus que tout autre peuple, s’étaient habitués aux luttes philosophiques. On peut dire que l’idéalisme lui-même favorisa les progrès du matérialisme, en faisant naître le désir de développer systématiquement les pensées directrices de l’évolution scientifique et en provoquant par le contraste l’élan juvénile des sciences de la nature. Ajoutez qu’en Allemagne, plus que dans tout autre pays, on s’était généralement affranchi des préjugés religieux et des prétentions ecclésiastiques on avait en quelque sorte érigé, pour tous les hommes instruits, en droit nécessaire et indispensable, la liberté de la pensée individuelle. Ici encore l’idéalisme avait frayé les voies, dans lesquelles plus tard le matérialisme se lança presque sans rencontrer d’obstacles, et si cet état de choses a été souvent méconnu ou même complètement travesti par les matérialistes, ce n’est là qu’une preuve de plus de l’esprit anti-historique dont leur doctrine n’a été que trop souvent imbue.

N’oublions pas toutefois que jamais le goût des recherches physiques et naturelles n’a fait défaut à l’Allemagne, encore que cette tendance ait été éclipsée, à l’époque la plus brillante de notre littérature nationale, par l’élan de la philosophie morale et l’enthousiasme spéculatif. Kant lui-même était un homme capable de concilier les deux tendances dans son système et, notamment dans sa période anté-critique, il se rapproche souvent du matérialisme. Son élève et antagoniste Herder (46) était entièrement pénétré de l’esprit scientifique ; et peut-être aurait-il rendu de bien plus grands services au développement de l’esprit scientifique en Allemagne, s’il se fût contenté d’agir d’une manière positive en faveur de ses doctrines au lieu de se lancer dans une lutte acharnée et féconde en malentendus avec Kant au sujet des principes. On reconnaît aujourd’hui de plus en plus combien Gœthe possédait le sens de la véritable science de la nature. Dans un grand nombre de ses maximes, nous trouvons une tolérance calme et douce pour l’exclusivisme de la tendance idéaliste, dont il savait apprécier le fond légitime, encore que son goût l’entraînât toujours plus irrésistiblement vers l’étude objective de la nature. On ne doit donc pas se méprendre sur ses relations avec l’école des philosophes de la nature. Lui, le poëte, était certainement plus affranchi de tous les excès de l’imagination que maint naturaliste, physicien ou chimiste de profession. Mais les philosophes de la nature eux-mêmes nous montrent en réalité, bien qu’ils la fondent étrangement avec le romantisme prédominant partout, une véritable aptitude pour l’observation des phénomènes et l’étude de leurs connexions. Avec de pareilles prédispositions, le passage de la nation entière, de la période de l’idéalisme à des idées saines et positives, devait nécessairement faire reparaître tôt ou tard le matérialisme.

Si l’on veut citer une date précise, pour marquer la fin de la période idéaliste en Allemagne, l’événement le plus décisif que l’on rencontre est la révolution française de juillet 1830.

Le patriotisme fanatique et idéaliste qui signala les guerres de la délivrance s’était aigri dans l’atmosphère des cachots, avait langui dans l’exil et s’était évaporé sous l’indifférence des masses. La philosophie avait perdu son prestige, depuis qu’elle s’était mise au service de l’absolutisme. L’abstraction grandiose, d’où était sortie la thèse de l’identité du réel et du rationnel, avait, dans le nord de l’Allemagne, joué assez longtemps un rôle servile et mesquin pour dégriser la multitude et lui inspirer une méfiance universelle contre la philosophie. Dans la littérature poétique, on se dégoûta du romantisme et les Reisebilder (Tableaux de voyage) de Heine avaient adopté un ton frivole auquel on ne s’attendait guère dans la patrie de Schiller. L’auteur de cette production, qui caractérisait l’esprit du temps, choisit depuis 1830 Paris pour sa résidence ; et la mode s’établit de désespérer de l’avenir de l’Allemagne et de regarder la France plus réaliste comme le pays modèle de l’époque nouvelle. Vers le même temps, le génie d’entreprise commença à se donner carrière sur le terrain du commerce et de l’industrie. Les intérêts matériels se développèrent, et comme en Angleterre, ils furent bientôt ligués avec les sciences physiques et naturelles contre tout ce qui semblait détourner l’homme de sa tâche la plus urgente. Cependant la littérature suffit encore pendant quelques dizaines d’années aux aspirations nationales ; mais, à la place du classique et du romantique, on vit apparaître la jeune Allemagne. Les rayons du système matérialiste se réunirent en faisceau. Des hommes tels que Gutzkow, Th. Mundt et Laube apportèrent dans leurs écrits maint ferment d’épicurisme. Le dernier surtout secoua effrontément le vénérable manteau, que notre philosophie avait jeté sur les défauts de sa logique.

Ce sont pourtant les épigones de la grande période philosophique, à qui l’on attribue ordinairement la restauration du matérialisme. Czolbe regarde D. F. Strauss comme le père de notre matérialisme ; d’autres nomment plus justement Feuerbach (47). Il est certain qu’en signalant ces noms, on a, plus que de raison, tenu compte des polémiques religieuses ; toutefois Feuerbach se rapproche tellement du matérialisme que nous devons à ce philosophe une mention spéciale.

Louis Feuerbach, fils du célèbre criminalise, montra de bonne heure un naturel sérieux, actif, et plus de force de caractère que de vivacité intellectuelle. Entraîné dans le courant d’enthousiasme qu’excitait Hegel, il fit, comme étudiant théologien de vingt ans, le pèlerinage de Berlin, où Hegel trônait alors (1824) dans toute la majesté d’un philosophe officiel. Les thèses, dans lesquelles on ne faisait pas sortir l’être du non-être et l’affirmation de la négation, s’appelaient, dans les décrets officiels, « faibles et insignifiantes » (48). La nature sérieuse de Feuerbach se dépêtra des abîmes hegeliens et s’éleva à une certaine « superficialité », sans cependant jamais perdre entièrement la profondeur de l’esprit de cette école. Feuerbach n’est jamais parvenu à posséder une logique claire. Le nerf de sa philosophie resta, comme partout à l’époque idéaliste, la divination. Un « conséquemment » chez Feuerbach ne contient pas, comme chez Kant et Herbart, le sens d’une conclusion réelle ou simplement intentionnelle ; ce mot indique seulement, comme chez Schelling et Hegel, un élan que la pensée se propose de prendre. Son système plane donc aussi dans une obscurité mystique, que n’éclaire pas suffisamment le ton accentué avec lequel Feuerbach parle du monde sensible et de l’évidence.

« Dieu fut ma première pensée ; la raison, ma deuxième ; l’homme, ma troisième et dernière pensée. » Par ces mots Feuerbach caractérise moins les différentes phases de sa philosophie que les phases du développement intellectuel de sa jeunesse ; car, dès qu’il eut terminé ses études (1828), il proclama franchement les principes de la philosophie de l’humanité, auxquels il resta dès lors invariablement attaché. La nouvelle philosophie devait être au rationalisme de Hegel ce que ce dernier système était à la théologie. Ainsi était inaugurée une nouvelle période, dans laquelle la théologie et même la métaphysique étaient rejetées à l’arrière-plan.

Cette théorie présente une analogie remarquable avec celle que cherchait à établir vers le même temps, à Paris, le noble Comte, penseur et philanthrope solitaire, en lutte avec l’indigence et la mélancolie. Comte aussi parle de trois époques de l’humanité. La première est la théologique ; la seconde, la métaphysique ; la troisième et dernière, la positive, c’est-à-dire celle où l’homme, avec tous ses sens, toutes ses forces se tourne vers la réalité et trouve sa satisfaction dans la solution des problèmes réels (49).

Parent intellectuel de Hobbes, Comte donne pour but à toute science la connaissance des lois qui régissent les phénomènes. « Voir pour prévoir ; chercher ce qui est pour conclure ce qui sera », est pour lui la tâche de la philosophie. De son côté, Feuerbach déclare « La nouvelle philosophie fait de l’homme y compris la nature, base de l’homme, l’objet unique, universel et suprême de la philosophie ; — l’anthropologie donc, y compris la physiologie, devient la science universelle » (50).

Dans cette glorification exclusive de l’homme, nous reconnaissons un trait particulier à la philosophie de Hegel et qui sépare Feuerbach des matérialistes proprement dits. Nous retrouvons ici la philosophie de l’esprit, sous la forme de la philosophie des sens. Le vrai matérialiste sera toujours porté à tourner ses regards vers le grand tout de la nature extérieure et à considérer l’homme comme un flot dans l’océan du mouvement éternel de la matière. La nature de l’homme n’est pour le matérialiste qu’un cas spécial de la physiologie générale, comme la pensée n’est qu’un accident spécial dans la chaîne des processus de la vie physique. Il se plaît à ranger les faits physiologiques parmi les phénomènes généraux de la physique et de la chimie, et il aime mieux faire reculer l’homme trop que trop peu vers la série des autres êtres. Sans doute, dans la philosophie pratique, il reviendra semblablement à la nature seule de l’homme ; mais là aussi il sera peu tenté d’imiter Feuerbach, en donnant à cette nature les attributs de la divinité.

Le caractère très-rétrograde de la philosophie de Hegel, quand on le compare à Kant, consiste en ce qu’il perdit entièrement l’idée d’une méthode plus générale de connaître les choses, comparativement à la méthode humaine toute subjective. Son système entier se meut dans la sphère de nos pensées et de nos rêveries sur les choses, auxquelles sont donnés des noms retentissants, sans que l’on sache au juste quelle valeur doit être assignée en général aux phénomènes et aux idées qu’on en déduit. L’opposition entre l’ « être » et l’ « apparence » n’est chez Hegel qu’une opposition entre deux formes de conceptions humaines, opposition qui ne tarde pas à s’effacer. Le phénomène est défini : l’apparence remplie par l’être, et la réalité se trouve là où le phénomène est la manifestation complète et adéquate de l’être. Feuerbach aussi a adopté l’idée erronée qu’il peut y avoir quelque chose comme la « manifestation complète et adéquate de l’être » dans le phénomène. Il déclare pourtant que la réalité n’est autre chose que la sensibilité, et c’est là ce qui le rapproche des matérialistes.

« Vérité, réalité, monde des sens sont choses identiques. L’être sensible est seul vrai, seul réel, le monde des sens est seul vérité et réalité. » « C’est seulement à l’aide des sens qu’un objet au sens véritable est donné — non par la pensée pour soi-même. » « Là où il n’y a pas de sens, il n’y a pas d’être, pas d’objet réel. » — « Si la philosophie ancienne avait pour point de départ la thèse : Je suis un être abstrait, un être uniquement pensant ; le corps ne fait point partie de mon être ; par contre, la philosophie moderne débute par la thèse Je suis un être réel, sensible, le corps fait partie de mon être ; bien plus, le corps dans son ensemble est mon moi, mon être lui-même. » — « Vrai et divin est seulement ce qui n’a besoin d’aucune démonstration, ce qui est immédiatement certain par soi-même, ce qui parle et captive immédiatement par soi, ce qui entraîne immédiatement après soi l’affirmation de sa propre existence, — ce qui est absolument net, absolument indubitable, ce qui est clair comme le soleil. Mais seul le monde des sens est clair comme le soleil ; c’est seulement là où il commence que cesse tout doute, toute discussion. Le secret du savoir immédiat est le sensible » (51).

Ces propositions qui, dans les Principes de la philosophie de l’avenir (1819), de Feuerbach, semblent presque aussi aphoristiques que nous les citons ici, ont une teinte passablement matérialiste. Il faut pourtant remarquer que monde des sens et matérialité ne sont pas des idées identiques. La forme n’est pas moins l’objet des sens que la matière ; bien plus, le véritable sensible nous donne toujours l’unité de la forme et de la matière. Nous n’acquérons ces idées que par l’abstraction, par la pensée. En continuant à penser, nous parvenons à concevoir leur corrélation d’une manière déterminée quelconque. Si Aristote accorde partout la prééminence à la forme, tous les matérialistes, de leur côté, l’accordent à la matière. Un des critériums indispensables du matérialisme est que non-seulement il regarde la force et la matière comme inséparables, mais encore qu’il considère la force comme qualité absolue de la matière et qu’ensuite de l’action réciproque des matières avec leurs forces sont déduites toutes les formes des choses. On peut ériger le sensible en principe et rester néanmoins, quant au fondement essentiel du système, aristotélicien, spinoziste et même kantien. Admettons comme fait ce que Kant donne comme conjecture, savoir que le sensible et l’entendement ont dans notre être une racine commune. Faisons ensuite un pas de plus et cherchons les catégories de l’entendement dans la structure des organes de nos sens, nous n’en verrons pas moins subsister la thèse que le sensible lui-même, qui d’après cela constitue tout le monde des phénomènes, n’est que le mode d’après lequel un être, dont nous ne connaissons pas les véritables propriétés, est affecté par d’autres êtres. Dès lors aucun principe logique n’empêche de définir la réalité de telle sorte qu’elle concorde avec le sensible ; mais en même temps on doit maintenir que derrière ce qui est ainsi la réalité pour l’homme, se trouve caché un être plus général qui, conçu par des organes différents, paraît différent en conséquence. On pourrait même conserver les idées rationnelles ainsi que toute la philosophie pratique propre à Kant, fondée sur la conscience de l’être actif ; seulement il faudrait s’y figurer le monde intelligible sous la forme d’un monde des sens. À la place de la morale sobre et calme de Kant, surgirait alors une religion colorée, chaude et vivace, dont le sensible imaginaire ne pourrait, il est vrai, prétendre à la réalité et à l’objectivité du sensible immédiat, mais bien passer, comme les idées de Kant, pour une représentation de la réalité plus élevée et plus générale du monde intelligible.

Dans cette petite excursion sur le domaine des systèmes possibles, nous nous sommes, il est vrai, passablement éloigné de Feuerbach, mais probablement pas plus que Feuerbach lui-même ne s’est éloigné du matérialisme pris dans la stricte acception du mot. Examinons donc aussi le côté idéaliste de cette philosophie du sensible.

L’être est un secret de l’intuition, de la sensation, de l’amour. — Dans la sensation seule, dans l’amour seul, « ceci » — cette personne, cette chose — c’est-à-dire l’individuel a une valeur absolue ; c’est là que se trouvent le fini et l’infini ; — c’est en cela, en cela seulement que consistent la profondeur infinie, la divinité et la vérité de l’amour. Dans l’amour seul, le Dieu, qui compte les cheveux de la tête, est vérité et réalité. » « Les sensations humaines n’ont pas de valeur empirique, anthropologique, dans le sens de l’ancienne philosophie transcendantale ; elles ont une valeur ontologique, métaphysique ; c’est dans les sensations, même dans les sensations quotidiennes, que sont cachées les vérités les plus profondes et les plus sublimes. Ainsi l’amour est la véritable preuve ontologique de l’existence d’un objet hors de notre tête — et il n’y a pas d’autre preuve de l’existence que l’amour, la sensation — en général. Ce dont l’existence procure la joie, dont la non existence produit la souffrance, cela seul existe » (52).

Feuerbach aussi a certainement fait assez de réflexions ultérieures pour ne pas rejeter comme impossible par exemple l’existence d’êtres vivants et pensants dans Jupiter ou dans un système lointain d’étoiles fixes. Si néanmoins toute la philosophie est conçue de telle sorte que l’homme soit l’unique, absolument l’unique être imaginable d’un sensible développé et intellectuel, c’est là naturellement se limiter soi-même à dessein. Feuerbach est, en cela, hégélien et, comme Hegel, il adopte au fond la thèse du vieux Protagoras, d’après laquelle l’homme est la mesure des choses. Pour lui est vrai ce qui est vrai pour l’homme, c’est-à-dire ce qui est saisi à l’aide des sens humains. Il déclare donc que les sensations ont une valeur non-seulement anthropologique, mais encore métaphysique, c’est-à-dire qu’on doit les considérer non-seulement comme des phénomènes naturels dans l’homme, mais encore comme des preuves de la vérité et de la réalité des choses. Mais par là s’accroît aussi l’importance subjective du sensible. Si la base de la métaphysique se trouve dans les sensations, elles doivent aussi, dans le domaine psychologique, être la véritable substance de tout ce qui est spirituel.

« L’ancienne philosophie absolue s’est bornée à repousser les sens sur le terrain du phénomène, du fini ; et cependant, se contredisant sur ce point, elle a indiqué l’absolu, le divin comme l’objet de l’art. Mais l’objet de l’art est l’objet de la vue, de l’ouïe, du toucher. Ainsi non-seulement le fini, le phénomène, mais encore l’être vrai, divin sont l’objet des sens — le sens est l’organe de l’absolu. »

« Nous sentons non-seulement la pierre et le bois, non-seulement la chair et les os ; nous sentons aussi les sentiments, quand nous pressons les mains ou les lèvres d’un être sensible ; nous percevons par les oreilles non-seulement le bruit de l’eau et le frémissement des feuilles, mais encore la voix pleine d’âme de l’amour et de la sagesse ; nous voyons non-seulement les surfaces de miroirs et les spectres colorés, mais encore nous contemplons le regard de l’homme. Ainsi non-seulement l’extérieur, mais encore l’intérieur ; non-seulement la chair, mais encore l’esprit ; non-seulement la chose, mais encore le moi sont l’objet des sens. — Tout est donc perceptible par les sens, quoique médiatement et non immédiatement, sinon avec les sens grossiers du vulgaire, du moins avec les sens perfectionnés par l’éducation ; sinon avec les yeux de l’anatomiste ou du chimiste, du moins avec ceux du philosophe » (53).

Mais les « sens perfectionnés par l’éducation », les « yeux du philosophe » sont-ils en vérité autre chose que les sens combinés avec l’influence d’idées acquises ? On doit accorder à Feuerbach que ce concours ne peut pas être réputé aussi simplement mécanique que la somme de deux fonctions, dont l’une serait sensorielle et l’autre intellectuelle. En effet avec le développement intellectuel les sens s’habituent à connaître l’intellectuel ; et il est très-vraisemblable que lorsqu’on pense aux objets les plus sublimes et en apparence « les plus suprasensibles », les centres sensoriels du cerveau apportent aussi un concours très-important. Si cependant l’on veut, dans la spéculation, séparer l’élément sensible de l’élément intellectuel, cela est tout aussi praticable dans l’art que dans un autre domaine quelconque. L’idéal de la tête de Junon n’est pas dans le marbre, mais dans la forme donnée au marbre. Le sens, comme tel, voit d’abord le blanc éclatant du marbre ; pour concevoir la forme, il faut préalablement une culture artistique et, pour apprécier complètement cette forme, il faut que la pensée du spectateur aille au-devant de la pensée de l’artiste. Or il peut arriver, ce qui dépasse encore le point de vue où Feuerbach s’est placé, que même l’idée la plus abstraite ne se constitue qu’à l’aide du matériel de la sensation, de même que le dessin le plus délicat ne peut se passer de craie ou de crayon ; alors, cependant, nous pourrons distinguer la forme résultant de l’ordre des sensations d’avec le matériel des sensations, comme, par exemple, nous distinguons la forme de la cathédrale de Cologne d’avec les masses de trachyte qui ont servi à sa construction. Or, même dans un dessin, on peut représenter la forme de cette cathédrale ; serions-nous alors loin de la pensée que cette forme résultant de l’ordre des sensations, qui est l’élément intellectuel important de l’objet d’art contemplé, est, dans son essence, indépendante des matériaux fortuits fournis par la sensation humaine, auxquels sans doute, pour nous autres hommes, elle est invariablement liée ? Cette pensée est transcendante, mais elle n’implique pas contradiction.

Le point le plus fâcheux au fond, c’est que, outre la sensation, Feuerbach reconnaît, complètement d’ailleurs dans le sens de Hegel, une pensée absolument étrangère à la sensation, et qu’il introduit de la sorte dans l’essence de l’homme une incurable discordance. Feuerbach partage avec la foule le préjugé, d’après lequel il existerait une pensée insensible, tout à fait pure, tout à fait abstraite ; malheureusement ce préjugé existe aussi chez la grande majorité des physiologistes et des philosophes. Or son système s’en accommode moins que tout autre. Nos pensées les plus importantes se réalisent précisément dans un matériel de sensation très-subtil, — presque imperceptible pour celui qui s’étudie lui-même avec négligence, — tandis que les sensations les plus fortes n’ont souvent qu’une valeur secondaire eu égard à notre personne morale et offrent une valeur logique encore moindre. Maisil n’existe guère de sensation qui n’implique en elle-même déjà un rapport avec d’autres sensations de la même classe. Quand j’entends le son d’une cloche, ma sensation, dès sa naissance immédiate, est déterminée par ma notion de la cloche. Voilà précisément pourquoi un son tout à fait étrange nous émeut d’une façon si insolite. Le général est dans le particulier, la logique dans la physiologie, comme la matière dans la forme. Ce que Feuerbach scinde métaphysiquement ne doit être séparé que logiquement. Il n’existe pas de pensée qui ait le général pour seul contenu. D’autre part, il n’y a pas de sensation qui ne contienne en soi quelque généralité. Le sensible isolé, tel que Feuerbach le conçoit, ne se rencontre pas effectivement, et ne peut par conséquent être l’unique réalité.

Nous avons toujours regardé comme étrange l’objection souvent faite à Feuerbach par des adversaires intelligents qui prétendaient que, sous le rapport de la morale, son système devait nécessairement aboutir à l’égoïsme pur. C’était plutôt le contraire qu’il fallait lui reprocher : Feuerbach reconnaissait expressément la morale de l’égoïsme théorique, tandis que la logique devait conduire l’ensemble de son système à un résultat diamétralement opposé. Quiconque va jusqu’à déduire de l’amour le concept de l’être ne peut aucunement conserver la morale du Système de la nature. Le véritable principe de la morale de Feuerbach, que sans doute il contredit plus d’une fois assez grossièrement, devrait plutôt être désigné par le pronom de la deuxième personne : il a inventé le tuisme ! Écoutons la définition !

« Toutes nos idées naissent des sens ; en cela l’empirisme a parfaitement raison ; seulement il oublie que l’objet le plus important, le plus essentiel des sens de l’homme est l’homme lui-même ; que, dans le regard seul de l’homme, s’allume chez les hommes la lumière de la conscience et de l’entendement. L’idéalisme a donc raison de chercher dans l’homme l’origine des idées ; mais il à tort quand il veut les faire découler de l’être isolé, comme existant pour lui-même, de l’homme fixé comme âme, en un mot, du moi sans un toi donné par les sens. Ce n’est que par la communication, par la conversation de l’homme avec l’homme, que naissent les idées. On n’arrive pas seul, on n’arrive qu’à deux aux idées, à la raison en général. Il faut deux êtres humains pour procréer un être humain, — intellectuel aussi bien que physique : la société de l’homme avec l’homme est le premier principe et le critérium de la vérité et de la généralité.

» L’homme vivant isolé, pour lui seul, n’a pas en lui l’essence de l’homme, ni comme être moral, ni comme être pensant. L’essence de l’homme n’est contenue que dans la société, dans l’union intime de l’homme avec l’homme, — union qui toutefois repose sur la distinction réelle du moi et du toi.

» L’isolement est le fini et le limité ; l’association est la liberté et l’infinité. L’homme pour lui-même est homme (dans le sens usuel) ; l’homme avec l’homme, l’unité du moi et du toi, est Dieu » (54).

De ces propositions, si Feuerbach eût été logique, il aurait dû déduire que toute la moralité humaine et la vie intellectuelle supérieure sont fondées sur la reconnaissance de l’être d’autrui. Au lieu de cela, il retomba dans l’égoïsme théorique. Il faut attribuer cette faute en partie au décousu de ses pensées, en partie à sa lutte contre la religion. L’opposition contre les doctrines religieuses l’entraîna à reconnaître occasionnellement la morale de d’Holbach, qui est en contradiction avec son système. L’homme qui, dans la littérature allemande, a prêché l’égoïsme de la façon la plus absolue et la plus logique, Max Stirner, se trouve en opposition avec Feuerbach.

Dans son fameux ouvrage l’Individu et sa propriété (1845), Max Stirner alla jusqu’à rejeter toute idée morale. Tout ce qui, d’une manière quelconque, soit comme puissance extérieure, soit comme simple idée, se place au-dessus de l’individu et de son caprice, est rejeté par Stirner comme une odieuse limite du moi par lui-même. C’est dommage que ce livre, — le plus exagéré que nous connaissions, — n’ait pas été complété par une deuxième partie, par une partie positive. Ce travail eût été plus facile que de trouver un complément positif à la philosophie de Schelling ; car, pour sortir du moi limité, je puis, à mon tour, créer une espèce quelconque d’idéalisme, comme l’expression de ma volonté et de mon idée. En effet, Stirner donne à la volonté une valeur telle qu’elle nous apparaît comme la force fondamentale de l’être humain. Il peut nous rappeler Schopenhauer. — C’est ainsi que toute médaille à son revers !

Stirner n’a pas de relations étroites avec le matérialisme ; son livre n’a d’ailleurs pas exercé une influence assez considérable pour que nous nous en occupions davantage. Il est temps que nous portions notre attention vers l’époque actuelle.

La décadence de l’idéalisme allemand, qui date, selon nous, de 1830, se convertit insensiblement en une lutte contre les pouvoirs existants, politique et ecclésiastique, lutte dans laquelle le matérialisme philosophique ne joua d’abord qu’un rôle secondaire, quoique tout le caractère de l’époque commençât à tourner au matérialisme. On pourrait clore la poésie allemande avec l’année 1830, et l’on ne perdrait pas d’œuvre véritablement importante. Non-seulement la période classique était passée, mais encore les romantiques ne chantaient plus ; la floraison de l’école de Souabe s’était arrêtée et même chez Heine, qui exerça une influence si grande sur la période nouvelle, toutes les productions animées encore d’un souffle idéal, sont antérieures à la date indiquée. Les poëtes célèbres étaient morts ou silencieux, ou bien ils avaient passé dans les rangs des prosateurs ; tout ce que l’on produisait encore avait un caractère artificiel. On ne saurait donner une preuve plus péremptoire de la connexion intime de la spéculation et de la poésie qu’en regardant comment cette évolution se reflète dans la philosophie. Schelling, d’abord l’organe le plus conscient de l’idée de son époque, l’apôtre intarissable de la production, ne produisait plus rien. L’originalité, avec ses fruits précoces, était passée comme une vague orageuse, qui a cédé au reflux. Hegel, qui semblait régner sur ses contemporains, s’efforçait de confiner l’idée dans des formules pétrifiées Grâce à son système, il est vrai, se perpétuait encore l’influence la plus marquée de la grande période idéaliste sur la génération nouvelle, mais avec quelles transformations ! — Schiller surtout avait perdu son prestige comme le prouva la vogue que trouvèrent dans le public les critiques sans cœur de Bœrne.

Gervinus, qui exprima formellement la pensée que la phase poétique de l’existence nationale allait subir un temps d’arrêt, était persuadé qu’une période de politique devait suivre nécessairement, et que l’Allemagne, sous la conduite d’un Luther politique, s’élèverait à une forme meilleure d’existence ; mais il oubliait que, pour régénérer la forme comme il l’entendait, il eût fallu en tout cas un nouvel essor de l’idéalisme et que, pour la période réaliste qui commençait, le bien-être matériei et le développement de l’industrie venaient en première ligne. Sans doute on contemplait avec prédilection la France « réaliste », même sous le point de vue politique. Mais ce qui rendait la monarchie de juillet et le constitutionnalisme français si sympathiques aux cercles, qui devenaient maintenant prédominants, c’était leur rapport avec les intérêts matériels des classes possédantes. Maintenant seulement un négociant, un fondateur de sociétés par actions, tel que Hansemann, pouvait devenir l’organe de l’opinion publique. Les associations industrielles et d’autres compagnies analogues sortaient, après 1830, comme des champignons, du sol germanique ; sur le terrain de l’instruction publique, des écoles polytechniques, des institutions industrielles, des écoles de commerce furent fondées par les bourgeois des villes florissantes, tandis que l’on voyait les incontestables défauts des gymnases et des universités avec le microscope du mauvais vouloir. Les gouvernements s’efforçaient d’empêcher ici, de prévenir là le triomphe de ces dispositions ; mais en général ils se montraient inspirés du même esprit. Un petit trait caractéristique : l’enseignement de la gymnastique, frappé à mort en punition de ses tendances idéalistes, fut ensuite ressuscité par des considérations d’hygiène. L’activité des gouvernements se tourna surtout vers les relations commerciales et la création la plus importante, de 1830 à 1840, sous les rapports politique et social, fut le Zollverein allemand. Une plus grande importance eut encore, bientôt après l’établissement des chemins de fer qui provoqua, durant la deuxième moitié de cette décennie, la rivalité et l’ardeur des plus opulentes villes commerciales. C’est précisément vers le même temps que le goût pour les sciences physiques se manifesta enfin aussi en Allemagne et le rôle principal fut joué par une science, qui se relie aux intérêts pratiques de la façon la plus intime, la chimie. Quand Liebig eut obtenu à Giessen le premier laboratoire qu’aient possédé les universités germaniques, la digue des préjugés fut rompue ; et comme l’école de Giessen produisait successivement d’habiles chimistes, les autres universités se virent forcées de suivre, les unes après les autres, l’exemple qui leur était donné. Une des villes où les sciences physiques prirent le plus grand développement fut Berlin, où se fixa en 1827 Alexandre de Humboldt, alors déjà une célébrité européenne. De 1830 à 1840, on vit Ehrenberg, Dove et les deux Rose, l’un chimiste, l’autre minéralogiste, s’y distinguer par leur activité. À eux se joignit Jean Müller, qui, dans sa jeunesse, avait traversé l’école de la philosophie de la nature, mais sans y perdre le sang-froid et l’énergie du savant investigateur. Son Manuel de physiologie (1833) et son enseignement infatigable firent de lui l’initiateur le plus influent par la direction strictement physique qu’il imprima à la physiologie, considérée comme science naturelle ; il fut, à vrai dire, puissamment soutenu par les travaux, encore plus profonds et remarquables surtout par leur précision mathématique, d’Ernest Henri Weber, qui florissait alors à Leipzig. Ajoutez à cela que l’influence française, redevenue très-considérable en Allemagne, poussait les esprits dans la même voie. Les recherches de Flourens, Magendie, Leuret et Longet dans le domaine de la physiologie et particulièrement de la physiologie du cerveau et du système nerveux, firent grande sensation parmi les hommes compétents de l’Allemagne et préparèrent l’apparition ultérieure de Vogt et de MoIeschott. On se plut dès lors en Allemagne, sans y mettre encore la franchise dont on fit preuve dans la suite, à tirer de ces recherches des conclusions sur la nature de l’âme. C’est aussi de France que vint l’impulsion la plus forte pour la psychiatrique ; car rien n’était plus propre à mettre pour toujours fin aux rêveries transcendantes du théologien Heinroth et de ses partisans que l’étude des œuvres de l’éminent Esquirol, qui furent (1838) traduites en allemand. La même année parut aussi la traduction allemande de l’ouvrage de Quételet sur l’homme, dans lequel le savant astronome et statisticien belge s’efforçait de donner une physique des actes humains fondée sur des chiffres.

L’influence la plus notable fut exercée par le mouvement de recul du torrent idéaliste sur le terrain religieux. L’enthousiasme pour le romantisme dévot et pour le cléricalisme poétique disparut, et fut remplacé par le matérialisme d’une nouvelle foi littérale et d’une foi aveugle au principe d’autorité. Tandis que de Berlin Hengstenberg lançait les esprits dans cette direction, l’école de Tubingue, dans le sud de l’Allemagne, suivant une voie contraire, travaillait avec plus d’ardeur que jamais à miner les traditions ecclésiastiques à l’aide des instruments d’une science implacable. Si ces efforts, combinés d’abord avec l’admiration pour Hegel, dénotaient infiniment plus de véritable idéalisme que n’en montraient Hengstenberg, ses protecteurs et ses adhérents, l’application à la Bible et à l’histoire ecclésiastique d’une critique froide, et rigoureusement fidèle aux exigences de la raison, n’en était pas moins un des signes de l’époque nouvelle, et annonçait le triomphe prochain et universel de l’élément pratique et rationnel.

On ne saurait nier pourtant qu’à côté de ce trait fondamental, qui caractérisait la nouvelle époque et la poussait vers les améliorations pratiques et matérielles, une fermentation intense des esprits fût entretenue par le désir des réformes politiques et par la haine des classes éclairées contre les tendances réactionnaires des gouvernements. Autant l’on se sentait faible sur le terrain politique, autant l’on se sentait fort sur le terrain scientifique et littéraire. Les écrits de la Jeune Allemagne obtinrent, par l’esprit d’opposition qui y régnait, une importance bien au-dessus de leur valeur intrinsèque. Dans l’année 1835, — signalée par l’inauguration du premier chemin de fer en Allemagne, — parurent Madonna de Mundt et Wally de Gutzkow, livre qui valut un emprisonnement à l’auteur pour ses attaques contre le christianisme. Et cependant un autre livre, qui parut la même année, devait porter un coup bien plus sensible au christianisme officiel, alors déjà regardé comme le palladium de toutes les autorités c’était la Vie de Jesus par Strauss. Grâce à ce livre, l’Allemagne prit la tête du mouvement commencé en Angleterre et continué en France pour l’application de la critique indépendante aux traditions religieuses. D’ailleurs la critique historique et philologique était devenue l’honneur de la science allemande. Ici les arguments et les répliques étaient plus faciles à saisir que sur le terrain de la spéculation ; et ce livre devint ainsi une excitation directe adressée à quiconque se croyait assez instruit pour le juger. Ce qui restait encore des opinions intermédiaires, pénétrées d’idéal, mais obscures, de l’époque du romantisme et du rationalisme antérieurs, vint se briser contre les questions critiques, qui furent dès lors maîtresses du champ de bataille. La division des esprits devint plus tranchée.

De 1840 à 1850, l’élan des esprits vers les réformes devint agressif. On ne se contentait plus de prononcer une parole libre, d’émettre une pensée audacieuse ; on déclarait absolument insupportable l’ordre de choses existant. Depuis que Ruge avait donné le signal dans les Annales de Halle, les tendances vers la liberté politique se joignirent aux tendances scientifiques et socialistes de diverses nuances pour masser les forces de l’opposition en colonne d’attaque. Le clergé fut particulièrement en butte aux hostilités ; aussi regarda-t-on généralement les idées matérialistes comme apportant un concours précieux, quoique le hegelianisme et la critique rationaliste combattissent à l’avant-garde. En religion, on s’indignait surtout contre les chaînes dont la manie toujours croissante de réhabiliter le passé menaçait de charger la science ; en politique, on était surtout révolté contre les essais tentés par un romantisme nébuleux pour raviver les idées des âges précédents. On aurait pu croire qu’un élan scientifique, en lutte avec les entraves imposées par le pouvoir, était le secret de la tension qui deyait aboutir à une crise prochaine. Comme toujours, le mouvement devint plus idéaliste à mesure qu’il faisait des progrès. On en appela aux armes de la religion et de la poésie. La poésie politique atteignit son apogée. Le catholicisme allemand commença la rupture, puis une série d’orages traversa l’Europe entière et les haines longtemps comprimées éclatèrent à la fois en 1848.

Si le matérialisme avait joué son rôle au début de la lutte, par contre il se retrancha complètement derrière les tendances idéalistes à l’heure des combats décisifs. Le triomphe de la réaction poussa les esprits à s’occuper, avec une ardeur nouvelle, de la question matérialiste, et à discuter, sous toutes les faces, le pour et le contre, mais assez superficiellement.

Bien des fois déjà on avait pu remarquer, en Allemagne, une transformation particulière dans la tendance générale du mouvement progressiste. Après une période, durant laquelle certaines idées dominantes réunissent toutes les forces pour une attaque commune, en vient une autre, où chaque travailleur se concentre dans sa spécialité. C’est ainsi que l’on vit naître, en nombre toujours croissant, les congrès, les excursions, les fêtes générales de l’Allemagne, les réunions centrales pour toutes les professions et en faveur de toutes les aspirations possibles, et par l’esprit d’association se forma silencieusement et pratiquement une nouvelle puissance sociale. Mais avec une énergie particulière surgirent les intérêts matériels, après la tempête idéaliste et politique de l’année 1848, dès les premiers symptômes d’un reflux accentué. L’Autriche, ébranlée jusque dans ses fondements, chercha une régénération sérieuse dans la voie du progrès industriel. Avec une ardeur fébrile, M. de Bruck construisit routes sur routes ; traités, spéculations et mesures financières se pressèrent les uns à la suite des autres. Vint ensuite l’activité privée. En Bohême, on exploita des mines de houille, on construisit des hauts-fourneaux et des chemins de fer. Dans le sud de l’Allemagne, l’industrie cotonnière prit un essor grandiose. En Saxe, presque toutes les branches de la métallurgie et de la fabrication des tissus se développèrent sur une plus large échelle que par le passé. En Prusse, on se jeta avec une ardeur désespérée sur l’exploitation des mines et les travaux de forges. Houille et fer devinrent les mots d’ordre de l’époque. En Silésie et plus encore dans la province rhénane et en Westphalie, on rivalisa avec l’Angleterre. Dans l’espace de dix ans, le royaume de Saxe doubla sa production de houille. La province rhénane et la Westphalie triplèrent la leur ; la Silésie tint le milieu. Dans cette province, la valeur du fer brut produit fut doublée ; elle fut quintuplée dans la partie occidentale de la monarchie prussienne. La valeur de l’ensemble des produits des mines fut plus que triplée ; les produits des usines suivirent la même progression. Les chemins de fer furent appropriés au transport des marchandises en masse et augmentèrent leurs trains à un degré inespéré. Les armateurs prospérèrent et les exportations prirent en partie un développement prodigieux. Quand on n’eut plus de parlement, on travailla à établir l’unité allemande au moyen des poids et des monnaies. Trait caractéristique, l’organisation du change fut à peu près la seule mesure qui rappelât les grandes tendances unitaires.

Aux progrès matériels correspondit, de nouveau, l’essor des sciences physiques ; la chimie surtout se trouva en relations de plus en plus étroites avec les besoins de la vie. Dès lors on aurait pu se contenter des faits positifs et notamment des résultats utiles dus aux sciences précitées et, à l’instar de l’Angleterre, se soumettre pour le reste à une orthodoxie commode et vide de pensées. C’eût été le matérialisme pratique dans sa perfection ; car rien n’économise plus sûrement nos forces pour les rendre lucratives, rien ne consolide plus l’amour insouciant des jouissances, rien ne met plus le cœur à l’abri des odieux accès de la pitié et du doute relativement à notre propre perfection que cette inertie complète de l’esprit, qui écarte comme inutile toute méditation sur l’enchaînement des phénomènes et sur les contradictions qui surgissent entre l’expérience et la tradition.

L’Allemagne ne pourra jamais se livrer entièrement à ce matérialisme. Son vieux penchant pour les créations artistiques ne s’arrête et ne se repose jamais ; on a pu oublier momentanément les aspirations unitaires de la patrie, mais non les aspirations unitaires de la raison. Cette architecture nous tient plus à cœur que celle de nos cathédrales du moyen âge. Quand l’entrepreneur patenté, le philosophe officiel sommeille, la liberté industrielle travaille ardemment dans l’intervalle ; et chimistes et physiologistes saisissent la truelle de la métaphysique. L’Allemagne est le seul pays de la terre où le pharmacien ne peut préparer un médicament sans s’interroger sur la corrélation de son activité avec l’ensemble de l’univers. C’est cette tendance idéale, qui, pendant que la philosophie restait enfoncée dans le bourbier, a suscité, du moins parmi nous, la polémique matérialiste, pour rappeler aux masses d’ « hommes instruits » trop faciles à contenter, qu’au-delà de l’habitude quotidienne du travail et de l’expérimentation il existe encore un domaine illimité, dont le parcours rafraîchit l’esprit et ennoblit le cœur.

Un mérite doit être pour toujours attribué à la science physique de l’Allemagne de nos jours : suivant ses forces et son intelligence, elle ramassa le gant que d’audacieux insulteurs de la raison avaient jeté à la science. La preuve la plus convaincante de la débilité et de l’avilissement de la philosophie est son silence à l’époque où les misérables favoris de misérables souverains voulurent commander à la pensée de rebrousser chemin.

Il est vrai que les savants, qui étudiaient la nature, furent provoqués même par des hommes sortis de leurs rangs, lesquels, sans la moindre raison scientifique, se sentirent poussés à résister au système prédominant dans l’étude de la nature. La Gazette universelle (d’Augsbourg), qui était descendue jusqu’à livrer la rédaction de ses feuilletons, jadis moins accessibles, à des professeurs d’une science de second ordre, peut, se vanter d’avoir commencé cette lutte. L’année 1852 apporta, dès son début, les Lettres physiologiques de R. Wagner. En avril, Moleschott signa la préface de la Circulation de la vie ; et, en septembre, Vogt annonça, en publiant ses Tableaux de la vie animale qu’il était temps de montrer les dents à la manie autoritaire qui se regardait comme victorieuse.

Des deux champions de la tendance matérialiste, l’un était un épigone de la philosophie de la nature ; l’autre un ex-régent de l’empire, c’est-à-dire un idéaliste désespéré. Ces deux hommes, qui ne sont pas dénués de la passion des recherches personnelles, brillent cependant surtout par le talent de l’exposition. Si Vogt est plus clair et plus précis dans les détails, Moleschott conçoit et compose mieux ses vues d’ensemble. Vogt se contredit plus fréquemment ; Moleschott est plus riche en formules auxquelles on ne peut en général attribuer aucun sens. — Le principal ouvrage de Vogt, dans cette polémique (La foi du charbonnier et la science), ne parut au reste qu’après le congrès des naturalistes de Gœttingue (1854), qui faillit renouveler pour nous le spectacle des grandes disputes religieuses de l’époque de la Réforme. Au fort de la mêlée (1855), parut Force et matière de Büchner, ouvrage qui fit peut-être plus de sensation et en tout cas souleva des critiques plus vives que n’importe quelle autre publication de ce genre. Nous devons repousser énergiquement les accusations d’immoralité lancées contre Büchner à propos de la première édition de son opuscule ; par contre, nous ne pouvons reconnaître la prétention de Büchner à l’originalité philosophique. Commençons donc par examiner les conditions qu’il veut imposer à la philosophie.

Dans sa préface, après avoir motivé son mépris pour une langue technique en philosophie, Büchner s’exprime en ces termes :

« De par sa nature, la philosophie est un domaine intellectuel, commun à tous. Les démonstrations philosophiques, qui ne peuvent être comprises que par tous les hommes instruits ne valent pas, à notre avis, l’encre typographique employée. Ce qui est pensé clairement peut aussi être énoncé clairement et sans ambages. »

Büchner donne là une définition de la philosophie entièrement nouvelle, quoique assez peu précise. Ce que l’on a nommé philosophie jusqu’à présent ne fut jamais un domaine commun à tous, et ne pouvait être compris par tous les « hommes instruits », du moins sans études préparatoires vastes et profondes. Les systèmes d’Héraclite, Aristote, Spinoza, Kant, Hegel exigent de très-grands efforts, et, quand tout ce qu’ils ont dit n’est pas également intelligible, cela peut être la faute de ces philosophes. Il est clair qu’aux yeux de nos prédécesseurs, ces systèmes valaient plus que l’encre typographique, sans quoi ils n’auraient pas été imprimés, ni vendus, ni payés, ni loués, ni surtout lus fréquemment. Mais il est évident que Büchner ne s’adresse qu’aux vivants, dans l’acception la plus téméraire du mot. Quant à l’importance que ces systèmes-là pouvaient avoir pour le passé, il ne s’en préoccupe pas. Il ne se demande pas davantage quelle influence ce passé a exercée sur le présent et si un processus de développement nécessaire n’aurait point par hasard relié les idées de notre époque aux efforts de ces philosophes. On devra pourtant admettre que Büchner laisse à l’histoire de la philosophie son importance ; car, de même que beaucoup d’objets de la nature, la pensée humaine mérite bien aussi d’être étudiée et, dans ce cas, l’on ne peut se borner aux produits les plus futiles de l’activité intellectuelle. Büchner lui-même a écrit un article sur Schopenhauer, dans le seul but, il est vrai, de donner au public une idée du système propre à ce philosophe ; il y reconnaît toutefois qu’encore aujourd’hui Schopenhauer « doit exercer une puissante influence sur la marche de notre développement philosophique actuel. » Et pourtant Schopenhauer est le représentant d’un idéalisme, que l’on peut, comparativement à celui de Kant, taxer de réactionnaire, et qui outre cela n’est pas facile à comprendre.

Au reste Büchner ne se contente nullement de réclamer un exposé de la philosophie meilleur et plus intelligible ; car, dans ce que l’on a jusqu’ici désigne par ce nom, se présentaient des questions que les termes même les plus populaires ne parviennent pas à rendre beaucoup plus claires, la difficulté étant non dans les mots, mais dans les choses. Nous serions complètement de l’avis de Büchner, pour reconnaître que l’esprit du temps réclame impérieusement la suppression absolue de ce qu’on appelle l’enseignement ésotérique. Sans doute la plupart des philosophes auraient été destitués dans l’occasion, si le radicalisme de leurs opinions réelles eut été aussi évident que la souplesse qu’ils déployaient, souvent grâce aux détours les plus étranges, dans les applications pratiques de leurs idées ; mais cela même n’aurait pas été un grand malheur pour la marche progressive de l’humanité. Kant, qui était un homme aux nobles pensées et qui d’ailleurs pouvait s’appuyer sur le grand roi (Frédéric II) et sur le ministre éclairé, de Zedlitz, avait néanmoins conservé assez des vieux principes ésotériques pour regarder par exemple le matérialisme, à cause de l’intelligibilité de cette doctrine, comme plus dangereux que le scepticisme, qui suppose un plus grand nombre de principes peu connus. Le profond radicalisme, particulier à Kant, est resté, soit par la difficulté du point de vue, soit par l’obscurité du style, tellement caché qu’il ne se révèle complètement qu’aux études les plus perspicaces, les plus exemptes de préjugés ; que Büchner y trouverait peut-être, à l’usage des penseurs modernes, encore plus de matériaux utiles que chez Schopenhauer, s’il avait le courage de se lancer dans l’étude de Kant. Bien que forcés d’être de l’avis de Büchner, en pensant qu’on devrait pour toujours mettre un terme aux obscurités calculées que l’on entasse sur les pas des profanes, nous ne pouvons cependant ni espérer, ni désirer l’élimination définitive des obstacles dont les questions philosophiques sont hérissées en vertu même de leur essence. D’un côté, nous trouvons la logique irrésistible du grand mouvement démocratique, qui ne permet plus aux apôtres du rationalisme et de la libre pensée d’avoir des secrets par devers eux et veut faire participer les masses aux résultats des travaux accomplis par l’humanité entière. D’un autre côté, nous constatons le désir, malgré cette considération du besoin des masses, de ne pas laisser s’appauvrir la science et d’empêcher autant que possible l’écroulement de la culture moderne par la conservation intacte des trésors de la sagesse philosophique. Cette publicité en ce qui concerne les conséquences de la doctrine philosophique est d’ailleurs réclamée moins à titre de concession au grand nombre des hommes instruits que comme moyen auxiliaire d’émancipation pour un nombre d’individus bien plus considérable, pour les couches inférieures qui arrivent peu à peu à la conscience de leur mission agrandie. Par contre, nos « classes éclairées » sont tellement blasées, dans leur brillante frivolité, qu’il est inutile de faire briller à leurs yeux l’idée que tout en philosophie est à leur portée immédiate comme à celle des philosophes les plus renommés. Si l’on veut donner le nom de philosophie à l’instruction que le peuple retire des conférences qu’on lui fait, instruction suffisant tout au plus à le préserver de la plus grossière superstition, il faut imaginer une dénomination nouvelle pour la philosophie, qui constitue la théorie générale de toutes les sciences. Ou bien nierait-on que, dans ce sens et au point de vue où s’est placée la science actuelle, une philosophie soit encore possible ?

Au reste, l’assertion que tout ce qui est conçu clairement doit pouvoir être exprimé de même, quelque vraie qu’elle soit au fond, peut entraîner des abus fâcheux. Certes le grand Laplace a donné, dans sa Théorie analytique du calcul des probablilités, un modèle achevé d’exposition claire, et cependant un petit nombre de ceux qui, dans l’intérêt de la culture générale de leurs facultés, ont acquis une légère teinture de mathématique, sera en état de comprendre cet ouvrage, même au prix de quelques efforts. En mathématique, d’ailleurs, le moindre développement sera inintelligible, comme le serait une langue étrangère, pour quiconque n’est pas familiarisé avec les notions qu’il entendra exposer. Un fait absolument semblable peut se présenter en philosophie. Ainsi, entre autres preuves, nous pouvons faire observer qu’il n’y a pas une seule branche de la mathématique, qui ne se prête à une exposition philosophique. Laplace a soumis à une exposition philosophique même les premiers éléments du calcul des probabilités, et cette œuvre est beaucoup plus intelligible que la théorie analytique, non parce qu’elle est philosophique, mais parce qu’elle traite des éléments fondamentaux. Malgré tout cela, l’Essai philosophique sur les probabilités pourrait bien offrir de graves difficultés à nombre de nos hommes instruits.

On peut, à la vérité, objecter en faveur de Büchner que la philosophie s’est posée non-seulement comme la quintessence des sciences, comme le dernier mot de la comparaison de leurs résultats, mais encore comme introduction et préparation. Déjà la scholastique comprenait la philosophie dans ce dernier sens et nos universités ont conservé jusqu’à ces derniers temps l’usage de faire précéder les études spéciales par des leçons de philosophie. Mais, en Angleterre et en France, on a souvent confondu l’exposition philosophique des choses avec des exposés intelligibles pour le peuple. De là vient aussi que Büchner en Allemagne est estimé surtout comme écrivain polémiste populaire, tandis que ses nombreux partisans d’Angleterre et de France sont plus portés à lui accorder le titre de véritable philosophe.

Un des exemples les plus remarquables de la relativité de nos idées peut se trouver dans le fait que les qualités qui rendent Büchner plus clair pour la masse du public sont précisément le contraire de ce que la science, dans sa stricte acception, désigne sous le nom de clarté. Si Büchner avait pris, par exemple, l’idée d’hypothèse dans l’acception scientifique, il n’aurait probablement pas été compris d’un grand nombre de ses lecteurs, attendu qu’il faut une culture logique assez considérable avec quelques notions d’histoire des sciences pour définir cette idée de manière à la rendre saisissable à un esprit perspicace. Mais chez Büchner, « hypothèse » signifie toute espèce de suppositions non-justifiées, comme par exemple les propositions déduites de la spéculation philosophique (55). Au mot « matérialisme », Büchner donne tantôt le sens que l’histoire lui attribue ; tantôt il le fait synonyme de « réalisme » ou d’« empirisme » ; on rencontre même des passages où ce terme, le plus positif de tous les termes philosophiques, est employé dans un sens purement négatif et coïncide presque avec scepticisme. La signification du mot « idéalisme » varie encore davantage ; il semble souvent presque synonymes d’« orthodoxie. » Ce vague, dans la signification, fait précisément paraître ces idées claires à ceux qui n’en connaissent pas la portée exacte et qui éprouvent cependant le besoin d’en parler. Il en est pour ainsi dire comme de l’effet des lunettes selon la différence des distances et des vues. Celui qui, dans ces questions, voit plus loin avec ses seuls yeux, trouve tout terne à travers les lunettes de Büchner ; le myope, au contraire, s’imagine voir très-clair avec ces lunettes et distingue effectivement mieux qu’à l’œil nu. Malheureusement ces lunettes sont fortement colorées ! Büchner s’obstine sans cesse à regarder comme naïves les véritables doctrines des philosophes, parce qu’il a remarqué que, dans la vie, elles se relient souvent, par leur tendance conservatrice, aux erreurs grossières de la vie quotidienne. Ainsi, en particulier, le chapitre des idées innées ne petit que nous rappeler vaguement les fleurs de rhétorique d’un prédicateur ignare ou les périodes suspectes d’un livre de lecture destiné aux enfants studieux, tandis que, dans la philosophie moderne, nous chercherions en vain un auteur soutenant réellement les doctrines que Büchner attaque. On peut voir, il est vrai, une juste punition dans cette correction infligée à la duplicité de nos philosophes trop bien dressés, qui sont, en quelque sorte, souffletés en pleine rue, sans que le public, livré à ses propres sentiments, éprouve pour eux la moindre sympathie.

Si Büchner est indécis et arbitraire dans l’emploi des concepts particuliers, il ne peut naturellement être regardé comme le représentant d’un principe nettement exprimé, déterminé et positif. Il n’est tranchant, impitoyable et logique que dans la négation ; mais cette négation fortement accentuée n’est aucunement le produit d’une intelligence sèche et purement critique ; elle procède bien plutôt d’un enthousiasme fanatique pour le progrès de l’humanité, pour la victoire du vrai et du beau. Il a suffisamment étudié les obstacles qui entravent le progrès pour les attaquer avec une ardeur impitoyable. Il se peut aussi que bien des choses inoffensives lui paraissent suspectes. Mais tout ce qui n’est pas suspect, tout ce qui ne recèle à ses yeux aucune fourberie, tout ce qui n’est pas une entrave suscitée par la malveillance au progrès scientifique et moral, il croit pouvoir l’utiliser. Büchner est né idéaliste. Il appartient à une famille richement douée du côté de la poésie. Un de ses frères mort prématurément donnait, comme poëte, de grandes espérances ; un autre s’est pareillement fait connaître comme poëte et historien de la poésie ; sa sœur, Louise Büchner, est généralement connue par son remarquable talent littéraire et par ses recueils de poésies des femmes du monde allemandes. Lui-même, — comparable en cela à De la Mettrie, — se distingua comme élève par ses études littéraires, philosophiques, poétiques et par l’éclat de son style. Lui aussi, pour obéir à son père, se voua aux études médicales ; sous ce point de vue encore on peut le comparer à son devancier français ; car, dès le début, il prit parti pour l’école rationaliste en médecine. Plus sérieux et plus solide que De la Mettrie, il appliqua ensuite son talent riche et multiple soit à des recherches scientifiques, soit à la vulgarisation, par la parole et par les écrits, des résultats acquis de nos jours par les sciences physiques. Dans tout le cours de son activité, il ne perdit jamais de vue les rapports de ses études avec les grands problèmes que l’humanité, dans sa marche progressive, a le devoir de résoudre.

Encore que Büchner, influencé par Moleschott, dont il imita la manière emphatique et le style déclamatoire, ait professé un matérialisme accentué ; sa tendance réelle, — autant qu’on peut en juger d’après des passages, plus ou moins contradictoires, de ses écrits, — n’en est pas moins relativiste (56). Les énigmes finales de la vie et de l’existence sont, dit-il à plusieurs reprises, tout à fait insolubles (57). Quant aux recherches empiriques, qui seules peuvent nous conduire à la vérité, elles ne nous permettent d’admettre rien de suprasensible. Si notre pensée franchit les limites de l’expérience, nous tombons sans retour dans des erreurs. La foi, qui dès lors n’a plus rien à démêler avec les faits, peut aller s’égarer dans ces régions-là ; mais la raison ne peut ni ne doit l’y suivre. La philosophie doit être le résultat des sciences physiques ; nous devons nous contenter de ce qu’elles nous enseignent, tant que par cette voie nous ne sommes pas arrivés à une vue plus profonde. — Il est à remarquer que Büchner ne veut pas admettre l’importance poétique et symbolique des thèses philosophiques ou religieuses. En ce qui concerne ces questions, il a rompu avec ses tendances poétiques ; et, dès ce moment, il ne connaît que le vrai ou le faux. Il nie ainsi au fond la spéculation, la foi religieuse et même toute poésie qui exprime une pensée en style imagé.

Moleschott et Büchner font souvent preuve d’une sagacité grande et véritablement philosophique dans l’élucidation de telle ou telle question ; mais à cette sagacité succèdent parfois des trivialités presque inconcevables. Ainsi par exemple, dans Force et Matière de Büchner, la plus grande partie du chapitre « de la pensée » est un modèle de dialectique circonspecte ; ce n’est, à vrai dire, qu’un fragment, car l’excellente critique de la fameuse assertion de Vogt sur les rapports de la pensée avec le cerveau, conclut au dualisme complet de la force et de la matière, dualisme qui n’aboutit ensuite à aucune tentative de conciliation mais disparaît simplement sous la rapide succession des phrases.

« La pensée, l’esprit, l’âme, dit Büchner, ne sont rien de matériel ; ils ne sont pas même de la matière, mais un ensemble de forces diverses converti en unité, l’effet du concours de plusieurs matières douées de forces ou de propriétés. » Il compare cet effet à celui d’une machine à vapeur, dont la force est invisible, inodore et insaisissable, tandis que la vapeur dégagée est chose secondaire et n’a rien à faire avec le « but de la machine ». Une force quelconque ne peut être « révélée » ou, comme disait la première édition, avec beaucoup plus de logique et de suite dans les idées, « construite idéalement » que d’après ses manifestations. La force et la matière sont inséparables, mais la pensée établit une grande distance entre l’une et l’autre ; « elles vont même jusqu’à se nier l’une l’autre ». « Du moins nous ne saurions comment définir l’intelligence et la force si ce n’est comme immatérielles, excluant naturellement la matière ou lui étant opposées. »

Il n’en faut pas davantage au spiritualiste le plus croyant pour fonder tout son édifice sur cette base et l’on peut ici de nouveau voir clairement combien peu est justifiable l’espoir que la seule propagation de la conception matérialiste de la nature, aidée de toutes les connaissances qui lui servent de support, extirpera un jour les idées religieuses ou superstitieuses, vers lesquelles l’homme penche par des motifs qui pénètrent chez lui bien plus avant que son opinion théorique sur les phénomènes de la nature. L’union indissoluble de la force et de la matière est suffisamment démontrée pour la nature visible et palpable. Mais si la force est essentiellement quelque chose de suprasensible, pourquoi, dans un monde insaisissable pour nos sens, n’existerait-elle point par elle-même ou combinée avec des substances immatérielles ?

Les anciens matérialistes comprennent la question avec infiniment plus de netteté et de logique que Büchner, quand ils ramènent toute force au mouvement, à la pression, au choc de la matière ; et, ainsi que l’a fait surtout Toland d’une façon admirable, quand ils conçoivent la matière comme mue en soi, et le repos comme n’étant qu’un cas spécial du mouvement.

Mais, abstraction faite des difficultés qui résultent, pour la démonstration de cette théorie, de la physique moderne avec ses effets à distance complètement incompréhensibles, il reste un autre point qui embarrasse pareillement tous les systèmes matérialistes ; seulement cette difficulté reste mieux dissimulée dans la vague conception de Büchner, qui mêle confusément la force mécanique et l’esprit. En effet Büchner s’est formé toute sa conception cosmique et il a rédigé son ouvrage principal, sans connaître la loi de la conservation de la force. Quand il la connut, il lui consacra un chapitre spécial et il la rangea simplement parmi les nouveaux supports de sa conception matérialiste de l’univers, sans éclairer de nouveau complètement avec la lumière de cette importante théorie toutes les parties de son édifice. Sans cela, il aurait aisément découvert que les phénomènes du cerveau doivent aussi être strictement subordonnés à la loi de la conservation de la force, et de la sorte, comme nous le montrerons plus tard en détail, toutes les forces deviennent invariablement des forces mécaniques, des mouvements et des tensions. On peut ainsi construire mécaniquement l’homme entier avec toutes les manifestations de son activité intellectuelle ; tout ce qui se passera dans le cerveau sera pression et mouvement ; mais de là à l’ « esprit » ou même à la sensation consciente, le chemin reste tout aussi long que de la matière à l’esprit.

Büchner n’est guère arrivé à la clarté sur ce point ; c’est ce que prouve un supplément étrange, qu’il a laissé se glisser dans les éditions suivantes, et qui maintient toute la confusion relative à l’esprit et à la force. Il y trouve que le cerveau, qui produit un effet aussi spécial que l’esprit, est le seul de tous les organes qui se fatigue et a besoin de sommeil, et cette circonstance motive, à ses yeux, une distinction essentielle, non-seulement entre les organes, mais encore entre l’activité psychique et l’activité mécanique en général. Il pense ensuite aux muscles et, avec une étourderie presque impardonnable chez un physiologiste, il ajoute : « On peut en dire autant des organes que le cerveau met en mouvement par l’intermédiaire du système nerveux animal, par conséquent des muscles volontaires. » Mais les muscles se fatiguent aussi, quand les forces de tension qui y sont accumulées ont été toutes employées, tandis que le cerveau pourrait longtemps encore leur envoyer de nouvelles excitations au travail ; c’est là un fait auquel évidemment Büchner n’a pas songé.

La cause qui a empêché des hommes aussi bien doués et aussi sincères dans leurs tendances que Moleschott et Büchner d’approfondir leur sujet, ne se trouve sans doute pas dans leur intention première de remplacer la philosophie par une exposition et une discussion populaires ; car, même en se proposant ce dernier but, on peut satisfaire à des exigences plus relevées et l’exposition populaire peut avoir réellement une valeur philosophique, sans pour cela épuiser le programme de la philosophie. Mais alors il faut fonder au moins l’exposé sur une conception nette, logique et claire, ce qui n’est généralement pas le fait de nos matérialistes. On pourrait en trouver la raison dans l’influence de la philosophie de Schelling-Hegel.

Nous avons donné plus haut à Moleschott le nom d’épigone de la philosophie de la nature, et nous l’avons fait à bon escient. Il ne l’est pas pour avoir, dans sa jeunesse, activement étudié Hegel, puis rendu hommage, à Feuerbach, mais parce que cette tendance est visible encore partout dans son matérialisme que l’on prétend si logique, et même précisément sur les points décisifs de la métaphysique. On peut en dire autant de Büchner, qui donne souvent comme autorité Feuerbach, penseur puissant, passionné, mais parfaitement obscur et qui ensuite, avec ses propres assertions, s’égare fréquemment dans un vague panthéisme.

Le point dont il s’agit notamment peut très-bien se préciser. C’est pour ainsi dire la pomme de la chute au point de vue de la logique, dans la philosophie allemande après Kant : la relation entre le sujet et l’objet de la connaissance.

D’après Kant, notre connaissance provient de l’action réciproque du sujet et de l’objet l’un sur l’autre, thèse infiniment simple et cependant toujours méconnue de nouveau. Il résulte de cette théorie que notre monde des phénomènes n’est pas seulement un produit de notre imagination (Leibnitz, Berkeley) ; qu’il n’est pas davantage une représentation adéquate des choses réelles, mais l’effet d’influences objectives façonnées d’une manière subjective. Ce que non pas peut-être un seul homme connaît de telle ou telle façon, par suite d’une disposition accidentelle ou d’une organisation défectueuse, mais ce que l’humanité entière est forcée de connaître en vertu de ses sens et de son entendement, Kant le nommait objectif sous un certain point de vue. Il le nommait objectif, en tant que nous ne parlons que de notre expérience ; par contre, il le disait transcendant ou même faux, quand nous appliquons de pareilles notions aux choses en soi, c’est-à-dire aux choses existant absolument et indépendamment de notre connaissance.

Mais les successeurs de Kant avaient soif d’une connaissance absolue ; et, quittant tout à fait le sentier de l’analyse réfléchie, ils se créèrent cette connaissance par la dogmatique de leurs thèses. Ainsi naquit le grand axiome de l’unité du subjectif et de l’objectif, la fabuleuse pétition de principe (petitio principii) de l’unité de la pensée et de l’être, dans laquelle on voit encore Büchner enlacé et captif.

D’après Kant, cette unité n’existe que dans l’expérience, mais elle est le résultat d’une fusion ; elle n’est pas la pensée pure et elle ne donne pas l’être pur. Or, d’après Hegel, ce devrait être l’inverse : précisément la pensée absolue devrait coïncider avec l’être absolu. Cette pensée gagna du terrain à cause de son non-sens grandiose, en rapport avec les besoins de l’époque. Elle est le fondement de la fameuse philosophie de la nature. Dans la fermentation confuse de l’école de Hegel, il était souvent difficile de donner le sens précis de cette pensée. On pouvait la concevoir a priori comme un véritable principe métaphysique ou comme un impératif colossal et catégorique destiné à limiter la métaphysique. Dans ce dernier cas, on se rapproche de Protagoras. Devons-nous définir le vrai, le bien, le réel, etc., de façon à ne nommer vrai, bien, réel, etc., que ce qui l’est pour l’homme, ou devons-nous nous figurer que ce que l’homme reconnaît comme tel a la même valeur aux yeux de tous les êtres pensants, qui existent ou peuvent exister ?

Cette dernière conception, seule propre au véritable et primitif hégélianisme, conduit irrésistiblement au panthéisme ; car on y présuppose comme axiome l’unité de l’esprit humain avec celui de l’univers et avec tous les esprits. Toutefois une partie des épigones s’en tint avec Feuerbach à l’impératif catégorique : réel est ce qui est réel pour l’homme, c’est-à-dire comme nous ne pouvons rien savoir des choses en soi, nous ne voulons rien en savoir non plus, et en voilà assez !

L’ancienne métaphysique voulait connaître les choses en soi ; la philosophie de la nature retomba dans cette illusion. Kant seul s’est placé au point de vue tranché et parfaitement clair, d’après lequel nous ne savons des choses en soi que ce que précisément Feuerbach a négligé : nous sommes forcés de les présupposer comme une conséquence nécessaire de notre esprit, c’est-à-dire que la connaissance humaine ne représente qu’un îlot dans l’immense océan de toute connaissance possible.

Feuerbach et ses adhérents retombent sans cesse dans l’hégelianisme transcendant, précisément parce qu’ils ne font pas attention à ce point. Quand on étudie le « sensible » de Feuerbach, on a souvent de la peine à penser à l’œil et à l’oreille et plus encore à l’emploi de ces organes dans les sciences exactes. Son sensible est une forme nouvelle de la pensée absolue, qui fait entièrement abstraction de l’expérience positive. Si néanmoins il exerça une si grande influence précisément sur quelques naturalistes, on peut expliquer ce fait non par la nature des sciences empiriques, mais par l’effet que la philosophie de la nature produisit sur la jeune Allemagne.

Examinons un instant les souffrances qui suivirent la naissance de l’esprit absolu chez Moleschott !

Dans sa Circulation de la vie, cet habile écrivain s’étend aussi sur les sources de la connaissance chez l’homme. Après un éloge très-surprenant d’Aristote et un passage relatif à « Kant », dans lequel Moleschott combat un fantôme de ce nom à l’aide de thèses, que le véritable Kant pourrait accepter sans nuire à son système, suit le passage que nous avons en vue. Il commence avec une clarté exemplaire, pour se transformer insensiblement en un brouillard métaphysique, qui même dans notre brumeuse patrie chercherait son pareil. Fidèle à notre système, nous mettons en relief ces épaisses obscurités par des lettres italiques.

« Tous les faits, l’observation d’une fleur, d’un scarabée et l’étude des qualités de l’homme, que sont-ils, sinon des rapports des objets à nos sens ? Si le rotifère possède un œil formé d’une simple cornée, ne recevra-t-il pas d’autres images des objets que l’araignée qui peut se vanter d’avoir en plus sa lentille et son corps vitré ? Aussi la science de l’insecte, la connaissance des effets du monde extérieur pour l’insecte diffèrent-elles de celles de l’homme. Au-dessus de la connaissance des rapports des objets aux instruments faits pour les saisir ne s’élève aucun homme, aucun dieu.

» Nous savons donc ce que sont toutes choses pour nous ; nous savons comment le soleil luit pour nous, comment la fleur exhale des parfums pour les hommes ; comment les vibrations de l’air frappent une oreille humaine. On a appelé cela un savoir borné, un savoir humain, soumis aux sens, un savoir qui n’étudie l’arbre que tel qu’il est pour nous. C’est peu, disait-on, il faut savoir ce qu’est l’arbre en soi, et ne pas nous figurer plus longtemps qu’il est tel qu’il nous paraît.

» Mais où est l’arbre en soi que l’on cherchait ? Tout savoir ne présuppose-t-il pas un être qui sait, c’est-à-dire un rapport entre l’objet et l’observateur ? que l’observateur soit ver, scarabée, homme, s’il y a des anges, qu’il soit ange. Si tous deux existent, l’arbre et l’homme, il est aussi nécessaire pour l’arbre que pour l’homme que le premier soit avec le second dans un rapport qui se manifeste par l’impression sur l’œil. Sans relation avec l’œil, auquel il envoie ses rayons, l’arbre n’existe pas. C’est précisément par cette relation que l’arbre existe en soi.

» Tout être est un être en vertu de propriétés. Mais il n’y a pas de propriété qui n’existe point simplement par un rapport.

» L’acier est dur par opposition au beurre qui est mou. La main chaude connaît seule la froide glace, un œil sain connaît seul les arbres verts.

» Le vert est-il autre chose qu’un rapport de la lumière à notre œil ? et s’il n’est pas autre chose, la feuille verte n’existe-t-elle pas alors en soi, précisément parce qu’elle est verte pour notre œil ?

» Mais alors le mur de séparation est percé entre la chose pour nous et la chose en soi. Comme un objet n’existe que par son rapport à d’autres objets, par exemple par son rapport à l’observateur, comme la notion de l’objet se confond avec la connaissance de ces rapports, tout notre savoir n’est qu’un savoir objectif. »

Sans doute tout notre savoir n’est qu’un savoir objectif, car il a rapport à des objets. Bien plus, nous sommes forcés d’admettre que les rapports de l’objet avec nos sens sont réglés par des lois rigoureuses. Nous nous trouvons par la connaissance empirique et sensible dans des relations avec les objets aussi parfaites que notre nature le permet. Que nous faut-il de plus pour avoir le droit d’appeler cette connaissance objective ? Mais percevons-nous les objets tels qu’ils sont en soi, c’est là une tout autre question.

Que l’on examine maintenant les passages cités en italiques et que l’on se demande dans quelle partie de la forêt vierge philosophique nous nous trouvons. Sommes-nous auprès des idéalistes extrêmes, qui, en général, n’admettent pas que quelque chose située hors de nous réponde à nos représentations des objets ? L’arbre a-t-il disparu du monde, si je ferme l’œil ? N’existe-t-il pas du tout d’univers en dehors de moi ? Sommes-nous auprès des rêveurs panthéistes qui se figuraient que l’esprit humain peut concevoir l’absolu ? La feuille verte est-elle verte en et pour soi uniquement parce qu’elle produit cette impression sur l’œil humain, tandis que des yeux d’araignées, de scarabées ou d’anges ne seraient pas d’aussi bons juges ? — Il y aura en effet peu de systèmes philosophiques qui ne se trouvent pas représentés dans ces assertions plus encore que le matérialisme. Et quel est donc le fondement de ces oracles-là ?

Comme nous pouvons dire que la glace est froide uniquement parce qu’elle contraste avec la chaleur de notre sang, n’existe-t-il pour cette raison aucune constitution de ce corps précise, indépendante de tout contact, en vertu de laquelle il éprouve un échange déterminé de rayons calorifiques avec son entourage, sensible ou insensible, n’importe ? Et si cet échange dépend essentiellement de la température et d’autres propriétés des corps environnants, ne dépend-il pas aussi de la glace en même temps ? Cette constitution, en vertu de laquelle la glace échange des rayons de chaleur tantôt avec un entourage, tantôt avec un autre, ne serait-elle pas une propriété de la glace en soi ? Au tact, cette propriété nous communique régulièrement une sensation de froid. Nous la dénommons d’après l’impression qu’elle produit sur nous et nous l’appelons froid ; mais nous savons très-bien établir la différence qui existe entre ce qui se passe physiologiquement dans nos nerfs et ce qui se passe physiquement dans le corps lui-même. Ce dernier phénomène relativement au premier est la chose en soi. Devra-t-on ultérieurement faire abstraction non-seulement de nos nerfs sensibles, mais encore de notre conception intellectuelle et chercher derrière la glace une chose en soi qui n’existe ni dans l’espace ni dans le temps, c’est ce dont nous ne voulons pas nous préoccuper pour le moment. Nous n’avons qu’un pas à faire pour montrer qu’il faut distinguer les propriétés des choses d’avec nos représentations et qu’une chose peut avoir des propriétés, qu’elle peut exister, sans que nous en ayons la perception.

Quand un ver, un scarabée, un homme et un ange regardent un arbre, y a-t-il cinq arbres ? Il y a quatre représentations d’un arbre, probablement très-différentes les unes des autres ; mais elles se rapportent à un seul et même objet, dont chaque être pris à part ne peut savoir comment il est conformé en soi, parce qu’il ne connaît que la représentation individuelle qu’il en a. L’homme n’a qu’un seul avantage, c’est de pouvoir comparer ses organes à ceux du monde animal et d’arriver, par des recherches physiologiques, à regarder sa propre représentation comme tout aussi incomplète et partielle que celle des différentes classes d’animaux.

Comment le mur de séparation entre la chose pour nous et la chose en soi est-il donc percé ? Si la chose n’existe que par ses rapports avec d’autres objets, on ne peut comprendre cette théorie métaphysique de Moleschott rationnellement que d’une manière : la chose en soi ne consiste que dans la somme de tous ses rapports avec d’autres objets et non dans une portion limitée de ces rapports. Si je ferme les yeux, les rayons de lumière qui auparavant venaient des différentes parties de l’arbre jusqu’à ma rétine ne tombent plus que sur la surface extérieure de mes paupières. Voilà tout le changement qui s’est opéré. Un objet existe-t-il encore quand il ne peut plus échanger avec un autre objet des rayons de lumière, de chaleur, des vibrations de son, des courants électriques, des matières chimiques et des contacts mécaniques, telle est sans doute la question. Ce serait un très-joli thème de subtilités auxquelles la philosophie de la nature donnerait lieu. Mais dût-on accepter la solution de Moleschott, il resterait toujours entre la chose en soi et la chose pour moi une différence à peu près aussi grande que celle qui existe entre le produit d’une infinité de facteurs et celui d’un de ces facteurs pris isolément (58).

Non ! La chose en soi n’est pas la chose pour moi ; mais après mûre réflexion, je puis peut-être mettre cette dernière à la place de l’autre comme je fais par exemple quand je pose mon idée de froid et de chaud à la place des conditions de température des corps. L’ancien matérialisme avait la naïveté de regarder les deux choses comme identiques. Deux causes ont rendu ce résultat à jamais impossible : la victoire de la théorie des ondulations et la philosophie de Kant. On peut rendre hommage à l’influence de cette dernière, mais, en agissant de la sorte, on ne fait pas époque. Il faudrait s’entendre avec Kant. C’est ce qu’a fait la philosophie de la nature sous la forme d’une ivresse de révélation qui divinisait la pensée absolue. Une entente froide et calme doit s’effectuer autrement. Il faut ou reconnaître la différence qui existe entre la chose en soi et le monde des phénomènes et se contenter d’améliorer la démonstration spéciale de Kant ou se jeter dans les bras de l’impératif catégorique, et tenter ainsi en quelque sorte de battre Kant avec ses propres armes.

Ici, à vrai dire, il y a encore une petite porte ouverte. Kant utilisait l’immense espace vide, placé au-delà de l’expérience humaine, pour y construire son monde intelligible. Il faisait cela en vertu de l’impératif catégorique. « Tu le peux, car tu le dois. » Il faut donc que la liberté existe. Dans le monde réel de notre entendement, il n’y en a pas. Elle doit donc résider dans le monde intelligible. Il est vrai que nous ne pouvons pas même nous figurer le libre arbitre comme possible ; mais nous pouvons bien regarder comme possible qu’il y ait dans la chose en soi des causes, qui se présentent comme liberté dans l’organe de notre conscience rationnelle, tandis que ces mêmes causes étudiées avec l’organe de l’entendement analytique n’offrent que l’image d’un enchaînement de causes et d’effets.

Mais si l’on commençait par un autre impératif catégorique ? Si l’on mettait en tête de toute la philosophie positive cette proposition : « Contente-toi du monde donné ! » La fée Morgane du monde intelligible ne serait-elle pas alors anéantie par un coup de baguette magique ?

Kant commencerait par répliquer que son impératif catégorique qui, dans notre for intérieur, commande de faire le bien, est un fait de la conscience intime, aussi nécessaire et aussi général que la loi de la nature dans la nature extérieure ; mais que cet autre impératif, que nous appellerons celui de Feuerbach, ne réside pas nécessairement dans l’homme, qu’il repose tout au contraire sur le caprice subjectif. Ici le jeu de la partie adverse n’est pas défavorable. Il est facile de montrer que la loi morale se développe lentement dans le cours de l’histoire de la culture et qu’elle ne peut avoir son caractère de nécessité et de validité absolues qu’autant qu’elle existe dans la conscience. Si ensuite un développement ultérieur de l’histoire de la culture pose comme fondement de la conscience morale la thèse de la conciliation avec ce monde, personne n’aura rien à objecter. On le verra bien !

Oui, sans doute, on le verra ; mais ici se présente une difficulté plus grande. Ce qui plaide en faveur de Kant, c’est que chez tout individu qui a reçu son développement intellectuel, la conscience de la loi morale se manifeste. La teneur de cette loi peut varier sous bien des rapports ; mais la forme subsiste. Le fait de la voix intérieure est constaté. On peut en critiquer la généralité ; on peut, en sens inverse, l’étendre aux animaux supérieurs : cela ne change absolument rien au point principal. Quant à l’impératif de Feuerbach, on n’a pas encore prouvé que l’on puisse réellement se contenter du monde des phénomènes et de la conception sensible des choses. Une fois cette preuve obtenue, nous croirions sans peine pour le moment qu’elle pourra servir à construire un système moral ; que ne peut-on construire en effet ?

De même que le système de Kant aurait été en contradiction avec la connaissance due à l’entendement, si, dès l’origine, on n’eût avisé à cette contradiction, de même le système de la conciliation est en contradiction apparente avec les tendances unitaires de la raison, avec l’art, la poésie et la religion portés à s’élancer au-delà des limites de l’expérience. Reste à essayer de concilier ces contradictions.

Ainsi le matérialisme naïf n’aurait pas surgi de nouveau à notre époque dans sa forme systématique ; d’ailleurs il ne peut guère ressusciter après Kant. La croyance absolue aux atomes a disparu aussi bien que d’autres dogmes. On n’admet plus que le monde soit absolument constitué comme nous l’apprennent nos yeux et nos oreilles ; mais on s’obstine à dire que nous n’avons rien à faire avec le monde en soi.

Un seul des matérialistes modernes a essayé de résoudre systématiquement les difficultés qui sont en opposition avec ce point de vue. Mais ce penseur est encore allé plus loin. Il a même tenté de démontrer l’accord du monde réel avec le monde de nos sens ou du moins de rendre cet accord vraisemblable. Voilà ce qu’a entrepris Czolbe dans son Nouvel exposé du sensualisme.

Henri Czolbe, fils d’un propriétaire des environs de Danzig, s’occupa dès sa jeunesse de questions théologiques et philosophiques, bien que son but réel fût la médecine. Ici encore nous retrouvons le point de départ de la tendance ultérieure d’un penseur dans cette même philosophie de la nature que nos matérialistes actuels se plaisent à représenter comme l’antipode de leurs aspirations, et à l’influence de laquelle Carl Vogt, seul parmi les organes du parti, a su se dérober. Pour Czolbe fut notamment d’une importance décisive l’Hyperion de Hœlderlin, ouvrage qui personnifiait dans une poésie sauvage et grandiose le panthéisme inauguré par Schelling et Hegel, et qui glorifiait en face de la culture allemande l’unité établie par les Hellènes entre l’esprit et la nature. Strauss, Bruno Bauer et Feuerbach déterminèrent ensuite la tendance du jeune médecin. Il est à remarquer que ce fut un philosophe — et même un professeur de philosophie, si ce n’est pas une contradiction au dire de Feuerbach, — qui lui donna finalement la dernière impulsion pour l’achèvement de son système spécial de matérialisme.

C’est Lotze, — le même que Carl Vogt gratifie à l’occasion du titre de Struwelpeter comme collaborateur à la fabrication de la véritable substance d’âme de Gœttingue, — Lotze, un des philosophes les plus perspicaces et les plus solides de notre temps en fait de critique scientifique, qui favorisa si involontairement le matérialisme. L’article Force vitale dans le Dictionnaire portatif de Wagner et sa Pathologie et thérapeutique générales, comme sciences mécaniques de la nature anéantirent le fantôme de la force vitale et mirent quelque ordre dans ce ramassis de superstitions et d’idées confuses que les médecins appelaient pathologie. Lotze était parfaitement entré dans la bonne voie ; car un des devoirs de la philosophie est effectivement, après avoir utilisé avec critique les faits fournis par les sciences positives, de réagir sur elles et d’offrir aux savants les résultats de vues plus larges et d’une logique plus serrée en échange de l’or des véritables recherches spéciales. Il aurait été sans doute mieux apprécié encore dans cette voie si Virchow n’eût apparu vers le même temps comme réformateur pratique de la pathologie, et si Lotze lui-même n’eût adopté simultanément une métaphysique de fantaisie.

Czolbe, excité par l’élimination de « l’idée suprasensible » de la force vitale, fut tenté de faire de cette élimination le principe de toute la conception du monde. Déjà sa dissertation inaugurale sur les principes de la physiologie (Berlin, 1844) décèle ces tendances ; mais ce ne fut que onze ans plus tard, au fort de la lutte pour et contre le matérialisme, que Czolbe publia son Nouvel exposé du sensualisme.

Comme nous avons défini en général dans un sens assez restreint l’idée du matérialisme philosophique, nous devons d’abord expliquer pourquoi nous accordons ici une attention spéciale précisément à un système qui s’intitule « sensualisme ». Il est probable que Czolbe lui-même choisit ce titre, parce que le concept de l’intuition sensible détermine généralement le processus de sa pensée. Or cette intuition sensible consiste précisément en ce que tout est ramené à la matière et à son mouvement. En conséquence l’intuition sensible n’est qu’un principe régulateur, et la matière est le principe métaphysique.

Si l’on veut établir une ligne de démarcation rigoureuse entre le sensualisme et le matérialisme, on ne pourra ranger sous la première dénomination que les systèmes qui se bornent à chercher l’origine de nos connaissances dans les sens et ne se préoccupent pas du tout de pouvoir construire l’univers à l’aide d’atomes, de molécules ou d’autres formes de la matière. Le sensualiste peut admettre que la matière est une simple représentation, — parce que le résultat immédiat de notre perception est sensation et non « matière ». Il peut aussi, comme Locke, être disposé à ramener l’esprit à la matière. Mais ce n’est que lorsque l’on fait de cette dernière le fondement nécessaire de tout le système, que l’on est en face du véritable matérialisme.

Et cependant on ne peut retrouver même chez Czolbe le vieux et naïf matérialisme des périodes antérieures. Ce n’est pas seulement sa modestie personnelle, qualité qu’il manifeste partout, qui lui fait émettre la plupart de ses assertions sous la forme hypothétique. Il a suffisamment profité des leçons de Kant pour connaître le vice des dogmes métaphysiques. En général son système, par un effet d’action et de réaction mutuelles, offre autant d’analogies que de contrastes avec celui de Kant, qu’il combat tout spécialement. C’est donc précisément l’examen des idées de Czolbe qui élucidera les résultats constatés dans le chapitre précédent.

Czolbe pense que, malgré la polémique passionnée pour et contre le matérialisme, il n’a encore rien été fait pour coordonner en un système satisfaisant ce mode de conception des choses. « Ce que, dans ces derniers temps, Feuerbach, Vogt, Moleschott et autres ont fait dans ce but, ne consiste qu’en affirmations, en suggestions partielles qui sont loin de satisfaire celui qui cherche à approfondir la question. Comme ils se contentent d’affirmer en thèse générale que toutes choses sont explicables d’après une méthode purement naturelle, ce qu’ils n’ont pas même essayé de démontrer plus spécialement, ils se trouvent au fond encore complètement sur le terrain de la religion et de la philosophie spéculative qu’ils attaquent (59). Nous verrons que Czolbe lui-même ne quitte pas ce terrain.

Czolbe avoue que le principe de son sensualisme, l’élimination du suprasensible, peut être appelé un préjugé, ou une opinion préconçue. « Mais sans un pareil préjugé, la formation d’une théorie sur la connexion des phénomènes est généralement impossible. » À côté de l’expérience interne et externe, il regarde les hypothèses comme un élément nécessaire pour l’établissement d’une conception de l’univers.

Eh bien, il faudra pourtant décider un jour et choisir entre préjugé et réponse d’oracle, hypothèse et poésie. Toutefois, si l’hypothèse non-seulement doit se trouver dans le cours de la philosophie, mais encore nous reçoit sur le seuil dans le simple costume du « préjugé », nous serons bien forcés de demander en vertu de quelle cause il faudra choisir telle ou telle hypothèse primitive. Czolbe fait à cette question deux réponses très-différentes ; d’après l’une, il serait arrivé à son hypothèse au moyen de l’induction ; d’après l’autre, la morale forme, comme chez Kant, le fondement de toute la philosophie positive ; car en ne recourant qu’à l’emploi rigoureux de l’intellect, on ne peut rien obtenir qui ressemble à un principe de métaphysique. Ces deux réponses pourraient bien être justes, chacune dans son genre. Czolbe voit que Bacon a réalisé un progrès dans la philosophie par l’élimination du suprasensible, et il se demande pourquoi, en suivant la même méthode, on n’arriverait pas à un nouveau progrès. Lotze a éliminé la force vitale ; pourquoi serait-il impossible d’éliminer toutes les forces et tous les êtres transcendants ?

Toutefois, comme l’exposé du sensualisme procède exclusivement non par induction, mais par déduction, cette induction ne peut guère former le véritable fondement du système, dont elle n’a été que la cause occasionnelle. Ce fondement se trouve dans la morale ou plutôt dans l’impératif catégorique déjà plusieurs fois mentionné : Contente-toi du monde donné.

C’est un trait caractéristique du matérialisme de pouvoir constituer sa morale sans le secours d’un semblable impératif, tandis que la philosophie de la nature a pour point d’appui une proposition pratique. Ainsi déjà Épicure avait une morale qui s’appuyait sur la marche de la nature elle-même, tandis qu’il ramenait à la forme d’un précepte moral la purification de l’âme, de la superstition par la connaissance de la nature.

Czolbe fait dériver la morale de la bienveillance qu’une nécessité naturelle développe dans les rapports réciproques des hommes. Quant au principe de l’élimination du suprasensible, il a un but moral déterminé.

Ici la conception de notre philosophe a des racines profondes, quoiqu’il ne l’expose d’ordinaire qu’en termes simples et même insuffisants, ou qu’il invoque une autorité quelconque. L’époque où nous vivons est dans l’attente d’une réforme grandiose et complète de toutes les conceptions et de toutes les relations, réforme qui peut-être s’opère silencieusement et paisiblement. On sent que la période du moyen âge n’expire réellement qu’aujourd’hui et que la Réforme et même la Révolution française ne sont peut-être que l’aurore d’une ère nouvelle. En Allemagne, l’influence de nos grands poëtes se joignit aux aspirations politiques, religieuses et sociales de l’époque pour stimuler ces dispositions et ces idées. Mais, sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, le mot d’ordre fut donné par la philosophie de Hegel, qui demanda l’unification de la nature et de l’esprit, dont l’antagonisme avait été si vif durant la longue période du moyen âge. Déjà Fichte avait osé interpréter l’envoi de l’Esprit-Saint promis dans le Nouveau Testament, conformément aux lumières de son temps, avec l’audace que le Christ et les apôtres avaient déployée dans l’interprétation des prophètes de l’Ancien Testament. L’intuition naturelle de l’esprit humain ne s’épanouit complètement qu’à notre époque ; cette intuition se manifeste comme le véritable Esprit-Saint, qui doit nous conduire à toute vérité. Hegel donna à ces pensées une direction plus précise. Sa conception de l’histoire universelle représente le dualisme de l’esprit et de la nature comme une époque grandiose de transition reliant une période inférieure à une période supérieure épurée, d’unité ; cette pensée se rattache d’une part aux motifs les plus intimes de la doctrine ecclésiastique et de l’autre aux tendances qui aboutiront à la complète élimination de toute religion. Comme ces idées se répandaient de plus en plus, l’Allemagne dut naturellement jeter un regard rétrospectif sur l’antiquité classique, et particulièrement sur la Grèce, dont le génie avait tant d’analogie avec le sien ; sur la Grèce, où cette unité de l’esprit et de la nature, vers laquelle nous devons marcher de nouveau, s’est réalisée mieux que partout ailleurs. C’est notamment dans un passage de Strauss que Czolbe trouve heureusement résumé le résultat de ces pensées.

« Matériellement, dit Strauss dans ses réflexions sur Julien, ce que cet empereur tenta de conserver des traditions anciennes se rapproche de ce que l’avenir doit nous apporter : c’est la libre et harmonieuse humanité de l’hellénisme, la virilité du génie romain qui ne s’appuie que sur lui-même, auxquelles nous nous efforçons de revenir, après nous être dépêtrés de la longue période du moyen âge chrétien et enrichis de ses trésors intellectuels et moraux. » Si l’on se demande quelle sera, dans l’avenir, la conception de l’univers, on peut répondre que le sensualisme réalisera l’espoir de Strauss, autant que la clarté de la pensée semble exiger l’unité harmonique de toute notre vie consciente, et que le renoncement à ce dont la science démontre l’impossibilité ou le néant semble réclamer une certaine virilité de sentiment ou de caractère. »

Ainsi parle Czolbe, et comme, dans un écrit publié plus tard sur l’origine de la conscience, il revient à ce passage, nous y voyons plus clairement encore l’importance capitale qu’il attache à ce même passage comme expression de son sensualisme.

« À ce qui a été dit précédemment sur l’importance esthétique du matérialisme, il faut ajouter que le juste milieu, la mesure étant un caractère essentiel des chefs-d’œuvre de l’art hellénique, nos aspirations sous ce point de vue aussi, sont conformes à l’esthétique. Or l’idéal historique auquel tendent les recherches de ce genre a été défini avec une sereine confiance par le premier promoteur du matérialisme de nos jours, David Strauss » (60).

C’est ainsi que nous apprenons comment Strauss a mérité l’honneur d’être proclamé le père du matérialisme actuel ; car, aux yeux de Czolbe, tout le matérialisme est effectivement sorti de ce germe esthétique et moral. Au fond, Czolbe est tout à fait porté vers l’idéal ; et son développement intellectuel le conduit de plus en plus dans cette direction. Cela n’enlève nullement à son exposé du sensualisme l’intérêt qu’il nous offre par son perfectionnement original. Écoutons donc encore une autre citation.

« Les besoins dits moraux, nés du mécontentement que nous inspire la vie terrestre, pourraient, avec une justesse égale, être appelés immoraux. Il n’y a pas précisément humilité, mais bien plutôt présomption et vanité à vouloir améliorer le monde connaissable, par l’invention d’un monde suprasensible, et faire de l’homme, en lui donnant un élément suprasensible, un être supérieur à la nature. Oui, certes, — le mécontentement que nous inspire le monde des phénomènes, le motif le plus profond des conceptions suprasensibles n’est pas un motif moral, c’est une faiblesse morale ! De même qu’il faut une moindre dépense de forces pour mettre une machine en mouvement, alors qu’on rencontre le point exact d’application de la force, et que le développement systématique de principes justes demande souvent moins de pénétration intellectuelle que celui d’idées fausses : ainsi le sensualiste ne prétend pas posséder une plus grande sagacité d’esprit, mais bien une morale plus pure et plus solide » (61).

Le « système » de Czolbe était affecté de maints défauts incurables ; mais l’auteur a fait preuve, dans le cours de sa vie, d’une moralité pure et solide. Il travailla sans relâche à perfectionner sa conception du monde, et bien qu’ayant abandonné de très-bonne heure le matérialisme pris dans son sens le plus rigoureux, il resta constamment fidèle à son principe que le monde donné suffit, et que tout suprasensible doit être proscrit. L’opinion que le monde sera éternel dans son état présent et soumis simplement à de légères fluctuations, et la théorie d’après laquelle les ondes de la lumière et du son, qu’il se représente déjà comme lumineuses et sonores en soi, sont transmises au cerveau mécaniquement par les nerfs visuels et auditifs, formaient les deux principaux piliers de son édifice, attaqué avec le plus d’animosité, surtout par les hommes des recherches exactes. Mais Czolbe tint tête résolument, et il traita toutes les objections scientifiques de pures apparences, dont le progrès de la science démontrerait l’inanité (62). Ainsi, tout en croyant pouvoir tirer la conséquence extrême de la conception mécanique du monde, il était incontestablement dépourvu de l’intelligence de la mécanique elle-même.

D’un autre côté, il reconnut de très-bonne heure que le mécanisme des atomes et la sensation constituent deux principes distincts ; aussi ne craignit-il pas d’introduire dans sa conception de l’univers la conséquence de cet aveu, car elle n’était point en désaccord avec son principe moral. Il admet donc, dans un ouvrage publié en 1865 et intitulé Limites et origines de la connaissance humaine, une espèce d’« âme du monde », composée de sensations invariablement unies aux vibrations des atomes, et se condensant seulement dans l’organisme humain où elles se groupent pour produire l’effet d’ensemble de la vie de l’âme. À ces deux principes il en ajoute un troisième : les formes organiques fondamentales, composées de groupes d’atomes solidement liés les uns aux autres de toute éternité et par le concours desquels on peut expliquer les organismes dans le mécanisme des faits. On comprend qu’avec de pareilles opinions Czolbe ne put faire aucun usage de la doctrine de Darwin. Il avouait que le principe de Darwin explique ingénieusement et heureusement certaines modifications dans l’état des organismes ; mais il ne pouvait s’approprier la théorie de la descendance.

Ces difficultés inhérentes à son système et sa trop grande propension à entasser hypothèses sur hypothèses (63) diminuent l’importance d’un essai philosophique destiné à intéresser vivement par son point de départ moral et la connexion de sa théorie avec son principe moral. Déjà dans la Formation de la conscience, Czolbe dit avec la franchise qui le caractérise : « Je puis bien me figurer comment on… me jugera ; car il me semble à moi-même que les conséquences auxquelles le principe m’a forcément conduit, m’ont fait entrer dans un monde d’idées féerique. » (Ibid., p. 53.) — À cet aveu des points faibles de sa propre conception se joignait chez lui une tolérance extrême pour les opinions d’autrui. « Jamais, disait-il dans l’ouvrage qu’il publia en 1865, je n’ai partagé la conviction des représentants les plus connus du matérialisme, d’après lesquels c’est la puissance des faits établis par les sciences physiques qui nous impose, quand nous pensons, le principe de l’exclusion de tout surnaturel. J’ai toujours été persuadé que les faits de l’expérience externe et interne se prêtent à bien des interprétations diverses, et peuvent aussi, avec un droit incontestable et sans aucune infraction à la logique, s’expliquer théologiquement ou spirituellement par l’hypothèse d’un deuxième monde. » Il dit ailleurs : « R. Wagner déclarait un jour que ce n’était pas la physiologie qui le forçait à admettre une âme immatérielle, mais la pensée, qu’il avait, immanente en lui et inséparable de lui, d’une organisation morale de l’univers ; il plaçait dans le cerveau des penseurs théologiques un organe de la foi, comme condition nécessaire de la direction de leurs idées ; moi, de même, j’atteste que ce qui me force à nier l’immatérialité de l’âme, ce n’est ni la physiologie, ni le principe rationnel de l’exclusion du surnaturel, mais avant tout le sentiment du devoir envers l’ordre naturel de l’univers ; cet ordre me suffit. » « Une certaine composition chimique et physique de la matière cérébrale » pourrait être appropriée au besoin religieux, une autre au besoin athée. Le matérialisme et le système contraire naissent tous deux non de la science et de l’intelligence, mais de la foi et du tempérament moral (64).

Nous verrons encore plus d’une fois combien cette conception extrême renferme de vérités ; mais ici nous devons, avant tout, faire observer qu’évidemment elle sacrifie, sans aucune nécessité, le côté fort du matérialisme, par suite de la faiblesse et de l’insuffisance avec lesquelles Czolbe a compris les sciences physiques. Ce philosophe s’écarte de la ligne droite, dans un sens, pour le moins autant que Büchner s’en écarte dans un autre, en faisant preuve d’une excessive présomption et en confondant naïvement ce qui est vraisemblable avec ce qui est démontré. L’entendement n’est pas, dans ces questions, aussi neutre que Czolbe se le figure ; il conduit, au contraire, par la voie de l’induction à la vraisemblance suprême d’un ordre du monde strictement mécanique, à côté duquel l’idéalité transcendante ne peut être affirmée que dans un « deuxième monde ». Par contre, quand on admet un monde intelligible, on est encore loin d’avoir justifié toute explication, « théologique » ou « spiritualiste », de l’expérience. Ici, Czolbe n’était conséquent que dans l’inconséquence. Son antipathie pour Kant, dont le « monde intelligible » est en fait conciliable avec toutes les conséquences de l’étude de la nature, lui fit employer souvent des paroles brutales contre ce philosophe, tandis qu’il laissait passer comme relativement justifiables les doctrines les plus exagérées de l’orthodoxie ecclésiastique, qui, loin de se contenter d’un « deuxième monde » caché derrière le monde des phénomènes, se trouvent, avec leurs dogmes, souvent en conflit avec les résultats irrécusables des sciences expérimentales.

Czolbe acquit encore une importance indirecte pour l’histoire du matérialisme par ses nombreux rapports personnels avec Ueberweg, à l’époque où ce dernier achevait sa conception matérialiste de l’univers, dont nous parlerons plus loin. On attend encore la publication d’une œuvre posthume de Czolbe, contenant, entre autres matières, un exposé de la conception du monde, d’Ueberweg. Czolbe mourut en février 1873, hautement estimé de tous ceux qui le connaissaient et apprécié même par ses adversaires, à cause de ses nobles tendances (65).


DEUXIÈME PARTIE

LES SCIENCES PHYSIQUES


CHAPITRE PREMIER

Le matérialisme et les recherches exactes.


Matérialistes et spécialistes ; dilettantisme et école dans les sciences physiques et dans la philosophie. — Manière de penser conforme aux sciences physiques et à la philosophie. — Les limites de la connaissance de la nature. — Du Bois-Reymond. — Malentendus des matérialistes et des théologiens. — Rectification des conséquences des hypothèses de Du Bois-Reymond. — Les limites de la connaissance de la nature sont les limites de la connaissance en général. — La conception mécanique de l’univers ne peut pas nous dévoiler l’essence intime des choses. — Le matérialisme change la théorie en réalité et la donnée immédiate, en apparence. — La sensation est un fait plus fondamental que la mobilité de la matière. — Même l’hypothèse d’une matière sensible ne lève pas toutes les difficultés. Le tiers inconnu. — Reproches injustes faits au matérialisme. — Le matérialisme est vaincu par la science philosophique et historique. — Valeur des théories. — Le matérialisme et l’idéalisme dans l’étude de la nature.


Le matérialisme s’est toujours appuyé sur l’étude de la nature ; aujourd’hui, il ne peut plus se borner à expliquer dans sa théorie les phénomènes de la nature d’après leur possibilité il faut qu’il se place sur le terrain des recherches exactes, et il accepte volontiers ce forum, parce qu’il est persuadé qu’il y gagnera nécessairement son procès. Beaucoup de nos matérialistes vont jusqu’à prétendre que la conception de l’univers, qu’ils ont adoptée, est une conséquence nécessaire de l’esprit des recherches exactes ; un résultat naturel de l’immense développement en largeur et en profondeur, qui a été donné aux sciences physiques, depuis que l’on a renoncé à la méthode spéculative pour passer à l’étude précise et systématique des faits. Ne nous étonnons donc pas si les adversaires du matérialisme s’attachent avec un plaisir tout particulier à chaque phrase d’un savant sérieux, qui rejette cette prétendue conséquence, et représente même le matérialisme comme expliquant mal les faits, comme une erreur naturelle de chercheurs superficiels, pour ne pas dire de simples bavards.

Liebig formulait un jugement de ce genre lorsque, dans ses Lettres sur la chimie, il traitait les matérialistes de dilettanti. Quoique en général ce ne soient pas précisément les chercheurs les plus sérieux, les inventeurs et les hommes de découverte, les maîtres les plus remarquables sur un terrain spécial, qui ont l’habitude de propager la doctrine matérialiste et quelques fautes qu’aient commises des hommes comme Büchner, Vogt ou même Czolbe aux yeux des juges, partisans d’une méthode rigoureuse nous ne pouvons accepter sans restriction le mot de Liebig.

Et d’abord il est tout naturel qu’aujourd’hui, par suite de la division du travail, le spécialiste, qui a concentré tous ses efforts intellectuels sur le développement d’une branche particulière de la science, n’ait ni le désir, ni souvent la capacité de parcourir le vaste domaine des sciences physiques, afin de recueillir partout les faits les mieux garantis résultant des recherches d’autrui et d’en former une vue d’ensemble. Ce serait pour lui un travail ingrat. Son importance personnelle dépend de ses découvertes ; et il ne peut espérer les faire que sur son terrain spécial. Il est juste de demander que tout physicien acquière un certain degré de connaissances scientifiques générales, et étudie aussi bien que possible notamment les branches qui se rapprochent le plus de sa spécialité ; mais, même avec cela, le principe de la division du travail ne sera qu’améliore dans ses résultats, sans être supprimé. Il peut même arriver qu’un spécialiste, cherchant à acquérir la connaissance généraLe des sciences de la nature, parvienne à une conception bien déterminée sur l’essence de l’univers et les forces qui y régnent, sans éprouver le moindre désir d’imposer ses idées aux autres hommes ou de prétendre qu’elles ont seules une valeur réelle. Une semblable réserve peut être inspirée par les plus sages réflexions, car le spécialiste aura toujours conscience de la différence considérable qui existe entre son savoir spécial et la valeur subjective des notions puisées dans les travaux d’autrui.

Le spécialisme inspire donc de la prudence ; mais parfois aussi il pousse à l’égoïsme et à l’arrogance. C’est ce que l’on remarque surtout quand un spécialiste déclare seule valable sa façon d’envisager les sciences voisines, quand il prétend interdire à tout autre le droit d’émettre un jug-ement quelconque sur les choses de son ressort personnel, quand, par conséquent, il rejette absolument le modedepenser nécessaire à celui qui a pris la vue d’ensemble de la nature pour but de ses recherches. Si, par exemple, le chimiste veut interdire au physiologiste de dire un mot sur la chimie, ou si le physicien veut repousser le chimiste comme dilettante, quand il se permet une parole à propos de la mécanique des atomes, qu’il ait soin d’avoir sous la main de solides arguments pour prouver la légèreté de son adversaire. Mais si ce n’est pas le cas, s’il réclame, pour ainsi dire, au nom des droits prétendus de sa profession, l’expulsion officielle de l’ « intrus », avant que l’ouvrage de ce dernier ait été sérieusement examiné, il montre une prétention que l’on ne saurait blâmer assez fortement. Cette arrogance est très-condamnable surtout quand il ne s’agit pas d’émettre des vues nouvelles, mais simplement de coordonner d’une autre façon des faits dûment constatés, enseignés par les spécialistes eux-mêmes, de les combiner avec des faits empruntés à un autre domaine pour en tirer des conclusions à longue portée, ou bien de les soumettre à une nouvelle interprétation relativement au mode d’après lequel le phénomène provient des causes dernières des choses. Si les résultats des sciences ne pouvaient être interprétés que par les inventeurs — et telle serait la triste conséquence de cette prétention, — on mettrait en péril l’enchaînement systématique des sciences, et la culture supérieure de l’esprit en général. Sous certains rapports, c’est le cordonnier qui apprécie le mieux une chaussure ; sous d’autres rapports, c’est celui qui la porte ; sous d’autres rapports enfin, c’est l’anatomiste, le peintre et le sculpteur. Un produit industriel est jugé non-seulement par le fabricant, mais encore par le consommateur. Souvent celui qui achète un outil sait mieux s’en servir que celui qui l’a confectionné. Ces exemples sont applicables ici, malgré leur trivialité. Celui qui a parcouru attentivement tout le domaine des sciences de la nature, pour se faire une idée de l’ensemble, appréciera souvent l’importance d’un fait isolé mieux que celui qui l’aura découvert.

On voit du reste aisément que le travail de celui qui veut obtenir une vue d’ensemble de la nature est essentiellement philosophique ; on peut donc se demander si le matérialisme ne mérite pas à bien plus juste titre que les doctrines adverses le reproche de dilettantisme philosophique. C’est en effet ce qui est arrivé assez souvent, mais cela ne nous aide en rien pour une critique impartiale du matérialisme. D’après le sens rigoureux du mot, on devrait appeler dilettante celui qui n’a pas fait d’études sérieuses ; mais quelle est l’école philosophique assez sûre de la solidité de son enseignement pour pouvoir tracer une ligne de démarcation entre les juges compétents et les juges incompétents ? Aujourd’hui, dans les sciences positives comme dans les arts, nous pouvons partout dire ce qu’est une école ; mais non en philosophie. Si nous faisons abstraction du sens spécial qu’acquiert le mot, quand il s’agit de la transmission individuelle de la pratique de l’art d’un grand maître, on sait encore très-bien ce qu’est un historien, un philologue, un chimiste ou un statisticien formé à bonne école ; à propos de « philosophes », au contraire, on n’emploie le plus souvent le mot de dilettantisme que d’une façon abusive. Bien plus, l’abus de l’idée elle-même par l’application irréfléchie qu’on en fait, a nui considérablement à la dignité et à l’importance de la philosophie. Si l’on voulait, abstraction faite des élèves d’une école, déterminer d’une manière générale ce qu’est une véritable éducation philosophique, que faudrait-il pour cela ? Avant tout, une culture rigoureusement logique par l’étude sérieuse et assidue des règles de la logique formelle et des principes de toutes les sciences modernes, de la théorie des probabilités et de celle de l’induction. Où trouver aujourd’hui une pareille instruction ? Sur dix professeurs d’universités, c’est à peine si un seul la possède ; il faut encore moins la chercher chez les gens dont le nom se termine en « — iens », hégéliens, herbartiens, trendelenburgiens ou disciples de n’importe quel autre chef d’école. La deuxième condition à réaliser serait une étude sérieuse des sciences positives, non au point de les posséder chacune en détail, ce qui est impossible et serait d’ailleurs inutile ; mais pour comprendre, d’après leur développement historique, leur marche et leur état actuels ; pour approfondir leurs connexions et saisir leurs méthodes d’après les principes de toute méthodologie. Ici nous demanderons encore une fois : Où sont les hommes qui ont reçu une éducation vraiment philosophique ? Certainement point parmi les gens en « — iens ». Hegel, par exemple, qui s’est dispensé très-étourdiment de remplir la première condition, a du moins sérieusement travaillé pour satisfaire à la seconde. Mais ses « disciples » n’étudient pas ce que Hegel a étudié. Ils étudient Hegel. Ce qui résulte de là, nous l’avons vu suffisamment : une phraséologie creuse et vide, une philosophie fantaisiste dont l’arrogance devait dégoûter tout homme, d’un savoir sérieux. — Ce n’est qu’en troisième ou quatrième ligne qu’arriverait, dans un système régulier d’éducation philosophique, l’étude approfondie de l’histoire de la philosophie. Si l’on fait de celle-ci, comme c’est assez l’usage aujourd’hui, la première et l’unique condition, si l’on y joint l’adoption d’un système quelconque de philosophie déterminé, la conséquence infaillible, c’est que l’histoire de la philosophie devient elle-même une pure fantasmagorie. Les formules sous lesquelles les penseurs des temps passés cherchaient à comprendre l’univers, sont détachées du fonds scientifique sur lequel elles sont nées et perdent ainsi toute valeur réelle.

Laissons donc de côté le reproche de dilettantisme, puisque l’on ne sait en quoi consiste au juste la qualité opposée, et que, précisément sur le terrain philosophique, l’avantage d’une vigoureuse originalité contre-balance souvent toutes les traditions d’école. Vis-à-vis les sciences exactes, les matérialistes sont justifiés par la tendance philosophique de leur travail, mais seulement s’ils constatent les faits avec précision et s’ils se bornent à tirer des conclusions de ces mêmes faits. Quand l’enchaînement de leur système les force de hasarder des hypothèses qui empiètent sur le domaine des sciences empiriques, ou quand ils ne tiennent aucun compte des résultats importants des recherches scientifiques, ils encourent à juste titre, comme tout philosophe en pareil cas, le blâme des juges compétents ; mais ces derniers n’acquièrent point par là le droit de traiter dédaigneusement tout l’effort de pareils écrivains. Néanmoins, à l’égard de la philosophie, les matérialistes ne sont point encore complètement justifiés, quoique nous devions affirmer que, dans le cas présent, le reproche de dilettantisme ne signifie rien de précis.

Et d’abord tout système qui prétend fonder une conception philosophique de l’univers exclusivement sur les sciences physiques, doit, à notre époque, être qualifié de demi-philosophie de la pire espèce. Le même droit qui permet au philosophe de l’empirisme et des sciences de la nature de se poser, comme Büchner, en opposition au spécialiste exclusif, autorise tout philosophe dont la culture est générale à se poser comme adversaire de Büchner et à lui reprocher tous les préjuges qui résultent nécessairement de d’étroitesse de son horizon.

On peut toutefois élever deux objections contre cette prétention de la philosophie la première est proprement matérialiste la deuxième sera appuyée par beaucoup d’hommes qui, adonnés aux sciences exactes, n’entendent absolument pas être rangés au nombre des matérialistes.

Il n’y a rien en dehors de la nature. Telle est la première objection contre le désir de la philosophie, qui veut que l’on cherche une hase plus large à la connaissance. Votre métaphysique est un semblant de science sans fondements solides ; votre psychologie n’est que la physiologie du cerveau et du système nerveux ; quant à la logique, nos succès sont la meilleure preuve que les lois de la pensée nous sont mieux connues qu’à vous avec vos impuissantes formules d’école. L’éthique et l’esthétique n’ont rien de commun avec les principes théoriques qui servent de base à l’univers, et se laissent ptacer sur des fondements matérialistes aussi bien que sur tous autres. S’il en est ainsi, quelle valeur peut avoir pour nous l’histoire de la philosophie ? Elle ne saurait être par sa nature qu’une histoire des erreurs humaines.

Nous voici amenés à la question, devenue si célèbre de nos jours, des limites de la connaissance de la nature, question que nous ne tarderons pas à approfondir. Mais auparavant, encore quelques remarques sur la deuxième objection.

Les philosophes, dit-on assez souvent dans le camp des sciences physiques, ont une manière de penser totalement différente de la nôtre. Tout contact avec la philosophie ne peut donc que préjudicier à l’étude de la nature. Ce sont là des domaines distincts et ils doivent rester distincts.

Cette assertion est-elle bien souvent sincère ? Que de fois, au contraire, n’est-ce qu’une litote de pédant pour exprimer la pensée que la philosophie n’est qu’un tissu d’absurdités Mais ne nous occupons pas de cela. En réalité, la majeure partie des naturalistes est persuadée qu’il y a complète disparité entre leur point de vue et celui des philosophes. Cette conviction a été exprimée avec une vivacité toute particulière dans un discours que l’éminent botaniste Hugo von Mohl a prononcé à propos de la création d’une faculté des sciences physiques et naturelles à l’université de Tubingue (1). Naturellement les matérialistes ne se regardent pas comme compris dans cette définition de la « philosophie ». Ils affirment arriver à leur conception de l’univers par la voie de l’investigation scientifique ; tout au plus accordent-ils qu’ils font usage de l’hypothèse plus que les recherches spéciales ne le permettent.

Toute cette théorie repose sur la considération exclusive de l’histoire de notre philosophie après Kant ; elle méconnaît complètement le caractère de la philosophie moderne, depuis Descartes jusqu’à Kant. Les procédés des schellingiens, des hégéliens, des néo-aristotéliciens et d’autres écoles contemporaines ne sont tous que trop de nature à justifier le dégoût avec lequel les naturalistes s’éloignent habituellement de la philosophie ; par contre, tout le principe de la philosophie moderne est entièrement différent, pourvu que l’on fasse abstraction des excentricités idéologiques du romantisme allemand. Nous avons alors devant nous, sauf d’insignifiantes exceptions, une explication rigoureusement scientifique de tout ce qui nous est donné par les sens ; mais généralement aussi des essais tentés pour corriger, à l’aide de la spéculation, ce que la conception de l’univers obtenue dans cette voie peut avoir d’exclusif.

Descartes est moins fort comme physicien que comme mathématicien. Il s’est plus d’une fois trompé gravement, mais, sur quelques points, il a réellement fait progresser la science, et personne n’afurmera qu’il ait été étranger à la véritable méthode de la science. Il admettait cependant à côté du monde des corps, un monde de l’âme, dans lequel tous les objets extérieurs sont seulement « représentés ». Quelque grands que soient les défauts de son système il mit le doigt précisément sur le point où doit s’arrêter tout matérialisme, et où finissent par aboutir tes recherches même les plus exactes. Spinoza, le grand champion de l’absolue nécessité de tout ce qui arrive et de l’unité de tous les phénomènes de la nature, a été si souvent classé au nombre des matérialistes qu’il est presque nécessaire d’établir pluot ce qui le sépare que ce qui le rapproche de la conception matenahste de l’univers. Ces dissidences s’accentuent encore sur le même point que chez Descartes : l’image de l’univers, à laquelle nous conduit la conception mécanique, n’est qu’une face de l’essence des choses, face qui, à la vérité, s’harmonise parfaitement avec l’autre, la spirituelle. Dès l’époque de Bacon, presque tous les philosophes anglais emploient une méthode qui se concilie très-bien avec celle de la science de la nature ; on n’a d’ailleurs jamais connu en Angleterre cet antagonisme de la philosophie et de l’étude de la nature, dont il est tant question chez nous. Le monde des phénomènes est compris par les principaux philosophes anglais d’après les mêmes principes que par nos matérialistes, encore que peu d’entre eux s’arrêtent, comme Hobbes, simplement au matérialisme. Locke qui, pour l’étude de la nature, admettait, comme Newton, les atomes, ne fonda pas sa philosophie sur la matière, mais sur la subjectivité, il est vrai, dans un sens sensualiste. À ce propos, il doute que notre entendement soit apte à résoudre tous les problèmes qui se présentent : c’est un commencement du criticisme de Kant, que Hume développa considérablement dans la suite. De tous ces philosophes, il n’en est pas un seul qui ne regarde comme évident que tout dans la nature se produit par des moyens purement naturels et leurs concessions occasionnelles à la doctrine de l’Église sont assez transparentes. Mais, l’exception de Hobbes, ils sont loin d’identifier simplement avec l’essence absolue des choses ce qui apparaît à notre entendement et à nos sens comme l’image de l’univers. Malgré les évolutions les plus diverses des systèmes, partout revient le point de vue qui sépare la philosophie moderne de la philosophie ancienne l’idée que notre conception du monde est essentiellement une représentation particulière à notre esprit.

Chez Leibnitz, l’idée du monde comme représentation est poussée à l’extrême dans la théorie de la représentation des monades ; et cependant il reconnaît, dans sa conception du monde des phénomènes, le mécanisme le plus rigoureux, et son procédé, dans les questions de physique, ne diffère pas de celui des autres physiciens. — Enfin Kant explique avec la plus grande clarté les rapports de la philosophie avec le matérialisme. L’homme qui développa le premier la théorie de la naissance des corps célestes par la simple attraction de la matière dispersée ; l’homme qui connaissait déjà les principes du darwinisme et ne craignait pas, dans ses conférences populaires, de trouver naturel que l’homme eût passé de l’état primitif de la brute à celui d’homme ; le philosophe qui rejetait comme irrationnelle la question du « siège de l’âme » et laissait bien souvent entrevoir que pour lui, l’âme et le corps n’étaient qu’une seule et même chose perçue par des organes différents : — ce philosophe n’avait presque rien à apprendre du matérialisme, car toute la conception cosmique du matérialisme est en quelque sprte incorporée dans le système de Kant, sans en modifier le caractère idéaliste. Kant pensait d’une façon rigoureusement conforme à la méthode de la science de la nature sur tous les objets du domaine de cette science. C’est là un fait incontestable ; car les Principes métaphysiques de la science de la nature ne renferment qu’un essai, pour trouver a priori les axiomes fondamentaux, et ne rentrent point, par conséquent, dans le ressort des recherches empiriques, lesquelles s’appuient toujours sur l’expérience, et regardent les axiomes comme des données indiscutables. Kant laisse donc tout le contenu de la pensée concernant la science de la nature, à sa place et dans sa dignité, comme le grand et unique moyen d’étendre nos expériences sur le monde donné par les sens, de les coordonner, et de nous faire ainsi comprendre ce monde dans l’enchaînement des causes de tous les phénomènes. Ferait-on bien, par conséquent, alors qu’un pareil homme ne se contente néanmoins pas de la conception physique et mécanique de l’univers, alors qu’il affirme que la question n’est pas vidée par là, que nous devons aussi tenir compte du monde de nos idées, et que ni le monde des phénomènes ni celui des idées ne peuvent être pris pour la nature absolue des choses, — ferait-on bien de passer outre avec indifférence ou d’ignorer toutes ces affirmations, sous prétexte que nous n’éprouvons pas le besoin de recherches plus longues et plus approfondies ?

Si d’aventure le spécialiste craignait, en poursuivant de semblables idées, de trop s’écarter de l’objet de ses études, et si, par suite, il préférait se contenter, sur ce terrain, de quelques vagues notions, ou s’éloigner de la philosophie comme d’un domaine qui lui est étranger, il n’y aurait pas grande objection à lui faire. Mais celui qui, à la manière de nos matérialistes, se pose en « philosophe » et se croit même appelé à faire époque comme réformateur de la philosophie, ne pourra guère laisser de côté ces questions. Les examiner complètement, est pour le matérialiste le seul moyen de conquérir une place durable dans l’histoire de la philosophie. Sans ce travail intellectuel, le matérialisme, qui ne fait d’ailleurs qu’exprimer, en termes nouveaux, de vieilles idées, n’est qu’un bélier d’assaut dans la lutte contre les idées les plus grossières de la tradition religieuse et un symptôme significatif de la fermentation profonde des esprits (2).

Or il est à remarquer que le point dépassé si négligemment par les apôtres systématiques de la conception mécanique de l’univers, — la question des limites de la connaissance de la nature, — a été pleinement traité par des spécialistes plus profonds. On voit en même temps que les recherches sérieuses et approfondies des spécialistes, jointes à une instruction générale solide, peuvent aisément nous fairee pénétrer plus avant dans l’essence de la nature qu’une simple excursion encyclopédique à travers tout le domaine de l’étude de l’univers. Quiconque est maître incontesté sur un seul terrain, où son œil perçant sonde toutes les profondeurs des problèmes, possède les moyens de juger avec perspicacité tous les terrains analogues. Il s’orientera partout facilement et arrivera ainsi avec promptitude à une vue d’ensemble, que l’on peut appeler éminemment philosophique, tandis que des études relatives à la philosophie de la nature, qui commencent par s’étendre sur trop d’objets, s’embourbent bientôt dans cette demi-science propre à tout dogmatisme oublieux des questions relatives à la théorie de la connaissance. Faisons donc ressortir ce fait important que les plus remarquables investigateurs de la nature, à notre époque, qui ont osé s’engager sur le terrain de la philosophie, se sont presque tous heurtés, quel que fût leur point de départ, précisément contre les questions de la théorie de la connaissance.

Examinons en premier lieu le célèbre exposé, fait par Du Bois-Reymond, en 1872, à Leipzig, Sur les limites de la connaissance de la nature, au congrès des naturalistes et médecins allemands. L’exposé lui-même et quelques-unes des répliques qu’il a provoquées nous fourniront amplement l’occasion d’éclairer de la plus vive lumière le point saillant dans toute la critique du matérialisme.

Toute connaissance de la nature aboutit en dernière analyse à la mécanique des atomes. Du Bois-Reymond pose donc comme un but suprême, que jamais l’esprit humain ne pourra atteindre, sans toutefois qu’il soit incapable de le comprendre, l’entière connaissance de cette mécanique. Se rattachant à une proposition de Laplace, il déclare qu’une intelligence qui, pour un très-court moment donné, connaîtrait la position et le mouvement des atomes de l’univers, devrait être en état, d’après les règles de la mécanique, d’en déduire aussi tout l’avenir et tout le passé. Un tel génie pourrait, par une discussion convenable de sa formule du monde, nous dire qui était le Masque de fer ou comment sombra le Président. De même que l’astronome prédit le jour où, après de longues années, une comète, revenue des profondeurs de l’univers, doit reparaître à la voûte céleste, de même ce génie lirait, dans ses équations, le jour où la croix grecque brillera de nouveau sur la mosquée de Sainte-Sophie, le jour où l’Angleterre brûlera son dernier morceau de houille. S’il mettait dans sa formule du monde , l’énigmatique état primitif des choses se révélerait à ses yeux. Il verrait dans l’espace infini la matière ou déjà en mouvement ou inégalement distribuée, car avec une répartition uniforme l’équilibre instable n’aurait jamais été troublé. En faisant croître à l’infini dans le sens positif, il apprendrait si le théorème de Carnot menace, dans un espace de temps infini ou déjà dans un espace de temps fini, l’univers d’un état d’immobilité glaciale. » — Toutes les qualités ne naissent que par les sens. « Ce passage de Moïse : La lumière fut, est faux au point de vue physiologique. La lumière ne fut que lorsque le point visuel rouge d’un infusoire distingua, pour la première fois, la clarté d’avec l’obscurité. » « Muet et sombre en soi, c’est-à-dire dépourvu de toute qualité pour l’analyse subjective, le monde l’est également pour la conception mécanique résultant de l’observation objective, conception qui, au lieu du son et de la lumière, ne connaît que les vibrations d’une substance primordiale, dénuée de qualités, qui se change là en matière pondérable, ici en matière impondérable. »

Il y a donc deux points où même le génie imaginé par Laplace devrait s’arrêter. Nous ne sommes pas en état de comprendre les atomes, et, à l’aide des atomes et de leur mouvement, nous ne pouvons pas même expliquer le moindre phénomène de la conscience.

Que l’on tourne et retourne, comme on voudra, l’idée de la matière et de ses forces, on finira toujours par rencontrer un dernier point incompréhensible, peut-être même quelque chose d’entièrement absurde, comme lorsque l’on admet des forces qui agissent à distance au travers du vide. Il ne reste aucun espoir de jamais résoudre ce problème : l’obstacle est transcendant. Il consiste en ce que nous ne pouvons finalement rien nous représenter qui soit entièrement dépourvu de qualités sensibles, tandis que toute notre connaissance tend à convertir les qualités en rapports mathématiques. Ce n’est donc pas sans motif que Du Bois-Reymond va jusqu’à soutenir qu’en réalité tout ce que nous savons de la nature n’est pas encore une connaissance, mais seulement un simulacre (Surrogat) d’explication. Nous n’oublierons jamais que toute notre culture repose sur ce simulacre qui, sous des rapports nombreux et importants, remplace parfaitement la connaissance prétendue absolue ; mais il n’en reste pas moins vrai que la connaissance de la nature, si nous la poussons jusqu’à ce point, et si nous cherchons à avancer au moyen du même principe qui nous a guidés jusqu’ici, nous révèle sa propre insuffisance et se limite elle-même.

Du Bois-Reymond ne trouve pas de difficulté sérieuse, pour la connaissance de la nature, dans la naissance des organismes. Où et sous quelle forme la vie apparut-elle pour la première fois, c’est ce que nous ne savons pas ; mais le génie imaginé par Laplace et possédant la formule cosmique, pourrait le dire. Un cristal et un organisme diffèrent l’un de l’autre, comme une simple bâtisse diffère d’une fabrique avec ses machines et ses constructions, où affluent les matières brutes et d’où sortent en abondance les objets manufacturés, les produits chimiques et les déchets. Nous ne sommes en face que d’un « problème de mécanique extrêmement difficile ». Le riche tableau d’une forêt vierge des tropiques n’offre à la science analytique que de la matière en mouvement.

Ce n’est donc pas ici que se trouve la deuxième limite de la connaissance de la nature ; elle se rencontre à la première apparition de la conscience. Au reste, il ne s’agit nullement ici de l’esprit humain dans la plénitude de sa science et de sa poésie. « De même que l’action la plus énergique et la plus compliquée du muscle d’un homme ou d’un animal n’est, en réalité, pas plus obscure que la simple contraction d’un seul faisceau de fibres musculaires primitives ; de même qu’une seule cellule sécrétoire recèle tout le problème de la sécrétion ; de même aussi la plus sublime faculté de l’âme n’est pas au fond plus incompréhensible, par des causes matérielles, que la conscience à son premier degré, la sensation. Avec la première impression de plaisir ou de douleur qu’éprouva l’être le plus simple, au début de la vie animale sur la terre, s’ouvrit cet abîme infranchissable ; dès lors le monde devint doublement incompréhensible. »

La preuve, Du Bois-Reymond veut la donner, indépendamment de toutes les théories philosophiques, d’une manière évidente même pour le naturaliste. À cet effet, il suppose que nous ayons une connaissance parfaite (« astronomique ») de ce qui se passe dans le cerveau, non-seulement des phénomènes dont nous sommes inconscients, mais encore de ceux qui chronologiquement coïncident toujours avec les phénomènes intellectuels, et doivent, par conséquent, se trouver en connexion nécessaire avec eux. Nous remporterions certes alors un grand triomphe « si nous pouvions dire qu’à l’occasion d’un fait intellectuel déterminé a lieu un mouvement déterminé d’atomes déterminés dans les globules déterminés des ganglions et dans les tubes nerveux ». « L’intuition sans voile des conditions matérielles des phénomènes intellectuels nous édifierait plus que n’importe quel résultat obtenu jusqu’ici par l’étude de la nature ; mais les phénomènes intellectuels eux-mêmes resteraient pour nous tout aussi incompréhensibles qu’ils le sont aujourd’hui. « La connaissance astronomique du cerveau, la plus haute à laquelle nous puissions atteindre, ne nous y révèle qu’une matière en mouvement. » Mais si l’on se figurait pouvoir comprendre, à l’aide de cette connaissance, du moins certains phénomènes ou facultés intellectuels, comme la mémoire, la série des idées, etc., on se ferait illusion ; nous n’apprenons à connaître que certaines conditions de la vie intellectuelle, mais nous n’apprenons pas comment de ces conditions provient la vie intellectuelle elle-même.

« Quelle connexion imaginable existe-t-il d’une part entre des mouvements déterminés d’atomes déterminés dans mon cerveau, et d’autre part les faits pour moi primitifs, indéfinissables, incontestables comme ceux-ci : « j’éprouve une douleur, j’éprouve un plaisir ; je perçois une saveur douée, je respire, un parfum de rose, j’entends un son d’orgue, je vois une couleur rouges, et la certitude non moins immédiate qui en résulte : « donc je suis » ? Il est impossible d’entrevoir comment la conscience pourrait naître du concours des atomes. Quand même je donnerais de la conscience aux atomes, je n’expliquerais pas la conscience, et je ne gagnerais rien qui me fit comprendre la conscience unitaire de l’individu.

Cette deuxième limite de la connaissance de la nature est aussi qualifiée d’absolue par Du Bois-Reymond on ne peut se figurer aucun progrès des sciences de la nature, qui la fasse jamais dépasser. Le naturaliste n’en maintiendra pas moins son droit de se former, « par la voie de l’induction, sa propre opinion sur les rapports de l’esprit et de la matière, sans se laisser égarer par les mythes, les dogmes et les systèmes fiers de leur antiquité ».

Il voit, dans mille occurrences, des conditions matérielles influer sur la vie intellectuelle. Son esprit, libre de toute prévention, n’aperçoit aucun motif de douter que les impressions des sens se communiquent réellement à ce qu’on appelle l’âme. Ilvoit l’esprit humain croître, pour ainsi dire, avec le cerveau »… « Aucun préjugé théorique ne l’empêche, comme Descartes, de reconnaître dans les âmes des bêtes, des membres, parents de l’âme humaine, et graduellement moins parfaits, de la même série de développement. » Il voit comment, chez les vertébrés, se développent par degrés, à mesure que croît l’activité de l’âme, celles des parties du cerveau que la physiologie aussi est forcée de regarder comme les agents des fonctions supérieures de l’entendement. « Enfin la théorie de la descendance, combinée avec celle de la sélection naturelle, lui impose l’idée que l’âme est la résultante insensiblement progressive de certaines combinaisons matérielles, et que peut-être, pareille a d’autres facultés héréditaires, utiles à l’individu, dans la lutte pour l’existence, eue s’est élevée et perfectionnée à travers une série innombrable de générations. »

On pourrait presque croire que cela suffit pour contenter le matérialisme. Par surcroît de concessions, Du Bois-Reymond prend formellement sous sa protection le propos si décrié de Vogt : Les pensées sont au cerveau ce que la bile est au foie ou l’urine aux reins (3). La physiologie ne connaît pas de hiérarchie fondée sur des considérations esthétiques. Pour elle, la sécrétion des reins est un objet aussi digne que les fonctions des organes plus nobles. « On ne peut guère non plus blâmer Vogt de faire de l’activité de l’âme un produit des conditions matérielles du cerveau. » Il a eu tort seulement de faire revivre la pensée que, d’après sa nature, l’activité de l’âme peut aussi bien s’expliquer par la structure du cerveau que la sécrétion par la structure de la glande.

Mais c’est là précisément ce qui révolte le matérialisme. S’il reste quelque chose d’  « incompréhensible », le matérialisme peut bien encore être une excellente formule d’étude de la nature (ce qu’il est en effet, suivant nous), mais il n’est plus une philosophie. D’autres doctrines, notamment le scepticisme, peuvent adopter l’incompréhensible et même en faire la base de leur système ; mais le matérialisme est, par son essence, une philosophie positive, qui expose ses théories fondamentales avec une assurance toute dogmatique et qui, entre autres affirmations importantes, prétend pouvoir faire comprendre sans peine l’ensemble de l’univers. Nos matérialistes actuels ont beau être portés, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, à des velléités de scepticisme et de relativisme ; ils ont beau parler de l’incompréhensibilité des causes dernières de tout être, ou représenter le monde tel qu’il apparaît à l’homme, comme le seul objet de la recherche scientifique en élaguant la question qu’il pourrait y avoir une autre conception des choses, — ils n’en affirment pas moins que le monde spirituel est compréhensible, parce qu’une des tâches principales que s’impose le matérialisme, c’est d’expliquer complètement par les fonctions de la matière l’activité de l’âme aussi bien chez les animaux que chez l’homme.

Il y a ici un grand malentendu, comme nous l’avons suffisamment expliqué dans notre premier volume. Mais nulle part nous n’en trouvons une preuve plus palpable que dans la polémique qui s’est élevée contre Du Bois-Reymond, dans l’intérêt du système matérialiste. On peut en réalité dire de ses adversaires ce que Kant disait de ceux de Hume (voir plus haut, p. 48) « Ils admettaient toujours comme constaté ce qu’il révoquait en doute, tandis qu’ils démontraient avec vivacité et le plus souvent avec une grande arrogance ce dont il ne s’était jamais avisé de douter. »

C’est une remarque que l’on peut faire surtout chez le médecin aliéniste docteur Langwieser, qui, dans une petite brochure (Vienne, 1873), a parlé des Limites de la connaissance de la nature, de Du Bois-Reymond. Langwieser a écrit, en 1871, un Essai d’une mécanique des états psychiques, opuscule qui contient quelques indications précieuses, quoique mal présentées, pour la future compréhension des fonctions cérébrales. L’auteur s’exagère naturellement la portée des explications qu’il hasarde quand, à son point de vue, il croit avoir expliqué ta conscience en démontrant le fonctionnement mécanique du cerveau, il tombe dans une erreur qui lui est commune avec tous les matérialistes. On pourrait croire qu’un semblable écrivain lorsqu’un investigateur tel que Du Bois-Reymond entre en scène, devrait au moins « secouer son sommeil dogmatique », et discerner exactement le point principal de la question ; au lieu de cela, nous nous trouvons en face d’un malentendu complet. Mais nous ne nous arrêterions pas longtemps à la méprise d’un seul écrivain, si nous ne pensions avoir devant nous, pour ainsi dire, le modèle classique de toute une série de méprises analogues, et si précisément ce point n’était pas de la plus haute importance pour l’appréciation du matérialisme.

La méprise est tellement grossière que Langwieser (p. 10) déclare formellement : Du Bois-Reymond se met en contradiction avec lui-même, alors qu’il adopte la thèse de Laplace relative aux prédictions fondées sur une formule cosmique irréprochable. Pour calculer, par la voie de la mécanique des atomes, les événements du passé ou de l’avenir, dans lesquels l’esprit humain a figuré ou figurera comme agent essentiel, il faudrait que les diverses dispositions mentales de l’humanité appartinssent pareillement au domaine de la mécanique connaissable des atomes, ce que Du Bois-Reymond nie catégoriquement. »… « Mais s’il répliquait que le génie imaginé par Laplace connaîtrait et apprécierait aussi les mouvements des atomes de tous les cerveaux de l’humanité, de manière à pouvoir calculer, d’après ces données, l’influence des processus intellectuels de l’homme sur les événements matériels, tandis que l’explication des faits intellectuels lui serait impossible à l’aide de ces mouvements d’atomes, il y aurait là une nouvelle contradiction. Car pour peu qu’il puisse calculer chaque pensée comme un mouvement d’atomes et en prévoir les suites et conséquences ultérieures, il reconnaît aussi par les effets l’essence de la chose, dans la’sphère des faits intellectuels aussi bien que partout ailleurs ; car l’essence d’une chose est ce qu’elle apparaît par ses effets et non autre. »

Nous avons donc ici précisément le cas où l’adversaire admet comme reconnu et évident ce que Du Bois-Reymond révoque en doute ; le reste de la brochure est ensuite consacré à prouver ce dont le célèbre physiologiste n’a jamais douté, ce dont l’élucidation lui a valu un renom mérité.

Un lecteur impartial et compétent de la dissertation Sur les limites de la connaissance de la nature ne doutera pas un seul instant que l’auteur, par tous les atomes, entende aussi les atomes du cerveau de l’homme, et que pour lui l’homme, avec tous ses actes « volontaires », ne soit aux yeux du naturaliste qu’une portion absolument homogène aux autres parties de l’ensemble du vaste univers. Par contre, Du Bois-Reymond se garderait bien de parler de « l’influence des faits intellectuels sur les faits matériels», car si l’on y regarde de près, une pareille influence est scientifiquement incompréhensible. Si un seul atome du cerveau pouvait, par l’effet de la pensée, s’écarter seulement de l’espace d’un millionième de millimètre, de la voie qu’il doit suivre en vertu des lois de la mécanique, la « formule de l’univers » ne serait plus du tout applicable et deviendrait vide de sens. Mais les actions des hommes, même celles des soldats, destinés à planter la croix sur la mosquée de Sainte-Sophie, celles de leurs généraux, celles des diplomates prenant part à l’opération, etc., — toutes ces actions considérées au point de vue de la science de la nature, ne résultent pas de pensées, mais de mouvements des muscles, que ceux-ci servent à faire une marche, à tirer ie glaive hors du fourreau, à manier la plume, à prononcer un mot de commandement militaire ou à diriger les regards vers un point menacé. Les mouvements des muscles sont provoques par l’action des nerfs ; celle-ci provient des fonctions du cerveau, complètement déterminées par la structure du cerveau, par les voies de communication, les mouvements des atomes que produit t’échange de la matière, etc., sous l’influence supplémentaire de l’action centripète des nerfs. On doit comprendre que la loi de la conservation de la force, dans l’intérieur du cerveau, ne peut admettre aucune exception, a moins de devenir complètement vide de sens ; et il faut savoir s’élever à la conclusion que, par conséquent, tous les faits et gestes des hommes, de l’individu comme des peuples, pourraient avoir lieu de même qu’ils ont lieu réellement, sans que d’ailleurs, même dans un seul individu, il y eût quelque chose comme une pensée, comme une sensation, etc. Les regards des hommes pourraient être tout aussi « animes », le son de leur voix tout aussi émouvant ; seulement aucune « âme » ne correspondrait à cette expression ; personne ne serait « ému » : les traits de la figure se changeraient d’une manière inconsciente pour prendre comme une expression plus tendre, ou le mécanisme des atomes du cerveau amènerait soit un sourire sur les lèvres, soit des larmes dans les yeux. — Voilà, et non autrement, comme Descartes se figurait le monde animal ; et il n’existe pas le moindre motif pour combattre cette hypothèse comme opposée aux lois de la science de la nature. Elle est fausse, mais nous ne le savons que par l’analogie des symptômes des sensations animales avec ceux que nous constatons en nous-mêmes. C’est ainsi qu’à l’exception de nous-mêmes, nous prêtons à tous les autres hommes la conscience, en concluant par analogie. Nous trouvons en nous cette conscience rattachée aux actes du corps, et nous en concluons avec raison qu’il doit en être de même chez les autres ; mais, en vertu des lois de la science de la nature, nous ne pouvons connaître, soit dit une fois pour toutes, que les signes et les « conditions » de la pensée en dehors de nous, et non cette pensée elle-même. On peut donner à l’opinion qui sert de point de départ à Du Bois-Reymond l’expression la plus nette, je dirais la plus victorieuse, si l’on se représente deux mondes également remplis d’hommes et de leurs actions, le cours de l’histoire universelle étant le même, ainsi que l’expression des gestes et le son de la voix, — pour celui qui l’entendrait, c’est-à-dire non-seulement pourrait en conduire les vibrations par le nerf auditif jusqu’au cerveau, mais encore en avoir la conscience. Les deux mondes seraient absolument égaux, avec cette seule différence que, dans l’un, tout le mécanisme agirait comme les rouages d’un automate, sans aucune trace de sentiment ou de pensée, tandis que l’autre monde serait le nôtre ; la formule de l’univers resterait alors identiquement la même pour ces deux mondes. On ne pourrait les distinguer l’un de l’autre, au point de vue des recherches exactes.

Si nous ne croyons pas à l’un de ces deux mondes, c’est uniquement par l’effet Immédiat de notre conscience personnelle, intime, telle que chacun de nous ne la connaît que dans son for intérieur ; nous la reportons sur tout ce qui nous ressemble extérieurement. Mais nous confondons si étroitement la perception des signes extérieurs de la pensée et l’interprétation que notre conscience nous en donne par une habitude enracinée en nous depuis notre niissance, qu’il faut un penseur perspicace et exempt de préjugés pour séparer ces deux facteurs réunis.

Une question toute différente est celle de la relation de cause à effet entre les faits matériels et les états intellectuels qui se rattachent à ces faits. Du Bois-Reymond reconnaît formellement que, sous ce rapport, on peut professer l’entière dépendance du spirituel à l’égard du physique, sans sortir des limites de la connaissance de la nature, et si les matérialistes n’ont d’autre désir que de voir disparaître les interventions et les accidents surnaturels, l’expose de cette doctrine peut les t’assurer complètement. Du Bois-Reymond admet tout au plus comme possible et même vraisemblable ce qu’eux-mêmes affirment avec une assurance dogmatique ; du reste, dans l’idée de Laplace, sous ce rapport, il y a déjà plus qu’une simple possibilité, comme Langwieser l’a très-bien fait remarquer : le spirituel et le physique ont beau être réunis d’une manière énigmatique ; la nature de ce dernier a beau être inexplicable, on doit néanmoins affirmer la soumission générale du spirituel au physique, des qu’il est prouvé que, d’une part, les deux phénomènes correspondent parfaitement, et que, d’autre part, les phénomènes physiques obéissent à des lois rigoureuses et immuables, qui ne sont qu’une expression de fonctions de la matière. On trouvera plus loin les modifications qu’une méditation plus approfondie pourra apporter à cette théorie.

Mais, comme les matérialistes, leurs antipodes, les théologiens et les philosophes théologisants, ont mal compris la théorie exposée dans les Limites de la connaissance de la nature. Sans se préoccuper du caractère nettement matérialiste des opinions que développe Du Bois-Reymond, on s’en tient au point capital il pose à l’étude de la nature des barrières absolues, insurmontables. On ne peut expliquer la force ni la matière ; la connaissance atomistique n’est que « l’ombre » (Surrogat) de la connaissance réelle ; ainsi le matérialisme est repoussé, repoussé par un de nos premiers investigateurs de la nature. Pourquoi la spéculation et la théologie ne reviendraient-elle pas gaiement pour exploiter le terrain abandonné et pour enseigner, avec une grande autorité, ce que la science de la nature avoue ne pas savoir ? Elles-mêmes n’en savent pas davantage, mais cela n’y fait rien. Le célèbre physiologiste a déclaré la conscience et même la plus simple sensation inaccessibles à l’étude de la nature ; pourquoi la métaphysique et l’antique et savante idéologie ne reviendraient-elles pas montrer leurs marionnettes et les faire danser de nouveau sur l’emplacement évacué ? L’épouvantail redouté a disparu le naturaliste, qui n’enseigne que ce qu’il sait, a promis de ne prendre aucune part à la représentation. Réoccupons donc joyeusement nos domaines ! On se remet à l’œuvre comme s’il n’existait pas d’étude de la nature, cette dernière n’ayant rien à faire sur le domaine spirituel !

Si de pareils malentendus sont possibles, cela provient en partie de l’habitude profondément enracinée de ne pas définir avec précision le concept de la connaissance, et d’identifier l’acte de comprendre les choses et celui d’en saisir l’enchaînement causal. La faute en doit aussi, sans doute, être attribuée en partie à l’auteur de l’opuscule, moins toutefois à ce qu’il dit qu’à ce qu’il passe sous silence, et finalement à la manière dont il arrache ici un feuillet du livre qui contient la critique de toute connaissance pour le jeter au public sans éclaircissements suffisants sur la connexion du point qu’il traite avec d’autres questions. Il est possible d’ailleurs que l’auteur ne sût pas bien s’orienter sur ce terrain, encore qu’il paraisse ne pas ignorer l’histoire de la philosophie. Nous ne trouvons une explication plus profonde que vers la fin de la dissertation : Du Bois-Reymond se demande (p. 33) si les deux limites extrêmes de la connaissance de la nature ne seraient point par hasard les mêmes, « c’est-à-dire si, comprenant l’essence de la matière et de la force, nous ne pourrions pas comprendre en même temps comment la substance, qui leur sert de substratum, serait, dans de certaines conditions, capable de sentir, désirer et penser ». Voilà un revirement tout à fait matérialiste, qui pourrait suggérer au partisan du criticisme la question suivante si nous comprenions complètement le rapport dela conscience à la manière dont nous concevons les objets de la nature, ne verrions-nous pas alors avec une parfaite clarté pourquoi, dans la pensée scientifique, nous sommes réduits a nous représenter la substance de l’univers comme force et matière ? Il est, en réalité, plus que vraisemblable que les deux problèmes sont identiques. En fin de compte, on aboutirait à une tautologie et l’on en viendrait à se demander si ceci peut se ramener cela ou si cela peut se ramener à ceci. Et cependant l’une de ces explications à une tendance matérialiste, et l’autre une tendance idéaliste. Il est vrai que la solution imaginée, si toutefois elle était possible, supprimerait l’antagonisme du matérialisme et de l’idéalisme.

Dans cette dissertation si bien conçue, il ne se trouve qu’un passage qui non-seulement prête aux malentendus, mais encore est positivement Inexact ; c’est à ce passage que s’adresseront, dès ce moment, nos observations critiques. Dans le monde mobile du génie supposé par Laplace, se meuvent aussi (p. 28) les atomes du cerveau, « comme dans un jeu muet ». On trouve plus loin : « D’un regard il parcourt leurs cohortes, il perce leurs retranchements, mais il ne comprend pas leurs gestes ; il ne leur attribue pas dépensées, et, par ce motif, son monde reste privé de qualités. »

Rappelons-nous d’abord que ce génie embrasse d’un coup d’œil aussi les actions des hommes comme conséquences naturelles des mouvements des atomes du cerveau ! Rappelons-nous que la loi de la nécessité, dont ce génie possède la clef, régit tous les mouvements, même les plus délicats et les plus expressifs, des regards, des traits du visage, ainsi que les modulations de la voix ; et que la manière dont les hommes agissent et coopèrent les uns avec les autres, dans la haine, l’amour, la plaisanterie, la discussion, la lutte et le travail, doit être parfaitement intelligible pour ce génie, du moins sous le rapport du phénomène extérieur. Il peut prédire l’ombre la plus subtile d’une jalousie cachée ou d’un accord tacite, a l’aide d’un seul regard de l’homme, aussi bien que nous prédisons une grossière éclipse de lune. Rappelons-nous encore que ce génie est supposé parent avec l’homme, que par conséquent lui-même est capable de tous les mouvements de l’âme que ses formules mathématiques expriment. Pourra-t-il donc s’abstenir de transporter ses propres sensations dans ce qu’il voit extérieurement devant lui ? C’est d’ailleurs ce que nous faisons, quand nous remarquons, chez les autres hommes, de l’envie, de la colère, de la reconnaissance ou de l’amour. Nous n’apercevons comme lui que les gestes et nous les interprétons d’après notre for intérieur. Il est vrai que ce génie calculateur n’a que ses formules, tandis que nous possédons l’intuition immédiate. Mais nous n’avons qu’à lui prêter un peu d’imagination, une imagination éminemment intelligente, telle que nous la possédons aussi, et il saura bien transformer les formules en intuitions.

Sans doute, les formules seules ont maintenant un langage pour lui, car elles lui expriment les apparences extérieures, que nous aussi connaissons par la vie quotidienne ; mais, s’il discerne parfaitement la connexion causale du phénomène extérieur avec le mouvement des atomes du cerveau, il lira bientôt dans ce mouvement leurs causes et conséquences ; dès lors il comprendra « les gestes » de ces atomes par leur influence sur les gestes extérieurs des hommes tout aussi bien que par exemple l’employé du télégraphe, après un peu d’exercice, entend immédiatement les dépêches d’après le bruit régulier de sa manivelle, sans avoir besoin de lire les signes imprimés sur le papier.

Sans doute, si ce génie possédait, outre les autres qualités humaines élevées graduellement à un plus haut point, la sagacité critique considérablement développée, il comprendrait sans peine qu’il ne perçoit pas la vie intellectuelle par la voie de la connaissance objective, pas plus dans la vie quotidienne que dans la science, mais qu’il transporte, tantôt dans ses formules, tantôt dans ses intuitions, ce qu’il a puisé dans sa propre expérience. Il avouerait aussi, volontiers, qu’il ne lui est pas donné une connaissance immédiate des sensations d’autrui et qu’il n’a aucune idée du mode dont la sensation et la conscience naissent des mouvements matériels. Sur ce point, il prononcerait placidement son ignorabimus avec Du Bois-Reymond malgré cela, il serait le plus partait des psychologues que nous puissions imaginer ; et la psychologie, comme science, ne pourra jamais être pour nous autre chose qu’un fragment de la connaissance que ce génie possède déjà dans toute sa plénitude.

Mais si l’on y regarde de près, on verra qu’il en est exactement de même pour toutes les sciences sans exception, en tant qu’il ne s’agit pas d’une pure apparence de savoir. Dans un certain sens, tout est connaissance de la nature ; car toute notre connaissance a pour but l’intuition. C’est sur l’objet seul que notre connaissance s’oriente par la découverte de lois fixes ; c’est dans notre sujet que nous prenons les moyens d’expliquer et d’animer les formes diverses, en tant que nous les rapportons à la vie spirituelle. La connaissance immédiate du spirituel réside uniquement dans notre conscience ; mais quiconque, avec la conscience seule, sans être guidé par l’objet, voudra construire une science, se trompera lui-même inévitablement.

S’il en est ainsi, quelle importance attacher à la preuve que la connaissance de la nature a des limites ? Le caractère méthodologique de ce qu’on appelle « les sciences de l’esprit » a beau différer de celui des sciences physiques, Du Bois-Reymond ne les en a pas moins réunies dans son idéal des sciences de la nature, en tant qu’elles reposent sur un savoir réel et non sur l’imagination seule (4). On pourrait croire que, par là, le triomphe du matérialisme est décidé, et que les remercîments adressés par les adversaires de cette doctrine à la courageuse « profession de foi » du célèbre physiologiste, n’ont plus de raison d’être. Mais si l’on se rappelle notre chapitre sur Kant, on trouvera aisément qu’il n’en est pas ainsi. Les « limites de la connaissance de la nature », prises dans leur sens idéal, sont identiques avec les limites de la connaissance en général. Mais c’est là précisément ce qui en rehausse l’importance ; et toute la recherche, exécutée avec sagacité, est une confirmation au point de vue de la science du principe critique, dans la théorie de la connaissance.

La limite de la connaissance n’est pas en réalité une barrière immobile, qui s’opposerait brutalement au progrès naturel de cette connaissance, en un point déterminé de sa voie. La conception mécanique de l’univers a devant et derrière elle une tâche immense, mais envisagée comme un tout, et dans son essence elle porte en elle-même une barrière qui ne la quitte en aucun point de son parcours. Est-ce que par hasard le physicien expliquerait la lumière rouge en nous montrant le nombre correspondant de vibrations ? Il explique du phénomène ce qu’il en peut expliquer, et il renvoie le reste au physiologiste. À son tour, celui-ci explique ce qu’il peut expliquer ; mais quand même nous attribuerions à sa science une perfection qu’elle ne possède pas encore, il n’a, au total, comme le physicien, que des mouvements d’atomes à sa disposition (5). L’arc de cercle finit chez lui par la transformation des courants nerveux centripètes en centrifuges. Il ne peut donc renvoyer le reste à un autre, et il proclame la « limite de la connaissance de la nature ». Mais la ligne de démarcation est-elle ici autrement constituée que chez le physicien, ou avons-nous une garantie quelconque que les vibrations de ce dernier ne sont pas liées nécessairement, comme celles du physiologiste, à un phénomène de toute autre espèce ? L’analogie ne doit-elle pas, très-naturellement et à bon droit, conclure que derrière ces vibrations il y a autre chose de caché ? Derrière les vibrations du cerveau sont cachées nos propres sensations ; nous pouvons donc marquer sur ce point la limite de la connaissance de la nature ; mais en réfléchissant, nous devons trouver très-peu vraisemblable qu’elle n’existe que là, et non pas plutôt dans le caractère de la connaissance elle-même.

Ce n’est pas sans raison que nous rencontrons ici un point auquel se rattachent les spéculations les plus diverses. Du Bois-Reymond rejette l’idée d’une « âme du monde » en disant que, dans la structure de l’univers, nous n’apercevons aucune analogie avec la structure du cerveau humain (p. 32). Cet argument est assez fort contre toute représentation anthropomorphe de cette âme de l’univers, mais non pas contre l’idée sous une forme générale. D’autres conceptions, comme par exemple l’identification, par Schopenhauer, de la volonté et de l’impulsion motrice ; « l’éther du monde », avec lequel Spiller (6) entre en campagne contre Du Bois-Reymond ; la matière, d’Ueberweg, capable de sentir, etc., peuvent être éconduites comme spéculations transcendantes ; mais le terrain sur lequel croissent ces spéculations reste et, sous le point de vue négatif, nous pouvons répondre avec assurance nous ne savons rien du monde mort, muet et silencieux des atomes vibrants, si ce n’est qu’ils constituent pour nous une représentation (Vorstellung) nécessaire, quand nous voulons exposer scientifiquement l’enchaînement causal des phénomènes. Cependant comme nous avons vu, dans un passage, que cette représentation nécessaire n’explique pas les données immédiates de l’expérience, savoir nos sensations, mais seulement un certain ordre dans leur naissance et leur disparition, nous devons comprendre que cette représentation, d’après toute sa nature et ses principes nécessaires, n’est pas propre à nous révéler l’essence dernière, intime des choses.

On obtient tout à fait le même résultat quand on prend pour point de départ la force et la matière. Il est facile de montrer que la physique théorique, qui s’appuie sur toute représentation donnée, a devant elle encore une quantité infinie d’explications et d’analyses mathématiques de plus en plus délicates, tandis que la difficulté qui s’oppose ici à la connaissance reste toujours la même. Mais sans avoir besoin de revenir aux atomes, on trouve partout des traces de l’insuffisance de la conception mécanique. Comme on le sait, Hume cherchait (voir plus haut, p. 8) à éliminer les objections contre une explication matérialiste de la pensée, en prétendant trouver la même incompréhensibilité dans tous les autres cas de rapport causal, que dans le cas présent. En cela, il avait raison ; mais l’appui que, sur ce point, il donne au matérialisme, tourne, sur un autre point, au détriment du système. Puisque les contradictions ne peuvent être inhérentes à la «chose en soi », elles doivent avoir leur origine dans notre mode de connaître.

Si la conscience et le mouvement du cerveau coïncident, sans que l’on puisse comprendre l’influence de l’un sur l’autre, il n’est g’uère possible d’éviter la vieille pensée spinoziste, dont l’écho se retrouve souvent chez Kant, que les deux ne sont qu’une seule et même chose, en quelque sorte projetée sur différents organes de la connaissance. Le matérialisme se cramponne si fort à la réalité et aux mouvements de sa matière, qu’un partisan sincère de cette doctrine n’hésite pas longtemps à soutenir que le mouvement du cerveau est le réel et l’objectif, tandis que la sensation n’est qu’une espèce d’apparence ou de reflet trompeur de l’objectivité. Or « l’apparence trompe », et même l’idée d’apparence a été fréquemment reconnue comme illusoire. Les philosophes de l’antiquité notamment faisaient preuve d’une grande naïveté en croyant être débarrassés d’une chose quand ils pouvaient la qualifier d’ « apparence ». Comme si l’idée d’apparence n’était pas relative ! Une lueur, une traînée de brouillard semblent être une forme, mais existent réellement comme lumière et brouillard. Lorsque, par exemple, le mouvement est déclaré une apparence, on peut avoir certes un motif pour regarder la chose en soi comme éternellement immobile ; mais le mouvement visible brave ce jugement. C’est une donnée incontestable comme la lueur et la traînée de brouillard précitées.

Voilà comment on doit aussi apprécier le mode suivant lequel le matérialisme traite de la sensation, si l’on veut élever le mouvement du cerveau à sa véritable essence. Ce point est discuté notamment par Langviescr, sur le ton le plus formel, dans sa polémique contre Du Bois-Reymond. Il dit (page 12) : « Notre conscience ne peut guère nous faire connaître l’anatomie de notre corps ou du moins les fibres de notre cerveaux aussi n’est-elle pas une conscience dans le sens objectif du mot ; de même nous ne pouvons reconnaître subjectivement nos sensations pour ce qu’elles sont. »

Comme on le voit, l’antique et naïve conception des impressions des sens est encore renforcée par l’introduction des concepts modernes d’objectif et de subjectif. À proprement parler, le subjectif n’existe pas ; en d’autres termes, l’être subjectif n’est pas l’être vrai, réel, avec lequel seul la science a affaire. Notre propre conscience — le point de départ de toute pensée pour les philosophes depuis Descartes — n’est qu’un phénomène subjectif de ce genre. Quand nous connaîtrons les portions du cerveau où le phénomène se realise, et les courants qui se meuvent dans ces parties, alors seulement nous saurons ce qu’est cette chose nous aurons reconnu la conscience objectivement et atteint par là tous les résultats que l’on peut raisonnablement désirer.

À cette conception d’un matérialiste philosophe de la nature, qui méprise la philosophie comme mysticisme, nous allons opposer la proposition d’un savant qui a reçu une éducation philosophique. L’astronome Zœllner montre, dans son remarquable et profond livre De la nature des comètes, que nous ne pouvons arriver à nous représenter un objet quelconque autrement que par la sensation. Les sensations sont les matériaux avec lesquels se construit le monde réel extérieur. L’espèce la plus simple de sensations, que nous pouvons imaginer, pour peu que nous pensions à une combinaison de sensations successives dans un organisme, renferme déjà en soi l’idée de temps et de causalité. « Il semble résulter de là, conclut Zœllner, que le phénomène de la sensation est un fait d’observation bien plus fondamental que la mobilité de la matière, que nous sommes forcés de lui associer, comme sa propriété la plus générale, comme la condition de la compréhensibilité des modifications sensibles »  (7).

Et de fait on peut aisément déduire de la sensation l’idée des atomes et de leurs mouvements, mais non déduire la sensation du mouvement des atomes. On pourrait donc essayer de partir de la sensation pour renverser les barrières de la science physique et faire, pour ainsi dire, de la nature entière le domaine de la psychologie ; mais, comme nous le verrons encore suffisamment plus tard, une pareille psychologie n’a pas en elle-même les moyens de devenir une science exacte. C’est seulement quand nous ramenons nos sensations et représentations de sensations, en abstraction, aux éléments les plus simples, à l’impénétrabilité, à la résistance et au mouvement, que nous obtenons la base nécessaire aux opérations de la science. En tant que, dans ces représentations du sensible les plus abstraites de toutes, se produit un accord nécessaire de tous les hommes, en vertu des éléments a priori de notre connaissance, ces représentations sont réellement « objectives », comparées aux sensations plus concrètes, accompagnées de plaisir et de déplaisir, que nous appelons « subjectives », parce que notre sujet ne s’y trouve pas en accord général et nécessaire avec tous les autres sujets sensibles. Malgré cela, tout, au fond, est dans le sujet, le mot « objet » ne signifiant, à l’origine, que les « matériaux sur lesquels opère notre pensée. La sensation et la représentation de la sensation sont le général ; la représentation des atomes et de leurs vibrations est le particulier. La sensation est réelle, elle est donnée ; quant aux atomes, ils n’ont au fond rien de réel, rien de donne, si ce n’est ce restant, de sensations effacées au moyen desquelles nous parvenons à former leur image. La pensée qu’à cette image correspond quelque chose d’extérieur, d’entièrement indépendant de notre « sujet », peut être très-naturelle ; mais elle n’est ni absolument nécessaire ni irrésistible ; sans quoi il n’y aurait jamais eu des idéalistes de la trempe de Berkeley.

Si donc il faut opter entre la sensation et le mouvement des atomes, s’il faut déclarer réalité l’une de ces choses et qualifier l’autre de simple apparence, on aurait de meilleures raisons pour déclarer réalités la sensation et la conscience, tandis que les atomes et leurs mouvements passeraient pour de simples apparences. De ce que nous fondons notre science de la nature sur ces apparences, cela ne fait rien à l’affaire. Dans ce cas, la connaissance de la nature serait uniquement un analogue de la connaissance réelle ; ce serait un moyen de nous orienter, comme une carte géographique, qui nous rend de très-grands services, quoiqu’elle soit loin d’être le pays même que nous visitons en pensée.

Mais une pareille distinction n’est ni nécessaire ni utile. Sensation et mouvement des atomes sont pour nous également « réels » en tant que phénomènes ; la première, toutefois, est un phénomène immédiat ; le mouvement des atomes n’est qu’un phénomène médiat, pensé. L’étroite connexion qu’établit entre nos représentations l’hypothèse de la matière et de son mouvement vaut à la matière l’épithète d’ « objective » ; car c’est grâce à elle seulement que la diversité des objets devient un seul « objet », grand, compréhensif, que nous opposons comme le « fond » permanent de notre pensée, au contenu changeant de notre moi. Or toute cette réalité est une réalité empirique, très-conciliable avec l’idéalité transcendantale.

Au point de vue de la philosophie critique, fondée sur la théorie de la connaissance, disparaît réellement toute nécessité de renverser les « barrières de la connaissance de la nature », dont il est ici question, ces barrières n’étant pas une puissance étrangère et ennemie qui se pose en face de nous, mais notre propre essence. Néanmoins si l’on s’obstine à tenter un dernier effort pour éliminer, d’une façon plus populaire, l’apparence d’un dualisme irréconciliable, on peut entrer dans la voie frayée, entre autres, par Zœllner, attribuer la sensation à la matière en soi et se figurer les processus mécaniques régulièrement et universellement combinés avec des phénomènes de sensation. Toutefois on ne devra jamais oublier que l’explication ainsi obtenue n’est point une donnée de la science de la nature, mais de la spéculation, et qu’elle recule seulement au lieu d’éliminer l’énigme capitale, l’incompréhensibilité du phénomène. — Pour avoir une autorité scientifique, il faudrait que cette théorie pût nous expliquer la naissance de la sensation humaine à l’aide des processus sensitifs des parties en mouvement il faudrait qu’elle pût nous l’expliquer au moins avec autant de clarté que la structure du corps-à l’aide de cellules ou la transformation du mouvement mécanique provenant du monde extérieur dans les états de notre système nerveux. Malgré cela, deux énigmes resteraient toujours à résoudre l’idée de force et de matière continuerait de présenter toutes les difficultés existant auparavant, augmentées d’une nouvelle plus grande encore. Il est vrai qu’un lien rattacherait la conscience à la matière, mais son unité par rapport à la multiplicité des sensations constituantes renfermerait en soi, au fond, la même incompréhensibilité que contenait auparavant la conscience, dans son rapport avec les vibrations des atomes cérébraux.

Au reste, il y a lieu de se demander si, dans le cas où une pareille théorie serait victorieusement démontrée, on n’en viendrait pas à rejeter complètement les atomes et leurs vibrations, comme on fait d’un échafaudage quand l’édifice est terminé. Le monde de la sensation, le seul donné, serait expliqué par ses propres éléments et n’aurait plus besoin d’un appui étranger. Si cependant il existait un motif suffisant quelconque pour maintenir néanmoins l’idée d’atomes, le monde matériel serait encore un monde de la représentation, et la conjecture que, derrière les deux mondes corrélatifs, le monde matériel et le monde de la sensation, il en existe un troisième, inconnu, cause commune de tous deux, cette conjecture nous ferait pénétrer plus avant (dans la vérité) que la simple identification (des deux autres mondes).

Nous voyons donc comment l’étude approfondie de la nature nous fait, sans contredit, par ses propres conséquences, dépasser le matérialisme. Maiscela n’arrive jamais que lorsque nous sommes forcés de concevoir le monde entier de l’étude de la nature comme un monde de phénomènes, à côté duquel les phénomènes de la vie spirituelle, malgré leur dépendance apparente de la matière, conservent une essence étrangère et hétérogène. En prenant d’autres points de départ, comme, par exemple et notamment la physiologie des organes des sens, on arrive à constater la même limite de la connaissance de la nature ; mais on ne peut trouver, dans toute la conception mécanique de l’univers, aucun point qui ne puisse s’accommoder de l’existence de cette limite et qui permette d’établir l’inexactitude de la conception mécanique par des recherches matérielles approfondies. En général, les critiques que l’on a pu faire du haut du tribunal d’une érudition compétente contre le « dilettantisme » des matérialistes, ou bien n’ont pas de solidité, ou bien n’atteignent pas l’essence du matérialisme, mais tout au plus une assertion fortuite d’un de ses adhérents.

Cela est vrai notamment de quelques-unes des sorties que Liebig s’est permises contre les matérialistes dans ses Lettres sur la chimie. Il dit par exemple dans la 23e lettre « Les recherches exactes dans la science de la nature ont démontré qu’à une certaine période la terre possédait une température où toute vie organique est impossible ; car à 78 degrés de chaleur, le sang se coagule. Elles ont prouvé que la vie organique avait eu un commencement sur la terre. Ces vérités sont d’un grand poids, et quand même elles seraient les seuls résultats obtenus par notre siècle, elles n’en forceraient pas moins la philosophie à rendre grâce à la science de la nature. »

Eh bien, les recherches exactes dans la science de la nature ont aussi peu prouvé cela que Lyell a prouvé la perpétuité de l’état actuel de notre globe. Tout ce terrain n’est a priori accessible qu’à une hypothèse plus ou moins confirmée par les faits. L’histoire nous apprend comment les grandes théories surgissent et disparaissent, tandis que chaque fait établi par l’expérience et l’observation, grossit le trésor durable et permanent de nos connaissances. Au surplus la philosophie est assez ingrate pour réclamer comme son propre bien tous les prétendus résultats acquis par les sciences exactes. Lorsque Kant nous montre que notre entendement cherche nécessairement à chaque cause une cause antérieure, à chaque commencement apparent un commencement antérieur, tandis que les tendances unitaires de la raison réclament une conclusion, l’origine anthropologique des théories qui se combattent les unes les autres est complètement mise à nu. On pourra donc continuer les démonstrations, mais il ne faudra jamais exiger de la philosophie qu’elle méconnaisse ses propres enfants, quand elle les retrouve sous le costume bigarré des sciences delanature.

La prétention de « démontrer » le commencement de la vie organique à son pendant chez Liebig, dans le regard de mépris qu’il lance sur les « dilettanti » qui, pour faire sortir toute vie, sur la terre, du plus simple organisme de la cellule, disposent, sans aucun scrupule, d’une série infinie d’années.

Il serait intéressant de trouver un argument quelconque, d’apparence raisonnable, pour démontrer qu’en établissant une hypothèse sur la naissance des corps naturels existant aujourd’hui, on n’a pas le droit de disposer d’une série infinie d’années. On peut attaquer l’hypothèse de la formation graduelle des organismes en s’appuyant sur d’autres arguments ; c’est une question a part. Mais si l’on prétend la condamner parce qu’elle a besoin d’une quantité extraordinaire d’années, on commet une des fautes les plus étranges du mode habituel de penser. Quelques milliers d’années sont peu de chose à nos yeux ; poussés par les géologues, nous pouvons aller jusqu’à compter par millions. Bien plus, depuis que les astronomes nous ont appris à imaginer des distances évaluées à des billions de lieues, on peut aussi admettre des billions d’années pour la formation de la terre, encore que ce nombre nous semble quelque peu fantastique, parce que nous ne sommes pas, comme en astronomie, forces par le calcul à poser de pareilles hypothèses. Derrière ces nombres, limite extrême jusqu’où nous avons coutume de nous élever, vient l’infini, l’éternité. Ici nous nous retrouvons dans notre élément ; l’absolue éternité notamment est pour nous une idée familière, depuis l’école élémentaire, bien qu’il soit depuis longtemps évident pour nous que nous ne pouvons en avoir une véritable représentation. Ce qui est situé entre le billion ou le quatrillion et l’éternité nous semble une région fabuleuse, où ne s’égare que l’imagination la plus désordonnée. Et cependant la plus stricte logique nous dit qu’a priori et avant que l’expérience ait prononcé son arrêt, le nombre le plus grand que l’on voudrait assigner à l’âge des organismes n’est pas plus vraisemblable qu’une puissance quelconque de ce même nombre. Ce ne serait même pas une règle rigoureusement logique d’admettre les plus petits nombres possibles, tant qu’un nombre plus grand n’est pas rendu vraisemblable par des faits d’expérience. On ferait donc mieux de retourner la question, attendu que, précisément, quand il s’agit de changements très-lents et très-considérables, le véritable problème consiste à se demander combien d’années il faudrait aux forces de la nature pour accomplir ces changements. Moins le chiffre supposé s’élève, plus les preuves devront être convaincantes, car le plus court espace, de temps est a priori le moins vraisemblable. En un mot il faut démontrer le minimum et non, comme l’admet le préjugé, le maximum. Il ne faut donc pas confondre la peur des grands nombres avec celle qu’inspirent les hypothèses hardies ou nombreuses. L’hypothèse de la naissance lente et progressive peut sembler, pour d’autres motifs, hardie et injustifiée ; mais la grandeur des nombres ne la rend nullement plus hasardée.

Liebig ne se montre pas moins dépourvu de critique, quand il émet cette assertion catégorique : « Jamais la chimie ne réussira à produire dans son laboratoire une cellule, une fibre de muscle, un nerf, en un mot une des parties de l’organisme véritablement organiques, douées de toutes les propriétés vitales, à plus forte raison pas l’organisme lui-même. » Pourquoi pas ? Parce que les matérialistes ont confondu les matériaux de l’organisme avec les parties organiques ? Cela ne saurait cependant motiver cette assertion. On peut corriger cette confusion ; et la question de la reproduction chimique de la cellule n’en restera pas moins en suspens et non entièrement oiseuse. On avait cru, pendant quelque temps, que les matières de la chimie organique ne pouvaient naître que dans l’organisme. Cette croyance est tombée. Maintenant on prétend nous faire croire que l’organisme lui-même ne peut naître que d’organismes. Un article de foi est mort ; vive son successeur ! Ne devons-nous pas conclure plutôt que la valeur scientifique de pareils dogmes n’est pas d’une solidité à toute épreuve ?

En réalité, les recherches exactes ne produisent pas le matérialisme, mais elles ne le réfut ent pas, du moins dans le sens où la majorité des antimatérialistes voudrait le voir réfuté ; car les « limites de la connaissance de la nature », prises dans leur véritable signification, sont loin de suffire à la masse des adversaires. Il faut être arrivé à un haut degré de culture philosophique pour trouver dans ces limites la solution de la question, et pour s’en tenir à cette solution.

Avec tout cela, l’étude de la nature, dans la vie et dans l’échange quotidien des opinions, ne se comporte pas d’une façon aussi neutre ou même aussi négative envers le matérialisme que ce serait le cas, si l’on raisonnait avec une extrême rigueur. Ce n’est certainement pas l’effet du hasard si la rénovation de la conception matérialiste du monde a été opérée en Allemagne presque uniquement par des naturalistes (Naturforscher). Ce n’est pas non plus un effet du hasard si, en ce moment, après que le matérialisme a été tant de fois « réfuté », on publie plus que jamais des livres et des articles de journaux ayant pour but de populariser les sciences de la nature et s’appuyant sur les principes du matérialisme avec tant de confiance que l’on croirait la question vidée depuis longtemps. Ce phénomène s’explique amplement par les détails dans lesquels nous sommes entré plus haut ; car, si le matérialisme ne peut être éliminé que par la critique de la théorie de la connaissance, tandis qu’il triomphe partout sur le terrain des questions positives, aussi longtemps que l’on perd de vue cette grande limite, il est aisé de prévoir que, pour la grande masse de ceux qui étudient les sciences de la nature, leur regard voit se dérouler exclusivement la série des conséquences matérialistes. À deux conditions seulement, on peut échapper à cette tendance nécessaire l’une est derrière nous, c’est l’autorité de la philosophie et la profonde influence de la religion sur les cœurs ; l’autre est devant nous, à une assez grande distance, c’est l’extension générale d’une culture philosophique (8) à tous ceux qui se vouent aux études scientifiques.

La culture historique marche de front avec la culture philosophique. Immédiatement après le mépris pour la philosophie, on trouve une disposition matérialiste dans le sentiment non-historique qui s’esta fréquemment associé à nos sciences exactes. De nos jours, on entend souvent par sens « historique » celui des conservateurs. Cela vient en partie de ce que la science historique s’est souvent avilie pour de l’argent et des honneurs au point d’appuyer des pouvoirs décrépits et de servir les intérêts de brigands en ravivant des dominations éteintes et en favorisant l’usurpation de droits pernicieux pour les nations. Les études relatives à la nature ne se prêtent pas aisément à de semblables abus. Peut-être aussi que les privations forcées, habituelles à ceux qui se livrent aux recherches exactes, trempent le caractère. Envisagé sous ce dernier point de vue, le sentiment non-historique reproché aux investigateurs des sciences de la nature ne peut que tourner à leur louange.

Mais il y a un revers à la médaille : l’absence du sentiment historique rompt le fil du progrès général ; des idées étroites dirigent la marche des recherches ; au mépris du passé se joint un orgueil prudhommesque, inspiré par l’état actuel des sciences ; on adopte comme axiomes les hypothèses qui courent les rues, et des traditions aveugles passent pour les résultats de la science.

L’histoire et la critique ne sont souvent qu’une seule et même chose. Les nombreux médecins qui tiennent encore un fœtus de sept mois pour plus viable qu’un fœtus de huit mois admettent généralement ce fait comme démontré par l’expérience. Lorsqu’on a découvert la source de cette opinion dans l’astrologie (9), et que l’on est suffisamment éclairé pour douter de l’influence mortelle de Saturne, on doute aussi de l’exactitude du fait allégué. Quiconque ne connaît pas l’histoire tiendra pour salutaires tous ceux des remèdes usuels, dont les expériences récentes n’ont pas expressément démontré les vertus contraires. Mais celui qui a vu une seule fois une recette du XVIe ou du XVIIe siècle et qui s’est dit, après mûre réflexion, que les malades furent néanmoins « guéris » au moyen de ces mélanges effroyables et absurdes, celui-là ne se fiera plus à « l’expérience » vulgaire ; bien au contraire, il ne croira plus qu’aux effets strictement déterminés d’un remède ou d’un poison quelconque, effets solidement établis par les recherches modernes les plus consciencieuses des sciences positives. Ignorant l’histoire de la science, on fut amené, il y a une quarantaine ou une cinquantaine d’années, à regarder comme définitivement démontrés les « éléments » principaux de la chimie moderne, tandis qu’aujourd’hui nous nous convainquons de plus en plus que non-seulement il faut trouver de nouveaux éléments et peut-être décomposer quelques-uns des anciens ; mais encore l’idée générale d’élément n’est guère qu’un terme provisoire employé pour les besoins actuels.

Beaucoup de chimistes commencent encore à Lavoisier l’histoire de leur science. De même que dans les ouvrages historiques destinés aux enfants, t’exposé de la sombre période du moyen âge se termine souvent par ces mots : « Alors parut Luther », — de même ces chimistes parlent de l’avènement de Lavoisier qui vint dissiper la superstition du phlogistique ; après la disparition de ce fantôme, la science, disent-ils, naît spontanément du sens commun. Naturellement ! Il faut envisager la chose comme nous l’envisageons ! Un homme raisonnable ne saurait agir autrement ; il y a longtemps que l’on serait entré dans la bonne voie, — sans ce maudit phlogistique ! Comment se fait-il que le vieux Stahl ait pu être aussi aveugle !

Mais celui qui voit dans l’histoire l’indissoluble mélange d’erreur et de vérité ; celui qui comprend que, pour s’approcher de plus en plus du but infiniment éloigné, à savoir la connaissance parfaite, il faut franchir d’innombrables degrés intermédiaires ; celui qui voit comment l’erreur même devient un agent de progrès varié et durable, celui-là ne conclura pas aisément, d’après l’incontestable progrès du présent, à la valeur définitive de nos hypothèses. Celui qui a vu que le progrès ne résulte pas de ce qu’une théorie erronée se dissipe subitement comme un brouillard devant les regards d’un homme de génie, mais sait que l’erreur n’est refoulée que par une théorie supérieure, péniblement trouvée à l’aide des méthodes de recherches les plus ingénieuses, celui-là n’accueillera pas aisément, avec un sourire moqueur, les efforts d’un savant occupé à démontrer une idée neuve et inaccoutumée ; celui-là, dans toutes les questions fondamentales, se fiera peu à la tradition, beaucoup à la méthode et pas du tout à une intelligence dépourvue de méthode.

Feuerbach, en Allemagne, et Comte, en France, ont répandu l’idée que l’esprit scientifique n’est autre que le simple bon sens parvenu à la pleine possession de toute sa force, après avoir refoulé l’imagination dont les’fantaisies lui barraient le chemin. L’histoire ne nous montre aucun exemple de ce bond subit, effectué par le sens commun, se bornant à écarter les obstacles dont l’imagination avait encombré sa voie ; elle nous montre au contraire partout les idées nouvelles, se frayant la voie à travers les obstacles suscités par le préjugé ; ces idées fusionnent avec l’erreur même qu’elles doivent faire disparaître ou se servent de cette erreur pour agir dans une direction oblique ; en règle générale, ce n’est qu’à la fin du processus que s’effectue la complète élimination du préjugé, comme le nettoyage d’une machine ne se fait qu’après qu’elle est achevée entièrement. Bien plus, par concision et pour continuer la comparaison, — je dirai que l’erreur n’apparaît assez souvent dans l’histoire que comme le moule dans lequel est fondue la cloche de la vérité, moule que l’on brise seulement après que l’opération est terminée. Nous pouvons mentionner ici les rapports de la chimie avec l’alchimie ; de l’astronomie avec l’astrologie. Il est naturel que les résultats positifs les plus importants ne soient acquis que lorsque les bases de la science ont été posées. Dans les détails, nous devons à Copernic très-peu de nos connaissances actuelles en astronomie ; Lavoisier, qui gardait encore un reste d’alchimie, en cherchant l’acide primordial, ne serait qu’un enfant dans la chimie actuelle. Quand les bases exactes d’une science sont posées, on trouve sans doute une masse de conséquences spontanément et avec des efforts d’esprit relativement très-faibles : il est plus facile de sonner une cloche que de la fondre. Mais, lorsque l’on fait en avant un pas très-important dans la voie des principes, on est presque toujours témoin du même spectacle une idée nouvelle se fait place en dépit du préjugé, quelquefois même à l’aide de ce préjugé. C’est seulement en s’épanouissant qu’elle brise ses enveloppes pourries. Quand cette idée n’existe pas et par conséquent ne peut s’épanouir, on ne gagne rien à éliminer le préjugé. Au moyen âge, bien des personnes étaient exemptes des préjugés astrologiques à toutes les époques, on trouve des traces de l’opposition ecclésiastique et laïque à cette superstition ; malgré cela, c’est de l’astrologie seule que sortirent les progrès de l’astronomie.

Le résultat le plus important des études historiques est la placidité académique avec laquelle on accueille nos hypothèses et nos théories telles qu’elles sont, sans hostilité et sans foi, comme des degrés sur la voie infinie qui nous rapproche de la vérité, but probable de notre développement intellectuel. Il est vrai qu’ainsi se trouve complètement supprimé tout matérialisme, en tant que présupposant la croyance à l’existence transcendante de la matière. En ce qui concerne le progrès des sciences positives, les plus nombreuses découvertes ne seront certainement pas faites par celui qui méprise la théorie d’hier et ne jure que par celle d’aujourd’hui, mais par celui qui, dans toutes les théories, ne voit que le moyen de se rapprocher de la vérité, d’obtenir une vue d’ensemble des faits, et d’en disposer pour les utiliser.

Même en refusant de croire aux théories comme à des dogmes, on n’en a pas moins le droit de les mettre à profit. D’un autre côté, on s’éloignerait également de la bonne voie, si l’on voulait étouffer, dès leur naissance, toutes les idées générales sur la connexion des choses et se cramponner obstinément aux faits isolés, à ceux que l’on peut expliquer par les sens. De même que l’esprit de l’homme ne trouve son plaisir suprême, bien au delà du domaine des vérités scientifiques, que dans les idées qu’il fait sortir des profondeurs créatrices de son âme, de même il ne peut se consacrer avec succès au travail âpre et sérieux de l’investigation scientifique, sans, pour ainsi dire, se reposer dans l’idée, dans la pensée universelle et y puiser une vigueur nouvelle. Les idées de genres et les lois nous servent, d’un côté, comme Helmholtz l’a prouvé très-judicieusement, de moyens mnémoniques, de récapitulation pour une somme d’objet set d’événements qui, sans cela, se prolongeraient à perte de vue ; d’un autre côté ce résumé, qui ramène à l’unité la multiplicité des phénomènes, répond au penchant synthétique qui caractérise notre entendement, avide d’unité dans toutes ses études il nous faut, dans la conception d’ensemble du vaste univers, comme dans les détails les plus simples, des idées qui résument une multitude d’objets. Nous n’attribuerons plus aujourd’hui au général, comparé au particulier, comme faisait Platon, une réalité plus vraie et une existence indépendante de notre pensée ; mais dans l’intérieur de notre subjectivité, ce sera pour nous plus que le simple lien de fer qui réunit les faits.

Et ces besoins subjectifs de notre nature ont aussi leur importance pour le savant ; car il n’est pas simplement une machine à découvertes, mais un homme, chez qui toutes les facultés constitutives de l’essence humaine agissent avec une indissoluble unité. Mais ici nous retrouvons l’opposition du matérialisme. La même tendance d’esprit qui, d’une part, conduit à transformer en un dogme rigide les grandes hypothèses sur le substratum des phénomènes, est hostile, d’autre part, à la coopération des idées dans l’étude de la nature. Nous avons vu comment le matérialisme resta stérile dans l’antiquité, parce qu’il s’en tenait, avec une intraitable fixité, à son grand dogme des atomes et de leur mouvement, parce qu’il avait peu degoûtpour les idées neuves et hardies. Par contre, les écoles idéalistes, notamment les platoniciens et les pythagoriciens, amassèrent pour l’antiquité la plus riche moisson de notions scientifiques.

Dans les temps modernes les choses sont bien plus favorables au matérialisme, en ce qui concerne sa part d’inventions et de découvertes. Ainsi l’atomistique, qui ne menait jadis qu’à des réflexions sur la possibilité des phénomènes, est devenue, depuis Gassendi, la base des recherches physiques sur les faits réels ! Et cela n’a pas empêché l’explication mécanique, depuis Newton, d’étendre ses conquêtes à la nature entière ! De la sorte, si nous oublions pour un moment les « limites de la connaissance de la nature », le matérialisme forme aujourd’hui non-seulement le résultat, mais encore le point de départ de toutes les recherches relatives à la nature. Il est vrai que plus ce fait devient général et palpable, plus aussi s’établit chez les naturalistes, et surtout chez les plus célèbres et les plus profonds, le point de vue critique de la théorie de la connaissance, lequel, à son tour, supprime le matérialisme en principe. La marche conquérante des recherches naturelles n’est nullement entravée par la disparition de la foi naïve à la matière ni par la découverte, derrière la scène de la nature, d’un nouveau monde infini, en connexion des plus étroites avec le monde des sens, monde peut-être identique à ce dernier et seulement considéré sous une autre face ; toutefois ce nouveau monde est aussi familier à notre sujet, à notre moi avec toutes ses aspirations, comme constituant la véritable patrie de son essence intime, que le monde des atomes et de leurs oscillations éternelles reste froid et étranger pour lui.

Sans doute le matérialisme cherche aussi à faire du monde des atomes la véritable patrie de l’esprit. Cela ne peut rester sans influence sur la méthode. Il se fie aux sens. Sa métaphysique aussi est façonnée par analogie sur le monde de l’expérience. Ses atomes sont de petits corpuscules. Il est vrai que l’on ne peut pas se les représenter aussi petits qu’ils sont, cela dépasse toute représentation humaine ; on peut cependant se les représenter comparativement, comme si on les voyait et sentait. Toute la conception de l’univers est réalisée, pour le matérialiste, au moyen des sens et des catégories de l’entendement. Mais précisément ces organes de notre esprit sont éminemment de la nature des choses. Ils nous donnent les choses, bien que pas la chose en soi. Une philosophie plus profonde découvre que ces choses sont nos propres représentations ; mais elle ne peut empêcher la classe de ces représentations, qui ont rapport aux choses par l’intermédiaire de l’entendement et du sensible, d’avoir précisément les plus grandes fixité, sûreté et régularité, et, par suite, probablement aussi la plus étroite connexion avecun monde extérieur, dirigé par des lois éternelles.

Le matérialisme aussi fait de la poésie, quand il se représente les éléments du monde des phénomènes ; mais il fait de la poésie du genre le plus naïf, sous la direction des sens. En s’attachant continuellement à ceux des éléments de notre connaissance qui ont les fonctions les plus régulières, il possède une source intarissable de règles infaillibles, une protection contre l’erreur et les inventions de l’imagination, et un sens droit pour le langage des choses.

Mais en même temps il est puni par le contentement placide que lui donne le monde des phénomènes, et qui lui fait confondre en un tout indissoluble les impressions des sens et la théorie. De même qu’il n’éprouve pas le désir de franchir l’apparente objectivité des phénomènes sensibles, il ne ressent pas davantage l’envie d’arracher aux choses, par des questions paradoxales, un langage entièrement nouveau, ni de recourir à des expériences qui, au lieu de viser à un simple perfectionnement de l’édifice de la connaissance dans les détails, renversent au contraire la conception dominante et ouvrent des perspectives toutes nouvelles sur le domaine des sciences. Bref, le matérialisme est conservateur dans les sciences de la nature. On verra plus tard comment il devient néanmoins, dans certaines circonstances, un ferment révolutionnaire pour les questions les plus importantes de la vie.

L’idéalisme est, de sa nature, une fiction métaphysique ; il peut nous apparaître, à vrai dire, comme le représentant inspiré de vérités supérieures et inconnues. Un instinct poétique et créateur a été déposé au fond de notre cœur ; dans la philosophie, dans l’art et la religion, il entre souvent en opposition directe avec le témoignage de nos sens et de notre entendement, ce qui ne l’empêche pas de donner le jour à des créations, que les hommes les plus généreux et les plus sensés tiennent pour supérieures à la simple connaissance cela prouve que l’idéalisme aussi est en rapport avec la vérité inconnue, mais d’une tout autre façon que le matérialisme. Sur le témoignage des sens, tous les hommes sont d’accord. Les purs jugements de l’entendement ne sont ni hésitants ni trompeurs. Les idées sont les créations poétiques de l’individu, assez puissantes peut-être pour dominer, par leur charme, des époques et des nations ; cependant elles ne sont jamais universelles et moins encore immuables.

Malgré cela, l’idéaliste pourrait, dans les sciences positives, marcher d’un pas aussi sûr que le matérialiste, pourvu qu’il ne perdît pas de vue que le monde des phénomènes, — quoique toujours simple phénomène, — forme cependant un tout continu, dans lequel on ne saurait intercaler de membres étrangers, sans risquer de tout ébranler. Mais l’homme, qui à une fois pénétré dans un monde idéal, court sans cesse le danger de le confondre avec le monde des sens et de falsifier ainsi l’expérience, ou de donner ses fictions pour « vraies » ou « exactes » dans le sens prosaïque où ces expressions n’appartiennent qu’aux connaissances des sens et de l’entendement. Car, si nous faisons abstraction de ce que l’on appelle la « vérité intime » de l’art et de la religion, dont le critérium ne consiste que dans le contentement et l’harmonie du cœur et n’a absolument rien de commun avec la connaissance scientifique, nous ne pouvons nommer vrai que ce qui paraît nécessairement, à tout être d’organisation humaine, tel que cela nous paraît à nous-mêmes, et cet accord ne peut se trouver que dans les connaissances dues aux sens et à l’entendement.

Or une connexion existe aussi entre nos idées et ces connaissances sensibles : la connexion dans notre esprit, dont les conceptions ne dépassent la nature que comme opinions et intentions, tandis que, comme pensées et produits de l’organisation humaine, elles sont néanmoins aussi des membres de ce monde des phénomènes où nous trouvons tout enchaîné par des lois nécessaires. En un mot : nos idées, nos chimères, sont des produits de la même nature, qui donne naissance aux perceptions de nos sens et aux jugements de notre entendement. Elles n’apparaissent pas dans l’esprit fortuitement, irrégulièrement et comme étrangères mais considérées par le sens et l’entendement, elles sont le produit d’un processus psychologique, dans lequel nos perceptions. sensibles jouent aussi un rôle. L’idée se distingue de la chimère par sa valeur, non par son origine. Mais qu’est-ce que la valeur ? Un rapport avec l’essence de l’homme, avec son essence parfaite, idéale. C’est ainsi que l’idée se mesure à l’idée ; et la racine de ce monde de valeurs spirituelles se perd tout aussi bien que la racine de nos représentations sensibles dans l’essence la plus intime de l’homme, laquelle se dérobe à notre observation. Nous pouvons psychologiquement expliquer l’idée comme un produit du cerveau ; comme valeur intellectuelle, nous ne pouvons que la mesurer à des valeurs analogues. La cathédrale de Cologne ne se compare qu’à d’autres cathédrales ; ses pierres, à d’autres pierres.

L’idée est aussi indispensable que le fait pour le progrès des sciences. Elle ne conduit pas nécessairement à la métaphysique, encore que chaque fois elle dépasse l’expérience. Jaillissant inopinément et rapidement des éléments de l’expérience, comme le jet d’un cristal, elle peut se replier sur l’expérience et y chercher sa confirmation ou sa condamnation. L’entendement ne peut faire l’idée ; mais il la juge et il lui rend hommage. L’idée scientifique naît comme l’idée poétique, comme l’idée métaphysique, de l’action réciproque de tous les éléments de l’esprit individuel ; mais elle suit un autre cours en se soumettant au jugement de la science, où siègent seuls en conseil les sens, l’entendement et la certitude scientifique. Ce tribunal n’exige pas la vérité absolue, sans quoi le progrès de l’humanité en souffrirait. L’utilité pratique, l’accord avec le témoignage des sens dans l’expérience provoquée par l’idée, l’incontestable supériorité sur les conceptions adverses, — voilà qui suffit pour donner à l’idée le droit de bourgeoisie dans le royaume de la science. La science enfantine confond toujours l’idée avec le fait ; la science développée, devenue méthodiquement certaine, transforme l’idée sur la voie des recherches exactes, d’abord en hypothèse, finalement en théorie.

Même l’idéaliste le plus exclusif ne dédaignera jamais complètement de tenter de faire reconnaître à l’expérience elle-même sa propre insuffisance. Si, dans les faits du monde sensible lui-même, il ne se rencontrait aucun indice attestant que les sens nous donnent seulement une image colorée et peut-être tout à fait insuffisante des choses réelles, la conviction de l’idéaliste ne reposerait pas sur une base solide. Mais déjà les plus ordinaires illusions des sens viennent confirmer son opinion. La découverte du rapport numérique des tons musicaux résulta d’une idée des pythagoriciens qui contredit la donnée primitive des sens ; car, à propos de sons, notre oreille ne nous donne pas la moindre conscience d’un rapport numérique. Cependant les sens eux-mêmes ont rendu témoignage en faveur de l’Idée la division de la corde, les différentes dimensions des marteaux métalliques furent trouvées sensiblement d’accord avec les différents tons. Ainsi l’idée de la théorie des vibrations de la lumière fut d’abord rejetée et admise plus tard sur le témoignage des sens et des calculs de l’entendement ; on pouvait voir les phénomènes d’interférence.

De là résulte déjà que l’idéaliste lui-même peut être un savant ; mais ses investigations auront habituellement un caractère révolutionnaire, de même qu’il représente la pensée révolutionnaire en regard de l’État, de la vie sociale et des mœurs dominantes.

Ici il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une différence en plus ou en moins. Si l’on fait abstraction du petit nombre de représentants de systèmes conséquents, il y a dans la vie aussi peu d’idéalistes et de matérialistes — en tant que classes distinctes d’individus — qu’il y de flegmatiques et de bilieux. Il serait puéril de croire qu’aucun homme, à conceptions fortement matérialistes, ne pourrait avoir une idée scientifique renversant de fond en comble les notions traditionnelles. Aujourd’hui notamment que la marche des intelligences est dirigée dans ce sens, nos savants ont presque tous suffisamment d’idéalisme, encore qu’ils n’admettent guère que ce qu’ils peuvent voir et sentir.

Dans l’histoire des sciences modernes, nous ne pouvons pas, avec la même certitude que pour l’antiquité, discerner les influences du matérialisme d’avec celles de l’idéalisme. Tant que nous ne possédons pas des biographies circonstanciées, embrassant l’homme tout entier, des principaux chefs du progrès scientifique, nous sommes placés sur des sables mouvants. La pression de l’Église a le plus souvent empêché la manifestation sincère de la pensée ; et plus d’un homme éminent ne nous a jusqu’ici parlé que par les faits qu’il a découverts, tandis que nous pouvons supposer en lui une riche intelligence, de puissantes luttes de l’esprit et un trésor d’idées profondes.

La plupart de nos savants ne font guère cas des idées, hypothèses et théories. Par contre, Liebig va de nouveau trop loin dans sa haine contre le matérialisme, quand il rejette complétèrent l’empirisme, dans son discours sur Bacon.

Bacon attribue, dans la recherche, une haute valeur à l’expérimentation, dont cependant il ne connaît pas l’importance il la regarde comme un outil mécanique qui, mis en mouvement, exécute l’œuvre par lui-même ; mais, dans la science de la nature, toute recherche est déductive ou apriorique ; l’expérimentation n’est qu’un moyen auxiliaire pour le processus de la pensée, pareil au calcul ; il faut nécessairement que la pensée la précède dans tous les cas, si l’expérimentation doit avoir un sens quelconque.

» Une recherche empirique de la nature n’existe pas dans le sens propre du mot. Une expérimentation, que ne précède pas une théorie, c’est-à-dire une idée, est à l’étude de la nature ce qu’est à la musique une crécelle d’enfant. »

Voilà de bien grands mots ! Mais, en réalité, l’empirisme n’est pas si malade. L’excellente analyse que Liebig a faite des essais de Bacon, analyse dont les philosophes et les historiens doivent réellement lui savoir gré, nous a montré non-seulement que les essais de Bacon furent stériles, mais encore qu’ils devaient l’être. Nous en trouvons assez de causes dans la frivolité et la légèreté de sa méthode, dans son ardeur capricieuse à saisir et à abandonner ses sujets d’études, dans son défaut de concentration et de persévérance, enfin surtout dans la prodigalité des fantaisies méthodiques, des procédés détournés, qui encombrent la partie pratique de sa méthode et favorisent le caprice et la paresse sans préparer aucune application pratique. Si Bacon s’était borné à développer l’idée d’induction, ainsi que la théorie nullement insignifiante des cas négatifs et prorogatifs, sa propre méthode lui aurait imposé une plus grande fixité. Il imagine au contraire ces classifications incertaines et se prêtant à tous les caprices de la fantaisie, des cas migrants, solitaires, clandestins, etc., sans doute avec le désir confus de pouvoir démontrer ses idées favorites. À notre avis, il est probable, pour ne pas dire certain, qu’une idée le guida dans ses recherches. Sa théorie de la chaleur, par exemple, que Liebig révèle d’une façon si impitoyable, à tout l’air d’une opinion préconçue.

En surchargeant sa théorie de la démonstration d’idées superflues, Bacon décèle les funestes influences de la scholastique qu’il combattait ; toutefois ce ne furent pas ses idées fantastiques qui l’empêchèrent de faire des recherches fructueuses ce fut son manque absolu des qualités, qui seules rendent apte aux recherches. Bacon eût été aussi incapable de publier une édition critique d’un auteur ancien que d’instituer une expérience régulière  (10).

Les idées fécondes ont précisément pour caractère distinctif de ne se développer, en règle générale, que lorsque l’esprit s’occupe avec profondeur et persévérance d’un sujet déterminé ; or un semblable travail peut être fécond, même quand il n’est pas guidé par des théories. Copernic consacra sa’vie entière à l’étude des corps célestes ; Sanctorius, à sa balance. Le premier était guidé par une théorie, à laquelle depuis de longues années la philosophie et l’observation l’avaient conduit. Mais, de son côté, Sanctorius n’était-il pas aussi un savant (11) ?


CHAPITRE II

Force et matière.


Histoire de l’idée d’atome. — Boyle. — Influence de la loi de gravitation de Newton et du relativisme de l’idée d’atome établi par Hobbes. — Dalton. — Richter. — Gay-Lussac. — Théorie moléculaire d’Avogadro. Berzelius. Dulong et Petit. — Mitscherlich et l’isomorphisme. La théorie des types. — Doute relatif aux théories ; distinction plus rigoureuse entre les faits et les hypothèses. — Mathématiciens et physiciens. Hypothèse d’atomes dépourvus d’étendue. — Fechner. — Objections contre les atomes dépourvus d’étendue. Idée de W. Weber sur une masse sans étendue. — Influence des nouvelles théories chimiques et de la théorie mécanique de la chaleur sur l’idée d’atome. — Essai fait par les matérialistes pour subordonner la force à la matière ; critique de cet essai. — Les molécules sont de mieux en mieux connues, les atomes deviennent de moins en moins certains. — La loi de la conservation de la force. — Influence de cette loi sur l’idée de matière. Définitions relativistes de chose, force et matière. — Opinions de Fechner et de Zœllner. Le problème de force et matière est un problème de la théorie de la connaissance.


« Le monde se compose des atomes et du vide. » Dans cette thèse s’harmonisent les systèmes matérialistes de l’antiquité et des temps modernes, quelques différences qu’ait affectées insensiblement l’idée d’atome, quelque divergentes que soient les théories sur la naissance de cet univers, si richement varié malgré la simplicité des éléments d’où il est sorti.

Un des aveux les plus naïfs du matérialisme moderne est échappé à Büchner, qui appelle les atomes d’aujourd’hui « découvertes faites par l’étude de la nature » et ceux de l’antiquité « représentations capricieusement spéculatives » (12). En réalité l’atomistique est encore, de nos jours, ce qu’elle était à l’époque de Démocrite. Aujourd’hui encore elle conserve son caractère métaphysique, et déjà dans l’antiquité elle servait comme hypothèse physique à l’explication des phénomènes observés dans la nature. De même que l’enchaînement de notre atomistique avec celle des anciens est constaté par l’histoire, de même l’immense progrès réalisé dans la théorie actuelle des atomes est né graduellement des influences réciproques de la philosophie et de l’expérience. Sans doute c’est le principe fondamental des sciences modernes, la critique, qui opère ce développement fécond par son concours avec l’atomistique.

Robert Boyle, « le premier chimiste dont les travaux n’aient poursuivi que le noble but d’étudier la nature » parcourut, dès son jeune âge, le continent pour s’instruire, juste au moment où s’allumait la querelle scientifique de Gassendi et de Descartes. Lorsqu’il s’établit à Oxford, en 1654, pour consacrer désormais sa vie à la science, l’atomistique avait déjà recouvré sa vogue comme théorie métaphysique. Mais ce fut précisément la science, à laquelle Bbyles’était voué, qui se débarrassa le plus lentement des entraves du mysticisme du moyen âge et de la conception aristotélique. Boyle introduisit les atomes dans la science qui a fait le plus grand usage de cette théorie ; mais ce même Boyle montra déjà, par le titre de son Chemista scepticus (1661), qu’il était entré dans les voies de la science exacte, où, pas plus que la pierre philosophale, les atomes ne peuvent constituer un article de foi.

Les atomes de Boyle sont presque les mêmes que ceux d’Ëpicure, tels que Gassendi les a fait rentrer dans la science. Ils ont encore des formes différentes qui influent sur la stabilité ou l’inconsistance des combinaisons. Un mouvement violent tantôt rompt la cohésion de certains atomes, tantôt en réunit d’autres qui, comme dans l’atomistique ancienne, s’accrochent les uns aux autres avec leurs faces raboteuses, par des saillies, des dentelures, etc. (13). Lors d’un changement dans la combinaison chimique, les plus petites molécules d’un troisième corps s’introduissent dans les pores qui séparent deux corps combinés. Elles peuvent alors se combiner avec l’un d’eux, grâce à la conformation de leurs faces, mieux que celui-ci n’était combiné auparavant avec le deuxième corps et le mouvement précipité des atomes emportera les molécules de ce dernier. L’atomistique de Boyte différait de celle des anciens sur un seul point : il admettait avec Descartes un morcellement de la matière par l’effet du mouvement des atomes, mouvement dont il attribuait l’origine soit à une cause inconnue, soit à l’intervention immédiate de Dieu.

Cette forme de l’atomistique dut nécessairement succomber, tout d’abord en Angleterre, lorsque la loi de Newton sur la gravitation eut été acceptée. Nous avons vu, dans le premier volume, avec quelle rapidité l’hypothèse purement mathématique de Newton se transforma en une théorie nouvelle, entièrement opposée à toutes les conceptions existant jusqu’alors. L’attraction qu’exerçaient les plus petites molécules de la matière rendit superflues les surfaces raboteuses et les formes variées des atomes. Il y avait désormais un autre lien qui les retenait tous sans aucun besoin du contact l’attraction. Le choc des corpuscules les uns contre les autres perdit son importance ; pour i’impondérahinté aussi, dont Newton essaya de faire sortir la gravitation, se trouva un principe analogue celui des forces révulsives. Toute l’histoire de la transformation de l’idée d’atome devient fort claire, pourvu que l’on se borne à l’Angleterre et aux idées qu’y développaient les physiciens et les philosophes. Que l’on se rappelle d’abord que Hobbes, dont l’influence était si considérable, n’avait vu dans l’idée d’atome qu’une idée relative. Il existait d’après lui, pour ainsi dire, des atomes d’ordres différents, de même que le mathématicien distingue différents ordres d’infiniment petits. Une application de cette théorie était l’hypothèse d’atomes impondérables, qui se trouvent dans les intervalles de la matière gravitante et qui sont regardés comme infiniment petits comparativement aux atomes matériels. Tant que l’on s’en était tenu à la mécanique du choc, c’étaient ces atomes secondaires qui produisaient, d’une part, grâce à leur mouvement, par exemple les phénomènes de la lumière, d’autre part, la gravitation des atomes de premier ordre. Mais dès que fut venue la pensée de l’action à distance, elle s’appliqua logiquement de même aux atomes impondérables, qui exercèrent dès lors leur force révulsive sans aucun choc réel. Ainsi se trouva toute prête l’idée de la constitution de la matière, telle qu’elle s’offrit à Dalton ; car ce n’est pas une innovation essentielle d’admettre, comme on le faisait à l’époque de Dalton, non des atomes de second ordre, mais une enveloppe continue de lumière et de chaleur autour des atomes pondérables. Descartes et Hobbes avaient déjà admis que l’espace est constamment plein et se figuraient tout intervalle entre de grandes molécules comblé par des molécules de plus en plus petites. Au reste, Dalton trouva aussi cette théorie déjà toute prête lorsque, vers la fin du XVIIIe siècle, il fut amené aux idées qui ont donné à son nom une place durable dans l’histoire des sciences.

Il disait, à la suite d’une remarque sur les différents états d’agrégation des corps « Ces observations ont conduit indirectement à une conclusion qui paraît être généralement admise, c’est que tous les corps d’une grandeur notable, liquides ou solides, se composent d’un très-grand nombre de molécules extrêmement petites ou d’atomes de matière, que réunit la force d’attraction, force dont l’intensité varie suivant les circonstances, et qui, en tant qu’elle s’oppose à la séparation des molécules, mérite le nom d’ « attraction de cohésion » en tant qu’elle réunit les molécules dispersées (par exemple celles de la vapeur pour les convertir en eau), s’appelle « attraction d’agrégation » ou plus simplement « affinité ». Au reste, quels que soient les noms, « ils désignent toujours la même force ».

… « Outre la force d’attraction qui, sous une forme ou sous l’autre, appartient généralement aux corps pondérables, nous trouvons une autre force, qui est semblablement générale ou agit sur toutes les matières connues, c’est la force de répulsion. Aujourd’hui on l’attribue généralement et, je crois, avec raison à l’action de la chaleur. Une atmosphère de ce fluide subtil environne constamment les atomes de tous les corps et les empêche de venir en contact immédiat » (14).

Si l’on songe que la conception physique de l’attraction commença, grâce à l’influence des éfèves de Newton, à être adoptée dans les premières décades du XVIIIe siècle une période de cinquante années doit avoir suffi pour transformer complètement l’ancienne idée d’atome, au point que Dalton trouva cette transformation comme fait accompli. L’égalité des plus petites molécules de toute substance homogène ; point dont l’élucidation revient au talent de Dalton, n’est au fond qu’une conséquence de cette grande révolution opérée dans les idées fondamentales de la physique ; car les atomes ne se touchant plus d’une manière immédiate, il n’y avait plus de raisons pour admettre différentes formes, s’accrochant et adhérant par leurs saillies et leurs dentelures.

L’ « affinité », qui n’est chez Dalton que la force générale d’attraction dans la spécialité de ses manifestations chimiques, ne constituait originairement qu’une véritable propriété scolastique, faisant partie de l’attirail favori des alchimistes (15). Elle aurait donc été nécessairement éliminée par la diffusion de la conception mécanique de l’univers, simplement comme d’autres idées semblables, si elle n’eût été secourue par la forme transcendante que prit la théorie de la gravitation (16). Newton admettait des forces attractives même pour les plus petites parties de la matière pondérable, tout en se réservant une explication ultérieure de cette attraction par le mouvement de la matière impondérable. Il ne se déclare contre l’identité de l’affinité chimique et de la gravitation, que parce qu’il conjecture que la dépendance de la force à l’égard de la distance est dans un autre rapport là qu’ici. Au commencement du XVIIIe siècle, on avait déjà trouvé une voie sûre pour le progrès. Buffon tenait l’attraction chimique et la gravitation pour identiques. Boerhaave, un des esprits les plus lucides du XVIIIe siècle, revint à la φιλἰα (amitié) d’Empédocle et déclara expressément que les effets chimiques étaient amenés non par un choc mécanique, mais par un désir de réunion — il expliquait ainsi le mot « amicitia ». Dans de pareilles circonstances, l’affinitas des scolastiques osa reparaître ; seulement il fallut sacrifier l’importance étymologique de l’expression. La « parenté » resta un simple nom, car à la place du penchant fondé sur l’homogénéité on vit plutôt paraître une tendance vers la réunion, qui semblait reposer sur l’hétérogénéité.

« Au commencement du XVIIIe siècle, dit Kopp, bien des savants, notamment les physiciens de l’époque, s’élevaient encore contre cette expression, craignant de reconnaître par son emploi une nouvelle vis occulta. En France surtout, on éprouvait alors de la répugnance pour le mot affinité et St. F. Geoffroy, une des autorités les plus respectées (1718 et plus tard), en ce qui concernait l’affinité chimique, évitait l’emploi de ce mot. Au lieu de dire deux matières réunies sont décomposées, quand survient une troisième qui a pour l’une d’elles plus d’affinité qu’elles n’en ont entre elles, il s’exprimait ainsi quand la troisième a plus de rapport avec l’une des deux. » (17) Voilà comment un mot arrive en temps opportun, non-seulement là où les idées font défaut, mais encore là où il y a surabondance d’idées. En réalité il n’y a dans ces deux expressions qu’une traduction du simple fait par un substantif. L’expression la plus pâle éveille moins d’idées accessoires et perturbatrices que l’expression la plus colorée. Cela pourrait aider à éviter des erreurs, si en général les idées et les noms étaient, si dangereux à l’égard de la science méthodique. L’expérience faite par l’histoire de la science avec l’idée d’affinité prouve que le danger n’est pas si grand, lorsque les recherches pratiques suivent une voie régulière. La vis occulta perd son charme mystique et se réduit d’elle-même à n’être qu’une idée supérieure pour une classe de phénomènes exactement observés et strictement délimités.

Jusqu’ici donc toute la transformation de l’antique idée d’atome n’est qu’une seule et grande conséquence de la transformation des conceptions fondamentales de la mécanique opérée par la loi de la gravitation, et même l’idée d’affinité rentre dans cette nouvelle classede représentations comme un élément utile, mais sans enrichir l’essence de la force et de la matière d’un principe réellement nouveau. C’est maintenant seulement que l’expérience chimique agit directement sur la conception de l’essence de la matière, grâce à Dalton qui établit sa théorie du poids des atomes.

La série d’idées par laquelle Dalton fut conduit à sa féconde théorie du poids des atomes est éminemment claire et simple. Ses études l’amenèrent, comme le chimiste allemand Richter (18) à l’hypothèse que les combinaisons chimiques s’effectuent en vertu de rapports numériques très-simples. Mais, tandis que Richter sautait immédiatement de l’observation à la forme la plus générale de l’idée, c’est-à-dire concluait que tous les phénomènes de la nature sont dominés par la mesure, le nombre et le poids, Dalton s’efforçait d’obtenir une représentation sensible des principes sur lesquels pouvaient reposer ces nombres simples des poids de combinaisons, et c’est là que l’atomistique vint au-devant de lui à moitié chemin. Il déclare donc, par occasion, que, pour expliquer les phénomènes chimiques, il s’agit uniquement de tirer les conséquences logiques de l’atomistique, telle qu’on l’admet généralement. Si l’atomistique est vraie, on ne peut se représenter clairement cette étonnante régularité des poids de combinaisons que par un groupement correspondant des atomes. Si, par combinaison chimique, on entend que chaque atome d’une substance se réunit à un ou deux, etc., atomes d’une autre substance, la régularité des poids de combinaisons est parfaitement expliquée et rendue visible. La conclusion immédiate, c’est que la cause des différences de poids des masses qui se combinent doit exister dans chacun des atomes. Si l’on pouvait déterminer lepoids absolu d’un atome, on obtiendrait le poids d’une quantité donnée du corps dont il fait partie, en multipliant le poids de l’atome par le nombre des atomes ou vice versa. On pourrait trouver à l’aide d’une simple division, d’après le poids de l’atome et celui de la masse donnée, le nombre des atomes contenus dans cette masse.

Il importe, en ce qui concerne la méthode et la théorie de la connaissance, de remarquer la vogue immédiate qu’obtint la représentation sensible de Dalton, tandis que la pensée plus spéculative de Richter nuisit à la propagation de ses très-importantes découvertes. C’est surtout l’histoire de la chimie moderne qui montre clairement que l’intuition sensible s’affirme toujours comme indispensable pour nous orienter au milieu des phénomènes et obtient presque toujours de brillants succès, malgré le grand nombre de cas où il a été démontré que tous ces modes de représentation ne sont que des expédients destinés à constater l’enchaînement causal, et que tout essai d’y trouver une connaissance définitive de la constitution de la matière échoue aussitôt contre de nouvelles exigences qui nous forcent de reconstruire de fond en comble l’édifice de ces conceptions.

Bientôt après la victoire décisive de la théorie des atomes de Dalton, de nouvelles découvertes et considérations jetèrent les fondements d’une.importante transformation des idées, transformation qui cependant ne prévalut qu’après avoir été longtemps méconnue. La découverte de Gay-Lussac (1808) que les différents gaz, sous une même pression et à température égale, se combinent d’après des rapports simples de volumes et que le volume d’une semblable combinaison est dans un rapport très-simple avec le volume de ses parties constituantes, dut exercer de nouveau la sagacité des théoriciens, tout comme auparavant la découverte de la régularité des poids de combinaisons ; et absolument comme Dalton, c’est-à-dire en cherchant un mode de représentation sensible de la cause de cette loi, Avogadro arriva à son importante théorie moléculaire. Il trouva (1811) que l’on ne pouvait s’expliquer l’uniformité avec laquelle tous les gaz se comportaient sous la même pression, à la même température et dans les combinaisons chimiques, qu’en admettant que le nombre des plus petites parties, dans un volume égal de gaz divers, était le même, à température et pression égales. Mais pour rendre cette hypothèse incontestable, il dut non-seulement admettre pour des gaz combinés une réunion de plusieurs atomes dans les plus petites portions de la masse, mais encore regarder, du moins en partie, les portions infiniment petites des gaz comme des groupes de plusieurs atomes (19). De la sorte, les molécules remplacèrent les atomes sous plusieurs rapports ; seulement elles n’étaient pas simples, mais composées d’atomes. Les plus petites portions d’un corps déterminé chimiquement étaient appelées molécules, tandis qu’on donnait le nom d’atomes aux plus petites parcelles de la matière en général. Ce n’est que dans des combinaisons et décompositions chimiques que les atomes se montrent pour ainsi dire individuellement ; ils changent de place et se groupent en molécules de compositions différentes.

L’hypothèse d’Avogadro ne pouvait vivre en face de l’essor grandiose pris vers ce temps par la science chimique. Berzelius avait adopté la théorie de Dalton, en la complétant par l’hypothèse qu’il faut chercher la cause des différentes affinités des atomes dans leur état électrique. On put longtemps se contenter de cette théorie et toute l’ardeur des investigateurs se porta vers l’analyse. La jeune science conquit au pas de course l’estime des scrutateurs de la nature et le respect des chefs d’industrie. Elle était devenue une puissance, quoique ses bases parussent encore si peu solides que des chimistes éminents pouvaient se demander s’ils avaient bien le droit de revendiquer le nonf de science pour le terrain où s’exerçait leur activité.

Les premières découvertes, d’une importance fondamentale, ne purent pas encore ébranler le dogmatisme naissant de la théorie électro-chimique. Dulong et Petit trouvèrent, en 1819, que, pour les corps simples, la chaleur spécifique est en proportion inverse du poids des atomes, découverte dont les destinées nous offrent te prototype des vicissitudes auxquelles est exposée une loi empirique qui n’est pas encore élevée au rang de vraie loi de la nature. Contradiction, maintien du fait essentiel, qui est par trop surprenant et ne peut s’expliquer par aucun hasard, transformations et hypothèses subsidiaires de toute espèce se produisirent à propos de cette théorie, sans que l’on ait encore suffisamment entrevu la cause interne de cette étrange, mais importante connexion. Un détail fut peu remarqué, c’est qu’ici, pour la première fois, les poids atomiques passèrent de leur grossière existence à une connexion quelconque avec d’autres propriétés de la matière cela dura tant que l’on n’eut pas reconnu un défaut grave à la théorie dominante. — La découverte de l’isomorphisme, due à Mitscherlich (1819), parut faire entrevoir le mode d’après lequel les atomes se disposent par couches ; mais elle ne fut considérée, au fond, que comme une confirmation opportune de la théorie atomistique universellement adoptée. Lorsque plus tard on découvrit que des substances formées de parties semblables cristallisent d’une manière toute différente (dimorphisme) ; lorsqu’on trouva qu’il existe des corps qui diffèrent dans toutes leurs propriétés chimiques et physiques, même par le poids spécifique des gaz, bien qu’ils se composent de quantités égales d’éléments semblables (isomérie), on se vit forcé de recourir à des déplacements et à des groupements différents des atomes, sans posséder encore de principe fixe pour ces combinaisons. Le rapide développement de la chimie organique conduisit bientôt à une telle accumulation de ces combinaisons hasardées, que les chimistes prudents se sentirent tout déconcertés.

Ajoutons que l’insuffisance de la théorie électro-chimique fut de plus en plus mise en lumière par les progrès de la science. Une période de doute et d’hésitation était inévitable. La théorie rectifiée des types, qui a fini par diriger les idées du groupement des atomes dans les molécules vers une voie sûre, commença par rejeter toutes les spéculations sur la constitution de la matière et par s’en tenir simplement au fait de la possibilité de la substitution, d’après certaines règles, d’un élément à un autre, dans un corps ayant un certain type de composition. Liebig déclara, dans une dissertation hardiment novatrice sur la constitution des acides organiques (1838), que « l’on ne sait rien sur l’état dans lequel se trouvent les éléments de deux corps composés, dès qu’ils se sont unis dans une combinaison chimique, et ce que l’on pense du groupement des éléments dans la combinaison ne repose que sur une convention, sanctifiée par l’habitude et par l’opinion dominante » (20). Schœnbein émit une assertion encore plus sceptique dans son Album de Combe-Varin : « Là où les idées manquent un mot survient à point, et certes on a, particulièrement en chimie, étrangement abusé, depuis l’époque de Descartes, des molécules et de leur groupement, dans l’espoir de nous expliquer, par ces jeux de l’imagination, des phénomènes encore complètement obscurs et de tromper l’entendement. »

Par le fait, les « jeux de l’imagination » ne servent pas à tromper l’entendement, mais plutôt à le guider et à le soutenir, d’après la maxime, profondément établie par la théorie de la connaissance, que seule la démonstration logique de l’évidence sensible est en état de garantir notre connaissance du jeu, bien plus dangereux encore, qui se fait avec des mots. Une conception bien exprimée, même quand elle est matériellement fausse, sert souvent d’image sur une large échelle et remplace momentanément la conception exacte ; elle est toujours retenue dans de certaines limites par les lois de notre sensibilité elle-même, qui ne sont pas sans rapport avec les lois du monde objectif des phénomènes ; au contraire, dès que l’on opère avec des mots, auxquels ne correspondent même pas des concepts clairs, à plus forte raison pas de représentations sensibles, c’en est fait de toute saine connaissance, et il se produit des opinions qui n’ont aucune valeur comme degrés menant à la vérité et doivent être purement et simplement éliminées à leur tour. L’emploi des données de l’imagination pour le classement de nos pensées sur les faits matériels est donc réellement plus qu’un simple jeu, même lorsqu’on hésite encore généralement, que l’on tâtonne et fait preuve d’incertitude, comme à cette époque de la chimie naissante. En revanche, lorsque ces tâtonnements cessent, quand il s’est formé un sentier solide, bien frayé et conduisant, pour le moment, droit à un résultat positif, l’imagination est loin de nous garantir l’exactitude de nos hypothèses.

Avec une netteté exemplaire, Kekulé essaya, dans son Traité de chimie organique (1861), de rappeler aux chimistes qu’il existe une limite entre l’hypothèse et la réalité. Il montre queles nombres proportionnels des poids de combinaison ont la valeur de faits et que l’on peut sans crainte considérer les lettres des formules chimiques comme la simple expression de ces faits. « Mais si l’on attribue aux lettres des formules une autre signification, si l’on y voit l’expression des atomes et des poids d’atomes des éléments, ainsi que cela se fait d’ordinaire aujourd’hui, on peut se demander quelle est la grandeur ou la pesanteur ( relative) des atomes ? Comme on ne peut ni peser ni mesurer les atomes, il est évident que l’observation et la spéculation seules conduiront à une hypothèse sur le poids d’atomes déterminés. »

Avant d’examiner ce que fait de la matière la chimie, dans sa période la plus récente, la chimie qui, pleine d’assurance, suit de nouveau une théorie déjà fort développée, il est temps d’accorder aussi un regard aux opinions des mathématiciens et des physiciens.

L’histoire nous apprend que la physique moderne a dû, elle aussi, se fonder sur la théorie des atomes. Gassendi, Descartes, Hobbes, Newton avaient pris pour point de départ une conception physique de l’univers ; Boyle et même encore Dalton font marcher simultanément leurs recherches physiques et chimiques. Cependant les voies de la physique et de la chimie divergèrent à mesure que l’analyse mathématique put s’emparer de la physique, tandis que les phénomènes chimiques restaient encore Inabordables pour elle.

La théorie chimique des atomes, de Dalton, venait à peine de naître, lorsqu’en optique surgit la théorie, longtemps méconnue, des ondulations ; elle ne triompha pas sans peine, car le préjugé se cramponnait à la théorie de l’émission de la lumière. Le calcul des nombres de vibrations des différentes couleurs, fait par Young, date de 1801 ; Fresnel reçut, en 1819, un prix de l’Académie des sciences de Paris pour son travail sur la réfraction de la lumière. Depuis lors, la théorie de la lumière devint de plus en plus une mécanique de l’éther ; quant à l’idée d’atome, elle dut de nouveau se prêter à toutes les variations qu’amena le besoin des calculs. La plus forte de ces variations, — qui n’était au fond que la dernière conséquence de la théorie transcendante de la gravitation, — consistait à refuser aux atomes toute espèce d’étendue. Dès le milieu du XVIIIe siècle, le jésuite Boscovich avait eu cette idée (21). Il trouva dans la théorie du choc des atomes des contradictions, qui ne pouvaient disparaître qu’en faisant provenir de forces révulsives les effets que l’on attribue d’ordinaire au rebondissement réciproque de molécules matérielles ; et ces forces émanent de points déterminés dans l’espace, mais dénués d’étendue. Ces points sont considérés comme les portions élémentaires de la matière. Les physiciens, partisans de cette théorie, les désignent comme atomes simples ».

Malgré le talent avec lequel Boscovich exposa cette théorie, elle ne trouva pas d’écho avant le XIXe siècle ; elle a été adoptée surtout par les physiciens français qui se sont occupés de la mécanique des atomes. En effet l’esprit rigoureux et logique des investigateurs français dut bientôt découvrir que, dans le monde de la mécanique moderne, l’atome joue un rôle très-superuu comme particule de la matière ayant de l’étendue. Quand les atomes eurent cessé, comme chez Gassendi et Boyle, d’agir immédiatement les uns sur les autres par leur masse corporelle, mais obéirent aux forces d’attraction et de répulsion qui s’étendaient à travers le vide et entre les étoiles, l’atome était devenu lui-même un simple agent de ces forces ; il n’avait, — excepté sa substantialité toute nue, — rien d’essentiel qui ne trouvât, dans les forces aussi, sa parfaite expression. Tout l’effet, même l’effet produit sur nos sens, n’était-il pas causé par la force non-sensible établie dans le vide ? Le petit corpuscule était devenu une tradition creuse. On n’y tenait plus qu’à cause de sa ressemblance avec les grands corps, que nous voyons et pouvons toucher des mains. Cette propriété d’être tangible paraissait appartenir aux éléments du sensible, comme elle appartient réellement au sensible lui-même. Mais, examiné de près, l’acte de saisir et de toucher, à plus forte raison celui de voir et d’entendre ne sont plus effectués, d’après la mécanique fondée sur la théorie de la gravitation, par un contact direct et matériel, mais simplement par ces forces tout à fait insensibles. Nos matérialistes tiennent à la molécule de matière sensible, par cela même qu’ils veulent laisser à la force non-sensible un substratum sensible. Les physiciens français ne pouvaient se préoccuper de semblables exigences de la sensibilité. Il semblait qu’il n’y eût plus, dans la science de la nature, d’arguments en faveur de l’étendue des atomes ; pourquoi donc traîner plus loin cette idée inutile ?

Gay-Lussac, s’appuyant sur l’analogie de la grandeur qui diminue de plus en plus, dans le calcul différentiel, regarda les atomes comme infiniment petits, comparativement aux corps qui en sont formés. Ampère et Cauchy, prenant les atomes dans le sens le plus strict du mot, ne leur accordèrent aucune étendue. Seguin et Moigno sont du même avis ; seulement, ce dernier, au lieu de corps sans étendue, préférerait, avec Faraday, de simples centres de forces.

Ainsi, par le simple développement de l’atomisme, nous serions arrivés en plein dans la conception dynamique de la nature, non à l’aide de la philosophie spéculative, mais avec le secours des sciences exactes.

L’observateur silencieux étudie, avec un charme particulier, comment l’ingénieux philosophe de la nature et physicien auquel nous devons les renseignements précités sur Ampère, Cauchy, Seguin et Moigno (22) se comporte à l’égard de l’atomistique. Fechner, l’ancien élève de Schelling, l’auteur du mystique et mythique Zend-Avesta, Fechner, preuve vivante qu’une philosophie rêveuse et enthousiaste n’est pas toujours funeste au génie des solides recherches, a précisément profité de sa théorie des atomes pour adresser à la philosophie une lettre de répudiation, comparativement à laquelle même les énonciations de Büchner peuvent jusqu’à un certain point paraître flatteuses. Évidemment il confond, dans cette occasion, la philosophie en général avec l’espèce de philosophie qu’il a traversée dans toute son étendue. Les ingénieuses évolutions de la pensée de Fechner, les nombreuses images et comparaisons créées par son imagination féconde, ses arguments les plus spécieux, tout cela signifie simplement que, dans chaque philosophe, Fechner croit voir un homme égaré par les mêmes erreurs dont lui-même a été victime.

En général le conflit entre la philosophie et la physique, tel que Fechner le conçoit, est un véritable anachronisme. Où trouverait-on aujourd’hui la philosophie qui oserait, sous des prétextes quelque peu plausibles, interdire aux physiciens Ieur atomisme ? Il ne s’agit pas ici de rappeler qu’au fond les atomes « simples » de Fechner ne sont plus des atomes et qu’il faudrait strictement ranger parmi les conceptions dynamiques une cosmogonie qui admet des centres de force sans aucune étendue. Le dynamisme, qui a pour point de départ la négation du vide, reçoit aussi de Fechner des concessions telles que ce ne serait plus l’intérêt philosophique, mais un amour-propre étroit, qui l’empêcherait de conclure tranquillement la paix, en tant qu’il ne s’agit que des rapports de la philosophie avec la physique.

Fechner fait bon marché non-seulement de l’indivisibilité des atomes, mais encore, finalement, de leur étendue ; de plus il remarque avec beaucoup de justesse que le physicien ne peut point aller jusqu’à soutenir « que l’espace entre ses atomes est complètement vide, qu’il ne s’étend pas au contraire entre eux une substance fine et continue, substance, il est vrai, qui n’influe plus sur les phénomènes qu’il est à même d’apprécier. » « Le physicien ne parle pas de ces possibilités, qui lui sont indifférentes, parce qu’elles n’ont pour lui aucune utilité. Si elles peuvent rendre des services au philosophe, permis à lui de s’en occuper. Or elles lui serviraient assez, si elles réussissaient à le mettre d’accord avec les sciences exactes. Le physicien n’a besoin des atomes que tout d’abord et non finalement. Si le philosophe commence par concéder au physicien ses atomes, celui-ci peut finir par lui concéder volontiers le plein de l’espace. Les deux concessions ne se contredisent point. » (23).

Non, sans doute ! Tant que l’on séparera les deux terrains avec cette rigueur, ce serait un étrange philosophe (nous en aurons toujours quelques-uns de ce genre en Allemagne) que celui qui voudrait contester au physicien la légitimité de l’emploi immédiat, c’est-à-dire technique de l’atomistique. Une pareille contestation n’aurait de sens ni logique ni philosophique, à moins que le philosophe ne devînt lui-même physicien et ne montrât comment on pourrait mieux s’y prendre, en se mettant lui-même à expérimenter et en recourant au calcul différentiel. La simple assertion cela doit être possible, parce que c’est rationnel, ne suffit pas, malgré la dose de présomption qu’elle renferme, pour contester l’emploi immédiat de l’atomistique ; car le philosophe qui exigerait une physique conforme à ses principes ne pourrait cependant pas nier que le mode suivant lequel les choses se passent est différent pour le moment, et ce mode est justifié déjà rien que par ses succès. Il faut savoir faire mieux ou observer tranquillement ce que font les autres ; car le technicien, s’il conserve logiquement le point de vue indiqué par Fechner, se verra même forcé d’avouer, que son travail sera peut-être un jour aussi bon, pour ne pas dire meilleur, exécuté d’après d’autres principes. Maiscette possibilité ne le préoccupe pas, à moins qu’il ne surgisse, dans sa marche victorieuse, un obstacle qui le force, par une nécessité objective, de prendre une autre direction.

Mais Fechner lui-même s’arrête-t-il, dans son atomistique, au point de vue du physicien ? Nullement. Le passage cité plus haut est emprunté à la première partie de son écrit, dans lequel il expose l’atomistique des physiciens absolument comme le font les ouvrages qui traitent des sciences exactes. Quant à sa propre opinion sur les atomes « simples », il la classe lui-même dans l’atomistique « philosophique ». Il ne voit la supériorité de son point de vue qu’en ceci l’atomistique des physiciens, suivant lui, s’élève, pour ainsi dire, au niveau d’une philosophie et conserve, dans ses conséquences extrêmes, un caractère philosophique, tandis que l’opinion des « philosophes » qu’il combat se met en contradiction avec les recherches empiriques. Nous avons donc ici, absolument comme chez Buchner, une conception du monde née sur le terrain des recherches scientifiques, laquelle déclare la guerre à la « philosophie » tout entière, en même temps qu’elle se donne elle-même pour une philosophie. On trouve la solution de l’énigme, si l’on admet que c’est ici la philosophie du professeur de physique qui s’insurge contre celle du professeur de métaphysique, — polémique qui ne peut nous intéresser en rien, attendu que nous ne reconnaissons pas une philosophie de cette espèceet que nous sommes forcé de lui refuser toute valeur scientifique, quand, pour le moment, elle prétend en posséder une.

Le philosophe Fechner s’arrange très-simplement avec le physicien Fechner, quand celui-ci a besoin de corpuscules d’une certaine étendue ces corpuscules sont’alors, comme les molécules des chimistes, à leur tour, des corps composés. Il y a effectivement, en physique comme en chimie, encore des raisons empiriques, qui ne permettent pas de ramener directement, sans intermédiaires, les corps visibles à des centres de force dénués d’étendue. Redtenbacher, à qui la théorie mathématique des mouvements moléculaires doit beaucoup, construit ses molécules avec des « dynamides ». Il entend, par ce mot, des atomes matériels, étendus, doués de pesanteur, entourés d’une atmosphère de particules éthérées, distinctes, jouissant d’une force révulsive. Comparativement à ces dernières, l’atome matériel doit être représenté non-seulement comme ayant de l’étendue mais encore comme étant d’un volume extraordinaire. Le motif qui détermine Redtenbacher à rejeter les points-atomes de Cauchy se trouve dans la nécessité d’admettre pour les vibrations, des atomes matériels, dans des directions différentes, une différence d’élasticité des atomes.

Comme nous supposons un système de dynamites avec des axes d’élasticité, nous devons nécessairement considérer les atomes comme de petits corpuscules d’une forme déterminée, quoique inconnue ; car c’est seulement quand les atomes ont la forme d’un axe et qu’ils ne sont pas de simples points ou globules, qu’il peut exister, à l’état d’équilibre, des inégalités d’élasticité dans des directions différentes. Cauchydonne pour base à ses recherches un milieu composé de points matériels ; il admet cependant qu’autour de chacun de ces points l’élasticité diffère suivant la différence des directions. C’est là une contradiction, une impossibilité et, par conséquent, un côté faible de la théorie de Cauchy. » (24)

Mais si l’on veut à présent éviter l’hypothèse, peu satisfaisante pour notre intellect, de corps qui, relativement à d’autres (les particules éthérées), sont infiniment grands et pourtant tout à fait indivisibles, il ne s’offre qu’une seule issue l’atome matériel, qui forme le noyau de la dynamide, doit être considéré comme n’étant indivisible que relativement, à savoir indivisible en tant que notre expérience et nos calculs le réclament. Cela ne l’empêchera pas d’avoir la forme d’un axe et d’être composé d’une quantité infinie de sous-atomes, de forme semblable, infiniment plus petits. Cette hypothèse peut, sans exiger de changement notable, passer par tous les calculs qu’a établis Redtenbacher. Une métaphysique aussi inoffensive ne peut ni provoquer ni empêcher une découverte. Et si, pour satisfaire le physicien, on consent à regarder comme absolument vide l’espace relativement vide, comme absolument indivisible le corps relativement indivisible, il n’y a rien de changé à ce qui existait auparavant. Du moins cela ne peut exciter les scrupules du mathématicien, habitué à négliger, dans ses calculs, les puissances supérieures d’une grandeur infiniment petite.

Il faut cependant en finir, dit le sens commun. Très-bien mais c’est ici le cas de tout ce qui est infini. La science nous conduit à l’idée de l’infini, contre laquelle le sentiment naturel se révolte. Sur quoi se fonde cette révolte ? Il serait difficile de le dire. Kant l’attribuait aux tendances unitaires de la raison (Vernunft), qui tombent en désaccord avec l’entendement (Verstand). Mais ce ne sont là que des noms pour un fait inexpliqué. L’homme n’a pas deux organes différents, l’entendement et la raison, qui se comportent comme l’œil et l’oreille. Maisil est certain que le jugement et le raisonnement nous conduisent toujours d’un membre à un autre et, en dernier lieu, à l’infini, tandis que nous éprouvons le besoin de nous arrêter ; mais ce besoin contredit les déductions dont la série est infinie.

Büchner, dans son écrit sur la Nature et l’Esprit, fait défendre par son philosophique Guillaume — qui est naturellement un nigaud l’idée de la divisibilité à l’infini. Mais Auguste, qui a quelque teinture des sciences de la nature, prend un, ton d’oracle pour lui répondre :

« Tu te tourmentes de difficultés qui sont fondées sur la spéculation plutôt que sur les faits. (Il s’agit d’une conversation qui est entièrement spéculative.) Encore que nous soyons hors d’état de nous transporter en pensée à la dernière place, où la matière n’est plus divisible, il faut pourtant que, n’importe où, la division ait un terme. » Rien ne vaut, en réalité, une foi robuste « Admettre une divisibilité infinie est une absurdité ; cela équivaut à ne rien admettre du tout et à révoquer en doute l’existence de la matière en général, — existence que finalement aucun homme sans préjugé ne pourra nier avec succès. »

Ce ne peut être notre tâche de défendre Ampère contre Büchner, ce dernier déclarant lui-même, dans Force et Matière, que l’atome n’est qu’une simple expression, et admettant l’infinité dans l’ordre de la petitesse. Nous devons bien plutôt nous demander comment il se fait qu’à la lumière de la physique actuelle, puisse encore exister une idée de la matière, telle que l’Auguste de Büchner la regarde comme nécessaire. Un physicien de profession, même quand il admet des atomes étendus, ne s’avisera guère de faire dépendre l’existence de ce que nous appelons matière, dans la vie ordinaire et dans la science, de l’existence de corpuscules étendus infiniment petits. Redtenbacher, par exemple, ne défend contre Cauchy que ses axes d’élasticité, mais non la réalité de la matière. D’un autre côté, nous ne pouvons nous dissimuler que l’Auguste de Büchner, probablement d’après le plan conçu par l’auteur, émet l’opinion de presque tous les profanes qui se sont plus ou moins occupés de ces questions. Le motif est probablement que l’on ne peut s’affranchir suffisamment de la représentation sensible de corps composés et compactes en apparence, tels que notre toucher et nos yeux nous les font connaître. Le physicien de profession, du moins le physicien mathématicien, ne peut pas faire le moindre progrès dans sa science, s’il ne s’affranchit de ces représentations. Tout ce qu’il rencontre dans ses travaux est la résultante de forces pour lesquelles la matière forme un sujet entièrement vide en soi et pour soi. Or la force ne saurait être représentée sensiblement d’une manière adéquate on se sert d’images, comme les lignes des figures dans les théorèmes de géométrie, mais sans jamais confondre ces figures avec l’idée de force. Cette habitude continuelle d’associer à l’idée de force une conception intellectuelle et abstraite de la force est aisément transportée par le savant à l’idée de matière ; c’est ce que nous montrera l’exemple d’un physicien, dont le nom fait honneur à la science allemande.

W. Weber s’exprime ainsi dans une lettre à Fechner (25) : « Il importe, dans les causes de mouvement, d’éliminer une partie constante, telle que le reste soit variable, mais qu’on puisse se figurer ses changements comme dépendant uniquement de rapports mesurâmes de temps et d’espace. Par cette voie, on arrive à une idée de masse, à laquelle ne s’attache pas du tout nécessairement la représentation d’étendue dans l’espace. Alors aussi, par conséquent, la grandeur des atomes n’est point mesurée, dans la conception atomistique, d’après leur étendue dans l’espace, mais d’après leur masse, c’est-à-dire d’après le rapport constant, pour chaque atome, de la force avec l’accélération de la vitesse. L’idée de masse (ainsi que d’atomes) est, d’après cela, tout aussi peu grossière, aussi peu matérialiste que l’idée de force ; mais toutes deux sont complètement égales l’une à l’autre, pour la finesse et la clarté intellectuelles. »

Une opposition frappante existe, il est vrai, entre ces spéculations, qui volatilisent l’essence de la masse et de l’atome au point d’en faire une abstraction réalisée, et les théories les plus récentes de la chimie, qui ont remporté un succès si décisif. On ne saurait a priori accorder une faible valeur à ces théories, si l’on songe qu’il n’est pas ici question d’une affaire de mode scientifique, mais que la chimie, par ses conceptions aujourd’hui dominantes, est pour la première fois mise à même de prédire l’existence de corps qui n’ont pas encore été cherchés d’après les principes de la théorie, et par conséquent de procéder déductivement jusqu’à un certain degré (26). L’idée décisive de cette nouvelle théorie est l’idée de la valeur ou de la « quantivalence » des atomes.

Le développement de la théorie des types et les remarques sur les combinaisons des éléments, d’après des portions de volume à l’état gazéiforme, ont révélé qu’il existe une classe d’éléments dont les atomes ne se combinent qu’avec un atome d’un autre élément (type acide chlorhydrique) ; une autre classe, dont les atomes peuvent se combiner avec deux atomes d’un autre corps (type eau) ; une troisième (type ammoniaque), dont les atomes enchaînent à eux trois autres atomes (27). On appela les atomes en question, d’après cette propriété, atomes à une, deux et trois atomicités, et l’on posséda, dans cette classification, un point d’appui très-important pour les recherches, l’expérience ayant appris que les substitutions, c’est-à-dire le remplacement d’un atome, dans une molécule, par un autre ou par une combinaison d’autres, qui peut être regardée comme achevée, se laissaient classer d’après le principe de la quantivalence et déterminer a priori. De simples combinaisons on pouvait ainsi déduire régulièrement des combinaisons de plus en plus complexes, et l’on a trouvé quantité de substances organiques d’une structure très-compliquée, en se dirigeant, dans les essais, d’après la loi de la quantivalence et de l’enchaînement des atomes qui en résulte.

Tout d’abord le fait de l’isomérie avait force d’admettre que les propriétés des corps ne dépendent pas seulement de la quantité et du caractère des éléments qu’ils renferment, mais qu’un arrangement différent des atomes doit exercer de l’influence ; aujourd’hui, le mode d’après lequel les atomes se combinent dans les molécules est devenu le principe capital des recherches et de l’explication des faits, surtout depuis que l’on a trouvé en outre dans le carbone un étément d’atomes à quatre atomicités (type gaz des mines), auquel s’ajoutèrent bientôt, du moins hypothétiquement, des atomes à cinq et à six atomicités.

Ici la méthode et la théorie de la connaissance ont intérêt à étudier t’étrang’e indécision des chimistes entre une conception sensible concrète et une conception abstraite dû l’atomicité. D’un côté, on craint de transporter sur ce terrain obscur des conceptions imaginaires dont l’accord avec la réalité pourrait à peine être regardé comme problématique d’un autre côté, on est guidé par le désir très-juste de ne rien admettre qui ne puisse — d’une ou de plusieurs manières différentes — être représenté sensiblement, du moins avec netteté ; on parle donc des « points d’affinité » des atomes, de leurs « adhérences » mutuelles, des points « occupés » et des points encore libres, comme si l’on distinguait sur le corps étendu et cristallisé de l’atome, des points tels, par exemple, que les pôles d’une force exerçant une action magnétique ; mais, en même temps, on fait ses réserves contre la signification de ces représentations sensibles, et l’on déclare que les points d’affinité ne sont qu’un mot résumant les faits. Kekulé a même essayé, en sacrifiant complètement les points d’affinité, de ramener l’atomicité des atomes « au nombre relatif des chocs qu’un atome, dans l’unité de temps, éprouve de la part des autres atomes. » (28)

Jusqu’ici cette hypothèse n’a pas eu d’écho, ce qui n’empêche pas les atomes d’éprouver des chocs. Ici la nouvelle théorie de la chaleur, en chimie, est venue, d’une façon surprenante, au secours de cette hypothèse. D’après Clausius (29), les molécules des gaz subissent un mouvement rectiligne dont la force vive est proportionnelle à la température. Quand les corps sont à l’état liquide, le mouvement moléculaire croit en raison de la température ; ce mouvement est assez fort pour vaincre l’attraction de deux molécules voisines, mais non pour détruire l’attraction de la masse entière ; enfin, à l’état solide ; l’attraction des molécules voisines les unes des autres neutralise l’influence de la chaleur, de telle sorte que les molécules ne peuvent modifier leurs positions relatives que dans d’étroites limites. Cette théorie, née de celle de la transformation de la chaleur en force vive et vice versa, n’a plus besoin de l’éther pour résoudre d’une manière satisfaisante tous les problèmes ayant rapport à la théorie de la chaleur. Elle explique de la façon la plus simple les modifications de l’état d’agrégation sous l’influence de la chaleur ; mais elle laisse l’état des corps solides dans une assez grande obscurité, répand une demi lumière sur l’état des liquides, et ne fournit que sur celui des gaz parfaits des explications dont la clarté semble laisser peu à désirer.

Les théories les plus récentes des chimistes et des physiciens s’accordent donc pour reconnaître l’état gazeux comme le plus facile à comprendre ; aussi essaye-t-on d’en faire le point de départ pour aller plus loin (30). Mais ici, à propos des gaz parfaits, l’ancienne mécanique du choc a reparu en quelque sorte avec un nouvel éclat. L’attraction générale de la matière et les autres forces moléculaires, n’agissant qu’a très-courte distance, sont considérées comme nulles par rapport au mouvement rectiligne de la chaleur, lequel continue jusqu’à ce que les molécules se heurtent contre d’autres molécules ou contre des parois solides. On fait en même temps régner les lois du choc élastique ; et, pour simplifier, les molécules sont considérées comme sphériques, ce qui, a vrai dire, ne semble pas être en parfait accord avec les exigences de la chimie.

Nous passons sous silence les nombreux avantages que présente la nouvelle théorie, laquelle donne, par exemple, une solution naturelle pour les irrégularités de la loi de Mariotte, pour les apparentes exceptions de la règle d’Avogadro et pour nombre de difficultés analogues. Il s’agit avant tout, pour nous, d’examiner de plus près, au point de vue de la force et de la matière, le principe qui revient ici, du choc mécanique des molécules et des atomes.

Ici en effet semble reparaître l’évidence sensible qui, depuis Newton, avait disparu de la mécanique, et l’on pourrait en tout cas, s’il y avait grand avantage, concevoir l’audacieuse espérance que tôt ou tard disparaîtront les actions à distance, encore aujourd’hui conservées par la théorie, et qu’elles pourront être ramenées au choc sensible et évident, comme cela est arrivé pour l’action de la chaleur. Sans doute, le choc élastique peut seul répondre aux exigences de la physique, mais il y a bien des réserves à faire relativement à ce choc. On ne peut, il est vrai, nier que même les anciens atomistes, pour leur théorie du choc des atomes, durent principalement être Inspirés par l’image des corps élastiques ; mais les conditions en vertu desquelles ceux-ci se communiquent le mouvement les uns aux autres ne leur étaient pas connues, et l’antiquité ignora toujours la différence qui existe entre le choc des corps élastiques et celui ses corps mous. Ses atomes, regardés comme absolument invariables, ne pouvaient pas être élastiques, de sorte que la vraie physique rencontrait une contradiction sur le seuil même du système. Il est vrai que cette contradiction n’était pas aussi flagrante qu’elle pourrait nous le sembler aujourd’hui ; car, encore au XVIIe siècle, des physiciens éminents faisaient sérieusement des expériences pour s’assurer si une boule élastique éprouvait, lors d’un choc, un aplatissement et, par conséquent, une compression (31).

Aujourd’hui nous savons qu’aucune élasticité n’est imaginable sans déplacement relatif des molécules du corps élastique. Or il résulte incontestablement de ce fait que tout corps non-seulement est variable, mais encore se compose de parties distinctes. On pourrait contester ce dernier point tout au plus à l’aide des arguments avec lesquels on a coutume de combattre l’atomistique en général. Les mêmes motifs qui, dans l’origine, ont conduit à résoudre les corps en atomes, doivent aussi faire que les atomes, quand ils sont élastiques, se composent à leur tour de parties distinctes ou de sous-atomes. Et ces sous-atomes ? Ou bien ils se résolvent en simples centres de force, ou bien si, chez eux, le choc élastique doit jouer un rôle quelconque, il faut qu’eux aussi se composent de sous-atomes, et nous aurons de nouveau ce processus se perdant dans une série infinie, avec laquelle l’esprit ne peut pas se tranquilliser et qu’il ne peut pas cependant éviter.

Ainsi se trouve déjà dans l’atomistique elle-même, alors qu’elle semble fonder le matérialisme, le principe qui dissout toute matière et retire même au matérialisme le fondement sur lequel il repose.

Nos matérialistes, il est vrai, ont essayé de garantir à la matière son rang et sa dignité, en s’efforçant de subordonner strictement l’idée de force à celle de matière ; mais en réfléchissants cet essai, on ne tarde pas à voir combien peu on a gagné en faveur de la substantialité absolue de la matière.

Dans la Circulation de la vie, de Moleschott, un assez long chapitre est intitulé « Force et matière ». Ce chapitre renferme une polémique contre l’idée aristotélique de force, contre la téléologie, contre l’hypothèse d’une force vitale suprasensible et d’autres belles choses ; mais pas une syllabe sur les rapports d’une simple force attractive ou révulsive entre deux atomes, aux atomes eux-mêmes que l’on se figure comme agents de cette force. Nous apprenons que la force n’est pas un dieu donnant l’impulsion ; mais nous n’apprenons pas comment elle agit pour aller, d’une particule de matière, à travers le vide, provoquer un mouvement dans une autre particule. Au fond, nous recevons simplement mythe pour mythe.

« C’est précisément celle des propriétés de la matière, qui rend son mouvement possible, que nous appelons force. — Les éléments ne manifestent leurs propriétés que dans leurs rapports avec d’autres éléments. Si ces derniers ne sont pas aussi rapprochés qu’ils doivent l’être, et si les circonstances ne sont pas favorables, les éléments ne manifestent ni répulsion ni attraction. Évidemment ici la force ne fait pas défaut ; mais elle se dérobe à nos sens parce qu’elle ne trouve pas l’occasion de provoquer le mouvement. Quelque part que puisse se trouver l’oxygène, il a de l’affinité pour le potassium. »

Ici nous trouvons Moleschott plongé dans la scolastique ; son « affinité » est la plus belle qualitas occulta que l’on puisse désirer. Elle réside dans l’oxygène, pareille à un homme qui peut user de ses mains. Si le potassium s’approche, il est empoigné ; s’il ne vient pas, du moins les mains sont là avec l’envie de saisir le potassium. — Ô ravages de l’idée de possibilité !

Büchner s’étend moins encore que Moleschott sur le rapport de la force et de la matière, bien qu’il ait donné ce titre à son ouvrage le plus connu. Citons seulement, en passant, cette assertion : « Une force qui ne se manifeste pas ne peut pas exister. » Voilà du moins une conception saine comparativement à la personnification, faite par Moleschott, d’une abstraction humaine. Ce que Moleschott dit de meilleur sur la force et la matière est un passage assez long de la préface de Du Bois-Reymond à ses Recherches sur l’électricité animale ; mais Moleschott a omis précisément le paragraphe le plus clair et le plus important.

À propos d’une analyse approfondie des idées obscures touchant ce qu’on appelle force vitale, Du Bois-Reymond se demande ce que nous nous représentons en général par le mot « force ». Il trouve qu’au fond il n’y a ni force ni matière ce ne sont que des abstractions des choses étudiées à différents points de vue.

« La force (en tant qu’elle est regardée comme cause du mouvement) n’est qu’un produit plus dissimulé de l’irrésistible penchant à la personnification, qui nous est inné ; c’est pour ainsi dire une habileté oratoire de notre cerveau, qui a recours au langage figuré, parce que la représentation lui fait défaut pour l’expression pure de la clarté. Avec les idées de force et de matière, nous voyons revenir le même dualisme, qui se produit dans les idées de Dieu et du monde, de l’âme et du corps. Ce n’est, avec des raffinements, que le besoin qui poussa jadis les hommes à peupler de créatures de leur imagination les forêts, les sources, les rochers, l’air et la mer. Que gagne-t-on à dire que deux molécules se rapprochent l’une de l’autre, en vertu de leur force d’attraction réciproque ? Pas même l’ombre d’une intuition de l’essence du phénomène. Mais, chose étrange, il y a pour notre désir inné de rechercher les causes une espèce de satisfaction dans l’image d’une main qui se dessine involontairement devant notre œil intérieur, d’une main qui pousse doucement devant elle la matière inerte, ou dans l’image de bras invisibles de polypes, au moyen desquels les molécules de matière s’étreignent, cherchent à s’attirer les unes les autres, et finalement s’entrelacent en un peloton. » (32)

Quoique ce passage renferme bien des ventes, l’auteur a pourtant, oublié que les progrès des sciences nous ont conduits à mettre de plus en plus des forces à la place de la matière, et que l’exactitude croissante de l’observation résout de plus en plus la matière en forces. Par conséquent, les deux idées ne sont pas simplement juxtaposées comme abstractions ; mais l’une se résout dans l’autre, à l’aide de l’abstraction et de la science, de telle sorte néanmoins qu’il en reste toujours un reliquat. Si l’on fait abstraction du mouvement d’un aérolithe, il reste à observer le corps lui-même qui se mouvait. Je peux lui ôter sa forme en supprimant la force de cohésion de ses parties alors j’ai encore la matière. Je puis décomposer cette matière en ses éléments, si j’oppose force a force. Finalement je puis par la pensée décomposer les matières élémentaires en leurs atomes ; ceuxci sont alors l’unique matière, tout le reste est une force. Si maintenant, avec Ampère, on réduit l’atome à ne plus être qu’un point sans étendue, avec des forces groupées autour de lui, ce point, le « néant », sera la matière. Si je ne vais pas aussi loin dans l’abstraction, la matière est alors pour moi simplement un certain tout, qui m’apparaît généralement comme une combinaison de parties matérielles opérée par des forces innombrables. En un mot, le résidu incompris ou incompréhensible de notre analyse est toujours la matière, quelque loin que nous nous avancions. Ce que nous avons compris de l’essence d’un corps, nous le nommons propriétés de la matière, et ces propriétés, nous les ramenons à des « forces ». Il suit de là que la matière est toujours ce que nous ne pouvons ou ne voulons plus résoudre en forces. Notre penchant pour la personnification » ou, si nous voulons employer les mots de Kant, ce qui revient au même, la catégorie de la substance nous force toujours à concevoir l’une de ces idées comme sujet et l’autre comme attribut. Quand nous dissolvons un objet, degré par degré, le reste non encore dissous, la matière, demeure toujours pour nous le vrai représentant de la chose. Nous lui attribuons donc. les propriétés découvertes. Ainsi se révèle la grande vérité Point de matière sans force, point de forcé sans matière », comme une simple conséquence de la proposition : « Pas de sujet sans attribut, pas d’attribut sans sujet » ; en d’autres termes nous ne pouvons voir autrement que notre œil ne le permet ni parler autrement que la conformation de notre bouche ne nous met à même de le faire ; nous ne pouvons comprendre autrement que les idées fondamentales de notre entendement ne s’y prêtent.

Bien que, d’après ce qui précède, la véritable personnification réside dans l’idée de matière, la force est toujours personnifiée simultanément, attendu qu’on se la figure comme une émanation et pour ainsi dire comme un instrument de la matière. Assurément personne, dans une recherche de physique, ne se représente sérieusement la force comme une main planant en l’air ; on pourrait plutôt la comparer aux bras de polypes, avec lesquels une molécule de matière en enlacerait une autre. Ce qui, dans l’idée de force, est anthropomorphe, appartient, en réalité, encore à l’idée de matière, sur laquelle, comme sur chaque sujet, on reporte une portion de son moi. « L’existence des forces, dit Redtenbacher (p. 12), nous la reconnaissons par les effets qu’elles produisent et, en particulier, par le sentiment et la conscience que nous avons de nos propres forces. » Grâce à cette conscience, nous ne donnons pourtant à la connaissance simplement mathématique que la teinte du sentiment, et nous courons en même temps le dangerde faire de la force quelque chose qu’elle n’est pas. Précisément cette hypothèse de « force suprasensible », que les matérialistes veulent combattre de préférence, aboutit toujours à ce que, auprès des matières, qui agissent les unes sur les autres, l’on se figure, à la place de la force, une personne invisible, c’est-à-dire un agent imaginaire. Or ce n’est là jamais la conséquence d’une pensée trop abstraite, mais bien plutôt d’une pensée trop sensible. Le suprasensible du mathématicien est juste le contraire du suprasensible de l’homme à l’état de nature. Là où ce dernier admet des forces suprasensibles, il pense à un dieu, à un fantôme ou à un être personnel quelconque, c’est-à-dire en réalité aussi sensible qu’on peut se le figurer. La matière personnifiée est déjà beaucoup trop abstraite pour l’homme à l’état de nature ; voilà pourquoi son imagination se représente à côté encore une personne « suprasensible ». Le mathématicien pourra bien aussi, avant de poser son équation, se représenter les forces comme assez semblables à des forces humaines, mais il ne courra jamais le danger de faire entrer dans ses calculs un facteur faux. Une fois l’équation posée, toute image sensible cesse de jouer un rôle quelconque. La force n’est plus la cause du mouvement et la matière n’est plus la cause de la force ; il n’y a plus alors qu’un corps en mouvement et la force est une fonction du mouvement.

On peut ainsi mettre du moins de l’ordre dans ces idées et en obtenir une vue d’ensemble, sans parvenir toutefois à une explication complète de la force et de la matière. Qu’il nous suffise de pouvoir démontrer que nos catégories doivent y jouer un rôle. Nul ne doit avoir la prétention de voir sa propre rétine !

Il est donc facile de comprendre pourquoi Du Bois-Reymond ne dépasse pas l’opposition entre la forceet la matière ; nous allons citer en conséquence le passage omis par Moleschott comme un spécimen de l’habileté avec laquelle le célèbre investigateur s’éloigne de la suffisance dogmatique des matérialistes :

« Si l’on se demande ce qui reste donc, lorsque ni les forces ni la matière ne possèdent la réalité, voici ce que répondent ceux qui se placent au même point de vue que moi. Il n’est pas donné, une fois pour toutes, à l’esprit humain de franchir, dans ces questions, une contradiction finale. Au lieu par conséquent de tourner dans un cercle de stériles spéculation son de trancher avec le glaive de l’illusion ce nœud gordien, nous aimons mieux nous en tenir à l’intuition des choses telles qu’elles sont et nous contenter, pour parler comme le poëte, du « miracle qui est devant nous ». Car, une explication satisfaisante nous étant refusée dans une voie, nous ne pouvons nous résoudre à fermer les yeux sur les défectuosités d’une autre voie, par l’unique motif qu’une troisième semble impossible ; et nous avons assez de résignation pour admettre la pensée que finalement le but de toute science pourrait bien être, non de comprendre l’essence des choses, mais de faire comprendre que cette essence est incompréhensible. Ainsi la conclusion finale de la mathématique a été, non de trouver la quadrature du cercle, mais de démontrer qu’il est impossible de la trouver ; de la mécanique, non de réaliser le mouvement perpétuel, mais de prouver qu’il est impossible de le réaliser. » Nous ajouterons « de la philosophie, non de recueillir des notions de métaphysique, mais de montrer que nous ne pouvons sortir de la sphère de l’expérience ».

Ainsi, par le progrès de la science, nous acquérons toujours une connaissance plus sûre des rapports des choses entre elles et une connaissance de plus en plus incertaine du sujet de ces rapports. Tout reste clair et intelligible, tant que nous pouvons nous en tenir aux corps, tels qu’ils apparaissent immédiatement à nos sens ou tant que nous pouvons nous représenter leurs éléments hypothétiques, d’après l’analogie de ce qui tombe sous les sens ; mais la théorie dépasse toujours cette limite, et, tout en donnant une explication scientifique de ce que nous avons devant nous, tout en poussant notre intuition de l’enchaînement des choses assez loin pour pouvoir prédire les phénomènes, nous nous laissons engager dans la voie d’une analyse, qui conduit à l’infini, non moins bien que le font nos représentations de temps et d’espace.

Nous ne devons donc pas nous étonner si nos physiciens et nos chimistes connaissent de mieux en mieux les molécules et de moins en moins les atomes, car les molécules sont encore une réunion d’atomes hypothétiques, réunion que, sans aucun inconvénient, on peut se figurer tout à fait d’après le mode des choses sensibles. Si la science qui, sur ce point, semble réellement nous fournir une connaissance objective, pouvait un jour se développer assez pour rapprocher de nous les éléments des molécules autant qu’elle fait les molécules elles-mêmes, alors ces éléments auraient bientôt cessé d’être des atomes ; ils deviendraient quelque chose de composé et de variable, comme déjà on les conçoit très-souvent.

Quant aux molécules des gaz, on connaît aujourd’hui en partie avec assez de certitude, en partie avec une grande probabilité, la vitesse, avec laquelle elles se meuvent ; l’espace moyen qu’elles parcourent entre deux chocs ; le nombre des chocs éprouvés en une seconde ; enfin leur diamètre et leur poids absolu (33). Ces résultats, sauf maintes rectifications ultérieures, ne sont pas de vaines conjectures ; ce qui le prouve, c’est que Maxwella réussi, au moyen des formules sur lesquelles reposent ces appréciations, à tirer des conséquences sur la propriété conductrice de la chaleur de différents corps, conséquences que l’expérimentation a brillamment confirmées (34). Les molécules sont donc de petites masses de matière, que nous pouvons nous représenter d’après leur analogie avec les corps visibles et dont nous avons déjà appris partiellement à connaître les propriétés par la voie des recherches exactes. Elles sont ainsi, sans plus de façon, tirées de cette obscurité, dans laquelle se cachent les véritables éléments des choses. On peut affirmer que « l’atomistique » est démontrée, si l’on ne voit en elle qu’une explication scientifique de la nature, qui présuppose réellement des parcelles de masses discrètes, lesquelles parcelles se meuvent dans un espace vide, du moins comparativement. Mais, dans cette conception, toutes les questions philosophiques sur la constitution de la matière sont, non pas résolues, mais simplement écartées.

Et pourtant, même la division de la matière en parcelles et en masses discrètes n’est encore nullement démontrée autant qu’on pourrait le croire à la suite de ces triomphes de la science ; car c’est parce qu’elle est présupposée dans toutes ces théories qu’elle se retrouve naturellement dans les résultats. La confirmation de l’atomistique, en ce sens restreint, peut tout au plus être mise au niveau de la confirmation de la théorie de Newton par la découverte de Neptune. Or on a considéré à bon droit cette découverte de Neptune, fondée sur un calcul conforme aux principes de Newton, comme un fait très-important, péremptoire même sous plus d’un rapport ; cependant personne ne s’avisera de soutenir que cette confirmation du système a aussi tranché la question de savoir si l’attraction est une action à distance ou une action médiate. La découverte de Neptune ne touche même pas à la question de savoir si la loi de Newton est absolue ou valable seulement dans de certaines limites, si elle n’est pas modifiée par exemple quand les molécules sont extrêmement rapprochées ou quand les distances sont énormes. On a assayé récemment de faire de la loi de Newton un cas spécial de la formule bien plus compréhensive de Weber relative à l’attraction électrique ; Neptune ne nous dit rien à propos de cela. La gravitation agit-elle instantanément ou a-t-elle besoin d’un laps de temps presque imperceptible, pour étendre son action d’un corps céleste à un autre, voilà encore une question que ne résout pas une confirmation aussi brillante que celle de Neptune. Or au fond de toutes ces questions se retrouve le problème relatif à la nature véritable de la gravitation ; et la supposition dominante que cette propriété constitue une loi de la nature, absolue, rigoureusement liée à la formule, agissant instantanément à toutes les distances, est une hypothèse qui, examinée à la lumière de la science actuelle, ne paraît pas même probable.

C’est ainsi qu’à parler strictement on n’a pu démontrer que des relations dans la théorie chimico-physique actuelle sur les gaz, mais pas la position primitive. D’après les principes de la méthode hypothétique-déductive, on peut dire avec Clausius et Maxwell : Si la matière est composée de particules distinctes, il faut que celles-ci aient les propriétés suivantes. Mais si la conséquence, qui résulte de la théorie, est confirmée par les faits, la présupposition n’est encore nullement prouvée, d’après les lois de la logique. On conclut dans le modus ponens de la condition à la chose déterminée, mais non vice versa. Car, dans le second cas, reste toujours la possibilité que les mêmes conséquences résultent de présuppositions toutes différentes. La théorie, qui explique avec précision les faits et qui va même jusqu’à les prédire, peut, il est vrai, acquérir de la sorte tellement de vraisemblance que, pour notre conviction subjective, elle approche entièrement de ta certitude ; mais toujours sous la réserve qu’il ne puisse exister d’autre théorie donnant le même résultat.

Or, dans la théorie mécanique de la chaleur, cela ne se comprend nullement de soi, en tant qu’il s’agit des molécules, comme l’a très-bien senti Clausius, lorsqu’il déclare formellement, dans la préface de ses célèbres dissertations, que les bases essentielles de sa théorie mathématique sont indépendantes des idées qu’il s’est formées sur les mouvements moléculaires.

Helmholtz va encore plus loin dans son Éloge funèbre de Gustave Magnus (Berlin 1871). Il s’exprime ainsi (p. 12) À propos des atomes, en fait de physique théorique, sir W. Thomson dit avec beaucoup de justesse qu’en les admettant on ne peut expliquer aucune propriété des corps, que l’on n’ait attribuée auparavant aux atomes eux-mêmes. » (Cela s’applique naturellement aussi aux molécules !) « En approuvant cette proposition, je n’entends nullement me déclarer contre l’existence des atomes, mais seulement contre la tendance qui voudrait faire dériver les principes de la physique théorique de conjectures purement hypothétiques sur l’ordonnance des atomes dans les corps de la nature. Nous savons aujourd’hui que plusieurs de ces hypothèses, favorablement accueillies lors de leur naissance, étaient fortt éloignées de la vérité. Laphysique mathématique a également pris un autre caractère entre les mains de Gauss, F. E. Neumann et de leurs élèves en Allemagne, ainsi que des mathématiciens anglais Stokes, W. Thomson et Cl. Maxwell, qui se rattachent à Faraday. On a compris que la physique mathématique est aussi une science purement expérimentale et qu’elle n’a d’autres principes à suivre que ceux de la physique expérimentale. Dans l’expérience immédiate, nous ne rencontrons que des corps ayant de l’étendue, offrant des formes variées et des combinaisons diverses ; c’est seulement sur de semblables corps que nous pouvons faire des observations et expérimenter. Leur action se compose de l’action que toutes leurs parties apportent à l’ensemble ; si donc nous voulons apprendre à connaître les lois d’action réciproque les plus simples et les plus générales des masses et matières répandues dans la nature si notamment nous voulons débarrasser ces lois des accidents de la forme, de la grandeur et de la position des corps agissant concurremment, il faut que nous remontions aux lois d’action des plus petites portions de volume ou, suivant l’expression des mathématiciens, des éléments de volume. Toutefois ceux-ci ne sont pas, comme les atomes, disparates et hétérogènes, mais constants et homogènes. »

Nous n’examinerons pas si ce processus, abstraction faite de l’emploi de la mathématique, auquel il doit se prêter mieux que l’atomistique, d’après les principes des calculs différentiel et intégral, sera aussi ou même plus utile, pour l’orientation de l’esprit dans le monde des phénomènes, que ne pourrait l’être l’atomistique. Celle-ci doit ses succès à la clarté sensible de ses hypothèses, et, bien loin de la mépriser pour cette raison, nous serions porté à nous demander si l’on ne pourrait pas déduire la nécessité d’une conception atomistique des principes de la théorie de Kant sur la connaissance, ce qui n’empêcherait pas les mathématiciens, qui se plaisent tant aujourd’hui à entrer dans des voies transcendantes, de tenter de nouvelles routes. Nous sommes fort peu touché de ce que Kant, au contraire, passe pour le père du dynamisme », mot par lequel on entend, pour abréger, le dynamisme de la théorie de la continuité ; car, malgré l’emphase avec laquelle ses successeurs ont vanté cette théorie de la continuité, sa nécessité, au point de vue de la philosophie critique, est très-peu évidente ; et l’on pourrait presque, comme nous l’avons dit, suivre plus fructueusement la voie inverse ; car le mode, dont la catégorie opère, dans sa fusion avec l’intuition sensible, a toujours pour but la synthèse dans un objet abstrait, c’est-à-dire débarrassé, dans notre représentation, des liens infinis de tout enchaînement. Si l’on envisageait l’atomistique sous ce point de vue, l’isolement mutuel des masses parcellaires apparaîtrait comme une conception physique nécessaire, dont la portée s’étendrait à l’enchaînement total du monde des phénomènes, tandis qu’elle ne constituerait que le reflet de notre organisation ; l’atome serait une création du moi, mais deviendrait ainsi précisément la base nécessaire de toute science de la nature.

Nous avons fait observer ci-dessus qu’au point de vue physico-chimique, l’atome devient d’autant plus obscur que la molécule est plus inondée de lumière. Naturellement cela ne s’applique qu’à l’atome dans le sens étroit de ce mot, à la dernière fraction que l’on puisse se figurer de la matière. Ces atomes deviennent d’autant plus insaisissables qu’on en approche davantage la lumière de l’analyse scientifique. Ainsi par exemple Lothaire Meyer nous montre que le nombre des atomes contenus dans une molécule est inconnu jusqu’à un certain point, mais ne doit pas être évalué trop haut ; les dimensions des atomes comparés aux molécules ne doivent pas non plus être considérées comme imperceptibles. Les atomes exécutent des mouvements vifs dans l’intérieur des molécules, etc. — Cependant à côté de ce crépuscule d’une connaissance se trouve immédiatement la réflexion que ces atomes sont probablement « des parcelles de masse d’un ordre supérieur à celui des molécules, mais ne constituent pas encore les parcelles finales et les plus petites de la masse.

» Il paraît plus probable que, de même que les masses d’une étendue plus grande et plus appréciable pour nos sens se composent de molécules, les molécules ou parcelles de masses de premier ordre se composent d’atomes ou de parcelles de masses de deuxième ordre, de même aussi les atomes à leur tour se composent de groupes de parcelles de masses d’un troisième ordre plus élevé.

» Nous sommes amenés à cette conception par la pensée que, si les atomes étaient des grandeurs immuables, indivisibles, nous serions obligés d’admettre autant d’espèces différentes de matières élémentaires que nous connaissons d’éléments chimiques. Or il est peu vraisemblable en soi qu’il existe une soixantaine ou plus de matières primitives, essentiellement distinctes. Cette existence devient encore plus invraisemblable par la connaissance que nous avons de certaines propriétés des atomes, parmi lesquelles il faut remarquer surtout les rapports réciproques que présentent entre eux les poids atomiques d’éléments différents (35). »

Il est fortement à présumer que les atomes de troisième ordre aussi, tout en étant les atomes de la matière primitive et unique, pourraient, examinés de plus près, se résoudre à leur tour en atomes de quatrième ordre. Tous ces processus, qui s’étendent à l’infini, montrent que, dans ces questions, nous n’avons affaire qu’aux conditions nécessaires de notre connaissance, non pas à ce que peuvent être les choses en soi, quand elles n’ont aucune relation avec notre connaissance.

Si l’on substitue, n’importe où, à cette série infinie les centres de force dépourvus d’étendue, on renonce au principe de la clarté sensible (36). C’est une conception transcendante, comme l’action à distance, et la question de savoir si et comment ces conceptions sont admissibles ne peut plus guère être vidée par un renvoi pur et simple aux principes de la théorie de la connaissance, de Kant, aujourd’hui que ces conceptions nous assaillent en masse. Il faut laisser faire ceux qui ont besoin de semblables conceptions, et voir ce qui en résultera. Si jamais, comme le physicien Mach (37) le croit possible, de l’hypothèse d’un espace ayant plus de trois dimensions devait résulter une explication claire et décisive d’un phénomène réel, ou si, avec Zœllner (38), de l’obscurité du ciel et d’autres phénomènes dûment constatés, il fallait conclure que notre espace est non euclidien, il serait absolument nécessaire de soumettre à une révision complète toute la théorie de la connaissance. Jusqu’à présent, il n’y a aucun motif obligatoire pour procéder à cette révision ; mais la théorie de la connaissance non plus ne peut devenir dogmatique. Ici, par conséquent, toutes les opinions sont permises. Celui qui tient à la clarté sensible tombe dans la voie de la division à l’infini ; celui qui n’y tient pas quitte le terrain solide sur lequel jusqu’ici nos sciences ont accompli tous leurs progrès. Il est difficile de découvrir un sentier sur entre ces Charybde et Scylla.

La loi, aujourd’hui regardée comme si importante, de la conservation de la force, exerce une influence considérable sur notre appréciation des rapports entre la force et la matière. On peut l’entendre de différentes manières. Ainsi d’abord l’on peut admettre que les éléments chimiques ont certaines propriétés invariables, avec lesquelles le mécanisme général des atomes coopère pour provoquer la naissance des phénomènes ; ensuite on peut aussi supposer que les propriétés elles-mêmes des éléments chimiques ne sont que des formes déterminées, revenant d’une manière régulière dans les mêmes circonstances, du mouvement général et essentiellement uniforme de la matière. Pour peu que l’on regarde par exemple les éléments chimiques comme de simples modifications d’une matière primitive, homogène, cette dernière hypothèse se comprend sans peine. Il est vrai que la loi de la conservation de la force, dans cette théorie la plus stricte et la plus logique, n’est rien moinsque démontrée. Ce n’est qu’un « idéal de la raison » ; mais, comme cet idéal est le but suprême de toute recherche empirique, nous ne pouvons guère nous en passer. On peut même affirmer que, dans le sens le plus large, cette loi serait en droit de revendiquer la valeur d’un axiome. Ainsi tomberait le dernier reste de l’indépendance et de la domination de la matière.

Pourquoi, dans ce sens, la loi de la conservation de la force a-t-elle une bien plus grande importance que la loi de la conservation de la matière, que déjà Démocrite posait comme axiome et qui, sous le nom « d’immortalité de la matière », joue encore un rôle si considérable chez les matérialistes actuels ?

La réponse à cette question est que, dans l’état actuel des sciences physiques et naturelles, la matière est partout l’inconnu ; la force, partout le connu. Si, au lieu de force, on aime mieux dire « propriété de la matière » qu’on prenne garde de tourner dans un cercle vicieux ! Une chose nous est connue par ses propriétés ; un sujet est déterminé par ses attributs. Or la « chose » n’est, en réalité, que le point de repos désiré par notre pensée. Nous ne connaissons que les propriétés et leur réunion dans un inconnu, dont l’hypothèse est une fiction de notre esprit, mais à ce qu’il semble une fiction nécessaire et impérieusement exigée par notre organisation.

La célèbre « particule de fer » de Dubois, laquelle est incontestablement la même « chose », soit qu’elle parcoure l’univers comme portion de météorite, soit qu’elle roule sur les rails comme partie d’une roue de locomotive, soit que, dans la cellule sanguine, elle circule dans les tempes d’un poëte, est « la même chose dans tous les cas, mais seulement parce que nous faisons abstraction de sa position spéciale par rapport à d’autres molécules et des actions réciproques qui en résultent, et qu’en revanche nous regardons comme constants d’autres phénomènes, que pourtant nous avons appris à connaître uniquement comme des forces de la molécule de fer, et quenous savons pouvoir toujours, d’après des lois déterminées, provoquer à nouveau. Que l’on commence par nous résoudre le problème du parallélogramme des forces, si l’on veut nous faire croire à la persistance de la chose. Ou bien une force, qui agit avec l’intensité x, dans la direction ab, est-elle aussi incontestablement la même chose, lorsque son action s’est fondue avec une autre force en une résultante de l’intensité y et de la direction ad ? Oui certes, la force primitive est encore contenue dans la résultante, et elle continue de se conserver, quand même, dans l’éternel tourbillon de l’action et de la réaction mécanique, l’intensité primitive x et la direction ab ne reparaîtraient jamais. De la résultante je puis, pour ainsi dire, extraire de nouveau la force primitive, si je supprime la deuxième force composante par une force égale, d’une direction opposée. Ici donc je sais parfaitement ce que je dois entendre ou non par conservation de la force. Je sais, et il faut que je sache, que l’idée de conservation n’est qu’une conception commode. Tout se conserve et rien ne se conserve, suivant le point de vue auquel je me place dans la contemplation des phénomènes. La vérité gît uniquement dans les équivalents de la force que j’obtiens par le calcul et l’observation. Les équivalents sont aussi, comme nous l’avons vu, les seules réalités de la chimie ils sont exprimés, trouvés, calculés par des poids, c’est-à-dire par des forces.

Nos matérialistes actuels n’aiment pas à s’occuper de la loi de la conservation de la iorce. Elle vient d’un côté vers lequel leur attention s’est rarement portée. Bien que le public allemand, lors de l’explosion de la polémique matérialiste, fût, depuis de longues années, familiarisé avec cette importante théorie, les brochures les plus influentes lui accordèrent à peine une syllabe. Si, plus tard, Büchner s’empara chaleureusement de la loi de la conservation de la force et lui consacra un chapitre spécial de la cinquième édition de son écrit Force et Matière, c’est là seulement une nouvelle preuve de la dévorante et multiforme activité de cet auteur ; mais on cherchera en vain chez lui une entière clarté sur la portée de cette loi et sur les rapports qu’elle a avec la théorie de l’immortalité de la matière. Aux matérialistes dogmatiques qui, du reste, à notre époque, sont partout et nulle part, la théorie de la conservation de la force dérobe le sol sur lequel ils marchent.

Ce qu’il y a de vrai dans le matérialisme — l’exclusion du merveilleux et du capricieux hors de la nature des choses — est prouvé, par cette loi, d’une manière plus relevée et plus générale que les matérialistes ne peuvent le faire, en restant placés à leur point de vue ; ce qu’il y a de faux dans le matérialisme — l’élévation de la matière à la dignité de principe de tout ce qui existe — elle l’élimine complètement et, semble-t-il, définitivement.

Il ne faut donc pas s’étonner, ni complètement approuver non plus en voyant l’un des principaux élaborateurs de la théorie de la conservation de la force revenir presque à l’idée aristotélique de la matière. Voici littéralement ce que dit Helmholtz dans sa dissertation sur la Conservation de la force :

« La science considère les objets du monde extérieur d’après deux abstractions différentes d’abord suivant leur simple existence, sans se préoccuper de leur action sur d’autres objets ou sur les organes de nos sens : comme tels, elle les désigne sous le nom de matière. L’existence de la matière en soi est donc pour nous calme et inactive nous distinguons en elle la division dans l’espace et la quantité ou masse, que l’on admet comme éternellement immuable. Nous ne pouvons attribuer à la matière en soi de différences qualitatives ; car, si nous parlons de matières hétérogènes, nous ne plaçons jamais leurs différences que dans les différences de leur action, c’est-à-dire dans leurs forces. Aussi la matière en soi ne peut-elle subir d’autre changement que dans l’espace, c’est-à-dire le mouvement. Mais les objets de la nature ne sont pas inactifs ; nous ne pouvons même les connaître que par l’action qu’ils produisent sur les organes de nos sens ; alors, d’après l’action, nous concluons à l’existence de ce qui la produit. Si donc nous voulons réellement employer l’idée de matière, nous ne pouvons le faire qu’en ajoutant par une deuxième abstraction » (ou plutôt par une fiction nécessaire, par une personnification apparaissant en vertu d’une contrainte psychique), « qu’en ajoutant à la matière ce dont nous voulions faire abstraction auparavant, savoir la faculté d’agir, c’est-à-dire que nous lui attribuons des forces. Il est évident que les idées de matière et de force, appliquées à la nature, ne peuvent jamais être séparées. Une matière pure serait indifférente pour le reste de la nature, parce qu’elle ne pourrait jamais déterminer un changement ni dans cette nature ni dans les organes de nos sens ; une force pure serait quelque chose qui devrait exister quelque part et pourtant ne pas exister, parce que nous appelons matière ce qui existe quelque part. C’est encore se tromper que de déclarer la matière quelque chose de réel, tandis que la force ne serait qu’une simple idée, à laquelle rien de réel ne correspondrait ; toutes deux sont plutôt des abstractions de la réalité, formées d’une manière identique ; nous ne pouvons en effet percevoir la matière que par ses forces, jamais en elle-même » (39).

Ueberweg, qui aimait à faire connaître ses opinions divergentes par des notes marginales, a écrit avec beaucoup de justesse sur la marge de mon exemplaire de cette dissertation, à propos des mots « parce que nous appelons matière ce qui existe quelque part », « non, mais plutôt substance ». En réalité, la cause qui nous empêche d’admettre une force pure, ne doit être cherchée que dans la nécessité psychique, qui nous fait apparaître les objets de nos observations sous la catégorie de la substance. Nous ne remarquons que des forces, mais nous réclamons un sujet permanent de ces phénomènes variés, une substance. Les matérialistes regardent naïvement la matière inconnue comme la substance unique ; Helmholtz, au contraire, est persuadé qu’il ne s’agit ici que d’une hypothèse, réclamée par la nature de notre intellect, sans avoir pour cela une véritable réalité. Peu importe, par conséquent, que, dans cette hypothèse, il mette cette même matière à la place de la substance, qu’il vient cependant de regarder comme dépourvue de qualités ; son point de vue est, à tout prendre, celui de Kant. Quant à la nature passive et inerte de la matière, en tant que nous faisons abstraction des forces, il faudrait, à l’aide de l’hypothèse d’une idée relative de la matière, éviter de retomber dans la définition d’Aristote. Nous avons besoin aussi pour cela d’une idée relative de la force et nous pouvons bien nous permettre, comme conclusion de ces recherches, de proposer ici une triade de définitions dépendant les unes des autres.

Nous appelons chose un groupe de phénomènes connexes, que nous concevons d’une manière unitaire, abstraction faite d’agrégations ultérieures et de modifications internes.

Nous nommons forces les propriétés de la chose, que nous avons reconnues par leurs effets déterminés sur d’autres choses.

Nous nommons matière ce que, dans une chose, nous ne pouvons ou ne voulons plus résoudre en force, et ce que nous supposons être la base et l’agent des forces reconnues.

Mais, en admettant ces définitions, ne sommes-nous pas tombés dans un cercle vicieux ? Les forces sont des propriétés, non d’une matière existant en soi, mais « de la chose », par conséquent, d’une abstraction. N’attribuons-nous pas à ce qu’il y a de plus concret en apparence, à la matière, quelque chose qui n’est que l’abstraction d’une abstraction ? Puis, si nous entendons la force dans le sens strictement physique de ce mot, n’est-elle pas alors une fonction de la masse, c’est-à-dire, encore une fois, une fonction de la matière ?

À cela on peut répondre, d’abord, que l’idée de masse, dans la physique mathématique, n’est qu’un nombre. Si j’exprime en kilogrammètres le travail d’une force, le coefficient qui détermine le degré d’élévation est joint à un coefficient qui indique le poids. Mais le poids est-il autre chose que l’effet de la force de pesanteur ? On se figure le poids du corps entier décomposé en pesanteurs d’un nombre de points hypothétiques, et la somme de ces points constitue la masse. Rien de plus ne se rattache et ne peut se rattacher à cette idée. Nous avons donc simplement ramené la force donnée à une somme de forces hypothétiques, aux agents desquelles s’applique tout ce que nous avons dit, plus haut, des atomes. En admettant ces agents, dont nous ne pouvons nous passer et qu’il est impossible de comprendre, nous sommes précisément arrivés à la limite de la connaissance de la nature, dont nous avons parlé dans le chapitre précédent.

Fechner (40) a tenté de donner à la matière une valeur indépendante de la force en la définissant ce qui se fait sentir au tact, « ce qui est palpable ». On lui objecte naturellement que cette palpabilité ne repose que sur la force de résistance (force que l’on peut désigner dans un sens strictement mécanique comme un travail fonctionnel) ; il répond que cette résistance n’est inférée que des rapports de la sensation du tact et d’autres sensations ; qu’elle n’est point, par conséquent, une base expérimentale de l’idée de matière ( c’est-à-dire que cette base n’est point fournie par l’expérience immédiate). Mais dans cette expérience immédiate de la sensation d’un : seul organe, qui sert de point de départ à Fechner, l’idée de matière, telle que l’exige la science de la nature, n’est pas encore contenue. Nous n’avons que le côté subjectif de la sensation, qui est une simple modification de notre état, et le côté objectif, que nous pouvons désigner généralement comme un rapport avec un objet. Or cet « objet » devient tout d’abord une chose dans le développement psychique naturel, et c’est seulement avec la réflexion sur les propriétés, variables en apparence, d’une seule et même chose que peut surgir l’idée d’une matière persistant dans toutes ses modifications. Mais le même processus développe aussi avec nécessité l’idée des forces de cette matière. Ainsi l’on ne peut jeter l’ancre en toute sécurité, pas même dans la genèse psychologique de l’idée de matière, sans compter que la décision de la question ne gît nullement ici, mais dans la recherche de ce qui reste encore des idées traditionnelles, quand elles sont analysées avec les moyens les plus précis de la pensée scientifique.

Mieux fondée est l’attaque dirigée par Fechner contre l’idée de force. Il démontre que la physique n’a pour objet que ce qui est visible et palpable dans l’espace et les lois de son mouvement. « La force n’est en général, dans la physique, qu’un terme auxiliaire pour l’exposé des lois de l’équilibre et du mouvement, et toute conception claire de la force physique ramène à cette définition. Nous parlons de lois de la force ; mais, si nous y regardons de plus près, ce ne sont que les lois de l’équilibre et du mouvement qui opèrent quand la matière se trouve en face de la matière. » Si à matière nous substituons ici choses, il n’y a pas d’objection sérieuse à soulever. En effet, l’idée ne nous vient aucunement de personnifier la force elle-même, au lieu de la matière, ni de hasarder la conclusion suivante : puisque tout ce que nous connaissons des choses peut s’exprimer par des forces et que la matière n’est en définitive qu’un résidu d’analyse rempli de contradictions, nous supposons que les forces existent par elles-mêmes. Il nous suffit de savoir que le mot force est un « terme auxiliaire » d’un emploi incessant, devant lequel, aussi loin que s’étend notre analyse, le « terme auxiliaire » de la matière recule dans l’infini ou l’inaccessible.

Si l’on veut définir la force par la « cause du mouvement » on ne fait qu’employer un terme auxiliaire à la place d’un autre terme auxiliaire. Il n’y a pas de « cause » de mouvement en dehors des équivalents de la force vive et des forces de tension, et ces équivalents désignent un simple rapport des phénomènes. D’après Fechner, la cause des mouvements gît dans la loi ; mais la loi aussi n’est-elle pas, en fin de compte, un « terme auxiliaire » pour l’ensemble des relations dans un groupe de phénomènes ?

L’idée de matière non-seulement peut, jusqu’au résidu insaisissable du « quelque chose », être ramenée à l’idée de force, mais il faut encore qu’elle renaisse synthétiquement de ces éléments ; c’est de quoi Zœllner nous fournit une preuve intéressante. Il s’agit de savoir si l’on ne pourrait pas déduire une modification des lois du mouvement de Newton, dans le sens de la loi de l’électricité de Weber, de l’hypothèse que les actions s’étendent d’un point à un autre, non pas instantanément, mais après un certain laps de temps, et l’on fait observer que déjà Gauss avait cherché, sans pouvoir la trouver, une « représentation constructible » d’une semblable propagation de la force à travers l’espace. Tout récemment, le mathématicien C. Neumann a essayé de résoudre ce problème, uniquement en faisant mouvoir dans l’espace les valeurs potentielles, c’est-à-dire l’expression mathématique pour de simples grandeurs de forces. Ici évidemment le nœud gordien de la « constructibilité » de la représentation est tranché avec le glaive. Nous obtenons une force additionnelle, dont l’agent n’est plus la matière, mais seulement la formule de force ; c’est comme si l’on disait que le mouvement est ce qui se meut dans l’espace. Mais Zœllner prouve avec une grande justesse que le simple fait de la personnification de cette valeur potentielle, à mouvement spontané, équivaut à faire mouvoir des molécules matérielles d’un corps à un autre. En réalité, si l’on ne peut attribuer une existence indépendante qu’aux idées abstraites de la force et du mouvement, on fait d’elles des substances et, dans ce cas, la substance coïncide complètement avec la matière » dans la conception inspirée par la connaissance scientifique de la nature (41).

On ne saurait désirer de preuve établissant plus clairement que tout le problème de la force et de la matière aboutit à un problème de la théorie de la connaissance, et que, pour les sciences physiques et naturelles, le terrain le plus solide est celui des relations des phénomènes ; on peut toujours, d’après, cela, introduire hypothétiquement certains agents de ces relations, comme par exemple les atomeset les traiter comme des choses réelles. Il y a cependant une restriction à faire, c’est de ne pas convertir ces « réalités » en dogmes, et de laisser les problèmes inexpliqués de la spéculation là où ils sont et comme ils sont, c’est-à-dire comme problèmes de la théorie de la connaissance.


CHAPITRE III

La cosmogonie d’après la science de la nature.


La nouvelle cosmogonie se rattache à Newton. — La théorie de la condensation. — La théorie de la stabilité en géologie. — Les grandes périodes de temps. — Conclusions sur la nécessité de la disparition du système solaire et de la vie dans l’univers. — L’origine des organismes. — L’hypothèse de la génération spontanée. — La théorie de transport d’après Thomson et Helmholtz. — Elle est contredite par Zœllner. — Opinions de Fechner.


Une des questions les plus importantes du matérialisme ancien fut celle de la cosmogonie naturelle. La théorie, si souvent ridiculisée, du mouvement parallèle et infini des atomes à travers l’espace sans limites, des entrelacements et combinaisons lentes et progressives des atomes se convertissant en corps solides ou liquides, vivants ou inertes, avait, malgré son étrangeté, un rôle grandioses à jouer. Sans doute, ces idées ont puissamment influé sur les temps modernes ; pourtant la connexion de notre cosmogonie naturelle avec celle d’Épicure n’est pas aussi claire que l’histoire de l’atomistique. C’est au contraire précisément le point, qui soumit les anciennes idées à une première et décisive transformation ; le point, d’où sortit logiquement la théorie cosmogonique qui, malgré sa nature hypothétique, est, encore aujourd’hui, de la plus haute importance. Mais, à ce propos, écoutons Helmholtz :

« Kant, préoccupé de la description physique de la terre et de l’édifice du monde, s’imposa la pénible tâche d’étudier les ouvrages de Newton, et ce qui prouve combien il avait su approfondir l’idée fondamentale du mathématicien anglais, c’est qu’il conçut la pensée ingénieuse que cette même attraction de toute matière pondérable, qui maintient aujourd’hui le cours des planètes, a dû jadis être en état de former le système planétaire avec la matière diffuse et disséminée dans l’espace. Plus tard, sans connaître Kant, Laplace, l’illustre auteur de la Mécanique céleste, trouva la même idée, à laquelle il donna droit de cité en astronomie » (42).

La théorie de la condensation lente et progressive présente l’avantage de permettre un calcul qui, par la découverte de l’équivalent mécanique de la chaleur, s’est élevé à un haut degré de perfection théorique. On a calculé que, pour effectuer la transition d’une densité infiniment petite à la densité actuelle des corps célestes, la seule force mécanique de l’attraction des molécules de la matière dut produire autant de chaleur qu’il s’en développerait dans la combustion d’une masse de carbone équivalente à 3500 fois celle de tout le système planétaire. On en a conclu que la plus grande partie de cette chaleur dut se perdre dans l’espace, avant que pût naître la forme actuelle de notre système planétaire. On a trouvé que, de cette immense provision de force vive développée par l’attraction primitive, 1/454 seulement s’est conservé, comme force vive, dans les mouvements des corps célestes. On a calculé qu’un choc, qui arrêterait subitement notre Terre dans sa révolution autour du soleil, produirait autant de chaleur que la combustion de 14 Terres de carbone, et que cette chaleur ferait fondre entièrement la masse de la Terre et en volatiliserait au moins la plus grande partie.

Helmholtz remarque qu’il n’y a rien d’hypothétique dans ces idées, si ce n’est la supposition que les masses de notre système étaient d’abord répandues comme des vapeurs, dans l’espace. Cette réflexion est exacte en tant qu’elle permet d’évaluer approximativement, d’après une semblable dissémination, jointe à la gravitation, le total de la chaleur et du mouvement mécanique. Mais, pour expliquée la constitution de notre système solaire tel qu’il est aujourd’hui, il fallait encore certaines hypothèses sur la manière dont les masses gazeuses étaient distribuées dans l’espace. La rotation de la masse entière, une fois donnée, devait nécessairement devenir plus rapide, à mesure que s’accentuait le progrès de la concentration et de la condensation ; son existence antérieure peut se déduire de bien des manières, mais est aussi du nombre des conjectures spéciales, où un rôle encore assez grand est accordé aux hypothèses. L’explication la plus simple consiste à ne pas réunir immédiatement les masses gazeuses et à n’en pas constituer uniformément un seul grand globe, mais à rassembler plusieurs de ces masses autour de leur centre particulier de gravité et à les faire s’agglomérer ensuite dans leur chute par un choc non central. Ajoutons ici, en passant, par rapport à l’opinion d’Uebenvce’ laquelle sera mentionnée plus tard, que tout ce processus peut aussi être édifié sur la réunion violente de corps solides qui, par l’effet du choc, commencent par se dissoudre en une masse de vapeurs pour s’organiser ensuite en un système nouveau, dans le cours de périodes incommensurables.

L’analyse spectrale a fourni récemment un argument en faveur de l’hypothèse de la condensation ; d’après cette analyse nous retrouvons dans tout le système solaire et, partiellement aussi dans le monde des étoiles fixes, les mêmes matières que celles qui composent notre Terre. Nous devons à la même méthode de recherches l’idée que les nébuleuses répandues dans le ciel, ne sont pas toutes, comme on pouvait le croire jadis, composées d’amas lointains d’étoiles, mais, en grande partie, de véritables masses de nuages cosmiques, nous offrant en conséquence l’image de ce qu’était autrefois notre système solaire.

En face de ces constatations, il nous importe peu que les géologues actuels aient renoncé à la théorie des révolutions terrestres ; que la structure de la surface de notre planète soit expliquée, autant que possible, par les mêmes forces qu’aujourd’hui encore nous voyons agir partout. La théorie de la stabilité, qui s’appuie sur cette tendance géologique, n’a de valeur tout au plus que dans un sens relatif. Il est permis de considérer comme stables comparativement l’état de l’écorce terrestre et la continuation des processus qui s’y manifestent, lorsqu’on se place en regard de la théorie des révolutions terrestres, à laquelle se joint assez souvent la répugnance, blâmée dans le chapitre précédent, pour les nombres énormes. Si, au contraire, l’on admet des périodes d’une durée suffisante, non-seulement on trouvera vraisemblables un changement, une naissance et une destruction, mais encore on pourra les démontrer par les arguments les plus rigoureux de la science.

Nous pouvons donc nous demander pourquoi nous n’aimons pas à nous occuper de longues périodes de temps et pourquoi, comparativement, l’idée d’une stabilité absolue nous vient si vite et choque surtout si peu notre sentiment. Nous ne découvrons la cause de ce remarquable phénomène que dans l’habitude énervante de penser à l’éternité. Cette idée nous est familière dès notre enfance ; mais, en général nous n’y attachons pas une grande valeur. Bien plus, notre organisation intellectuelle est si étroitement liée au monde sensible qu’il semble nécessaire de diminuer, pour ainsi dire, en pensée, l’éternité absolue et d’en faire une idée relative, afin de la rendre quelque peu claire et compréhensible c’est ainsi que l’on cherche à se ngurer, en quelque sorte, la tangente de l’arc de 90 degrés, en la faisant naître, c’est-à-dire en traçant, sous les yeux de l’imagination, une tangente très-grande et grandissant toujours, quoiqu’il n’y ait pas de devenir pour l’absolu. Ainsi se comportent avec l’éternité ces images populaires des théologiens, qui, pour la représenter, s’efforcent d’entasser période de temps sur période de temps, puis comparent à « une seconde de l’éternité » la durée extrême, à laquelle leur imagination peut atteindre. Bien que l’idée d’une éternité absolue soit si compréhensive que tout ce que peut inventer l’imagination la plus féconde ne compte pas plus en face d’elle que la mesure la plus vutgaire du temps, cette idée nous est cependant tellement familière que celui qui admet l’existence éternelle de la terre et du genre humain nous paraît comparativement modéré à côté d’un autre qui accorderait simplement qu’il faut multiplier des billions de fois la période de transition entre t’homme du déluge et l’homme de l’époque actuelle, pour mesurer l’intervalle qui s’est écoulé depuis la cellule organique la plus simple jusqu’à la naissance de l’homme. Ici nos sens sont partout en lutte avec la logique. Ce que nous pouvons tant soit peu nous représenter en imagination nous paraît facilement immense et invraisemblable, tandis que nous jouons avec les conceptions les plus monstrueuses, dès que nous les avons amenées à la forme d’une idée comptétement abstraite. Six mille ans d’un côté, — l’éternité de l’autre, voilà à quoi on est habitué. Ce qui est entre ces deux extrêmes paraît d’abord digne d’attention, puis hardi, ensuite grandiose, finalement fantastique, et cependant toutes ces épithètes ne relèvent que de la sphère du sentiment ; la froide logique n’a rien à démêler avec elles.

On croyait naguère, d’après un calcul de Laplace, que la révolution de la terre n’avait pas encore varié de 1/300 seconde depuis l’époque d’Hipparque jusqu’à nos jours, et Czolbe a utilisé ce calcul pour étayer sa théorie de la stabilité. Mais il est évident que la seule conséquence à déduire d’un pareil fait serait que le retard dans la vitesse de la révolution, retard admis comme nécessaire par la théorie physique, ne dépassât en aucun cas une seconde par 600 000 années. Supposons que ce retard soit d’une seconde par 100 millions d’années, au bout de quelques milliards d’années les durées du jour et de la nuit, sur notre globe, seraient tellement modifiées que toute la vie, aujourd’hui répandue à la surface, disparaîtrait et que l’arrêt total du mouvement de rotation’autour de l’axe ne se ferait pas attendre. Or nous avons une cause physique, péremptoire, de ce ralentissement dans l’influence des marées. Ici, toute la sao-a cité impérieuse des conclusions mathématiques trouve son application. Dans l’hypothèse seule d’une inertie absolue du globe terrestre, les effets de l’attraction, qui entravent la rotation, peuvent être compensés par ceux qui la favorisent. Mais comme il y a des parties susceptibles d’être déplacées, il faut absolument que le globe terrestre éprouve un gonflement ellipsoïdale, dont le déplacement à la surface produit un frottement, si faible qu’il soit. L’inflexibilité de cette conclusion ne peut nullement être ébranlée par un fait récemment observé, à savoir que les phénomènes du flux et du reflux, étudiés sur nos côtes, sont produits moins par un gonflement progressif que par un soulèvement considérable et subit qui se manifeste au moment même où le centre des plus grandes surfaces de la mer est tourné vers la lune ou vers le soleil. Bien que les vagues circulaires, qui se répandent à la suite de ce soulèvement, n’entravent pas la vitesse de rotation, attendu que leur mouvement est uniforme dans toutes les directions, il faut cependant que l’effet ralentissant des marées existe pareillement, quoique moins sensible. Il est impossible que le processus soit le même oue si la terre tournait par saccades et si, au moment où la marée se forme, elle restait chaque fois immobile pendant quelques secondes. Il faut que la marée marche toujours, si la physique n’est pas une vaine science. On peut se figurer la véritable marée comme composée d’une marée constante et d’une marée variable. Quand même l’effet de la dernière disparaîtrait en apparence dans les phénomènes infiniment compliqués du flux et du reflux, son action ralentissant ne serait pourtant jamais perdue. Et quelque petite que soit une cause toujours agissante, on n’a qu’à prendre les périodes de temps assez grandes, et le résultat sera immanquable. Une portion de la force vive du mouvement planétaire est absolument détruite par le flux et le reflux. « Nous arrivons par là, dit Helmhoitz dans sa dissertation sur l’action réciproque des forces de la nature, à la conclusion inévitable que chaque marée diminue continuellement, quoique avec une lenteur infinie, pourtant sûrement, la provision de force vive du système ; de la sorte la rotation des planètes autour de leur axe doit se ralentir et les planètes doivent se rapprocher du soleil ou bien leurs satellites se rapprocher d’elles. »

Il n’y a qu’un seul moyen d’échapper à la conclusion que la terre finira par ne plus tourner il faut découvrir une action qui accélère la vitesse de rotation ralentie par les marées. J. R. Mayer, le savant illustre qui découvrit l’équivalent mécanique de la chaleur, croyait avoir trouvé une action de cette nature dans l’hypothèse que le refroidissement progressif de la terre n’est pas encore à son terme. La terre — et par là il expliquait les tremblements de terre — continue à se contracter, diminue ainsi de circonférence, et le corrélatif de ce fait doit être nécessairement une accélération de la rotation autour de l’axe. Mais Mayer comprenait très-bien que cette hypothèse elle-même n’offrait pas une garantie d’éternelle stabilité, les deux influences contraires ne pouvant se contre-balancer indéfiniment. Il admit en conséquence trois périodes la première, durant laquelle la contraction augmente l’accélération ; la seconde, pendant laquelle l’accélération et le ralentissement se compensent et la troisième, pendant laquelle le ralentissement l’emporte à cause des marées. Mayer pensa d’abord que nous nous trouvions dans la deuxième période, celle de l’équilibre ; mais il changea ensuite d’avis : « Il y a dix ans en effet, dit-il, l’astronome anglais Adams, à Londres, stimulé par la découverte de l’influence ralentissant des marées, prouva que le calcul de Laplace, relatif à la durée constante du jour sidéral, n’était pas complètement exact, la vitesse de rotation de la terre allant en s’amoindrissant et la longueur du jour sidéral en augmentant. Il est vrai que, pour des milliers d’années, cela ne fait qu’une petite fraction de seconde, 1/100 de seconde pour mille ans, de sorte que nous devons admirer la sagacité humaine, qui est parvenue à constater une quantité si minime » (43).

Une condition du mouvement à jamais immuable des planètes non moins indispensable que la rigidité absolue des corps célestes serait le vide parfait de l’espace dans lequel ils se meuvent, ou du moins l’absence de toute résistance de la part de l’éther, que l’on suppose remplir le vide. Il paraît que cette condition n’est pas réalisée mieux que la première. La comète d’Encke décrit, pour ainsi dire, sous nos yeux, des ellipses de plus en plus petites autour du soleil, et la cause la plus naturelle de ce phénomène par ait être la résistance du milieu qu’elle traverse. Ici, à vrai dire, la nécessité d’une-déduction ne paraît pas absolue mais l’observation nous oblige à admettre au moins comme vraisemblable l’existence d’un milieu offrant de la résistance. Or le simple fait d’une résistance, quelque petite qu’elle soit, opposée par l’éther, nous dispense d’entrer dans d’autres détails (44).

Une autre conclusion, au contraire, est parfaitement forcée, c’est que la chaleur du soleil ne peut pas durer éternellement. On ne peut éviter cette conclusion en niant la nature ignée du soleil et en admettant comme source de chaleur un éternel frottement entre le corps de cet astre et son enveloppe ou l’éther ou n’importe quoi de ce genre. La plupart des idées de cette espèce sont d’ailleurs devenues impossibles par les observations si multipliées que l’on a faites sur le soleil, dans ces derniers temps. Plus rationnelle est l’hypothèse de la conservation de la chaleur solaire par la chute incessante, sur le soleil, de météorites et de petits corps célestes ; mais cette théorie elle-même ne démontre nullement l’hypothèse de la stabilité. Nous obtenons encore moins cette stabilité avec l’opinion de Helmholtz, bien qu’elle nous semble la plus vraie d’après lui, maintenant encore, il faut chercher dans la gravitation la cause principale de la conservation de la chaleur solaire (45). Le soleil se contracte, diminue de circonférence ; pendant ce temps, de la force vive se transforme en chaleur. Mais ce processus devra finir un jour, cela se comprend sans peine. On ne saurait imaginer de mouvement produisant de la chaleur, sans consommation d’énergie sensible. Quelque hypothèse que l’on puisse donc poser relativement à la chaleur du soleil, la conclusion sera toujours que la source de cette chaleur est épuisable, tandis que la consommation se poursuit en quelque sorte indéfiniment. On devra toujours conclure que, dans le cours des périodes éternelles, toute la durée de la lumière et de la chaleur solaires qui nous paraît illimitée aura non-seulement son terme, mais encore que la chaleur solaire disparaîtra complétement.

Enfin, comme conséquence pure et simple de la théorie mécanique de la chaleur, l’extinction de toute vie pour l’univers entier semble pareillement inévitable. Ce genre de mort coïncidera, pour notre Terre, avec l’extinction du soleil La force vive peut toujours se transformer en chaleur ; mais la chaleur ne peut se changer en force vive que lorsqu’elle passe d’un corps plus chaud à un corps plus froid. Avec l’équilibre de la température, dans un système quelconque, cesse la possibilité de transformations ultérieures et aussi, par conséquent, de toute espèce de vie. Le contenu de la transformation ou l’« entropie », d’après Clausius, est arrivé à son maximum (46). Cette conclusion, qui repose sur des arguments mathématiques péremptoires, est-elle applicable, dans le sens le plus strict du mot, à l’univers entier ? Cela dépend essentiellement des idées que l’on se fait de i’infinité de l’univers, et l’on revient ainsi sur un terrain de nature transcendante. En effet, rien n’empêche notre imagination de multiplier à volonté ces systèmes de mondes éteints, de les faire s’attirer les uns les autres, à des distances infinies, et recommencer, à l’aide de leurs collisions, le jeu de la cosmogonie, pour ainsi dire, sur une plus large échelle. Rien, avons-nous dit, ne nous défend une semblable hypothèse, — excepté la question de savoir si nous avons le droit, parce que nous ne pouvons nous figurer des limites à la création, de présupposer comme réelle l’infinité matérielle des systèmes de mondes.

Dès les temps anciens, le matérialisme a professé la naissance et la mort de notre système du monde et s’est procuré, par la théorie de l’infinité des mondes, cette satisfaction du cœur qui repose sur la simple croyance à la durée persistante de ce qui existe. Parmi nos matérialistes actuels, Czolbe notamment n’a pas voulu se contenter de cela et il a réclamé, au point de vue de la satisfaction du cœur, l’éternelle conservation de la vie terrestre. L’impératif catégorique de Feuerbach « Contente-toi du monde donné ! » lui paraît irréalisable, du moins tant que l’existence de ce monde donné n’est pas garantie contre les calculs des mathématiciens qui nous menacent d’anéantissement. Or vaut-il mieux, au point de vue de la satisfaction du cœur, compléter son système, tandis que la base même en reste exposée aux ébranlements les plus forts, ou se contenter, une fois pour toutes, d’une limite au savoir et à la conjecture, limite au delà de laquelle on laisse toutes les questions sans solution ? Par le fait et vu les conclusions nécessaires, que nous avons citées, on doit avouer que le système rassurant de Czolbe est bâti sur le sable et que, par conséquent, il ne répondra, à la longue, pas plus au but désiré que le dogmatisme populaire, qui, d’un autre côté, ne veut se passer ni de son commencement ni de sa fin, — la création et le jugement dernier. Si l’on s’élève une fois au-dessus de ce point de vue, si l’on cherche le repos de l’âme dans le monde donné, on arrivera aisément à ne pas trouver ce repos dans la durée éternelle de l’état matériel du monde, mais dans l’éternité des lois de la nature et dans une durée de ce qui existe telle que l’idée de la destruction soit refoulée dans un lointain suffisant. La tendance architecturale de la raison sera satisfaite quand on lui révélera le charme d’une conception de l’univers, qui ne repose plus sur des supports sensibles, mais qui d’ailleurs n’en a pas besoin, tout absolu étant éliminé. Elle se rappellera que tout ce monde de relations est déterminé par la nature de notre intellect. Et si nous ne faisons ainsi que répéter toujours que notre connaissance ne nous explique pas les choses en soi, mais seulement leurs rapports avec nos sens, ces rapports sont d’autant plus parfaits qu’ils sont plus clairs ; ils sont même d’autant plus intimement reliés a l’hypothèse plausible d’un absolu qu’ils se maintiennent plus purs de tout mélange arbitraire.

Les penseurs se sont, depuis longtemps, préoccupés de l’origine des organismes, pour ainsi dire, plus encore que de celle de l’univers. Cette question intéresse l’histoire du matérialisme par cela même qu’elle sert de transition vers l’anthropologie, principal terrain des polémiques matérialistes. Le matérialiste réclame un monde explicable ; il lui suffit de pouvoir comprendre les phénomènes de manière à faire sortir le composé, du simple ; le grand, du petit ; le mouvement multiple, de la mécanique simple. Il pense éHminer aisément toutes les autres difficultés ou plutôt il ne les aperçoit que lorsque l’explication’théorique du monde est assez avancée pour que la loi de causalité ne réclame plus de sacrifices. Sur ce terrain aussi, le matérialisme a trouvé un aliment dans des choses qui doivent être reconnues à tout point de vue rationnel ; mais jusque dans ces derniers temps, l’origine des organismes a été précisément une question énergiquement exploitée par les adversaires du matérialisme. On croyait surtout que, dans l’origine des organismes, on serait nécessairement amené à un acte de création transcendant ; on espérait aussi trouver toujours dans la structure et la conservation du monde organique, des appuis nouveaux pour la téléologie. Bien plus, une certaine opposition aux idées matérialistes se rattachait souvent même aux seuls noms d’organisme et d’existence ; car sur ce terrain, on se ngurait avoir sous les yeux, pour ainsi dire, l’incarnation d’une force supérieure et intellectuelle, en lutte contre le mécanisme de la nature morte.

Au moyen âge et, plus encore, au commencement des temps modernes, tant que dura notamment l’influence de Paracelse et de Van Helmont, on ne trouvait pas, entre l’organique et l’inorganique, un abîme pareil à celui qu’ont admis les siècles les plus rapprochés de nous. C’était une idée généralement répandue que la nature entière est animée. Aristote ayant fait naître, de la vase, des grenouilles et des serpents, on ne pouvait regarder que comme très-naturelles des conceptions analogues, dans un temps où régnait l’alchimie. Qui voyait des génies jusque dans les métaux, dont l’altération lui semblait un processus de fermentation, ne pouvait trouver de difficulté particulière dans l’origine des êtres vivants. Il est vrai qu’en général on croyait à l’invariabilité des espèces, — dogme sorti directement de l’arche de Noé ; mais on n’y regardait pas de si près en ce qui concerne la naissance d’êtres nouveaux, et les animaux inférieurs, notamment, on les faisait provenir sur la plus large échelle de la matière inorganique. Ces deux articles de foi se sont conservés jusqu’à nos jours, l’un de préférence parmi les professeurs, l’autre parmi les paysans et les charretiers. Les premiers croient à l’invariabilité des espèces ils chercheront peut-être pendant vingt ans à sefaire, pour leur croyance, un argument de la morsure des limaçons les derniers déclarent que, suivant leur expérience, les puces naissent de la sciure de bois et d’autres ingrédients. Sur ce terrain, plus tardivement que sur d’autres, la science a fini par réduire ces articles de foi à l’état de simples hypothèses et par endiguer, à t’aide de quelques expériences et observations, le large fleuve des opinions.

La première question que nous rencontrons est encore aujourd’hui l’objet d’une ardente polémique ; c’est la question de la génération spontanée (generatio æquivoca). Carl Vogt, dans un compte rendu drolatique, nous a raconté comment à Paris la lutte scientifique entre Pasteur et ses adversaires coalisés, Pouchet, Joly et Musset, est soutenue avec l’acharnement habituel aux théologiens et avec une mise en scène qui rappelle les nominations de maîtres ès arts du XVe siècle. Du côté de Pasteur sont rangés l’Académie et tes ultramontains. Contester la possibilité de la génération spontanée, c’est faire acte de conservatisme. Les vieilles autorités de la science ont toujours été unanimes sur ce point il faut absolument un œuf ou une semence pour la formation d’un être organique. Omne vivum ex ovo est un article de foi scientifique. Mais pourquoi les orthodoxes sont-ils rangés de ce côté ? Est-ce peut-être uniquement pour laisser là, sans y toucher, ce qui reste absolument inexpliqué, pour s’en tenir a l’idée d’une création purement mystique et.faire opposition à l’intellect et aux sens ? — L’ancienne orthodoxie, s’inspirant de saint Augustin, se plaçait a un tout autre point de vue ; elle prenait en quelque sorte un moyen terme. On ne dédaignait nullement de se rendre compte des choses avec toute la netteté possible. Saint Augustin enseignait que, depuis !c commencement du monde, les êtres vivants naissaient de deux espèces de semences la visible que le Créateur a mise dans les animaux et les plantes, afin qu’ils se reproduisent, chacun dans son espèce ; l’invisible, cachée dans tous les éléments et n’agissant que dans certaines conditions de mélange et de température. De cette semence, cachée dès l’origine dans les éléments, naissent quantité de plantes et d’animaux, sans aucun concours d’organismes complets.

Cette théorie serait très-avantageuse pour l’orthodoxie ; elle se laisserait même transformer, sans beaucoup de peine, au point que, dans l’état actuel des sciences, on pourrait la soutenir aussi bien que chacun des deux dogmes en conflit Maisde même que, dans l’ardeur d’une lutte, le combattant change souvent de position, soit par nécessité, soit par-tactique, de même en est-il dans le vaste développement des discussions scientifiques. Ici le matérialisme du XVIIIe siècle joue son rôle. En essayant d’expliquer la vie par ce qui n’a pas de vie, l’âme par la matière, on plaça la prétendue naissance d’insectes sortant de matières putréfiées sur le même ran ’que la reviviscence de mouches mortes, par l’effet du sel, que les mouvements spontanés d’oiseaux décapités et d’autres faits cités à l’appui des opinions matérialistes. Les amis de la téléologie et de la théologie naturelle, les partisans du dualisme de l’esprit et de la nature adoptèrent, pour tactique, de contester absolument la naissance d’insectes et d’infusoires sans génération préalable ; et la polémique amena, comme l’histoire des sciences en fournit plus d’un exemple, des expériences fécondes et ingénieuses, ou les matérialistes furent battus. Depuis que Bonnet, dont on a tant lu et admiré les écrits, avait, dans ses Contemplations de la nature, réfuté la generatio æquivoca, c’était faire acte de spiritualisme que de se cramponner à l’omne vivum ex ovo et, sous ce point de vue, l’orthodoxie s’harmonisa tant bien que mal avec les résultats des recherches exactes. Il semble même, jusqu’au moment actuel, que la thèse omne vivum ex ovo acquiert une solidité d’autant plus inébranlable que les recherches sont faites avec plus de soin et de précision.

La nouvelle découverte troubla le cerveau des métaphysiciens. Ils déclarèrent que, vu la génération naturelle, tous les êtres futurs devaient être déjà contenus dans l’œuf ou dans le spermatozoïde, et le professeur Meier, à Halle, démontra ce « système de préformation » avec une conviction si naïve que nous priverions nos lecteurs en ne leur donnant pas un échantillon de son argumentation. « Ainsi, dit le professeur, Adam aurait déjà porté tous les hommes dans ses testicules et conséquemment aussi, par exemple, le spermatozoïde d’où naquit Abraham. Ce spermatozoïde renfermait déjà, tous les Juifs en tant que spermatozoïdes. Lorsque Abraham entendra Isaac, Isaac sortit du corps de son père et il emporta, contenue en lui, toute la série de ses descendants » (47). Le reste des spermatozoïdes non utilisés, que l’on se figurait volontiers comme vivifiés par une sorte d’âme, a donne lieu, cela se conçoit, a des théories bien plus fantaisistes encore, mais qui nous importent peu en ce moment.

Schwann surtout démontra, dans les temps modernes, que le véritable élément de toutes les formations organiques se trouve dans la cellule ; il établit aussi, par une série d’expériences, que, dans la naissance apparente des organismes en vertu de la generatio æquivoca, il faut toujours présupposer l’existence d’œufs ou de cellules de germes. Sa méthode de démonstration passait pour excellente ; mais un de nos matérialistes — Carl Vogt — déclara formellement qu’il la soupçonnait d’être insuffisante, longtemps avant que la vieille polémique se rallumât si vivement en France. Nous empruntons à ses Tableaux de la vie animale (1852) l’ordre des idées de sa critique sagace et profonde :

Les infusoires naissent de la réunion de l’air, de l’eau et de la matière organique. Schwann prit ses mesures pour détruire, dans ces éléments, tous les germes organiques. Si, après les avoir séparés, il se produit néanmoins des infusoires, la generatio æquivoca est démontrée. Il fit bouillir du foin et de l’eau dans un matras, jusqu’à ce que non-seulement tout le liquide, mais encore tout l’air renfermé dans le col du matras fussent chauffés au degré de l’ébullition. On vit qu’il ne naissait pas d’infusoires dans des matras fermés. Si ensuite on laissait l’air atmosphérique pénétrer dans le matras, il naissait chaque fois des infusoires, malgré l’ébullition préalable ; mais quand on ne laissait s’introduire que de l’air passant soit par un tube chauffé au rouge, soit à travers de l’acide sulfurique, soit a travers une solution alcaline, il ne se produisait jamais d’infusoires. On admet que la composition de l’air n’est pas modifiée par les précautions employées. Mais cela n’est vrai qu’approximativement. L’atmosphère renferme, outre l’oxygène et l’azote, « une certaine quantité d’acide carbonique, de vapeur d’eau, d’ammoniaque, peut-être encore beaucoup d’autres matières en quantité imperceptible[2]. Ces éléments sont plus ou moins détruits ou absorbés par les moyens employés, l’acide carbonique par l’alcali, l’ammoniaque par l’acide sulfurique. Le chauffage de l’air doit exercer une influence particulière sur l’arrangement des molécules de l’air. Nous avons en chimie assez de cas où se rencontrent des circonstances qui paraissent très-peu importantes lorsqu’il s’agit d’effectuer une combinaison ou une décomposition. Il est possible qu’il faille précisément une quantité déterminée d’ammoniaque, d’acide carbonique, un certain arrangement ou une certaine tension des molécules de l’atmosphère, pour préparer et achever le processus de la formation d’un organisme nouveau. Les conditions dans lesquelles se trouvent placés les deux matras ne sont donc point parfaitement identiques ; aussi l’expérience ne paraît elle pas entièrement concluante. » Cet exposé démontre en effet l’insuffisance de l’essai de Schwann, et la question reste encore pendante, d’autant plus qu’une série de graves objections défend d’admettre que tous les germes des innombrables infusoires découverts lors de ces expériences, circulent viables dans l’atmosphère. Ehrenberg admettait un partage des infusoires qui, se multipliant en progression géométrique, devaient peupler l’eau au bout de quelques heures ; mais Vogt a démontré l’invraisemblance de cette hypothèse (48). Dans ces derniers temps, on a commencé à recueillir systématiquement, les poussières qui peuvent être suspendues dans l’air, avant de continuer l’expérience. Pasteur jette sa collection de prétendus germes et œufs dans les liquides destinés à l’expérience, et il croit ainsi semer des infusoires et des champignons ; Pouchet examine d’abord la collection. « Il fait traverser l’eau à des centaines de mètres cubes d’air, puis il examine l’eau. Il imagine un instrument spécial qui insuffle de l’air sur des plaques de verres où les poussières séminales se déposent ; il analyse la poussière qui s’est ainsi déposée, et il fait ces expériences sur les glaciers de la Maladetta, dans les Pyrénées, dans les catacombes de Thèbes, sur la terre ferme, en pleine mer, sur les pyramides d’Égypte comme au sommet de la cathédrale de Rouen. Il nous apporte ainsi quantité d’analyses de l’air où figurent toutes sortes de choses, mais très-rarement le spore d’un cryptogame et encore plus rarement le corps mort d’un infusoire. »

De tout cela il résulte que jusqu’ici la génération spontanée n’est pas encore démontrée, quelque peine que l’on se soit donnée pour l’établir. On a, modifié et transformé les expériences de Schwann par les procédés les plus divers, — et toutes les fois qu’une génération spontanée semblait s’être produite, des expériences plus rigoureuses prouvaient que les germes avaient pu s’introduire. Dans ces dernières années, ce sont principalement les expériences de Bastian et de Huizinga qui ont fait sensation. Celles de Huizinga en particulier présentaient quelque chose de séduisant ; car dans un ballon en verre hermétiquement fermé au chalumeau, il se forma, après dix minutes de cuisson, des bactéries et rien que des bactéries, de sorte que l’on pensait pouvoir admettre la génération spontanée du moins pour ces organismes, les plus simples de tous ; mais dans le laboratoire de Pflüger, le même liquide, pareillement enfermé, fut exposé, pendant des heures, à la température de l’ébullition, et, après le refroidissement, il ne se forma plus de bactéries. Restait donc la possibilité que le liquide renfermât des germes, non détruits par une ébullition de dix minutes, mais ne pouvant résister à une plus longue action de la chaleur (49).

Il faut néanmoins avouer qu’une ébullition prolongée pendant plusieurs heures, a pu détruire d’autres conditions, encore inconnues, de l’existence des bactéries ; rien ne prouve donc, d’une façon positive, qu’il y eût réellement dans le liquide des germes qui se développaient dans le premier cas, et étaient anéantis dans le second. De toutes ces expériences il résulte que la génération spontanée n’est point démontrée ; d’un autre côté, rien n’établit qu’elle soit impossible.

Une nouvelle possibilité de naissances d’organismes semblait se faire jour par la découverte des monères, ces grumeaux de protoplasma informes et dénués de structure, autant du moins que nos moyens d’investigation permettent de le constater ; ces monères se conservent, se nourrissent et se propagent sans posséder d’organes bien déterminés. Hæckel, qui regarde la génération spontanée comme une hypothèse indispensable, bien que non encore démontrée, espère beaucoup, sous ce rapport, d’un être visqueux vivant dans les paisibles profondeurs de la mer. « Il y a même déjà, parmi les monères connues jusqu’à présent, une espèce qui peut-être encore aujourd’hui doit toujours sa naissance à une génération spontanée. C’est le merveilleux bathybius Hæckelii, découvert et décrit par Huxley. » Cette monère se trouve « dans les plus grandes profondeurs de la mer, entre 12 000 et 24 000 pieds, où elle recouvre le fond, partie en forme de cordons et entre-croisements de plasma réticulaires, partie en forme de grumeaux de plasma irréguliers d’une grandeur variable ». — « Ces organismes homogènes, non encore différenciés, qui, dans leur composition uniforme de parties semblables, ressemblent aux cristaux anorganiques, pouvaient seuls provenir d’une génération spontanée et devenir les ancêtres de tous les autres organismes » (50).

« Si vous n’admettez pas l’hypothèse de la génération spontanée, est-il dit dans un passage ultérieur, vous serez forcés, sur ce seul point de la théorie du développement, de recourir au miracle d’une création surnaturelle. Il faut alors que le Créateur ait formé comme tels le premier organisme ou les quelques organismes primitifs, desquels proviennent tous les autres, indubitablement les plus simples monères ou urcytodes, et qu’il leur ait communiqué la faculté de se développer mécaniquement. » Hæckel a raison de trouver cette dernière hypothèse « insuffisante tout à la fois pour l’âme du croyant et pour l’intellect du savant. » Mais on peut aller plus loin et affirmer qu’une semblable alternative est tout à fait inadmissible sous le rapport de la méthode. Pour les recherches scientifiques, il faut que la compréhensibilité de l’univers soit un axiome, et si, par conséquent, on regarde la génération spontanée comme invraisemblable, l’origine des organismes reste simplement un problème dont on n’a pas encore trouvé la solution. Disons, une fois pour toutes, que la science de la nature n’a aucune raison pour admettre un acte de création « surnaturelle ». Tomber dans de pareilles explications, c’est donc toujours quitter le terrain scientifique, ce qui est inadmissible pour des recherches sérieuses et ce dont en général il ne faut nullement tenir compte. Quant à ceux dont l’âme a besoin d’un acte de création, laissons-les libres soit de se réfugier avec cet acte dans tous les recoins ténébreux où la lumière de la science n’a pas encore pénétré, soit de se révolter contre l’ensemble de la science et de croire, sans se préoccuper des règles de l’entendement, tout ce que bon leur semble, soit enfin de se transporter, s’ils le peuvent, sur le terrain de l’idéal pour révérer comme une émanation de la puissance et de la sagesse divines précisément ce que la science appelle un phénomène naturel. Le dernier point de vue ne répond’qu’à une culture avancée ; quant au premier, c’est le plus ordinaire, mais aussi le plus faible sous tous les rapports ; voilà ce que nous pouvons nous contenter d’indiquer.

Au reste, la question n’est point telle qu’en renonçant à une génération spontanée terrestre, on doive désespérer de la possibilité d’établir une connexion générale entre les causes qui agissent dans la nature.

Occupons-nous d’abord d’une hypothèse récemment imaginée par le physicien anglais William Thomson (51), qui fait venir, des espaces cosmiques sur notre terre, les organismes primitifs et regarde les météorites comme agents de cette importation. « Quand une île volcanique sort de la mer et se trouve couverte de végétation, après un petit nombre d’années, nous admettons sans difficulté que des semences y ont été transportées par les vents ou par les flots. N’est-il pas possible d’expliquer, avec vraisemblance, d’une façon analogue le commencement de la vie végétale sur la terre ? »

Thomson regarde les météorites comme des fragments de mondes brisés et jadis couverts d’êtres vivants. Ces débris, lors d’un choc, peuvent rester partiellement intacts, tandis qu’une grande partie de leurs éléments entre en fusion. Si l’on admet « qu’il existe actuellement un grand nombre de mondes ayant vie, en dehors du nôtre, et qu’il a existé d’autres mondes depuis des époques inimaginables, on devra regarder comme très-probable que d’innombrables météorites portant des semences se meuvent à travers l’espace. Si, dans ce moment, il n’existait pas de vie sur la terre, une pierre qui y tomberait par l’effet de ce que nous appelons cause naturelle l’amènerait à se couvrir peu à peu de végétation ».

Zœllner essaye de prouver que cette hypothèse est anti-scientifique, d’abord dans un sens formel, parce qu’elle fait reculer la question et la rend plus compliquée. On doit, dit-il, se demander pourquoi ce débris de corps céleste s’estait couvert de végétation et non pas notre Terre ? Ensuite il est matériellement anti-scientifique de faire transporter des semences par les météorites, car, à leur entrée dans notre atmosphère, le frottement de l’air les rend incandescentes.

HeImholtz, qui défend l’hypothèse de Thomson contre l’épithète d’anti-scientifique, rappelle que les grandes météorites ne s’échauffent qu’à la surface, mais restent froides à l’intérieur, où de pareilles semences pourraient très-bien. se cacher dans des fentes. D’ailleurs, des semences déposées à la surface des météorites pourraient en être enlevées par le vent, à leur entrée dans les couches supérieures de notre atmosphère, avant que réchauffement fût devenu assez intense pour être une cause de destruction. — Helmholtz, qui déjà avant Thomson avait déclaré, dans une conférence, cette hypothèse admissible, laisse chaque lecteur libre de la regarder comme très-invraisemblable. « Mais, ajoute-t-il, il me semble que c’est un procédé très-scientifique, après l’insuccès de tous nos efforts pour faire naître des organismes d’une substance inerte, de nous demander si jamais la vie est née, si elle n’est pas aussi ancienne que la matière, et si les germes de vie, transportés d’un corps céleste à un autre, ne se seraient pas développés partout où ils auraient trouvé un terrain propice (52).

Il est en effet très-facile de répondre à l’objection « formelle » de Zœllner que l’on doit se représenter notre Terre comme primitivement dépourvue de végétation précisément parce que, de l’état igné-liquide, elle dut passer d’abord à un état favorable à la végétation. Si l’on se figure que l’autre corps céleste a passé par un processus tout à fait semblable, mais à une époque antérieure, il doit naturellement sa vie à un troisième, etc. — La solution de la difficulté est sans doute reculée de la sorte, mais non rendue plus compliquée. En tout cas, on évite le grand écueil que rencontre l’explication des organismes dans la théorie de la condensation, de Kant. On tombe dans un processus sans fin, et « reculer » ainsi la question c’est reléguer en bonne compagnie la difficulté non encore résolue. De la sorte, l’origine de la vie devient aussi explicable et aussi inexplicable que l’origine d’un monde en général elle entre dans le domaine des questions transcendantes, et la confiner ainsi n’indique pas du tout un vice de méthode, pour peu que la science de la nature puisse à bon droit, dans son domaine théorique, considérer une pareille théorie de translation comme étant relativement la plus probable.

Zœllner reconnaît, comme Hæckel, que la generatio æquivoca ne peut être niée, en vertu d’arguments a priori, qu’en supprimant la loi’de la causalité. Mais, au lieu d’admettre en même temps la possibilité d’un acte surnaturel de création, il regarde la question comme résolue par la voix déductive il croit même que les naturalistes prouvent leur ignorance de la théorie de la connaissance, quand ils persistent à attacher un si grand prix à la démonstration inductive de la generatio æquivoca. Il fait une remarque très-juste en principe, à savoir que l’on ne peut réfuter absolument la théorie des germes par aucune expérience perfectionnée, attendu que, finalement, on ne peut défendre à personne d’affirmer « que les germes primitifs organiques ne sont pas plus grands que les atomes d’éther, avec lesquels ils pénètrent simultanément dans les interstices des molécules matérielles, qui constituent les parois de nos appareils ». Néanmoins cette remarque ne peut s’appliquer provisoirement que, tout au plus, comme satire contre l’assurance avec laquelle Pasteur et autres dogmatiseurs du même genre tiennent pour définitivement réfutée par leurs expériences la théorie de la generatio æquivoca. Personne ne s’avisera d’établir sérieusement une pareille hypothèse, tant que nous verrons que, dans certains cas, même après un long espace de temps, un liquide fermé reste sans trace aucune dévie.

La recherche inductive n’est donc ici nullement désarmée, tant qu’elle vise encore différents résultats a l’aide de procédés différents et qu’elle peut comparer ces résultats. De plus, le principe, posé par Zœllner, d’après lequel l’axiome de la compréhensibilité de l’univers tranquilliserait les esprits n’est nullement a l’abri de sérieuses objections. Si Zœllner procède plus logiquement que Hæckel, en tenant pour indigne d’être mentionnée l’hypothèse d’une naissance incompréhensible, par contre Hæckel a raison d’essayer, même à t’aide d’une hypothèse risquée, de se former une représentation lumineuse de la manière dont la chose pourrait s’être réalisée. Hehnhoitz fait observer très-judicieusement que Zœllner se trouve ici sur le sentier de la métaphysique si dangereux pour le naturaliste, et il montre qu’il faut poser en ces termes la véritable alternative « Ou bien la vie organique a commencés une époque quelconque, ou bien elle existe de toute éternité, »

Si on laisse, ici, de côté tes réserves critiques contre l’idée d’une éternité absolue, la question est nettement posée ; mais ce sera toujours une maxime recommandable de la méthode scientifique de ne pas renoncer à faire tous ses efforts pour démontrer la naissance des organismes sur notre terre, afin qu’en transformant, ainsi qu’il est plus commode de le faire, cette question spéciale en un problème cosmique, on n’aihe pas entraver les progrès de la connaissance empirique, comme le ferait une construction métaphysique.

Pour finir, citons ici encore l’opinion de Fechner qui, dans un opuscule riche en pensées, mais non moins riche en hypothèses, cherche à prouver que les molécules organiques sont antérieures aux inorganiques, et que, d’après le « principe de la stabilité progressive », ces dernières peuvent bien provenir des premières, mais non vice versa. Cependant cette assertion repose entièrement sur l’hypothèse d’un état mobile spécial des parties des molécules, laquelle aurait grand besoin d’être confirmée, si toutefois elle pouvait l’être jamais (53).

Partout, sur ce terrain, la recherche scientifique peut bien dans le grand tout ne suivre qu’une seule voie, et si l’on veut appeler cette voie matérialiste, on fera bien de ne pas oublier les limites de la conception matérialiste de l’univers indiquées dans les chapitres précédents. Il n’y a ici qu’un seul point qui, en nous rappelant ces limites, nous force de nous placer au point de vue critique de la théorie de la connaissance : c’est l’idée de l’infinité, appliquée aux corps célestes coexistants et aux éléments de la formation de l’univers ainsi qu’à la série des temps, dans la question de savoir s’il y a eu un commencement ou non, et comment on peut réaliser l’une et l’autre hypothèse dans la représentation. Mais nous renonçons à approfondir ici l’origine subjective de ces idées et montrer qu’elles ne peuvent trouver une explication suffisante que dans un « monde en tant que représentation ». Nous rencontrerons de meilleures occasions d’opposer le point de vue idéaliste au point de vue matérialiste ; il suffit de constater que le vrai idéalisme, dans tout le domaine de l’explication de la nature, en tant qu’il s’agit des relations entropies phénomènes, peut marcher d’accord avec la science de la nature au moins aussi complètement que le matérialisme saurait le faire.


CHAPITRE IV

Darwinisme et téléologie.


L’intérêt pour la polémique darwinienne s’est beaucoup accru, les questions ont été spécialisées, mais les lignes principales sont restées les mêmes. — La superstition de l’espèce. — Nécessité de d’expérimentation. — La téléologie. — L’individu. — Le réseau des divisions du règne animal devient inutile pour les animaux inférieurs. — Stabilité des formes organiques comme conséquences nécessaires de la lutte pour l’existence. — L’équilibre des formes. — L’imitation (mimicry). — Corrélation de la croissance. Espèces morphologiques. La loi de développement. — Différences entre des formes primitives semblables les unes aux autres. — Descendance monophylétique et polyphylétique. — Téléologie fausse et vraie. — La téléologie de Hartmann comme modèle de fausse téléologie fondée sur une grossière méprise relative au calcul des probabilités. — La valeur de la Philosophie de l’inconscient n’est pas déterminée par là.


Lorsque parut la première édition de mon Histoire du Matérialisme, le darwinisme était, encore de fraîche date ; les partis commençaient, à prendre position ou mieux le parti, rapidement croissant, des « darwinistes allemands » se constituait encore et la réaction, qui voit aujourd’hui dans la question des espèces le point le plus menacé de l’ancienne conception du monde, n’avait pas encore endossé son armure, parce que cette réaction ne pas encore très-bien la portée de cette grande question et la puissance interne de la nouvelle doctrine.

Depuis lors, l’intérêt pour ou contre s’est tellement concentré sur ce point que, non-seulement il est né une vaste littérature sur Darwin et le darwinisme, mais que l’on peut encore affirmer que la polémique relative au darwinisme est aujourd’hui ce qu’était alors la polémique plus générale touchant le matérialisme. — Büchner, il est vrai, trouve toujours de nouveaux lecteurs pour Force et Matière, mais on n’entend plus de feuille littéraire pousser un cri d’indignation quand il en paraît une édition nouvelle ; Moleschott, le véritable auteur de notre mouvement matérialiste, est presque oublié du grand public ; Carl Vogt lui-même n’est plus, guère mentionné, à moins qu’il ne s’agisse de questions spéciales d’anthropologie ou de quelques saillies inoubliables de sa verve caustique. Au lieu de cela tous les journaux prennent parti pour ou contre Darwin ; presque quotidiennement des écrits plus ou moins volumineux se publient sur la théorie de la descendance, la sélection naturelle et particulièrement, cela se comprend, sur l’origine de l’homme, tant d’individus de l’espèce humaine se trouvant tout affolés quand surgit un doute sur l’authenticité de leur arbre généalogique.

Malgré ce grand mouvement, nous pouvons, aujourd’hui encore, maintenir intact presque tout ce que nous avons écrit, il y a huit ans, à propos du darwinisme ; mais cela ne suffit plus actuellement. Les publications se sont multipliées, bien que les résultats scientifiques obtenus ne soient pas en rapport avec la masse de papier employée les questions se sont spécialisées. Alors Darwin était le seul représentant influent non-seulement de la théorie de la descendance, mais on peut presque dire de l’explication naturelle des formes organiques en général. Aujourd’hui on voit diriger de vives attaques contre Darwin et le darwinisme par des gens qui s’en prennent exclusivement à la théorie de la sélection naturelle, comme si tout le reste fût né sans l’intervention de Darwin. Les nuances les plus diverses des théories, qui à cette époque-là n’existaient encore qu’en germe, se sont accentuées aujourd’hui et ont apporté de nouveaux arguments, de nouvelles objections. Ce que nous avons dit alors de cette question ne peut donc plus guère servir présentement que d’introduction générale à une discussion plus approfondie ; mais comme plusieurs de nos assertions d’alors ont été soit approuvées, soit critiquées, nous allons les reproduire intégralement, en nous réservant seulement d’ajouter les modifications nécessaires dans des notes ou des suppléments ultérieurs. — Il n’existe peut-être pas, dans toute la science moderne, d’exemple d’une superstition aussi insoutenable, aussi grossière que celle de l’espèce, et, sur peu de points sans doute, on s’est bercé et endormi du sommeil dogmatique à l’aide de plus faibles arguments (54). On a peine à comprendre qu’un naturaliste, qui se préoccupe, depuis vingt ans, d’établir l’idée d’espèce, qui entreprend de poser un nouveau critérium de l’espèce dans la faculté de se propager, ne fasse, pendant tout ce temps, aucune expérience relative à cette question, mais se contente, en véritable historien de la nature, de passer au crible, comme critique, les récits que le hasard lui a transmis. Sans doute, sur le terrain de l’étude de la nature aussi, on doit admettre la division du travail entre l’expérimentation et l’appréciation critique des expériences, et cela dans un sens plus large que d’ordinaire. Mais lorsqu’on voit un champ demeurer encore inculte aussi complètement que celui de la formation des espèces, la première pensée, à laquelle nous conduisent forcément la saine raison et la méthode des sciences de la nature, est que, sur ce terrain comme sur tous les autres, l’expérimentation peut seule nous apprendre quelque chose. Or André Wagner s’est égaré si loin hors du sentier de l’étude de la nature, qu’il s’imagine opérer de grandes choses en réclamant une constatation judiciaire pour les prétendues formations d’hybrides, et qu’en attendant il maintient ses dogmes comme inébranlables (55). C’est sans doute la le procédé convenable, quand on regarde comme sa propriété personnelle un préjugé que l’on a pris en affection, et que l’on oppose la prescription il quiconque veut l’enlever ; mais ce point de vue n’a pas la moindre analogie avec la recherche scientifique. Un trait suffira pour caractériser cette méthode, et l’approfondir davantage serait prodiguer son temps en pure perte.

Il existe une série de formations évidentes d’hybrides, produites par le caprice de quelques amateurs ou par le hasard, formations plus ou moins authentiques et qui passent de bouche en bouche. Or grâce à ces matériaux est tranchée la question de la fécondité 1o des hybrides entre eux ; 2o des hybrides avec la race mère. On voit au premier coup d’œil, quand on passe en revue ces admirables matériaux, que : 1o il n’existe pas ou presque pas d’exemples de la fécondité des hybrides entre eux, parce que l’on ne possédait qu’un hybride, qui ne pouvait être apparié avec un hybride semblable, ou parce que l’on avait séparé ou donné les hybrides de sexes différents, personne ne s’étant avisé d’expérimenter sur la formation de nouvelles races ; 2o est constatée la grande vérité que les hybrides reviennent peu à peu à la race primitive, parce que de génération en génération, on ne les a accouplés qu’à des individus de cette race. De là on déduit la grande conclusion que les hybrides ou sont stériles ou ne peuvent se reproduire que par accouplement avec la race de leurs parents ; car aux énonciations contraires « la preuve légale fait défaut ». L’antagoniste perd nécessairement son procès ; l’inventaire des traditions est sauvé.

Chacun sait comment il faudrait s’y prendre, si l’on voulait, non pas sauver la tradition, mais découvrir la vérité, ce qui serait certes un but digne d’un homme qui s’est occupé pendant vingt ans de la question des espèces. Il faudrait évidemment opérer d’abord des croisements sur une plus large échelle, comme par exemple entrée linottes et serins des Canaries, avec toute la sollicitude que les sciences actuelles, de la nature portent habituellement sur les autres terrains et à laquelle elles doivent, en général, leurs brillants succès. Une série prolongée de croisements est nécessaire, non-seulement pour éliminer le hasard et obtenir une movenne, mais encore pour résoudre un problème qui exige des expériences plus ou moins nombreuses. Que l’on rassemble en nombre égal des couples d’hybrides semblables, de plus que l’on apparie les hybrides avec des individus de la race soit paternelle, soit maternelle. Que l’on place, autant que possible, ces couples dans des conditions égales d’âge relatif et absolu, de soins, de milieu, ou que l’on diversifie méthodiquement ces conditions, et l’on obtiendra un résultat permettant déjà quelques conclusions probables ; on rendrait ainsi à la science des services assurément plus considérables qu’en discutant vingt ans, comme André Wagner, l’authenticité de récits de grandes chasses.

Darwin a fait un pas puissant vers l’achèvement d’une conception de d’univers philosophico-naturelle, et cette conception peut satisfaire tout à la fois le cœur et l’esprit, car en même temps qu’elle est fondée sur la base solide des faits, elle représente en traits grandioses l’unité du monde, sans contredire les données particulières. Mais son exposé de l’origine des espèces veut, en tant qu’hypothèse de la science de la nature, être confirmé par l’expérimentation, et Darwin aura rendu de grands services s’il parvient à appeler l’esprit des recherches méthodiques sur un terrain qui lui promet la plus abondante récolte, au prix, il est vrai, d’un dévouement et d’une persévérance extrêmes. Plusieurs des expérimentations nécessaires dépasseront peut-être les forces et même la durée de la vie active de l’expérimentateur, et les générations futures pourront seules cueillir ce que l’époque présente aura semé. Mais c’est précisément en cela que se manifestera un nouveau progrès dans la conception grandiose de l’œuvre de la science et, si l’on saisit bien la portée de cette œuvre, on verra nécessairement se fortifier le sentiment de la solidarité universelle et de la communauté des buts vers lesquels tendent les entreprises les plus hardies de l’humanité.

Cette influence de la théorie de Darwin sur les savants provient de la simplicité, de la clarté, du fini de la pensée fondamentale, dont le germe se rencontrait déjà dans les expériences et les exigences méthodiques de l’époque actuelle et devait aisément résulter de la combinaison occasionnelle de plusieurs idées de notre temps. Mais la science doit bien plus encore sans doute à la persévérance avec laquelle Darwin étudia une question qui, dès l’année 1837, le maîtrisa puissamment, à son retour d’un voyage de circumnavigation entrepris dans un but scientifique, question à laquelle il consacra dès lors sa vie entière. Les riches matériaux recueillis par ce naturaliste n’ont, pour la plus grande partie, pas encore été publiés ; les preuves les plus convaincantes de ses assertions font encore défaut, et un grand ouvrage, qui paraîtra plus tard, nous exposera dans toute leur étendue, comme il faut l’espérer, les gigantesques travaux de cet homme éminent (56). Bien des savants suspendent leur jugement sur la théorie de Darwin jusqu’à l’apparition de cet ouvrage, et cette prudence n’est point blâmable, car assurément, même dans ce monument de l’activité et de la sagacité humaines, la critique aura fort à faire pour séparer ce qui doit rester d’avec ce qui est transitoire et subjectif. Mais on fera bien de ne point perdre de vue qu’une vérification suffisante de cette remarquable hypothèse ne peut nullement dépendre de ces seuls matériaux ; il faudra les travaux originaux de nombreux savants et peut-être les expérimentations faites par des générations successives, pour confirmer la théorie de la sélection naturelle par la sélection artificielle qui, dans un temps très-court relativement, peut accomplir une œuvre pour laquelle la nature a besoin de milliers d’années. D’un autre côté, la théorie de Darwin a déjà, dans sa forme actuelle, une importance qui dépasse de beaucoup la portée d’une question posée fortuitement. Son recueil d’observations n’a pas la moindre analogie avec les ineptes protocoles de Wagner sur l’authenticité de quelques récits de chasses. Darwin sait mettre d’accord avec sa théorie toute l’histoire naturelle des plantes et des animaux, en combinant avec finesse et perspicacité des observations irrécusables. Tous les rayons se concentrent en un foyer et le riche développement de la théorie fait entrer dans le courant de la démonstration les phénomènes de la vie organique en apparence les plus disparates. Mais, si l’on veut caractériser la partie la plus remarquable des résultats qu’il a obtenus, il faut montrer que ces applications de la pensée fondamentale, ces appuis que lui fournissent les propositions et les hypothèses auxiliaires, n’offrent presque nulle part rien de capricieux ni de forcé ; bien plus, maintes d’entre ces applications sont non-seulement plus évidentes en soi que l’idée principale, mais encore t’égalent et même la surpassent en importance scientifique. Ici notamment nous avons en vue la théorie de la lutte des espèces pour l’existence et les rotations profondes de cette théorie avec la téléologie.

La théorie de l’origine des espèces nous fait remonter vers un passé qui prend une teinte mystérieuse, en ce qu’aux fictions des mythes ne s’oppose ici qu’une somme de possibilités, dont le grand nombre restreint extrêmement la crédibilité à chacune d’elles. Au contraire, la lutte pour l’existence se déroute sous nos yeux, et cependant, durant des siècles, elle a échappé à l’attention d’une époque avide de vérité. Un critique de l’Isis de Radenhausen, laquelle était, dans ces dernières années (57), un système de la nature excellent, quoique dépourvu de profondeur ; un critique croit devoir faire une remarque, qui nous prouve combien il est difficile, même à un observateur assez impartial, de jeter un regard d’ensemble sur toutes ces questions, dans un moment où tout juge compétent est nécessairement amené à une conclusion précise. Radenhausen utilise la théorie de Darwin pour tirer des conséquences qui nous ramènent à l’antique opposition radicale d’Empédocle à la téléologie ; mais à avoue que la démonstration complète de la théorie de Darwin fait encore défaut. Deux assertions de son critique, dans le Literarisches Centralblatt, fournissent l’occasion de faire une remarque, qui d’ailleurs se présenterait inévitablement à notre esprit, et que nous ne faisons ici que parce qu’elle se présente naturellement à nous : « On préfère, dit le critique anonyme, mettre la possibilité d’heureux hasards à la place de l’action d’une cause située en dehors de l’univers, tendant vers un but, mais agissant d’une manière merveilleuse, et l’on trouve dans le développement successif que reçoit ce qu’un heureux hasard a commencé, une compensation à ceci que tous les phénomènes de l’univers, en dernière analyse, n’ont ni sens ni but, et que le beau et le bien ne se rencontrent pas au commencement, mais seulement à la fin ou du moins au milieu du cours des temps. Tant que ces découvertes (probantes) n’auront pas été faites, il sera permis de se demander si les hypothèses que ce naturalisme croit avoir le droit d’imaginer, sont moins hardies et risquées que les présuppositions de la conception téléologique de l’univers. »

Ce critique est un type ; la plupart de ceux qui, en face de la science actuelle de la nature, pensent encore devoir s’en tenir à la téléologie, se cramponnent aux lacunes de la connaissance scientifique, et ne voient pas qu’au moins la forme antérieure de la téléologie, la forme anthropomorphique, a été complètement éliminée par les faits, peu importe que la théorie naturaliste soit suffisamment établie ou non. La téléologie entière à ses racines dans l’idée que l’architecte des mondes agit de telle sorte que l’homme est forcé de trouver que ses actes visent un but à la façon de la raison humaine. Telle est déjà au fond la doctrine d’Aristote, et même la théorie panthéistique d’un but « immanent » maintient l’idée d’une finalité répondant à l’idéal humain, dût-elle supprimer la personne placée en dehors de l’univers, laquelle, à la façon des hommes, imagine d’abord ce plan et le réalise ensuite. Or il est aujourd’hui indubitable que la nature procède d’une manière qui n’a aucune analogie avec la finalité humaine ; bien plus, les principaux moyens qu’elle emploie sont tels que, apprécies par l’intellect humain, ils ne peuvent être comparés qu’au hasard le plus avenue. Sur ce point, nous n’avons plus à attendre de démonstration ultérieure ; les faits parlent avec une telle évidence, avec une telle unanimité, sur les terrains les plus divers de la nature, que l’on ne peut plus admettre aucune conception de l’univers en opposition avec ces faits et avec le sens que t’en est forcé de leur donner.

Si un homme, pour tuer un fièvre, tirait des millions de coups de fusil dans une vaste plaine et dans toutes les directions si, pour entrer dans une chambre close, il achetait dix mille clefs différentes et qu’il les essayât toutes ; si, pour avoir une maison, il bâtissait une ville et qu’il abandonnât ensuite aux vents et aux intempéries les maisons dont il n’aurait pas besoin, nul ne dirait qu’il agit d’après un plan ; on conjecturerait bien moins encore que de pareils procédés cachent une sagesse supérieure, des motifs secrets et une prudence consommée (58). Or quiconque, dans les sciences actuelles de la nature, voudra prendre connaissance des lois de la conservation et de la propagation des espèces — même des espèces dont nous ne comprenons pas la destination, comme par exemple les vers intestinaux, — trouvera partout une énorme profusion de germes vitaux. Depuis le pollen des plantes jusqu’à l’ovule fécondé ; depuis le grain de semence jusqu’à la plante germante ; depuis cette plante germante jusqu’à la plante adulte, portant à son tour des semences, nous voyons toujours revenir le mécanisme qui, à l’aide de la production par milliers d’êtres condamnés à une mort immédiate, et du concours fortuit des conditions favorables, conserve la vie autant que nous la voyons conservée dans les êtres survivants. La mort des germes de vie, l’insuccès de ce qui a commencé, est la règle ; le développement « conforme à la nature » est un cas spécial entre des milliers ; c’est une exception, et cette exception constitue la nature, dont le téléologie myope admire la conservation comme l’œuvre de la finalité. « Nous voyons, dit Darwin, la face de la nature resplendissante de sérénité ; nous voyons souvent surabondance de nourriture ; mais nous ne voyons pas ou nous oublions que les oiseaux qui, autour de nous, chantent si insoucieux, vivent habituellement d’insectes ou de semences et détruisent ainsi constamment la vie nous oublions jusqu’à quel point ces chanteurs, leurs œufs ou leurs petits sont dévorés par des oiseaux de proie ou d’autres animaux ; nous ne songeons pas que la pâture, qui surabonde à cette heure, fait défaut à d’autres époques de chaque année qui revient. » La rivalité pour une motte de terre, le succès ou l’insuccès dans la poursuite et l’anéantissement de la vie d’autrui déterminent l’extension des plantes et des animaux de toute espèce. Des millions d’animalcules spermatiques, d’œufs, de jeunes créatures flottent entre la vie et la mort, pour que quelques individus puissent se développer. La raison humaine ne connaît pas d’autre idéal que la meilleure conservation, le meilleur perfectionnement possible de la vie une fois commencée, jointe à la diminution des naissances et des morts. Pour la nature, la production exubérante et la destruction douloureuse ne sont que deux forces agissant en sens contraires et cherchant à s’équilibrer. — L’économie politique n’a-t-elle pas révélé, même pour le monde « civilisé », la triste loi d’après laquelle la misère et la disette sont les grandes régulatrices de l’accroissement de la population ? Même sur le terrain intellectuel, la méthode de la nature paraît être de livrer au dépérissement et au désespoir des milliers d’esprits également doués, également ambitieux, pour former un seul génie, qui doit son épanouissement à un concours de circonstances favorables. La compassion, la plus belle fleur des organismes terrestres, ne parvient à éclore que sur des points isolés et, même pour la vie de l’humanité, elle est un idéal plutôt qu’un des ressorts ordinaires. Ce que nous appelons hasard, dans le développement des espèces, n’est naturellement pas un hasard dans le sens des lois générales de la nature, dont le grand mécanisme produit tous ces effets mais il y a hasard, dans la plus stricte acception du mot, quand nous considérons cette expression par opposition aux actes d’une intelligence qui calcule à la façon humaine ; toutefois lorsque, dans les organes des animaux et des plantes, nous découvrons une certaine convenance, nous pouvons admettre que, dans l’éternel massacre des faibles, des formes innombrables et moins appropriées a leurs fins ont été détruites, de telle sorte qu’ici encore ce qui subsiste n’est qu’une exception heureuse dans l’océan des naissances et des morts. Ce serait là, au fond, une partie de la conception de l’univers d’Empédocle, traitée si dédaigneusement, conception confirmée par les matériaux infinis, mis au jour par les seules recherches exactes des dernières décades d’années.

Et cependant la question à une autre face. Est-il bien vrai, comme le prétend le critique de Radenhausen, que l’action merveilleuse de la causalité soit simplement remplacée par la « possibilité » de hasards heureux ? Ce que nous voyons n’est point possibilité, mais réalité. Pour nous le cas individuel n’est que « possible », pour nous il est « fortuit », parce qu’il est déterminé par le mécanisme des lois de la nature qui, au regard de notre intellect humain, n’ont rien à faire avec cette conséquence spéciale de leurs actions réciproques. Mais, dans le grand tout, nous pouvons reconnaître la nécessité. Parmi les cas innombrables doivent aussi se trouver les cas heureux ; car ils existent réellement, et tout ce qui a de la réalité est produit par les lois éternelles de l’univers. Et de fait, on n’élimine pas ainsi toute téléologie, mais l’on acquiert plutôt une intuition de l’essence objective de la finalité dans le monde des phénomènes. Nous voyons clairement que, dans les cas particuliers, cette finalité n’est pas la finalité humaine ; bien plus, autant que ses moyens d’action nous sont connus, elle n’est pas, comme on pourrait le croire, établie par une sagesse supérieure, mais par des moyens qui, décidément et évidemment, sous le rapport de leur valeur logique, sont les plus bas que nous connaissions. Or une telle appréciation elle-même n’est fondée que sur la nature humaine, et la conception métaphysique, religieuse des choses qui, dans ses fictions, dépasse ces limites, conserve toujours une sphère d’action pour rétablir la téléologie, laquelle reste simplement et définitivement éliminée de l’étude de la nature et de la philosophie naturelle critique.

L’étude du monde animal inférieur, qui, dans les dernières décades d’années, surtout depuis les découvertes de Steenstrup sur les générations alternantes, a fait des progrès considérables, élimine, du reste, l’antique idée d’espèce et projette aussi une vive lumière sur une question toute différente, du plus haut intérêt pour l’histoire du matérialisme sur la question de l’essence de l’individu organique (59). Grâce à leur connexion avec la théorie des cellules, les découvertes modernes commencent à exercer une influence si profonde sur nos conceptions physique set philosophiques, que les antiques questions sur l’essence de l’être paraissent adressées, aujourd’hui pour la première fois, sous une forme nette et claire, aux investigateurs et aux penseurs. Nous avons vu comment l’antique matérialisme tombe dans l’absurdité la plus complète, en considérant les atomes comme seuls existants, eux qui pourtant ne peuvent être les agents d’une unité supérieure, puisqu’ils n’ont d’autres rapports que ceux qui résultent du choc et de la pression. Mais nous avons vu aussi que précisément cette contradiction entre la multiplicité et l’unité est propre en général à l’intelligence humaine, et qu’elle se manifeste seulement avec le plus de clarté dans l’atomistique. Ici encore, le seul moyen de nous tirer d’embarras consiste à voir dans l’opposition de la multiplicité à l’unité une conséquence de notre organisation à admettre que, dans le monde des choses en soi, cette opposition s’explique d’une manière qui nous est inconnue, ou plutôt que cette opposition n’existe même pas. De la sorte nous échappons à la cause intime de la contradiction, qui consiste généralement dans l’admission d’unités absolues lesquelles ne nous sont données nulle part. Si nous concevons toute unité comme relative, si nous ne voyons dans l’unité que la synthèse qui se fait dans notre pensée, nous n’avons sans doute pas atteint à l’essence suprême des choses, mais bien rendu possible une marche conséquente dans la recherche scientifique. L’unité absolue de la conscience du moi y trouve peu son compte, il est vrai, mais il n’y a pas d’inconvénient à éliminer une idée en faveur depuis plusieurs milliers d’années. Dans ce chapitre, nous nous en tiendrons avant tout aux phénomènes généraux de la nature organique.

Gœthe, dont la morphologie nous apparaît comme une des conceptions les plus saines et les plus fécondes de la période troublée, de tant de façons, que remplit la philosophie de la nature, était arrivé au point de vue vers lequel nous poussent énergiquement aujourd’hui toutes les découvertes les plus récentes, simplement en pénétrant par la pensée dans les formes et transformations du monde végétal et animal. « L’être vivant, dit-il, n’est pas unique, mais multiple ; même quand il nous apparaît comme individu, il n’en reste pas moins une collection d’êtres vivants, distincts, qui sont égaux idéalement et virtuellement, mais qui peuvent, dans la manifestation phénoménale, devenir égaux ou semblables, inégaux ou dissemblables. Ces êtres sont en partie juxtaposés dès l’origine, en partie ils se rencontrent et se réunissent. Ils se séparent, se recherchent de nouveau, et donnent lieu ainsi à une production infinie, de toute manière et dans toutes les directions. — Plus la créature est imparfaite, plus ses parties sont égales ou semblables les unes aux autres, et plus elles ressemblent au tout. Plus la créature devient parfaite, plus les parties deviennent dissemblables entre elles. Dans le premier cas, le tout ressemble plus ou moins aux parties ; dans le second, il ne ressemble pas aux parties. Plus les parties se ressemblent, moins elles sont subordonnées les unes aux autres. La subordination des parties indique une créature plus parfaite. »

Virchow, qui a utilisé cette pensée de Gœthe, dans une excellente conférence sur les atomes et les individus (60), doit être rangé au nombre des hommes qui, par des recherches positives et une théorie pleine de sagacité, ont contribué à nous faire comprendre les rapports des êtres, dont l’intime communauté forme « l’individu ».

La pathologie, jusqu’alors champ rempli de préjugés grossiers et d’idées superstitieuses, fut expliquée par lui d’après cette même vie des cellules, qui, dans ses phénomènes normaux, produit l’ensemble de la vie de l’individu à l’état de santé. L’individu est, d’après sa définition, « une communauté unitaire dans laquelle toutes les parties concourent à un but homogène ou, comme on peut aussi l’exprimer, agissent d’après un plan déterminé ». Ce but est nommé plus loin par Virchow interne et immanent. « Le but interne est en même temps une mesure extérieure que ne dépasse point le développement de l’être vivant. » L’individu, qui porte en lui son but et sa mesure, est par conséquent une unité réelle par opposition à l’unité de l’atome qui n’existe que dans la pensée.

Ici donc, dans la reconnaissance d’un but immanent, nous retrouvons l’élément formel primitif, dont la conception de la nature a un besoin tel qu’il est admis par Carl Vogt lui-même. Avec une précision que nous ne sommes pas habitués à rencontrer chez cet écrivain, il déclare, dans ses Tableaux de la vie animale, après avoir expliqué comment les premières formes reconnaissables de l’embryon sortent de l’agglomération cellulaire du vitellus de l’œuf : « Ce n’est donc ici encore qu’avec l’apparition de la forme qu’est donné l’organisme comme individu, tandis qu’auparavant existait seulement la matière informe (61). » Cette proposition touche de près à Aristote. La forme constitue l’essence de l’individu ; si cela est vrai, on peut aussi la nommer substance, même quand, par une nécessite naturelle, elle résulte des propriétés de la matière. Mais, examinées à la lumière, ces propriétés ne sont, à leur tour, que des formes qui, par leur réunion, donnent naissance à des formes supérieures. La forme est aussi le vrai noyau logique de la force, si l’on sépare de l’idée de force la conception accessoire et fausse d’une puissance impérieuse, analogue à celle de l’homme. Nous ne voyons que la forme, de même que nous ne ressentons que la force. Examinez la forme d’une chose, vous en avez l’unité ; faites abstraction de la forme, vous avez la multiplicité ou la matière, comme nous l’avons exposé dans le chapitre de la scolastique.

Vogt fait ressortir, plus purement en théorie, l’idée métaphysique d’unité ; Virchow s’attache de préférence ai l’idée physiologique, à la communauté du but de la vie, et cette idée nous montre très-clairement la relativité de l’opposition entre l’unité et la multiplicité. Dans le règne végétal, je puis considérer comme unité, non-seulement la cellule et la plante entière, mais encore la branche, la pousse, la feuille, le bourgeon. Des raisons pratiques nous permettent de regarder comme individu la pousse isolée qui peut, en qualité de marcotte, mener une existence distincte ; alors chaque cellule n’est qu’une partie de la pousse et la plante, une colonie. Toutefois la différence est relative. Si chaque cellule d’une plante supérieure ne peut mener une existence distincte sans rester dans l’entourage des autres cellules, la marcotte ne le peut pas davantage, sans avoir ses racines soit dans la plante, soit dans le sol. La vie n’est possible, au total, que dans la connexion avec un entourage conforme à la nature, et l’idée d’une vie distincte est une abstraction pour le chêne entier aussi bien que pour le plus petit fragment d’une feuille arrachée. Nos modernes aristotéliciens attachent de l’importance à ceci que la partie organique ne peut naître et vivre que dans l’organisme. Mais on n’a que faire de la domination mystique exercée par le tout sur lapartie. En réalité, la cellule végétale arrachée continue sa vie de cellule, de même que le cœur arraché à la grenouille palpite encore. Si la cellule ne reçoit plus de sève, elle meurt, comme meurt en pareil cas l’arbre tout entier ; la durée plus ou moins longue de l’existence dépend des circonstances et non de l’essence de la chose. Il vaudrait mieux attacher de l’importance à ceci, à savoir que les plantes ne résultent pas d’une agglomération extérieure de cellules, que chaque cellule ne se forme pas directement de la substance nutritive pour se réunir ainsi au tout, mais naît toujours d’autres cellules par la division de ces dernières. En réalité, la thèse aristotélique, que le tout existe avant la partie, s’applique principalement au monde organique autant que nous pouvons le voir ; mais, quoique la nature en général agisse de la sorte, nous n’avons pas le droit de donner à cette thèse une trop grande extension. Déjà le simple fait de la greffe suffit pour la ramener aux étroites limites des thèses empiriques ordinaires. Au XVIIIe siècle, on se plaisait à faire l’opération de la transfusion du sang du corps d’un animal dans un autre, et cette opération réussissait parfois (62). De nos jours, on a directement transporté des parties organiques d’un corps sur un autre et on leur a ainsi donné la vie, encore l’expérimentation, dans cette branche, des conditions vitales, ne fait-elle guère que commencer. Bien plus, dans des plantes inférieures se rencontre la réunion de deux cellules en une seule à côté de leur division, et chez des animaux inférieurs on a même observé la réunion complète de deux individus. Les appendices radiants, suite de la génération des animalcules campaniformes (vorticella) se rapprochent souvent les uns des autres, se juxtaposent intimement et, au point de contact, se produit d’abord un aplatissement, puis une réunion complète. Un semblable processus d’accouplement a lieu chez les grégarines ; Siebold trouva même pour un ver, le diplozoon, qu’il naissait de la réunion de deux diporpes (63).

L’unité relative se manifeste d’une manière particulièrement remarquable chez les animaux inférieurs, chez les polypes, qui possèdent un tronc commun sur lequel apparaissent, par bourgeonnement, quantité de formes que, sous certains rapports, on peut regarder comme distinctes, et sous d’autres, comme des organes du tronc entier. On est amené à l’hypothèse que, chez ces êtres, même les mouvements de la volonté sont d’une nature tantôt générale, tantôt spéciale ; que les sensations de tous ces troncs à moitié indépendants sont en rapport les unes avec les autres et ont pourtant aussi leur action particulière. Vogt à tout à fait raison de comparer à la polémique relative à la couleur de la barbe de l’empereur, la polémique relative à l’individualité de ces êtres. « Des transitions se produisent peu à peu. L’individualisation augmente progressivement » (64).

Voilà ce que nous disions dans la première édition. — Nous revenons maintenant à l’idée d’espèce, et nous avons d’abord à faire quelques réflexions relatives moins à des découvertes et à des observations récentes qu’à l’examen plus précis de toute la question et, des principes de la lutte pour l’existence. La première réflexion est que l’idée d’espèce, à la suite d’un examen plus précis, apparaît comme un produit des temps où l’attention de l’homme se concentrait sur les créatures grandes et douées d’une organisation supérieure, et où l’on ne connaissait encore ni le microscope ni les séries infinies du monde inférieur des plantes et des animaux. Cela devient encore plus évident quand, outre l’espèce, on examine aussi les genres, ordres et classes, qui, encore au temps de Linné, paraissaient comprendre si complètement l’ensemble du règne animal. Aujourd’hui ce réseau tout entier ne s’applique plus qu’à l’extrémité supérieure de la série animale, et plus l’observateur descend, plus il se trouve dans l’embarras. Quantité de caractères nouveaux semblent tantôt concorder, tantôt se croiser et réclamer déjà à leur tour, pour des groupes très-restreints, la même variété de divisions et de subdivisions qui suffirait, à l’extrémité supérieure de la série animale, pour commodément embrasser, par exemple, tout le « type » des vertébrés. Mais, d’un côté, tandis qu’en descendant, la richesse des formes devient si grande qu’aucun réseau logique ne peut plus l’enlacer, de l’autre, l’antique critérium d’une origine commune devient ici tout à fait insaisissable. Si donc Hœckel, dans sa Philosophie des éponges calcaires (65), fait naître douze systèmes différents, en partie naturels, en partie artificiels, uniquement de la conception plus ou moins compréhensive de l’idée d’espèce, on ne doit y voir ni un jeu incompatible avec les caractères, ni une anomalie isolée. Si l’homme eût commencé son étude des êtres de la nature par les animaux inférieurs, l’idée d’espèce, si sacrée aux yeux de maints savants, ne serait probablement jamais, née. L’opinion que nous devons aujourd’hui nous faire de toute la série des organismes n’est plus celle d’une gradation régulière et facile à voir, du plus bas au plus haut ; mais nous avons devant nous une base énorme du système entier, sans cesse en mouvement, et sur cette base s’élèvent les formes des végétaux et animaux supérieurs, de plus en plus nettes et distinctes à mesure qu’elles montent. Ici se rattache une deuxième remarque, concernant surtout les formes organiques supérieures. Si en effet nous admettons que celles-ci se sont constituées et différenciées, dans le cours de très-longues périodes, telles que nous les voyons maintenant, il s’ensuit nécessairement qu’elles doivent en général posséder un très-haut degré de stabilité, et que des variétés, des formes intermédiaires ne peuvent plus guère survenir dans la nature libre, tant que les conditions relatives de l’existence des espaces ne se modifient pas avec le climat, la culture du sol et d’autres circonstances. Car précisément, lorsqu’on part d’un état de variabilité et qu’on laisse la lutte pour l’existence se produire durant de longs espaces de temps, il faut nécessairement que les formes qui vont le mieux au but restent maîtresses du champ de bataille et, il est vrai, non-seulement les formes en soi qui vont le mieux au but, mais encore le groupe, allant le mieux au but, des espèces qui, dans leur concurrence, déploient, pour ainsi dire, le maximum de vitalité. Chez les animaux, par exemple, l’appétit et la force du lion se mettront ainsi en équilibre avec la vélocité des gazelles, les deux espèces se mettant également en équilibre avec tous les autres concurrents dans la lutte pour l’existence. Cette corrélation s’accorde avec « le principe de la variabilité décroissante », posé par Fechner ; mais, telle que nous la comprenons, elle est une simple déduction des principes de la théorie de ta descendance et de la lutte pour l’existence, tandis que Fechner essaye de développer a priori un principe cosmique de ce genre, conçu dans le sens le plus universel possible (66).

On n’a pas toujours assez eu devant les yeux les conséquences de cette observation si naturelle, sans quoi l’on ne se serait pas tant préoccupe, par exemple, des formes de transition qu’exige la théorie de la descendance. Nous pouvons regarder l’influence de l’homme comme une modification des conditions naturelles, laquelle rend possible l’existence de certaines formes, qui, dans la nature libre, en face des formes plus anciennes éprouvées par la lutte pour l’existence, ne tarderaient sans doute pas à disparaître. Or nous voyons l’homme, par exemple, pour les chiens et tes pigeons, obtenir, en un petit nombre de générations successives, de nouvelles formes qui, tant qu’on tes maintient dans les mêmes conditions protectrices, doivent acquérir très-vite la pureté et te caractère exclusif d’une espèce distinctes et ne rester « variétés que pour complaire à la théorie (67). Et peut-être que cela n’a pas lieu seulement dans la voie de la sélection « artificielle », qui travaille sur un modèle déterminé à l’avance, mais aussi dans la sélection « inconsciente ou naturelle » (68), c’est-à-dire en vertu du procédé qui amène une variété à présenter la perfection et la persistance croissantes d’un nouveau type, par la simple tendance à conserver la pureté de la race et à en développer une particularité, de sorte que, pour le reste, la nature tend librement, pour ainsi dire, vers un modèle déterminé, où il y a temps d’arrêt. Ce nouveau type, une fois obtenu, peut se conserver sans changement durant les périodes de temps les plus longues.

Nous pouvons donc admettre, par analogie, que les modifications, dans les organismes abandonnés à eux-mêmes, ne se sont pas tout à fait réalisées, en général, avec une lenteur aussi imperceptible que la conception personnelle de Darwin semble l’exiger, mais qu’après chaque modification importante des conditions d’existence, il s’est effectué, pour ainsi dire, d’une manière saccadée un prompt développement de certaines formes et un mouvement rétrograde des autres. Nous pouvons bien admettre aussi que toute rupture analogue de l’équilibre naturel produit une tendance à varier et occasionne ainsi la naissance de nouvelles formes, qui se fixent et se perfectionnent rapidement, quand les circonstances leur sont favorables. Tous les divers principes que récemment des investigateurs ont introduits dans la théorie de la descendance, pour compléter le principe de la sélection naturelle, comme par exemple le déplacement, l’isolement des espèces, etc., ne sont que des cas spéciaux, plus ou moins heureusement choisis, du principe capital et prépondérant de la rupture de l’équilibre, lequel doit nécessairement donner de la stabilité aux espèces quand l’égalité des conditions vitales se prolonge.

Il est facile de voir comment sont éliminées de prime abord, par cette conception de la « théorie de la transmutation nombre d’objections qu’on lui a opposées, tandis que, d’autre part, le système de Darwin est modifié sur un point essentiel. La théorie de Darwin est parallèle à la géologie de Lyell, en ce que l’importance la plus grande est attachée aux modifications silencieuses et continues, bien qu’imperceptibles pour l’observation ordinaire, qui se réalisent sans interruption, mais dont le résultat ne devient visible qu’après de très-longs espaces de temps. Sur cette base, Darwin admet que les modifications des espèces se produisent d’abord d’une manière purement fortuite et que la majeure partie disparaît sans avoir acquis d’importance, comme les monstruosités ordinaires, tandis qu’un petit nombre de modifications favorables l’être en question dans la lutte pour l’existence se maintiennent et acquièrent de la fixité par la sélection naturelle et par l’hérédité.

Nous devons naturellement, dans notre théorie, avouer qu’il peut se produire des changements de forme très-lents, surtout quand ils sont provoqués par des modifications très-lentes des conditions d’existence, comme par exemple dans l’exhaussement ou l’affaissement insensibles de contrées entières. Il est vrai que, même dans ce cas, nous trouverons plus vraisemblable une certaine force de résistance opposée par les formes organiques à la modification de leurs conditions vitales, résistance qui conserve leur intégrité jusqu’à ce que les influences perturbatrices, parvenues à un certain degré, amènent une crise perturbatrice. Nous n’excluons cependant pas l’hypothèse d’une transformation lente et nous ne demandons même pas que notre idée de la réalisation d’un état d’équilibre soit entendue dans le sens d’un état d’invariabilité absolue. Par contre, on doit évidemment révoquer en doute le développement d’espèces nouvelles par la naissance purement fortuite de propriétés nouvelles, en tant, du moins, qu’on veut y voir précisément le levier principal du changement.

Rappelons-nous que nous ayons affaire à de longues périodes, et qu’au commencement de chacune de ces périodes, la tendance générale à la variation a dû atteindre son point culminant. Alors on comprendra aisément qu’à une certaine époque la série des variations effectuées a, pour ainsi dire, déjà fait ses preuves, et ce qui, au commencement de la période, n’a pas abouti à la formation d’une nouvelle espèce, y aboutira de moins en moins, les conditions d’existence restant les mêmes, parce que les formes deviennent de plus en plus distinctes et accentuées. Mais si nous voulons faire régir, du moins exclusivement en soi, par la loi de la conservation des hasards utiles, la période que nous considérons comme la période d’adaptation pour les rapports indiqués, nous voyons surgir de nouvelles objections de différente nature.

Et d’abord nous prenons pour point de départ que la période d’adaptation succède à une rupture de l’équilibre et que, par cela même, elle renferme une plus forte tendance à la variation. Pourquoi donc exclurait-on maintenant tout lien immédiat de causalité entre le changement des conditions d’existence et le changement des formes ? Est-ce que l’on ne réhabilite pas aujourd’hui, et avec raison, Lamarck, pour avoir déduit de causes efficientes immédiates, unies à l’hérédité, toutes les modifications des formes, pour avoir montré, par exemple un organe quelconque grossissant, se fortifiant et se perfectionnant grâce à son fonctionnement répété ? Or ici peuvent agir des forces encore inconnues et multiples, sans que nous soyons réduits à invoquer une intervention mystique du principe téléologique. Fechner admet de plus ici des influences psychiques, et cela sans sortir de la sphère de la conception mécanique de la nature, les phénomènes psychiques étant en même temps des phénomènes physiques.

« Le coq, remarque-t-il, a des ergots, une crinière de plumes, une crête rouge et élevée. On explique les ergots et la crinière d’après le principe de la lutte pour l’existence : les coqs, dit-on, fortuitement munis de ces appendices, triomphèrent de leurs adversaires par leurs ergots, tandis que la crinière les préservait des morsures ; ils restèrent ainsi maîtres du champ de bataille. Mais on aurait été incontestablement forcé d’attendre longtemps l’apparition de tels hasards, et si l’on pense qu’il faudrait admettre des hasards semblables chez tous les autres animaux, pour expliquer la naissance de ces perfectionnements, la pensée éprouvera le vertige. Je me figure plutôt que, lorsque l’organisation était encore facilement variable, l’effort psychique fait pour frapper vigoureusement l’adversaire dans le combat, pour se garantir de ses attaques, et la colère contre lui, laquelle, encore aujourd’hui, met l’ergot en mouvement, hérisse la crinière de plumes et gonfle la crête ; cet effort, dis-je, pouvait faire naître ces appendices, par une modification convenable des processus de formation, chez les coqs adultes, ou du moins leur en donner le germe de manière à ce qu’ils pussent le transmettre à leurs descendants ; en cela naturellement je ne vois dans les efforts et états psychiques que le côté interne des processus physiques, dont ces transformations dépendaient ; mais je regarde l’action des impulsions psychiques comme unie à celle de l’organe physique qui leur sert de hase par le principe général de tendance vers un état stable, et je n’essayerai pas une explication plus spéciale » (69).

Nous n’apprécierons pas la valeur de cette pensée, nous nous contenterons de faire remarquer qu’il y a certainement aussi peu de motifs pour la rejeter sans l’avoir examinée que pour l’admettre sans preuves. Mais parmi les autres phénomènes difficile sa expliquer par la simple sélection, il s’en trouve un de tout à fait déterminé et d’extrêmement répandu, qui semble nettement, exiger une causalité directe et positive entre la forme et les conditions vitales. C’est l’« imitation » (mimicry), adaptation, chez les animaux, de forme et de couleur, à leur entourage ou même à d’autres organismes (70), répandue surtout dans le monde des insectes et donnant lieu aux erreurs les plus étranges.

D’après le principe général, cette décevante imitation de formes étrangères semble parfaitement s’adapter à la sélection naturelle, car elle est toujours une protection de l’animal en question contre ceux qui le poursuivent. On peut donc facilement admettre que des individus ayant subi fortuitement une modification dans ce sens tutélaire, ont dû se conserver plus longtemps et exercer une plus grande influence que les autres sur la propagation de leur espèce. Cela étant une fois accordé, l’adaptation à la forme et à la couleur protectrices dut nécessairement progresser sans cesse. Mais ici se présente la grande difficulté il est très-malaisé d’expliquer la première variation dans le sens protecteur. Un adversaire de Darwin, M. Bennett (71), a mis en relief que la ressemblance de maints insectes avec le sol sur lequel ils se tiennent, avec la couleur d’écorce d’arbre desséchée, de feuilles tombées ou avec les teintes éclatantes des fleurs, sur lesquelles ils se posent habituellement, se réalise à travers une si longue série de traits et de dessins trompeurs, qu’on ne doit pas admettre l’apparition subite d’un pareil changement, et cela d’autant moins que les espèces les plus rapprochées ont souvent un extérieur complètement différent. M. Bennett ajoute que l’apparition fortuite d’une partie de ce nouveau dessin ne pouvait être d’aucune utilité pour l’animal, parce que ce changement n’aurait certainement pas trompé ses persécuteurs. Mais jusqu’à ce que, par un simple accident de variation, qui, d’après la nature de la chose, peut avec une égale facilité se produire dans telle ou telle direction, toutes les teintes et modifications de forme se combinent au point que l’illusion soit complète, il faut une telle accumulation de hasards que le calcul des probabilités tomberait dans des nombres infinis. Il faudrait donc aussi corrélativement admettre des espaces de temps énormes pour qu’une semblable coïncidence unique de toutes ces modifications pût être attendue. En traitant des questions de cosmogonie, nous avons, il est vrai, combattu, de propos délibéré, ta crainte aveugle inspirée par les grands nombres ; mais ici la question est toute différente. La « mimicry » ne peut se développer que dans une période de conditions climatériques à peu près semblables, en face des mêmes ennemis, de la même végétation, et nous ne devons pas, en général, accorder à ces périodes une trop longue durée.

Darwin explique l’imitation protectrice en admettant que l’animal en question a dû avoir, dès d’origine, une certaine ressemblance grossière avec une portion quelconque de son entourage, de sorte que la sélection naturelle n’aurait eu besoin que de développer un commencement si important, soit en accentuant davantage la ressemblance protectrice, soit en adaptant les habitudes de la vie à l’utilisation de cette protection. Et de fait, cette explication paraît la seule qui soit conciliable avec l’application exclusive du principe de la sélection. Au lieu du concours fortuit de quantité de lignes et teintes délicates, nous aurions donc un ensemble grossier et primitif, qui pouvait, du moins dans certains cas, déjà tromper les ennemis et donner ainsi l’impulsion au processus connu de la sélection naturelle. Mais on doit remarquer qu’il y a des cas auxquels tout ce mode d’explication ne peut nullement être appliqué. Ce sont, en général, tous les cas où la forme protectrice et notamment la couleur diffèrent considérablement et étonnamment des formes et couleurs des espèces les plus rapprochées. Or ces cas sont extrêmement nombreux. Bennett en cite un où une espèce de papillons s’éloigne beaucoup de tous ses congénères presque entièrement blancs, et imite les couleurs brillantes d’un papillon d’une classe toute différente. Ce dernier est venimeux pour tes oiseaux qui le poursuivent, aussi l’évitent-ils ; mais le papillon imitateur, qui serait fort du goût des oiseaux, se protége par sa ressemblance avec les papillons venimeux.

Des cas pareils doivent nécessairement nous conduire à admettre ici encore d’autres agents, inconnus pour le moment, qui produisent les phénomènes de l’imitation. On comprend sans peine, du reste, qu’une étude rationnelle de la nature, malgré la difficulté de ces cas, ne recourra pas à une force téléologique intervenant mystiquement, mais appliquera ici également le principe de la compréhensibilité de l’univers. Nous sommes aidés en cela par un fait qui n’est d’ailleurs nullement inouï, l’influence de l’entourage sur la coloration des animaux, communiquée vraisemblablement par les yeux et le système nerveux. Nous mentionnons ici notamment les expériences faites par Pouchet sur les variations de couleur chez les turbots et les perches (72). On savait depuis longtemps que les poissons prennent très-souvent la teinte du fond des eaux qu’ils habitent, et il n’y a pas lieu de douter que, dans cette « mimicry » très-simple, bien des fois la sélection naturelle a été le moyen principal par lequel s’est effectuée cette coloration. Mais, dans les expériences de Pouchet, les mêmes poissons changent de teinte, dans l’espace de quelques heures, suivant la couleur du fond au-dessus duquel on les placés. Or s’il existe aussi chez les poissons, dans les cellules variables du pigment qu’ils possèdent, un mécanisme que nous ne retrouverons guère dans les ailes des insectes et qui explique le fait d’un changement si rapide de coloration, le point principal n’en reste pas moins entièrement semblable dans les deux cas les couleurs des objets extérieurs produisent des couleurs analogues chez les animaux, grâce à l’intervention du système nerveux. Cette action des nerfs se relie-t-elle avec une excitation interne du désir et de la volonté ? Cette question peut d’abord paraître tout à fait indifférente. La solution du problème ou plutôt le problème lui-même à résoudre gît dans le mécanisme encore inconnu qui produit cet effet et que l’on peut très-bien ranger parmi les « réflexes réguliers », pour peu que l’on s’habitue à l’idée qu’à côté des phénomènes réflexes se passant instantanément, il peut y en avoir d’autres qui ne se produisent que très-lentement et dont l’action ne se manifeste qu’au bout de plusieurs générations. Ces phénomènes réflexes, semblables aux réflexes réguliers bien connus de la moelle épinière des vertébrés, visent en même temps un but, et l’on peut très-simplement les ramener à l’antique principe d’Empédocle, d’après lequel les êtres appropriés à leurs fins peuvent seuls se maintenir et se développer, tandis que les êtres mal conformés, qui sont pareillement possibles en soi et fréquents, périssent et disparaissent sans laisser de traces.

Au reste la théorie que nous exposons ici comme la plus naturelle et la plus vraisemblable, ne doit en aucune façon faire éliminer la sélection naturelle ni la lutte pour l’existence. Nous regardons au contraire ces puissants leviers de tout développement comme également constatés au point de vue empirique et au point de vue rationnel et nous pensons qu’ils concourent, dans toutes les circonstances, avec les influences plus positives, à la production des formes, de telle sorte que le véritable perfectionnement et achèvement de toutes les formes, l’élimination des formes intermédiaires et imparfaite set le maintien complet de l’équilibre entre les organismes, reposent essentiellement sur le grand facteur introduit par Darwin dans l’étude de la naturel On ne doit pas, il est vrai, oublier qu’au perfectionnement et à l’achèvement des formes organiques peuvent encore coopérer d’autres facteurs plus positifs sans doute, auxquels ne se rattachent la sélection et la lutte pour l’existence, que comme un grand régulateur favorisant ce qui est parfait et détruisant ce qui est imparfait. Mentionnons d’abord le principe de la « corrélation de la croissance » (73), mis en relief à plusieurs reprises par Darwin lui-même. D’après ce principe, les modifications de formes, qui en soi n’ont rien à faire avec la lutte pour l’existence, naissent comme conséquences nécessaires d’une première modification, déterminée par la sélection naturelle ; or la connexion des modifications secondaires qui se produisent ainsi, avec la première, est tantôt facile à discerner, tantôt enveloppée dans d’épaisses ténèbres. Ainsi, par exemple, nous pouvons comprendre, d’après les principes de la mécanique, que les oreilles lourdes et pendantes de quelques espèces de lapins doivent exercer sur le crâne une pression modificatrice ; nous concevons aussi que, lorsque les membres de devant sont fortement accentués, ceux de derrière ont une tendance à s’amincir ; mais pourquoi les chats blancs, à yeux bleus, sont-ils généralement sourds ? Pourquoi les dahlias acquièrent-ils des corolles dentelées et écarlates ? Voilà des questions auxquelles, pour le moment, il nous est impossible de répondre. Or, comme de pareilles connexions existent en très-grand nombre, nous voyons par là que, dans la structure des organismes, règnent des lois qui nous sont encore inconnues, non-seulement quant à la portée, mais encore quant au mode de leur action. En cela, il n’est évidemment pas nécessaire de penser à des forces quelconques qui nous sont encore inconnues ; un concours spécial des forces de la nature généralement connues suffit pour expliquer ces conséquences bizarres, que l’on peut résumer en disant avec Darwin il ne se produit jamais de modification partielle sans modification de toutes les autres particularités de la forme.

Or les lois de formation, qui tendent à compléter le tout organique et qui se manifestent ici, sont vraisemblablement tes mêmes qui, dans des circonstances données, produisent des « espèces purement morphologiques » sans utilité apparente dans la lutte pour l’existence. La naissance de pareilles espèces fut d’abord énergiquement affirmée par Nægeli, qui émit en même temps l’idée que les organismes ont une tendance innée vers un développement progressif. Darwin a reconnu, dans les dernières éditions de son ouvrage, l’existence de caractères morphologiques, sans toutefois admettre la théorie de la tendance naturelle vers un développement progressif, théorie qui semble, en effet, à première vue, contredire formellement le darwinisme entier (74). Ainsi Kœlliker, qui admet la loi du développement des organismes, la déclare inconciliable avec l’hypothèse de Darwin (75). Le défaut fondamental de cette hypothèse, suivant lui, est l’adoption du principe d’utilité comme base de l’ensemble de la doctrine, principe qui « ne signifie rien ». Nous sommes parfaitement d’accord avec Kœlliker sur ce point qu’il faut admettre des causes positives de développement, fondées non sur le principe d’utilité, mais sur la disposition interne des organismes ; cependant, à côte de toutes ces causes positives, le principe d’utilité à sa valeur incontestable, car il se concilie avec la loi de la lutte pour l’existence, qui domine, d’une façon négative, l’aveugle mouvement de la naissance et de la croissance, et sépare les formes réelles d’avec les formes possibles en vertu de la « loi de développement ».

Kœlliker remarque que Darwin et ses partisans ont pense aussi, dans l’explication de la variabilité, à des causes internes « mais, en agissant de la sorte, ils abandonnent le terrain de leur hypothèse et se rangent du côté de ceux qui admettent une loi de développement et posent comme agents de la transformation des organismes des causes placées dans l’intérieur même de ces organismes ».

Il est vrai que Darwin, avec cet exclusivisme grandiose et si souvent victorieux que nous trouvons fréquemment surtout chez les Anglais, a établi son principe comme s’il devait tout en déduire ; et attendu que ce principe, d’après notre présupposition, influe partout, d’une manière décisive, sur la production du réel, ce procédé devait être poussé très-loin. La cause, partout coopérante, fut traitée comme si elle eût existé seule ; mais affirmer dogmatiquement qu’elle existe seule ne constitue pas un élément nécessaire du système. Partout où Darwin se voit amené à la coopération de causes internes, il l’admet avec tant de naïveté dans son explication des formes de la nature, que l’on peut croire qu’il considère cette coopération comme se comprenant d’elle-même. En puisant le moins possible à cette source, mais au contraire le plus possible à celle de la sélection naturelle, il suit derechef une méthode parfaitement légitime, lui le représentant d’un principe nouvellement introduit dans la science ; car l’action de la sélection naturelle, expliquée par la sélection, artificielle, est quelque chose de parfaitement intelligible, — du moins d’après son côté négatif et régulateur que nous avons, déjà à plusieurs reprises, fait ressortir, comme étant le point capital de la question. La lutte pour l’existence nous est parfaitement intelligible, et par conséquent chaque réduction d’un phénomène à ce grand facteur de la création est une explication réelle du fait, tandis que le recours aux lois de développement n’est, pour le moment, qu’un renvoi à l’avenir, où peut-être un jour nous pourrons jeter un coup d’œil sur l’essence de ces lois de développement.

Malgré tout cela, on doit reconnaître que Nægeli et Kœlliker ont puissamment contribué à mettre en relief les causes positives et internes de la formation, et un examen philosophico-critique de l’ensemble du développement rendra nécessairement pleine justice aux deux points de vue et reliera convenablement leurs efforts pour faire comprendre les phénomènes.

On regarde avec raison comme un exemple particulièrement frappant de l’action d’une loi de développement la transformation de quelques axolotls à branchies en une forme de salamandres sans branchies. Des centaines de ces animaux qu’on avait transportés du Mexique à Paris, la grande majorité s’arrêta au degré le plus bas ; quelques-uns sortirent de l’eau et devinrent des animaux à poumons et respirant l’air. Ils atteignirent une forme comparativement à laquelle leur forme antérieure est larviforme et comme un premier degré de développement, de sorte que tout le phénomène se classait naturellement dans une série de phénomènes déjà connus. Généralement, il faut qu’un animal qui passe par différents stades de développement arrive au plus haut degré avant de pouvoir se reproduire ; mais on connaît déjà de nombreuses exceptions à cette règle ; on peut même empêcher artificiellement les tritons d’atteindre le dernier degré de leur développement. Quand on les garde dans un bassin d’eau couvert, ils ne perdent pas leurs branchies, restent à l’état de larves de tritons, mais pourtant deviennent adultes et capables de se reproduire. Des conditions particulières d’existence pour les animaux amènent souvent de semblables modifications sans le concours de l’homme ainsi une espèce de grenouille passe, déjà dans l’œuf, par la forme de têtard et sort de l’œuf comme grenouille complète. Dans tous ces cas, le concours des causes internes de développement avec les conditions d’existence est évident, et l’on ne peut nier que la sélection naturelle ne joue parfois un rôle décisif ; mais pour l’axolotl, qui d’animal aquatique se transforme subitement en animal terrestre, il ne peut être question ni de sélection ni de lutte pour l’existence. Au point de vue du darwinisme exclusif, on ne peut comprendre le fait qu’en expliquant toute la transformation par le principe de la variation, et peut-être en donnant la translation dans un autre climat comme cause de la variation. Dans la nature libre, la nouvelle forme aurait à subir la lutte pour l’existence et à se consolider par la sélection, avant que le processus de la formation spécifique fût achevé pour elle. — Mais on voit aisément qu’une pareille extension de l’idée de variation renferme en soi, au fond, tout ce que peuvent désirer les champions de la loi de développement ; car personne ne croira que cette transformation soit fortuite et qu’à côté d’elle d’autres transformations quelconques auraient pu tout aussi bien se produire ; mais on voit qu’il s’est opéré ici un mouvement sur une voie, pour ainsi dire, tracée d’avance (76).

Toute la difficulté consiste à saisir exactement l’idée de la loi de développement. Ce mot a un son suspect pour l’oreille de plus d’un naturaliste ; c’est à peu près comme s’il était question d’un « plan de la création » et que l’on pensât à l’action réitérée et graduelle de forces surnaturelles. Mais il n’existe pas la moindre raison de présupposer dans les causes internes dont il est ici question, une intervention mystique quelconque dans la marche ordinaire des forces de la nature. Ainsi la « loi de développement », d’après laquelle les organismes s’élèvent par une gradation déterminée, peut donc aussi n’être pas autre chose que le concours des lois générales de la nature, envisagées dans leur harmonieuse unité pour produire le phénomène du développement. La « loi de développement » de Kœlliker, aussi bien que les nombreuses lois morphologiques posées par Hæckel, est, au point de vue logique, tout d’abord simplement une « loi dite « empirique », c’est-à-dire un résumé, fourni par l’expérience, de certaines règles des phénomènes naturels, dont nous ne connaissons pas encore les causes dernières. Nous pouvons cependant essayer de nous faire une idée des vraies causes naturelles qui servent de base à la loi de développement, ne fût-ce que pour montrer qu’il n’y a nullement lieu de recourir à une conception mystique.

Hæckel a émis la pensée que sa théorie des plastides doit être ramenée à une théorie du carbone, c’est-à-dire qu’il faut chercher dans la nature du carbone — d’une manière, il est vrai, encore complètement obscure — la cause des mouvements particuliers que nous remarquons dans le protoplasme et que nous considérons comme les éléments de tous les phénomènes vitaux. Cette pensée n’est pas une acquisition importante ; mais nous pouvons l’utiliser pour éclairer notre idée de l’essence de la loi de développement.

Si nous examinons de plus près la chimie des combinaisons du carbone, nous trouverons que, pour la formation des acides organiques, il existe déjà aujourd’hui une théorie complète, que nous pouvons très-bien comparer à une loi de développement. Le « plan » de tout ce développement est tracé dans la théorie de la « valeur possible » des atomes, et comme, d’après un principe déterminé de substitution, tout acide organique donné peut être transformé en un autre, nous avons devant nous, à ce qu’il paraît, une possibilité infinie de formations de plus en plus compliquées, de plus en plus variées, qui, malgré leur énorme multitude, ne suivent qu’une voie étroite et strictement délimitée. Ce qui peut naître ou ne pas naître est déterminé à l’avance par certaines propriétés hypothétiques des molécules (77).

Nous pourrions nous arrêter ici et nous borner à comparer le plan, connu dans ses lignes fondamentales, de toutes les substances organiques possibles, comme image explicative, au plan encore inconnu de toutes les formes animales possibles. Mais nous voulons avancer d’un pas et rappeler la connexion qui existe entre la forme du cristal et la constitution de la matière cristallisée. Dire qu’une connexion analogue existe aussi entre la matière et la forme dans les organismes ce n’est pas émettre une idée nouvelle. L’analogie est évidente et on l’a déjà utilisée pour des réflexions de toute espèce. Si l’on finit ainsi par revenir aux propriétés des molécules, cela s’explique naturellement. Quant à notre but, peu importe que l’on mette la forme en rapport avec une matière déterminée, caractérisant l’animal et prenant une place déterminée sur l’arbre généalogique des éléments, ou qu’on la regarde comme la résultante du concours de tous les éléments qui existent dans le corps d’un animal. Du reste l’un et l’autre peuvent revenir au même. Il suffit d’admettre une connexion quelconque entre la forme et la matière pour avoir sous nos yeux, visible et palpable, la loi du développement des organismes comme la loi de la substitution des combinaisons du carbone.

Quoi qu’il en soit, cette démonstration suffira pour prouver qu’il ne faut rien voir de surnaturel ou de mystique dans la loi de développement ; ainsi serait écartée la cause principale qui empêche de reconnaître l’importance de cette loi. Elle nous donne les formes possibles ; la sélection naturelle choisit dans l’immense multitude de ces formes celles qui sont réelles ; mais elle ne peut rien produire qui ne soit renfermé dans le plan des organismes, et le simple principe de l’utilité devient, en réalité, impuissant si l’on veut lui demander une modification du corps animal opposée à la loi de développement. Mais ici Darwin n’est pas atteint, car il se borne à choisir ce qui est utile parmi les variations qui se produisent spontanément ; sa théorie n’est complétée qu’en tant que l’on peut admettre que le cercle des variations’possibles est déterminé par une loi générale de développement.

On pourrait croire maintenant que l’adoption d’une pareille loi de développement rend superflue la théorie de la sélection naturelle, la multitude des formes devant même se produire dans la suite des temps sans sélection. Une semblable idée empêche tout d’abord de voir l’énorme importance de la lutte pour l’existence, qui n’est plus seulement une théorie, mais un fait constaté. Il faut en même temps établir que la loi de développement (nous pouvons nous figurer, caché derrière, ce que nous voulons) n’est en aucun cas une puissance agissant d’une façon mystérieuse, et maîtresse absolue de produire les formes pures répondant à ses exigences. Si déjà dans la cristallisation, soumise à des conditions beaucoup plus simples, nous découvrons les irrégularités les plus variées, au point que le cristal en théorie n’est à proprement dire qu’un idéal, nous verrons aisément dans les organismes que la loi de développement ne peut empêcher les perturbations et les monstruosités de tout genre, les formes mixtes à côté des formes pures, l’imperfection à côté du type idéal, bien que cette loi exerce son influence sur toutes les formes naissantes. Mais si déjà le nombre des formes pures, selon la loi développement, se perd dans l’infini, la quantité des formes possibles est considérablement augmentée par l’effet des variations, et cependant elle n’est jamais qu’une fraction de l’imaginable, Tout ne peut provenir de tout, comme l’avaient compris les matérialistes de l’antiquité. Dans cette luxuriance de formes intervient la lutte pour l’existence, décimant, conservant et établissant l’équilibre dont nous avons parlé plus haut et que nous avons reconnu comme le maximum de la vie simultanée possible. Nous n’examinerons pas si les formes auxquelles aboutit finalement la sélection naturelle, et que cette sélection rend stables, sont définitivement les types les plus purs, d’après la loi de développement ; en tout cas on admettra une persistance d’autant plus grande dans les espèces que cette coïncidence sera plus souvent atteinte.

Une question plus grave, qui se présente ici, est celle de savoir si, en admettant l’action mécanique d’une loi de développement, il faut regarder comme réellement homogènes ou non les formes primitives, homogènes en apparence, des organismes dont nous faisons découler toutes les formes actuelles. En posant cette question, nous ne prétendons pas ébranler la loi que les principaux représentants de la théorie de la descendance proclament si importante la loi de la concordance entre l’ « ontogénie » et la « phylogénie », comme dit Hæckel, ou la théorie suivant laquelle tout être répète sommairement les stades de sa préhistoire dans l’histoire de son propre développement, surtout dans la vie embryonnaire. Remarquons seulement que, sans doute, cette loi est d’une extrême importance heuristique pour les théoriciens de la descendance, mais qu’on n’en aperçoit guère la nécessité au point de vue du darwinisme pur. Il faut donc qu’il y ait des causes chimiques et physiques qui rendent nécessaire le parcours de ces stades, ce qui implique la reconnaissance de la loi de développement telle que nous la concevons. Mais si l’on demande les formes qui paraissent semblables ou analogues ont-elles réellement une structure manies ou analogues ont-elles réellement une structure identique ? on pourrait conclure le contraire du simple fait qu’elles donnent naissance à des différences. Si, par exemple, l’embryon du chien à une ressemblance frappante avec l’embryon humain après un développement de quatre semaines, cela n’empêche pas l’un de devenir un chien et l’autre un homme. On pourrait maintenant admettre que cette différence notable ne s’est développée que peu à peu, l’un des deux embryons semblables étant continuellement nourri de sucs de chien et l’autre de sucs humains mais cette explication quelque peu grossière devient insuffisante quand il s’agit, par exemple, des œufs d’oiseaux. En réfléchissant au principe, si bien démontré par Darwin, de l’hérédité des qualités acquises, nous verrons bientôt combien est plus subtile la façon dont nous devons nous représenter icile véritable état de la question. Prenons, par exemple, deux œufs de pigeon, dont l’un contienne un individu ayant la faculté de faire la culbute en volant ; l’autre, un individu semblable le plus possible, mais ne possédant pas cette faculté. Où gît maintenant la différence ? Elle ne peut plus venir du dehors. Il faut donc qu’elle, soit dans l’œuf ; mais comment ? C’est ce que nous ignorons. Tout ce que nous savons à présent, c’est que l’homogénéité apparente est à une distance infinie de l’homogénéité de l’essence. Hæckel, qui attache un très-grand prix à l’identité des premiers stades, parce qu’il y voit une preuve convaincante de l’unité primitive d’essence de tous les organismes, reconnaît cependant la nécessité d’admettre des différences internes. « Les différences, dit-il, qui existent réellement entre l’ovule des divers mammifères et l’ovule humain ne résident pas dans la conformation extérieure, mais bien dans la composition chimique, dans la constitution moléculaire des substances carbonées albuminoïdes, qui constituent essentiellement l’ovule. Sans doute ces délicates différences individuelles des ovules, qui reposent sur l’adaptation indirecte ou potentielle (spécialement sur la loi de l’adaptation individuelle) ne peuvent être perçues directement ni sensoriellement par les moyens de connaissance extrêmement grossiers de l’homme, mais elles peuvent être reconnues comme les causes premières de la différence de tous les individus, grâce à des conclusions indirectes bien établies » (78).

Toutefois les différences chimiques sont des différences essentielles ; nous avons donc sous les yeux, dans les œufs qui se ressemblent, des choses très-différentes d’après leur essence, bien que leurs formes extérieures se ressemblent, évidemment par l’effet d’une loi générale, mais encore inconnue. Pourtant nous ne savons pas si les différences de structure ne jouent pas aussi un rôle dans cette question. Que voulons-nous dire, en effet, quand nous parlons de l’absence de structure dans le protoplasme ? Tout simplement qu’avec nos moyens imparfaits d’observation nous n’y pouvons discerner aucune structure. Tant que l’on n’aura pas expliqué mécaniquement les phénomènes du mouvement du protoplasme, la question de sa structure restera pendante (79). En dernière analyse d’ailleurs la constitution chimique des molécules n’est-elle pas aussi une structure ?

Que l’on se figure des pierres toutes taillées, les unes pour une cathédrale gothique, les autres pour une église romane, disposées en deux tas de formes semblables et de dimensions les plus strictes, de telle sorte que tous les interstices aient été utilisés et que les deux masses se ressemblent parfaitement à l’extérieur. Il est très-facile de s’imaginer qu’à une certaine distance ces tas de matériaux paraîtront en quelque sorte identiques. Si les pierres sont séparées les unes des autres et exactement assemblées, il ne pourra résulter de l’un des tas qu’une cathédrale gothique, de l’autre qu’une église romane.

Cela posé, il faut déduire les conséquences, ou reconnaître que les relations chimiques ont leur règle et, pour ainsi dire, leur plan de développement, ou déterminer tous les rapports de la morphologie avec la genèse des organismes. Nous devons en effet admettre la théorie d’après laquelle des propriétés inconnues de la matière, vraisemblablement chimiques, peuvent exercer une influence décisive sur le développement des êtres, sur leur forme future et leurs habitudes vitales, tandis que ces mêmes propriétés existent déjà dans les formes élémentaires premières, sans nous offrir de différence qu’il soit possible de constater.

Or ce qui est applicable à l’individu doit l’être aussi à l’ensemble des organismes dans leur développement historique les formes primitives simples, par lesquelles tous les êtres doivent passer, ne sont pas nécessairement identiques quant à leur essence. Elles peuvent, dans une structure délicate, imperceptible pour nous, ou dans leur composition chimique, différer autant qu’elles paraissent morphologiquement identiques. Quelque importante que puisse donc être la théorie de la gastrula de Hæckel comme achèvement de la morphologie et comme complément hypothétique de toute la théorie de la descendance, on n’y trouvera cependant jamais de preuve en faveur de la descendance mono phylétique, c’est-à-dire de l’origine de tous les organismes comme provenant d’une seule et même espèce d’êtres primitifs (80).

A priori, il est naturellement bien plus vraisemblable que, dès le commencement de la vie, il existait un plus grand nombre de germes quelque peu dissemblables et non susceptibles d’un développement identique, soit que l’on fasse provenir ces germes de la poussière météorique de l’espace cosmique, soit que la vie ait dû son développement aux monères du fond de la mer. Mais si l’on accorde une valeur particulière à l’origine « polyphylétique » des organismes, parce qu’elle semble fournir les moyens de séparer l’homme d’avec le reste du monde animal, nous retrouverons, dans le chapitre suivant, l’occasion de montrer qu’à cette possibilité ne se rattache pour le philosophe aucun intérêt bien grave. Ici donc la lutte des opinions peut se donner un libre cours dans la conception et l’appréciation des faits. Il n’y est question des principes qu’au tant qu’il s’agit de la loi de développement, qui toutefois n’est pas décidée sur ce terrain. Si par hasard un darwinisme extrême voulait entendre la descendance monophylétique de façon à nier toutes les différences de constitution interne dans les formes organiques primitives et à ramener toutes les différences survenues depuis, à la sélection naturelle, sans aucun concours de causes internes de développement, ce serait sans doute une métaphysique très-rationnelle, mais une théorie très-invraisemblable en fait de science de la nature. Par contre, la méthode modérée et prudente par laquelle Hæckel établit la descendance, monophylétique comme la plus vraisemblable, du moins pour le règne animal et notamment pour les formes supérieures de ce règne, est parfaitement admissible (81). En cela, on s’appuie principalement sur la théorie du « centre de créations » de chaque espèce distincte et de chaque genre, et l’on soutient derechef empiriquement cette théorie en faisant remarquer que la sphère d’extension, parfois étrangement délimitée, des espèces, se laisse en général fort bien expliquer, si l’on adopte un lieu de naissance déterminé et si l’on discute les possibilités d’un déplacement à partir de ce lieu de naissance, en tenant compte de l’état où la terre se trouvait vraisemblablement à une époque antérieure.

Toute cette théorie recèle encore quantité d’hypothèses et de doutes, ce qui n’en diminue pas la valeur, car il s’agit des premiers fondements d’une histoire des organismes. Un examen plus approfondi, une appréciation plus exacte des probabilités résulteront ici, comme partout, des progrès de la science. Par contre, on ne doit pas oublier que toute la théorie du centre unitaire de création, si elle veut éviter de prendre une teinte métaphysique et même mystique, pourrait bien n’être qu’une règle de recherches et une observation empirique valable pour la majorité des cas. Elle ne se prête nullement à une généralisation par induction, attendu qu’il est impossible de se figurer une cause empêchant une seule et même espèce nouvelle de naître d’une forme souche fort répandue, et cela sur deux points différents à la fois. Pour le même motif, il ne faut pas exagérer la valeur de l’appui donné à la théorie monophylétique par l’hypothèse des centres de création. L’exactitude de cette dernière pourrait être démontrée empiriquement dans les neuf dixièmes des cas, sans que pour cela même la première naissance des organismes les plus simples dût nécessairement provenir d’un pareil centre unitaire.

La question change naturellement d’aspect quand on se borne strictement au point de vue morphologique ; car ici l’on pourrait certes imaginer des causes qui forceraient tous les organismes parcourir une certaine gradation de formes ; peu importe que leur essence interne — c’est-à-dire leur composition chimique — fût identique ou non. Toutefois la différence se trahirait alors en ce qu’une partie de ces organismes serait condamnée à rester toujours aux degrés inférieurs, tandis que les autres s’élèveraient à des formes supérieures sous l’influence de la sélection naturelle et de la loi immanente de développement.

Notre tâche ne peut être de discuter ici toutes les questions intéressantes, sous le rapport formel et matériel, soulevées par le darwinisme et par ses adversaires. Ce qui nous importe, c’est de montrer comment toutes les améliorations et restrictions que l’on a déjà apportées et que l’on peut encore apporter à la théorie de Darwin, doivent, au fond, être faites au point de vue d’une étude rationnelle de la nature, n’admettant que des causes intelligibles. L’application rigoureuse du principe de causalité, l’élimination de toute hypothèse obscure sur des forces, laquelle serait déduite de purs concepts, doit nécessairement rester notre principe dirigeant dans tout le domaine des sciences de la nature, et ce qui, dans ce développement systématique de la conception mécanique de l’univers, pourrait mécontenter et blesser notre sentiment, trouvera, comme nous le prouverons amplement, sa compensation sur un autre terrain.

Si donc l’opposition contre Darwin part, d’une manière plus ou moins franche, plus ou moins inconsciente, de sa prédilection pour la vieille explication téléologique de l’univers, une saine critique ne peut, en revanche, que tracer des limites et affirmer qu’aucune réfutation du darwinisme n’a de valeur, aux yeux de la science de la nature, si, à l’instar du darwinisme lui-même, elle ne prend pour point de départ le principe de l’intelligibilité du monde joint a l’emploi continu du principe de causalité. Toutes les fois, par conséquent, que, dans l’hypothèse auxiliaire d’un « plan de création » et d’idées analogues, se cache la pensée que, d’une source pareille un agent étranger peut s’introduire dans le cours régulier des forces de la nature, on ne se trouve plus sur le terrain de l’étude de la nature, mais sur celui d’un mélange confus de conceptions naturalistes et métaphysiques ou plutôt théologiques en général. Toute intervention d’une force mystique qui détourne un certain nombre de molécules de la voie où elles se meuvent en vertu des lois de la nature, pour les disposer et les coordonner, en quelque sorte, d’après un plan esquisse à l’avance, — toute intervention de ce genre aurait pour effet, selon les principes de la science, un travail appréciable par équivalents, mais rompant la série des équivalents, comme un lapsus calami survenu au milieu d’une équation, gâte toute la solution. Tout le « plan de création » que nous reconnaissons, tous les résultats des découvertes scientifiques faites jusqu’à ce jour, cette belle harmonie d’une loi égale et unitaire qui s’étend au monde entier, seraient détruits comme un fragile jouet d’enfant. Et dans quel but ? — Pour substituer à une explication réelle, quoique encore incomplète, le lambeau d’une conception de l’univers dont les principes ne permettent qu’un faible semblant d’explication rationnelle, qu’un classement des phénomènes d’après des idées creuses et de lourdes fantaisies anthropomorphiques.

Toutes ces brèches faites à la série causale se laissent ramener, en dernière analyse, à l’essence de la fausse téléologie, sur laquelle nous aurons encore un petit mot à dire. Cependant il existe aussi une téléologie non-seulement conciliable, mais encore presque identique avec le darwinisme, et il y a en outre des démonstrations idéales, des développements spéculatifs de cette téléologie exacte qui reposent sur un terrain transcendant et, pour cette raison, ne peuvent jamais entrer en conflit avec les sciences de la nature.

Si, comparativement à la téléologie lourde et anthropomorphique, le darwinisme apparaît comme une théorie de hasard, c’est qu’on l’observe seulement par son côté négatif, d’ailleurs parfaitement justifiable. Ce qui est conforme au but provient de la conservation de formes relativement fortuites mais ces formes ne peuvent être appelées fortuites qu’au tant que nous sommes hors d’état d’expliquer pourquoi telle forme apparaît précisément à tel moment. Dans le grand tout, chaque chose est nécessaire et déterminée par des lois éternelles ; il en est donc de même de l’apparition de ces formes qui, par l’effet de l’adaptation et de l’hérédité, deviennent la base de créations nouvelles. Sans doute ces lois ne produisent pas immédiatement ce qui est conforme au but ; mais elles font naître quantité de variations, quantité de germes parmi lesquels le cas spécial du convenable, du durable est peut-être relativement fort rare. Nous avons montré que ce mode de former ce qui est conforme au but, jugé d’après la finalité humaine, est très-peu élevé ; mais aussi l’homme est le plus compliqué des innombrables organismes que nous connaissons ; il est doué d’un appareil infiniment complexe, afin de pouvoir faire face à des besoins spéciaux de la manière la plus spéciale et la plus propre à sa nature. Le mécanisme qui opère ainsi reste caché à la propre conscience de l’être en qui il se développe ; aussi l’activité humaine et quasi-humaine apparaît-elle, au point de vue d’une observation grossière et non scientifique, comme l’effet immédiat d’une force qui émane de la pensée seule et saisit son objet, tandis que ce n’est en réalité que l’effet très-indirect d’une force extrêmement subtile. Si on laisse de côté les erreurs qui découlent de cette manière de voir, le mécanisme au moyen duquel la nature atteint son but doit à sa généralité, pour le moins, une perfection aussi grande que celle que son rang, comme cas spécial le plus parfait, assigne à la finalité humaine. Il serait facile de démontrer que, même dans les actes les plus élevés de l’homme, le principe de la conservation de ce qui est relativement le plus conforme au but joue encore son rôle, et concourt partout avec les appareils les plus délicats que l’activité spécifique de l’homme fait servir à ses réactions contre les causes extérieures. Même les grandes découvertes et inventions, qui forment la base de la culture supérieure et du progrès intellectuel, sont encore soumises à cette loi générale de la conservation du plus fort, bien qu’elles soient contrôlées d’après les méthodes les plus délicates de la science et de l’art.

Toute la question de la téléologie légitime peut se résumer ainsi on recherche jusqu’à quel point, dans cette disposition de la nature et dans cette action mécanique de la loi de développement, on peut trouver quelque chose de comparable à un « plan de l’univers ». Si nous avons la précaution d’écarter toutes les raisons qui tendent à démontrer l’existence d’un « architecte des mondes », pensant à la façon de l’homme, la question se réduira logiquement à ce point essentiel ce monde-ci est-il un cas spécial parmi d’innombrables mondes pareillement concevables qui seraient demeurés éternellement dans le chaos ou dans l’inertie, ou bien est-il permis d’affirmer que, quelle qu’ait été la constitution originelle des choses, il en devait résulter, d’après le principe de Darwin, finalement un ordre, une beauté, une perfection tels que nous les observons ? On peut élargir la question en se demandant si un monde même régulier et progressif aurait été nécessairement intelligible pour l’homme qui a besoin de s’orienter à l’aide de classes et de genres déterminés des choses, ou s’il ne serait pas possible d’imaginer une telle variété de formes et de phénomènes qu’elle restât nécessairement inintelligible pour un être organisé comme l’homme ?

On accordera sans doute que, dans ce sens, notre monde peut être qualifié de cas spécial car quelque facile qu’il soit de tirer mathématiquement, de données très-simples, tout le développement des phénomènes, il faut néanmoins recourir à des données positives qui rendent possible la formation de notre monde et qui, sans cette considération, pourraient être toutes différentes. Sous ce rapport, Empédocle lui-même présente des éléments téléologiques ; car, malgré la logique avec laquelle il fait toujours sortir la convenance dans l’organisation individuelle du simple essai de toutes les combinaisons possibles, le jeu de la réunion et de la séparation dans le grand tout n’en résulte pas moins nécessairement des propriétés des quatre éléments et des deux forces motrices fondamentales. Que l’on suppose l’absence de ces dernières, et l’on aura l’éternelle inertie ou l’éternel chaos. Il en est de même avec le système des atomistes. On peut, il est vrai, s’appuyer ici sur la théorie de l’infinité des mondes pour conclure que le cas spécial de notre monde est relativement un accident ; mais les principes nécessaires à l’intelligibilité de ce monde se trouvent déjà dans les hypothèses fondamentales sur les propriétés et le mode de mouvement des atomes. Que l’on suppose, par exemple, un monde ne renfermant que des atomes ronds et lisses, et rien ne pourra se former de cet ordre fixe des choses que nous voyons autour de nous. On a fait justement ici, en remontant aux origines, l’application consciente du principe de l’intelligibilité du monde, pour démontrer que la formation du monde est un cas spécial entre mille autres, dans la théorie ingénieuse et profonde qui limite la richesse des formes atomiques.

Dans la philosophie de Kant, qui plus que toute autre a approfondi ces questions, le premier degré de la téléologie est, par conséquent, identifié directement avec le principe qu’à plusieurs reprises nous avons appelé l’axiome de l’intelligibilité du monde, et le darwinisme, dans la plus large acception du mot, c’est-à-dire la théorie d’une descendance intelligible d’après les lois rigoureuses de la science de la nature, non-seulement n’est pas en contradiction avec cette Idéologie, mais au contraire la présuppose nécessairement. La finalité « formelle » du monde n’est que son adaptation aux besoins de notre esprit, et cette adaptation exige nécessairement la domination absolue de la loi de causalité sans intervention mystique d’aucune espèce ; elle présuppose, d’autre part, la possibilité de jeter un regard d’ensemble sur les choses, grâce à leur coordination en formes déterminées (82).

Kant traite encore, il est vrai, d’un deuxième degré de la téléologie, l’« objectif », et lui-même ici, comme dans la théorie du libre arbitre, n’a point suivi partout une ligne rigoureusement critique ; mais sa théorie sur ce point n’entre pas non plus en conflit avec l’objet scientifique de l’étude de la nature. Les organismes nous apparaissent, d’après la théorie de Kant, comme des êtres dans lesquels chaque partie est généralement déterminée par chaque autre, et nous sommes ensuite amenés, en vertu de l’idée rationnelle d’une détermination réciproque et absolue des parties dans l’univers, à regarder les organismes comme s’ils étaient le produit d’une intelligence. Kant déclare cette conception indémontrable et sans valeur démonstrative ; seulement il a le tort d’y voir une conséquence nécessaire de l’organisation de notre raison. Cependant, pour la science de la nature, cette téléologie « objective » ne peut jamais être autre chose qu’un principe heuristique elle n’explique rien, et, en dernière analyse, la science de la nature ne dépasse pas l’explication mécanique causale des choses. Si Kant croit que pour les organismes cette explication ne sera jamais complète, il ne faut nullement entendre cette opinion, qui du reste ne forme pas une portion nécessaire du système, en ce sens que l’explication mécanique de la nature puisse se heurter n’importe où, contre une limite fixe, au delà de laquelle apparaîtrait l’explication téléologique ; Kant ne se figure au contraire dans l’explication mécanique des organismes qu’un processus allant à l’infini, où il y aura toujours un reste insoluble, comme dans l’explication mécanique de l’univers. Mais cette vue de Kant n’entre pas en conflit avec le principe de l’investigation scientifique de la nature, encore que la plupart des naturalistes puissent être disposés à se faire, sur cette question, que l’expérience ne saurait résoudre, des idées différentes de celles de Kant.

C’est pour la même raison que la téléologie de Fechner est inattaquable au point de vue de la science de la nature. Il concilie, à l’aide du principe de la « tendance vers la stabilité » la causalité et la téléologie, en admettant que les lois générales de la nature elles-mêmes produisent nécessairement et peu à peu des êtres toujours plus parfaits, et en cela il trouve un ordre téléologique de l’univers, qu’il fait concorder plus loin avec une intelligence créatrice. Le principe de la tendance vers la stabilité est lui-même une hypothèse conforme à la science de la nature, et en même temps une pensée métaphysique ; et, des deux côtés, il devra se soumettre à la critique ; aller plus loin, c’est se confier à des articles de foi qui dépassent les données de l’expérience.

D’autant plus grossière et plus palpable est représentée dans la Philosophie de l’inconscient, de Hartmann, la fausse téléologie, qui tire du néant le travail mécanique et détruit ainsi l’enchaînement causal de la nature. Hartmann, il est vrai, proteste que sa « finalité » « n’existe pas à côte ou en dépit de la causalité », mais sa démonstration de la « finalité » et notamment la manière remarquable dont il la tonde par un prétendu calcul des probabilités, prouvent dès l’abord que précisément la rupture du rigoureux enchaînement causal de la nature forme la base de toute sa théorie, qui revient complètement à la foi du charbonnier et des grossières peuplades à l’état de nature (83).

Cette contradiction apparente s’explique aisément par ta manière dont Hartmann distingue l’esprit d’avec la matière, les causes intellectuelles d’avec les causes matérielles. « Bien loin, dit-il de sa téléologie, de nier l’absence d’exceptions à la loi de la causalité, elle suppose au contraire, cette absence non-seulement pour les matières entre elles, mais encore pour l’esprit par rapport à la matière et pour l’esprit par rapport à l’esprit. » Bientôt après, il développe avec une grande placidité l’hypothèse que la cause efficiente d’un événement quelconque, appelée m, n’est pas fondée complètement sur les circonstances matérielles existant simultanément, que « par conséquent » il faut chercher sur le terrain spirituel la cause suffisante de m.

La difficulté d’analyser complètement les circonstances matérielles simultanées n’inquiète point Hartmann. Très-rares sont les cas « où, en dehors d’un cercle local étroit, il existe, pour le fait, des conditions essentielles, et l’on n’a pas besoin de tenir compte de toutes les circonstances non essentielles ». On regarde donc autour de soi, dans le « cercle local étroit », avec tout l’intellect, toute la connaissance de la nature que, par hasard, on peut posséder ; on emploie peut-être un microscope, un thermomètre ou autres instruments semblables, et ce qu’alors on n’a pas encore découvert n’existe pas ou n’est pas essentiel. Si, après cela, on n’a pas trouvé l’explication complète de m, c’est que quelque diable (devil-devil) s’en mêle (84).

On ne doit pas supposer que, même dans le « cercle local étroite agissent une infinité de forces et de dispositions matérielles ; sans quoi il n’y aurait pas de « philosophie de l’inconscient ». Il est vrai que, dans des cas semblables, le naturaliste se borne à dire que la cause physique de m n’est pas encore découverte ; et, dans toute l’histoire de sa science toujours en mouvement, il trouvera l’impulsion qui le portera vers de nouvelles recherches et le rapprochera du but. Mais le nègre d’Australie et le philosophe de l’inconscient s’arrêtent là où cesse leur faculté d’explication naturelle, et ils renvoient tout le reste à un nouveau principe, grâce auquel tout est expliqué par un seul mot, d’une manière très-satisfaisante. La limite où s’arrête l’explication physique pour être remplacée par une apparition fantastique, diffère chez les deux, mais la méthode scientifique est la même Pour le nègre de l’Austral, par exemple, l’étincelle de la bouteille de Leyde est probablement de la diablerie (devil-devil) tandis que. Hartmann peut encore l’expliquer naturellement ; mais la méthode de transition d’un principe à un autre est absolument la même. La feuille qui se tourne vers le soleil, est pour Hartmann ce que la bouteille de Leyde est pour le nègre d’Australie. Tandis que les chercheurs, avec une ardeur infatigable, font tous les jours, précisément sur ce terrain, de nouvelles découvertes, toutes propres à prouver que ces phénomènes aussi ont leur cause mécanique, le philosophe de l’inconscient s’est arrêté dans ses études botaniques, par hasard, juste en un point qui laisse subsister le mystère dans son entier, et là naturellement aussi se trouve la limite où apparaît le reflet fantastique de l’ignorance personnelle, la « cause spirituelle », pour expliquer sans plus de peine ce qui est encore inexplicable (85).

Les causes spirituelles de Hartmann sont identiques avec le devil-devil du nègre d’Australie, c’est ce qu’il est à peine nécessaire de démontrer. La science ne connaît qu’une espèce d’esprit, celui de l’homme ; et toutes les fois qu’il est question de « causes spirituelles », dans le sens scientifique, il est toujours sous-entendu que ces causes se manifestent par l’intervention de corps humains. Ce que par hasard nous admettons de plus en fait d’« esprit », est transcendant et appartient au domaine des idées. Après avoir traversé le matérialisme pour arriver à l’idéalisme, nous avons le droit de déclarer que tout ce qui existe est de nature spirituelle, en tant que toute chose n’est d’abord pour nous qu’une représentation de notre esprit ; mais tant que nous établissons une distinction entre l’esprit et la matière, nous n’avons pas le droit d’inventer des esprits et des causes spirituelles qui ne nous sont pas donnés.

En ce qui concerne l’esprit de l’homme, admettons une fois que l’on puisse aussi soutenir la thèse qui fait disparaître le travail mécanique dans le cerveau et le change en « esprit », puis réciproquement fait naître de l’« esprit » seul une quantité déterminée de travail. Nous avons déjà suffisamment prouvé que cette thèse n’est pas la nôtre, mais que nous admettons, au contraire, pour les phénomènes matériels une série non interrompue de causes ; cependant supposons une fois ici le contraire, afin que nous arrivions du moins à un exemple de « causes spirituelles » produisant des effets matériels. On peut d’autant moins généraliser cette cause hypothétique que toute analogie entre les phénomènes de la nature et ceux qui se manifestent dans l’homme nous fait défaut. Il est bien permis ici de rappeler la condition posée par Du Bois-Reymond Si, dit-il, vous voulez me faire admettre une âme du monde, montrez-moi quelque part dans l’univers le cerveau correspondant à cette âme. Pourquoi cette condition nous semble-t-elle si étrange ? Uniquement parce que, pour les choses de la nature à propos, desquelles se présente le plus aisément une conception anthropomorphe, nous n’avons pas du tout l’habitude de penser au cerveau et moins encore aux mouvements moléculaires qui s’y produisent. Ce sont plutôt les mains d’hommes que nous transformons en mains de dieux ; ce sont les manifestations vitales d’êtres imaginaires que nous faisons intervenir dans le cours des choses, d’après l’analogie des actes humains, et non des mouvements de cerveaux humains. Le croyant voit dans la série des événements « la main de Dieu » et non un mouvement moléculaire dans le cerveau de l’âme de l’univers. Les peuples à l’état de nature se figurent présents partout des êtres fantastiques à formes humaines, bien que surhumaines. De ces représentations, et non de la théorie du cerveau, sont nées en général les idées de causes immatérielles ; bref, toute l’hypothèse d’un «monde spirituel », pour les effets que nous observons, n’est qu’une conception dérivée de ces créations diverses de la foi et de la superstition. La science ne connaît pas ce « domaine spirituel » et ne peut, par conséquent, lui emprunter de causes. Ce qu’elle ne peut expliquer naturellement, d’après les principes de la conception mécanique du monde, elle ne l’explique pas du tout. Le problème reste pour le moment sans solution. Mais la foi du charbonnier et la fausse philosophie se sont toujours accordées à expliquer l’inexplicable par des mots, derrière lesquels se cache, plus ou moins grossièrement dissimulé, le domaine des fantômes, c’est-à-dire le reflet fantastique de notre ignorance.

Or sur ces principes repose aussi la possibilité d’un calcul des probabilités très-intéressant. Il faut, pour l’établir, un raisonnement disjonctif en forme. Si par « causes spirituelles » on se représentait quelque chose de net, par exemple les actes d’un être divin, à formes humaines ou anthropomorphes, la disjonction ne serait pas sûre. Il se pourrait très-bien qu’il existât des causes d’une troisième espèce, comme, par exemple, la magie, l’influence des génies sidéraux, le spiritisme, etc., toutes choses qu’à ce point de vue on discuterait très-sérieusement. Mais, pour peu que l’on entende par « spirituel » tout ce qui pour le moment ne peut se démontrer matériellement, la disjonction est complète. On élimine celles des causes matérielles qui peuvent ne pas avoir été découvertes, et tout le reste est devil-devil.

Maintenant on peut démontrer que la probabilité de la présence du devil-devil, dans tous les phénomènes de la nature, équivaut à la certitude. Hartmann ne l’établit pas pour la totalité des phénomènes de la nature, mais seulement pour la partie qui s’adapte à la philosophie de l’inconscient. Or la méthode est aussi simple que son applicabilité générale est évidente. On appelle la probabilité que m a une cause matérielle, la probabilité de la « cause spirituelle » est ainsi . Si l’on ne peut ensuite trouver les causes matérielles, devient d’une petitesse presque imperceptible et le contraire de la certitude exprimée par .

La chose prend une tournure encore plus belle quand on examine un phénomène de la nature isolé et distinct. On a, en effet, ici, l’avantage de pouvoir décomposer ce phénomène en une série entière de phénomènes partiels, différents les uns des autres, tous permettant naturellement de douter s’ils sont fondés sur des bases purement physiques. On peut alors se montrer généreux sans péril en s’appuyant sur une thèse connue, empruntée aux éléments du calcul des probabilités. Mais on a beau attribuer une assez grande valeur à la probabilité que les phénomènes isolés sont dus à des causes matérielles, la probabilité de leur rencontre n’en sera pas moins fort petite, puisqu’elle n’est que la résultante de probabilités discrètes. Supposons, par exemple, que lorsqu’on a 15 phénomènes partiels, la probabilité de la cause matérielle soit égale à 0,9. Le naturaliste, il est vrai, sera porté à la déclarer, sans autre formalité, = 1 ; mais il agit de la sorte uniquement parce qu’il fait entrer en ligne de compte les causes naturelles non encore observées, et parce que, de la marche antérieure de l’étude de la nature, il a conclu, par induction, qu’en prolongeant suffisamment cette étude, on doit aboutir finalement à pouvoir tout expliquer par les lois ordinaires de la nature. Avec une semblable présupposition, le tour d’adresse de la philosophie de l’inconscient cesse d’être possible. Mais si l’on s’en tient à la probabilité 0,9, la probabilité, pour l’ensemble des phénomènes, sera, d’après l’hypothèse précitée, égale à la quinzième puissance de 0,9, ce qui donnera une fraction très-petite, en face de laquelle la partie adverse, la « cause spirituelle », présentera l’éclat d’une probabilité très-notable.

De la même manière il est facile de démontrer qu’un homme ne peut pas gagner dix fois de suite au jeu de dés sans l’aide de la fortuna ou d’un spiritus familiaris. Il n’y a que le premier pas qui coûte. On doit affirmer avec une naïve assurance la proposition disjonctive qu’à chaque coup heureux il y a concours de la fortune ou non. On égale à dans chaque cas, la probabilité du gain sans le concours de la fortune, et aussitôt on a la dixième puissance de cette fraction pour probabilité du gain répété dix fois de suite. Le concours de la fortune se rapproche alors de la certitude.

Quiconque connaît un peu plus à fond le calcul des probabilités sait que la probabilité pour chaque série déterminée de faits également possibles est égale en soi ; que par conséquent le cas où, par exemple, notre joueur gagnera au premier coup, perdra aux deuxième, troisième et quatrième, regagnera au cinquième et au sixième, reperdra au septième, regagnera aux huitième et neuvième, reperdra au dixième, est tout à fait aussi improbable que la supposition qu’il gagnera dix fois de suite (86). La réalité elle-même, quand elle dépend de beaucoup de circonstances distinctes, ou quand elle est un cas spécial, dans de très-nombreuses possibilités, apparaît toujours, a priori, comme très-peu probable, ce qui ne change rien à sa réalité. La simple explication du fait est que toute la théorie des probabilités est une abstraction des causes efficientes que nous ne connaissons pas, tandis que nous connaissons certaines conditions générales, dont nous faisons la base de notre calcul. Quand le dé a reçu son impulsion et qu’il se trouve en l’air, les lois de la mécanique ont déjà déterminé quelle face restera finalement en haut, tandis que, pour notre jugement a priori, la probabilité pour cette face comme pour toute autre est encore égale à .

Si une urne contient un million de boules et que j’y introduise la main pour en retirer une, la probabilité pour chaque boule n’est qu’un millionième, et cependant il y en aura une, une distincte de toutes les autres, qui sera nécessairement retirée. Ici la fraction de probabilité ne signifie que le degré de notre incertitude subjective sur ce qui arrivera, et il en est absolument de même pour les exemples que Hartmann emprunte à la nature organique. Que, par exemple, parmi les causes naturelles de la vue, certains cordons nerveux reçoivent la lumière après être sortis du cerveau et s’être épanouis dans la rétine, c’est là un fait dont les conditions sont si compliquées et encore si inconnues, qu’il serait ridicule de parler ici d’une « probabilité » = 0,9, ou même = 0,25. La probabilité que ce fait arrivera fortuitement est, au contraire, égale à zéro, et pourtant le fait est réel et, comme tout naturaliste sérieux l’admettra, même nécessaire, d’après des lois générales de la nature. Ici recourir, cause de « l’improbabilité », qui n’est que l’expression mathématique de notre incertitude subjective, à un principe placé au delà de l’étude de la nature, c’est tout simplement jeter la science aux vents et sacrifier la saine méthode à un fantôme.

Il n’entre pas dans notre plan d’examiner davantage la philosophie de l’inconscient. » La voie, menant du point où nous quittons cette philosophie jusqu’à la fausse téléologie, à travers les empiétements de « l’inconscient », apparaît nettement et nous n’avons affaire ici qu’aux « fondements » du nouvel édifice métaphysique. Nous avons déjà prouve suffisamment que, d’après notre théorie, la valeur des systèmes de métaphysique n’est pas liée à leur base démonstrative qui repose généralement sur une illusion. Si la « philosophie de l’inconscient » devait un jour exercer sur les arts et la littérature contemporaine une influence prépondérante et devenir ainsi l’expression du principal courant intellectuel, comme ce fut jadis le cas pour Schelling et Hegel, alors même que sa base serait encore plus ruineuse elle serait par le fait justifiée comme une philosophie nationale de premier rang. La période à laquelle elle donnerait son nom serait une période de décadence intellectuelle mais la décadence aussi à ses grands philosophes, comme Plotin dans les derniers temps de la philosophie grecque. En tout cas, c’est un fait remarquable que, si peu de temps après la campagne de nos matérialistes contre l’ensemble de la philosophie, ait pu trouver tant d’écho un système qui se place, vis-a-vis des sciences positives, dans une opposition plus vive que celle de n’importe quel système antérieur (87), et qui, sous ce rapport, renouvelle toutes les fautes de Schelling et de Hegel sous une forme bien plus palpable et bien plus grossière.


TROISIÈME PARTIE

LES SCIENCES DE LA NATURE, (SUITE.)
L’HOMME ET L’ÂME.


CHAPITRE PREMIER

La place de l’homme dans le monde animal.


Intérêt croissant pour les questions anthropologiques en face des questions cosmiques. Progrès des sciences anthropologiques. — L’application de la théorie de la descendance à l’homme va de soi. — Arrêts de Cuvier. — Découverte de restes d’hommes diluviens ; leur âge. — Traces d’une antique culture. — Influence du sentiment du beau. — La position verticale. — Naissance du langage. — La marche du développement de la culture d’abord lente, puis de plus en plus accélérée. — La question de l’espèce. — Rapports de l’homme avec le singe.


Toute l’histoire du matérialisme témoigne clairement que les questions cosmiques perdent peu à peu de leur intérêt, tandis que les questions anthropologiques soulèvent une polémique de plus en plus ardente. On pourrait croire que cette tendance anthropologique du matérialisme avait atteint son point culminant au XVIIIe siècle ; car les découvertes grandioses du XIXe siècle en chimie, physique, géologie, astronomie, ont provoqué une série de questions à l’égard desquelles le matérialisme a dû prendre une attitude déterminée. Cela pouvait se faire pourtant sans que l’on eût besoin de principes essentiellement nouveaux ou de théories passionnées et provocatrices. D’un autre côté, l’anthropologie a réalisé les progrès les plus étonnants, il est vrai, en partie sur des terrains qui ne touchent guère à la question du matérialisme. On a éliminé les fantômes des maladies ; on a commencé à ébranler un peu le cléricalisme médical et obtenu, à l’aide de la physiologie comparée et expérimentale, des résultats surprenants relatifs aux fonctions des principaux organes internes. Quant aux problèmes qui touchent immédiatement aux questions du matérialisme, les recherches les plus récentes ont démontré l’insuffisance des conceptions antérieures, sans les remplacer par une théorie nouvelle qui puisse servir d’appui solide au matérialisme. Le fonctionnement du système nerveux n’est plus pour nous un mystère, comme il l’était encore ou aurait dû l’être pour les matérialistes du XVIIIe siècle. Le cerveau a été, sous certains rapports, mieux compris que par le passé on l’a étudié anatomiquement avec une ardeur extrême, mesuré, pesé, analysé, examiné au microscope, scruté dans ses formes pathologiques, comparé à des cerveaux d’animaux et soumis à l’expérimentation chez les animaux ; quant à la connexion physiologique et à l’action de ses parties, on n’est pas même parvenu à établir une hypothèse d’ensemble ; on n’en débite que plus de fables, et, sur ce point, les matérialistes ne sont pas en retard. Un terrain dont l’exploitation a été plus fructueuse pour eux, est celui des métamorphoses de la matière et en général l’application de la physique et de la chimie aux fonctions de l’organisme vivant. Ici, à vrai dire, maints résultats d’une recherche prétendue exacte sont encore exposés à une critique qui les amoindrit fortement ; mais, en somme, on ne saurait contester le succès des efforts tentés pour nous représenter l’homme vivant, tel qu’il nous est donné dans son extérieur, de même que tous les corps organiques et inorganiques, comme un produit des forces qui agissent dans la nature entière. Une étude extrêmement importante, la physiologie des organes des sens, a, par contre, fourni des arguments péremptoires pour l’élimination du matérialisme ; mais elle n’a été encore guère utilisée dans la polémique, soit que les adversaires du matérialisme ne puissent pas se servir, dans leur intérêt, des arguments qu’elle leur offre, soit qu’ils manquent des connaissances nécessaires. Cependant on a aussi essayé de soumettre la psychologies la méthode des sciences de la nature et même à une méthode mathématico-mécanique. On a constitué dans la psychophysique et la statistique morale des sciences qui paraissent venir à l’appui de cette tentative. Comme, dans ces derniers temps, on a qualifié la polémique matérialiste de guerre relative à l’âme, nous serons forcé, dans le cours de cette troisième partie, de tenir compte de chacune de ces sciences.

Discutons d’abord la question de l’origine et de l’âge du genre humain, ainsi que celle de la place de l’homme dans le règne animal, question qui a déjà été très-vivement débattue à l’époque où Büchner et Vogt provoquèrent une polémique relative au matérialisme ; mais cette question a été depuis lors quelque peu dégagée du caprice des opinions subjectives et des hypothèses hasardées par le zèle admirable des investigateurs dans toutes les sciences naturelles. On traite d’ordinaire cette question en se rattachant le plus étroitement possible à la théorie de Darwin sur la naissance des organismes et presque comme le point le plus intéressant, comme le résultat principal de cette théorie. Il est évident que le véritable intérêt que présente, pour la science de la nature, la théorie de la descendance consiste dans l’application du principe général à la naissance des organismes. Que l’homme soit un des anneaux de la grande chaîne de ces naissances, cela se comprend sans peine, si l’on se place au point de vue de la science de la nature ; mais comme la naissance de la culture humaine et de la vie intellectuelle de l’homme a besoin d’une explication spéciale, il est naturel que les recherches relatives à ce problème se fassent dans les sciences particulières, en parfaite conformité toutefois avec le grand ensemble des questions anthropologiques. Ainsi l’on ne traite pas encore l’histoire universelle comme une partie de l’histoire de la nature, quoique l’on sente déjà très-bien que les principes de la lutte pour l’existence y jouent aussi leur rôle.

On peut détruire par la critique ou « dominer » par la spéculation le dualisme de l’esprit et de la nature ; on peut, en se plaçant au point de vue de la science de la nature, poser comme axiome qu’en dernière analyse la vie intellectuelle doit être conçue comme produit des lois générales de la nature ; mais on ne pourra pas empêcher d’établir une distinction entre la nature et l’esprit, tant que nous aurons, pour connaître ces deux domaines, des points de départ différents et des mesures diverses pour en apprécier les phénomènes. Que l’homme ne se soit élevé d’une vie bestiale antérieure à l’état d’homme que grâce à son développement interne, voilà ce que Kant admettait comme évident ; mais il voyait dans l’éclosion de la pensée du moi le véritable moment de la création de l’homme (1). C’est ainsi que, même encore aujourd’hui, l’histoire primitive de l’esprit et de la culture reste la question principale, la sortie de l’homme hors de la série des brutes se comprenant très-bien, d’après la science de la nature, tandis que sa vie intellectuelle demeure toujours un problème, même quand toutes les conséquences de la théorie de la descendance ont été admises. Il fallait en même temps, pour rendre la véritable conception philosophique accessible à un cercle plus étendu d’esprits, un travail préliminaire d’élucidation et d’affranchissement, principalement dans le domaine de la géologie et de la paléontologie.

Les dogmes des révolutions de la terre, de l’apparition successive des créatures, de l’avènement tardif de l’homme, ont été, dès l’abord, opposés au matérialisme et plus encore au panthéisme. Tandis que Buffon, de la Mettrie et plus tard les philosophes allemands de la nature, Gœthe en tête, adoptaient vivement l’idée de l’unité de la création et essayaient de faire en général provenir les formes supérieures du développement des inférieures, ce fut notamment Cuvier, le plus fin connaisseur du détail des choses, qui s’opposa à ces tendances unitaires. Il redoutait le panthéisme. Gœthe représentait justement de la façon la plus parfaite cette philosophie unitaire et panthéiste ; déjà auparavant il s’était trouvé en désaccord avec Camper et Blumenbach à propos de l’os wormien qui, dit-on, différencie l’homme du singe, et jusqu’à sa mort, il suivit, avec la plus grande attention, la polémique sur l’unité de tous les organismes. C’est ainsi qu’il nous fait connaître un propos malveillant de Cuvier Je sais bien que, pour certains esprits, derrière cette théorie des analogues, peut se cacher, du moins confusément, une autre théorie très-ancienne, depuis longtemps réfutée, mais reprise par quelques Allemands pour favoriser le système panthéiste, qu’ils appellent philosophie de la nature. » (2). — Ce dédain du savoir positif envers l’intelligence compréhensive de l’ensemble, la passion de l’observateur qui analyse contre le penseur qui synthétise, aveuglèrent Cuvier au point de lui faire méconnaître quelle différence profonde la logique commande d’établir entre l’absence d’une preuve et une preuve de l’absence d’un phénomène. On ne connaissait pas d’hommes fossiles, et il déclara solennellement qu’il ne pouvait pas y en avoir.

Une pareille déclaration étonne d’autant plus que généralement une négation, en histoire naturelle, n’a qu’une valeur secondaire ; comme on n’avait encore, à cette époque-là, exploré qu’une très-petite portion de la surface de la terre, il eût été difficile d’expliquer une affirmation aussi générale, si elle ne s’était trouvée d’accord avec la théorie dominante des créations successives. Or les créations successives étaient une libre interprétation du récit biblique concernant les jours de la création, interprétation qui conserve encore beaucoup de partisans, même aujourd’hui que les faits en démontrent l’inexactitude. Vogt, dans sa vive polémique, compare avec tant de justesse et de concision la théorie d’alors aux découvertes du temps présent, que nous ne pouvons nous refuser le plaisir de citer ce morceau, malgré quelques plaisanteries superflues

« Il y a trente ans à peine que Cuvier disait : Il n’y a pas de singes fossiles et il ne peut pas y en avoir ; il n’y a pas d’hommes fossiles et il ne peut pas y en avoir — et aujourd’hui nous parlons de singes fossiles comme de vieilles connaissances et nous introduisons l’homme non-seulement dans les terrains d’alluvion, mais encore jusque dans les formations tertiaires les plus récentes, en dépit de quelques obstinés qui affirment que l’arrêt de Cuvier est un trait de génie et ne peut être cassé. Il y a vingt ans à peine que j’apprenais auprès d’Agassiz : Couches de transition, formations paléozoïques, — règne des poissons ; il n’y a pas de reptiles à cette époque et il ne pouvait y en avoir, parce que c’eût été contraire au plan de la création ; — formations secondaires : — (trias, Jura, craie), règne des reptiles ; il n’y a pas de mammifères et il ne pouvait pas y en avoir, pour la même raison ; — couches tertiaires, — règne des mammifères ; il n’y a pas d’hommes et il ne pouvait pas y en avoir ; — création actuelle, — règne de l’homme. Qu’est devenu aujourd’hui ce plan de création, avec ses catégories exclusives ? Reptiles dans les couches dévoniennes, reptiles dans le carbonifère, reptiles dans le dyas — adieu, règne des poissons ! mammifères dans le jurassique, mammifères dans le calcaire de Purbeck, que quelques-uns rangent dans la craie inférieure, — au revoir, règne des reptiles ! Hommes dans les couches tertiaires supérieures, hommes dans les terrains d’alluvion, — encore une fois au revoir, règne des mammifères ! » (3).

Il est à remarquer que, dès l’année qui suivit la mort de Cuvier et de Gœthe (1832), fut annoncée une trouvaille qui seule aurait suffi pour renverser la théorie du premier, si la manie autoritaire et l’aveugle préjugé n’étaient bien plus répandus que la simple réceptivité pour l’impression produite par les faits. Il s’agit de la découverte du docteur Schmerlingdans les cavernes à ossements d’Engis et Engihoul, près de Liège (3 bis). Quelques années plus tard, Boucher de Perthes commença ses infatigables recherches de restes humains dans les formations diluviennes, et ses longs efforts furent enfin récompensés par les découvertes de la vallée de la Somme. Leur résultat ne fut admis qu’après une longue polémique ; dès lors la direction des recherches se modifia insensiblement. Une nouvelle série de très-intéressantes découvertes à Aurignac, Lherm et dans le Neanderthal sur les bords de la Düssel, coïncida avec le triomphe lent mais définitif de la théorie de Lyell sur la formation de l’écorce terrestre et avec les idées nouvelles de Darwin sur l’origine des espèces. L’opinion des hommes compétents s’étant modifiée, on remit en lumière mainte notice antérieure que l’on lit concorder avec les découvertes nouvelles. Le résultat total fut que l’on avait réellement trouvé des restes humains, dont la structure et la position prouvèrent que le genre humain avait été contemporain de ces espèces anciennes d’ours, d’hyènes et d’autres mammifères, dénommés d’après les cavernes où l’on découvre d’ordinaire leurs ossements.

Quant à l’âge, que l’on doit assigner à tous ces restes, les opinions sont tellement variables et tellement divergentes que l’on peut en déduire uniquement la grande incertitude de tous les modes de calcul essayés jusqu’à ce jour. Il y a une dizaine d’années, on admettait assez généralement des périodes de cent mille ans ; aujourd’hui une forte réaction s’est opérée contre ces hypothèses, encore que les matériaux concernant l’homme des temps diluviens se soient considérablement accrus et qu’il ait même été découvert des traces de l’existence du genre humain à l’époque tertiaire (4).

Dans la caverne de Cro-Magnon (5) on trouva, en 1868, les restes humains de cinq individus différents avec les os d’un grand ours, d’un renne et d’autres animaux de l’époque diluvienne. Ces squelettes humains attestaient une race d’une vigueur athlétique, d’une férocité bestiale, mais d’un cerveau déjà très-développé. Dans quelques couches plus profondes de la même caverne, on trouva des outil s’en pierre et d’autres vestiges de l’activité humaine, qui doivent avoir, en partie, appartenu à une race encore bien plus ancienne. À Hohlenfels (6), non loin de Blaubeuren, le professeur Fraas découvrit, en 1870, une antique habitation d’hommes qui chassaient et mangeaient trois espèces différentes d’ours, entre autres l’ours des cavernes. Dans la même caverne se trouvèrent de nombreux restes du renne, dont les cornes travaillées avec des couteaux en silex servaient à faire des outils. Un lion, qui devait dépasser de beaucoup la taille des lions actuels de l’Afrique, avait succombé sous les armes grossières de ces troglodytes, contemporains du rhinocéros et de l’éléphant.

Or c’est précisément celui qui a découvert ces monuments du passé qui plaide aujourd’hui le plus énergiquement en faveur des périodes de courte durée. Fraas continue à chercher partout avec une grande sagacité, dans les traditions de l’antiquité et du moyen âge, des traces d’un vague souvenir relatif à l’état de civilisation de l’époque des troglodytes et à leurs rapports avec les animaux de leur temps. Et de fait, l’opinion qui veut que les périodes du mammouth, de l’ours des cavernes et du renne aient été distinctes et aient duré chacune des milliers d’années, paraît insoutenable. Tous ces animaux ont vécu simultanément sur le sol de l’Europe centrale, bien qu’une espèce ait disparu plus tôt, une autre plus tard. La conservation ou la détérioration de leurs ossements paraît déterminée presque exclusivement par le degré d’humidité des couches de terrain où ils sont enfouis, et l’état dans lequel on les trouve ne fait pas connaître leur âge. Si Fraas, aidé par sa critique géologique et les traditions mythologiques ou étymologiques, descend à des périodes comprises dans les 6 000 années de l’histoire biblique de la création, il n’y a pas d’objections à lui faire, tant que son argumentation est solide. L’étude de la nature doit se montrer complètement indépendante de cette tradition, tantôt en admettant dans les théories astronomiques et géologiques, où l’on en a besoin, des périodes d’une grandeur quelconque, tantôt aussi en se contentant de périodes de quelques milliers d’années, quand ces périodes sont confirmées par les faits, et cela sans se préoccuper du sourire silencieux et triomphant des adversaires de la science libre. La libre recherche y subit aussi peu une perte réelle que les dogmes essentiels de la foi chrétienne n’y trouvent un appui indispensable au maintien de son existence. Toutefois nous devons rappeler ici que la méthode n’autorise nullement à traiter les longues périodes comme quelque chose d’invraisemblable en soi, et que, au contraire, dans les cas douteux, la période la plus longue doit toujours être considérée comme la plus probable. La démonstration devra être faite pour le minimum, et d’une démonstration pareille sont encore fort éloignées les considérations puisées par Fraas dans la linguistique et les récits de la tradition.

Le dernier mot dans cette question sera prononcé, suivant toute probabilité, par l’astronomie. Dès maintenant on met, de deux façons différentes, les traces de l’époque glaciaire en rapport avec les faits astronomiques d’abord par les variations périodiques de l’obliquité de l’écliptique, ensuite par les changements constatés dans l’excentricité de l’orbite terrestre. Cette dernière explication éloigne de notre époque la période glaciaire d’au moins 300 000, sinon 800 000 années ; la première explication nous ramène à une période de 21 000 années, durant laquelle tantôt l’hémisphère nord, tantôt l’hémisphère sud de notre globe aurait eu sa période glaciaire (7). Il faudra bien ici que les opinions divergentes finissent par s’accorder pour trancher définitivement la question de savoir si ces modifications ont pu, oui ou non, exercer une si profonde influence sur les conditions climatériques de la terre. Si le résultat était négatif, il ne resterait comme explication que les changements terrestres de l’élévation des continents et des mers, des courants marins chauds ou froids, etc. ; alors l’espoir d’obtenir une chronologie exacte de ces changements deviendrait bien faible. Disons au reste que les deux causes astronomiques d’une période glaciaire pourraient exister l’une à côté de l’autre, et qu’en outre toutes deux pourraient avoir contribué à produire des changements à la surface de la terre. Supposons, par exemple, que l’hémisphère boréal se trouvât, il y a 11 000 ans, au maximum de froid, il se peut que, dans la transition de cet état à notre état actuel, notamment dans la période, calculée en rétrogradant, de 8 000 à 4 000 ans, sous l’influence de causes terrestres, l’époque glaciaire ait disparu et reparu plusieurs fois, jusqu’au moment où les progrès de la chaleur eurent tracé aux glaciers des limites plus fixes.

D’après cela, même les traces de l’existence de l’homme remontant jusqu’à l’époque tertiaire ne prouveraient pas que la durée de l’existence du genre humain doive se compter par des centaines de milliers d’années.

Mais, vue à la lumière de la science, que signifie « l’antiquité du genre humain » ? L’homme dérivant, aussi bien que tous les autres organismes, son origine physique de la naissance primordiale de la vie organique sur la terre, il ne peut être question que du problème suivant à quelle époque se rencontrent, pour la première fois, des êtres dont l’organisation est semblable à la nôtre au point que, depuis ce temps-là, il ne s’est plus manifesté de développement essentiel de la forme extérieure et des aptitudes ? À ce problème se rattachent immédiatement, d’un côté la question des formes de transition et des premiers degrés de l’être humain, de l’autre la question des commencements de la culture humaine.

D’après toutes les probabilités, ce n’est pas sur le sol de l’Europe actuelle que nous devons chercher les formes de transition ; car l’homme ne paraît être venu en Europe, comme immigrant, qu’après son entier développement organique. « La grande lacune, dit Darwin, qui existe dans la progression organique entre l’homme et ses plus proches parents, lacune qui ne peut être comblée par aucune espèce éteinte ou vivante, a été souvent présentée comme une grave objection contre l’hypothèse que l’homme serait issu d’une forme inférieure ; mais à ceux qui, convaincus par des raisons générales, croient au principe universel de l’évolution, cette objection ne paraîtra pas d’un poids considérable. De pareilles lacunes apparaissent sans cesse sur tous les points de la série ; quelques-unes sont grandes, nettement tranchées et déterminées, quelques-unes moindres à différents degrés d’après ces rapports, comme par exemple entre l’orang-outang et ses plus proches parents, — entre le tarsier et les autres lémurides, — entre l’éléphant, et d’une manière encore plus frappante, entre l’ornithorynque ou l’échidné et les autres mammifères. Mais toutes ces lacunes dépendent simplement du nombre des formes voisines qui sont éteintes. Dans un avenir qui n’est séparé de nous que par quelques siècles, les races civilisées de l’humanité auront, c’est presque certain, exterminé et remplacé sur toute la terre les races sauvages. Comme l’a fait remarquer le professeur Schaafhausen, vers la même époque les singes anthropomorphes auront été sans doute pareillement exterminés. La lacune alors sera élargie, car elle séparera l’homme arrivé, comme nous pouvons l’espérer, à un plus haut degré de culture que le Caucasien, d’avec le babouin placé si bas dans la série des singes, tandis qu’aujourd’hui la lacune se trouve entre le nègre ou l’Australien et le gorille » (8).

En revanche, on est arrivé, dans ces dernières années, à de nombreux aperçus sur l’état de culture des habitants primitifs de l’Europe ; il paraît même que l’on a trouvé un fil conducteur assez solide qui commence à l’époque diluvienne et se prolonge jusqu’aux temps historiques. Ce sont principalement les outils, les produits et les ressources de son industrie, qui témoignent de la vie de l’homme aux différentes périodes des progrès de la civilisation. Dans la caverne de Lherm, on trouva des restes humains mêlés aux os et dents de l’ours troglodyte et de l’hyène troglodyte, sous une épaisse couche de stalagmites. « Outre les restes de l’homme, se rencontrèrent des témoignages de son industrie, un couteau triangulaire en silex, un canon de l’ours des cavernes transformé en instrument tranchant, trois mâchoires inférieures de l’ours des cavernes, dont la branche montante était percée d’un trou, afin de pouvoir les suspendre, et la branche oculaire d’un bois de cerf, taillée et façonnée en pointe à sa base. Les armes les plus remarquables consistent en 20 demi-mâchoires de l’ours des cavernes, dont la branche montante avait été abattue et le corps des mâchoires taillé de manière à fournir une poignée commode. La canine, fortement proéminente, formait ainsi un crochet, qui pouvait servir tout à la fois d’arme et de pioche pour creuser la terre. Si nous n’avions trouvé qu’un seul de ces étranges instruments, disent MM. Rames, Garrigou et Filhol, auteurs d’un mémoire publié à Toulouse, on pourrait nous objecter que c’est l’effet du hasard ; mais quand on découvre 20 mâchoires toutes façonnées de même, est-il encore possible de parler de hasard ? Au reste il est facile de suivre le travail au moyen duquel l’homme primitif donnait cette forme à une mâchoire. On peut compter sur chacune de ces mâchoires les entailles opérées avec le tranchant d’un couteau en silex simplement taillé » (9). On a trouvé un grand nombre d’instruments de pierre dans le bassin de la Somme, et si l’importance des découvertes de Boucher de Perthes n’a pas été reconnue plus tôt, c’est qu’à maintes pièces il a essayé de donner une signification trop subtile. Le sol crayeux de ces contrées est riche en rognons de silex qu’il suffit de frapper les uns contre les autres pour les briser ; on obtient alors des fragments qui, après avoir subi un nouveau traitement, se convertissent en haches et couteaux semblables à ceux des hommes de l’époque diluvienne. Or le singe se sert occasionnellement d’une pierre en guise de marteau on pourrait donc croire que nous surprenons ici l’homme sur un échelon très-rapproché du développement de l’animal. Cependant la différence est énorme ; car précisément la persévérance déployée pour la fabrication d’un instrument qui n’est guère supérieur à une pierre à l’état naturel ou à un éclat de pierre, montre la faculté de faire abstraction des besoins et jouissances immédiats de la vie, et de concentrer l’attention sur les moyens d’arriver au but, et cette persévérance nous la trouverons difficilement chez les mammifères et même chez les singes. Les animaux se construisent quelquefois des demeures très-artistiques ; mais nous ne les avons pas encore vus employer des instruments fabriqués ad hoc. On sait que l’économie politique s’efforce de faire coïncider la naissance du capital avec la confection du premier outil. Or ce commencement de développement humain existait certainement chez l’homme de l’époque diluvienne. Comparativement à lui, notre orang-outang, notre chimpanzé serait un bohème, un vagabond fieffé au point de vue de l’économie politique. Si l’on admet que le genre humain se soit élevé, par d’innombrables échelons, des formes organiques les moins apparentes à la hauteur où il est parvenu aujourd’hui, certainement aussi il a dû s’écouler un long espace de temps depuis l’époque où l’homme disposait de mains bien formées et de bras vigoureux ainsi que d’une forte organisation, jusqu’au moment où il donna à ces organes l’aide de couteaux en silex et de mâchoires d’ours péniblement travaillés.

Mais à côté de ces outils grossiers nous trouvons aussi des traces indubitables du feu. Les habitants primitifs de l’Europe paraissent avoir connu et utilisé, dès les temps les plus anciens, cet auxiliaire, le plus important de tous ceux que possède l’humanité (10). « L’animal, dit Vogt, se réjouit à la vue d’un feu allumé fortuitement ; l’homme tâche de le conserver, de le produire et de s’en servir dans des buts différents. » Il est de fait qu’un champion de la différence absolue entre l’homme et l’animal ne pourrait trouver un plus bel argument, pour défendre son opinion à l’encontre des découvertes les plus récentes. C’est justement la prévoyance, la sollicitude pour des besoins futurs qui a conduit l’homme pas à pas vers une culture supérieure ; c’est aussi ce qui nous paraît un trait caractéristique de ces temps primitifs si éloignés de nous. Malgré cela, en réfléchissant mûrement, il est évident que nous ne savons rien de la différence absolue qu’on prétend exister entre l’homme et l’animal, et que, dans le ressort de la science, nous ne trouvons pas la moindre raison pour soutenir des idées semblables. Nous ne savons ni jusqu’à quel degré le monde animal pourra se développer ultérieurement (11), ni par quels degrés a dû passer l’homme avant d’arriver au point d’entretenir le feu et de le faire servir à ses besoins.

On a mis une extrême perspicacité à combiner les résultats de quelques trouvailles pour conclure ici à des restes d’un repas de cannibales, là à des cérémonies funèbres. Nous passons sous silence ces intéressantes dissertations, pour mentionner en quelques mots les conclusions formulées sur l’organisation des hommes de l’époque diluvienne, conclusions fondées sur la structure des parties de squelette que l’on a découvertes. Ici malheureusement il faut avouer que les matériaux sont très-insuffisants. La trouvaille d’Aurignac, peut-être la plus intéressante de toutes, est devenue la preuve monumentale de l’ignorance d’un médecin[3], qui fit enterrer au cimetière dix-sept squelettes d’âges et de sexes différents ; et depuis, vraisemblablement par fanatisme, on a prétendu ne plus savoir en quel endroit ces ossements avaient été inhumés. Est-il admissible qu’au bout de huit années, toutes les personnes employées à cette opération, ainsi que les spectateurs, ne reconnussent plus cette place ? Peut-être un jour se la rappellera-t-on mieux. Pour le moment, on se contente d’affirmer que tous ces squelettes étaient de fort petite taille (12). Le squelette de Neanderthal est de moyenne stature, mais décèle une structure musculaire extraordinairement puissante. Le crâne de Neanderthal est, de tous ceux que nous connaissons, celui qui ressemble le plus au crâne du singe. Par contre, nous avons de la caverne d’Engis près de Liége un crâne dont la structure est fort belle et n’annonce nullement une race inférieure. Enfin les squelettes de Cro-Magnon présentent des crânes bien développés mais la conformation du visage est défavorable et les dimensions des mâchoires dénotent de la brutalité ; la structure du squelette indique non-seulement un développement très-accentué de la forte musculaire, mais encore plusieurs traits qui rappellent le singe (13).

Nous en concluons qu’il ne peut être question d’une race d’hommes unique de l’époque diluvienne ; de plus, que non-seulement un développement considérable du cerveau remonte aux temps les plus anciens dont nous ayons connaissance, mais encore peut très-bien se concilier avec un état de grossière rudesse et de sauvage énergie. Nous n’examinerons pas pour le moment si le crâne de Neanderthal est une anomalie pathologique ou s’il doit être considéré comme le type d’une race très-inférieure. Nous devrons en tout cas admettre que, dès cette époque primitive, l’Europe était habitée non par une seule race, mais par plusieurs races humaines différentes. Aucune de ces races ne se trouvait, même dans les temps les plus anciens dont il nous reste des traces, dans un état de beaucoup inférieur à celui des races sauvages les moins civilisées de notre époque. Même en regardant le crâne de Neanderthal comme type d’une race, nous n’avons pas encore le droit de placer cette race sur la voie qui conduit du singe à l’homme. Le chercheur peut aisément aller trop vite en face de phénomènes si nouveaux et si étranges, surtout quand ils paraissent confirmer avec éclat les idées dominantes. On saisit chaque nouvelle trouvaille avec la précipitation de l’impatience, pour l’employer à compléter la série de développement qu’exige la loi de causalité de notre intellect. Mais cette précipitation elle-même est encore un reste de défiance contre la portée de l’intellect ; on craint que son jeu ne se perde subitement de nouveau au profit du dogmatisme, si l’on n’apporte pas à la hâte des preuves positives en faveur de l’accord de la nature avec une conception rationnelle. Plus on se débarrassera complètement de tous les brouillards dogmatiques quelconques, plus cette défiance disparaîtra sans retour. Le point le plus important pour Épicure était encore de se borner à montrer que toutes choses pourraient être nées d’une manière intelligible quelconque. Mais le principe de l’intelligibilité de tous les phénomènes est suffisamment établi pour nous, soit qu’on le dérive d’une expérience suffisante, soit qu’on le déduise a priori. À quoi donc sert la précipitation ? La même catégorie de personnes qui naguère jurait avec passion par le dogme de Cuvier, affirmant qu’il n’existe pas d’hommes fossiles, jure maintenant par les lacunes de la série de transition : c’est toujours l’éternelle tendance à sauver par des thèses négatives l’idée fixe que l’on ne peut établir à l’aide de thèses positives ! Que l’on s’en tienne tranquillement à ceci, que même le diluvium ne nous conduit pas jusqu’à présent à un état de l’homme bien différent de celui du nègre de l’Australie (14).

On voit mieux les degrés intermédiaires entre l’homme du diluvium et les temps historiques. Ici, durant ces dernières années, on a conquis un terrain dont le défrichement nous promet une préhistoire complète de l’humanité. À ces degrés intermédiaires se rattachent les « débris de cuisine » (kjoekkenmoedding) dont on a tant parlé, ces antiques monceaux de coquines d’huîtres et de moules vidées, que l’on a trouvés sur les côtes du Danemark avec des preuves non équivoques de l’activité humaine. À ces degrés intermédiaires se rapportent notamment les constructions sur pilotis (Pfahlbauten)des lacs de la Suisse et d’autres pays de l’Europe ; c’étaient sans doute primitivement des refuges, des magasins, peut-être même plus tard des entrepôts pour le commerce des riverains. Ces constructions si remarquables ont été découvertes rapidement et en grand nombre, les unes à la suite des autres, après que le Dr  Ferdinand Keller eut trouvé le premier emplacement de ce genre durant l’hiver 1853-1854, près de Meilen, sur les bords du lac de Zurich, et en eut reconnu et apprécié l’importance (14 bis). On distingue aujourd’hui parmi les nombreux objets découverts, notamment là où les constructions lacustres offrent des traces d’incendie, trois âges différents, dont le dernier, celui du fer, se prolonge jusqu’à l’époque actuelle. Les temps antérieurs ne sont pas, comme d’après les mythes des anciens, l’âge d’argent et l’âge d’or ; ils nous reportent à une période, où les peuplades dont il s’agit n’avaient que des ustensiles en bronze, et finalement à l’âge de pierre, dont nous avons rencontré les premières traces chez les hommes du diluvium. Mais ces périodes elles-mêmes n’ont qu’une importance relative, comme nous l’ont appris les progrès des recherches. Des peuplades peuvent s’être trouvées dans un âge de pierre, tandis que d’autres peuplades contemporaines jouissaient déjà d’une culture avancée. Des outils en pierre, auxquels on s’était habitué, et qui, choisis dans une bonne matière et bien confectionnés, se prêtaient à maints usages, ont pu longtemps encore être employés, tandis que parallèlement l’on se servait déjà d’outils en métal, de même qu’aujourd’hui, chez des peuples sauvages, nous voyons employés des instruments en pierre et en coquillages de toute espèce, quoique ces mêmes sauvages possèdent souvent des outils métalliques importés par des Européens. — Ainsi, tout en nous félicitant des nombreux renseignements que nous fournissent notamment les constructions lacustres pour l’histoire des industries les plus anciennes, de la manière de vivre et de la culture graduellement croissante des peuplades préhistoriques, nous n’y trouvons rien qui puisse nous éclairer sur ce qui différencia plus nettement d’abord l’homme d’avec les espèces animales, et par conséquent sur les véritables commencements de l’existence de l’homme en tant qu’espèce.

Un détail cependant mérite d’être mis en relief, car il paraît se rapporter essentiellement aux premiers commencements de la vie de l’homme en tant qu’espèce distincte c’est l’apparition du sentiment du beau et de certaines ébauches artistiques à des époques où évidemment l’homme était encore en lutte sauvage avec les grands carnassiers et maintenait péniblement son existence au milieu des terreurs et des péripéties les plus émouvantes. Mentionnons en première ligne les esquisses d’animaux sur des pierres ou sur des os, que l’on a trouvées, pour la première fois, dans des cavernes du midi de la France, et tout récemment à Thaingen, près de Schaffhouse. Ajoutons que, dans les débris les plus anciens elles plus grossiers de poterie, on remarque presque toujours une certaine recherche de l’élégance de la forme ; bref, les éléments de l’ornementation semblent presque aussi anciens que l’habileté déployée dans la fabrication des armes et des ustensiles en général (15). Nous avons ici une confirmation remarquable des pensées exprimées par Schiller dans ses Artistes ; en effet, quand nous nous représentons les passions violentes de l’homme primitif, nous ne pouvons guère leur opposer d’autres influences éducatrices et ennoblissant es que la société et le sentiment du beau. On se rappelle ici involontairement la question si connue : l’homme a-t-il d’abord parlé ou chanté ? Sur ce point, la paléontologie se tait ; mais à sa place se présentent des considérations anatomiques et physiologiques. D’après l’ingénieuse remarque de Jæger, le maniement délicat des mouvements de l’haleine, notamment la régularisation facile et libre de l’expiration, est une condition première de l’emploi du langage ; et cette condition ne peut être complètement remplie que dans la position verticale du corps. Cette remarque s’applique naturellement aussi au chant ; par conséquent, les oiseaux, qui usent librement de leur thorax, sont des chanteurs-nés et apprennent même à parler avec une facilité relative. Darwin est tenté d’accorder la priorité au chant. « Quand nous traiterons de la sélection sexuelle, dit-il, nous verrons que l’homme primitif ou du moins un ancêtre primitif quelconque de l’homme, selon toute vraisemblance, usa largement de sa voix, comme le fait aujourd’hui un singe de l’espèce gibbon, pour produire des intonations réellement musicales, en d’autres termes pour chanter. D’après de nombreuses analogies, nous pouvons conclure que cette faculté aura été exercée, pendant l’époque où les deux sexes se recherchent, pour exprimer divers mouvements de l’âme, tels que l’amour, la jalousie, le triomphe, et en même temps pour défier les rivaux. L’imitation de cris musicaux à l’aide de sons articulés a pu donner naissance à des mots qui exprimaient différentes émotions complexes » (16).

Il est très-vraisemblable que l’imitation des cris des animaux a joué un rôle, comme le pense Darwin, dans la formation du langage humain, attendu qu’un son, provoqué par le simple désir d’imiter, devait très-facilement acquérir une signification. Le corbeau, par exemple, qui, par sa propre invention, imite les aboiements du chien et les caquets des poules, joint certainement à ces sons l’idée de l’espèce distincte de chacun de ces animaux, car il sait duquel des deux chaque son émane. Il a, par conséquent, dans son invention, une base pour la formation de l’idée, opération dont les éléments ne sont nullement inconnus aux animaux. Les sons qui, par leur nature réflective, expriment l’étonnement, la terreur, etc., ont dû toujours être compris de tous les êtres semblablement organisés ; car, même chez les animaux, ils constituent des moyens indubitables de se comprendre. Nous avons un élément représentant ici subjectivement, là objectivement la formation du langage. La réunion des deux a donné nécessairement au subjectif des formes plus rigoureuses ; à l’objectif, plus de contenu (17).

Si l’on étudie l’histoire de la culture humaine à la lumière des recherches les plus récentes, on est amené par la marche des résultats acquis à se figurer une hyperbole dont les ordonnées, représentant le développement de la culture, s’élèvent d’abord avec une lenteur extrême sur les abscisses énormes du temps ; le mouvement d’ascension devient de plus en plus rapide ; enfin se manifeste, dans un temps relativement très-court, un progrès immense. Nous employons cette image pour rendre parfaitement claire une idée qui nous paraît avoir de l’importance. Il en est, à vrai dire, tout autrement du développement des qualités physiques et même des qualités psychiques des peuples. Ici le progrès des aptitudes des individus et des nations paraît être d’une lenteur extrême et presque insensible. Cela résulte de ce que, de deux hommes doués d’une égale capacité, celui qui se trouve dans un milieu avancé s’élèvera bien plus haut que celui qui grandit dans un milieu grossier. Il semble presque qu’il suffit d’être très-médiocrement doué pour se familiariser, durant les vingt années de l’enfance et de la jeunesse, avec toutes les parties de la culture la plus développée, au point de prendre soi-même une part active au mouvement général. Mais si l’on songe que, dans les siècles précédents, on ne se transmettait guère que des faits, des expériences isolées ou des procédés industriels, tandis que notre époque transmet aussi des méthodes, au moyen desquelles sont obtenues des séries entières d’inventions et de découvertes, on comprendra aisément la cause de l’accroissement rapide de la culture actuelle, sans pour cela être forcé de voir, dans le temps présent, un élan subit de l’humanité vers une existence supérieure matérielle et intellectuelle. Bien plus, de même que l’individu n’arrive souvent à ses créations intellectuelles les plus importantes qu’a un âge où les forces du cerveau commencent déjà à décliner, de même, comme cela est concevable en soi, notre élan actuel ne suppose nullement cette énergie élastique et juvénile de l’humanité, que nous admettons si volontiers. Nous sommes loin de poser, sous ce rapport, une théorie positive quelconque, dont nul ne pourrait fournir les preuves. Nous ne pouvons quitter la thèse du développement de l’humanité sans montrer du moins combien peu est fondé objectivement le dogme du progrès continu de l’humanité. La courte durée de l’histoire n’offre, il est vrai, pas encore assez de cas pour admettre une conclusion, même probable, de l’expérience, bien moins encore une « loi » ; or l’histoire nous a déjà montré plus d’une fois que le développement extérieur d’une nation peut accompagner son dépérissement intérieur, et la propension de la multitude comme de la « classe éclairée » à ne se préoccuper que de leur bien-être matériel et à se soumettre au despotisme a été, dans l’antiquité, et peut-être aussi chez différents peuples cultivés de l’Orient, le symptôme d’un pareil dépérissement intérieur. Nous venons d’indiquer la place théorique d’une question que, dans la dernière partie, nous examinerons sous un point de vue tout différent.

De même que la question de l’âge du genre humain n’occupe, au fond, le matérialisme que parce qu’il est l’adversaire le plus déclaré et le plus palpable des conceptions obscures de la théologie, tandis que cette question n’a guère de rapport interne avec le véritable matérialisme, de même en est-il de la question de l’unité de l’espèce humaine. Ce problème n’est que la simple transformation du problème d’un couple unique donnant naissance à l’humanité entière, de même que la théorie des révolutions de la terre n’était chez Cuvier qu’une transformation de la légende des jours de la création et de même que la théorie de l’invariabilité des espèces se laisse ramener à l’arche de Noé. Si la science, que l’on prétend tellement exempte de préjugés, ne s’était détachée peu à peu de ces traditions, elle n’en serait jamais venue à s’occuper de ces questions avec tant d’ardeur, et, ici encore, la lutte de l’erreur la plus grande contre l’erreur la plus petite est devenue la source de mainte connaissance profitable au progrès. Pour élucider ce sur quoi personne n’a d’idée claire, savoir si l’humanité forme une seule espèce, on a mesuré des crânes, étudié des squelettes, comparé des dimensions ; bref on a enrichi l’ethnographie, agrandi l’horizon de la physiologie et réuni, pour les arracher à l’oubli, d’innombrables faits relatifs à l’anthropologie. Quant au point capital, tous ces travaux n’ont rien décidé, si ce n’est peut-être que le mobile intime de ces discussions n’a pas trait à un intérêt purement scientifique, mais à d’importantes questions de partis. La chose se compliqua d’autant plus qu’aux prétendus intérêts religieux vint se joindre avec force dans ce débat la question de l’esclavage aux État-Unis. En pareil cas, l’homme se contente aisément des arguments les moins coûteux et les plus futiles, auxquels on donne ensuite une valeur apparente par l’étalage de l’érudition et par une teinture scientifique. C’est ainsi que notamment l’ouvrage de MM. Nott et Glidon (Types of mankind, 1854) est entièrement imprégné de la tendance, américaine à faire passer les nègres pour des êtres placés le plus bas possible et organisés à l’instar des bêtes ; mais comme dans l’étude de ces questions avait jusqu’alors prédominé la tendance opposée, ce livre a précisément beaucoup contribué à faire saisir avec plus de netteté les traits caractéristiques des races. Par contre, l’Anthropologie des peuples à l’état de nature, ouvrage excellent sous plus d’un rapport, écrit par un homme enlevé trop tôt à la science, Waitz, est entachée à son tour en son entier d’une exagération des arguments favorables l’« unité » de l’espèce humaine. Waitz va jusqu’à s’appuyer fréquemment sur Prichard, écrivain sans autorité et sans valeur scientifique, jusqu’à considérer encore aujourd’hui Blumenbach (1795 !) comme première autorité en fait de distinction de races et d’espèces, jusqu’à honorer de l’épithète de « consciencieux » le recueil de cas d’hybridation (empruntés à Prichard) de R. Wagner, enfin jusqu’à formuler la proposition suivante « Quelle valeur peuvent encore avoir les différences spécifiques dans la nature et combien leur fixité ne paraîtrait-elle pas déraisonnable, s’il était possible de les effacer par la procréation continue d’hybrides ? » Inutile de démontrer qu’en se plaçant à ce point de vue, il n’y a aucun éclaircissement à attendre pour la question principale, lors même qu’une solution en soi serait possible. On cherche trop souvent à prouver, en suivant péniblement une voie sinueuse, l’existence de faits qu’à chaque instant l’expérience vient démentir. Contentons-nous d’en donner un seul exemple : Waitz continuait à regarder les lapins et les lièvres comme deux espèces rebelles à tout essai de croisement, alors que, depuis huit années, à Angoulême, M. Roux faisait d’excellentes affaires avec ses lièvres aux trois huitièmes, nouvelle espèce — ou, si l’on aime mieux, race — d’animaux inventée par lui (18).

L’idée de l’unité de l’espèce humaine n’a plus besoin aujourd’hui de l’appui qu’elle peut avoir trouvé jadis dans la théorie d’une descendance commune ; il est cependant permis de douter que le mythe d’Adam et d’Ève ait favorisé le croisement des Espagnols avec les Indiennes et des créoles avec leurs négresses. Les points essentiels extension aux hommes de toutes races du droit de faire partie de l’humanité, octroi de l’égalité devant la loi dans l’ensemble des États, application des principes du droit des gens aux relations de voisin à voisin, tout cela peut s’établir et se maintenir sans admettre par-dessus le marché l’égalité absolue des aptitudes des races. Au reste, on aurait beau descendre d’une même souche primitive, on n’en posséderait pas pour cela une capacité égale ; car s’attarder, pendant des milliers d’années, dans son développement, pourrait finalement aboutir à n’importe quel degré d’infériorité. La seule conséquence que l’on puisse tirer de la communauté d’origine, c’est qu’une race attardée et même endurcie dans ses tendances inférieures, bref une race mal douée, pourrait néanmoins, par des circonstances impossibles à prévoir, parvenir à un développement supérieur. Or cette possibilité existe toujours non-seulement pour des races humaines attardées, mais encore pour des espèces animales.

La « descendance simienne », que repoussent avec le plus de fureur les individus les moins élevés par la dignité intérieure de l’esprit au-dessus du fondement matériel de notre existence, n’est pas, comme on le sait, dans le sens propre du mot, une conséquence nécessaire de la théorie de Darwin. Celui-ci fait remonter à un moment quelconque de la préhistoire de l’humanité une forme, une souche commune (19), d’où bifurquèrent d’un côté l’homme, qui tendit à s’élever, de l’autre le singe, qui persista dans ses inclinations animales. D’après cela, les ancêtres de l’homme auraient eu une conformation simienne, mais déjà aussi une disposition à parvenir à un développement supérieur, et telle paraît également avoir été à peu près l’idée de Kant. L’adoption de la théorie de la descendance polyphylétique semble plus favorable encore au préjugé de l’arbre généalogique de l’homme. Ici on peut faire remonter jusqu’aux commencements de la vie organique la supériorité de l’homme dans l’aptitude à se développer. Il est, du reste, facile de comprendre que cet avantage, qui, au fond, nous permet seulement de coordonner plus aisément nos sentiments et nos pensées, ne peut jeter le moindre poids dans la balance en faveur de la théorie polyphylétique, sans quoi les arguments de la science de la nature seraient faussés par l’introduction de motifs subjectifs et moraux. D’ailleurs, après un examen approfondi, l’orgueil de l’homme ne gagne pas grand’chose à cet éloignement simplement extérieur de la descendance animale, et cet orgueil n’a pas le droit d’ailleurs de rien gagner, car il n’exprime en réalité qu’une prétention sans fondement contre la pensée de l’unité du tout et de l’uniformité du principe formateur dans le grand ensemble de la vie organique, dont nous ne constituons qu’une fraction. Éliminons cet orgueil antiphilosophique, et nous trouverons que provenir d’un corps d’animal déjà parvenu à un haut degré d’organisation et d’où jaillit la lumière d’une pensée créatrice, est plus convenable et plus agréable que sortir d’une motte de terre inorganique.

On a beau éloigner l’homme, autant que possible, du singe actuel, par des arguments puisés dans la science de la nature, on ne pourra pas empêcher d’appliquer à ses ancêtres un certain nombre des défauts qui nous répugnent le plus aujourd’hui dans le singe. Snell qui, dans son ingénieux écrit sur la création de l’homme (Iéna, 1863), a touché de bien près au but : concilier les plus rigoureuses exigences de la science avec la conservation de nos idées morales et religieuses, s’est trompé toutefois en disant que le caractère humain a du se manifester par quelque chose de saisissant et plein de pressentiment dans le regard et les gestes, même sous les formes animales antérieures d’où l’homme est sorti. Nous ne devons nullement confondre les conditions de la perfectibilité avec l’apparition précoce de ses fruits. Ce qui nous paraît maintenant noble et sublime, au plus haut degré, peut très-bien s’épanouir comme la dernière fleur d’une vie calme, sûre, riche d’impressions créatrices de toute sorte, tandis qu’il fallait, pour arriver à la possibilité d’une vie semblable, posséder des qualités toutes différentes.

Le premier pas rendant possible la culture de l’homme a dû êtue la supériorité acquise sur tous les autres animaux, et il n’est pas probable qu’il ait employé à cet effet des moyens bien différents de ceux qu’il emploie encore aujourd’hui pour arriver à maîtriser ses semblables. L’astuce et la cruauté, la violence brutale et la dissimulation qui guette, doivent avoir joué un rôle important dans les luttes de ces temps-là ; on peut même regarder le fait que l’homme, encore aujourd’hui, où il pourrait si bien réussir par le seul exercice de sa raison, retombe toujours dans les excès du brigand et de l’oppresseur comme une conséquence probable de la lutte qu’il a soutenue pendant des milliers données contre les lions et les ours, peut-être, à des époques antérieures, contre des singes anthropoïdes. Il n’est nullement inadmissible que des vertus incontestables se développèrent simultanément à côté de l’intelligence dans le cercle de la vie de tribu et de famille. Que l’on songe seulement à l’abîme énorme qui existait encore dans l’antiquité civilisée entre la vie intérieure des États et des villes et leur conduite souvent atrocement barbare envers des ennemis vaincus !

Ainsi, même pour des motifs psychologiques, on ne peut rejeter la parenté originelle de l’homme avec le singe, à moins toutefois que l’on ne considère l’orang-outang et le chimpanzé comme des animaux beaucoup trop doux et trop pacifiques pour que des êtres de cette espèce aient pu donner naissance à ces troglodytes qui triomphaient du lion gigantesque des anciens temps et qui, après lui avoir brisé le crâne, humaient avidement sa cervelle fumante.


CHAPITRE II

Le cerveau et l’âme.


Les difficultés du sujet n’ont apparu plus distinctement qu’avec le progrès des sciences. Conséquences nuisibles de la psychologie universitaire. — La phrénologie. — Les mouvements réflexes comme éléments fondamentaux de l’activité psychique. Les expériences de Pflüger. — Malentendus divers et interprétations défectueuses d’expériences physiologiques. — Le cerveau ne produit aucune abstraction psychologique. — Théories défectueuses de Carus et de Huschke. — Les idées psychologiques des universités doivent avant tout être éliminées. — Persistance du préjugé de la localisation des facultés intellectuelles. — Recherches de Meynert relatives au cerveau. — Importance psychologique des voies motrices. — Homogénéité des phénomènes d’excitation dans tous les nerfs. — Expériences de Hitzig, Nothnagel et Ferrier. Leur signification. — Assertions de Wundt sur les phénomènes élémentaires physiologiques par rapport aux fonctions psychiques. — Démonstration de la loi de la conservation de la force par les fonctions du cerveau. — La valeur intellectuelle du contenu de la sensation.


Nous touchons ici au vieux thème favori du matérialisme, avec lequel on ne joue plus sans doute aussi aisément aujourd’hui qu’au siècle dernier. La première ivresse des grandes découvertes physiques et mathématiques est passée. De même que le monde, après une énigme déchirée, en présentait toujours une nouvelle et semblait s’agrandir, se dilatera vue d’œil, la vie organique révéla aussi des abîmes de connexions inconnues qu’à peine on avait entrevues auparavant. L’époque, qui pouvait croire très-sérieusement qu’avec les chefs-d’œuvre mécaniques d’un Droz et d’un Vaucanson (2) on était parvenu à découvrir la trace des secrets de la vie, était à peine en état d’apprécier les difficultés qui, à mesure que l’on avançait, s’accumulaient devant l’explication mécanique des phénomènes psychiques. On pouvait encore alors exposer comme hypothèse scientifique la conception naïvement enfantine que, dans le cerveau, chaque idée avait sa fibre déterminée et que les vibrations de ces fibres constituaient la conscience.

Les adversaires du matérialisme montrèrent, il est vrai, qu’entre la conscience et un mouvement extérieur se trouvait un abîme à combler ; mais le sentiment naturel ne se préoccupait pas de cet abîme, attendu qu’on s’aperçoit bientôt qu’il est inévitable. Sous une forme quelconque revient toujours l’opposition entre le sujet et l’objet ; seulement, dans les autres systèmes, il est plus facile avec une phrase de franchir la difficulté.

Si, au XVIIIe siècle, à la place de cette objection métaphysique, on eût fait toutes les expériences physiques dont nous disposons aujourd’hui, on aurait peut-être combattu le matérialisme avec ses propres armes. Peut-être aussi que non ; car les mêmes faits, qui détruisent les conceptions d’alors sur l’essence de l’activité du cerveau, frappent peut-être avec autant de force sur les idées chères à la métaphysique. Car il paraît presque impossible de poser relativement au cerveau et à l’âme une thèse quelconque qui ne soit réfutée par les faits. Sont naturellement exceptées quelques vagues généralités, comme le cerveau est l’organe le plus important pour l’activité de l’âme. Sont aussi exceptées les thèses relatives à la connexion de certaines parties du cerveau avec l’activité de nerfs déterminés. La stérilité des études faites jusqu’ici sur le cerveau ne repose toutefois qu’en partie sur la difficulté de la matière. La cause principale paraît être le manque total d’une hypothèse utilisable d’une manière quelconque, ou d’une idée telle quelle sur la nature de l’activité du cerveau. C’est ainsi que même des hommes instruits retombent toujours, comme par désespoir, dans les théories, depuis longtemps réfutées par les faits, d’une localisation de l’activité du cerveau, suivant les différentes fonctions de l’intelligence et du cœur. Nous nous sommes prononcé à plusieurs reprises contre le préjugé qui regarde le simple maintien de conceptions surannées comme une entrave aussi forte à la science qu’on l’admet ordinairement ; mais ici l’on dirait en venté que le fantôme de l’âme, apparaissant sur les ruines de la scolastique, embrouille constamment toutela question. Nous pourrions aisément prouver que ce fantôme, s’il nous est permis de désigner ainsi les derniers échos des vieilles doctrines de la psychologie scolastique, joue encore un grand rôle chez les hommes, qui s’en croient complètement débarrassés, chez nos chefs du matérialisme ; bien plus, toute leur conception de l’activité du cerveau est entièrement dominée par les idées vulgaires que l’on avait jadis sur les facultés imaginaires de l’âme. Nous croyons pourtant que ces idées, s’il surgit seulement une conception positive et raisonnable de ce que l’on doit réettement attendre des fonctions du cerveau, disparaîtront avec une rapidité égale à la ténacité avec laquelle elles se maintiennent, présentement.

Nous ne pouvons nous empêcher ici de parler, avant tout, de la forme la plus grossière de ces théories de localisation, savoir de la phrénologie. Elle est non-seulement un point nécessaire pour nos considérations historiques, mais en même temps, à cause de ses développements clairs et précis, une occasion favorable pour élucider les principes critiques qui acquerront dans la suite une large application.

Lorsque Gall posa sa théorie de la composition du cerveau, formé d’une série d’organes distincts pour des facultés de l’âme distinctes, il partit de l’idée parfaitement juste que les facultés primitives de l’âme ordinairement admises, telles que l’attention, le jugement, la volonté, la mémoire, etc., sont de simples abstractions, qu’elles classent différents modes d’activité du cerveau, sans d’ailleurs avoir l’importance élémentaire qu’on leur attribue. À la suite des observations les plus diverses, il admit une série d’organes élémentaires du cerveau, dont le développement prépondérant devait donner à l’individu certaines qualités durables et dont l’activité totale devait déterminer tout le caractère de l’homme. Voici comment Gall faisait ses découvertes et établissait ses preuves il cherchait quelques exemples tout à fait remarquables de particularités déterminées, telles qu’elles se rencontrent souvent chez les criminels, les aliénés, les hommes de génie ou les originaux excentriques. Il cherchait sur le crâne de chacun de ces individus une protubérance particulière. Quand il la trouvait, il regardait l’organe comme provisoirement découvert, puis il faisait appel à l’« expérience », à l’anatomie comparée, à la psychologie animale et à d’autres sources pour confirmer sa découverte. Maints organes furent aussi simplement constatés d’après des observations faites dans le monde animal et étudiés ensuite chez l’homme. Quant à une méthode scientifique plus rigoureuse, il n’y en a pas la moindre trace chez Gall, circonstance qui ne fut pas défavorable à la propagation de son système. Pour des recherches de ce genre, chacun a du talent et de l’habileté ; les résultats en sont presque toujours intéressants, et l’« expérience » confirme régulièrement les doctrines fondées sur ces théories. C’est la même expérience qui confirmait aussi l’astrologie, la même qui confirme encore aujourd’hui l’efficacité et la réussite de la plupart des recettes médicales (sans compter les homœapathiques !), et qui met si bien en relief tous les jours par des miracles surprenants l’assistance visible des saints et des dieux. La phrénologie n’est donc pas en mauvaise compagnie elle n’est pas un retour grossier à un état fabuleux d’imagination maladive ; elle est un fruit du terrain où germent en commun les prétendues connaissances qui forment encore aujourd’hui la grande masse du savoir dont se glorifient d’ordinaire les jurisconsultes, les médecins, les théologiens et les philosophes. Toutefois le terrain où elle s’élève est mal choisi, en ce qu’il admet très-bien l’emploi de toutes les précautions des sciences exactes, et que néanmoins il continue à être cultivé sans que l’on tienne le moindre compte des exigences de la méthode scientifique ; c’est encore un point qu’elle a de commun avec l’homœopathie.

Les phrénologues actuels défendent habituellement leurs opinions en attaquant avec violence les objections, trop souvent lancées à la légère contre leur prétendue science, personne ne voulant étudier sérieusement la question. Par contre, on cherchera vainement un essai quelconque de démonstration positive dans les derniers écrits relatifs à la phrénologie. Gall et Spurzheim produisaient leurs théories à une époque ou les méthodes pour l’étude des questions de ce genre n’étaient pas encore complètement développées, tandis que les phrénologues de nos jours s’agitent dans une polémique stérile, sans tenir le moindre compte des énormes progrès de la science. Encore aujourd’hui est valable ce que Jean Müller disait dans sa Physiologie : « En ce qui concerne le principe, il n’y a en général et a priori pas d’objection à faire contre sa possibilité ; mais l’expérience nous apprend que cette organologie de Gall manque totalement d’une base expérimentale, et l’histoire des lésions de la tête parle même contre l’existence de régions particulières du cerveau pour des activités intellectuelles différentes » (21).

Donnons quelques exemples pour mieux nous faire comprendre. Castle cite, dans sa Phrénologie (22), d’après Spurzheim, plusieurs cas où des individus perdirent une quantité considérable de cervelle, sans qu’il en résultât, assure-t-on, de trouble dans leurs facultés intellectuelles. Il se plaint de ce que, dans tous ces cas, la partie lésée n’est pas nettement indiquée. Si les lésions mentionnées avaient été faites à l’occiput, un phrénologue lui-même pourrait avouer, sans la moindre difficulté, que la faculté de penser pouvait rester intacte ». Ici déjà le point de vue apologétique est incontestable. On penserait, la possibilité contraire étant non moins plausible, que le phrénologue aurait dû chercher à se procurer des cas semblables on s’attendrait tout d’abord à ce que, dans un cas observé par lui-même, il se fût efforcé de déterminer avec précision les parties lésées du cerveau et la gravité de la lésion, et à ce qu’il eût observé en suite et constaté avec le plus grand soin et la plus grande sagacité les activités intellectuelles du blessé comme une véritable instantia prœrogativa. Au lieu de cela, Castle pousse la bonhomie jusqu’à nous régaler du récit suivant :

« J’ai eu moi-même l’occasion d’étudier un cas semblable. Un Américain avait reçu dans l’occiput une certaine quantité de grains de plomb, ce qui lui avait fait perdre une partie de la boîte osseuse et de plus, selon son expression, plusieurs cuillerées de cervelle (several spoons full of brain). On disait que ses facultés intellectuelles n’en avaient pas souffert. Il prétendait que le seul malaise qu’il ressentait provenait des nerfs. Sa profession le forçait de parler très-souvent en public mais il avait perdu l’énergie et la fermeté qui le caractérisaient auparavant. On fit valoir ce fait contre les phrénologues (argument tout aussi fort que les autres de la même espèce), et cependant il est aisé de voir que ce fait concorde pleinement avec les principes de la phrénologie. La partie lésée du cerceau n’était pas le siège des facultés intellectuelles, mais celui de l’énergie animale, qui fut par conséquent seule à en souffrir. »

Voilà qui suffit en réalité. Pas un mot sur les organes lésés, sur l’étendue de la blessure ou de la cicatrice ! Vu le grand rôle que la « dualité » des organes du cerveau joue dans l’apologie de théories insoutenables, il aurait du moins fallu indiquer si la lésion de l’ « occiput », laquelle enleva « une portion de la boîte osseuse » et « quelques cuillerées de cervelle » avait atteint un endroit, tel que l’on pût s’attendre à la conservation d’une moitié des organes. Si le coup eût atteint le milieu de l’occiput à un faible degré, il aurait pu facilement détruire l’organe de l’« amour paternel ». Que s’était-il passé ? Qu’était devenu (de penchant pour l’unité et la vie sédentaire » ? Qu’était devenu « l’attachement » ? Rien de tout cela ! Et cependant tous ces organes ont leur siége à l’occiput et le cas de leur destruction partielle aurait été d’une valeur inappréciable pour un homme à tendances scientifiques, si toutefois un pareil homme pouvait être phrénologue. L’« énergie animale » avait souffert. Cette expression pourrait la rigueur s’appliquer au « penchant guerrier », situé à la partie latérale de l’occiput ; malheureusement on doit conjecturer que, si le coup avait atteint justement ce prétendu organe, Castle aurait a peine évité de nous en faire part. Cet homme n’avait-il pas en effet « perdu l’énergie et la fermeté qui le caractérisaient antérieurement » ?

Il ne faut donc pas non plus s’étonner si les phrénologues continuent à regarder gaiement le cervelet comme l’organe du penchant sexuel, bien que Combette ait remarqué, en 1831, ce penchant fortement prononcé chez un individu qui manquait complètement de cervelet ; bien que Flourens ait vu le penchant sexuel persister citez un coq auquel il avait enlevé une grande partie du cervelet et qu’il avait ensuite gardé vivant pendant huit mois ! (23)

Les lobes antérieurs du cerveau se composent de nombre d’organes si importants que la destruction d’une partie de ces lobes dans les lésions graves de cette région du cerveau devrait toujours se faire sentir, d’autant plus qu’il s’agit ici d’intelligence, de talent, etc., dont la disparition est plus facile à constater que la modification d’un trait du caractère. Mais, malgré le grand nombre de lésions du cerveau, il la partie antérieure de la tête, soumis à un examen scientifique rigoureux, on n’a encore jamais rien trouvé qui, sans la plus grande violence, se prêtât à cette interprétation. Naturellement on se tire d’embarras à l’aide de la dualité des organes ; mais d’où vient que la réduction de moitié d’un organe ne change pas notablement le caractère, alors qu’une dépression ou un renflement modéré du crâne suffirait pour expliquer les contrastes les plus surprenants de toute la vie intellectuelle ? N’affaiblissons pas toutefois la critique avec un exposé auquel on peut du moins opposer une hypothèse. Il y a en effet des cas où les deux lobes antérieurs du cerveau étaient fort malades et même détruits en grande partie sans que l’on remarquât la moindre perturbation apportée à l’intelligence. Longet cite deux cas semblables dans son Anatomie et physiologie du système nerveux où les observations ont été très-bien faites. Or un seul cas de ce genre suffit pour renverser tout le système de la phrénologie (24).

Et ce n’est pas seulement le système de la phrénologie qui a été renversé ; car bien des anatomistes, partant d’un point de vue moins restreint, ont partagé l’opinion de ceux qui font résider l’intelligence dans les deux lobes antérieurs du cerveau, et cependant il n’y a rien de vrai même dans la localisation plus générale par groupes plus étendus de facultés intellectuelles. On a examiné des séries de crânes d’hommes remarquables, choisis au hasard, et on leur a trouvé le plus souvent, pas toujours, un front haut et large. Toutefois on a oublié que, même si deux gros lobes antérieurs coïncidaient ordinairement avec une grande intelligence, rien ne prouverait encore l’activité localisée de ces parties du cerveau. Car, tandis que tous les faits observés jusqu’ici portent à croire que les différentes parties du cerveau ont, au fond, la même destination, il se pourrait très-bien néanmoins qu’une organisation particulièrement favorable de l’ensemble fût aussi en connexion avec une forme particulière du cerveau.

Parmi les reproches qu’une partie de nos phrénologues repousse énergiquement, se trouve aussi la remarque que la phrénologie conduit nécessairement au matérialisme. Cela n’est pas plus vrai que ne le sont d’ordinaire les thèses générales de ce genre ; c’est au contraire une fausseté évidente. Si la phrénologie avait une base scientifique, elle se laisserait non-seulement très-bien enter sur le système de Kant, mais encore concilier avec les conceptions surannées d’après lesquelles le cerveau est à « l’âme » à peu près ce qu’un instrument plus ou moins parfait est au musicien qui en joue. Remarquons toutefois que nos matérialistes, et dans le nombre, il y a des hommes de la part de qui on ne s’y attendait guère, ses ont prononcés, d’une manière étonnamment favorable, pour la phrénologie. Tels sont B. Cotta et particulièrement Vogt ; ce dernier, dans ses Tableaux de la vie animale, a écrit avec une précipitation caractéristique : « La phrénologie serait donc vraie jusquedans’ses moindres applications ? Chaque modification de fonction serait précédée ou plutôt accompagnée d’une modification matérielle de l’organe ? — Je ne puis dire que : oui, c’est ainsi, c’est réellement ainsi. »

Le motif de cette sympathie se devine aisément. En effet, la thèse générale, que la pensée est une activité du cerveau, peut, dans cette généralité, devenir très-vraisemblable, sans êtrepour cela très-efficace. C’est seulement lorsque l’on aura réussi à poursuivre plus spécialement cette activité, à la décomposer d’une manière quelconque en éléments et à démontrer, même dans ces éléments, la concordance du physique et de l’intellectuel ; c’est alors seulement que l’on admettra généralement cette conception et qu’on lui attribuera une grande valeur dans la formation de la théorie complète de l’univers. Si finalement on peut, avec cette connaissance, construire le caractère de l’homme, comme l’astronomie précise à l’avance la position des astres, d’après les lois de leurs mouvements, l’esprit humain ne pourra plus résister à un système qui produit des fruits semblables. Nos matérialistes sans doute ne sont pas rêveurs au point de croire la phrénologie actuelle en état de rendre de pareils services Vogt s’est exprimé bien des fois, dans d’autres écrits, d’une façon non équivoque, sur le caractère anti-scientifique de cette doctrine ; Büchner, il est vrai, traite la phrénologie avec de grands ménagements, ce qui ne l’empêche pas d’avouer qu’elle a contre elle les « scrupules scientifiques les mieux fondés ». Quant aux malheureuses « idées innées », elles sont poursuivies jusque dans l’asile d’une phrénologie simplement possible. Pour détruire une catégorie d’idées innées, qui est complètement étrangère à la philosophie moderne, et qui n’a cours que dans les écrits et discours populaires et édifiants, Büchner croit devoir combattre même les conclusions que l’on a tirées de la phrénologie en faveur des idées innées. La chaleur du combat l’empêche de voir que des idées innées qui résultent, avec nécessité, de la structure et de la composition du cerveau, concordent parfaitement avec le matérialisme le plus logique : bref, qu’une pareille hypothèse va en tout cas plus loin et s’accorderait plus complètement avec ses autres thèses que le point de vue de la tabula rasa de Locke auquel il s’arrête lui-même. Mais de même qu’aucun philosophe moderne, ayant quelque renom, n’admet des idées qui se développent sans aucune influence du monde extérieur ou résident déjà toutes faites dans la conscience du fœtus, de même aucun phrénologue n’oserait admettre que le sens musical puisse se manifester en l’absence des sons, le sens des couleurs en l’absence des couleurs. La lutte n’existe qu’entre l’opinion exclusive de Locke, qui domina à un degré incompréhensible le XVIIIe siècle et d’après laquelle toutes nos idées viennent des sens, et l’autre opinion d’âpres laquelle le cerveau ou l’âme apportent avec eux certaines formes qui déterminent à l’avance la transformation des impressions des sens en représentations et en intuitions. Peut-être s’est-on parfois trop représenté ces formes comme des matrices, dans lesquelles on verse le métal à convertir en caractères d’imprimerie ou comme des vases d’argile, remplis par les impressions des sens comme par de l’eau de source. On a beau ensuite briser les parois, il n’en reste pas moins vrai qu’il y a là des conditions qui exercent sur la formation des idées une influence très-essentielle. Pour résister à une pareille influence en considération d’une phrénologie simplement possible, Büchner suppose que les relations des organes phrénologiques avec les impressions extérieures peuvent aussi être inverses, vu « qu’à l’époque où le cerveau est en voie de croissance et de formation, les impressions extérieures continuées et répétées, ainsi que l’activité psychique déployée dans une certaine direction, fortifient aussi matériellement l’organe phrénologique en question, — absolument comme l’exercice fortifie un muscle. » — « Soit, dira Ie phrénologue, mais les muscles sont pourtant innés ; ils sont pourtant différents dès la naissance et l’on ne peut guère nier qu’à conditions égales un enfant à muscles vigoureux exercera mieux ses muscles qu’un enfantà muscles faibles. Nie le cerveau inné et tu auras nié en même temps les tendances innées de l’activité de l’esprit ! » Cependant Büchner n’y entend pas malice. Il s’écrie : « La nature ne connaît ni intentions ni but, ni conditions quelconques, spirituelles ou matérielles, qui lui soient imposées du dehors ou d’en haut ! » Eh bien, s’il n’y a pas autre chose, si les conditions de la formation de nos idées sortant de l’intérieur et provenant de la nature elle-même sont admises, à quoi bon ensuite ce tapage ?

Nous voici ramenés directement au point central de toute notre polémique matérialiste. Pourquoi tout ce tapage ? Peut-être pour résister à l’hypocrite suffisance’de la haute science d’aujourd’hui. Jamais l’abîme entre les idées de la classe privilégiée et celles des masses ne fut plus profond qu’il l’est à présent, et jamais cette classe privilégiée n’a conclu sa paix particulière et égoïste aussi complètement avec la déraison de l’état de choses actuel. Seuls les temps qui précédèrent la ruine de la culture ancienne offrent un phénomène semblable mais ils n’avaient rien de cette démocratie du matérialisme qui de nos jours, plus ou moins consciente, se révolte contre cette philosophie aristocratique. Au point de vue de cette dernière, il est aisé de réfuter le matérialisme en théorie ; mais il est malaisé de l’éliminer. Dans la discussion pratique, le matérialisme brise en se jouant toutes les subtilités ésotériques, après avoir broyé les grossières conceptions exotériques, avec lesquelles cette philosophie a conclu une alliance si trompeuse. « Mais nous n’avons jamais pensé à pareille chose » s’écrie la science épouvantée ; elle reçoit pour seule réponse : « Parle clairement et de façon à être comprise de tous, ou bien meurs ! » C’est ainsi qu’après que l’on a fait la critique logique du matérialisme on voit s’élever à une hauteur immense son importance historique ; aussi ne peut-il être complètement apprécié que dans un examen historique.

Admettons maintenant, nous aussi, un instant, comme Büchner, qu’il existe une phrénologie, et, nous référant à cet exemple, soumettons la théorie tout entière de la localisation des fonctions intellectuelles à une critique dans laquelle nous laisserons de côté provisoirement les faits contraires présentés par l’anatomie pathologique. Pour plus de commodité, prenons la théorie telle qu’elle a été exposée par Spurzheim, Combe et autres, telle aussi qu’elle est assez généralement répandue en Allemagne. Nous obtiendrons de la sorte à peu près le tableau suivant des phénomènes de la pensée concrète.

Chaque organe agit pour soi, à sa manière, et cependant l’activité de tous concourt à produire un effet d’ensemble. Chaque organe pense, sent et veut pour soi ; la pensée, le sentiment, la volonté de l’homme sont les résultats de la somme de ces activités. Il y a dans chaque organe divers degrés d’activité intellectuelle. La sensation s’élève et se transforme d’abord en idée, finalement en imagination, suivant que l’excitation pensante de l’organe est plus faible ou plus forte ; l’émotion peut devenir enthousiasme ; l’inclination, désir et enfin passion. Ces activités n’ont rapport qu’à la matière qui, dans chaque organe, est conforme à sa nature. « Chaque organe intellectuel, dit un de nos phrénologues les plus spirituels, parle sa langue spéciale et ne comprend que cette langue spéciale ; la conscience parle quand il est question du juste et de l’injuste ; la bienveillance, quand il faut souffrir ou se réjouir avec autrui, etc. » — Par leur connexion avec l’ensemble, les organes donnent naissance aux phénomènes plus généraux tels que l’« intellect », résultat de l’activité réunie des trente-six facultés mentales ; mais ils concourent aussi à des activités déterminées et discrètes de l’homme, soit en résistant, soit en s’entr’aidant, en se modifiant, etc., comme fait un groupe de muscles, lors du mouvement d’un membre.

On voit au premier coup d’œil que toute cette théorie se meut à travers les abstractions les plus fantastiques. Gall voulut mettre à la place de nos facultés mentales ordinaires des bases naturelles et concrètes de psychologie. Il y réussit en apparence, grâce à l’hypothèse de ses prétendus organes mais, dès qu’il faut faire agir ces organes, on voit recommencer l’antique fantasmagorie. Il est vrai que Gall lui-même s’est peu occupé de fournir sur ce point des explications, et, aujourd’hui encore, c’est à peine si la plupart de ses disciples comprennent qu’il faut pouvoir se rendre compte du fonctionnement de ces organes, si l’on veut aboutir à des démonstrations quelconques. La phrénologie pourrait même être effectivement vraie, en tant qu’il s’agit de la corrélation de la structure du crâne avec les facultés intellectuelles, sans que par là nous eussions le moindre éclaircissement sur le mode d’après lequel le cerveau fonctionne. Si le cerveau, et avec lui le crâne, se voûte notablement au sommet de la partie antérieure de la tête chez les personnes bienveillantes, il ne s’ensuit nullement que les circonvolutions situées dans cette région soient exclusivement occupées à se condouloir et à se conjouir.

Qu’est-ce donc, à proprement dire, que la compassion ? Lorsque j’entends un enfant, dans la rue, pousser des cris lamentables, j’éprouve, outre le choc des ondes sonores, encore une série de sensations, surtout dans les muscles des organes respiratoires ; aussi les anciens logeaient-ils l’âme dans la poitrine. Dans cette circonstance, l’un peut sentir son cœur battre avec plus de rapidité ; l’autre, éprouver un sentiment particulier dans la région stomacale ; un troisième, ressentir une émotion qui le force à crier avec l’enfant. En même temps se produit l’idée de porter secours. Une légère innervation de certains muscles a lieu ; il me semble que je dois me retourner, me diriger vers l’enfant, lui demander ce qu’il a. L’association des idées me représente mes propres enfants ayant besoin d’être secourus ; je vois en imagination les parents de l’enfant, qui pourraient le consoler, mais qui ne sont pas là ; je pense à la cause des cris peut-être l’enfant est-il égaré ; peut-être a-t-il faim, froid, etc. Enfin, avec ou sans idée arrêtée, je vole au secours de l’enfant qui crie. — J’ai été compatissant ; je me suis peut-être rendu ridicule par une pitié inutile ; peut-être aussi suis-je survenu à temps. En tout cas, j’étais organisé de telle façon que les symptômes décrits plus hauts se manifestent chez moi plus aisément et plus vite que chez d’autres de même qu’après avoir prisé du tabac, telle personne éternuera plus tôt que telle autre. Le jugement moral nomme la première qualité bonne, la dernière indifférente, mais physiquement les deux faits ont de l’afmiité ; c’est ainsi qu’une ligne d’une symphonie de Beethoven se compose de tons successifs tout aussi bien qu’un air joué par un ménétrier de kermesse. — Qu’est-ce donc maintenant que la compassion ? Le son des cris de l’enfant fut-il dirigé vers l’organe de la bienveillance, lequel seul comprit ce langage ? Est-ce seulement dans cet organe que naquirent la sensation, l’émotion, l’impulsion, puis enfin la volonté et la réflexion ? Le désir de porter secours fut-il ramené de cet organe au foyer central du mouvement, dans la moelle allongée qui, pour ce cas, se mit à la disposition de l’organe de la bienveillance ? En expliquant ainsi le fait, on recule tout simplement la difficulté. On se figure l’activité du cerveau comme analogue à celle de tout un homme ; on a l’anthropomorphisme le plus vide d’idées, appliqué à telle ou telle partie du corps humain. Il faut que tout se réunisse dans l’organe de la bienveillance la pensée, le sentiment, la volonté, l’ouïe et la vue. Si je renonce à cet anthropomorphisme, qui ne fait que reculer l’explication, rien ne peut être plus vraisemblable pour moi que d’admettre que, dans le phénomène en question, mon cerveau tout entier a dû fonctionner, bien qu’à des degrés différents d’activité.

Ici le phrénologue se jette sur moi et me reproche de ne pas du tout connaître sa science. Lui aussi admet l’activité du cerveau tout entier ou du moins de groupes considérables de ses organes ; seulement, dans ce cas, la bienveillance prend le commandement. Quel était l’objet de la pitié ? Un enfant ? — Ainsi l’ « amour paternel ou maternel » est en jeu Comment aider l’enfant ? Dois-je lui montrer son chemin ? — Voilà le « sens de la topographies qui paraît. L’« espérance », la « loyauté » paraissent aussi ; la « faculté de poser des conclusions » participe semblablement au fait. Mais ces organes pensent, sentent, veulent chacun pour soi ; chacun d’eux entend le cri de l’enfant ; chacun voit l’enfant ; chacun se représente dans son imagination les causes et les conséquences ; car chacun de ces organes à son imagination. La seule différence, c’est que la bienveillance donne le ton principal avec la pensée : « Ici quelqu’un souffre ; ici il faut porter secours ! » « Infailliblement », dit la loyauté ; « aider ses semblables est un devoir, et il faut que l’on remplisse inviolablement ses devoirs ». « Il sera bien facile de consoler l’enfant », dit l’espérance. Ici l’opposition s’agite dans l’occiput. Seulement pas d’étourderie », s’écrie la vanité, et la prudence fait observer que la vanité, sa voisine, pourrait bien avoir raison ; la chose mérite réflexion. Le « sentiment musical » fait valoir là-dessus quelques raisons égoïstes en faveur du secours ; enfin le « penchant de l’activité » propose de clore le débat et de voter. Nous voyons réunis en parlement de petits hommes dont chacun, comme cela arrive aussi dans de véritables parlements, ne possède qu’une idée, qu’il cherche continuellement à faire valoir.

Au lieu d’une âme, la phrénologie nous en donne près de quarante, chacune aussi énigmatique en soi que la vie de l’âme au reste nous apparaît d’ordinaire en son entier. Au lieu de la décomposer en éléments réels, elle la décompose en êtres personnels de caractères différents. L’homme, l’animal, les machines les plus compliquées nous sont les plus familiers ; on oublie qu’il y a là une explications donner ; ou l’on ne comprend bien la chose que lorsqu’on peut se représenter partout de petits hommes, qui sont les véritables agents de l’activité entière, « Monsieur le pasteur, il y a pourtant un cheval là dedans ! » s’écrièrent les paysans de X…, après que leur chef spirituel eut passé des heures à leur expliquer la structure d’une locomotive. Avec un cheval dans la machine, tout est clair, lors même que le cheval serait d’une nature un peu étrange. Quant au cheval, on n’a plus besoin de l’expliquer.

La phrénologie prend son élan pour franchir le point de vue du fantôme de l’âme, mais elle n’obtient d’autre résultat que de peupler de fantômes le crâne tout entier. Elle retombe au point de vue naïf, qui ne peut jamais se rassurer, à moins que dans l’ingénieuse machine de notre corps’ne réside un machiniste, qui dirige tout ; un virtuose, qui joue de cet instrument. Un homme qui, pendant toute sa vie, a regardé avec étonnement une locomotive sans en avoir une idée, pourrait bien croire que dans le cylindre doit être cachée une petite machine à vapeur, qui fait monter et descendre le piston.

Était-ce bien la peine de parler ainsi au long de cette phrénologie si anti-scientifique, pour ne rien gagner, si ce n’est un nouvel exemple de cette « irrésistible tendance à la personnification », tendance connue depuis fort longtemps et qui nous a fourni toute cette troupe de facultés intellectuelles actives ? Encore que quelques représentants du matérialisme se soient rapprochés de cette théorie plus qu’ils n’auraient dû le faire, elle n’a exercé qu’une médiocre influence sur l’entier développement de la physiologie moderne des nerfs.

C’est bien ! mais le mal principal, qui jusqu’ici a empêché d’élucider les rapports du cerveau avec les fonctions psychiques, nous paraît se trouver simplement dans la cause qui a aussi fait échouer la phrénologie, dans la personnification d’idées abstraites mises à la place de la simple compréhension du réel, autant du moins qu’il peut être saisi. Quelle voie nous conduit au cerveau ? Les nerfs ! En eux nous avons, pour ainsi dire, développée devant nous une partie de ces masses compliquées. Nous pouvons expérimenter sur les nerfs, car nous pouvons les prendre et les étudier un à un avec succès. Nous y trouvons des directions, des courants électriques, des influences sur la contraction des muscles, sur la sécrétion des glandes ; nous constatons des réactions sur les organes du centre. Nous rencontrons le phénomène spécial des mouvements réflexes, qui déjà, plus d’une fois, avec une évolution, riche en promesses, vers le mieux, a été regardé comme l’élément fondamental de toute activité psychique (25). Mais combien la personnification est ici un obstacle ou plutôt avec quelle difficulté surgit du milieu des idées habituelles la pensée exacte, qui consiste à déduire le personnel de l’impersonnel, voilà ce qu’établit, comme l’exemple le plus remarquable, l’histoire des expériences de Pflüger sur l’importance psychique des centres de la moelle épinière. Pflüger montre avec beaucoup de sagacité et un grand talent d’expérimentation que des grenouilles et d’autres animaux décapités, même des queues de lézard séparées du corps, continuent à faire longtemps des mouvements auxquels nous ne pouvons refuser le caractère de la finalité. Voici le cas le plus intéressant une grenouille décapitée reçoit une goutte d’acide sur le dos ; elle essuie la goutte avec la patte dont elle peut le mieux se servir à cet effet. On lui coupe alors cette patte ; elle essaye avec le moignon et, après plusieurs tentatives inutiles, elle finit par prendre la patte opposée et exécute avec elle le mouvement. Ce n’est plus là un simple mouvement réflexe ; la grenouille paraît délibérer. Elle conclut qu’avec une patte elle ne peut plus atteindre son but ; aussi essaye-t-elle d’y arriver avec l’autre. Il semble démontré qu’il y a des âmes de la moelle épinière et des âmes de la queue ; car une âme seule peut penser. Encore que ce soit une âme matérielle, là n’est pas la question ; la grenouille tout entière est donc représentée dans sa moelle épinière. En cet organe elle pense et elle se décide, comme peuvent le faire les grenouilles. — Un adversaire scientifique prend alors une malheureuse grenouille, la décapite et la fait cuire lentement. Pour que l’expérience soit complète, il faut faire cuire en même temps une autre grenouille non décapitée, et qu’une troisième grenouille, celle-ci décapitée, soit placée près du vase, afin d’obtenir une comparaison exacte. Or il arrive maintenant que la grenouille décapitée se laisse cuire sans résister à son malheur comme son compagnon d’infortune plus complet. Conclusion : il n’y a pas d’âme de la moelle épinière car, s’il y en avait une, elle aurait dû s’apercevoir du danger résultant de la chaleur croissante et penser à s’enfuir ! (26).

Les deux conclusions sont également logiques ; cependant l’expérience de Pflüger est plus importante, plus fondamentale. Que l’on élimine la personnification ; que l’on renonce à chercher partout dans les membres de la grenouille des grenouilles qui pensent, sentent et agissent ; que l’on cherche au contraire à expliquer le fait par d’autres faits plus simples, c’est-à-dire par des mouvements réflexes, non par l’ensemble, par l’âme inexpliquée. Alors on arrivera aisément à constater qu’il existe dans ces enchaînements déjà si compliqués de sensation et de mouvement un commencement d’explication des activités psychiques les plus compliquées. Telle serait la voie à suivre.

Où est l’empêchement ? Est-ce le manque d’esprit d’invention ou de dextérité pour les expériences les plus difficiles ? Assurément non. Mais on ne veut pas comprendre que, pour expliquer la vie de l’âme, il faut revenir à des faits isolés qui constituent une partie nécessaire du mécanisme, mais diffèrent totalement de l’action d’un organisme complet.

Or le mouvement réflexe s’opère sans conscience ; ainsi l’activité même la plus compliquée en ce genre ne peut expliquer la conscience

Autre objection provenant du préjugé le plus grossier. Pour prouver que la conscience n’existe que dans le cerveau, Moleschott cite l’observation célèbre de Jobert de Lamballe : une jeune fille blessée dans la partie supérieure de la moelle épinière eut encore conscience de son état pendant une demi-heure, bien qu’à l’exception de la tête tout son corps fût paralysé. « Ainsi toute la moelle épinière peut être rendue inerte, sans que la conscience en souffre. » Soit ; mais, en concluant de ce fait que des animaux décapités n’ont aucun sentiment et aucune conscience, Moleschott oublie que la tête, séparée de la moelle épinière, pouvait nous faire connaître sa conscience d’une manière intelligible pour l’homme, mais non le tronc. Nous ne pouvons absolument pas savoir ce qui peut rester ou non de sentiment et de conscience dans les centres de la moelle épinière séparés de la tête. Nous pouvons seulement admettre avec certitude que cette conscience ne pourra rien faire qui ne soit fondésur les conditions mécaniques de la direction centripète et centrifuge des nerfs ainsi que sur celles de l’organisation du centre.

On ne peut non plus conclure par conséquent les centres de la moelle épinière sentent et peuvent, par suite, faire plus que ne le pourrait un simple mécanisme. Au contraire, la chose se passe d’une manière strictement mécanique, c’est ce que l’on peut établir a priori et ce que démontre encore surabondamment la contre-expérience de la caléfaction lente. Pour la première classe d’excitations, il existe dans la moelle épinière de la grenouille un mécanisme servant aux mouvements réflexes adaptés à un but, mais non pour la seconde. Nous ne savons pas si, dans ce dernier cas, la sensation fait défaut ou seulement la faculté de réagir sur la sensation par des mouvements variés. Mais, bien qu’ici nous puissions nous appuyer seulement sur l’analogie, il est probable que partout où naît une sensation, il existe un appareil qui réagit sur la sensation par contre, on peut bien admettre que tout appareil relatif aux mouvements réflexes implique en soi la possibilité de sensations, quelque faibles qu’elles soient, tandis qu’il reste fort douteux si, chez un animal sain et entier, il entre jamais dans la conscience, et cela d’une manière distincte, quelque chose de cette sensation des centres subordonnés (27).

On sent que nous sommes ici en bonne voie pour commencer à rendre le matérialisme conséquent, et, en réalité, ce sera la condition préalable et nécessaire de recherches fructueuses sur les rapports de l’âme avec le cerveau, sans pour cela que le matérialisme soit justifié au point de vue métaphysique. — Si le cerveau peut produire toute la vie de l’âme humaine, il sera bien permis d’attribuer une simple sensation à un centre de moelle épinière. En ce qui concerne finalement les animaux décapités, on fera bien de se rappeler que, pour réfuter Descartes, on avait l’habitude de démontrer que les animaux ne sont pas de simples machines. Nous ne pouvons non plus voir leurs sensations comme telles ; nous concluons qu’elles existent seulement d’après les marques de douleur, de joie, de frayeur, de colère, etc., qui, chez les animaux, concordent, avec les gestes correspondants de l’homme. Mais chez les animaux décapités, nous trouvons en partie les mêmes marques. Nous devrions en conclure qu’elles indiquent pareillement de la sensation. Des animaux auxquels on a enlevé le cerveau crient ou se convulsent quand on les pince. Flourens trouva des poules privées de leur cerveau, dans un état d’assoupissement qui lui fit croire qu’elles n’éprouvaient pas de sensations. Ces mêmes animaux pouvaient marcher et se tenir debout. Ils se réveillaient quand on les poussait, ils se relevaient quand on les couchait sur le dos. Jean Müller a donc raison d’en tirer des conclusions toutes différentes : « Flourens a conclu, il est vrai, de ses expériences sur l’ablation des hémisphères, que seules ces parties sont les organes centraux de la sensation, et qu’un animal qui en est privé ne sent plus rien. Toutefois cela ne résulte pas de ses expériences d’ailleurs si intéressantes ; c’est tout juste le contraire, comme Cuvier l’a déjà fait remarquer dans son rapport sur ces expériences. Il est vrai qu’un animal devient hébété quand il a perdu les hémisphères du cerveau ; il donne cependant des marques évidentes de sensation et non de simple réflexion (activité réflexe) (28). »

Müller se trompe à son tour, en regardant la sensation de l’animal privé de son cerveau comme étant à peu près la même que celle de l’animal sain et entier. Cela provient de ce que Müller est exclusivement préoccupé de la théorie de la localisation. Pour lui, la moelle allongée est le centre de l’influence de la volonté ; le cerveau est le siège des représentations et par conséquent de la pensée. Il dit, par exemple, à propos de l’insensibilité des hémisphères du cerveau : « L’endroit du cerveau où les sensations se transforment en représentations et où les représentations sont emmagasinées pour reparaître en quelque sorte comme ombres de la sensation, est lui-même insensible. » De ces remarquables processus nous ne savons absolument rien. On se demande aussi très-sérieusement si ce que l’on appelle nos « représentations est autre chose que des faisceaux de sensations très-délicates. Müller charge la moelle allongée de s’occuper de volonté et de sensation ; il assigne spécialement aux sensations des sens les organes placés à la base du cerveau et veut que la pensée se produise dans le cerveau. Ce sont de nouveau des abstractions auxquelles on assigne différentes régions. La personnification de l’abstrait n’est pas aussi visible que dans la phrénologie, mais elle n’en existe pas moins. Si la réflexion du savant était concentrée tout entière sur le processus de la pensée, du sentiment et de la volonté, son premier soin serait de considérer le débordement de l’excitation d’une partie du cerveau sur l’autre, et le dégagement progressif des forces de tension comme l’objectif de l’acte psychique ; il ne chercherait pas les sièges des différentes forces, mais les voies de ces courants, leurs connexions et leurs combinaisons.

Pour appuyer sa théorie du cerveau, Müller fait appel, entre autres, à l’anatomie comparée, c’est-à-dire au domaine, qui est encore aujourd’hui la plus importante, presque l’unique base de cette conception, depuis que l’anatomie pathologique s’est montrée si récalcitrante. Il faut avouer en effet que le développement graduel des hémisphères du cerveau, dans le monde animal, permet de conclure avec une probabilité extrême que c’est dans cet organe important que doit être cherchée la cause essentielle de la supériorité intellectuelle de l’homme. Mais il ne s’ensuit pas que ce soit nécessairement le siège des activités supérieures de l’âme. Il est logiquement manifeste que, sur ce point, il reste à faire un pas considérable. Essayons de rendre la chose évidente. Un moulin en communication avec un très-grand étang alimenté par un petit cours d’eau toujours égal travaillera plus régulièrement durant tout l’été, qu’un moulin relié à un étang très-petit ou même nul. Il peut aussi, en cas de besoin, se donner un grand supplément de force, sans s’épuiser promptement ; il est, à tout prendre, mieux situé et travaille à meilleur marché. L’étang est la cause de ce travail à meilleur marché, qui du reste n’a pas lieu dans l’étang ; il résulte de l’eau qui en découle et qui vient faire mouvoir un ingénieux mécanisme. — Comme nous ne voulons ici qu’indiquer la lacune logique, et non poser nous-même une hypothèse, nous ajouterons une autre comparaison. La simple presse de Gutenberg faisait peu d’ouvrage comparativement à nos presses à vapeur si compliquées. La supériorité de ces dernières ne gît pas dans la forme, mais dans leurs ingénieux rouages ; doit-on admettre pour cela que l’impression a lieu dans ces rouages ? On peut même prendre nos sens comme exemple. L’œil mieux organisé qu’un autre donne une vision meilleure ; quant à la vision elle-même, elle n’a pas lieu dans l’œil, mais dans le cerveau. — Ainsi la question du siège des fonctions supérieures de l’esprit est pour le moins encore ouverte, si toutefois elle n’est pas mal posée. Mais on peut avouer sans difficulté que les hémisphères du cerveau ont pour ces fonctions une importance décisive.

Müller, il est vrai, croit aussi que Flourens, avec son scalpel, a fourni la preuve directe que le siège des fonctions supérieures de l’esprit se trouve dans le cerveau. On connaît le propos de Büchner : Flourens a amputé l’ « âme » de ses poules, morceau par morceau. Mais, en accordant même que les fonctions supérieures de l’intelligence de la poule, fonctions difficiles à définir, furent réellement éliminées, lors de ces vivisections, il ne s’ensuit pas que la supposition fût fondée, le cerveau ne servant encore que comme un simple facteur nécessaire pour la réalisation de ces fonctions, mais n’en étant nullement le siège. Il est, en outre, à remarquer que, dans le corps organique, l’ablation d’un organe comme le cerveau ne peut nullement être effectuée sans que l’animal tombe malade et que notamment les régions voisines soient fortement troublées dans leurs fonctions. C’est ce que prouve, par exemple, une expérience de Hertwig[4] un pigeon auquel on avait enlevé la partie supérieure de l’hémisphère resta sourd pendant quinze jours, recouvra enfin l’ouïe et vécut encore deux mois et demi. Dans les expériences de Flourens, les animaux perdaient régulièrement, outre l’ouïe, la vue, ce qui fit croire à ce savant que ces animaux n’avaient plus de conscience. Longet a prouvé, au contraire, par une expérience extrêmement remarquable, qu’en ménageant avec soin les couches optiques et les autres régions du cerveau, à l’exception des hémisphères, la faculté visuelle des pigeons est conservée en partie. Que l’on prenne maintenant un écrivain quelconque, plein d’esprit, qu’on le prive de la vue et de l’ouïe, qu’on lui paralyse la langue et qu’on lui donne en outre une fièvre modérée ou une ivresse permanente on lui laissera le cerveau et, malgré cela, nous en sommes convaincus, il ne fournira pas grandes preuves de ses facultés supérieures d’esprit. Que peut-on alors attendre d’une poule mutilée ?

Les dernières études faites sur le cerveau, desquelles nous allons bientôt nous occuper, assurent au cerveau un rôle prépondérant, sous un tout autre rapport. Il n’apparaît pas ici comme une « âme » ni comme un organe produisant, d’une manière incompréhensible, l’« intelligence et la « volonté », mais comme l’organe qui donne naissance aux combinaisons les plus compliquées de la sensation et du mouvement. Ce n’est pas la « volonté » comme telle qui y est produite, c’est un effet entièrement semblable aux réflexes, seulement d’une composition plus variée et déterminée par des impulsions plus variées, provenant d’autres parties du cerveau. Le cerveau n’enfante pas d’abstraction psychologique, devant seulement ensuite se transformer en action concrète ; il donne l’action concrète, de même que dans le réflexe, comme conséquence immédiate de l’état du cerveau et des excitations qui se meuvent dans les différentes voies. On n’enlève donc pas pièce par pièce l’ « âme » à la poule, mais le scalpel détruit un appareil de combinaisons formé uniquement de molécules discrètes ayant le rôle le plus varié et le mieux déterminé. Le caractère individuel de l’animal, son originalité vivante continuent de subsister jusqu’à ce que le dernier souffle de vie soit éteint. Mais la conscience se rattache-t-elle exclusivement aux fonctions de l’appareil cérébral ? c’est ce qui reste toujours en question (voir la note 27).

Comme exemples de philosophie du cerveau exclusive et arbitraire, nous pouvons encore mentionner les théories de Carus et de Huschke, qui, légèrement modifiées, ont eu un grand retentissement, bien qu’elles reposent entièrement sur le principe de la personnification d’abstractions traditionnelles. Nous revenons ainsi, à vrai dire, au domaine de la philosophie de la nature, sans trop nous éloigner cependant du point de vue actuel de la science ; car, en ce qui concerne l’étude du cerveau, on n’a encore guère, même de nos jours, dépassé l’horizon de la philosophie de la nature.

Huschke enseigna, dès l’année 1831, dans une dissertation, qu’aux trois vertèbres du crâne correspondent aussi trois parties principales du cerveau, et qu’il faut par conséquent admettre trois facultés principales de l’esprit. C’était là un étrange enchaînement causal, mais tout fait dans les idées de l’époque. À la moelle allongée et au cervelet est attribuée la volonté aux lobes pariétaux, la sensibilité aux lobes frontaux, la pensée. Naturellement la « polarité » joue un rôle dans cette théorie. Le cervelet est opposé polairement au cerveau ; le premier sert au mouvement le second, à la sensibilité et à la pensée ; le premier à une activité active ; le second, une activité réceptive. Sous ce rapport, les parties de la base du cerveau se relient entièrement au cerveau ; mais ensuite, au sein de cette masse, se produit de nouveau l’opposition polaire. Comme document éclaircissant la théorie de la naissance des idées scientifiques, on verra toujours avec intérêt que Huschke tenait les célèbres expériences de Flourens, qui furent publiées quelques années plus tard, pour une démonstration expérimentale de sa doctrine (29).

Carus établit plus tard une tripartition tout à fait semblable, mais il voulut trouver le siège primitif de l’âme exclusivement dans les tubercules quadrijumeaux, tandis que Huschke revendique en outre pour ce siège les couches optiques, les lobes postérieurs du cerveau et d’autres parties. Huschke trouve les tubercules quadrijumeaux trop insignifiants pour une fonction aussi importante que celle de la vie de l’âme, et cela d’autant plus qu’ils perdent visiblement de leur importance dans l’histoire du développement de l’homme comme dans la série ascendante des animaux. Cette circonstance ne peut embarrasser Carus, qui prend pour point de départ la disposition primitive, et déclare absurde la théorie qui localise l’âme, l’intelligence et la volonté de l’homme adulte au point « de les emprisonner, pour ainsi dire, chacune dans une des trois sections du cerveau ». Mais ce doit être autre chose « quand nous parlons de la disposition première de ces formes, où les fibres de transmission ne sont pas encore développées du tout ou ne le sont guère, et où il ne peut pas encore être question des fines nuances de la vie de l’âme en général ». C’est dans cette simple disposition de l’organe au développement ultérieur de l’activité intellectuelle, que seraient ensuite localisées les trois tendances principales de cette même activité. Si Carus n’entend par toute cette localisation que le symbole d’un développement spécial de l’esprit, sa théorie échappe à la critique, attendu qu’elle se perd dans les ténèbres de la métaphysique.

Examinons les arguments des deux physiologistes, dont les théories sont si rapprochées l’une de l’autre, et nous rencontrerons aussitôt cet emploi étendu de l’anatomie comparée, dans lequel se fond a priori, d’une manière si remarquable, le système de la philosophie de la nature avec celui de la science positive. Comme l’anatomie comparée repose sur la connaissance la plus approfondie des détails, comme, pour arriver à ses points d’appui, il lui faut les observations les plus exactes, notamment en ce qui concerne l’anatomie du système nerveux, les savants ne sont que trop portés, dans leurs recherches, à transporter la conviction qu’ils ont de l’exactitude de cette science aux conclusions qu’ils croient devoir tirer de la comparaison des formes analogues. Or tirer des conclusions sur les rapports de la conformation du cerveau aux facultés intellectuelles, c’est là une opération en soi déjà très-compliquée. On compare des organismes humains visibles à des organismes animaux. Soit ; cette comparaison admet la méthode exacte. On peut peser la masse des tubercules quadrijumeaux d’un poisson ; on peut calculer dans quel rapport au cerveau tout entier se trouve le cervelet chez les oiseaux. On peut comparer ce rapport à celui que l’on rencontre chez les hommes. Jusque-là le chemin est aplani. Il me faudrait ensuite connaître au même point les fonctions intellectuelles des animaux, les comparer entre elles et à celles de l’homme ; c’est ici que l’on rencontrerait la tâche la plus difficile. Je devrais maintenant adapter, pour ainsi dire, les analogies et les différences frappantes d’un domaine à celles de l’autre, comparer le degré et la régularité des phénomènes observés, découvrir peu à peu un réseau de correspondances de ce genre et devenir ainsi plus sur des détails. Dans cette opération, il importerait d’éviter les illusions que notre imagination féconde sait nous inspirer en si grand nombre.

Pourtant, au lieu d’accumuler les difficultés, nous aimons mieux indiquer avec netteté l’impossibilité du procédé. Cette impossibilité a pour cause l’absence d’une psychologie comparée. Or en psychologie, nous ne pouvons ni disséquer, ni peser, ni mesurer, ni montrer de préparations. Penser, sentir, vouloir ne sont que des mots. Qui en limitera le sens avec précision ? Donnerons-nous des définitions ? C’est un élément mobile ! Aucune d’elles n’est bonne, du moins elles ne peuvent servir à des comparaisons exactes. Et à quoi rattacherons-nous nos observations ? Avec quelle mesure mesurerons-nous ? En tâtonnant ainsi dans les ténèbres, le préjugé enfantin et naïf ou l’élan prophétique du métaphysicien sont seuls assurés de trouver quelque chose. L’intellect n’a qu’une voie. Il ne peut que comparer aux organes des animaux les actes positifs, attestés, visibles qu’ils exécutent. Il faut qu’il ramène la question à celle des modes et des causes du mouvement. C’est une voie pour l’avenir ; car des hommes tels que Scheitlin, Brehm et autres amis du monde animal peuvent déjà à peine, malgré tout leur mérite, être regardés comme ayant ouvert la voie aux études qu’il faudrait avoir achevées pour marcher d’un pas quelque peu sûr au milieu de semblables comparaisons.

Que répondre à ceux qui prétendent que chez les oiseaux et les mammifères, si le cervelet est plus grand, c’est que le caractère moteur prédomine chez eux par opposition à l’essence plus réceptive de l’homme ? Il est clair qu’en général, dans cette voie, on ne peut rien savoir. — Un anatomiste remarquera que, chez la brebis, la paire antérieure des tubercules quadrijumeaux est grande ; la paire postérieure, petite que c’est l’inverse chez le chien. Celale portera à croire que la paire antérieure est sensible et la paire postérieure propre au mouvement. Une pareille idée peut-elle aboutir à autre chose qu’à diriger tout au plus les recherches ultérieures ? Mais ces recherches ne devront pas consister dans l’entassement d’observations semblables interprétées d’une façon aussi capricieuse ; elles devront être transportées sur un domaine limité, qu’il faudra exploiter au moyen de l’expérimentation. Avant toutes choses, il faut éliminer les idées générales de la psychologie des universités. Si quelqu’un me prouve qu’une légère blessure à une partie quelconque du cerveau fait oublier à un chat, d’ailleurs bien portant, la chasse aux souris, je croirai que l’on est entré dans la véritable voie des découvertes psychiques. Mais alors même je n’admettrai pas que cette blessure ait atteint le point où les représentations de chasse aux souris ont leur siège exclusif. Quand une pendule sonne mal les heures, parce qu’un de ses rouages est détérioré, il ne s’ensuit pas encore que ce rouage sonnât les heures.

Avant toutes choses, nous devons nous convaincre que, dans tous les paragraphes de l’ancienne psychologie des universités, il n’est jamais question de choses que nous puissions espérer retrouver parmi les éléments fonctionnels du cerveau. Il en est de cela à peu près comme si l’on voulait trouver localisées dans les tuyaux d’ébullition ou dans certaines parties déterminées d’une locomotive les différentes fonctions de cette machine, autant qu’on peut les observer extérieurement ici la faculté d’expulser la fumée, celle de lancer les bouffées de vapeur ; ici la force qui fait tourner les roues, là la faculté d’aller vite ou lentement ; ailleurs enfin la faculté de traîner des fardeaux. Dans toute notre psychologie traditionnelle les actions de l’homme sont classées, sans aucune considération des éléments de leur production, d’après certains rapports avec la vie et le but de notre existence, et, il est vrai, de telle sorte que déjà la simple analyse psychologique indique souvent avec évidence combien peu ce que l’on désigne par un seul mot constitue une véritable unité. Qu’est-ce, par exemple, que le courage » du marin dans la tempête et, d’autre part, lors de prétendues apparitions de fantômes ? Qu’est-ce que la « mémoire » ? Qu’est-ce que la « faculté de raisonner », lorsqu’on tient compte de ses formes différentes et des domaines où se produisent ses effets ? Presque toutes ces idées de la psychologie nous donnent un mot au moyen duquel une partie des phénomènes de la vie humaine est classée d’une manière très-imparfaite à ce mot se joint l’illusion métaphysique d’une cause substantielle commune de ces phénomènes ; il faut que cette illusion soit détruite.

Un fait presque émouvant de la vie et des actes de l’un des premiers investigateurs qui se sont appliqués à ces études nous montre encore jusqu’à quelle profondeur peut être enraciné le préjugé de la localisation des facultés intellectuelles. Flourens qui, de 1820 à 1825 environ, se fit une réputation européenne par ses vivisections, revint quarante ans plus tard aux recherches sur les fonctions cérébrales et y suivit une méthode dont il faut admirer la nouveauté et la sagacité. Il appliqua, chez des animaux, de petites boules métalliques à la surface du cerveau et les laissa s’y enfoncer lentement. Ces boules descendirent, dans tous les cas, après un assez long espace de temps, jusqu’à la base du cerveau, sans qu’il en résultât un trouble quelconque dans les fonctions. C’est uniquement lorsque la boule se posait verticalement sur le nœud vital que la mort s’ensuivait après que la boule avait complètement traversé le cerveau. Flourens rapporte ces expériences dans une dissertation sur la possibilité de guérir les lésions cérébrales (62e Compte rendu) ; il y constate en outre que les cas de semblables blessures abondent où l’animal n’éprouva aucun mal ; les lésions cérébrales se guérissent même avec une surprenante rapidité. Et dans cette même dissertation, Flourens déclare que le partage des facultés intellectuelles d’après les organes du cerveau est le but de la science !

C’est seulement dans ces derniers temps que l’on est entré finalement dans une meilleure voie, et quelque minces que puissent être encore les résultats positifs, un terrain solide se montre immédiatement, et la recherche a un point de départ plus sûr.

Avant tout, il faut mentionner ici (30) les recherches et théories anatomiques de Meynert sur la structure du cerveau. Meynert a le premier essayé, en faisant abstraction de toutes les théories psychologiques, d’obtenir une vue d’ensemble de la structure du cerveau et de la coordination de ses parties, et de déterminer ainsi le cours général de toutes les fonctions cérébrales par rapport aux voies possibles des phénomènes physiologiques. Comme solide point de départ pour ces dernières recherches, il s’appuie uniquement sur la nature connue, en partie sensitive, en partie motrice des cordons nerveux de la moelle épinière qui pénètrent dans le cerveau. Il les poursuit dans leurs ramifications, en remontant jusqu’à l’écorce du cerveau, dont les différentes régions acquièrent ainsi une première et solide caractéristique ; puis il redescend de l’écorce du cerveau, par des degrés déterminés que lui indique l’anatomie, vers la moelle épinière et les nerfs périphériques.

Voici en peu de mots le tableau général qui résulte de cette théorie, en tant qu’elle nous concerne ici les fibres nerveuses se ramifient en montant vers l’écorce du cerveau et se réunissent en descendant. Les régions où a lieu cette ramification sont les organes de la substance grise, et par conséquent les points de réunion des cellules ganglionnaires que traverse la substance blanche des filets conducteurs. Dans les mêmes organes, les voies conductrices s’entre-croisent d’une façon très-variée. La substance grise, qui facilité sans doute ces jonctions et ramifications, se fractionne, au point de vue de cet agencement, pour ainsi dire, en trois parties c’est en premier lieu l’écorce du cerveau, la substance grise de premier ordre ; viennent ensuite les grands noyaux à la base du cerveau comme substance grise de second ordre ; enfin la « substance grise centrale des cavités », comme troisième degré. Parallèlement, il est vrai, s’étend encore la substance grise du cervelet, qui est l’organe d’un réseau particulièrement riche et varié de voies’sensitives et motrices. Meynert en fait, pour simplifier, une quatrième classe de la substance grise ; mais cette quatrième classe ne rentre pas dans cette division ; sa place est distincte ; elle se coordonne de préférence avec les organes de deuxième ordre.

Les fibres conductrices (substance blanche) sont rangées sommairement par Meynert en deux systèmes celui d’association et celui de projection. Les fibres du premier système servent à unir différentes parties de l’écorce du cerveau ; celles du second servent aux relations de l’écorce du cerveau avec le monde extérieur, qui se projette en quelque sorte, au moyen des nerfs, dans l’écorce du cerveau. Cette idée de la projection du monde extérieur dans l’écorce du cerveau pourrait, à la vérité, être considérée comme une addition psychologique perturbatrice mais l’auteur lui maintient une portée si générale qu’on peut même la séparer de la conclusion, nécessaire en apparence, que la conscience est une fonction de l’écorce du cerveau. Au fond, l’on peut dire que le monde extérieur se projette dans chaque centre nerveux sous la forme la plus grossière, la plus simple, déjà dans la substance grise de la moelle épinière et des cavités du cerveau d’une manière plus parfaite dans les grands noyaux ; et enfin de la manière la plus parfaite, la seule véritablement humaine, dans l’écorce du cerveau. En cela, il faut bien faire attention à une certaine répartition des fonctions. La substance grise de troisième ordre facilité les réflexes. Ceux-ci peuvent être arrêtés à certaines places de la deuxième partie ; l’impression reçue ne réagit plus dès lors immédiatement vers l’extérieur, mais elle est transformée en une représentation psychique plus compliquée, ou bien elle est, en quelque sorte emmagasinée provisoirement pour produire un état de tension. Toutefois les organes de la deuxième partie sont, à leur tour, quelques-uns du moins, de nature réflexe. Ce sont les réflexes les plus compliqués, dirigés vers un but vital, qui se forment ici. Une excitation qui arrive ici, tantôt ne donne lieu à aucun mouvement, tantôt peut-être détermine toute une série de mouvements simultanés ou successifs, suivant la nature de cette excitation et l’état du centre.

Mais ces réflexes de la deuxième partie peuvent à leur tour être arrêtés et modifiés par l’intervention de la troisième, la plus élevée de toutes, l’écorce du cerveau. Ici, dit-on, c’est la volonté consciente qui intervient, et cependant l’appareil, les effets de la fonction sont de la même espèce que dans la seconde partie ; seulement ils sont considérablement plus variés et plus compliqués. La volonté consciente elle-même paraît donc ne se représenter physiologiquement que comme un cas suprême de mouvement réflexe, ce qui, soit dit en passant, ne porte atteinte ni à sa conscience ni à sa dignité morale en tant que « volonté ». Nos fonctions psychiques restent ce qu’elles sont, encore que nous devant nous, dans leur mode d’apparition physiologique rien qu’un mécanisme parfait et dépassant de beaucoup, dans sa structure, nos explications mathématiques.

Nous nous sommes un peu écarté de l’exposé de la théorie de Meynert. Il s’attache strictement à décrire l’organisation morphologique du cerveau ; mais le plus grand avantage d’une morphologie vraiment lumineuse, claire dans ses classements, est de nous faciliter l’intuition immédiate des fonctions. Cela sera mieux compris encore quand nous poursuivrons un peu plus spécialement les directions des trajets nerveux.

Le système de projection a en effet une double voie. L’une conduit de l’écorce du cerveau, par la base du pédoncule cerébral, à la moelle épinière, l’autre par la supérieure du pédoncule. Dans la première voie, Ia deuxième classe de substance grise est représentée principalement par le noyau caudé et le noyau lenticulaire ; dans la seconde, par les couches optiques, les tubercules quadrijumeaux et la protubérance interne du corps genouillé ; la première est purement motrice, la seconde est mixte. La voie qui traverse la base du pédoncule cérébral s’élargit, avec les noyau, qui y sont insérés, lorsqu’on s’élève dans la série animale, proportionnellement au développement des hémisphères du cerveau. Chez l’homme, la base du pédoncule cérébral et le noyau lenticulaire sont très-fortement développés ; la hauteur de la base du pédoncule cérébral égale celle de la calotte, tandis que chez le chevreuil, par exemple, la proportion est de 1 à 5. Nous devons en conclure que les formes de mouvements et les sensations les plus indispensables à la vie animale sont dirigées et se réunissent sur la voie de la calotte. Les grands noyaux encastrés ici sont aussi et essentiellement des lieux où se forment des réflexes composés qui, à ce qu’il semble, partant de l’écorce du cerveau, sont seulement arrêtés, fortifiés et en général régularisés. Mais par la voie de la base du pédoncule cérébral paraissent être transmis surtout les mouvements dont la combinaison s’opère dans ecorcemême du cerveau.

On pourrait être étonné que ce soit précisément une voie motrice, dont le développement supérieur marche parallèlement à l’accroissement des hémisphères et atteint son maximum chez l’homme. Beaucoup d’animaux ne sont-ils pas supérieurs à l’homme par la vigueur et la rapidité des mouvements ? Le gibbon, qui s’ébat sur les branches des arbres, ne défie-t-il point par sa légèreté et son adresse les hommes les plus habiles aux exercices gymnastiques ? D’autre part, ne sommes-nous pas supérieurs aux animaux précisément par la force et la variété de nos sensations ? Nos perceptions scientifiques n’exigent-elles pas un exercice des sens, qui est inconnu aux animaux ? Bien plus, si toute notre conscience est construite de sensations, ne devrait-on pas alors s’attendre a priori à ce qu’un développement relativement plus grand des voies sensitives marche de front avec le développement de la vie intellectuelle ?

À cela on peut répondre en faisant ressortir l’importance du langage et de la main industrieuse de l’homme pour la vie intellectuelle. Quant au langage, nous connaissons même déjà la partie de l’écorce cérébrale où les sous se combinent pour former des mots significatifs, et de tous les phénomènes de perturbation psychique, il n’y en a présentement aucun, sans doute, qui soit mieux expliqué que celui de l’aphasie. Or le langage et la main industrieuse nous prouvent qu’en première ligne il ne s’agit pas du tout de la vigueur et de la rapidité des mouvements, mais de leur diversité et de leur finalité exactement mesurée. Mais il faut précisément à cet effet un appareil étendu de coordination avec des connexions qui, de chaque point d’un système donné, aboutissent aux points divers d’autres systèmes. Quant à la parole, il ne s’agit pas seulement de mesurer la pression des lèvres qui produit un B ou un P, ou de faire que les mouvements des organes de la parole, qui forment un mot difficiles prononcer, se succèdent aisément les uns aux autres. Il faut aussi que la parole ait une signification, et c’est pour cela que, de l’endroit où se combine un mot il faut que des jonctions multiples aillent s’opérer aux endroits où se combinent les impressions des sens. On ne peut guère se figurer ces jonctions que de la façon suivante chaque sensation déterminée, chaque impulsion déterminée vers le mouvement musculaire trouve sa représentation dans toute une série de cellules de l’écorce du cerveau, lesquelles à leur tour ont toutes leurs connexions particulières. De même que dans l’appareil de Corti (limaçon) toute une série de nerfs se tient prête à recevoir des impressions, et pourtant quelques-uns seulement sont mis en réquisition pour transmettre un son déterminé, de même l’on doit aussi se figurer, dans les centres nerveux, particulièrement dans ceux des parties supérieures, qu’une excitation qui y arrive est reçue par de nombreuses cellules, dans un petit nombre desquelles seulement le phénomène d’excitation acquiert immédiatement une signification psychique ; une impulsion motrice, destinée à ébranler un groupe de muscles, peut semblablement provenir de nombreuses cellules du cerveau, tandis que leur connexion avec d’autres parties du cerveau décidesi l’impulsion sera réellement donnée ou non. Il est vrai que l’on cherchera vainement dans le cerveau un appareil qui régularise ce choix d’activité aussi simplement que les vibrations de la membrana brasilaris régularisent le fonctionnement des nerfs auditifs dans le limaçon. Mais dès quel’on admet que la direction ou la non-direction des processus nerveux dépend surtout de l’état d’excitation dans les fibres et les cellules, état déjà existant et déterminé aussi par les directions secondaires, on n’a plus besoin de chercher un autre mécanisme analogue à celui des aiguilles sur les chemins de fer : le principe régulateur est donné.

En ce qui concerne la direction de la main humaine, nous devons non-seulement admettre un riche développement de l’appareil des combinaisons pour les régions motrices du cerveau, à cause de sa grande mobilité et utilité pour les opérations les plus ingénieuses, mais aussi tenir compte, par exemple, de l’écriture, qui a les relations les plus étroites avec la parole. Si ensuite nous songeons au savoir-faire d’un pianiste, d’un peintre, d’un chirurgien, etc., savoir-faire où la mesure la plus délicate des impulsions de mouvement seconde toujours les combinaisons les plus variées, le besoin d’une grande extension de l’appareil moteur du cerveau pour l’activité de l’homme nous paraîtra aussitôt évident. Ajoutons-y encore la mobilité des traits du visage, l’importance extraordinaire du mouvement des yeux, qui joue un rôle essentiel même dans la formation des images de la vue, dans la perception de relations fines et délicates. L’exercice des sens pour des perceptions scientifiques réclame donc aussi le concours de l’appareil moteur. La vue est en étroite connexion avec le fonctionnement des muscles de l’œil, le tact avec le sens musculaire de la main. Toutefois, même dans le mouvement général du corps, l’homme est bien supérieur à tous les animaux, par la diversité et la finesse des attitudes et des mouvements, malgré tous les exploits gymnastiques des singes. Nous n’avons donc pas besoin de rappeler ici l’habileté des danseurs, la dextérité des jongleurs japonais, la facilité avec laquelle les acteurs prennent des poses pantomimiques ; la marche, l’attitude verticale, le libre fonctionnement des bras amènent nombre de mouvements que nous comprenons immédiatement comme expression de l’esprit et dans lesquels même le plus’maladroit fait connaître son caractère par des gestes nettement accentués. — Parmi les sensations, les plus importantes sont peut-être précisément celles du sens musculaire (que l’on se rappelle la parole, les traits du visage, les mouvements des yeux), soit qu’elles aient directement leur siège dans l’appareil moteur, soit que le fonctionnement de cet appareil les détermine.

La physiologie également n’est pas restée inactive dans l’intervalle elle nous a appris que les processus de tous les nerfs, dans l’état d’excitation, sont essentiellement les mêmes (neurilité) (32). Il n’y a pas de processus nerveux distincts pour la sensation et le mouvement le processus physique est essentiellement le même dans tous les cas d’excitation d’un nerf ; il ne diffère que par la force ou la faiblesse, la rapidité ou la lenteur, etc. D’ailleurs toute fibre irritée à une partie quelconque de son parcours transmet aussi bien par la voie centrifuge que par la voie centripète ; seulement dans les fibres sensitives, la première direction ; dans les fibres motrices, la dernière reste inefficace. Nous avons donc déjà ici, dans un cas tout à fait sûr, le principe qu’une direction qui s’étend en plusieurs sens n’est pourtant efficace que sur l’une de ses voies, et rien ne nous empêche d’appliquer ce principe, dans la mesure la plus large, aux fonctions du cerveau (32).

Enfin l’expérimentation directe a aussi rempli son office. Les expériences de Hitzig et de Nothnagel en Allemagne, de Ferrier en Angleterre, ont montré que l’écorce des lobes antérieurs du cerveau exerce de l’influence sur des mouvements déterminés. Un lapin, par exemple, dont une patte antérieure est affectée par la destruction d’une petite portion déterminée de l’écorce cérébrale, n’est pas précisément paralysé ; il peut bien encore exécuter quelques mouvements combinés, tels qu’ils peuvent se produire dans les centres inférieurs ; mais l’animal est indécis, il pose sa patte obliquement, laisse placer, sans résistance, la patte malade dans une autre position, et paraît ne pas avoir nettement conscience de l’état de ce membre. Quoique les animaux finissent par périr à la suite d’une lésion faite au cerveau, cependant un espace de six à dix jours, si l’animal vit encore assez longtemps, suffit pour supprimer le trouble produit dans les mouvements. Comment expliquer cela ? Un des auteurs de ces expériences, Nothnagel, croit qu’il s’agit, en quelque sorte, d’une paralysie partielle du « sens musculaire » ; mais que ce n’est pas proprement le centre final, la véritable « station dernière » qui a été blessée ; que c’est seulement une station de la même voie ; aussi d’autres voies peuvent-elles s’ouvrir pour la même fonction (33). Une région avoisinante ayant été lésée, on ne constata point d’atteinte portée au « sens musculaire », seulement il se manifesta une déviation déterminée dans la position de la patte ; cette perturbation aussi finit, par disparaître insensiblement. Ici Nothnagel admet une station pour l’impulsion excitatrice de la volonté, mais ce n’est pas encore la station finale. « La restitutio in integrum exige la conclusion qu’il n’y a ici qu’une voie interrompue et qu’on ne peut avoir éliminé la partie du cerveau, d’où l’impulsion volontaire passe aux fibres des nerfs, en d’autres termes le point où la formation de l’impulsion volontaire trouve exclusivement sa place. Pour qu’un rétablissement complet soit possible, il faut que d’autres voies interviennent comme auxiliaires ou du moins que la faculté de produire l’impulsion volontaire appartienne encore à d’autres régions. » Les expériences où l’on détruisait les régions correspondantes des deux hémisphères ne réussirent pas. On ne peut donc savoir au juste si le rétablissement progressif des fonctions est opéré par l’intervention de l’hémisphère demeuré intact ou par la naissance de voies nouvelles dans le même hémisphère. En tout cas, l’expérimentateur se croit autorisé à conclure ainsi : « S’il était possible qu’une région circonscrite, dans laquelle doivent naître des fonctions psychologiques, fût, après son élimination, remplacée par une autre, on finirait néanmoins par arriver nécessairement à la conclusion qu’il n’existe pas de stricte localisation des fonctions intellectuelles dans des centres déterminés de l’écorce du cerveau (34). »

Occupons-nous d’abord un instant de la première proposition, c’est-à-dire de l’axiome qui revient souvent une région médiatrice, conductrice, peut seule être remplacée après avoir été détruite ; quand l’organe primitif et particulier d’une fonction psychologique est détruit, il est inconcevable que son remplacement soit possible.

Pourquoi donc ? Est-ce parce que, avec la suppression de la faculté intellectuelle, disparaît aussi sa tendance à se manifester et par conséquent la cause d’une nouvelle formation organique ? Cela aboutirait à un dualisme inconciliable avec le principe de la conservation de la force. Serait-ce que la fonction psychologique constitue quelque chose d’éminemment primordial, qui ne peut être reproduit par la connexion organique avec des fonctions correspondantes, peut-être subalternes des régions voisines ? Entièrement nouveau serait le principe, qui attribue àlaccordination intellectuelle des faits une influence physiologique, laquelle ne se manifeste nulle part et contredit en réalité tous les principes de l’analyse physiologique. Nous ne voyons donc dans les hésitations du rapporteur qu’un résultat de l’ancienne théorie des facultés intellectuelles, qui a si longtemps rendu infructueuses les recherches relatives au cerveau. Si le « sens musculaire » ou « l’impulsion volontaire » est personnifié, dans le système de cette vieille psychologie, comme une « faculté que doit servir une portion plus ou moins grande du cerveau, la « faculté de l’âme » est, d’après la doctrine matérialiste, détruite en même temps que la partie correspondante du cerveau qui, d’après la doctrine dualiste, est l’instrument indispensable de cette faculté ; dès lors il est impossible d’entrevoir d’où pourrait venir l’impulsion qui doit la remplacer. Si au contraire on se garde d’oublier qu’au point de vue de la physiologie, même dans la production d’une impulsion consciente de la volonté, il ne peut être question que d’un phénomène organique semblable à tout autre, que la « faculté » psychologique n’est qu’un mot à l’aide duquel on élève en apparence à l’état d’une réalité particulière la possibilité du phénomène, enfin que l’examen de la classification intellectuelle des fonctions n’a rien à faire avec la physiologie, alors il n’y a pas le moins du monde à entrevoir pourquoi la « station finale » d’une voie psychique ou la place d’origine d’une « faculté » ne pourrait pas, comme toute autre partie du cerveau, être remplacée dans son activité par des voies nouvelles.

Ici pourrait s’élever sur le terrain de l’ancienne psychologie encore un autre scrupule, assez étrange, mais digne cependant d’être mentionné, parce qu’il faut poursuivre les préjugés de cette espèce jusque dans leur dernier refuge. On pourrait en effet être choqué de ce que l’impulsion volontaire, ayant pour but de mouvoir une partie déterminée du corps, est anéantie, tandis que la domination de la volonté sur les autres parties continue à exister. La volonté elle-même, qui est pourtant quelque chose d’unitaire, n’apparaît par là que comme une somme de fonctions partielles. — Mais pourquoi donc pas ? devra-t-on demander encore ici ; car d’abord nous ne savons absolument rien si ce n’est que certains actes de l’animal disparaissent et reparaissent, après qu’une certaine partie du cerveau a été lésée. Cesactes sont de l’espèce de ceux dont la connexion causale est la plus compliquée et que nous attribuons à une « volonté ». Mais que savons-nous donc de cette volonté ? Abstraction faite des inventions des psychologues, rien du tout, excepté ce que nous trouvons dans les faits, dans les manifestations de la vie. Si, en un certain sens, on a raison de parler de l’unité de la volonté, cette unité ne peut exister que dans la forme : unité du caractère, du mode et de la manière. Mais cette unité formelle appartient aussi à la somme des manifestations particulières de la vie et, au fond, uniquement à cette somme. Quand, avec cela, nous parlons de « volonté », nous ajoutons un mot compréhensif pour ce groupe de phénomènes vitaux. Mettre une réalité distincte sous le mot, c’est dépasser les données de l’expérience et par conséquent cela est nul scientifiquement.

Maintenant nous saurons pareillement s’il faut nous attendre ou non à pouvoir constater une « stricte localisation des fonctions intellectuelles dans des centres déterminés de l’écorce du cerveau. » Nothnagel a parfaitement raison de dire que ses expériences sont contraires à cette stricte localisation ; elles le seraient même si le rétablissement des fonctions pouvait s’expliquer par l’intervention du deuxième hémisphère. Car alors aussi, après ce processus de rétablissement, l’impulsion volontaire part d’un autre point qu’auparavant. Mais l’impulsion volontaire, même celle qui porte à mouvoir un membre déterminé, n’est jamais qu’un nom pour une somme de fonctions, laquelle conduit à un résultat extérieur déterminé. Les fonctions élémentaires des cellules isolées et des filets conducteurs peuvent être, en cela, strictement localisées, et cependant il est possible de se figurer que, dans des circonstances particulières, le même résultat soit semblablement atteint par une autre voie. Or, dès que nous revoyons le même résultat, nous disons, d’après tes’idées psychologiques ordinaires l’impulsion volontaire est rétablie. Mais ce qui avait été détruit n’a pas été rétabli ; c’est tout simplement le même produit qui a été créé par d’autres facteurs.

Il est de toute importance d’être clair sur ce point ; car il est très-probable que les substitutions les plus diverses de cette espèce n’ont lieu que dans les plus hautes fonctions intellectuelles de l’homme. Celui, par exemple, qui est plus habitué à penser par les idées (Begriffen) que par les intuitions (Anschauungen), celui-là verra probablement sa pensée entravée au début par un accès d’aphasie jusqu’au moment où il parviendra à passer du principe à la conclusion par la simple intuition et à atteindre de la sorte le but auquel il n’arrivait auparavant qu’à l’aide du « langage muet ». Il est très-probable que la participation des différentes régions du cerveau à l’activité de la pensée diffère déjà beaucoup chez des hommes à l’état de santé, alors que le résultat, la pensée, reste le même.

Tandis que Nothnagel concluait de ses expériences que les fonctions psychologiques ne sont pas localisées dans le cerveau, Hitzig conclut au contraire « que certainement quelques fonctions de l’âme et probablement toutes, à leur entrée dans la matière ou à leur naissance, sont forcées de recourir aux centres circonscrits de l’écorce du cerveau » (35). L’opposition entre les opinions des deux savants n’est pas aussi grande qu’elle le paraît ; car Hitzig se montre affranchi de la vieille théorie psychologique, et par « fonctions de l’âme il n’entend pas des mots personnifiés, mais seulement des processus psychiques réellement simples, attendu qu’il s’agit des fonctions de parties du cerveau les plus simples possible, et l’on ne peut trouver ici la simplicité qu’en se rattachant très-étroitement au fait physique correspondant. La volonté de plier tel membre déterminé ou de l’étendre est transportée tout simplement et tout naturellement au point de l’écorce du cerveau dont l’excitation électrique produit le mouvement en question. En cela Hitzig a ouvert la voie à l’aide d’expériences tellement délicates qu’il réussit à décomposer le processus physique en éléments plus fins qu’il ne le sont, en un certain sens, dans le processus psychique. Si, par exemple, à partir d’un point déterminé de l’écorce du cerveau, une oreille, une oreille seule, éprouve une violente secousse, on a le droit de se demander si jamais la volonté a pu produire un semblable effet partiel. Elle n’en a d’ailleurs pas besoin, attendu que la vie n’est nullement en jeu. La délicatesse des fonctions psychiques consiste en d’autres points, où, il est vrai, aucune expérience physiologique ne peut la suivre même de loin avant toute chose dans l’intensité incroyablement rigoureuse et précise de chaque excitation et dans la mesure exacte du mouvement correspondant ; puis dans l’accord de plusieurs mécanismes musculaires pour un mouvement d’ensemble visant un but. Que l’on se rappelle ici de nouveau les fonctions de la main humaine, de la langue, des muscles du visage dans l’expression mimique, et l’on verra aisément où est placé l’élément intellectuel. Nous le trouvons partout dans la mesure, dans la forme, dans le rapport des fonctions psychiques, qui concourent ensemble, où le plus petit trait, surtout dans les œuvres artistiques, acquiert la plus haute importance. Mais, dans le processus envisagé du côté purement physique, les éléments de ces mélanges très-délicats des différentes impulsions peuvent nous être montrés isolément, tels que la volonté ne les saurait produire.

Il n’est pas sans intérêt de savoir que Ferrier (36), dans ses répétitions, grossières et inexactes au point de vue de la méthode, des expériences de Hitzig, rencontra, bien plus souvent que ce dernier, la naissance de mouvements de finalité achevés, dont il attribuait la naissance à l’excitation d’une partie déterminée du cerveau. Par l’emploi de courants trop forts, il avait irrité en même temps des régions avoisinantes, et comme par exemple les centres de courbure, d’allongement, d’adduction et de rotation d’un membre sont tous voisins les uns des autres, il est très-naturel que l’irritation simultanée de plusieurs centres dans leur action totale puisse amener par exemple un mouvement de course ou chez un chat le mouvement ayant pour but d’égratigner. Les expériences de Hitzig, qui isolent plus exactement, ont bien plus de valeur en physiologie ; mais pour la psychologie, il serait d’un intérêt particulier de voir comment on pourrait faire naître, artificiellement et avec un calcul exact des impulsions isolées, les mouvements visant un but. Il n’est d’ailleurs pas invraisemblable que dans les couches plus profondes de l’écorce du cerveau se trouvent des cellules par l’excitation desquelles toute une série des points situés à la surface peut chaque fois être excitée simultanément et secondairement d’une manière déjà régularisée. Mais de quelque nature que soit le mécanisme de coordination qui réunit chaque fois un groupe d’effets élémentaires pour une activité visant un but, nous avons, dans tous les cas, de bonnes raisons pour ne pas assigner à la représentation de cette activité visant un but et à la volonté de la provoquer d’autre siège que la partie de l’écorce du cerveau dans laquelle cette activité elle-même prend naissance.

Il faudrait qu’il en fût tout autrement, si nous n’avions pas de notre propre activité musculaire une conscience immédiate, qui doit être rangée au membre des sensations, dans la plus large acception du mot. On devrait alors admettre que, dans un centre sensitif quelconque, se formerait la représentation de l’acte en question, et que, partant de là, une transmission s’effectuerait jusqu’au mécanisme du système moteur ; mais, suivant toutes les probabilités, les deux espèces de « représentation » doivent être regardées comme juxtaposées, pour répondre aux exigences d’une psychologie rationnelle. La représentation d’une action, par exemple de la course, telle qu’elle pourrait se former dans un centre sensitif, ne peut sans doute jamais être, lorsqu’elle résulte des images des objets, absolument la même chose que la représentation qui naît spontanément. Cependant toutes deux peuvent rendre les mêmes services dans une série d’idées. Ainsi nous pouvons, en poursuivant un récit, développer en nous les images tranquillement et objectivement ; mais, quand notre émotion est plus vive, nous avons coutume de nous mettre à la place du personnage en action, et alors chacun peut remarquer sur soi-même que la représentation d’un coup est souvent unie à une sensation dans le bras ; la représentation d’un saut à un désir de sauter. Chez l’homme s’ajoute le langage comme le foyer le plus important des représentations, et ici il n’est finalement guère possible de douter que la représentation du mot ait son siège là où il est produit. On a déjà souvent remarqué que notre pensée est un langage à voix basse, en quelque sorte interne. Mais quiconque fait bien attention remarquera très-facilement qu’à ce langage « interne » se joignent très-fréquemment, et toujours quand on est plus vivement ému, de véritables impulsions dans les organes de la parole.

Tout cela pourrait aussi être l’effet de l’ « association » ; mais il n’est guère possible de faire concorder l’association elle-même avec les données de la physiologie, qu’en la ramenant d’une part à l’existence des transmissions les plus variées, d’autre part à l’identité partielle des sphères d’excitation.

Les faits de mnémonique prouvent que de la représentation de « château » la transition est facile à celle de « muraille », de « tour », de « montagne », de « noblesse », de « moyen âge », de « villa », de « Rhin », etc. La transition est particulièrement facile quand à est question d’assonances, comme du château habitable (bewohnbares « Schloss »), à la serrure de la porte (« Thürschloss »), à la clef (« Schlüssel »), au serrurier (« Schlosser »), etc. — D’après la théorie d’association du XVIIIe siècle, toutes les fibres distinctes, que l’on regardait comme les agents de semblables représentations, auraient du être juxtaposées dans la rangée la plus proche pour faire passer la vibration de l’une à l’autre. Toutefois on aboutit ici à la plus évidente impossibilité, surtout quand on se rappelle l’expédient, simple et facile à répéter des mnémonistes, qui relient entre elles les idées les plus hétérogènes qu’on puisse leur jeter, à l’aide d’un ou tout au plus de deux mots intercalés. Il faudrait que tout fût juxtaposé à tout. Mais si l’on admet, pour une représentation, des régions d’excitation étendues et, outre cela, les liaisons convenables entre l’image purement objective de représentation et les foyers moteurs d’excitation qui sont en corrélation avec cette image, ainsi que le centre phonétique du mot correspondant, on sera facilement porté à admettre pour des représentations congénères une identité partielle de la région d’excitation.

En tout cas, il sera utile, pour éviter de retomber dans les vieilles représentations psychologique set pour contribuer à la victoire de la vraie théorie, de montrer comment on peut expliquer même les images psychologiques les plus compliquées à l’aide des éléments simples dont s’occupent aujourd’hui les recherches exactes. Du reste, il faut complètement approuver la réserve de Hitzig, qui croit devoir s’abstenir de toutes spéculations ultérieures sur l’activité du cerveau et de l’esprit. Le savant, une fois entré dans la bonne voie, est guidé plus sûrement par les résultats étroitement limités, mais pourtant considérables de son travail, que par des théories hâtives, et c’est par l’exemple même de son travail qu’il agit le plus sûrement et le plus vivement sur ses confrères. Hitzig cite un propos de Fechner, d’après lequel la conservation, la fécondité et la profondeur d’une conception générale ne dépendent pas du général, mais de l’élémentaire (37). L’important est de saisir avec justesse ce qui est élémentaire ; aussi les recherches sur le cerveau auront-elles fait un pas immense quand enfin on reconnaîtra généralement que l’élémentaire, dans les fonctions psychiques, ne peut être que l’élémentaire physiologique. De la sorte, le matérialisme aussi sera devenu bien plus logique sur ce terrain, et par conséquent il sera conduit à sa fin, car sa logique est sa perte.

Nous possédons désormais dans les excellents Principes de la psychologie physiologique, de Wundt, un ouvrage qui a pris pour base d’une large élucidation du domaine psychologique, les conceptions nouvelles et seules fécondes. Écoutons Wundt traiter le point décisif :

« Nous pouvons nous représenter qu’une fibre nerveuse déterminée ou une cellule ganglionnaire déterminée ne fonctionne que dans la forme de la sensation de la lumière ou de l’impulsion motrice, mais non comment peut-être certains éléments centraux doivent servir l’imagination et d’autres l’intellect. Évidemment la contradiction gît ici en ce qu’on se figure des fonctions complexes rattachées à des organes simples. Mais nous devons nécessairement admettre que des organes élémentaires ne sont susceptibles que de fonctions élémentaires. Or ces fonctions élémentaires sont, dans le domaine des fonctions centrales, des sensations, des impulsions de mouvement et non de l’imagination, de la mémoire, etc. » Tout ce que nous appelons volonté et intelligence, dit Wundt plus loin, se résout, dès que l’on remonte jusqu’à ses phénomènes physiologiques élémentaires, en impressions sensitives qui se transforment en mouvements (38).

Mais que deviendra « l’unité de la pensée », si la simple représentation est quelque chose d’infiniment complexe ? Tout simplement ce que devient l’unité d’un édifice artistement construit, quand nous l’examinons sous le point de vue de l’agencement des pierres. C’est une unité formelle, qui peut très-bien exister en même temps que la complexité des éléments matériels grâce auxquels elle se réalise. Quant à cette matière et à ses éléments, la sensation et la conscience des impulsions motrices, il s’agit de réaliser, dans la plus stricte acception du mot, la loi de la conservation de la force. Telle est la voie de ce matérialisme logique qui nous conduit immédiatement aux « limites de la connaissance de la nature ».

Essayons de faire du matérialisme logique avec un exemple (39).

Un négociant est assis commodément dans son fauteuil et ne sait même pas si la majeure partie de son moi s’occupe de fumer, de dormir, de lire un journal ou de digérer. Entre un domestique avec une dépêche portant : « Anvers, etc. Jonas et Cie ont fait faillite. » — « Que Jacques attelle les chevaux ! » Le domestique vole. Le négociant a bondi, ayant complètement repris possession de lui-même ; après avoir fait quelques douzaines de pas dans sa chambre, — il descend au comptoir, donne des ordres aux commis, dicte des lettres, remet des dépêches et monte en voiture. Les chevaux sont haletants ; il est à la banque, à la bourse, chez ses confrères. Une heure n’est pas écoulée que, de retour chez lui, il se jette de nouveau dans son fauteuil en soupirant Dieu merci, j’ai paré le plus mauvais coup ; maintenant, réfléchissons ! »

Voilà une belle occasion de faire un tableau psychologique ! Frayeur, espérance, sensation, calcul, — ruine, victoire, sont accumulés en un instant. Et tout cela provoqué par une seule représentation Que n’embrasse pas la conscience humaine !

Doucement ! Examinons notre homme comme objet du monde matériel. — Il se lève brusquement. Pourquoi se lève-t-il brusquement ? Ses muscles se sont contractés comme le cas l’exigeait. Pourquoi ? Ils furent frappés par une impulsion de l’activité nerveuse, qui rendit libre la provision de force de tension emmagasinée. D’où vient cette impulsion ? Du centre du système nerveux. Comment y naquit-elle ? Par l’ —— « âme ». Le rideau tombe ; un saut périlleux nous a fait passer de la science dans la mythologie.

Pourtant nous voulions un matérialisme logique. Que l’âme soit le cerveau ! L’impulsion est donc sortie du cerveau. Si maintenant nous nous arrêtons ici, la question sera tout aussi mythique qu’auparavant. Tout cela n’est d’aucun secours. Suivons, il le faut, la série causale physique, sans tenir aucun compte de ce qu’on appelle la conscience, à travers le cerveau, jusqu’à l’origine première de tout ce mouvement subit. Ou bien devons-nous prendre le chemin opposé ? Qu’est-ce qui est entré dans cet homme ? L’image de quelques traits marqués au crayon sur du papier blanc. Certains rayons de lumière atteignirent la rétine, lesquels par leurs vibrations ne développèrent en soi pas plus de force vive que d’autres rayons de lumière. La force vive pour le processus de transmission est préparée dans le nerf, comme celle de la contraction musculaire, dans les muscler ; elle ne peut qu’être dégagée par l’impulsion infiniment faible de l’ondulation lumineuse, comme les forces de tension du baril de poudre le sont par l’etincelle brillante. Mais d’où vient que précisément ces lignes ont produit cet effet chez cet homme ? Toute réponse qui recourt ici a des « représentations » ou à d’autres choses semblables ne mérite pas même d’être appelée réponse. Je veux voir les transmissions, les voies de la force vive, l’étendue, la propagation et les sources des processus physique et chimique d’où émanent les impulsions des nerfs qui mettent en mouvement, dans le mécanisme servant aux bonds, d’abord le muscle psoas, puis le rectus femoris, les vasti et tout le faisceau coopérateur des muscles. Je veux voir les courants nerveux bien plus importants qui se répandent dans les organes de la parole, dans les muscles respiratoires, qui provoquent l’ordre, la parole, l’appel, qui renouvellent au décuple le mêmejeu par la voie des ondulations sonores et des nerfs auditifs d’autres individus. Je veux en un mot faire cadeau, pour le moment, aux pédants d’école de ce qu’on appelle l’action psychique, et expliquer par des causes physiques l’action physique que j’ai sous les yeux.

Le lecteur ne m’accusera pas d’exiger des impossibilités pour recourir finalement à un deus ex machina. Je pars du principe que l’homme est parfaitement compréhensible, et quand on ne peut pas, à l’instant même, expliquer le tout, je sais me résigner. De même que, pour le paléontologiste, une seule mâchoire trouvée dans le bassin de la Somme représente toute une race d’hommes des temps anciens avec toutes ses générations, de même je serais content, pour peu que l’on voulût m’élucider la connexion entre la première impression produite par l’onde lumineuse et les impulsions de mouvement liées à l’examen plus attentif des lettres de l’alphabet, et me la faire comprendre à peu près aussi bien que le mouvement réflexe dans la contraction d’une cuisse de grenouille. Au lieu de cela, on fouille dans le cerveau pour y trouver la « pensée », le « sentiment », la « volonté », comme si l’on voulait découvrir dans les muscles de la partie inférieure du bras d’un pianiste les dièses, les bémols, les allégro, les adagio et les fortissimo, chacun dans une cachette particulière.

Sans doute la physiologie du cerveau, à peine naissante et traitée rationnellement ; ne pourra de longtemps encore résoudre de pareils problèmes ; dans un certain sens, on commence seulement à avoir l’intuition de la profondeur infinie des problèmes qui s’accumulent ici. L’ancien matérialisme et l’idéalisme de l’ancienne métaphysique trouvent des solutions avec une égale facilité, mais ce ne sont que de simples mots ; car admettre une âme immatérielle et lui attribuer simplement le nombre des « facultés » nécessaire pour expliquer les phénomènes, ou bien faire de ces mêmes « facultés » des fonctions de la matière, sont des procédés indifférents, alors qu’il s’agit d’établir s’il n’y a là que des mots ou un savoir réel. Dans les deux cas, le mot, qui cache le phénomène au lieu de l’expliquer, remplace le problème physique. On a beau critiquer en myope la conception mécanique du monde, elle n’en possède pas moins une grande supériorité sur ses rivales ; car, tout en nous faisant entrevoir un nombre infini de problèmes, elle nous accorde un premier petit succès, qui nous prouve que nous sommes entrés dans la bonne voie.

On me dit : « Mais la crainte, l’espérance, l’ardeur de ton négociant sont pourtant aussi quelque chose ; cet homme ressent pourtant quelque chose. Cela n’aurait-il donc pas de cause ? » En fait, nous avons presque oublié le nervus sympathicus, l’influence du nervus vagus sur le mouvement du cœur et tous les effets, si nombreux, répandus dans le corps entier, de la révolution qui s’opère dans le cerveau, quand une si faible impulsion, venue du monde extérieur, jette l’homme dans le mouvement le plus violent. Nous voulons aussi apprendre à connaître ces courants avant de nous déclarer satisfaits. Nous voulons savoir exactement comment naissent les nombreuses sensations, tantôt fortes tantôt faibles à l’extrême, que l’un éprouve à la langue, un autre dans la région de l’estomac, un troisième dans les mollets, un quatrième dans le dos si c’est uniquement dans les parties centrales ou par un mouvement circulaire de transmissions centrifuges et centripètes. Ce mouvement circulaire joue un rôle considérable dans toutes les sensations ; cela ressort, avec certitude, d’un grand nombre de phénomènes.

Czolbe fut vivement critiqué par ses adversaires, parce qu’il exigeait pour la naissance de la conscience un mouvement rétrograde du fluide nerveux qui, suivant lui, s’opérait dans chacun des globules ganglionnaires. J’ai toujours été étonné de ce que la circulation réelle de l’activité des nerfs, qui joue un si grand rôle dans toutes les sensations, n’a jusqu’ici presque pas attiré l’attention. Lors de toute excitation un peu vive de l’activité cérébrale, un courant d’effets positifs ou négatifs parcourt le corps entier, à l’aide des nerfs végétatifs et moteurs, et c’est seulement quand nous éprouvons, grâce aux nerfs sensitifs, les réactions des changements ainsi opérés dans notre organisme, que nous ressentons notre propre émotion morale. L’état subjectif, que nous appelons sensation, est-il connexe avec toute cette circulation, ou avec les états de tension qui, après son accomplissement, naissent dans l’organe central, ou avec d’autres mouvements et états de tension qui naissent simultanément dans les organes centraux ? c’est ce que nous n’examinerons pas ; il serait à désirer que l’on pût nous démontrer l’existence de ces états de tension et nous révéler les lois de cette circulation avec ses combinaisons qui se comptent par millions.

On objecte que nous perdons de vue la chose elle-même à force de nous occuper de purs symptômes. Mais quelqu’un pourrait-il nous prouver qu’après l’élimination de tous les symptômes que nous voudrions étudier, il resterait encore une chose à examiner ? Que l’on veuille bien s’expliquer ce que l’on aurait encore à chercher, quand on connaîtrait les courants nerveux et les états de tension de l’acte de la sensation. Ce ne pourrait être ou que l’état subjectif de celui qui éprouve la sensation, pu que la valeur intellectuelle du contenu de la sensation. Naturellement personne n’aura jamais conscience du premier, si ce n’est le sujet lui-même, et les nombreuses discussions provoquées par la célèbre comparaison des urines, de Vogt, ont démontré clairement que l’on ne peut pas considérer la « pensée » comme un produit particulier, à côté des phénomènes matériels, mais que l’état subjectif lui-même de l’individu qui éprouve la sensation est en même temps, pour l’observation externe, un état objectif, un mouvement moléculaire. Cet état objectif doit, d’après la loi de la conservation de la force, être intercalé dans la série causale qui ne présente pas de lacunes. Que l’on nous représente cette série aussi complète que possible Cela doit pouvoir se faire sans égard à l’état subjectif, celui-ci n’étant pas un anneau particulier dans la chaîne des phénomènes organiques, mais seulement pour ainsi dire l’observation d’un de ces phénomènes à un autre point de vue. Il est vrai que nous rencontrons ici une limite du matérialisme, mais seulement si nous voulons le suivre jusqu’au bout avec une logique rigoureuse. Nous pensons effectivement que dans la sensation, en dehors et à côté des phénomènes nerveux précités, il n’y a à peu près rien à chercher ; seulement ces phénomènes eux-mêmes se manifestent encore d’une tout autre manière, savoir celle que l’individu appelle sensation. Il est permis de croire que l’on arrivera un jour à déterminer avec plus de précision la partie des phénomènes physiques qui coïncide, sous le rapport du temps, avec la naissance d’une sensation de l’individu. Ce serait très-intéressant, et l’on ne pourrait certainement rien objecter si l’on désignait alors simplement par « sensation » cette portion déterminée de la circulation des processus nerveux. Quant à une détermination plus précise des rapports du processus subjectif de sensation avec le processus nerveux étudié objectivement, elle pourrait bien être impossible.

En ce qui concerne la valeur intellectuelle du contenu de la sensation, elle non plus ne pourra guère se laisser séparer complètement du phénomène physique. Un chef-d’œuvre de sculpture et sa copie grossière apportent sans doute à la rétine de l’observateur un nombre analogue d’excitations lumineuses ; mais pour peu que l’œil suive les lignes, d’autres sensations de mouvement se produisent dans les muscles des yeux. Ces dernières excitations étendent plus loin leur action, non d’après la masse absolue du mouvement, mais d’après les rapports numériques les plus délicats entre les différentes impulsions motrices, ce qui ne doit pas nous sembler contraire à la nature, si nous réfléchissons au rôle que les rapports numériques jouent dans la première formation des impressions sensorielles. Il est vrai que précisément ce point fait partie des dernières et plus difficiles énigmes de la nature. Nous n’avons pourtant pas le moindre motif pour chercher en dehors des processus ordinaires de la sensation ce qui à une importance intellectuelle, la sensation façonnée artistiquement ou la pensée ingénieuse. Seulement on ne doit certes pas procéder comme ferait un homme qui voudrait découvrir dans les tuyaux isolés les mélodies qu’un orgue peut produire.

Le concours d’impulsions nerveuses très-nombreuses et extraordinairement faibles, si on les étudie une à une, devra nous donner la clef de l’explication physiologique de la pensée, et la forme suivant laquelle s’opère ce concours est ce qui caractérise chaque fonction prise séparément. Ce qui ici reste inexpliqué, la manière dont le processus externe de la nature est en même temps un processus interne pour le sujet pensant, voilà précisément le point qui dépasse en général les limites de la connaissance de la nature.


CHAPITRE III

La psychologie conforme à la science de la nature.


Erreurs dans les essais de psychologie mathématique et conforme à la science de la nature. Herbart et son école. — Nécessité d’une critique de la psychologie. — Hypothèses sur l’ « essence de l’âme ». Une psychologie sans âme. — Critique de l’observation de soi-même et de l’observation au moyen du « sens interne ». — La méthode de la science de la nature et la spéculation. — La psychologie des bêtes. — La psychologie des peuples ; récits de voyages ethnographiques. — Influence de Darwin. — La méthode somatique. Sur l’emploi de l’expérimentation. — La psychologie empirique en Angleterre. — Mill, Spencer, Bain. — La statistique morale.


Mais que dira la psychologie, si nous commençons par refouler dans l’arrière-fond la face interne, subjective de l’essence humaine ? Notre siècle ne nous a-t-il pas donné non seulement une psychologie conforme à la science de la nature, mais même une psychologie mathématique ? Il existe toute une série d’hommes distingués par leur intelligence et leur mérite, qui croient très-sérieusement que Herbart, avec ses équations différentielles, a fixé aussi solidement le monde des idées que Copernic et Kepler, le monde des corps célestes. C’est là, à la vérité, une déception aussi profonde que la phrénologie quant à ce qui regarde la psychologie comme science de la nature, on a tellement abusé de cette spécieuse définition que l’on court risque de dépasser toutes les limites en s’en occupant. Nous pourrons cependant accorder toute leur valeur aux débuts d’une méthode réellement conforme à la science de la nature pour les questions psychologiques, et dans quelques parties conforme même à la mathématique, sans abandonner le point de vue indiqué plus haut.

Mentionnons, avant tout, le fait que l’idée de la psychologie ne peut être complètement délimitée et parfaitement claire que pour le scolastique et le pédant ignare. Il est vrai que des hommes sérieux et perspicaces ont commencé leurs prétendues recherches conformes à la science de la nature par un chapitre intitulé « L’essence de l’âme » mais ils n’étaient qu’un écho de la métaphysique creuse des scolastiques, quand ils se figuraient pouvoir obtenir de la sorte une base solide pour leurs recherches. Sont exceptés naturellement les cas où l’idée d’âme n’est discutée qu’historiquement ou critiquement. Mais quiconque débute par des phrases positives sur l’âme et parle, par exemple, de sa simplicité, de son manque d’étendue, etc., ou quiconque croit pouvoir soigneusement circonscrire a priori le domaine de la psychologie, avant de commencer à construire, celui-là, on peut en être sûr, ne traitera pas son sujet d’une manière conforme à la science de la nature. Que dirait-on d’un naturaliste qui commencerait par vouloir se rendre compte de l’essence de la nature et qui ne croirait ses recherches utiles que lorsqu’il aurait une conception claire de cette essence de la nature ? La chose devient encore plus évidente dans les questions spéciales. Si Gilbert n’avait pas frotté ses petits morceaux d’ambre avant de s’être rendu compte de l’essence de l’électricité, il n’aurait probablement jamais fait un pas important vers la connaissance de l’essence de l’électricité. Quel savant oserait aujourd’hui déterminer avec précision ce qu’est le magnétisme ? Entre les mains des savants, l’idée se transforme. La force par laquelle l’aimant attire le fer devient une force plus générale. La terre est reconnue comme aimant. L’analogie avec l’électricité est découverte. Le diamagnétisme est poursuivi à travers une multitude de phénomènes des plus surprenants. Les brillantes découvertes d’Œrsted, de Faraday, de Plücker, auraient-elles jamais eu lieu si ces savants avaient d’abord voulu étudier métaphysiquement l’essence du magnétisme avant de commencer leurs recherches scientifiques ?

Ce sera un fait remarquable de la fermentation philosophique en Allemagne qu’un esprit aussi ingénieux que Herbart, un homme doué d’une si admirable sagacité critique et si versé dans la mathématique, ait pu concevoir la pensée aventureuse de trouver, à l’aide de la spéculation, le principe d’une statique et d’une mécanique des représentations. Ce qui est encore plus surprenant, c’est qu’un esprit aussi éclairé, porté à la vie pratique dans un sens éminemment philosophique, ait pu se perdre dans la tâche pénible et ingrate d’élaborer tout un système de statique et de mécanique de l’esprit, d’après son principe, sans que l’expérience lui eût fourni la moindre garantie de certitude. Nous voyons ici l’étrange connexion qui existe entre les facultés et les actes de l’homme. Que Gall n’ait pas été empêché d’inventer la phrénologie par sa grande expérience, par ses connaissances étendues et spéciales, cela se comprend aisément quand on songe au caractère imaginatif, ardent et créateur de cet homme ; mais que Herbart ait pu imaginer la psychologie mathématique, lui qui possédait à un degré éminent les qualités opposées à une semblable direction de l’esprit, ce sera toujours un témoignage frappant de la violence du tourbillon métaphysique qui enveloppa vers ce temps-là, dans notre patrie, même les plus récalcitrants et les lança dans la région aventureuse des découvertes dépourvues de fondement.

Quoi qu’il en soit, les puissants efforts de Herbart méritent d’être réfutés autrement que par la simple indifférence. Quant aux tentatives faites jusqu’ici par la critique pour éliminer victorieusement la psychologie mathématique, elles ont le défaut de se perdre dans toutes sortes d’exposés et de ne signaler nullement ou de ne signaler qu’avec une précision insuffisante la faute élémentaire logique, commise dans la déduction de la formule fondamentale. Nous avons essayé, dans une dissertation spéciale (40), de combler la lacune que présente ici notre littérature philosophique, parce que l’arrêt que nous prononçons contre la psychologie mathématique ne doit se produire devant le public qu’avec des considérants fortement motivés ; mais à cette place le pénible travail de la démonstration dérangerait l’enchaînement des idées et supprimerait la concision de notre critique, en tant qu’elle a trait au matérialisme. Si la psychologie mathématique avait de la valeur, il nous faudrait en tenir compte, ne fut-ce que parce que nous aurions en elle la démonstration la plus sûre de la régularité de tous les faits psychiques, régularité que le matérialisme a raison d’affirmer, et en même temps la réfutation la plus complète de la réduction de tout ce qui existe à la matière. Il nous faudrait en même temps modifier considérablement l’exposé, que nous avons donné plus haut, des rapports entre te cerveau et l’âme, la psychologie mathématique de Herbart ne pouvant guère être séparée de sa métaphysique. Mais actuellement la psychologie mathématique n’existe pas pour nous ; elle seule aurait pu nous fournir un motif d’approfondir encore une fois la tentative de donner une base métaphysique à la psychologie, conformément au système de Kant. Si plus tard tous les philosophes s’accordent a reconnaître que nous ne pouvons rien savoir de la cause dernière de toutes choses s’ils se décident à ranger parmi les instincts artistiques l’instinct architectural de la spéculation si — dépassant Kant sur ce point — ils avouent unanimement que le désir d’unité éprouvé par la raison, conduit toujours à la poésie, qui ne vient qu’indirectement au secours de la science, alors ils pourront aussi remettre au jour la métaphysique de Herbart, sans craindre de jeter la confusion dans les idées, et ils y découvriront un point qui offre une analogie remarquable avec les principes métaphysiques de la science de la nature, telle que la conçoivent les physiciens mathématiciens de notre époque. Ce qui existe réellement est, d’après Herbart, une multiplicité d’êtres simples, qui pourtant diffèrent essentiellement des monades de Leibnitz. Celles-ci produisent le monde entier, en tant que représentation ; au contraire, les « réalités x de Herbart sont en soi tout à fait dénuées de représentation ; elles agissent toutefois les unes sur les autres et elles cherchent à se préserver de ces influences réciproques. L’âme est un de ces êtres simples, une de ces « réalités » qui entrent en conflit avec d’autres êtres simples. Ses actes de conservation personnelle sont des représentations. De même que sans coup il n’y aurait pas de contre-coup, de même sans perturbation il n’y aurait pas de représentation. Neuve assurément et importante pour l’économie de la métaphysique future est la théorie d’après laquelle l’essence de l’activité psychologique consiste dans la réaction contre une action extérieure. Il faut nécessairement lui comparer l’opinion des théoriciens modernes de la doctrine moléculaire, suivant laquelle l’idée de force ne s’applique nullement à un atome discret, mais bien aux rapports réciproques de plusieurs atomes. Herbart n’a jamais sans doute compris qu’il aurait dû dire, avec plus de logique, que toutes les représentations ne se trouvent pas dans l’ « âme », être simple, mais qu’elles sont des relations réciproques entre les réalités discrètes, comme les forces physiques entre les atomes. En rendant ainsi logique sa pensée fondamentale, Herbart aurait évité les nombreuses contradictions qui résultent de ce que l’âme devait être simple et immuable, sans états internes, et néanmoins porter en elle-même les représentations. Il obtient par là une espèce d’immortalité de l’âme qui toutefois équivaut à une mort éternelle, s’il ne se rencontre pas d’autres êtres simples en rapport aussi étroit avec elle que les éléments dont se compose le corps. Voilà ce qui s’appelle payer cher une idée creuse.

Comme c’est de l’école de Herbart que sont sorties, en grande partie, les tentatives faites pour fonder une psychologie conforme à la science de la nature, il importe de mettre en relief les contradictions latentes, inséparables de l’hypothèse d’une âme absolument simple et cependant ayant des représentations. Ce qui est absolument simple n’est susceptible d’aucune modification interne ; car nous ne pouvons nous figurer une modification que sous la forme de déplacement des parties. Aussi Herbart ne dit-il pas que les réalités agissent les unes sur les autres, mais qu’elles auraient à souffrir des actions réciproques, si elles n’opposaient de la résistance par un acte de conservation personnelle. Comme si cela ne revenait pas tout simplement à admettre les actions réciproques ! Waitz attache beaucoup de prix dans sa psychologie (p. 81) à la différence entre les dispositions à un état et les états réels. Ainsi se passent les choses en métaphysique. L’âme ne doit pas avoir d’états, gardons-nous bien de lui en donner, sans quoi son unité absolue serait perdue ! Mais des dispositions, c’est bien différent ! Des « tendances », pourquoi pas ? Le métaphysicien consomme une énorme quantité d’intelligence pour réfuter toutes les autres opinions, et, quand il développe sa propre théorie, il fait une culbute logique des plus ordinaires. Tout autre comprend que la disposition à un état est aussi un état et que l’on ne peut se figurer la conservation de soi-même contre une action menaçante, sans une action réelle, quelque imperceptible qu’elle puisse être. C’est ce que le métaphysicien ne voit pas. Sa dialectique l’a poussé jusqu’au bord de l’abîme ; il a cent fois tourné, retourné, rejeté toutes les idées, et en définitive il faut absolument que l’on sache quelque chose. Ainsi, que l’on ferme les yeux et que l’on fasse hardiment le saut périlleux, — des hauteurs de la critique la plus sévère jusque dans la confusion la plus vulgaire du mot et de l’idée ! Si cela réussit, on poursuit gaiement son chemin. Plus on admet de contradictions dans les premiers fondements, plus on tire librement des conclusions, de même qu’on peut déduire, comme on le sait, les choses les plus curieuses de propositions mathématiques qui renferment le facteur zéro comme inconnue.

Herbart lui-même dit un jour qu’au lieu d’écrire, comme F.-A. Carus, une histoire de la psychologie, il vaudrait mieux avoir une critique de la psychologie (41). Nous craignons bien que, si on l’écrivait maintenant, il ne restât pas grand’chose de toute cette prétendue science.

Cependant la psychologie conforme à la science de la nature existe en germe, et l’école de Herbart forme pour l’Allemagne un chaînon important de l’époque de transition, bien qu’ici la science commence seulement à se dépêtrer avec peine de la métaphysique. Waitz, penseur ingénieux, mais qui évidemment a commencé beaucoup trop tôt à écrire, défaut commun aux Privatdocenten comme aux professeurs extraordinaires ; Waitz, qui se congela, pour ainsi dire, dans le cours de son développement, s’éloigna de Herbart au point de rejeter la psychologie mathématique et de transformer toute la base métaphysique de la psychologie de Herbart en une prétendue hypothèse sur l’essence de l’âme. Il est vrai qu’avec cela on n’a pas gagné grand-chose. Ce serait déjà un progrès considérable que d’avoir des hypothèses claires au lieu de dogmes obscurs et absurdes ; mais que faire d’une hypothèse sur l’essence de l’âme, ou simplement d’une hypothèse sur l’existence de l’âme, quand nous savons encore si peu de chose sur les phénomènes isolés, auxquels doit pourtant s’étendre d’abord toute recherche exacte ? Dans le petit nombre des phénomènes rendus accessibles jusqu’ici à une observation plus exacte, il n’y a pas le moindre motif pour admettre en général une âme, quel que soit le sens plus ou moins précis qu’on attache à ce mot, et la raison secrète de cette hypothèse ne se trouve guère que dans la tradition ou dans le désir silencieux qu’éprouve le cœur de résister au pernicieux matérialisme. Ainsi naît un double inconvénient. La psychologie conforme à la science de la nature est gâtée, falsifiée ; mais le salut et le maintien de l’idéal, que l’on croit menacé par le matérialisme, sont négligés, parce qu’on se figure avoir fait merveille en apportant une nouvelle lueur de démonstration en faveur de l’antique mythe de l’âme.

« Mais le mot psychologie ne signifie-t-il pas théorie de l’âme ? Comment, donc imaginer une science de laquelle on ne peut dire si elle a un objet ou non ? » Eh bien, voilà de nouveau un joli échantillon de la confusion du nom avec la chose Nous avons un nom traditionnel pour un groupe considérable, mais vaguement délimité. Ce nom provient d’une époque où l’on ne connaissait pas encore les exigences actuelles d’une science rigoureuse. Doit-on le rejeter parce que l’objet de la science a changé ? Ce serait un pédantisme peu pratique. Admettons donc hardiment une psychologie sans âme ! Le nom peut encore servir, tant qu’ici il y aura à faire quelque chose dont une autre science ne se chargera pas complètement (42). Il est vrai que, du côté de la physiologie, les limites sont difficiles à tracer ; mais il n’y pas grand mal à cela. Quand les mêmes découvertes sont faites par deux voies différentes, elles n’en ont que plus de valeur. Cependant on n’a l’intuition exacte de ces relations qu’en demandant comment procède la psychologie, car alors notamment la fameuse théorie de l’étude de soi-même est soumise au jugement de la critique.

Quant à « l’étude de soi-même, dit Kant, c’est une comparaison méthodique des observations faites sur nous-mêmes, qui fournit à l’observateur la matière d’un journal autobiographique et peut aisément aboutir aux hallucinations et à la folie ». Il conseille à chacun « de ne pas s’occuper du tout de l’examen et, pour ainsi dire, de la rédaction étudiée, de l’histoire intime du cours involontaire de ses pensées et de ses sentiments, parce que c’est le droit chemin qui conduit à la confusion de l’esprit, et par l’influence de prétendues inspirations supérieures et sous l’impulsion de forces étrangères à la volonté, venues on ne sait d’où, nous précipite dans l’illuminisme ou dans des terreurs continuelles. » « Car, sans nous en apercevoir, nous faisons ainsi de prétendues découvertes de ce que nous avons nous-mêmes introduit dans notre esprit, comme une Bourignon, un Pascal ou même un Albert Haller, intelligence d’ailleurs si remarquable qui, après avoir longtemps rédigé et souvent, interrompu le journal de son état psychique, en vint au point de demander à un théologien célèbre, son ancien confrère à l’Académie, au Dr  Less, si, dans son riche trésor de théologie, il ne pourrait pas trouver une consolation pour son âme inquiète et anxieuse. » Kant ajoute « La connaissance de l’homme au moyen de l’expérience interne a d’ailleurs une grande importance, parce qu’en se jugeant lui-même, il juge en même temps d’autres hommes ; toutefois l’étude de soi-même est peut-être plus difficile que celle d’autrui ; car, au lieu de s’observer, on introduit aisément dans sa conscience quelque chose du dehors ; il est convenable et même nécessaire de commencer par les phénomènes observés en soi-même, puis seulement de passer à l’affirmation de certaines thèses qui concernent la nature humaine, c’est-à-dire à l’expérience interne. »

Kant fonda donc sa propre psychologie empirique non sur l’étude de lui-même, mais essentiellement sur celle des autres. Il avait cependant assigné, dans sa Critique de la raison pure, au « sens interne » un domaine spécial, et ce champ d’exercices de la fantaisie métaphysique devait nécessairement amener des abus (43). On laissa, il est vrai, les hallucinations et la folie au XVIIIe siècle, dont le caractère exalté se prêtait mieux à ces divagations ; mais tout ce que peuvent faire le caprice, la fantaisie, la spéculation toujours inquiète, a été fait consciencieusement par l’introduction d’inventions quelconques dans le prétendu champ d’observation du sens interne. Un modèle en ce genre nous a été donné par Fortlage, professeur extraordinaire à léna, qui, en 1855, produisit deux forts volumes, intitulés Système de la psychologie comme science empirique d’après l’observation du sens interne. D’abord il définit le sens interne, auquel il attribue une série de fonctions assignées antérieurement au sens externe, puis il délimite son champ d’observation et il commence à observer. On promettrait vainement un prix à celui qui découvrirait une seule observation réelle dans ces deux gros volumes. Tout l’ouvrage roule sur des thèses générales avec une terminologie inventée par l’auteur jamais on n’y trouve mentionné un seul phénomène précis, dont Fortiage puisse dire où et quand il l’a observé, ou ce qu’il faudrait faire pour pouvoir l’étudier soi-même. L’auteur décrit fort joliment, par exemple, la manière dont on examine une feuille ; quand on est frappé de sa forme, cette forme devient un foyer d’attention, « il en résulte nécessairement que l’échelle de forme, s’appliquant par une sorte de fusion à la forme de la feuille, d’après la loi de l’analogie, devient claire pour la conscience ». L’auteur nous dit que la feuille « s’évanouit maintenant, dans l’espace de l’imagination, au milieu de l’échelle des formes » ; mais quand, comment et où cela s’est-il une fois passé et sur quelle expérience se fonde proprement cette connaissance « empirique » ? Voilà ce qui reste aussi obscur que la manière et le mode dont l’observateur emploie « le sens interne », et que les preuves attestant qu’il se sert d’un pareil sens et qu’il ne laisse pas ses caprices et ses inventions se cristalliser à l’aventure en système.

À notre avis, il est impossible de tirer une ligne de démarcation entre l’observation interne et l’observation externe. Quand l’astronome examine une étoile, on appelle cela l’observation externe ; mais dès que du premier coup d’œil il a reconnu qu’il a devant lui Mars, il faut, d’après Fortlage, qu’il ait employé en même temps le sens interne, car l’œil ne voit que le point brillant ; l’astronome voit aussitôt et sans plus de réflexion que c’est Mars, parce qu’il le connaît. A-t-il donc pour cela employé un autre organe intellectuel que l’homme qui voit simplement l’étoile ou que l’enfant qui voit seulement le point brillant et qui ne sait encore rien des étoiles ? Fortlage dit : « Celui qui, par l’étude de la musique et par l’audition de morceaux de grands maîtres, s’est rendu capable d’apprécier la mélodie et l’harmonie, celui-là arme son sens externe par son sens interne, et si, plus tard, dans une composition musicale, il sait distinguer immédiatement par le sentiment les défauts d’avec les beautés, le caractéristique d’avec l’insignifiant, le mouvement direct d’avec le contre-mouvement, les dièses d’avec les bémols, la faculté qu’il a de discerner est produite et perfectionnée par le sens interne, comme pour une langue étrangère on n’en comprend les sons qu’après l’avoir étudiée. » Suivant notre opinion, il y a un intéressant problème de future psychologie ou physiologie à résoudre : pourquoi l’accord si péniblement établi’entre la sensation produite par le son et d’autres opérations du cerveau paraîtil manifester plus tard ses effets d’une manière instantanée ? Tant que l’on ne connaîtra pas de méthode pour résoudre ce problème, soit en analysant ses propres impressions, soit par d’autres moyens, on fera bien de se borner à répondre que, dans les deux cas, on entend probablement par les oreilles.

Que doit-on penser des cas où l’emploi immédiat d’yeux sains, sans aucune étude particulière, opère déjà une élimination, un complément ou une modification de l’image produite mécaniquement ? Voit-on stéréoscopiquement avec le sens interne ou avec le sens externe ? Complète-t-on avec le sens interne les places du champ visuel qui correspondent à l’insertion du nerf optique ? Entend-on un accord avec le sens externe ? — Mais nous pouvons aller plus loin et demander y a-t-il observation externe, lorsqu’on touche l’extrémité des nerfs de la peau avec les deux pointes d’un compas et que l’on éprouve tantôt une sensation simple et tantôt, une sensation double ? Y a-t-il observation interne quand on dirige son attention sur un cor douloureux ? Lorsqu’on fait passer un courant galvaniques travers la tête et que l’on aperçoit des couleurs subjectives ou que l’on entend des sons subjectifs, à quel domaine appartiennent ces impressions ? A priori on ne vient à bout de rien avec les mots « interne » et « externe » ; car, en général, je ne puis avoir de représentations en dehors de moi, quand même serait vraie la théorie d’après laquelle je transporterais à l’extérieur les objets perçus. Voir et penser sont tout à la fois internes et externes. Si je veux repenser mes pensées, je rappelle dans les organes de la parole les sensations, que nous avons appris à connaître plus haut comme étant, pour ainsi dire, le corps de la pensée. Je les sens extérieurement comme toute autre impression ; quant à l’esprit, au contenu et à l’importance de ce faisceau des sensations les plus fines, il en est de tout cela comme de la valeur esthétique d’un dessin. Cette valeur est inséparable des lignes du dessin, encore qu’elle soit toute autre chose. Or une opposition pareille entre la forme et la matière de la sensation se reproduit toujours à des degrés innombrables, sans que je puisse, à propos d’une classe déterminée de sensations, affirmer tout à coup qu’ici l’interne commence et l’externe finit.

Avec quelle naïveté Fortlage fait de l’homme le champ d’observation de la physiologie, en tant qu’on l’étudie avec le sens externe ; celui de la psychologie, en tant qu’on l’étudié avec le sens interne ! La plupart des philosophes rangeraient dans la psychologie les premières paroles d’un enfant et en concluraient la marche du développement de son esprit ; par contre, ils diraient que c’est de la physiologie, lorsqu’on pique avec une aiguille ou que l’on chatouille des enfants nouveau-nés pour épier les mouvements réflexes dans leur passage au vouloir. Et cependant, pour les deux observations, on emploie les sens ordinaires et, d’après la définition de Fortlage, de plus le sens interne, parce que, dans les deux cas, ce que l’on voit et entend a d’abord besoin de l’explication la plus naturelle. — En général, il n’est pas difficile de comprendre que la nature de toutes les observations est la même, et qu’il s’agit seulement de savoir si l’observation peut être répétée par d’autres simultanément ou plus tard, ou bien si elle échappe à toute enquête et à tout contrôle faits par autrui. L’observation externe n’aurait jamais abouti à une science empirique sûre ou même exacte, si chaque observation n’avait pu être renouvelée et vérifiée. L’élimination des influences d’opinions et de tendances préconçues est l’élément le plus important de la méthode exacte, et c’est précisément cet élément que l’on ne peut employer dans les observations dirigées sur des pensées, des sensations et des inclinations personnelles, à moins que l’on n’ait fixé impartialement ses propres pensées par l’écriture ou par d’autres moyens, et que l’on ne traite ensuite cette série de représentations comme on traiterait l’œuvre d’un étranger. Mais, à dire vrai, cette observation de soi-même est très-peu en faveur, justement à cause de sa certitude relative, et l’observation, si vantée, de soi-même ne nous semble avoir tant d’attrait que précisément à cause de ses défauts. Car, lors même que les appréhensions de Kant ne se réaliseraient pas et que les hallucinations et la folie n’en seraient pas les conséquences, elle restera cependant toujours le moyen de donner aux conceptions les plus fantaisistes de la métaphysique l’apparence de déductions empiriques (44).

C’est donc à bon droit que des psychologues modernes ont appliqué à la psychologie pareillement le mode d’observation ordinaire, rigoureusement méthodique, qui a rendu de si grands services dans les sciences de la nature. Ici Lotze a été très-utile en publiant sa Psychologie médicale (1852) ; mais, malgré le titre de son ouvrage, il fit précéder ses recherches empirico-critiques de 170 pages de métaphysique, lesquelles ont empêché les médecins de retirer de ce livre le profit qu’ils auraient, pu y trouver. Plus tard Fichte fils se présenta aux naturalistes et aux médecins avec son Anthropologie (1856) en quelque sorte comme médecin philosophe du foyer et conseiller des consciences. Bien que son ouvrage ait déprécié la philosophie aux yeux des naturalistes, à cause de sa faiblesse logique et de la répétition prétentieuse d’erreurs surannées, il n’en a pas moins puissamment contribué, dans d’autres classes de la société, à rendre plus palpable, pour le sentiment public, l’étroite connexion qui relie la psychologies la physiologie. Il arriva même, dans ces temps-là, comme par miracle, que les épigones de la philosophie de Hegel se tournèrent en partie vers une théorie de la psychologie sobre et presque conforme à la science de la nature. George écrivit un excellent opuscule sur les cinq sens ; Schaller se vit force par sa lutte contre le matérialisme d’approfondir les questions relatives à la physiologie. Plus tard, ces deux philosophes publièrent une psychologie où se rencontre l’empreinte irrécusable de l’esprit de leur époque. Ils méritent tous les éloges possibles, parce qu’ils ont la conviction qu’ils se trouvent encore, pour le point principal, sur le terrain de la spéculation, tandis qu’ils ne s’y maintiennent pas plus que les créateurs de la prétendue psychologie de la science de la nature. Par contre, il faut toujours résister de nouveau, quand surgit la prétention que la science spéculative est plus relevée et plus digne de foi que la science empirique, à l’égard de laquelle elle serait simplement, ce qu’un degré supérieur est à un degré inférieur. Que nos lecteurs ne se rebutent pas. Une des principales vérités de la nouvelle période qui commence pour l’humanité exige, non pas comme le voulait Comte, que l’on supprime la spéculation, mais plutôt qu’on lui assigne sa place définitive, afin que l’on sache ce qu’elle peut et ce qu’elle ne peut pas faire dans l’intérêt de la science.

Voici ce que dit Schaller à ce propos : « La science de la nature peut se vanter de posséder un savoir exact, quand elle se contente, en observant les phénomènes, d’en trouver les lois et de formuler les relations quantitatives, renfermées immédiatement dans les lois ainsi trouvées. Naturellement chacun est libre de se contenter de ce savoir exact ; mais, en faisant cela, il s’abstient nécessairement de répondre à toutes les questions dont la philosophie s’est occupée de tout temps (45). » Eh bien ! de quelles façons contradictoires la philosophie a répondu aux questions dont elle s’est toujours occupée, voilà ce que l’on connaît suffisamment. Quant à l’accord qui, par contre, règne dans les sciences de la nature, il ne provient pas de ce que ces sciences se bornent à un terrain où tout se comprend de soi-même, mais de l’emploi d’une méthode dont les doctrines aussi ingénieusement développées que conformes à la nature ne se sont révélées à l’humanité qu’après de longs efforts, et dont oh ne connaît pas les limites d’application. Or le point principal des nombreuses précautions prises par cette méthode est la neutralisation de l’influence de la subjectivité chez le savant. C’est à la nature subjective de l’individu que chaque fois la spéculation doit la forme qui lui est donnée. Ici encore nous devons admettre que, dans l’organisation pareille de tous les hommes et dans le développement commun de l’humanité, se trouve une cause objective des phénomènes isolés, à peu près comme dans l’architecture, dans la musique de différents peuples séparés les uns des autres, se manifestent des traits fondamentaux pareils entre eux. Quiconque, saisi de ce désir secret de construire inhérent à l’humanité, voudra se contenter d’élever un temple d’idées, qui ne contredise pas trop l’état actuel des sciences positives, mais qui sera renversé par chaque progrès obtenu méthodiquement ou sera démoli de fond en comble par tout constructeur futur pour être rebâti dans un style entièrement différent, celui-là pourra bien se vanter d’avoir créé une œuvre d’art élégante et accomplie en soi, mais il sera en même temps force de renoncer à faire progresser, ne fût-ce que d’un seul pas, la science vraie et durable, sur quelque terrain que ce soit. Permis à chacun de choisir selon ses convenances. En règle générale, chacun regardera comme l’étude la plus élevée celle qui fait l’objet de sa prédilection.

Jusqu’à quel point la méthode de la science de la nature est applicable à la psychologie, c’est ce que le succès fera connaître. Remarquons d’abord que ce ne sont peut-être pas seulement les terrains limitrophes de la physiologie des nerfs qui admettent un traitement exact. Quelque indéterminées que l’on puisse laisser les limites de la psychologie, il faudra y comprendre en tout cas, provisoirement, non seulement les faits de la vie sensible, mais encore l’étude des actions et, de la parole humaines ainsi qu’en général de toutes les manifestations de la vie, autant que l’on peut en déduire une conclusion sur la nature et le caractère de l’homme. La preuve la plus convaincante que l’on puisse en donner est l’existence d’une psychologie des bêtes, dont on ne peut guère réunir les matériaux au moyen du « sens interne ». Ici où l’observation externe ne nous montre, en premier lieu, que des mouvements, des gestes, des actes dont l’explication est sujette à erreur, on peut suivre cependant un procédé comparativement très-exact, attendu qu’il est facile de soumettre l’animal a des expériences et de le placer dans des positions, qui permettent d’observer avec la plus grande précision chaque mouvement nouveau, de répéter ou de suspendre volontairement toute excitation à une activité psychique. Ainsi est donnée la condition fondamentale de tout ce qui est exact, en vertu de laquelle l’erreur ne peut être évitée d’une manière absolue, mais du moins être rendue inoffensive grâce à la méthode. Un procédé décrit exactement peut toujours être répété avec un animal exactement décrit, et de la sorte, l’explication, si elle se rattache par hasard a des circonstances accessoires et variables, est corrigée sans retard et en tout cas dégagée entièrement de l’influence de préjugés personnels, qui jouent un si grand rôle dans ce qu’on appelle l’observation de soi-même. Si nous n’avons pas encore un système de psychologie des bêtes, nous possédons du moins des commencements d’observations, dont l’exactitude et l’abondance dépassent de beaucoup le point de vue de Reimarus et de Scheitlin. La multiplication croissante des jardins zoologiques favorise ces études, et quelque différence qu’il puisse y avoir entre les animaux vivant librement dans la forêt et dans la campagne, et les animaux à l’état de captivité, cependant une observation exacte faite sur ces derniers n’en a pas moins d’importance, quand il s’agit de poser des thèses générales. Pour les questions du matérialisme ou de l’idéalisme, il se peut au reste que plus tard on trouve les matériaux les plus intéressants là où jusqu’ici on les a cherchés le moins dans l’observation des animaux inférieurs, étudiés sous le rapport de leurs perceptions des sens. Déjà Moleschott a laissé entrevoir qu’un rotifère avec un œil, qui n’a qu’une cornée, doit recevoir des objets d’autres images qu’une araignée qui possède de plus une lentille et un corps vitré. Bien qu’en critiquant l’enchaînement des idées dans ce passage (voir plus haut page 120), nous n’y ayons pas trouvé une représentation claire du rapport de l’objet au sujet, il n’en est pas moins certain que cette remarque a de l’importance ; il est même probable qu’ici se révéleront les choses les plus curieuses, sur une échelle beaucoup plus vaste, une fois que les observations exactes auront été poursuivies assez loin pour atteindre à l’analyse de l’activité sensible de créatures dont l’organisation diffère tant de la nôtre. On devra examiner ici l’effet des différentes vibrations que nous enseigne la physique, d’une manière tout à fait indépendante de la question de savoir si elles produisent ou non, dans nos organes, des perceptions sensorielles déterminées. Si l’on trouvait, par exemple, des créatures qui sentent ou goûtent la lumière (c’est-à-dire la perçoivent par des organes semblables à nos organes de l’odorat et du goût), ou qui reçoivent des images visuelles par une source de chaleur obscure pour nous, la théorie de la formation du monde des sens par le sujet recevrait ainsi une nouvelle confirmation ; si, par contre, il était démontré que dans toute la diversité du monde animal il n’y a probablement pas de sensations essentiellement différentes des nôtres, cette découverte tournerait provisoirement à l’avantage du matérialisme (46).

Un précieux contingent pour les fondements d’une psychologie future se trouve en outre indubitablement dans les expériences systématiques faites récemment sur des nouveau-nés. Si l’on veut saisir le mécanisme des phénomènes psychiques, il faut avant tout, tâcher d’observer les premiers et plus simples éléments de ce mécanisme. Nos bons philosophes raisonnent sur l’origine de la conscience avec un flegme vraiment incroyable, sans jamais éprouver le besoin d’aller une fois dans la chambre des enfants et d’y étudier ce qui peut s’y passer de relatif à ce problème. Mais tant que les mots se prêteront patiemment à l’expression d’un système ; tant que les étudiants transcriront patiemment ce système sous la dictée du maître ; tant que les éditeurs le feront patiemment imprimer et que le public attachera un grand prix au contenu de ces livres, le philosophe ne verra aucun motif pour aller plus loin. Vient ensuite le physiologiste (47), qui donne à goûter aux nouveau-nés une solution de sucre ou de quinquina ; il approche d’eux une lumière ou produit un bruit à proximité de leurs oreilles, en notant avec soin tous les mouvements, toutes les contractions de muscles, etc., qu’il a observés. Il combine les observations qu’il a faites sur des enfants nés avant terme et sur des enfants nés à terme, remarque soigneusement les différences, et compare le tout aux résultats obtenus par l’anatomie et la pathologie. Il s’efforce enfin de coordonner ses observations de telle sorte qu’il remonte du simple mouvement réflexe jusqu’aux signes certains de la conscience, et finalement il connaît quantité de choses qu’ignore le philosophe confiné dans son cabinet d’études, et qui cependant sont tout à fait indispensables à la solution de questions importantes. Quand même de ces recherches empiriques ne résulterait que le fait qu’une transition imperceptible, conduit du simple mouvement réflexe à l’activité consciente et visant un but, activité dont les commencements remontent jusqu’à la vie antérieure à la naissance, ce serait déjà, à la lumière de la science véritable, bien plus que l’on ne peut apprendre dans des volumes entiers de « recherches » spéculatives.

Un autre objet des études modernes, qui rentre dans la question, est la « psychologie ethnographique », qui n’a toutefois pas encore acquis de forme et de méthode assez nettes, assez déterminées, pour qu’on s’y arrête, d’autant plus que les thèses du matérialisme ont un rapport moins étroit avec ce domaine. Il est à remarquer cependant que la linguistique, regardée avec raison comme une des sources principales de la psychologie ethnographique, a beaucoup contribué à faire entrer le langage dans le domaine des observations conformes aux sciences de la nature et à combler ainsi l’abîme qui séparait jadis les sciences de l’esprit d’avec celles de la nature sur un point nouveau, d’une haute importance. Sous ce rapport aussi, la première moitié du XIXe siècle fait époque. Le célèbre ouvrage de Guillaume de Humboldt sur la langue kawi et les grammaires sanscrite et comparée de Bopp, parurent dans la période, d’ailleurs si riche, de 1820 à 1835. Dès lors la linguistique a fait d’admirables progrès dans toutes les directions, et Steinthal notamment s’est efforcé, dans une série d’écrits importants, de jeter une vive lumière sur l’essence psychologique du langage et de mettre un terme à la confusion continuelle de la pensée logique avec la formation des représentations qui se développent sous l’influence du langage.

D’une étonnante stérilité pour les questions psychologiques restèrent longtemps les voyages scientifiques ainsi que l’exposé de leurs résultats au point de vue de l’anthropologie et de l’ethnographie. On n’a qu’à prendre en main l’ouvrage jadis si célèbre, l’Histoire naturelle de l’homme, de Prichard, pour se convaincre de la multitude de malentendus qui découlèrent des préjugés religieux des voyageurs, de leur orgueil de race, de leur inaptitude à s’identifier avec la vie sociale d’un pays étranger, et la manière de penser de peuplades d’une culture inférieure. Dans ces derniers temps, il y a eu amélioration. Les relations de voyages, notamment de Bastian, sont riches en détails psychologiques, et ses œuvres condensées (48) décèlent un intérêt prépondérant pour la psychologie comparée, encore que les idées d’ensemble disparaissent sous l’entassement des matériaux. Dans l’Anthropologie des peuples à l’état de nature, de Waitz, on peut presque suivre, de volume en volume, le progrès du sens psychologique ; on trouve d’excellentes choses, sous ce rapport, dans le dernier volume de l’ouvrage de Waitz, rédigé par Gerland. Si l’on ajoute à cela le rapprochement lumineux, fait par Lubbock, des résultats de la paléontologie de ce que nous savons sur l’état des sauvages d’aujourd’hui, ainsi que les Commencements de la civilisation et l’Histoire primitive de l’humanité, de Tylor, on dispose déjà d’une telle masse de faits et de comparaisons, qu’une « psychologie ethnographique » systématique ou une « anthropologie pragmatique » sur des bases entièrement nouvelles ne peuvent plus sembler impossibles. Mais si l’on se demande quels sont, dès ce moment, les résultats les plus visibles, on ne peut nier que, d’après les dernières observations, qui sont les meilleures, l’homme, avec toute sa culture, n’apparaisse comme un être de la nature et que ses faits et gestes soient déterminés par son organisation. Là où auparavant, à la suite d’un examen superficiel, on ne voyait que des « sauvages » ou d’inoffensifs enfants de la nature, on trouve aujourd’hui les preuves d’une histoire, d’une civilisation vieille et raffinée, souvent même les indices non équivoques de la décadence et de la rétrogradation. Nous voyons comment la société, même chez des peuples qui, sous d’autres rapports, sont encore à l’état de minorité enfantine, entraîne partout et de bonne heure des usages particuliers et souvent bizarres qui, malgré leur extrême diversité, se laissent pourtant déduire de principes psychologiques peu nombreux et revenant toujours. Le despotisme, l’aristocratie, la division en castes, la superstition, les impostures de prêtres (Pfaffentrug) et les cérémonies fascinatrices naissent partout et de bonne heure de la racine commune de l’essence de l’humanité ; et, dans les principes de ces abus monstrueux répandus au loin, apparaît souvent l’analogie la plus frappante entre des races qui ont à peine des vêtements et des huttes et d’autres qui possèdent des palais, d’orgueilleuses cités et quantité d’outils et d’objets d’art. L’état de nature, dont Rousseau et Schiller déploraient la disparition, ne se montre nulle part ; tout, au contraire, est nature ; mais c’est une nature qui répond aussi peu à nos aspirations idéales que la forme simienne de nos ancêtres hypothétiques répond aux conceptions idéales d’un Phidias ou d’un Raphaël. On dirait que l’homme, tandis qu’il laisse derrière lui les limites du monde animal et que, comme individu, il est élevé et ennobli par la société, doit traverser encore une fois, dans la formation de l’ensemble de la psychologie ethnographique, la condition si répugnante et si hideuse du singe, jusqu’à ce qu’enfin les germes de qualités plus nobles, lesquels reposent profondément mais sûrement en lui… mais nous n’en sommes pas encore là ! Même la culture hellénique était fondée sur le terrain pourri de l’esclavage, et la noble humanité du XVIIIe siècle n’était que la propriété de cercles étroits, qui évitaient soigneusement le contact des masses.

Darwin aussi a apporté un matériel grandiose pour la compréhension psychologique de l’espèce humaine, et frayé de nouvelles voies qui permettront de faire de riches acquisitions pour des domaines entiers de la psychologie. Dans cet ordre rentre notamment sa dissertation sur l’Expression des émotions, œuvre souvent critiquée à cause de sa dureté et de son exclusivisme. Déjà Descartes, en traitant le même sujet dans un écrit auquel on a attaché trop peu de valeur, avait commencé à définir et à expliquer les émotions d’après leurs symptômes matériels, encore que, d’après sa théorie, l’émotion ne puisse se produire comme telle que lorsque l’âme « pense » ce qu’elle perçoit dans le cerveau comme fait matériel. De nos jours, Domrich notamment a eu le mérite d’élucider et d’approfondir la question des phénomènes matériels qui accompagnent les états psychiques ; mais son travail a été peu utilisé par les psychologues (49). Il en serait, de toute nécessité, autrement, si l’on commençait par comprendre généralement jusqu’à quel point la conscience de nos propres émotions est déterminée et provoquée seulement par le sentiment de ses réactions corporelles. Mais il en est réellement de cela comme de la conscience de nos mouvements corporels : une connaissance immédiate de l’impulsion donnée existe, il est vrai ; cependant nous ne parvenons à comprendre clairement le phénomène que grâce au reflux des sensations, qui ont été provoquées par le mouvement.

Néanmoins le symptôme matériel acquiert une importance toute particulière pour le processus psychique, dans les mouvements d’expression. Pour peu que l’on remarque comment le langage s’en tient toujours au symptôme matériel quant au sens fondamental de l’expression des émotions, et surtout de préférence aux mouvements d’expression, on verra bientôt de quelle façon l’homme s’est orienté au milieu de ces symptômes et comment, grâce à eux seuls, tous les processus internes ont reçu leur caractéristique et leur délimitation par rapport à d’autres processus analogues. On ne peut donc concevoir l’espérance d’obtenir jamais, dans la théorie des mouvements de l’âme, des résultats importants d’une nature quelconque, à moins d’étudier leurs symptômes avec un soin extrême.

Nous revenons ainsi à une méthode psychologique, que l’on pourrait appeler matérialiste, s’il n’y avait dans cette épithète un rapport avec le fondement de toute la conception du monde, de laquelle il n’est nullement question ici. Il vaut donc mieux parler d’une « méthode somatique », promettant seule des succès sur la plupart des domaines de la psychologie. Cette méthode veut que, dans les recherches psychologiques, on s’en tienne le plus possible aux faits matériels, liés indissolublement et forcément aux phénomènes psychiques. Mais, en l’employant, on n’est aucunement condamné à regarder ces faits comme étant la dernière raison des phénomènes psychiques ou comme ce qui est seul existant, ainsi que le fait le matérialisme. Il ne faut pas toutefois se laisser égarer par le petit nombre des terrains inaccessibles jusqu’ici à la méthode somatique, au point de croire qu’il y ait là un processus psychique sans fondement physiologique. On peut en effet développer spéculativement la théorie de la succession des représentations, c’est-à-dire de l’influence exercée sur les représentations subséquentes par celles qui existent déjà ou qui viennent d’entrer dans la conscience ; on peut même, dans une mesure bien plus grande que par le passé, s’appuyer sur l’expérimentation et sur l’observation, sans se préoccuper davantage de la base physiologique. Ainsi le tour d’adresse des mnémonistes, qui retiennent une série quelconque de mots au moyen de l’intercalation, par la pensée, de certains mots de liaison, peut très-bien être traité comme une importante expérience psychologique dont la valeur, comme celle de toute bonne expérience, est indépendante de l’explication qu’on lui donne (50). On peut, par voie empirique, construire une théorie complète des fautes d’orthographe ou, comme l’a fait Drobisch, réduire à des rapports numériques déterminés le penchant qui porte un poëte à des formes de versification plus ou moins difficiles (51), sans tenir compte en général du cerveau et des nerfs. Ici un critique pourrait s’aviser de dire : Il faut ou bien admettre que le fait est indépendant des lois de la physiologie, ou que la méthode n’est pas strictement scientifique, parce qu’elle ne remonte pas jusqu’à la cause présupposée des phénomènes. Mais ce dilemme serait mal posé, parce que des faits acquis empiriquement et même les « lois empiriques » maintiennent leurs droits, tout à fait indépendamment de la réduction aux causes des phénomènes. On pourrait d’ailleurs s’appuyer sur le même raisonnement pour déclarer insuffisante toute la physiologie des nerfs, parce qu’elle n’a pas encore été ramenée à la mécanique des atomes, qui cependant doit être la base dernière de toute explication des phénomènes de la nature.

En Angleterre, du temps de Dugald-Stewart et de Thomas Brown, la psychologie était en bonne voie de devenir une science empirique de la succession des représentations, la « psychologie d’association » ; ce dernier surtout poursuit le principe d’association avec esprit et sagacité à travers les terrains les plus variés de l’activité psychologique. Depuis cette époque, les Anglais ont pris goût à la psychologie, et il est incontestable que l’étude de leurs ouvrages fournit à l’homme d’État, à l’artiste, au professeur, au médecin, une plus grande abondance de documents pour la connaissance de l’homme que ne saurait le faire notre littérature psychologique allemande. D’autant plus faible est la sûreté critique des principes et la forme rigoureusement scientifique de cette psychologie. Sous ce rapport, aucun progrès essentiel n’a été fait, au fond, depuis Brown et Stewart. Ce qui distingue les ouvrages récents de Spencer et surtout de Bain (52), c’est le parti qu’ils savent tirer de l’anatomie et de la physiologie actuelle et leur tentative énergique pour concilier la psychologie associationniste avec notre connaissance du système nerveux et de ses fonctions. Quelque sensée que soit la tendance de ces efforts, la démonstration ne se termine pas sans hypothèses hasardées, sans que l’édifice théorique reçoive des prolongements dépourvus de toute base expérimentale solide. Nous avons remarqué plus haut (p. 387-8) que, relativement aux fonctions du cerveau, ce pourrait être non l’affaire de la science exacte, mais de l’explication préparatoire, de montrer une fois, par une hypothèse complètement développée, comment les choses pourraient être reliées les unes aux autres : ce besoin est amplement satisfait par Spencer et Bain, dont les ouvrages, sur ce point aussi, viennent heureusement compléter la littérature allemande, malgré les attaques dirigées contre le fondement de ces systèmes par la critique allemande rigoureuse, mais un peu stérile. La différence entre la méthode psychologique anglaise et la méthode psychologique allemande peut se ramener effectivement à ce que les savants allemands déploient toute leur énergie intellectuelle dans le but d’obtenir des principes aussi exacts et aussi surs que possible, tandis que les Anglais s’efforcent avant toutes choses de tirer de leurs principes tout le parti qu’ils peuvent en tirer. Cela s’applique aussi bien à la psychologie d’association comme telle qu’à sa confirmation par la physiologie. Au lieu d’améliorer la théorie de l’association dans ses fondements si défectueux, au lieu de donner à la méthode de recherche des formes plus rigoureuses, les écrivains modernes ne nous offrent que de larges démonstrations et analyses, tandis que les bases restent les mêmes que celles de leurs devanciers. On a récemment, en Allemagne, de différents côtés, attaqué ces bases en partie ; notamment l’explication, qui prédomine en Angleterre, des représentations d’espace par le principe d’association, a été soumise à une critique parfaitement légitime (53). Cette critique atteint pourtant un point qui est de la plus haute importance pour la théorie de la connaissance, mais d’une valeur secondaire pour la fondation spéciale de la psychologie empirique. Cette explication des représentations d’espace pourrait être abandonnée sans que la psychologie d’association en reçût la plus légère atteinte. Il y a cependant un autre point qui non seulement décide du sort de cette science, mais encore est de la plus haute importance pour les questions fondamentales des rapports du corps avec l’âme. C’est la question de savoir s’il existe ou non, pour la succession des représentations, une causalité absolue et immanente.

Le sens de cette grave question est facile à comprendre pourvu que l’on jette un coup d’œil rétrospectif sur Descartes ou Leibnitz. Nous entendons par causalité « immanente », celle qui n’a pas besoin d’intermédiaires étrangers. Ainsi l’état de la représentation, dans un moment donné, doit se laisser expliquer uniquement par les états représentatifs antérieurs. Chez Descartes aussi bien que chez Leibnitz, l’âme avec son contenu de représentations forme un monde complet en soi et séparé du monde des corps. L’esprit doit tirer de lui-même jusqu’aux représentations qui correspondent à une nouvelle impression des sens. Mais d’après quelle loi alternent les états de l’âme ? c’est ce qui reste obscur. Descartes aussi bien que Leibnitz ne reconnaissent, quant au monde des corps, qu’un strict mécanisme. Ce mécanisme n’est pas applicable au monde des représentations, où rien ne peut être mesuré ni pesé ; mais de quelle nature peut bien être ce lien de la causalité qui réunit ici les états variables ? À cela Descartes ne fait aucune réponse ; Leibnitz en fait une, qui est très-ingénieuse, quoique insuffisante. Il place la causalité de la représentation dans le rapport de la monade avec l’univers, dans l’harmonie préétablie. Encore que la monade n’ait pas de « fenêtres », ce qui se passe en elle n’est pourtant pas régi par un principe immanent, mais par le rapport qu’elle a avec l’univers, rapport accessible seulement à la spéculation, non à l’observation. Par là, toute psychologie empirique est rendue impossible, et au fond il ne saurait être question des lois de l’association ni d’autres lois absolues quelconques.

Aussi la psychologie d’association fait-elle d’emblée une exception dans ses efforts pour l’établissement d’une régulière succession de représentations. Les perceptions des sens, dans la plus large acception du mot, viennent du dehors, sans que l’on demande en outre comment cela est possible. Elles sont, considérées au point de vue de l’âme, pour ainsi dire, des créatures tirées du néant, des agents nouveaux surgissant d’une manière continue, qui modifient notablement l’ensemble du monde des représentations, mais qui, dès le moment de leur apparition, se soumettent aux lois de l’association. La difficulté renfermée dans cette hypothèse fut aisément voilée en Angleterre par le matérialisme traditionnel provenant de Hartley et de Priestley. Les successeurs, qui repoussèrent les conséquences de ce matérialisme, conservèrent néanmoins la commodité de son mode d’explication, sans penser qu’un nouveau point de vue entraîne à sa suite de nouveaux problèmes.

Stuart Mill a traité en détail, dans sa Logique (livre VI, chap. iv), la question ici effleurée. Il s’attaque à Comte qui, avec une très-grande netteté, déclare que les états de l’esprit n’ont aucune régularité immanente, mais sont provoqués simplement par les états du corps. À ces derniers appartient la régularité ; si, chez les premiers, il se manifeste de l’uniformité dans la série des phénomènes, cette uniformité n’est que dérivée et non primitive ; aussi n’est-elle point l’objet d’une science possible. En un mot : la psychologie ne se comprend que comme portion de la physiologie.

À l’encontre de cette théorie éminemment matérialiste, Mill cherche à défendre les droits de la psychologie. Il abandonne, sans hésitation, tout le domaine des perceptions sensibles et croit pouvoir sauver ainsi l’autonomie du savoir relatif à la pensée et aux mouvements de l’âme. Il abandonne les perceptions des sens à la physiologie. Quant aux autres phénomènes psychiques, la physiologie ne sait encore nous en expliquer que très-peu de chose, pour ne pas dire rien du tout ; par contre la psychologie d’association nous fait connaître, par la voie de l’empirisme méthodique, une série de lois : contentons-nous donc de ces lois, sans nous préoccuper de savoir si les phénomènes de la série des pensées apparaîtront ou non peut-être plus tard comme de simples produits de l’activité du cerveau. C’est ainsi que l’on écarte la question métaphysique et que l’on garantit à la psychologie d’association des droits au moins provisoires. Mais la question plus grave et qui nécessite l’intervention de la critique n’est pas discutée : en redoublant d’attention, ne finirons-nous point par découvrir même dans la psychologie d’association des preuves que ses prétendues lois n’ont pas de valeur absolue, précisément parce qu’elles ne représentent qu’une portion des conséquences de lois physiologiques plus profondes ?

Herbert Spencer, se rapprochant de notre propre point de vue, admet un matérialisme du phénomène, dont la valeur relative rencontre ses limites dans la science de la nature, et ces limites se trouvent dans la pensée d’un absolu inconnaissable. Aussi aurait-il pu tranquillement se ranger du côté de Comte pour ce qui concerne le domaine du connaissable. Il affirme cependant que la psychologie est une science unique en son espèce et complètement indépendante de tout autre domaine (54). Il est amené à cette affirmation par le fait que l’élément psychique seul nous est donné immédiatement, tandis que l’élément physique n’est que présupposé et se laisse par conséquent résoudre, dans un certain sens, en élément psychique. Effectivement nos représentations de la matière et de ses mouvements ne sont qu’une espèce de représentations. Mais le son et la couleur, tels qu’ils apparaissent immédiatement notre esprit, nous sont, comme les mouvements de l’âme, donnés plus tôt que la théorie de leur naissance résultant de vibrations et de processus du cerveau. Il suit de là que le domaine des phénomènes psychiques possède l’indépendance que Spencer attribue à la psychologie. Mais la question est précisément de savoir si le domaine des phénomènes psychiques peut être converti en un enchaînement causal sans qu’il soit nécessaire de le ramener aux théories des sciences physiques.

Alexandre Bain veut bien se soumettre à un « matérialisme prudent et modéré », qui conserve l’opposition entre l’esprit et la matière. D’après lui, comme d’après Spencer, le corps est, sous le point de vue objectif, la même chose que l’âme, sous le point de vue subjectif, dans la conscience immédiate de l’individu. En vertu de cette pensée, que l’on peut faire remonter à Spinoza et à laquelle Kant donnait la valeur d’une conjecture, Bain se laisse entraîner à admettre un parallélisme complet entre l’activité intellectuelle et l’activité nerveuse. D’après sa théorie, chaque excitation nerveuse a un « équivalent sensationnel » (55). S’il en était ainsi, la connexion, sous le rapport psychique, serait assurément aussi complète que sous le rapport physique ; mais cette théorie est contredite par les faits. Déjà la loi de la relativité, admise par Bain, loi en vertu de laquelle nous arrivons à une sensation consciente non tant par l’énergie absolue de l’excitation que par le fait d’un changement de l’état d’excitation (56), est inconciliable avec l’équivalent sensationnel ; car il est clair que, d’après cela, une seule et même excitation nerveuse peut une fois provoquer une sensation très-vive, une autre fois n’en provoquer aucune. Si néanmoins par « équivalent sensationnel » on voulait entendre quelque chose qui appartient au côté interne et subjectif du phénomène, mais qui cependant n’est pas une sensation proprement dite, on arriverait aux idées inconscientes dont nous aurons bientôt à parler.

Ici la stricte validité des lois d’association doit aussi devenir très-douteuse pour nous. Il est vrai que, pour marcher à pas sûrs, Spencer emploie ici la formule magique : « all other things equal » (toutes les autres choses étant égales). Sans doute, si toutes les autres circonstances sont absolument égales, il semblera presque vrai comme un axiome que l’impression la plus vive doit se graver le plus profondément dans la mémoire ; mais, de la sorte, la valeur de la proposition est, d’un autre côté, presque réduite à zéro. Si l’on prétend que, toutes les autres circonstances restant d’ailleurs égales, un navire plus rapide arrivera plus tôt au but ou qu’un feu plus intense devra donner plus de chaleur, cela signifie que la rapidité du navire, la force calorifique du feu exercent, en toutes circonstances, leur action constante, mais qu’il dépend d’autres circonstances encore de produire ou non certain effet extérieur, comme d’arriver au but, de chauffer un appartement. On énonce ainsi une thèse générale, une thèse d’une grande portée. Mais, dans le cas psychologique, les choses vont tout autrement. Il est par exemple probable que la faculté du ressouvenir est déterminée par la force absolue du processus nerveux ou par la modification organique durable, qui s’y rattache, tandis que la vivacité de la représentation correspondante ne dépend que de la force relative de l’excitation. Ainsi nous avons souvent en rêve par exemple des représentations d’une vivacité et d’une netteté surprenantes, et cependant nous ne pouvons nous en ressouvenir que difficilement et sans leur retrouver la vivacité du rêve. Mais il y a aussi, durant les rêves, des courants nerveux très-faibles, qui transmettent nos représentations. Si l’on s’attache maintenant littéralement à la formule conditionnelle « toutes choses étant d’ailleurs égales », c’est-à-dire si l’on se borne à comparer un rêve à un rêve ou, en général, des états d’excitation déterminés, la thèse de la psychologie d’association pourra être vraie, mais elle n’aura alors évidemment qu’une importance très-restreinte. Dans le cas des exemples physiques précités, le résultat : atteindre le but, chauffer la chambre, n’est qu’un moyen de me faire comprendre clairement l’importance constante de la rapidité et de la caléfaction. Or c’est précisément cette valeur constante de l’un des facteurs qui disparaît dans l’exemple psychologique. La vivacité plus grande de la représentation ne donne pas, dans toutes les circonstances, un contingent de force égal pour arriver au but poursuivi ; car ce contingent peut être très-grand dans un cas et nul dans un autre. Nous pouvons par exemple avoir eu en rêve des représentations très-vives, dont cependant il nous est impossible de nous rappeler aucune circonstance, à moins que nous ne puissions rétablir la situation dans laquelle nous nous trouvions durant le rêve.

Un exemple pourra faire comprendre mieux encore ces relations. Une valeur, en économie politique, naît indubitablement d’une série de conditions physiques, parmi lesquelles le travail joue un rôle prédominant. Et pourtant cette valeur n’est pas proportionnelle au travail. Les autres circonstances, telles que notamment le besoin, viennent non seulement du dehors contribuer au résultat, comme par exemple le vent et la température qui favorisent la rapidité de la navigation ; elles sont encore indispensables pour qu’une valeur quelconque prenne naissance. Il faut de même l’ensemble de la conscience pour qu’une excitation devienne une sensation. Par suite, il n’existe pas de loi de la « conservation de la valeur », qui puisse correspondre à la loi physique de la conservation du travail. Il paraît qu’il ne peut pas exister davantage une loi de la « conservation de la conscience ». Le contenu total d’une représentation peut tomber de la plus grande vivacité à zéro, tandis que pour les fonctions du cerveau correspondantes, la loi de la conservation de la force garde sa valeur. Mais que devient la possibilité d’une psychologie d’association ayant une exactitude quelconque ?

Malgré cela, Stuart Mill a raison en tant que l’on peut fonder réellement et empiriquement la théorie de la succession des représentations, elle a le droit de se poser comme science, quelle que puisse être la base des représentations et leur dépendance relativement aux fonctions du cerveau. Toutefois les méthodes employées jusqu’ici ne nous préservent guère des illusions. Nous avons quelques propositions très-générales, qui reposent sur une induction fort incomplète, et, avec leur aide, on traverse dans de larges analyses le terrain des phénomènes psychiques pour découvrir ce que l’on pourrait ramener à ces prétendues lois de l’association. Mais si, au lieu de se borner à analyser les idées générales de phénomènes psychiques, on veut aborder la vie et chercher à comprendre la succession des représentations dans des cas déterminés, telle par exemple qu’elle s’offre au médecin aliéniste, au criminalise ou au pédagogue, on ne peut nulle part faire un pas en avant sans se heurter aux « représentations inconscientes », qui empiètent sur le cours des représentations, complètement d’après les lois de l’association, encore qu’à vrai dire elles ne soient nullement des représentations, mais seulement des fonctions du cerveau pareilles à celles qui se rattachent à la conscience (57).

Toutefois, à côté de la théorie de la succession des représentations, nous avons encore un autre domaine de la psychologie empirique, qui est accessible à des recherches rigoureusement méthodiques. C’est la statistique anthropologique, dont le noyau a été jusqu’ici la statistique morale. Nous nous trouvons ici placés sur le véritable domaine de ce que Kant appelait l’ « anthropologie pragmatique », c’est-à-dire qu’il s’agit maintenant d’une science de l’homme considéré comme un « être agissant librement », par conséquent à n’en pas douter, du côté spirituel de l’homme, quoique la statistique ne se préoccupe nullement de la distinction entre l’âme et le corps. Elle enregistre les actions et les événements humains et, en combinant ces notes, elle laisse plonger maints regards, non-seulement dans le mécanisme de la vie sociale, mais encore dans les motifs qui dirigent les actes de l’individu.

En réalité, on peut utiliser presque toute la statistique au profit de l’anthropologie exacte, et l’on se tromperait en croyant ne pouvoir déduire des conclusions psychologiques que des indications sur le nombre et la nature des crimes et des procès, sur la multiplication des cas de suicide ou des naissances illégitimes, sur les progrès de l’instruction, des productions littéraires, etc., etc. En combinant habilement les valeurs à comparer entre elles, on devra tirer des thèses favorites de la statistique morale tout autant de conclusions que des tableaux du commerce et de la navigation, des relevés des transports de personnes et de denrées par les chemins de fer, des moyennes des récoltes et de l’élevage des bestiaux, des résultats des partages de succession, du nombre des mariages, etc., etc. Par contre, on a souvent conclu trop vite en s’appuyant sur ces données de la statistique morale, et l’on a oublié de tenir compte de la diversité des circonstances et des motifs, ou bien l’on a trop considéré l’homme au point de vue d’une psychologie surannée. Un homme d’ailleurs éminent, Quételet, notamment, a répandu beaucoup d’idées fausses par sa malheureuse expression de « penchant vers le crime », quoique lui-même n’emploie cette expression que pour indiquer, par un nom assez indifférent, une idée mathématique irréprochable en soi. Moins on peut considérer une vraisemblance quelconque obtenue par l’abstraction comme la propriété objective d’une chose particulière appartenant à la classe à laquelle on a appliqué l’abstraction, moins on peut songer à découvrir, par le simple résultat d’un calcul de probabilité, un penchant vers le crime, penchant qui aurait une importance psychologique comme facteur réel des actes humains. Or le penchant vers le crime, vers le suicide ou le mariage, et d’autres faits statistiques de ce genre n’ont été que trop souvent pris à la lettre, et de la régularité remarquable des chiffres revenant tous les ans, on a déduit un fatalisme, pour le moins aussi étrange que la tentative faite par Quételet pour sauver le libre arbitre, en même temps qu’il maintenait la régularité de la loi. Car Quételet fait agir encore comme une cause accidentelle dont l’action tantôt positive, tantôt négative se neutralise d’après la loi des grands nombres, Quételet fait agir le libre arbitre, c’est-à-dire naturellement, le libre arbitre tel que l’entend la tradition scolaire de France et de Belgique, dans l’intérieur de la vaste sphère des événements soumis la régularité démontrée de la loi. Il existe indubitablement des volontés individuelles qui agissent tantôt de façon à augmenter d’une unité le budget annuel des actes voulus, tantôt à le diminuer d’autant, ce qui n’empêche pas la moyenne d’être finalement plus régulière qu’un budget d’État quelconque. Or si la moyenne des volontés, qui représente aussi d’une manière approximative la grande masse de toutes les impulsions de volontés individuelles, est déterminée physiquement par les influences d’âge, de sexe, de climat, de nourriture, de mode de travail, etc., ne pourrait-on pas de même sur tout autre terrain conclure que le mouvement des volontés individuelles est, lui aussi, réglé physiquement ? Ne supposerait-on pas que ce mouvement soit à la moyenne comme par exemple la quantité de pluie tombée le 1er  mai ou tout autre jour du calendrier est à la moyenne de la pluie tombée durant l’année entière ? Et en réalité, abstraction faite du préjugé scolastique, il n’existe pas le moindre motif d’admettre, pour ces fluctuations individuelles parallèles aux nombreuses causes accidentelles et faciles à observer physiquement, une autre cause particulière qui aurait la propriété d’être restreinte à une action fort limitée et serait, malgré cette restriction, indépendante de l’enchaînement général des causes des choses. C’est là une hypothèse tout à fait superflue, gênante sans aucune utilité et dont nul homme sensé, à plus forte raison Quetelet, ne s’aviserait, s’il n’eût été élevé au milieu des préjugés traditionnels d’une scolastique façonnée à la moderne.

Comme, depuis longtemps, on était habitué en Allemagne à l’idée de l’unité de l’esprit et de la nature, on comprendra que nos philosophes aient été moins affectés de la contradiction entre les résultats de la statistique et ceux de la vieille doctrine du libre arbitre. A. Wagner, dans son beau travail (Hambourg, 1864) sur la régularité des actes humains libres en apparence, a cru nécessaire de reprocher à nos philosophes de s’être si peu préoccupés de Quételet et de ses recherches ; mais ce reproche n’est point parfaitement juste. Deshommes tels que Waitz, Drobisch, Lotze, etc., que Wagner aurait supposé devoir tenir compte de Quételet, ont tellement dépassé cette opposition entre la liberté et la nécessité, qu’il leur est certainement difficile de se placer au point de vue de ceux qui trouvent, ici encore, un grave problème à résoudre. Nous pouvons donc bien renvoyer à ce que nous avons dit, dans le chapitre relatif à Kant, sur la question du libre arbitre. Entre la liberté comme forme de la conscience subjective et la nécessité comme fait des recherches objectives, il ne peut pas plus y avoir de contradiction qu’entre un son et une couleur. La même vibration d’une corde donne à l’œil l’image du mouvement oscillatoire, au calcul un nombre déterminé de vibrations par seconde et à l’oreille un son unique. Mais cette unité ne contredit pas cette multiplicité, et si la conscience ordinaire attribue au nombre des vibrations un plus haut degré de réalité qu’au son, on ne doit pas y trouver trop à redire. Quelque intéressantes et suggestives que puissent être les recherches si nouvelles de Quételet, elles n’intéressent pas le philosophe, plus éclairé, de l’Allemagne, à cause de leurs rapports avec le libre arbitre, puisque d’ailleurs la détermination empirique et la rigoureuse causalité de tous les actes humains, que Quételet n’ose pas même affirmer complètement, passent, depuis Kant, pour une chose certaine, et, en quelque sorte, connue et réglée. Ce qui est aussi tout à fait dans l’ordre, c’est que l’importance de la liberté soit maintenue en face du fatalisme matérialiste, notamment sur le terrain de la morale. Car ici il ne s’agit plus seulement de soutenir que la conscience de la liberté est une réalité, mais encore que le cours des représentations, se rattachant à la conscience de la liberté et de la responsabilité, a pour nos actes une importance aussi essentielle que les représentations, dans lesquelles une tentation, un penchant, un attrait naturel vers tel ou tel acte s’offrent immédiatement à notre conscience. Lors donc que Wagner croit que c’est par répugnance pour les chiffres et les tableaux, que l’on n’a pas tenu compte de la statistique morale, il se trompe du tout au tout. Comment trouver cette répugnance chez Drobisch, qui n’a pas craint de rédiger des tableaux pour les valeurs hypothétiques des fondements de sa psychologie mathématique, qui connaît les recherches de Quételet et sait les comprendre et les apprécier sous tous les points de vue ? Mais aussi combien un pareil philosophe allemand est difficile à comprendre, même pour les lecteurs d’une instruction solide, quand ils n’ont pas sous les yeux les systèmes et leur enchaînement historique ! Ainsi, par exemple, Drobisch dit, dans une courte et judicieuse critique des conclusions de la statistique morale (Zeitschr. f. ex. Phil. IV, 329) : « Dans tous ces faits ne se réfléchissent pas seulement les pures lois de la nature, sous lesquelles l’homme succomberait comme sous une fatalité, mais encore la situation morale de la société, situation qui est déterminée par les puissantes influences de la vie de famille, de l’école, de l’église de la législation, et qui, par conséquent, peut très-bien être améliorée par la volonté des hommes. » Celui qui ne connaîtrait pas à fond la psychologie et la métaphysique de Herbart ne trouverait-il pas dans ces paroles une apologie de l’ancien libre arbitre, telle qu’on doit l’attendre d’un professeur français ? Et cependant la volonté humaine, même dans le système auquel Drobisch s’est rattaché, n’est qu’une conséquence résultant, d’après la causalité la plus rigoureuse, d’états de l’âme qui, à leur tour et en dernière analyse, ne sont produits que par leur action et leur réaction réciproques sur d’autres êtres réels. Depuis lors Drobisch s’est exprimé d’une manière approfondie et intelligible pour tous les lecteurs dans sa dissertation, publiée en 1867, sur la statistique morale et le libre arbitre de l’homme ; il y a élucidé les relations existant entre la liberté et la nécessité naturelle, et il a fourni en même temps des documents précieux pour la méthodologie de la statistique morale.

En réalité, Wagner aurait pu apprendre de Buckle, dont les écrits ingénieux lui ont plus d’une fois servi de stimulant, que la philosophie allemande a une avance sur toutes les autres dans la théorie du libre arbitre, avance qui lui permet de contempler tranquillement le cours de ces études nouvelles ; car Buckle s’appuie en première ligne sur Kant, dont il produit le témoignage en faveur de la nécessité empirique des actions humaines, tout en rejetant la théorie transcendantale de la liberté (voir sa note à la fin du chap. 1er ). — Bien que, d’après cela, tout ce que le matérialisme peut puiser dans la statistique morale soit déjà accordé par Kant, qui repousse tout le reste (58), il n’est cependant pas indifférent pour la valeur pratique de la direction matérialiste d’une époque, direction opposée à l’idéalisme, de savoir si la statistique morale et, comme nous le désirons, la statistique tout entière, doit être mise ou non en tête des études anthropologiques. Car la statistique morale considère, au dehors, les faits réellement appréciables de la vie, tandis que la philosophie allemande, malgré sa parfaite conviction de la nullité de l’ancienne théorie du libre arbitre, se complaît encore à ne diriger son regard que vers l’intérieur, sur les faits de la conscience. Ce n’est pourtant qu’à l’aide du premier de ces procédés que la science peut espérer obtenir peu à peu des résultats d’une valeur durable.

Il est vrai que, sous ce rapport, les méthodes seront forcées de devenir encore bien plus subtiles et les conclusions encore bien plus circonspectes que celles de Quételet, et sous ce point de vue on peut regarder la statistique morale comme une des pierres de touche les plus délicates pour la pensée exempte de préjugés. Ainsi, par exemple, on continue à tenir pour un axiome que le nombre des actes criminels se produisant annuellement dans un pays doit être considéré comme la mesure de la moralité de ce pays. Rien n’est plus illogique, pour peu que l’on possède sur la moralité une idée qui s’élève en quelque sorte au-dessus de l’évitement prudent des peines. On devrait du moins a priori, pour trouver un nombre en rapport avec la moralité, diviser le nombre des actes coupables par celui des occasions ou des tentations facilitant ou provoquant ces actes. On comprendra parfaitement qu’un certain nombre de falsifications de billets quelconques, dans un arrondissement où il se fait beaucoup d’affaires, n’a pas autant de gravité que le même nombre de falsifications dans un arrondissement de grandeur égale, mais où la circulation des billets est moitié moindre. Or la statistique criminelle ne fournit que le nombre absolu des cas, et, quand elle fait tant que de donner des chiffres comparatifs, c’est tout au plus si elle indique comme mesure d’appréciation le nombre des habitants et non celui des actes ou des affaires qui peuvent, par abus, faire naître des crimes. Il y a même bien des espèces de délits pour lesquels on ne saurait trouver un dénominateur qui puisse servir de terme exact de comparaison, et cependant il existe une différence de développement moral dans les groupes de population que l’on voudrait comparer, différence telle que l’on ne saurait attribuer dans les deux cas la même importance morale et psychologique au nombre comparatif des délits, calculé par tête. Comme les faiseurs de statistique morale ne tiennent pas encore suffisamment compte de ce détail, je me permettrai ici de signaler le fait important de cette évolution morale que, le premier, j’ai exposée dans mon cours de statistique morale à l’université de Bonn, durant l’hiver de 1857-1858, et dont je n’ai cessé depuis lors de constater l’exactitude, sans trouver le temps de publier ce cours. Si l’on compare l’état d’une population de bergers vivant uniformément, comme nous pourrions en trouver dans plusieurs départements de la France centrale, avec l’état d’une population entraînée par le mouvement industriel, littéraire, politique des esprits, chez laquelle la vie quotidienne réveille par elle-même une plus grande quantité d’idées, provoque des actes et des résolutions, excite des doutes, enfante des pensées ; chez laquelle, pour l’individu comme pour l’ensemble, les alternatives de fortune et d’infortune sont plus grandes, les crises extraordinaires plus fréquentes ; au seul examen des visages, des attitudes, des costumes, des mœurs, on voit aisément que chez cette dernière population il doit se manifester une bien plus grande différence entre les individus, et que chacun de ces individus est exposé à des alternances bien plus fortes d’influences de toute espèce. Or, comme une pareille évolution favorise, sous le rapport moral, aussi bien les qualités nobles que les défauts ignobles, et provoque tout aussi bien des traits extraordinaires de dévouement, de désintéressement, d’amour du prochain ou de lutte héroïque pour le bien général, que des faits de cupidité, d’égoïsme et de passions désordonnées, on peut imaginer un centre de gravité moral pour les actes de cette population, centre dont s’éloigneront les actes individuels tantôt dans une direction bonne, tantôt dans une direction mauvaise, tantôt enfin dans le sens d’une excentricité morale indifférente. Chez une population d’une évolution moindre, tous les actes se grouperont plus près du centre de gravité, c’est-à-dire que les actes excentriques et exceptionnellement nobles seront comparativement aussi rares que les actes très-mauvais. La loi ne se préoccupe pas du grand nombre des actes et se borne à fixer, dans de certaines directions, à l’égoïsme et aux passions, une limite au delà de laquelle commencent les poursuites et les punitions. Il est donc tout naturel qu’une population d’un degré d’évolution plus élevé produise, à égalité de centre de gravité moral, un plus grand nombre d’actes immoraux, soit parce que les actes de volonté accentuée se manifestent plus souvent par tête, soit aussi qu’une excentricité plus grande éloigne davantage les individus du centre dans le bon sens comme dans le mauvais, tandis qu’une partie seulement des actes de l’autre population mérite d’être notée. Ainsi qu’une forte lame, même par une marée basse, s’élancera plus aisément sur les quais qu’une lame moins forte par une marée plus haute, ainsi doit-il en être ici des actes punissables.

Ce n’est pas le lieu de développer davantage ce sujet ; nous nous contenterons donc de montrer combien la statistique morale est encore éloignée du moment où elle pénétrera au sein de la psychologie. Les ouvrages détachés n’en ont que plus d’importance, et l’on ne doit jamais oublier que, si une critique rigoureuse tient à se poser sur un terrain solide, les détails les plus mesquins acquièrent ici une valeur durable, tandis que des systèmes entiers de la spéculation, après avoir répandu momentanément une éblouissante lumière, vont s’enfouir bientôt après dans les archives de l’histoire.


CHAPITRE IV

La physiologie des organes des sens et l’univers en tant que représentation.


La physiologie des organes des sens montre que nous ne percevons pas les objets extérieurs, mais que nous en faisons sortir le phénomène. — La translation des objets vers le dehors et la vue droite, d’après J. Müller et Ueberweg. — Élaboration ultérieure et critique de la théorie d’Ueberweg. — Helmholtz sur l’essence des perceptions des sens. — Les organes des sens comme appareils d’abstraction. — Analogie avec l’abstraction dans la pensée. — L’explication psychologique des phénomènes n’exclut pas l’existence d’une cause mécanique. — Le monde des sens, produit de notre organisation. — Les raisonnements inconscients. — L’hypothèse d’un mécanisme pour toutes les fonctions psychiques ne détermine pas le matérialisme, parce que le mécanisme lui-même n’est qu’une représentation. — Essai fait par Ueberweg pour démontrer la réalité transcendante de l’espace. — Résultats. — Rokitansky explique que précisément la théorie atomistique sert d’appui à une conception idéaliste de l’univers.


Nous avons vu jusqu’ici, sur tous les terrains, comment l’étude des phénomènes, faite conformément à la science de la nature et à la physique, peut seule, quoique faiblement encore, projeter quelques rayons lumineux, plutôt que l’éclat d’une science véritable, sur l’homme et sur son essence intellectuelle. Nous arrivons maintenant au champ des recherches humaines, où la méthode empirique a célébré ses plus glorieux triomphes, où néanmoins elle nous conduit jusqu’aux limites immédiates de notre savoir et nous fait sur la région qui le dépasse des révélations suffisantes pour que nous soyons forcés d’en admettre l’existence. C’est la physiologie des organes des sens.

Tandis que la physiologie générale des nerfs, marchant de progrès en progrès, représentait de plus en plus la vie comme le produit de phénomènes mécaniques, l’examen plus rigoureux des processus de la sensation, dans leurs rapports avec la nature et avec le fonctionnement des organes des sens, en venait immédiatement à nous montrer qu’avec la même nécessité mécanique, d’après laquelle tout s’est coordonné jusqu’ici, naissent aussi en nous des représentations qui doivent leur essence particulière à notre organisation, encore qu’elles soient provoquées par le monde extérieur. Autour de la portée plus ou moins grande des conséquences de ces observations roule toute la question de la chose en soi et du monde des phénomènes. La physiologie des organes des sens est le kantisme développé ou rectifié, et le système de Kant peut en quelque sorte être regardé comme le programme des découvertes récentes faites sur ce terrain. Un des investigateurs les plus heureux, Helmholtz, a utilisé les conceptions de Kant comme un principe heuristique ; il a ensuite, avec conscience et logique, suivi la voie par laquelle d’autres aussi sont parvenus à rapprocher de notre entendement le mécanisme de l’activité des sens.

En apparence, la révélation de ce mécanisme n’est pas défavorable aux théories des matérialistes. Le développement de l’acoustique par la réduction des voyelles à l’effet produit par la vibration simultanée d’harmoniques supérieures est en même temps une confirmation nouvelle du principe mécanique de l’explication de la nature. Le timbre, en tant que résultat d’une multitude de sensations sonores, n’en reste pas moins un effet des mouvements de la matière. Quand nous trouvons que l’audition de sons musicaux déterminés dépend de l’appareil résonnateur appelé l’organe de Corti, ou que la position des images visuelles dans l’espace dépend de la sensibilité musculaire propre à l’appareil moteur de l’œil, il ne nous semble pas que nous quittions ce terrain. Survient le stéréoscope, qui nous décompose la sensation de l’élément matériel, dans la vision, en un concours de deux sensations d’images planes. On rend vraisemblable pour nous le fait que même la sensation de chaleur et la sensation de pression dans l’organe du tact sont des sensations complexes, qui ne se distinguent que par le groupement des éléments sensoriels. Nous apprenons que la sensation des couleurs, les représentations de la grandeur et du mouvement d’un objet et même l’apparence de simples lignes droites ne sont pas déterminées d’une manière constante par l’objet donné, mais que le rapport des sensations les unes avec les autres détermine la qualité spéciale de chacune d’elles ; bien plus, que l’expérience et l’habitude influent non-seulement sur l’explication des impressions sensorielles, mais encore sur le phénomène immédiat lui-même. Les faits s’accumulent de toutes parts et la conclusion inductive devient inévitable, que nos sensations en apparence les plus simples sont non-seulement déterminées par un phénomène naturel, qui, en soi, est tout autre chose que la sensation, mais constituent aussi elles-mêmes des produits complexes à l’infini ; que leur qualité n’est nullement déterminée par l’excitation extérieure et la structure fixe de l’organe, mais par la réunion de toutes les sensations qui affluent vers nous. Nous voyons même comment, par l’attention concentrée, une sensation peut être complètement refoulée par une autre sensation disparate (59).

Considérons maintenant ce qui reste encore debout du matérialisme !

L’antique matérialisme, avec sa foi naïve au monde des sens, a disparu ; la conception matérialiste, que le XVIIIe siècle s’était formée de la pensée, ne peut plus subsister. Si, pour chaque sensation déterminée, doit vibrer dans le cerveau une fibre déterminée, la relativité et la solidarité des sensations, leur résolution en effets élémentaires inconnus, ne peuvent plus exister ; à plus forte raison ne pourra-t-on pas localiser la pensée. Mais ce qui peut très-bien exister parallèlement aux faits, c’est l’hypothèse que tous ces effets de l’union de simples sensations reposent sur des conditions mécaniques que nous pourrons encore découvrir, si la physiologie accomplit des progrès suffisants. La sensation, et avec elle toute l’existence intellectuelle, peuvent continuer à être le résultat, variable d’une seconde à l’autre, du concours d’une infinité d’activités élémentaires réunies avec une variété infinie, activités qui peuvent être localisées, à peu près comme sont localisés les tuyaux d’orgue, tandis que les mélodies ne le sont pas.

Nous avançons maintenant à travers les conséquences de ce matérialisme, en remarquant que ce même mécanisme, qui donne ainsi naissance à la totalité de nos sensations, produit sans doute aussi notre représentation de la matière. Maisici il n’offre aucune garantie en faveur d’un degré spécial d’objectivité. La matière, au total, peut et doit même être le produit de mon organisation, tout aussi bien que la couleur ou qu’une modification quelconque de la couleur occasionnée par des phénomènes de contraste.

On voit ici pourquoi c’est chose presque indifférente (60) de parler d’une organisation intellectuelle ou d’une organisation physique, ce qui nous a permis d’employer si souvent une expression neutre ; car toute organisation physique, que je la montre le scalpel ou le microscope en main, n’est jamais que ma représentation et ne peut différer essentiellement de ce que je nomme intellectuel.

À l’époque de Kant, la dépendance de notre monde relativement à nos organes était généralement admise. On n’avait jamais bien pu digérer l’idéalisme de l’évêque Berkeley ; mais plus grave et plus influent devint l’idéalisme des naturalistes et des mathématiciens. D’Alembert doutait de la possibilité de connaître les véritables objets ; Lichtenberg, qui aimait à contredire le système de Kant, parce que sa nature se révoltait contre tout dogmatisme, même le mieux caché, avait compris le point unique, dont il est ici question, d’une manière originale et indépendante de Kant, avec plus de clarté que n’importe lequel des successeurs de ce dernier. Lui, qui, tout en philosophant, n’oublia jamais qu’il était physicien, déclara qu’il était impossible de réfuter l’idéalisme. Reconnaître des objets extérieurs constitue, suivant lui, une contradiction ; il est impossible à l’homme de sortir de lui-même : « Lorsque nous croyons voir des objets, nous ne voyons que nous-mêmes. Nous ne pouvons rien savoir d’un objet quelconque dans l’univers ; nous ne pouvons connaître que nous-mêmes et les modifications qui s’opèrent en nous. » « Lorsque quelque chose agit sur nous, cette action dépend non-seulement de l’objet qui agit, mais encore de celui sur lequel l’action s’exerce. (61) »

Nul doute que précisément Lichtenberg aurait été à même de nous faire connaître aussi les intermédiaires entre ces pensées spéculatives et les théories physiques ordinaires mais, comme pour tant d’autres questions, il n’en eut ni le temps, ni le désir. Ce n’est que longtemps après Kant que l’on fit en Allemagne le premier pas dans cette direction, et pour évident que soit d’un côté le vrai, de l’autre le faux, on n’en voit pas moins aujourd’hui encore la tradition stupide transfigurer l’erreur la plus triviale en glorieux empirisme, tandis qu’un fait constant, aussi simple et aussi significatif que l’œuf de Christophe Colomb, est méconnu et traité de spéculation oiseuse. Il s’agit de la théorie de la transposition des objets vers le dehors en connexion avec le fameux problème du redressement des images (Aufrechtsehens).

Ce fut Jean Müller qui donna le premier la vraie solution de ce problème, quoique avec une logique encore incomplète, en montrant que l’image de notre propre corps est perçue d’après le même mode que les images des objets extérieurs.

Si jadis les hommes éprouvèrent une difficulté extrême à se figurer en mouvement cette terre solide, sur laquelle nous sommes placés et qui leur semblait le prototype du repos et de la fixité il leur sera encore plus difficile de voir dans leur propre corps, pour eux le prototype de toute réalité, un simple schéma de représentation, un produit de notre appareil optique, qui doit être distingué d’avec l’objet provoquant ce schéma aussi bien que toute autre image représentative.

Le corps ne serait qu’une image optique ! — On ne peut plus répondre à cela : « Sans doute, puisque nous le voyons » ; mais on peut dire : « Nous avons le sentiment immédiat de notre réalité ». « À bas les spéculations oiseuses ! Qui me contestera que ceci soit ma main, que je remue par ma volonté et dont les sensations parviennent si directement à ma conscience ? »

On peut continuer à volonté ces exclamations du préjugé naturel. Mais la réponse décisive n’est pas loin. Il faut en effet que dans chaque cas nos sensations se confondent d’abord avec l’image optique, soit que l’on avoue que l’image du corps n’est pas le corps lui-même, soit que l’on s’attache à l’idée naïve de son identité avec l’objet. L’aveugle-né, à qui on donne la vue par une opération, est réduit à commencer par apprendre la concordance de ses sensations de la vision avec les sensations du toucher. Nous n’avons ici besoin que d’une association d’idées, laquelle doit, dans tous les cas, nous donner le même résultat, que l’on pense ce que l’on voudra de la réalité du corps représenté.

Müller lui-même n’arriva pas, comme nous l’avons déjà dit à la clarté parfaite, et nous sommes porté à croire que l’obstacle qu’il rencontra encore sur sa route fut précisément la philosophie de la nature avec ses concepts fantaisistes de sujet et d’objet, du moi et du monde extérieur. Au lieu de cela, on attribua naturellement à la philosophie cette remarque exacte, à cause de son paradoxe colossal. On peut aujourd’hui entendre déclarer, de bien des côtés, que l’écrit du célèbre physiologiste Müller sur la physiologie du sens de la vue (1826) n’était qu’un travail superficiel, un travail de novice, troublé par les idées de la philosophie de la nature. Donnons, en conséquence, le passage décisif sur le redressement des images d’après le Manuel de physiologie (2e vol., 1840) :

« Selon les lois de l’optique, les images des objets se reflètent en sens inverse sur la rétine… On se demande maintenant si l’on voit effectivement les images renversées, telles qu’elles sont, ou si on les voit redressées, comme dans l’objet. Attendu que les images et les parcelles affectées de la rétine sont une seule et même chose, c’est demander physiologiquement si les parcelles de la rétine, dans l’acte de la vision, sont senties dans leur rapport naturel avec le corps.

« Ma conception de la chose, que j’ai déjà développée dans l’écrit sur la physiologie du sens de la vue, est que, dussions-nous voir à l’envers, nous ne pouvons que, par des études d’optique, arriver à la conviction que nous voyons à l’envers et que, si tout est vu à l’envers, l’ordre des objets n’est nullement troublé. Il en est de cela comme de la révolution quotidienne des objets avec la terre entière, révolution que l’on ne constate qu’en observant la position des astres, et pourtant il est certain que, dans l’espace de 24 heures, tel objet, qui se trouvait d’abord en bas, se trouve maintenant en haut par rapport aux astres. Aussi, dans l’acte de la vision, n’y a-t-il pas discordance entre voir renversé et par le tact sentir l’objet redressé ; car tout, même les parties de notre corps, est vu renversé, et cependant tout conserve sa position relative. Même l’image de notre main, qui palpe, se renverse. C’est à peine si l’on remarque l’interversion des côtés opérée dans le miroir, où la main droite occupe la partie gauche de l’image, et, quand nous réglons nos mouvements d’après l’image que reflète le miroir, nos sensations tactiles ne contredisent guère ce que nous voyons, comme par exemple lorsque, d’après l’image que reflète le miroir, nous faisons un nœud à notre cravate, etc. »

Ce développement ne laisse rien à désirer en fait de clarté et de précision, et nous ferons remarquer expressément que, dans tout ce passage, on ne découvre aucune trace de ces concepts fantaisistes qui caractérisent la philosophie de la nature. Si cette théorie repose sur la philosophie de la nature, on ne peut, dans le cas présent, que louer l’influence de cette dernière. Il est possible toutefois que Müller, en s’occupant ici de philosophie abstraite, y ait gagné de se détacher de la tradition vide de pensées. Mais que deviennent les conséquences ?

Pour quiconque a une fois reconnu la simple vérité que le redressement des images n’est pas un problème, puisque l’image de notre corps est soumise aux mêmes lois que toutes les autres images, il ne devrait plus pouvoir être question de la projection des images vers l’extérieur. Pourquoi donc toutes les autres images seraient-elles cachées dans la seule image du corps, les objets du monde extérieur n’étant nullement cachés dans le corps réel, qui d’ailleurs, par rapport à notre représentation, fait lui-même partie du monde extérieur ? Il ne peut donc nullement être question de la représentation des images à la place de la rétine représentée. Ce serait la plus paradoxale des hypothèses. Comment donc un phénomène aussi fabuleux que la prétendue projection contribuerait-il à faire apparaître les objets extérieurs représentés en dehors de la tête, qui n’est pareillement que représentée ? En général, pour chercher ici un principe d’explication, il faut que l’on ignore toute la question des rapports réciproques. Et Müller, qui, dans son chapitre sur le renversement ou le redressement des images, a si nettement donné le mot de l’énigme, n’en revient pas moins à la théorie de la projection dans le chapitre suivant : Direction de la vision, et pense que l’on peut se figurer la représentation de la vision « pour ainsi dire comme une transposition en avant de tout le champ de vision de la rétine ». Il confond ainsi la rétine réelle avec la rétine représentée, abstraite d’images contemplées dans un miroir et de l’apparition et autres personnes, ou de recherches anatomiques. Müller n’aurait jamais pu retomber dans cette confusion s’il n’eût été ébloui par les concepts de sujet et d’objet empruntés à la philosophie de la nature. Il dit en effet, dans un chapitre précédent, que placer au dehors ce qui est vu n’est autre chose que distinguer ce qui est vu d’avec le sujet, distinguer ce qui est senti d’avec le moi qui sent ».

Ueberweg a donc eu le grand mérite de remettre en lumière la remarque de Müller, négligée à tort, sur le redressement des images, ainsi que d’élucider complètement les rapports de l’image du corps avec les autres images du monde extérieur (61 bis). À cet effet, Ueberweg emploie une intéressante comparaison. La plaque d’une chambre obscure devient, comme la statue de Condillac, douée de vie et de conscience ; ses images sont ses représentations. Elle ne peut pas plus figurer sa propre image sur la plaque que notre œil sa propre image sur la rétine. Mais la chambre pourrait avoir des parties saillantes, des additions analogues à des membres, lesquelles se refléteraient sur la plaque et deviendraient une représentation. Elle peut refléter d’autres êtres, des êtres semblables ; elle peut comparer, abstraire, et finir ainsi par se former une représentation d’elle même. Cette représentation prendra ensuite une place quelconque sur la plaque, soit au point où les membres saillants ont coutume de se mirer, soit au point d’où ces membres semblent faire saillie. Ueberweg a démontré avec une clarté exemplaire qu’il ne peut nullement être question d’une projection vers le dehors, précisément parce que les images sont en dehors de l’image, absolument comme nous sommes forcés de nous figurer les objets déterminants situés en dehors de notre corps objectif.

Une conséquence de la théorie d’Ueberweg est que l’espace que nous voyons n’est que l’espace de notre conscience, et ici nous laissons de côté pour un moment la question de savoir si la rétine est elle-même le sensorium de ces images visuelles ou s’il faut chercher ce sensorium plus en arrière dans le cerveau.

Si l’on admettait provisoirement que l’organisation de nos sens ne change rien aux choses, si ce n’est ce que nous pouvons déduire de l’observation de l’image sur la rétine, il en résulterait, comme théorie vraisemblable de la réalité des choses, une représentation colossale et étrange. Toutes les choses, nos personnes elles-mêmes, sont renversées, telles qu’elles nous apparaissent, et l’univers entier, que je vois, se trouve dans l’intérieur de mon cerveau. Au delà du cerveau s’étendent, dans des proportions convenables, les choses réelles.

Ce n’est pas pour ôter à la question sa teinte aventureuse (qui n’a du reste rien à faire avec sa vraisemblance logique), mais seulement pour porter la lumière un pas de plus en avant, que nous faisons remarquer en premier lieu qu’il y aurait précipitation à prendre la distance de l’image de l’étoile la plus éloignée de nous comme mesure de notre sensorium. Les milliards de milles qui résultent de l’évaluation de ces distances ne sont pas un produit de nos sens, mais de notre entendement qui calcule, et l’association des idées seule identifie la représentation de ces distances avec l’image sensible des étoiles. À l’aveugle-né que l’on vient d’opérer, les objets de sa perception visuelle apparaissent rapprochés de manière à l’étouffer ; l’enfant veut saisir la lune et l’adulte lui-même ne trouve l’image de la lune ou du soleil guère plus éloignée que l’image de la main qui masque la lune avec un silbergroschen. Seulement il explique cette image autrement, et cette explication réagit assurément sur l’impression immédiate de l’objet perçu. Toute l’élaboration de la représentation d’espace reposant sur la vision est un processus d’association semblable à l’identification des sensations du toucher avec les sentiments produits par les images de la vision. Pour mieux élucider la chose, nous ajouterons une comparaison à celle d’Ueberweg.

Dans un bon diorama, l’illusion ne laisse rien à désirer pour la perspective de l’image. Je vois devant moi le lac des Quatre Cantons et j’aperçois les têtes gigantesques, bien connues, des montagnes riveraines et les sommets nébuleux du lointain, avec le sentiment complet de la distance et du grandiose de cette puissante scène de la nature ; et je sais pourtant que je me trouve à Cologne, 5 rue du Loup, dans une maison où il n’y a certes pas de place pour de pareilles distances. J’entends sonner la petite cloche de la chapelle et je fais concorder ce son et cette image avec l’ensemble harmonieux de cette impression calme et solennelle, dont j’ai si souvent joui dans la nature.

Maintenant je suppose que le moi, la conscience ou quelque autre être imaginaire réside dans l’intérieur de mon crâne et considère l’image rétinienne, peu importe à travers quel milieu, comme l’image d’un diorama offrant la plus belle perspective ; cette image rétinienne est en même temps animée, comme l’image de la chambre obscure. L’être que j’imagine est très-attentif à sa contemplation ; à part cette image, il est incapable d’une autre vision quelconque ; il ne voit rien de son propre être, ni même du milieu par lequel il voit. Mais ce même être imaginaire est susceptible d’autres impressions ; il entend, il sent, etc. — Qu’arrivera-t-il ? — Le son se fondra aisément avec l’image fournie par la vision. Si une petite cloche se meut dans l’image en quelque harmonie avec le son convenable, l’association sera bientôt complète. De soi-même notre être, en tant que spectateur et auditeur, ne peut, ainsi, rien apprendre.

Nous allons plus loin. Notre être éprouvera aussi des sensations, mais la sensation elle-même ne lui donnera que des représentations périphériques, rien de sa propre situation à lui-même ni de son entourage immédiat dans le crâne. Maintenant supposons que, dans son diorama, il aperçoive une forme dont les mouvements soient en pleine harmonie avec ses propres sensations, dont les membres tressaillent quand il ressent une douleur et s’allongent quand il conçoit un désir. Cette forme est tout à fait sur l’avant-scène. Ses parties étranges, dont la connexion est imparfaite, traversent souvent, comme des ombres gigantesques, tout le champ de la vision.

D’autres formes apparaissent, plus petites sous le rapport de la perspective, très-semblables, mais plus complètes, plus connexes que le grand être de l’avant-scène, avec lequel s’associent d’une manière si indissoluble les sensations de douleur et de plaisir. Notre être combine, abstrait, et comme il ne connaît absolument rien de lui-même que ses sensations, celles-ci se fondent dans la grande forme incomplète de l’avant-scène du champ de la vision ; mais, par la comparaison avec d’autres, cette forme est complétée en arrière dans la représentation. Maintenant nous avons le moi, le corps, le monde extérieur, la perspective, tout dans l’état convenable, considéré au point de vue d’une espèce d’âme qui, par l’association des idées, arrive à un certain concept du moi, sans rien savoir de sa propre essence. Le concept du moi est provisoirement, comme c’est en premier lieu l’ordinaire chez l’homme, complètement inséparable du concept du corps, et ce corps est le corps du diorama, le corps de la rétine fusionné avec le corps des sensations du toucher, des sensations de douleur et de plaisir.

Quiconque ne suit pas attentivement des yeux le fil de notre marche d’idées pourrait croire que nous allons subitement nous convertir à l’âme de Lotze composée de points ; mais on voudra bien se rappeler que nous n’avons posé qu’une hypothèse. Nous avons personnifié un phénomène qui n’est autre que celui de la fusion des perceptions des sens elles-mêmes. L’intermédiaire d’une personnalité quelconque est inutile. Nous avons vu précédemment que l’on peut construire toute une vie pour l’âme, dans le sens que nous attribuons habituellement à ce mot, avec les sensations graduées, variées et combinées à l’infini. Ici il nous suffira de faire remarquer que nous ne croyons pas même avoir besoin d’un point de jonction unitaire pour fondre ensemble les fonctions de tous les sensoriums, dans le cas où il y en aurait plusieurs. Il suffit qu’il y ait jonction.

Si les différents sensoriums n’étaient pas unis dans le cerveau, non seulement nous aurions devant nous une énigme métaphysique, mais il serait impossible de comprendre mécaniquement l’homme comme un simple être de la nature, tel que nous l’avons décrit dans le chapitre : Le cerveau et l’âme. Mais si l’on accorde une jonction, qui n’exige pas d’ailleurs de point central unitaire, pas d’« images » toutes prêtes dans le cerveau, il ne reste à résoudre que l’énigme métaphysique : comment, de la multiplicité des mouvements des atomes, peut naître l’unité de l’image psychique ? Ainsi que nous l’avons déjà souvent fait remarquer, nous tenons cette énigme pour insoluble ; toutefois on peut aisément entrevoir qu’elle reste la même et aussi obscure, soit que l’on admette, soit que l’on rejette une réunion mécanique des excitations pour former une image dans un centre matériel. Si nous appelons synthèse l’acte de la transition physique à l’unité psychique, cette synthèse restera également inexplicable, soit qu’elle ait rapport à la réunion des nombreux points discrets d’une image toute prête, soit qu’elle se réfère aux simples conditions de l’image, disséminées dans l’espace. Dans la philosophie de Descarteset dans celle de Spinoza, l’intuition des images du cerveau par l’âme, si l’on éloigne l’expédient, bien connu, du préjugé qui introduit dans l’homme un autre homme, cette intuition reste aussi inexplicable que la production directe de l’image psychique par les conditions physiques de cette image.

Certes, quand un homme se met à observer un métier de tisserand et cherche à deviner le module du tissu d’après le mécanisme de l’appareil et d’après le mode dont les fils de la chaîne sont tendus, il éprouve plus de difficulté que lorsqu’il regarde le modèle directement sur l’étoffe achevée. Or, pour que l’intuition s’effectue, il faut d’abord que, par une multiplicité d’impressions, la surface de l’étoffe se divise entre tous les nerfs, et cette division est nécessaire pour faciliter dans le cerveau la plus grande diversité de liaisons avec d’autres impressions des sens ; de la sorte il ne sert absolument à rien qu’une partie quelconque du cerveau, à l’aide de ces impressions distinctes, reproduise une image physique de l’étoffe. Il faudrait en effet que cette image se redécomposât pour pouvoir s’introduire dans le mécanisme des associations. On peut donc ramener, aussi et même plus facilement, la naissance de l’image psychique de l’intuition, qui devient consciente dans le sujet, à une synthèse directe de toutes les impressions distinctes, encore que celles-ci soient disséminées dans le cerveau. La possibilité d’une synthèse pareille reste une énigme ; on a même lieu de croire que toute l’hypothèse de la production d’une image psychique unitaire par les excitations nombreuses et distinctes n’est qu’une conception insuffisante, dont cependant il faut nous contenter. Toutefois on comprend qu’une pareille synthèse soit absolument nécessaire pour former le lien entre la conscience et les phénomènes atomiques. Mais c’est précisément à cause de cela qu’il y a un non-sens à répéter les choses dans le cerveau, ou, pour parler plus exactement, à supposer encore une fois dans le cerveau représenté une image en raccourci comme produit de la synthèse et comme représentation d’une chose.

Ici Ueberweg, il est vrai, se tira d’affaire différemment. Adversaire de l’atomisme, il voyait dans la continuité de la matière un lien suffisant pour l’unité des représentations. Il n’avait pas besoin d’introduire un homme dans l’homme pour contempler les images du cerveau. Il prêta une « conscience » à ces images, et ainsi les représentations se trouvèrent formées. Sans doute il lui fallut pour cela une hypothèse à laquelle l’anatomie ne veut aucunement se plier. Il dut admettre, n’importe où dans le cerveau, une « substance sans structure », dans laquelle les images de représentation sont stratifiées, et par la conductibilité omnilatérale de laquelle elles peuvent être mises en connexion avec toutes les autres sensations. Contre ce postulat vient échouer toute la théorie, qui d’ailleurs prête le flanc à d’autres attaques. Aussi ne suivrons-nous pas Ueberweg quand, fidèle à son principe, il admet un monde des choses en soi, ayant les trois dimensions de l’espace, entièrement rempli par une matière susceptible de sensations, et dont on ne doit distinguer que faiblement les choses d’avec les choses de notre représentation. Mais on est forcé d’être de l’avis d’Ueberweg, malgré la résistance des métaphysiciens, quand il dit que nos représentations, pour peu que l’on ne prenne pas le mot dans le sens de l’actus purus, ont de l’étendue, car les choses qui se manifestent ne sont rien autre que nos représentations. D’autre part on ne saurait affirmer que, pour cette raison, elles soient matérielles, car seuls les phénomènes nous sont donnés immédiatement ; la matière, soit qu’on se la figure sous forme d’atomes, soit qu’on la déclare continue, est déjà un principe auxiliaire, imaginé pour ranger les phénomènes dans un enchaînement non interrompu de causes et d’effets.

Si maintenant l’on applique la critique métaphysique à l’univers, tel que l’imagine Ueberweg, il est certain que ce monde étrange et colossal des choses en soi se dissipe comme un brouillard ; car si l’espace n’est que la forme de notre conception, les choses en soi sont et restent absolument inconnaissables. Mais pour peu que l’on revienne à la théorie matérialiste des choses en dehors de nous, le monde colossal et renversé d’Ueberweg reprend tous ses droits. Or comme l’un des traits les plus généraux du matérialisme est la foi aux choses matérielles, existant pour soi, et l’habitude de présupposer ces choses, même quand on ne croit pas en elles, la théorie paradoxale d’Ueberweg acquiert une valeur didactique outre sa valeur métaphysique. La valeur métaphysique se borne au système d’Ueberweg ; la valeur didactique profite aussi à tout autre système, en tant que l’on admet l’hypothèse d’un monde des choses matérielles et existant pour soi, ne fût-ce que comme représentation auxiliaire pour la réunion des phénomènes. Ici, en tout cas, la fausse théorie de la projection est coupée dans ses racines.

Helmholtz fait observer que la polémique sur la cause du redressement des images n’a que l’intérêt psychologique de montrer combien il est difficile, même à des hommes d’une valeur scientifique considérable, de se décider à reconnaître réellement et essentiellement la part du sujet dans les perceptions de nos sens et avoir dans ces perceptions des effets des objets, au lieu de copies (sit venia verbo) non modifiées des objets, cette dernière idée étant tout fait contradictoire ». Helmholtz repousse la théorie Müller-Ueberweg, sans en nier toutefois la logique et la correction relative (62). Il est vrai que l’on n’en a plus besoin, pour peu que l’on ait pris l’habitude de considérer les phénomènes comme de simples actions des objets (c’est-à-dire des choses en soi inconnues !) sur les organes de nos sens ; toutefois la grande majorité de nos physiciens et physiologistes actuels non-seulement ne peut s’élever à la hauteur de ce point de vue, mais reste encore profondément enfoncée dans la fausse théorie de la projection fondée sur le principe que notre propre corps est élevé au rang de chose en soi. Pour couper cette erreur dans ses racines, le mieux est d’adopter la conception Müller-Ueberweg, qui alors, il est vrai, est supprimée à son tour par le point de vue supérieur de la théorie critique de la connaissance (63).

La foi aux choses matérielles est aussi fortement ébranlée non-seulement par l’élimination de l’ancienne théorie de la projection, mais encore par l’analyse des matériaux avec lesquels nos sens construisent le monde de ces choses. Quiconque n’osera pas avec Czolbe aller jusqu’aux conséquences extrêmes de la foi au monde des phénomènes accordera facilement aujourd’hui que les couleurs, les sons, les odeurs, etc., n’appartiennent pas aux choses en soi, mais sont des formes d’excitation particulières des organes de nos sens, produites par des faits du monde extérieur corrélatifs, mais très-différents sous le rapport qualitatif. Nous serions entraîné trop loin si nous voulions rappeler ici les faits innombrables qui confirment cette théorie ; faisons seulement ressortir un petit nombre de détails qui projettent leur lumière plus loin que la grande masse des observations physiques et physiologiques.

Remarquons d’abord que la fonction essentielle des appareils des sens, notamment de l’œil et de l’oreille, consiste en ce que du chaos des vibrations et mouvements de toute espèce, qui remplissent, comme nous sommes forcés de nous le figurer, les milieux ambiants, certaines formes d’un mouvement renouvelé d’après des relations numériques déterminées sont mises en relief, renforcées relativement et amenées ainsi à notre perception, tandis que toutes les autres formes de mouvement passent, sans faire la moindre impression sur nos sens. Il faut donc déclarer tout d’abord que la couleur, le son, etc., constituent des phénomènes du sujet, et que, de plus, les mouvements déterminants du monde extérieur ne jouent absolument pas le rôle qu’ils doivent jouer pour nous par l’effet de leur action sur nos sens.

Le son d’une acuité imperceptible et la vibration de l’air, que notre oreille ne peut plus saisir, ne sont pas, dans l’objet, séparés par un abîme aussi profond que celui qui existe entre l’audibilité et l’inaudibilité (Hörbarkeit und Unhörbarkeit). Les rayons ultra-violets n’ont pour nous qu’une importance presque imperceptible ; et tous les nombreux phénomènes de la matière, dont nous n’obtenons qu’une connaissance indirecte, tels que l’électricité, le magnétisme, la pesanteur, les tensions de l’affinité, de la cohésion, etc., exercent leur influence sur l’état de la matière aussi bien que les vibrations directement perceptibles. Si l’on conçoit des atomes, ils ne peuvent assurément ni briller, ni résonner, etc. mais, par le fait, ils n’ont pas même les formes de mouvement correspondantes aux couleurs et aux sons que nous percevons. Ils ont plutôt, nécessairement, des formes quelconques de mouvement extrêmement compliquées, qui résultent d’une infinité d’autres formes de mouvement. Les organes de nos sens sont des appareils d’abstraction ; ils nous montrent tel ou tel effet important d’une forme de mouvement qui n’existe pas même dans l’objet en soi.

Si l’on nous dit que, dans la pensée, l’abstraction conduit aussi à la connaissance de la vérité, nous répondrons que cela n’est que d’une exactitude relative, et ne peut être soutenu du moins qu’autant qu’il s’agit de la connaissance qui resulte nécessairement de notre organisation et qui par conséquent ne se contredit jamais elle-même. Nous retournons la pointe de la lance en expliquant ici encore, d’après la méthode matérialiste, par l’élément sensoriel, le prétendu élément suprasensoriel, la pensée. Si l’abstraction, qu’effectuent les appareils de nos sens avec leurs bâtonnets, cônes, fibres de Corti, etc., est démontrée être une activité qui, par l’élimination de la grande masse de toutes les influences, crée une image de l’univers tout à fait exclusive, déterminée par la structure des organes, il en sera probablement de même de l’abstraction dans la pensée.

Les investigateurs modernes ont découvert des rapports très-intéressants entre la représentation et la perception, immédiate en apparence, que fournissent les sens ; et l’on s’est livré à une polémique assez stérile pour savoir s’il fallait expliquer physiologiquement ou psychologiquement un fait observé. Tel est, par exemple, le phénomène de la vision stéréoscopique. Pour les questions fondamentales que nous avons à élucider, c’est chose indifférente que, par exemple, la théorie des positions identiques de la rétine conserve ou non sa place dans l’explication des phénomènes. Les investigateurs dont les tendances vont purement vers les études physiques, encore qu’ils ne soient point précisément matérialistes, n’aiment pas à ramener une chose aussi vague que la « représentation » un fait résultant, en apparence, de l’activité immédiate des sens. Ils préfèrent abandonner ces théories aux philosophes et s’évertuent même à trouver un mécanisme qui produise nécessairement la chose. Mais en supposant qu’ils l’eussent trouvé, cela ne prouverait aucunement que la chose n’a rien à faire avec la « représentation » ; on aurait, au contraire, fait un pas important vers une explication mécanique de la représentation elle-même. Peu nous importe, pour le moment, de savoir si cette explication néglige ou non quelque autre chose, et si le mécanisme, qui reste à découvrir, est inné ou dû à l’expérience et variable avec elle. Mais ce qui est d’une très-grande importance, c’est que les fondements de nos éléments sensoriels, tels que la vision corporelle, le phénomène de l’éclat lumineux, la consonnances ou la dissonance des tons, etc., soient analysés dans leurs conditions et démontrés être le produit de circonstances diverses. Ainsi se modifiera nécessairement peu à peu la conception que l’on s’est faite jusqu’ici de l’élément matériel et de l’élément sensoriel. Pour le moment, c’est chose tout à fait indifférente de découvrir si les phénomènes du monde des sens peuvent se ramener à la représentation ou au mécanisme des organes, pourvu qu’il reste prouvé qu’ils sont, dans la plus large acception du mot, des produits de notre organisation. Cela établi non-seulement pour tel ou tel phénomène, mais encore pour une généralité suffisante de faits, nous obtenons la série des conclusions suivantes :

I. Le monde des sens est un produit de notre organisation.

II. Nos organes visibles (corporels) ne sont, comme toutes les autres parties du monde des phénomènes, que des images d’un objet inconnu.

III. Le fondement transcendant de notre organisation nous reste donc inconnu aussi bien que les choses qui ont de l’action sur nos organes. Nous n’avons jamais devant nous que le produit des deux facteurs.

Nous arriverons bientôt à une série ultérieure de conclusions. Mais d’abord quelques réflexions encore sur la connexion entre la représentation et l’impression sensorielle. — À propos de la vision stéréoscopique, nous n’avons pas cherché à nous expliquer le mécanisme des phénomènes y afférents. Nous avons toutefois un groupe de phénomènes extrêmement remarquables, où il est impossible de ne pas reconnaître l’intrusion d’un raisonnement et même d’un raisonnement faux dans la sensation immédiate de la vision. On sait que l’entrée du nerf optique dans l’œil est insensible à la lumière ; elle forme sur la rétine une tache aveugle dont nous n’avons d’ailleurs pas conscience. Non-seulement un œil supplée à ce qui manque à l’autre — sans quoi tout borgne connaîtrait forcément la tache aveugle, — mais encore la vue est complétée d’une manière tout à fait différente.

Une surface teinte uniformément, sur laquelle on applique un petit disque d’une autre couleur quelconque, apparaît sans interruption dans la couleur du fond, pourvu qu’en dirigeant bien l’axe des yeux on fasse tomber ce disque sur la tache aveugle de la rétine. Ainsi l’habitude de compléter une surface se présente ici Immédiatement comme une impression faite par les couleurs sur les sens. Si la couleur du fond est rouge, on voit rouge aussi à l’endroit recouvert (il faut bien entendre ici l’expression dont je me sers). Cette sensation ne se laisse pas ramener, à l’hypothèse abstraite que ce point ne se distinguera pas du reste de la surface ni à la nature, facilement discernable, d’une image créée par l’imagination ; mais on voit aussi clairement qu’on a l’habitude de voir avec une place de la rétine assez éloignée de la tache jaune, la couleur qui, d’après la simple structure de l’organe externe, ne pourrait absolument pas apparaître à l’endroit en question.

On a varié cette expérience de diverses manières. On applique à la surface blanche une baguette noire, dont on fait tomber le milieu sur la tache aveugle. La baguette apparaît tout entière, peu importe qu’elle soit entière ou qu’elle soit brisée à l’endroit recouvert. L’œil fait en quelque sorte un raisonnement fondé sur la vraisemblance, un raisonnement emprunté à l’expérience, une induction incomplète. Nous disons : l’œil fait ce raisonnement. C’est à dessein que nous n’employons pas de terme plus précis, uniquement parce que nous ne voulons indiquer par là que l’ensemble des faits qui se manifestent depuis l’organe central jusqu’à la rétine, ensemble auquel on rapporte aussi la fonction de la vision. Nous tenons pour contraire à la méthode de séparer, dans ce cas, l’un de l’autre le raisonnement et la vision, sous prétexte que ce sont deux actes distincts. On ne peut faire cela que dans l’abstraction. Si l’on n’interprète pas artificiellement le fait réel, la vision est, dans ce cas, elle-même un raisonnement et le raisonnement se traduit sous la forme d’une représentation visuelle, comme dans d’autres cas il se traduit sous forme de concepts exprimés par le langage.

Ici voir réellement et raisonner ne font qu’un, comme le prouve la simple considération que l’on conclut simultanément, à l’aide des concepts, avec une parfaite certitude le contraire de ce que donne le phénomène immédiat des sens. Si l’impression sensorielle appartenait simplement comme telle à l’organe de la vision, si tout raisonnement s’effectuait dans un organe particulier de la pensée, il serait difficile d’expliquer cette contradiction entre un raisonnement et un autre raisonnement, abstraction faite de la difficulté spéciale de la pensée inconsciente. Cette dernière difficulté est rapprochée d’une solution générale, si nous admettons que des opérations, qui sont identiques avec le raisonnement dans leurs conditions et dans leur résultat, peuvent se fondre et s’identifier avec la simple activité des sens.

Combien grande est en effet l’unité de l’acte de raisonner et de celui de voir dans ces phénomènes, c’est ce que montre le succès d’une variante de l’expérience, qui attire en quelque sorte l’attention de l’œil sur l’imperfection de ses prémisses. On façonne une croix de différentes couleurs et l’on fait tomber sur la tache aveugle le point d’intersection, l’endroit où les deux baguettes se recouvrent l’une l’autre. Quelle branche la représentation complétera-t-elle maintenant, les deux branches ayant des droits égaux ? On admet généralement, que, dans ce cas, la victoire reste à la couleur qui produit l’impression psychique la plus vive ; qu’il peut bien aussi y avoir un changement, tantôt une baguette, tantôt l’autre paraissant prolongée. Sans doute ces phénomènes se manifestent ; mais, dès le commencement, ils sont déjà moins distincts que dans l’expérience simple, et, si l’on répète et modifie souvent l’expérience, la vision finit par être complètement supprimée en cet endroit. Il arrive que l’on ne voit plus se prolonger ni une branche ni l’autre. L’œil parvient, pour ainsi dire, à la conviction qu’en cet endroit il n’y a rien à voir, et il rectifie sa fausse conclusion primitive.

Je ne veux pas omettre de faire remarquer ici qu’après m’être longtemps occupé de ces expériences, j’ai vu diminuer en général la fraîcheur primitive des couleurs et formes complétées ; l’œil semblait être devenu défiant même dans des expériences plus simples. Après une assez longue interruption des expériences reparut la sûreté primitive dans l’acte de compléter.

Drobisch (63 bis) a cru pouvoir attacher de l’importance à la théorie de Helmholtz, qui déduit les perceptions des sens d’activités psychiques ; il n’y a là, dit-il, rien moins qu’une « condamnation du matérialisme ». Mais quand Helmholtz nous montre que les perceptions s’effectuent comme si elles étaient produites par des raisonnements, on peut appliquer à cela les deux thèses suivantes :

I. Nous avons trouvé jusqu’ici que les propriétés de la perception ont toujours été déterminées par des conditions physiques ; nous sommes donc forcés de présumer que l’analogie qu’elles présentent avec des raisonnements repose aussi sur des conditions physiques.

II. Si, dans un domaine purement sensible, où, pour tous les phénomènes, on doit admettre des conditions organiques, il existe des faits qui ont une affinité essentielle avec les conclusions de l’entendement, cela augmente considérablement la probabilité que ces faits aussi reposent sur un mécanisme physique.

Si la question n’avait pas encore une face complètement différente, le matérialisme trouverait tout simplement un nouvel appui dans les recherches dont nous parlons ici. Il n’est plus le temps où l’on pouvait se figurer la pensée comme une sécrétion d’une portion particulière du cerveau ou la vibration d’une fibre déterminée. Il faudra bien désormais s’habituer à regarder les différentes pensées comme différentes formes d’activité des mêmes organes coopérant de diverses manières. Or quoi de plus agréable pour le matérialisme que la preuve qu’à l’occasion des perceptions sensorielles se produisent, dans notre corps, d’une façon absolument inconsciente, des faits qui, par leur résultat coïncident parfaitement avec les raisonnements ? Les plus hautes fonctions de la raison ne sont-elles pas ainsi considérablement rapprochées d’une explication, en partie du moins, matérielle ? Quand on vient parler aux matérialistes de la pensée inconsciente, ils lui opposent non-seulement l’arme du sens commun qui trouve une contradiction dans une fonction inconsciente de « l’âme », mais ils peuvent immédiatement raisonner comme suit : Ce qui est inconscient doit être de nature corporelle, car toute l’hypothèse d’une âme ne repose que sur la conscience. Si le corps peut, sans la conscience, effectuer des opérations logiques, que jusqu’ici l’on a cru ne pouvoir attribuer qu’à la conscience, il peut alors accomplir l’œuvre la plus difficile qui incomberait à l’âme. Rien ne nous empêcherait dès lors d’attribuer la conscience comme propriété au corps.

La seule voie qui conduise sûrement au delà de l’exclusivisme matérialiste s’appuie sur les conséquences mêmes de ce système. Supposons donc qu’il existe dans le corps un mécanisme physique qui produise les conclusions de l’entendement et des sens, nous serons alors immédiatement en face des questions : Qu’est-ce que le corps ? Qu’est-ce que la matière ? Qu’est-ce que le physique ? Et la physiologie actuelle, aussi bien que la philosophie, sera forcée de répondre à ces questions : Tout cela, ce sont simplement nos représentations, des représentations nécessaires, des représentations résultant des lois de la nature ; mais en tout cas ce ne sont pas les choses elles-mêmes.

La conception logiquement matérialiste se change par là aussitôt en conception logiquement idéaliste. On ne peut admettre un abîme dans notre être. Nous ne pouvons pas attribuer certaines fonctions de notre être à une nature physique, d’autres à une nature spirituelle ; mais nous avons le droit de présupposer des conditions physiques pour toutes choses, même pour le mécanisme de la pensée, et de ne pas nous reposer avant de les avoir trouvées. Nous avons pareillement le droit de regarder non-seulement le monde extérieur qui se manifeste à nous, mais encore les organes avec lesquels nous le percevons, comme de simples images de ce qui existe véritablement. L’œil, avec lequel nous croyons voir, n’est lui-même qu’un produit de notre représentation ; et quand nous trouvons que nos images visuelles sont provoquées par la structure de l’œil, nous ne devons jamais oublier que l’œil lui-même avec toute sa structure, le nerf optique, le cerveau et toutes les dispositions, que nous pourrions encore y découvrir comme causes de la pensée, ne sont que des représentations, qui forment, il est vrai, un monde dont toutes les parties se relient entre elles, mais un monde qui nous invite à aller au delà de lui-même. Reste à examiner s’il est vraisemblable que le monde des phénomènes diffère de celui des choses déterminantes autant que le voulait par exemple Kant, qui ne voyait dans le temps et l’espace que des formes de conception purement humaines ; ou s’il nous est permis de penser que du moins la matière, avec son mouvement, existe objectivement et constitue le fondement de tous les autres phénomènes, quelle que soit la différence entre ces phénomènes et les formes réelles des choses. Sans l’objectivité du temps et de l’espace, on ne saurait imaginer quelque chose de semblable à notre matière et au mouvement, La dernière ressource du matérialisme consiste donc à soutenir que l’arrangement dans le temps et l’espace appartient aux choses en soi.

Si nous faisons abstraction de la preuve morale de la réalité du monde des phénomènes, telle que nous la trouvons chez Czolbe, nous constatons qu’aucun de nos matérialistes n’a essayé de donner cette démonstration ; par contre, nous trouvons un essai digne d’être remarqué, mais d’après nous, peu solide, dans la Logique d’Ueberweg, §§ 38-44. Ueberweg conteste avec raison la manière dont Kant distinguait le temps et l’espace, en tant que formes de la perception, d’avec la matière de cette même perception. Il prend ensuite pour point de départ la thèse que la perception interne peut concevoir, avec une vérité matérielle, ses objets tels qu’ils sont en soi. Avec une clarté exemplaire, il constate la différence qui existe entre l’essence de la sensation et l’essence des choses, qui provoquent cette sensation. Ueberweg croit que nous ne pouvons constater exactement telle qu’elle est que l’essence des images psychiques dans notre propre conscience. Or comme notre expérience interne se développe avec le temps, il regarde la réalité du temps comme démontrée. Mais l’ordre chronologique présuppose les lois de la mathématique, et celles-ci présupposent l’espace avec ses trois dimensions ; ainsi se termine la démonstration.

Abstraction faite de ce que la thèse fondamentale, du moins relativement à la reproduction, soulève des objections fondées, je crois voir une erreur bien caractérisée en ce que la réalité du temps en nous est transportée à la réalité du temps hors de nous. Non-seulement le temps, mais encore l’espace ont de la réalité en nous, sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir le concours des lois mathématiques. Il est vrai que la connexion des choses en nous nous force d’admettre une connexion correspondante des choses hors de nous ; mais cette connexion n’a nullement besoin d’être une concordance. Ce que les vibrations du monde calcule des phénomènes sont aux couleurs du monde perçu par la vue immédiate, un ordre de choses complètement insaisissable pour nous pourrait l’être à l’ordre de choses caractérise par le temps et l’espace, et prédominant dans nos perceptions (64).

Le soleil, la lune et les étoiles, avec leurs mouvements réguliers et l’univers entier ne sont pas, selon l’ingénieuse remarque d’Ueberweg, des images réfléchies d’après le dehors,

mais des éléments, et pour ainsi dire des portions de notre intérieur. Quand Ueberweg dit que ce sont des images dans notre cerveau, on ne doit pas oublier que notre cerveau lui-même n’est qu’une image ou l’abstraction d’une image, née en vertu des lois qui régissent notre faculté de représenter. On agit d’une façon très-normale quand, pour simplifier la réflexion scientifique, on s’arrête d’ordinaire à cette image ; toutefois on ne devra jamais oublier que l’on ne possède alors qu’une relation entre les autres représentations et la représentation du cerveau, mais aucun point fixe en dehors de ce domaine subjectif. On ne peut absolument dépasser ce cercle qu’à l’aide de conjectures qui, à leur tour, doivent se soumettre aux régies ordinaires de la logique des probabilités.

Nous comprenons maintenant la grande différence qui existe entre un objet vu immédiatement et un objet conçu d’après les théories de la physique ; nous voyons déjà sur le terrain étroit dans lequel un phénomène peut en corriger et compléter un autre, à quels énormes changements l’objet est soumis, quand, avec ses effets, il passe d’un milieu dans un autre ; ne devons-nous pas en inférer que le passage des effets d’une chose en soi dans le milieu de notre être se relie probablement aussi à des transformations importantes, peut-être encore infiniment plus importantes ?

À cela les lois mathématiques ne peuvent rien changer Imaginons-nous donc, pendant un instant, un être qui ne puisse se représenter l’espace qu’avec deux dimensions. Imaginons-le entièrement d’après la plaque animée de la chambre (obscure) d’Ueberweg. N’y aurait-il pas aussi pour cet être une connexion mathématique des phénomènes encore qu’il ne pût jamais concevoir la pensée de notre stéréométrie ? L’espace relativement réel, c’est-à-dire notre espace avec ses trois dimensions comparé à son monde des phénomènes, peut être pensé comme « chose en soi ». Alors la connexion mathématique entre le monde occasionnant et le monde des phénomènes de cet être ne subit aucune modification, et cependant de la projection plane, dans la conscience de ce dernier, ne peut être déduite aucune conclusion sur la nature des choses occasionnantes.

On verra aisément que, d’après cela, on peut aussi se figurer des êtres concevant l’espace avec plus de trois-dimensions, encore que nous ne puissions absolument pas nous représenter l’intuition de pareils êtres (65). — Il est inutile de continuer à énumérer de semblables possibilités ; il nous suffit au contraire entièrement de constater qu’il y en a une infinité, et que, par conséquent, la validité de notre conception du temps et de l’espace pour la chose en soi paraît extrêmement douteuse. Il est vrai que, de la sorte, on ne peut plus soutenir aucun matérialisme quelconque ; car alors même que nos recherches, bornées à des conceptions sensibles devraient, avec une logique irrésistible, tendre à démontrer pour chaque excitation intellectuelle des faits correspondants dans la matière, cette matière elle-même n’en est pas moins, avec tout ce qui est formé d’elle, une simple abstraction de nos images de représentation. La lutte entre le corps et l’esprit est terminée à l’avantage du dernier ; ainsi commence à être garantie la véritable unité de ce qui existe. Car si, d’un côté, ce fut toujours un écueil insurmontable pour le matérialisme d’expliquer comment d’un mouvement matériel peut naître une sensation consciente, de l’autre côté, il nous est aisé de nous figurer que notre entière représentation d’une matière et de ses mouvements est le résultat d’une organisation de facultés de sentir purement intellectuelles.

Helmholtz a donc complètement raison de ramener l’activité des sens à une espèce de raisonnement.

À notre tour, nous avons raison de faire remarquer que, de la sorte, la recherche d’un mécanisme physique de la sensation et de la pensée ne devient ni superflue ni inadmissible (66).

Enfin nous comprenons qu’un pareil mécanisme, de même que tout autre mécanisme représenté, ne doit être pourtant lui-même que l’image, apparaissant avec nécessité, d’un état de choses inconnu.

« Quoique les sens de notre corps ne discernent pas le tissu du monde atomistique, nous nous le figurons néanmoins sous le type de la représentation intuitive ; nous construisons les faits d’une manière intuitive ; faisons-nous donc autre chose quand nous transportons dans le temps et l’espace les atomes nécessairement admis et quand nous nous expliquons l’action des masses par leur équilibre et leurs mouvements de nature diverse ?

» De même que la matière en général, ainsi les atomes qui la constituent sont phénomène, représentation, et de même que la question adressée à la matière visible, ainsi est non moins justifiée la question adressée aux atomes que sont-ils en dehors du phénomène, en dehors de la représentation, que sont-ils en soi ? — Qu’est-ce qui en eux de toute éternité est arrivé à être exprimé ? »

Tels sont les mots par lesquels Rokitansky (67) prépare l’explication que c’est précisément sur la théorie atomistique que repose la conception idéaliste de l’univers ; nous pouvons ajouter que ramener tout élément psychique au mécanisme du cerveau et des nerfs est précisément la voie conduisant avec le plus de sûreté à la connaissance, qu’ici finit l’horizon de notre savoir, sans toucher à ce que l’esprit est en soi. Les sens nous donnent, d’après Helmholtz, les effets des choses, non des images fidèles, encore moins les choses elles-mêmes. Mais au nombre de ces simples effets il faut ranger également les sens eux-mêmes ainsi que le cerveau et les mouvements moléculaires que nous lui prêtons. Nous sommes donc forcés de reconnaître l’existence d’un ordre transcendant de l’univers, soit que cet ordre repose sur les « choses en soi elles-mêmes », soit que, la « chose en soi » étant encore un dernier emploi de notre pensée intuitive, cet ordre repose uniquement sur des relations qui, dans les divers esprits, se manifestent comme nuances et gradations diverses de l’élément sensoriel, sans que l’on puisse se figurer en général une apparition adéquate de l’absolu dans un esprit connaissant.


QUATRIÈME PARTIE


CHAPITRE PREMIER

L’Économie politique et la dogmatique de l’égoïsme.


Naissance de l’hypothèse d’une société purement égoïste. — Droit et limites de l’abstraction. L’abstraction confondue avec la réalité. — La formation du capital et la loi de l’accroissement des besoins. — La prétendue utilité de l’égoïsme. — Origine de l’égoïsme et de la sympathie. — Buckle a tort de nier le progrès moral. — L’égoïsme comme principe de morale et l’harmonie des intérêts. — Examen de la théorie de l’harmonie des intérêts. — Causes de l’inégalité et naissance du prolétariat.


Il eût été naturel de soumettre, comme nous l’avons fait pour les sciences de la nature, à un examen approfondi l’économie politique et les sciences qui ont de l’affinité avec elle ; mais ici nous glissons déjà involontairement vers le domaine des questions pratiques, dont la solution forme le résultat de notre essai critique. Nous examinons une science et nous ne rencontrons dans ses théories que le reflet de l’état social ; nous voulons voir où se trouve aujourd’hui le matérialisme moral, et nous le découvrons transformé en une dogmatique que ne connaissaient ni Aristippe ni Épicure. À la place du plaisir, les temps modernes ont mis l’égoïsme et, pendant que les philosophes matérialistes oscillaient dans leur morale, il se développa avec l’économie politique une théorie particulière de l’égoïsme qui, plus que tout autre élément de l’époque contemporaine, porte l’empreinte du matérialisme.

Les racines de cette théorie remontent jusqu’au temps antérieur à Kant et à la Révolution française. En Italie, dans les Pays-Bas, en France, l’esprit de recherche, qui caractérise les derniers siècles, avait depuis longtemps soumis à une étude théorique le commerce, les relations internationales, le fonctionnement des impôts et des taxes, les sources du bien-être ou de l’appauvrissement de nations entières ; mais, en Angleterre seulement, avec la prospérité croissante de l’industrie et d’un commerce embrassant le globe entier, l’économie politique se développa au point de devenir une sorte de science. Adam Smith, dont la Théorie morale n’eut que peu de succès, acquit un renom éclatant par ses Recherches sur la richesse des nations. À ses yeux, la sympathie et l’intérêt étaient les deux grands ressorts des actions humaines. De la sympathie il faisait dériver toutes les vertus de l’individu et tous les avantages de la société ; mais, après avoir expliqué aussi la justice, d’une manière assez artificielle, il en fait le véritable fondement de l’État et de la société. Un penchant réciproque entre les membres de la société, des égards bienveillants pour les intérêts d’autrui sont de belles choses ; mais elles peuvent faire défaut, sans que l’État périsse. La justice ne peut pas faire défaut ; avec elle subsiste, avec elle succombe toute communauté. Dans la poursuite des richesses et des honneurs, la théorie morale permet déjà à chacun d’user de ses forces jusqu’à l’extrême, afin de surpasser tous ses concurrents, à la seule condition de ne pas commettre d’injustice ; finalement dans la théorie de la richesse des nations Smith posa comme axiome que chacun, en ne recherchant que son propre intérêt, travaille en même temps au profit de tous. Quant au gouvernement, il n’a d’autre devoir que de garantir la plus grande liberté possible à cette lutte des intérêts (1). Prenant ces principes pour point de départ, il donna au jeu des intérêts, au marché de l’offre et de la demande des règles qui, aujourd’hui encore, conservent leur importance. Au reste ce marché des intérêts ne constituait pas pour lui la totalité, mais seulement une partie importante de l’existence. Toutefois ses successeurs oublièrent l’autre côte de la médaille, et confondirent les règles du marché avec celles de la vie et même avec les lois fondamentales de la nature humaine. Cette erreur contribua à donner a l’économie politique une teinte de science rigoureuse, en amenant une simplification considérable de tous les problèmes de transactions. Cette simplification consiste à regarder les hommes comme des êtres essentiellement égoïstes, qui savent parfaitement discerner leurs intérêts propres, sans se laisser troubler par des impressions différentes.

Il n’y aurait en effet rien à objecter, si l’on avait posé ces hypothèses nettement et formellement dans le but de donner une forme exacte aux considérations sur les relations sociales, en supposant un cas aussi simple que possible. Car c’est précisément en faisant abstraction de la réalité entière et diversement composée, que d’autres sciences sont parvenues à atteindre le caractère de l’exactitude. Exact n’est absolument pour nous, qui ne pouvons embrasser d’un coup d’œil l’infinité des effets de la nature, que ce que nous rendons exact nous-mêmes. Toutes les vérités absolues sont fausses ; par contre les relativités peuvent être exactes. Et ce qu’il y a de plus important pour le progrès de la science, c’est qu’une vérité relative, une thèse qui n’est vraie qu’en vertu d’une hypothèse arbitraire, et qui diffère de la pleine réalité dans un sens déterminé avec soin, — précisément une semblable thèse est infiniment plus propre à aider nos intuitions, d’une façon durable, qu’une thèse qui, d’un bond, s’efforce de se rapprocher autant que possible de l’essence des choses et entraîne en même temps avec elle une masse d’erreurs inévitables et d’une portée inconnue.

De même que la géométrie avec ses lignes, surfaces et corps simples, nous aide à marcher en avant, bien que l’on ne rencontre pas ses lignes et surfaces dans la nature, bien que le réel soit presque toujours incommensurable, de même l’économie politique abstraite peut nous aider à marcher en avant, quoique en réalité il n’existe pas d’êtres, qui obéissent exclusive mentaux impulsions d’un égoïsme calculant tout et qui le suivent avec une mobilité absolue, libres de tout mouvement, de toute influence contraires, provenant d’autres qualités. À dire vrai, l’abstraction, dans l’économie politique de l’égoïsme, est bien plus forte que dans une autre science quelconque connue jusqu’ici, les influences contraires de la paresse et de l’habitude, de la sympathie et du dévouement à l’intérêt général ayant une haute importance. Cependant on peut hardiment se lancer dans l’abstraction, tant qu’elle reste comme telle dans la conscience. Car, une fois que l’on aura trouvé comment ces atomes mobiles d’une société vouée à l’égoïsme, que l’on admet hypothétiquement, devraient se comporter conformément à la supposition, on aura obtenu non-seulement une fiction par elle-même exempte de contradictions, mais encore une connaissance exacte d’une face de l’essence humaine et d’un élément qui joue un rôle très-considérable dans la société et surtout dans les relations commerciales. On pourrait du moins connaître comment l’homme se comporte, en tant que les conditions de sa conduite répondent à cette prévision, encore que ce ne doive jamais être complètement le cas (2).

Le matérialisme, sur le terrain de l’économie politique, consiste précisément en ce que cette abstraction est confondue avec la réalité, et cette confusion s’est opérée sous l’influence d’une prédominance monstrueuse des intérêts matériels. Les pères de l’économie politique en Angleterre partirent, pour la plupart, de points de vue éminemment pratiques, le mot « pratique » n’étant pas pris dans le sens que lui attribuaient les anciens Grecs, chez qui agir promptement en vertu de principes moraux et politiques méritait avant tout cette épithète honorable. Le caractère de ces temps-là faisait chercher le but de toutes les actions dans les intérêts de l’individu. Le point de vue « pratique », en économie politique, est celui d’un homme qui met ses propres intérêts avant toute chose et qui, par conséquent, présuppose les mêmes sentiment chez tous les autres individus. Or le grand intérêt, de la période actuelle n’est plus, comme dans l’antiquité, la jouissance immédiate, mais la formation d’un capital.

La soif des jouissances, que l’on reproche tant à notre époque, est loin d’égaler, si l’on jette sur l’histoire de la civilisation un regard comparatif, la passion du travail chez nos entrepreneurs industriels et la nécessité du travail pour les esclaves de l’industrie actuelle. Bien plus, souvent ce qui paraît la jouissance bruyante ou insensée de vains plaisirs n’est, à vrai dire, que la conséquence d’un travail exagéré, dévorant et abrutissant, car l’esprit perd, en servant la cupidité par une poursuite ardente et acharnée, la faculté d’éprouver des jouissances plus pures, plus nobles et plus calmes. On se livre alors involontairement aux distractions avec l’empressement fébrile de l’industrie ; le plaisir est mesuré d’après l’argent qu’il coûte, et l’on se fait, pour ainsi dire, un devoir de s’y livrer à jours et heures fixes. Un tel état de choses est malsain et ne peut subsister à la longue, cela paraît évident ; mais il est clair aussi que, dans la présente période de travail, sont accomplies des œuvres gigantesques qui, dans un temps à venir, pourront très-bien rendre accessibles aux classes les plus nombreuses les fruits d’une culture supérieure. Ce qui formait l’ombre dans le tableau des jouissances éclairées et raffinées d’Épicure et d’Aristippe, l’habitude de se borner a un cercle étroit d’amis ou même à sa propre personne, ne se rencontre pas souvent aujourd’hui, même chez les égoïstes opulents, et une philosophie, qui adopterait une pareille base ne pourrait guère obtenir de succès. Accumuler à la hâte des moyens de jouissance, pour les employer en majeure partie non à la jouissance, mais à l’agrandissement de la fortune déjà acquise, voilà le trait caractéristique de notre époque. Si tous ceux qui ont conquis une aisance au-dessus de la moyenne se retiraient des anaires pour consacrer désormais leurs loisirs aux intérêts publics, à l’art, à la littérature, enfin à des jouissances éclairées et peu dispendieuses, non-seulement ces personnes mèneraient une vie plus belle, plus digne, mais on posséderait aussi des fondements matériels en quantité suffisante pour assurer la durée à une culture plus noble, quelles que soient ses exigences et pour donner à notre période historique actuelle une valeur supérieure à celle de l’antiquité classique. Mais les affaires y perdraient peut-être plus de capitaux que ne leur en fait perdre aujourd’hui le luxe le plus insensé ; peut-être encore qu’une faible partie seulement de la population bénéficierait de cette culture. D’un autre côté aussi, il est certain qu’aujourd’hui la majeure partie de la population se trouve dans un état déplorable. Si toutes les forces de nos puissantes machines, si toutes les œuvres infiniment perfectionnées de la main de l’homme, grâce à la division du travail, étaient employées à donner à chacun ce dont il a besoin, à rendre la vie supportable et à procurer à l’esprit les loisirs et les moyens propres à le développer, il y aurait probablement déjà la possibilité d’étendre à toutes les couches les bienfaits de la culture, sans nuire à la tâche intellectuelle de l’humanité ; mais jusqu’ici notre époque n’a pas encore pris cette direction. Il est vrai que l’on voit produire forces sur forces, inventer sans cesse de nouvelles machines, imaginer sans cesse de nouvelles voies de communication ; il est vrai que les capitalistes, qui disposent de toutes ces ressources, ne cessent de créer, au lieu de jouir, dans une honorable tranquillité, des fruits de leur travail ; maigre cela, l’activité, qui se multiplie continuellement, ne se préoccupe pas du tout d’augmenter le bien-être général. Là où fait défaut le goût des jouissances intellectuelles surgissent des besoins qui grandissent toujours plus rapidement que les moyens de les satisfaire.

C’est une thèse favorite du matérialisme moral de nos jours que l’homme est d’autant plus heureux qu’il a plus de besoins, avec les moyens suffisants pour les satisfaire. Les anciens émirent à l’unanimité une opinion contraire. Épicure, comme Diogène, cherchait le bonheur dans l’exemption des besoins, avec cette différence toutefois que le premier avait en vue le bonheur, et le second, l’absence des besoins. De nos jours, il est vrai, grâce à une connaissance plus exacte de la vie du peuple et notamment à la statistique des cas de décès, maladies, etc., se trouve heureusement réfuté l’ancien conte du pauvre satisfait et bien portant et du riche toujours maladif et hypocondre. On mesure la valeur des biens terrestres sur l’échelle des tables de mortalité, et l’on trouve que même les soucis des têtes couronnées ne produisent pas des effets aussi pernicieux sur la santé que la faim, le froid et les logements mal aérés. D’un autre côté, les sciences ont fait assez de progrès pour permettre de conclure, d’après la vraisemblance, que la thèse matérialiste a tort. L’histoire de la civilisation nous apprend qu’à l’époque où les princesses dormaient dans des niches murées, faisaient de grands voyages à cheval et déjeunaient avec du lard, du pain et de la bière, la félicité de ces personnes ne paraissait pas moindre aux contemporains qu’elle ne le paraît aujourd’hui, que les princesses traversent l’Europe dans de magnifiques wagons-salons et disposent, à chaque station, des produits de toutes les zones. Les analogies de la psychophysique nous rendent très-vraisemblable que la sensation du bonheur personnel est relative, comme les sensations des sens c’est la différence qui est perçue ; on sent l’augmentation et on l’apprécie avec la masse des biens déjà acquis (3). En réalité, aucune personne sensée ne croira que la composition physique de riches dentelles de Bruxelles puisse contribuer à la satisfaction de la femme qui en sera parée plus que tout autre ornement disposé avec goût et agréable à l’œil, d’une valeur comparativement minime. Et cependant la possession de ces dentelles peut devenir un « besoin » l’impossibilité de se les procurer peut exciter le plus vif dépit ; leur perte subite peut faire verser bien des larmes. Il est clair qu’ici la comparaison, la lutte pour la supériorité de rang jouent, dans le besoin, le principal rôle ; il en résulte immédiatement que du moins cette espèce de besoin, le besoin de l’emporter sur les autres, est susceptible de grandir à l’infini, sans que le bien-être de l’une quelconque des personnes intéressées puisse être obtenu, sinon au préjudice d’autrui. Une autre conséquence inévitable, c’est que l’on peut se figurer un accroissement continuel de la production des biens et des moyens de les produire, sans que les jouissances d’un individu quelconque en soient notablement augmentées et sans que la masse des travailleurs avance d’un seul pas vers la pénible acquisition des ressources indispensables pour mener une existence en rapport avec la dignité humaine. Un pareil accroissement des besoins de tous ceux qui peuvent les satisfaire, par suite du manque de philanthropie et d’une cupidité exorbitante, est en réalité un des traits caractéristiques de notre époque. La statistique du commerce et de l’industrie de la plupart des pays démontre irrécusablement qu’il se produit un développement gigantesque de puissance et de richesse, tandis que la situation de la classe ouvrière ne décèle aucun progrès décisif et que la fureur de s’enrichir ne diminue aucunement dans les classes possédantes. En réalité, on ne vit pas pour la jouissance, mais pour le travail et pour les besoins il est vrai que, parmi ces besoins, celui de la cupidite est tellement prédominant que tous les progrès vrais et durables, tournant au profit de la masse du peuple, sont négligés ou du moins obtenus en passant.

On peut maintenant considérer sous le point de vue de la conciliation ce fait en soi très-fâcheux, si l’on pense que tôt ou tard sur cette voie ou sur une autre se manifestera un mouvement des esprits d’une tendance toute différente, sans que les forces productrices éprouvent une diminution sensibte. De nouveau pourrait prévaloir l’idée fondamentale de la culture classique, qu’il existe en toutes choses une certaine mesure des plus salutaires et que la jouissance ne dépend pas du nombre des besoins satisfaits, ni de la difficulté de les satisfaire, mais de la forme sous laquelle les besoins naissent et sont satisfaits, de même que la beauté du corps n’est pas déterminée par une accumulation de chairs et d’os, mais par la présence de certaines lignes mathématiques. Une pareille évolution d’idées ferait passer du matérialisme moral au formalisme ou à l’idéalisme ; elle ne se pourrait imaginer sans l’élimination de l’insatiable cupidité et ne pourrait guère naître que de la philanthropie poussée jusqu’au sublime.

Jusqu’ici l’économie politique ne s’est pas préoccupée de ramener la répartition des biens à des principes rigoureux ; elle a accepté, au contraire, comme donnée invariable, la situation résultant des rapports entre le capital et le travail ; elle n’a songé qu’au mode de créer la plus grande masse possible de biens. Cette conception matérialiste de la question s’harmonise complètement avec la reconnaissance des droits de l’égoïsme et avec la défense ou l’éloge de la cupidité. On cherche à démontrer que le progrès amené par les efforts incessants de l’égoïsme améliore toujours un peu même la condition des couches les plus opprimées de la population, et l’on oublie ici l’importance de la comparaison avec autrui, laquelle joue un si grand rôle chez les riches. En face des abus les plus criants, on rêve une espèce d’harmonie préétablie, en vertu de laquelle la société trouve les plus grands avantages à ce que chacun poursuive à outrance ses propres intérêts. Si cela se produit, surtout aujourd’hui que les apologistes ont conscience du mal qu’ils font, cela se produisait pourtant, mais avec une naïveté incontestable, à l’époque où naquit l’économie politique. C’était au XVIIIe siècle un usage général de faire découler le bien-être de la société du concours de tous les efforts égoïstes. On avait beau protester contre les exagérations de la célèbre fable des abeilles, de Mandeville (1723), la maxime que même les vices contribuent au bien-être général n’en restait pas moins un article secret de la civilisation, article rarement mentionné, mais jamais oublié (4). Et sur aucun terrain l’apparence de la vérité n’est plus favorable à une pareille maxime que précisément sur celui de l’économie politique. Les sophismes d’Helvétius sont transparents malgré les brillants ornements que leur prête la rhétorique, et tout essai tendant à expliquer par le principe de l’égoïsme les vertus du patriotisme, du dévouement pour le prochain et de la bravoure, devait échouer contre la conviction que, dans ce cas, le bon sens contredit d’accord avec la critique scientifique. Il en est autrement dans l’économie politique. Sa tendance innée est de pousser au bien-être matériel du peuple et, cela donné, il est très-naturel d’admettre que le progrès général est tout simplement la somme des progrès individuels quant à l’individu, — c’est du moins le résultat incontestable de l’expérience commerciale de tous les temps, — il ne peut arriver à l’aisance qu’en poursuivant à outrance ses propres intérêts, sauf à pratiquer la vertu sur d’autres terrains, autant que ses moyens le lui permettent.

Si, dès le commencement, l’économie politique n’avait été fondée sur l’égoïsme qu’avec l’intention d’obtenir provisoirement, par l’abstraction des autres motifs, une science hypothétique et exacte dans les limites de l’hypothèse, comme premiers degrés d’une théorie plus complète, dans ce cas il ne pourrait être question, sur ce terrain, d’un matérialisme blâmable. Au lieu de cela, on appliqua en bloc aux nations les maximes pratiques qui règlent la poursuite des bénéfices commerciaux dans la vie journalière. On sépara la question du progrès matériel des peuples d’avec les questions morales, absolument comme elles étaient séparées depuis longtemps dans les relations sociales. On ne se préoccupait point de la forme des relations de propriété, mais de la masse et de la valeur commerciale des biens, et au lieu de se demander comment l’homme agirait s’il n’était qu’égoïste, on se demanda comment l’homme agit-il sur le terrain où l’égoïsme seul fait la loi ? La première question est celle du théoricien exact ; la dernière, celle de la pratique populaire qui s’est efforcée, sur le domaine de l’économie politique plus que sur tout autre, d’étouffer la science proprement dite.

L’idée qu’il existe un terrain spécial, dans la vie, pour les actes conformes aux intérêts, et un autre pour la pratique de la vertu, est encore aujourd’hui une des idées favorites du libéralisme superficiel, et on la prêche ouvertement (5) dans des écrits populaires fort répandus, tels que le Catéchisme de l’ouvrier par Schulze. On en a même fait une espèce de théorie du devoir, dont on parle dans la vie quotidienne bien plus souvent qu’en littérature. Quiconque néglige de recourir, le cas échéant, à toute la sévérité des lois pour se faire rembourser une créance, celui-là doit être regardé ou bien comme un homme riche, qui peut se permettre cette omission, ou bien comme un homme qui mérite le blâme le plus sévère. Ce blâme s’adresse non-seulement à son intelligence, à son caractère trop faible, à sa débonnaireté inopportune, mais directement à sa moralité. C’est, dira-t-on, un homme étourdi, indolent, qui ne se préoccupe pas de ses intérêts comme il devrait, et, s’il a femme et enfants, il est taxé de père sans conscience, même quand sa famille ne doit point souffrir de sa négligence. On juge de même celui qui sacrifie ses intérêts privés pour consacrer ses efforts au bien public. Quiconque le fait avec un succès éclatant est sans doute absous et même généralement approuvé peu importe qu’il ait réussi par hasard ou par habileté mais tant que ce jugement de Dieu n’a pas été prononcé par la multitude et par les fatalistes, le sens commun maintient son droit. Il condamne le poëte et l’artiste aussi bien que le savant et l’homme d’État ; il n’approuve même l’agitateur religieux que lorsqu’il parvient à former une communauté, à créer une institution considérable dont il devient le directeur, ou lorsqu’il peut s’élever aux hautes dignités ecclésiastiques ; mais jamais lorsque, sans espérer de compensation, il sacrifie sa situation extérieure à ses convictions.

Naturellement nous ne parlons ici que de l’opinion de la masse de la classe possédante, mais qui, devenue la règle de la vie quotidienne, exerce son influence même sur ceux qui sont animés de sentiments plus nobles. Avant de pouvoir spécifier la valeur de cette dogmatique de l’égoïsme, il est indispensable d’examiner, à la lumière des principes établis dans les chapitres précédents, la source de l’égoïsme naturel et l’origine des tendances opposées.

S’il est vrai que notre propre corps ne soit qu’une de nos images de représentation, pareille à toutes les autres ; si, d’après cela, nos semblables, les autres hommes, tels que nous les voyons devant nous, font, avec toute la nature qui nous entoure, partie de notre propre essence, dans une acception très-déterminée, d’où vient l’égoïsme ? Évidemment, de ce que les représentations de douleur et de plaisir, de ce que nos penchants et nos passions se fondent, pour la plus grande partie, avec l’image de notre corps et de ses mouvements. Le corps devient ainsi le centre du monde des phénomènes, rapport qui, nous pouvons en avoir la certitude, a aussi son fondement dans la nature des choses qui sont au delà de notre connaissance.

Sans poursuivre ce fil plus loin, montrons maintenant que toutes nos représentations de plaisir et de déplaisir ne sont nullement en rapport direct avec notre corps. La joie raffinée des sens, l’amour du beau, par exemple, ne se fond pas avec l’image représentative de notre corps, mais avec celle de l’objet. C’est seulement quand je ferme les yeux, avec lesquels j’ai contemplé un magnifique paysage, que je m’aperçois des rapports que ces objets ont avec mon corps. Ce que le poëte dit de celui qui se plonge dans la contemplation, de celui qui s’absorbe dans l’intuition, est bien plus exact physiologiquement et psychologiquement que la théorie ordinaire de la projection de l’observation prétendue scientifique. Par suite, le plaisir, si décrié, des sens forme en soi un contre-poids naturel a l’absorption dans le moi, et ce n’est qu’au moyen de la réflexion qu’il peut de nouveau alimenter l’égoïsme.

Bien plus important est le développement moral par l’étude approfondie du monde humain, de ses phénomènes et de ses problèmes. L’absorption dans cet objet, tel qu’il se manifeste à nous aussi par les sens, comme portion de notre propre essence, est le germe naturel de tout ce qui, en morale, est impérissable et mérite d’être conserve. Adam Smith en avait peut-être le pressentiment lorsqu’il fonda la morale sur la sympathie ; mais il comprit la question sous un point de vue beaucoup trop étroit. Il n’envisagea au fond que les cas dans lesquels nous expliquons les gestes et mouvements des autres hommes par les souvenirs ou images de la douleur et du plaisir, d’après ce que nous avons éprouve en nous-mêmes. Mais c’est ici revenir secrètement à des motifs égoïstes, qui ne coopèrent et n’aident que secondairement, tandis que la translation silencieuse et continuelle de notre conscience sur l’objet de ce monde humain de phénomènes constitue la véritable source de l’ennoblissement moral, et élimine la prédominance de l’égoïsme.

D’après ces indications, le lecteur pourra lui-même s’expliquer comment ce même progrès de la culture qui, a des époques de maturité, produit l’art et la science, sert aussi à dompter l’égoïsme, à développer les sympathies humaines et à faire triompher les tendances vers un but commun. En un mot, il existe un progrès moral naturel.

Buckle, dans son célèbre ouvrage sur l’Histoire de la civilisation en Angleterre, a adopté un point de vue faux pour prouver que le progrès réel des mœurs, ainsi que de la culture en général, dépend essentiellement du progrès intellectuel. Si l’on montre que certains principes simples de morale n’ont pas subi de modifications essentielles depuis l’époque de la rédaction des Védas hindous jusqu’à nos jours, on peut aussi prouver que les simples éléments de la logique sont restés pareillement invariables. On pourrait même affirmer que les règles fondamentales de la connaissance sont restées les mêmes depuis un temps immémorial, et que l’emploi plus parfait de ces règles dans les temps modernes doit être attnbué particulièrement à des causes morales Ce furent en effet des qualités morales qui amenèrent les anciens à penser librement et individuellement, et aussi à se contenter d’une certaine mesure de la connaissance et attacher plus de prix au perfectionnement des individualités qu’au progrès exclusif de la science. Le moyen âge avait pour principe moral de former des autorités, d’obéir à des autorités et de restreindre les libres recherches par les formules de la tradition. Denature morale étaient l’abnégation et la constance avec lesquelles, au commencement des temps modernes, Copernic, Gilbert, Marvey, Kepler et Vésate marchèrent vers leurs buts respectifs. On pourrait même établir une analogie entre les principes moraux du christianisme et la conduite des savants ; car ces derniers exigent avec une rigueur absolue que chacun renonce à ses caprices et tantales, se détache de l’opinion du vulgaire et se voue complètement aux problèmes à résoudre. On peut dire des plus grands investigateurs qu’ils durent se regarder comme morts pour eux-mêmes et pour le monde, afin de vivre une vie qui leur permit de rester en rapport avec la voix révélatrice de la nature. Mais ne poursuivons pas davantage cette pensée. À l’exclusivisme de Buckle nous’avons opposé le point de vue contraire. Par le fait, le progrès intellectuel n’est pas plus la conséquence du progrès moral que le progrès moral n’est la conséquence du progrès intellectuel ; mais tous deux ont les mêmes racines : le désir d’approfondir un sujet, la compréhension sympathique de l’ensemble du monde des phénomènes et le besoin naturel d’en harmoniser les parties.

Mais de même qu’il y a un progrès moral qui consiste en ce que l’harmonie de notre monde d’images réussit peu à peu à triompher des désordres des passions et des vives sensations du plaisir et de la douleur, de même progresse aussi l’idéal moral d’après lequel l’homme façonne son univers. Il n’y a pas d’erreur plus grande que celle de Buckle attribuant les progrès de la civilisation au concours de deux éléments, l’un variable, l’intellectuel, l’autre invariable, le moral. Kant a dit qu’en fait de philosophie morale nous ne sommes pas plus avancés que les anciens ; il a répété à peu près les mêmes paroles à propos de la logique, et cette remarque n’a pas de rapport avec le progrès des conceptions idéales de la morale qui impriment le mouvement à des périodes entières de l’histoire. Quelle distance énorme entre l’idée antique de vertu et l’idée chrétienne ! Repousser l’injustice, supporter l’injustice ; révérer la beauté, mépriser la beauté ; servir la société et fuir la société, ne sont pas seulement des traits accidentels de tendances d’esprit divergentes malgré l’identité des principes moraux, mais des contrastes qui naissent de l’opposition très-profonde des principes de morale. Au point de vue du monde antique, le christianisme tout entier était notoirement immoral, et il l’aurait semblé bien plus encore, si l’idéal moral de l’antiquité ne se fût déjà trouvé en décomposition, au moment où se produisirent les idées nouvelles et étrangères. Une semblable décomposition de l’idéal moral, un semblable avènement d’un point de vue nouveau, supérieur, paraît se manifester à l’époque actuelle, et c’est ce qui rend plus difficile et, en même temps, plus importante l’obligation de marquer sa place à la dogmatique de l’égoïsme, telle qu’elle se présente à nous dans l’économie politique et dans les principes des relations sociales.

On pourrait croire momentanément que cette dogmatique de l’égoïsme est précisément le nouveau principe moral, destiné à remplacer les préceptes du christianisme. Le rationalisme du XVIIIe siècle, qui se contentait de faire les yeux doux au matérialisme physique, avait adopté le matérialisme moral. Le développement des intérêts matériels a grandi à mesure que l’antique pouvoir de l’Église allait en déclinant. Les progrès des sciences de la nature ont été pernicieux sur un point, salutaires sur l’autre ; mais en même temps que grandissaient les intérêts matériels, on voyait se développer la théorie de l’économie politique et avec elle la dogmatique de l’égoïsme. Il semblerait donc que c’est un seul et même principe qui détruit d’une part les formes traditionnelles du christianisme et favorise, de l’autre, l’essor des intérêts matériels de notre époque ; et ce ferment tout à la fois de dissolution et de rénovation pour notre temps ne serait autre que le principe de l’égoïsme.

Nous avons vu plus haut combien, sur le terrain économique, les apparences se déclarent en faveur des droits de l’égoïsme, et si, à moins d’user de sophistique, il est impossible de fonder sur ce principe des vertus telles que le patriotisme, le dévouement pour le prochain, etc., on peut du moins très-bien se passer de ces vertus. Admettons pour un instant que la poursuite des intérêts individuels puisse devenir un jour l’unique mobile des actions humaines, bien que Voltaire et Helvétius aient eu le grand tort de déclarer qu’il en est déjà ainsi et que le seul mobile des actes de l’homme était l’égoïsme. Avouons qu’il n’est du moins pas inimaginable a priori qu’un semblable principe — très-différent de celui de Mandeville — puisse sortir, non de la décadence, mais plutôt du progrès intellectuel et moral. C’est là un point qui demande à être examiné avec le plus grand soin et la plus grande impartialité, et qui ne peut nullement être tranché d’après une opinion préconçue. Mettons donc sans retard en lumière, pour éviter les malentendus, le côté le plus paradoxal de la question. On accordera sans peine que le progrès intellectuel pourrait contribuer à rendre l’égoïsme tout à la fois plus général, plus inoffensif et plus conforme au but mais comment le progrès moral, tel surtout que nous l’avons défini en combattant Buckle, pourrait-il contribuer à faire de l’égoïsme un principe général, alors que toute l’essence de ce progrès consiste à sacrifier le moi à l’intérêt, général ?

La réponse à cette question nous met immédiatement devant les yeux les conséquences de la théorie économique la plus répandue.

Est-il vrai, en effet, que les intérêts de la société soient sauvegardés le mieux, alors qu’on veille avec le moins de sollicitude aux intérêts de cette même société, alors que les individus peuvent, sans le moindre obstacle, poursuivre leurs intérêts personnels ? S’il en était ainsi, la poursuite exclusive des intérêts personnels dans la vie pratique serait :

1° Le fruit d’une prudence mûrie par le temps ;

2° Une vertu, et même la vertu cardinale.

Refouler les instincts qui nous portent à agir, à nous dévouer pour le prochain, constituera la partie essentielle de la victoire sur soi-même, et la force, nécessaire pour cette victoire sur soi-même, l’homme qui entrera dans la lutte, la trouvera en considérant le mécanisme du grand Tout, dont l’harmonie serait troublée, si nous suivions les élans du cœur que l’on avait coutume de louer jadis comme des actes nobles, désintéressés, magnanimes. Ces élans de la sympathie, qui naissent lorsque l’âme se donne tout entière à l’objet, sont remplacés à leur tour par la préoccupation de l’âme qui se donne tout entière à l’objet plus grand, au mécanisme de l’ensemble du monde humain, mécanisme animé par l’égoïsme harmonique.

La question une fois posée nettement, on comprendra que la réponse n’est pas trop facile. Qui ne se rappelle ici avoir souvent à regret éconduit un mendiant, parce qu’il sait que l’aumône entretient la misère, comme l’huile entretient la flamme ? Qui ne se rappelle tous ces funestes essais tendant à fonder le bonheur et qui n’ont abouti qu’à ravager le monde par le fer et le feu, tandis que chez les peuples, où chacun ne se préoccupait que de soi-même, se développaient la richesse et le bien-être ? En réalité, on doit avouer sur-lechamp que la sympathie peut entraîner à des folies aussi bien que l’égoïsme, et que la considération des intérêts de la grande majorité fera toujours éviter beaucoup d’actes auxquels on se laisserait entraîner par dévouement pour un groupe moins considérable ou pour telle ou telle personne. On pourra, il est vrai, objecter que cette considération des intérêts du grand tout n’est pas de l’égoïsme, mais le contraire cependant cette objection à son tour est facile à réfuter.

En effet, si la théorie de l’harmonie des intérêts distincts est exacte ; s’il est incontestable que le meilleur résultat pour l’ensemble de l’humanité s’obtient quand chacun peut librement veiller à ses propres intérêts, il est nécessairement vrai aussi que le système le plus avantageux est celui où chacun poursuit ses intérêts personnels sans perdre de temps à des réflexions inutiles. L’égoïste naïf se trouve dans un état d’innocence et agit bien sans en avoir conscience ; la sympathie est le péché originel ; et quiconque est forcé de penser d’abord au mécanisme du grand tout pour arriver à la même vertu qu’un spéculateur ignorant pratique avec simplicité, ne peut que revenir, par un détour, nécessairement suivi par la nature humaine, au point de départ de l’enfance de l’humanité. Dans cette voie, l’égoïsme peut s’être purifié, adouci, éclairé ; il peut avoir appris des moyens plus exacts de soigner ses intérêts ; mais son principe, son essence seront de nouveau tels qu’ils étaient à l’origine.

Demander si la dogmatique de l’égoïsme enseigne la vérité, si l’économie politique est dans la bonne voie quand elle prêche exclusivement le libre échange, c’est demander si l’idée de l’harmonie naturelle des intérêts est une chimère ou non ; car les théoriciens extrêmes du libre échange n’ont pas hésité à fonder leur doctrine sur le principe suprême du laisser faire. Or, ce principe, ils ne l’ont pas seulement posé comme une maxime de la défense indispensable contre un mauvais gouvernement, ils en ont encore fait la conséquence nécessaire du dogme que la somme de tous les intérêts est le mieux sauvegardée quand chaque individu veille a ses propres intérêts. Une fois que ce dogme est assez profondément enraciné pour pouvoir triompher des considérations opposées, on ne doit plus s’étonner si le mot de « nation » devient une simple expression grammaticale et si l’on refuse ici (Cooper, 1826), de faire protéger le commerce maritime par des vaisseaux de guerre, tandis que ta on ne voit dans les sanglantes conquêtes d’un aventurier qu’un travail d’une difficulté spéciale et par conséquent très-lucratif (Max Wirth) (6). Les deux idées coulent d’une même source de la conception, purement atomistique, de la société, d’où l’on a éliminé tous les mobiles communément appelés moraux, mobiles qui ne peuvent être réintégrés que par une inconséquence.

Nous avons déjà vu que la conception, purement atomistique, de la société présente de grands avantages en ce qu’elle nous aide à nous rapprocher peu à peu de la vérité, tandis qu’elle est fausse comme dogme ; ici nous devons encore constater que la théorie de l’égoïsme et de l’harmonie naturelle de tous les intérêts a, dans son application pratique, fait faire de grands progrès à la civilisation. On ne peut nier que l’égoïsme parfaitement entendu soit un principe d’ordre, dans la société, aussi bien que tant d’autres principes qui ont été en vogue, et, pour certaines époques de transition, c’est peut-être le plus salutaire, sans qu’il faille lui attribuer pour cela une importance supérieure. Le système du libre échange a donné un élan prodigieux à la production chez les peuples civilisés. La spéculation, qui suivit la marche des intérêts, a tellement contribué à doter l’Europe de voies de communication, à régulariser le commerce, à rendre les transactions plus solides et plus réelles, à abaisser le taux de l’intérêt, à augmenter le crédit et à le consolider, à restreindre l’usure, à rendre la tromperie plus rare qu’un prince, un ministre, un philosophe, un philanthrope quelconques, avec le principe de l’esprit de sacrifice, des conseils bienveillants, des lois sages, ne pourraient exercer que bien faiblement une influence semblable à celle qu’a exercée l’élimination progressive des barrières que les institutions féodales du moyen âge opposaient à la libre activité de l’individu. Depuis l’établissement de l’impôt pour les pauvres — lequel fut, il est vrai, créé conformément à un autre principe, — le désir de ne pas laisser cette taxe monter trop haut a fait imaginer plus d’institutions de bienfaisance, plus d’améliorations sérieuses que ne le pourront jamais la compassion ou la reconnaissance réelle d’un devoir supérieur. On peut même conjecturer qu’une cinquième ou sixième grande et sanglante révolution sociale, quoique avec des intervalles séculaires, finira par endiguer, grâce à la peur, la cupidité des riches et des puissants avec plus d’efficacité qu’on ne pourrait le faire en se dévouant de tout cœur aux intérêts généraux et en appliquant le principe de la charité.

Faisons d’abord observer que les grands progrès des temps modernes ne se sont pas effectués par l’égoïsme proprement dit, mais par la liberté accordée aux efforts de l’intérêt privé, en face de l’oppression de l’égoïsme de la majorité par l’égoïsme plus puissant de la minorité. Ce n’était pas la sollicitude paternelle qui prenait jadis la place occupée aujourd’hui par la libre concurrence ; c’était le privilège, l’exploitation, l’opposition entre le maître et l’esclave. Les cas peu nombreux, dans lesquels l’ancien ordre de choses permit à la générosité de souverains magnanimes ou à l’intelligence de patriotes éminents de se manifester, ont laissé de très-beaux résultats. On n’a qu’à se rappeler Colbert, à l’activité fructueuse duquel se rattache, non sans succès, Carey, le partisan des droits protecteurs. Souvenons-nous sans cesse que nous n’avons connu jusqu’ici que l’opposition des intérêts dynastiques dominateurs aux intérêts privés émancipés, mais non la simple opposition du principe de l’égoïsme à celui de l’intérêt général. Si nous remontons aux époques les plus heureuses des républiques du moyen âge et de l’antiquité, nous y voyons la pensée de l’intérêt général vivante, mais contenue dans des cercles si étroits, que l’on ne peut guère établir de comparaison entre ces temps-là et le nôtre. Il résulte cependant de cette comparaison, toute défectueuse qu’elle est, que le mécontentement profond, qui caractérise notre époque, ne se remarque dans aucune république, où chaque citoyen, attentif à l’intérêt général, comprime l’essor de son égoïsme.

Si nous essayons de soumettre il un examen direct la justification de la théorie de l’harmonie des intérêts, il nous faudra d’abord, pour simplifier la question, admettre une république dont tous les citoyens ont les mêmes droits, la même capacité et déploient toutes leurs forces pour s’enrichir de leur mieux. Il est facile de comprendre que ces citoyens neutraliseront réciproquement une partie de leurs forces et produiront avec l’autre partie des résultats dont la société entière tirera profit. Il n’y a que deux moyens de supprimer la neutralisation des forces ou bien tous travailleront dans l’intérêt général, ou bien chacun travaillera pour lui-même, sans aucune concurrence et dans une sphère d’activité distincte. Mais des obstacles surgiront dès que deux ou plusieurs individus voudront acquérir ou utiliser le même objet.

Si nous appliquons cette abstraction aux relations humaines, nous y verrons d’abord le germe de deux idées, celle du communisme et celle de la propriété individuelle.

Or les hommes ne sont pas des êtres aussi simples qu’on le croit, et l’on peut se figurer qu’ils ne sont nullement capables de réaliser complètement l’une ou l’autre de ces idées. Dans le système de la communauté des biens, les tendances purement égoïstes se permettront de détourner à leur profit une partie de la fortune générale ; au contraire, dans le système de la propriété individuelle, chacun voudra augmenter sa propre part aux dépens des autres. Admettons maintenant que, dans notre république, il y ait des biens communs et des biens individuels, et qu’il existe des limites, généralement respectées, aux soustractions et aux escroqueries ; malgré toutes les précautions, il restera encore assez de moyens légaux qui permettront à tel ou tel individu d’obtenir un privilège dans la jouissance des biens communs, ou d’augmenter sa propriété personnelle. Le plus important de ces moyens légaux consistera à récompenser davantage celui qui rendra les plus grands services à la société.

Maintenant nous avons l’idée de l’harmonie des intérêts ; en effet, on peut sans doute se figurer que nos êtres sont organisés de telle sorte qu’ils développent un maximum de force, quand ils ne pensent purement qu’à eux-mêmes ; d’un autre côté, les lois de notre république renfermeront des dispositions telles que nul ne pourra obtenir pour soi-même un avantage notable, s’il ne produit pas beaucoup de travail pour la société. Il serait aussi très-possible que l’augmentation de force obtenue par l’émancipation de l’égoïsme fût plus grande que la perte résultant de la neutralisation des efforts, et, s’il en était ainsi, l’harmonie des intérêts serait démontrée. Mais il est difficile de déterminer jusqu’à quel point ces hypothèses se réalisent dans la vie humaine ; on peut même rencontrer des circonstances qui viennent déjouer tous les calculs. Ainsi, par exemple, les ressources acquises par un travail utile sont une cause de nouveaux avantages, le propriétaire faisant travailler d’autres individus à sa place. C’est là sans doute un profit pour la société tout entière, mais c’est en même temps le germe d’une maladie, que nous décrirons plus loin. Contentons-nous, pour le moment, d’indiquer un côté fâcheux : quand une fois un homme est devenu supérieur aux autres, il peut employer ses moyens d’action à satisfaire impunément sa cupidité. Plus il avance, plus il augmente ses forces, ce qui lui permet d’avancer encore ; aussi la résistance non-seulement de ses concurrents, mais encore celle des lois va-t-elle toujours s’affaiblissant. La cause de ce phénomène se trouve non-seulement dans la loi de l’augmentation du capital, mais encore dans un facteur, jusqu’ici peu connu, du développement individuel et social. En effet, la force intellectuelle de la plupart des hommes suffit pour résoudre des problèmes, bien plus graves que ceux qui doivent forcement se présenter à eux, dans l’état actuel de la société. On trouvera cette remarque plus amplement élucidée et motivée dans le deuxième chapitre de mon écrit sur la Question ouvrière[5]. Contentons-nous d’affirmer, pour le moment, que la plupart des hommes sont parfaitement aptes, dès qu’un heureux début les a relevés de la nécessité de vivre au jour le jour de leur travail manuel, à convertir en un tribut à leur profit le travail de beaucoup d’autres hommes, au moyen de la spéculation, des inventions ou même de la simple direction solide et permanente d’une industrie. La théorie erronée de l’harmonie des intérêts est par conséquent toujours associée au triomphe d’une thèse, acceptée presque partout par le préjugé populaire, savoir : dans la vie humaine, tout talent, toute force finit, malgré tous les obstacles, par s’élever à une position sociale, répondant à ses dispositions naturelles. Cette thèse a été propagée principalement par la fantaisie téléologique rationaliste du XVIIIe siècle. Elle blesse l’expérience d’une façon si criante que l’on ne pourrait guère s’expliquer l’aveuglement avec lequel on s’y cramponne (7), si l’amour-propre des heureux, des savants, des personnages haut placés, ne trouvait dans la pensée de cette prédestination terrestre une jouissance pareille à celle que procure à l’orgueil des prêtres la pensée de la prédestination céleste. Nous voyons dans la vie qu’une élévation rapide et brillante ne fait généralement sortir d’une situation obscure que ceux-là seulement dont les qualités rares et éminentes sont servies par des circonstances favorables et comment, en revanche, dans l’ensemble, la capacité nécessaire pour de hautes fonctions se rencontre toujours là où se trouvent les conditions matérielles de ces hautes fonctions. De même que les germes des plantes flottent en l’air et se développent — chacun dans son espèce — là où se trouvent des conditions favorables, de même en est-il de la capacité des hommes à profiter des circonstances propices, pour se procurer des avantages encore beaucoup plus considérables. Or cette thèse, unie à la loi de l’augmentation du capital, renverse toute la théorie de l’harmonie des intérêts. On peut démontrer cent fois que les succès des spéculateurs et des grands entrepreneurs améliorent aussi peu à peu la condition de tous les autres citoyens ; tant qu’il sera vrai qu’à chaque pas en avant croîtra également la différence dans la condition des individus et dans les moyens de prendre un nouvel élan, il sera vrai aussi que chaque pas dans cette direction rapprochera d’une évolution où la richesse et la puissance de quelques-uns rompront les barrières résultant des lois et des mœurs, où la forme du gouvernement ne sera plus qu’une vaine apparence, où un prolétariat avili deviendra le jouet des passions de l’aristocratie, jusqu’à ce qu’enfin le tremblement de terre social bouleverse tout et engloutisse l’ingénieux édifice des intérêts particuliers. Les périodes qui ont précédé cet écroulement se sont déjà répétées si souvent dans l’histoire, et toujours avec le même caractère, que l’on ne peut plus se tromper sur leur nature. L’État devient vénal. « Le pauvre désespéré haïra la loi aussi facilement que le riche la dédaignera », dit Roscher. — Sparte périt lorsque tout le territoire fut possédé par cent familles ; Rome tomba lorsque des millions de prolétaires se trouvèrent en face de quelques milliers de propriétaires, disposant de ressources tellement considérables qu’au dire de Crassus, on n’était pas riche si l’on ne pouvait pas entretenir une arméeà ses frais. « Dans l’Italie moderne aussi, la liberté du peuple a été détruite par l’oligarchie d’argent et le prolétariat. » « Il est à remarquer qu’à Florence, le plus riche banquier finit par arriver au pouvoir absolu, et que, vers le même temps, à Gênes, la banque de Saint-Georges engloutit, pour ainsi dire, l’État » (Roscher) (8).

Par conséquent, tant que les intérêts de l’homme seront purement individuels, tant que le développement des intérêts généraux ne sera considéré que comme la résultante des efforts d’ambitions individuelles, on devra toujours craindre que les intérêts des individus qui ont de l’avance sur les autres, ne deviennent peu à peu absolument prépondérants et n’écrasent tous les autres. L’équilibre social d’un pareil État est pour ainsi dire un équilibre instable ; une fois troublé, il sera nécessairement de plus en plus profondément bouleversé. Par contre, on doit admettre que, dans une république où chaque individu aurait de préférence en vue les intérêts généraux, un équilibre stable pourrait exister. Si, pour le moment, cette condition n’est remplie nulle part, il en va de même de l’égoïsme général. Il y a là deux abstractions ; en réalité, l’égoïsme est bien plus puissant que la pensée de l’intérêt général, si l’on tient compte de la masse des actions individuelles, qui doivent leur naissance surtout à l’un ou à l’autre des deux principes ; mais c’est une tout autre question de savoir lequel des deux est, pour un temps donné, historiquement le plus important et le plus riche en conséquences. L’énorme développement des intérêts matériels a beau paraître former le caractère prédominant de notre époque ; la théorie de ce développement a beau mettre résolument le principe de l’égoïsme sur l’avant-scène de la conscience universelle, on n’en a pas moins vu surgir simultanément le besoin d’une union nationale, d’une coopération sociétaire, d’une fraternisation d’éléments jusqu’alors séparés ; quant à l’agent de la fermentation actuelle, au facteur destiné de préférence à marquer l’avenir de son empreinte particulière, nous ne pouvons guère que conjecturer quel il sera. Quant à présent, nous tenons pour établi que, si l’égoïsme devait rester le maître jusqu’à nouvel, ordre, nous n’aurions pas acquis par là un principe nouveau et régénéra leur du monde ; nous n’aurions qu’une décomposition qui poursuivrait son cours. La théorie de l’harmonie des intérêts étant fausse, le principe de l’égoïsme détruisant l’équilibre social et, par suite, la base de toute moralité, ce principe ne peut avoir pour l’économie politique qu’une importance passagère, dont le temps est peut-être déjà passé. La pauvreté des arguments avec lesquels on prêche généralement la théorie de l’harmonie des intérêts ; peut être cachée quelque temps par le spectacle de la désharmonie des intérêts eux-mêmes, par celui de la cupidité secrète des classes favorisées, de même que les lacunes de la dogmatique ecclésiastique le sont par les dotations des cures et des couvents ; mais à la longue, cela n’est pas possible. Un exemple nous montrera avec quel aveuglement l’économie politique ramasse d’ordinaire ses arguments en faveur de la théorie économique des intérêts.

Que l’on examine une capitale européenne, dont les millions d’habitants se réveillent chaque matin avec les besoins les plus divers. Pendant que la majorité dort encore du plus profond sommeil, on se préoccupe déjà avec ardeur des nécessités de tous. Ici une lourde voiture, chargée de légumes, roule à travers un faubourg ; là du bétail gras est mené à l’abattoir ; le boulanger est debout devant son four ardent et le laitier conduit sa voiture de maison en maison. Ici un cheval est attelé à un cabriolet, pour transporter des inconnus d’un endroit à l’autre ; là un négociant ouvre sa boutique, en calculant d’avance les bénéfices de la journée, sans même être certain de recevoir un seul acheteur. Insensiblement les rues s’animent et la foule commence à circuler. Par quoi est réglé cet immense mouvement ? « Par l’intérêt ! » — Qui veille à ce que chaque besoin soit satisfait, à ce que les affamés et les altérés reçoivent, en temps opportun, leur pain, leur viande, leur lait, leurs légumes, leurs épiceries, leur vin, leur bière, tout ce que chacun peut consommer et paver ? « Les affaires, l’intérêt seuls ! » Quel intendant, quel administrateur en chef de magasin pourrait avec la même régularité apaiser ces millions de besoins, d’après un plan bien combiné ? « Idée chimérique ! »

Par ces considérations et par d’autres semblables, on s’efforce fréquemment de démontrer combien il est nécessaire de laisser aux intérêts privés le soin de veiller au bien-être de l’humanité. En raisonnant ainsi, on oublie au moins les trois points suivants :

I. Toute cette considération n’est qu’une abstraction, qui ne met en relief qu’une des faces de la réalité. Tous les besoins légitimes ne sont pas satisfaits, et, quand ils le sont, dans des cas innombrables, ce n’est point par l’intérêt seul, mais par la pitié, l’amitié, la reconnaissance, la complaisance et par d’autres motifs contraires à l’égoïsme.

II. Tout le mécanisme de la satisfaction des besoins est le résultat de soucis et de sacrifices incessants, qui disparaissent dans un examen superficiel, mais recèlent pourtant l’histoire de générations entières. Beaucoup d’institutions, aujourd’hui exploitées par l’intérêt, furent créées primitivement par la philanthropie, l’amour de la science, le patriotisme elles n’auraient, jamais existé sans ces vertus humaines et tomberaient à la longue si les mêmes vertus ne savaient produire une transformation opportune ou trouver une compensation par d’autres moyens.

III. Le terrain de l’histoire est favorable à n’importe quel principe aussi bien qu’a celui de l’égoïsme. Tout système, soit communiste, soit individualiste, devient une utopie quand il ne se rattache pas à ce qui existe déjà, et le triomphe de l’un ou de l’autre principe ne signifie en pratique que la direction, dans laquelle le développement ultérieur doit s’opérer. Il ne s’agit pas de savoir si l’influence des intérêts dans le mode actuel de satisfaction des besoins est grande ou petite, mais s’il est salutaire et opportun de la rendre relatiment plus grande ou plus petite.

Ce dernier point notamment résume toute la question de savoir si l’égoïsme peut être le principe moral de l’avenir. Il est certain qu’après comme avant, il jouera effectivement un grand rôle. Cependant, d’après nos explications, on pourrait être non moins assuré que, si l’individualisme continue à se développer, il en résultera probablement non un nouvel essor, mais la décadence de notre culture. Toutes les fois qu’en histoire se montre un progrès positif, nous voyons toujours le principe opposé à l’égoïsme redoubler d’activité, tandis que l’individualisme, en grandissant, ne travaille qu’à la décomposition des formes devenues inutiles. Aussi, même pour l’époque actuelle, le véritable courant du progrès sera-t-il dirigé dans le sens du dévouement au bien général. Il existe un principe naturel, nous’dirions presque physique, pour éliminer peu à peu l’égoïsme, c’est de se complaire à l’ordonnance harmonieuse du monde des phénomènes et avant tout aux intérêts généraux de l’humanité. Ce qu’Adam Smith voulait avec sa sympathie, Feuerbach avec sa théorie de l’amour, Comte avec le principe du travail pour le prochain, ce ne sont là que des phases isolées de la prépondérance, qui se forme avec le progrès de la culture, des représentations d’objet appartenant à notre être sur l’image d’un moi doué de sensibilité pour le plaisir et la douleur. La conscience de l’ordre qui règle le cours des événements fait perdre leur vivacité aux alternances de plaisir et de douleur et modère les désirs ; d’autre part, quand on agrandit sa connaissance du monde extérieur et que l’on comprend mieux les autres, cette prépondérance du sens des intérêts généraux se manifeste nécessairement et produit ses conséquences natui elles. Même un écrivain aussi porté au scepticisme que J. S. Mill se rapproche de Comte en faisant de cette conception le fondement de son système moral ; seulement, dans son « utilitarisme », il méconnaît l’élément idéal, créateur des formes, qui sert de base à cette tendance vers l’harmonie, dans le monde moral, comme aux aspirations de l’art. Et, de fait, nous avons déjà vu se réaliser ce progrès de l’état sauvagé vers la civilisation si souvent et, malgré les circonstances les plus diverses, si uniformément, qu’une certaine autorité s’attache déjà au seul argument par induction qui démontre que tout ce phénomène s’opère par une nécessité naturelle ; mais quand nous avons fini par découvrir, dans nos éléments sensoriels eux-mêmes, la cause de cefait, nous ne pouvons plus douter de l’existence du principe moteur ; seulement nous pouvons nous demander si, dans un temps, chez un peuple ou chez un groupe de nations donnés ce principe est supérieur à d’autres forces également puissantes qui, soit par elles-mêmes, soit par un concours particulier, pourraient amener un résultat absolument contraire.

Le progrès de l’humanité n’est pas continu, c’est ce que nous apprend chaque page de l’histoire ; on peut même douter qu’il existe dans le grand tout un progrès pareil à celui que nous voyons, sur un point particulier, tantôt s’épanouir, tantôt disparaître. Il me semble toutefois incontestable, même a notre époque, qu’à côté des fluctuations de la culture, que nous discernons si clairement dans l’histoire, s’opère en même temps un progrès continu, dont les conséquences ne sont cachées que par les fluctuations dont je viens de parler ; néanmoins cette notion n’est pas aussi positive que celle d’un progrès isolé, et l’on trouve des penseurs sérieux, aussi versés dans la connaissance de la nature que de l’histoire, qui, comme Volger, nient ce progrès. Mais en admettant que ce progrès fut complètement certain dans la période historique sur laquelle nous jetons un coup d’œil d’ensemble, ce pourrait bien n’être qu’une vague plus grande, pareille à celle du flux, qui monte toujours, tandis que se déroulent les montagnes et les vallées sur la mer agitée et qui finit par atteindre sa plus grande hauteur pour reculer continuellement sous l’action de la marée turbulente. Il n’y a donc rien à gagner ici avec un article de foi ou une vérité généralement reconnue, et il nous faut examiner de plus près les causes qui pourraient faire reculer la civilisation, de l’intérêt général jusqu’à l’égoïsme.

Nous trouvons, en réalité, que les causes les plus importantes de la décadence d’anciennes nations civilisées sont depuis longtemps connues des historiens. La cause, qui agit de la façon la plus simple, c’est que la culture se borne d’ordinaire à des cercles étroits d’individus qui, au bout d’un certain temps, sont troublés dans leur existence isolée et engloutis par des cercles plus étendus, où les masses se trouvent dans un état d’infériorité. Ici on retrouve toujours que la partie supérieure de la société humaine, que ce soit un État entier ou une caste privilégiée, ne sait vaincre son égoïsme que partiellement, dans l’intérieur de son étroite sphère, tandis qu’au dehors l’opposition s’accentue, comme entre Grecs et Barbares, maîtres et esclaves. La communauté, dans les intérêts de laquelle l’individu disparaît, se ferme au dehors avec. tous les symptômes de l’égoïsme ; elle précipite ainsi sa chute par l’application incomplète du même principe, auquel elle doit dans son intérieur la culture morale supérieure qui la distingue. Une deuxième cause a déjà été mentionnée : il se forme au sein de la société, progressive dans son ensemble, des différences qui grandissent insensiblement, font disparaître les points de contact, décroître les relations mutuelles et tarir la source principale de la sympathie qui reliait les citoyens entre eux. Alors dans la masse primitivement homogène se forment des classes privilégiées, qui ne sont même pas bien unies entre elles, et, quand l’accumulation des richesses crée des jouissances jusqu’alors inconnues, on voit naître un nouvel égoïsme, raffiné, pire que le précédent. Ainsi en allait-il dans l’ancienne Rome, à l’époque des latifundia, où l’agriculture fut refoulée par les parcs des riches et où des moitiés de provinces appartenaient à quelques individus.

Dans l’origine, personne ne se propose d’arriver à une pareille situation, pas même les plus puissants et les plus riches, tant que les distances sont modérées. Elle naît sous l’influence de la protection légale, qui a, dans l’origine, un but tout opposé, savoir de maintenir l’égalité et l’équité et de garantir à chacun ses biens, d’après le principe de la propriété privée. Elle résulte, en outre, de la continuité des relations entre citoyens, lesquelles ne peuvent bien se développer qu’après que l’égoïsme brutal a été dompté. Même sans élever l’égoïsme à la hauteur d’un principe, on n’a cependant, à toutes les époques, introduit de l’ordre dans la société que par la constitution de la propriété et sa transmission régulière, alors que la société ne reposait pas encore sur les traditions de l’autorité, sur les rapports de maîtres à esclaves, ce que nous négligeons pour le moment. Or ce sont précisément les institutions de propriété, de protection légale, d’héritage, etc., qui résultent de l’adoucissement des mœurs et amènent l’état de floraison des peuples, ce sont ces institutions qui maintiennent en même temps le fléau croissant de l’inégalité des biens, lequel, arrivé à une certaine hauteur, devient plus fort que tous les contre-poids et ruine infailliblement une nation. Ce jeu se reproduit sous les formes les plus diverses. Une nation moralement plus faible succombe à ce mal, même développé médiocrement ; une nation plus forte, nous dirions construite d’une manière plus avantageuse, peut, comme l’Angleterre actuelle, supporter, sans périr, ce mal élevé à un degré considérable.

À l’état de barbarie, une semblable inégalité de biens, telle qu’elle se rencontre par exemple chez les peuples sur le point de périr, ne saurait se produire ni durer. Là où il y a du butin à partager, le plus fort prend d’abord la plus grosse part pour lui-même ; le plus faible a peut-être les plus rudes souffrances supporter ; mais l’ensemble de sa position, lors même qu’il est réduit en esclavage, ne peut guère devenir aussi différent de celui du puissant que l’est celui du pauvre relativement au riche là où les rapports résultant des successions se développent progressivement.

Cette inégalité, répétons-le, n’est point préméditée dans l’origine ; sans quoi, dès leur jeunesse, les peuples auraient consciemment rendu hommageà la dogmatique de l’égoïsme. Mais, dans ces périodes-là, leurs sentiments sont tout autres.


               Privatus illis census erat brevis,
               Commune magnum


dit Horace en parlant des anciens Romains, et rarement le contraste entre les périodes d’un ardent amour du bien public et celles où l’égoïsme prédominait a été dépeint d’une façon aussi saisissante et aussi vraie que par ce poëte. Et cependant ce furent ces anciens Romains, qui rédigèrent ces codes, encore admirés et utilisés par l’Europe. Si donc la protection légale et la sanctification de la propriété laissent pousser l’ivraie avec le froment, il faut qu’il y ait des circonstances qui produisent cet effet contre le gré des législateurs, des circonstances inaperçues dans l’origine, ou peut-être absolument inéluctables. Si l’on songe que l’ordre légal et régulier ne peut naître qu’avec le dévouement à l’intérêt général et la diminution des tendances brutales de l’égoïsme, mais que l’égoïsme joue encore un rôle très-considérable dans une république telle que celle des anciens Romains et qu’il a été seulement en quelque sorte réduit à des limites dans l’intérieur desquelles il est regardé comme légitime, on est alors amené à se demander pourquoi l’on n’a pas établi des limites semblables contre l’inégalité progressive de la propriété, pour maintenir le salutaire équilibre entre l’égoïsme et le sentiment de l’intérêt général. Nous trouvons ensuite que précisément dans l’ancienne Rome les citoyens les plus nobleset les plus vertueux ont vainement essayé de résoudre ce problème. Il est d’ailleurs tout naturel que ceux des propriétaires qui ne se distinguent pas précisément par la perspicacité de leur intelligence ni par leur générosité — sans être au reste déjà des dogmatiseurs de l’égoïsme, — ne voient tout d’abord dans les tentatives faites pour limiter l’accroissement de leur fortune qu’une attaque contre la propriété ; l’ébranlement des bases de la société leur apparaît sous des couleurs exagérées, parce que leur intérêt est trop étroitement uni à ce qui existe. Si l’on avait pu montrer dans un miroir aux grands de Rome, vers l’époque des luttes agraires, l’histoire des siècles qui allaient suivre et la corrélation causale entre ladécadenceetl’accumulation des richesses, peut-être que Tiberius et Caïus Gracchus n’auraient pas expié leur prévision supérieure par la perte de leur vie et de leur renommée.

Il n’est pas complètement inutile de faire remarquer que ce serait commettre une véritable pétition de principe de déclarer illégales les limites posées à l’enrichissement. Il s’agit précisément de savoir ce que doit être le droit. Le premier droit celui que toute la nature reconnaît — est le droit du plus fort, le droit du poing (das Faustrecht). C’est seulement après qu’un droit supérieur a été reconnu que le premier devient une injustice ; encore ne reste-t-il injustice qu’aussi longtemps que le nouveau droit, rend effectivement de meilleurs services la société. SI le principe constitutif du droit se perd, le droit du plus fort revient toujours s’imposer mais, en pure morale, sa nouvelle forme n’est pas meilleure que la première. Que je torde le cou à mon semblable parce que je suis le plus fort, ou que, par une connaissance supérieure des affaires et des lois, je lui tende un piège où il tombera et où il croupira dans la misère, tandis que le profit de son travail me reviendra « légalement », ce sont là deux actes à peu près équivalents. Même l’abus de la simple puissance du capital en face de la faim constitue un nouveau droit de la force, dût-il n’en résulter que la dépendance plus grande de celui qui ne possède rien. Ce qui primitivement n’a pas été prévu par la législation, c’est précisément la possibilité de faire de la possession du capital et de la connaissance du droit un usage qui dépasse encore l’antique droit de la force dans ses conséquences pernicieuses. Cette possibilité gît en partie dans la faculté, dont nous avons déjà parlé, laissée à tous ceux qui possèdent, de choisir un travail rémunérateur, en partie dans certains rapports entre la loi de population et la formation du capital, que l’économie politique du XVIIIe siècle a découverts, mais qui, aujourd’hui même, malgré les louables efforts tentés notamment par J. S. Mill pour élucider ce point, n’ont pas encore été complètement approfondis, en ce qui concerne leur nature et leur action. Dans mon écrit : Opinions de Mill sur la question sociale et la prétendue révolution opérée par Carey dans la science sociale, j’ai essayé de contribuer, pour ma part, à une solution critique de ces questions ; ici je me bornerai simplement à utiliser les résultats obtenus, en tant qu’ils pourront conduire à notre but (9).

Au siècle dernier, plusieurs hommes éminents, entre autres Benjamin Franklin, émirent l’opinion que la multiplication naturelle des hommes, comme celle des animaux et des plantes, si elle ne rencontrait pas d’obstacles, encombrerait bientôt le globe terrestre (10). Cette vérité palpable et incontestable, mais à laquelle personne jusqu’alors n’avait fait attention, devait s’imposer à un esprit observateur comparant le rapide accroissement de la population dans l’Amérique du Nord à la situation des États européens. On trouva que l’accroissement de la population ne dépendait pas de la fécondité des mariages, mais de la quantité des aliments produits. Cette simple idée, rendue célèbre par Malthus, mais à laquelle s’ajoutèrent des détails erronés, que nous omettrons ici, est devenue indubitable depuis les progrès de la statistique.

Presque en même temps se produisit une autre théorie, erronée sans doute dans sa forme primitive, la théorie du revenu du sol. On admit que les propriétaires fonciers retirent des forces inépuisables du sol, outre l’intérêt de leur capital et la rétribution de leur travail, encore un profit particulier, résultant du monopole de l’utilisation de ces forces de la nature. On prouva plus tard que cela n’est juste qu’au tant que la quantité de terrain est limitée ou par suite de certaines circonstances (répugnance pour l’émigration, manque de capitaux nécessaires pour défricher des basfonds fertiles, manque de liberté, etc.), doit être considérée comme limitée. Alors se manifeste avec une valeur relative l’état de choses qui devrait prévaloir absolument, une fois que tout le sol cultivable de la terre serait devenu possession privée. Bien que, d’après cela, la théorie de la rente foncière n’ait qu’une application relative, cependant pour chaque contrée se manifeste un état de choses dans lequel elle devient applicable jusqu’à un certain degré.

On a fini par trouver que le taux du salaire payé par un entrepreneur muni de capitaux, à ceux qui, sans posséder d’immeubles ou d’autres ressources, sont forcés de vivre de leur seul travail, doit être déterminé par l’offre et la demande, comme le prix de toute autre marchandise. Lorsque donc l’offre l’emporte sur la demande, il s’ensuit que le prix du travail baisse. Il est très-naturel que précisément en ce point la théorie de l’égoïsme se rapproche, à un haut degré, de la réalité, attendu qu’il ne s’agit successivement que de petites sommes, et que le patron, qui voit ses intérêts sur le terrain du droit existant, n’a d’abord lui-même qu’une idée vague des conséquences de cette corrélation. En temps de grande barbarie, la population est sans cesse décimée soit parl’Insalubrité du climat et le manque de provisions, soit par les dissensions et les guerres, pendant lesquelles les vaincus sont cruellement traités ; l’accumulation des capitaux présente beaucoup de difficultés ; la surabondance de travailleurs est suivie de pénurie, le manque de terres à acheter est suivi de la possibilité d’acquérir des terrains considérables à des prix très-peu élevés. Mais dès que les plus mauvaises passions sont calmées, que le sentiment de l’intérêt général et le règne des lois ont repris leur œuvre, l’effet des relations précitées recommence à se faire sentir et se développe comme l’ivraie au milieu des blés.

La population augmente, le sol cultivable commence à manquer ; la rente foncière monte, le prix du travail baisse ; la différence entre la condition du propriétaire et celle du fermier, du fermier et celle du journalier grandit toujours. Maintenant l’industrie, qui entre dans sa floraison, offre au travailleur un salaire plus élevé ; mais les bras affluent tellement à l’industriel que le même jeu se renouvelle ici. Le seul facteur, qui arrête à présent l’accroissement de la population est la misère et le seul moyen d’échapper à la misère extrême est d’accepter du travail à tout prix. L’heureux entrepreneur acquiert d’immenses richesses ; quant au travailleur, il obtient à peine de quoi soutenir sa misérable existence. Jusque-là tout marche sans que la dogmatique de l’égoïsme ait à intervenir.

En ce moment la misère du prolétariat effraye les cœurs compatissants ; mais de la situation actuelle il est impossible de revenir à l’antique simplicité des mœurs. Peu à peu les riches se sont habitués aux jouissances variées et raffinées de l’existence l’art et la science se sont épanouis, le travail servile des prolétaires procure à bien des têtes intelligentes les loisirs et les moyens de se livrer à des recherches, à des inventions, à des créations. On regarde comme un devoir de conserver ces biens précieux de l’humanité et l’on se console volontiers par la pensée qu’un jour ils seront la propriété commune de tous. Cependant l’accroissement rapide des richesses fait participer à ces jouissances bien des individus dont le cœur est brutal à l’Intérieur. D’autres dégénèrent sous le point de vue moral ils perdent toute attention, toute sympathie pour ce qui se trouve en dehors du cercle de leurs plaisirs. Les vives formes de la compassion pour la souffrance s’évanouissent, par cela même que les privilégiés ont des jouissances uniformes. Ils commencent à se considérer comme des êtres d’une autre nature. Ils ne voient dans leurs serviteurs que des machines ; les malheureux sont pour eux l’ombre qui fait ressortir la lumière du tableau de leur bonheur ils ne comprennent plus l’infortune d’autrui. La rupture des liens sociaux éteint la pudeur, qui auparavant faisait fuir les voluptés désordonnées. Le bien-être étouffe la vigueur intellectuelle. Seul le prolétariat reste rude, opprimé, mais il conserve sa vivacité d’esprit.

Tel était l’état de la société antique lorsque le christianisme et les invasions des barbares vinrent mettre un terme à ses magnificences. Elle était mûre pour l’anéantissement.


CHAPITRE II

Le christianisme et le rationalisme.


Les idées du christianisme en tant que remède apporté aux maux sociaux. — Leur inefficacité apparente d’après Mill. — Effet médiat et s’opérant peu à peu. — Connexion du christianisme et de la réforme sociale. — Les effets moraux de la foi en partie favorables, en partie défavorables. — Importance de la forme en morale et en religion. — Prétention de la religion à posséder la vérité. — Impossibilité d’une religion rationnelle sans poésie. — Le pasteur Lang conteste cette doctrine.


On a déjà bien des fois comparé l’état de la société actuelle à celui de l’ancien monde avant sa dissolution et l’on ne saurait nier que nous ayons sous les yeux de frappantes analogies. Nous avons l’accroissement immodéré de la richesse ; nous avons le prolétariat ; nous avons la décadence des mœurs et de la religion ; les constitutions des différents États sont toutes menacées dans leur existence et la croyance à une révolution générale et imminente est répandue en tous lieux et a jeté de profondes racines. À côté de cela, il est vrai, notre époque possède des remèdes énergiques et, si les orages de la crise de transition ne dépassent pas toute idée, il n’est pas probable que l’humanité soit réduite à recommencer entièrement son travail intellectuel comme elle le fut à l’époque des Mérovingiens.

Il est vrai que la société civile a, de très-bonne heure, conclu sa paix séparée avec les principes du Nouveau Testament. Le commerce et les transactions se comportèrent comme la haute politique et — le gouvernement ecclésiastique. « Tous les chrétiens, dit Mill dans son remarquable livre sur la Liberté, croient que les pauvres, les malheureux et tous les déshérités de ce monde sont bénis ; qu’un chameau passerait par le trou d’une aiguille plutôt qu’un riche n’entrerait dans le royaume des cieux ; qu’il ne faut pas juger si l’on ne veut pas être jugé soi-même ; que jurer est un péché ; que l’on ne doit pas se préoccuper du lendemain ; que, pour devenir parfait, il faut vendre tous ses biens et en distribuer le montant aux pauvres. Ils ne manquent pas de sincérité, quand ils disent qu’ils croient à ces choses. Ils y croient comme on croit à tout ce qui est loué sans cesse et jamais attaqué. Mais, dans le sens de cette foi vive, qui règte notre conduite, ils croient à ces doctrines juste autant qu’on a coutume de les pratiquer. La masse des fidèles ne se sent pas empoignée par ces doctrines ; les cœurs ne sont point soumis à leur domination. On a un respect héréditaire pour les avoir entendu retentir, mais pas de conviction qui passe des mots aux actes qu’ils désignent et qui force l’âme à admettre ces actes et a les approprier aux formutes. »

Et pourtant il devait rester, dans l’humanité, des traces de la répétition de ces mêmes formules pendant des siècles, de l’adoption de ces mots, du retour sans cesse provoqué de ces pensées. À toutes les époques, il y a eu des âmes plus impressionnables, et ce n’est sans doute pas l’effet du hasard si précisément dans les pays chrétiens, enfin et seulement après 1 500 ans, alors que les formes et dogmes ecclésiastiques commençaient à décliner, surgit une organisation régulière des soins à donner aux pauvres, et si, dans ces mêmes contrées, se développa la pensée que la misère des masses est une honte pour l’humanité et qu’il faut à tout prix extirper ce fléau. On ne doit pas se laisser dérouter par ce fait que lorsque la puissance de l’Église était à son apogée, la pauvreté était pour ainsi dire artificiellement entretenue, afin que l’on pût procéder à la cérémonie des distributions d’aumônes, et que les peuples n’ont jamais gémi sous un joug aussi lourd que sous celui des prêtres. On ne doit pas se laisser aveugler par la remarque que les dévots de profession ne savent que trop bien s’accommoder avec la morale et que ce sont très-souvent les libres penseurs, même les adversaires de l’Église existante, qui ont consacré toutes leurs pensées, toutes leurs actions à la cause de l’humanité opprimée, tandis que les serviteurs de l’Église sont assis à la table des riches et prêchent la résignation aux pauvres. Si l’on suppose que la morale du Nouveau Testament a exercé une influence profonde sur les peuples du monde chrétien, il ne s’ensuit nullement que cette influence doive se manifester précisément chez les personnes qui habituellement s’occupent le plus de la lettre de la doctrine. Nous avons vu avec Mill combien l’effet immédiat de ces mots est ordinairement faible sur les individus, particulièrement sur ceux qui, dès leur jeunesse, se sont familiarisés avec les sons de ces mots et se sont habitués à y rattacher certains sentiments solennels, sans jamais réfléchir sur leur portée ou sans ressentir le souffle de l’énergie qui leur était primitivement inhérente. Nous ne voulons pas ici entreprendre une enquête psychologique pour savoir s’il n’est pas peut-être plus vraisemblable que les idées traditionnelles agissent avec efficacité précisément là où leur simple transmission est entravée par des doutes, par une opposition partielle, par l’apparition de pensées nouvelles et hétérogènes seulement on doit constater que, précisément parce que ces paroles retentissent partout dans le monde chrétien et se transmettent, de génération en génération, leur sens véritable, leur énergie communicative peuvent tout aussi bien saisir un esprit, qui leur offre un nouveau terrain où elles pourront germer, qu’un autre esprit entré à pleines voiles dans les anciennes associations d’idées. En considérant l’ensemble, il est très-vraisemblable que les efforts violents, même révolutionnaires, tentés dans notre siècle pour transformer la société au profit, des masses écrasées, ont une connexion très-étroite avec les idées du Nouveau Testament, bien que les auteurs de ces efforts croient, sous d’autres rapports, devoir lutter contre ce qu’aujourd’hui l’on se plaît à appeler christianisme. L’histoire nous fournit une preuve de cette connexion dans le mélange des idées religieuses et communistes opéré par l’extrême gauche des réformateurs du XVIe siècle. Malheureusement les formes les plus pures de ces efforts ne sont pas encore assez connues ni appréciées aujourd’hui ; et les caricatures isolées qui nous ont été transmises sous des couleurs grossières, ne reposent pas sur le fond des idées dominantes et générales de ce temps-là. Des hommes éminents du parti catholique ne purent eux-mêmes se soustraire à l’influence de ces idées. Thomas Morus écrivit son Utopie, ouvrage a tendance communiste, non-seulement par forme de plaisanterie, mais dans le but d’agir sur l’esprit de ses contemporains, ne fût-ce que par le tableau de situations littéralement impossibles. L’Utopie fut pour lui un moyen de répandre des idées que l’on n’aurait guère osé exposer sous une autre forme, et qui, en effet, devançaient de beaucoup son époque. Ainsi il plaida en faveur de la tolérance religieuse, dont le principe est aujourd’hui universellement reconnu. Son ami Louis Vivès, qui partageait ses idées, écrivit, il est vrai, avec modération, contre les violences communistes de la jacquerie (Bauernkrieg) allemande ; mais ce même homme fut un des premiers qui déclarèrent nettement que l’entretien des pauvres ne devait pas être abandonné aux hasards de l’aumône ; entre chrétiens, ajoutait-il, le devoir exigeait que, par des institutions régulières, la société civile prît soin des pauvres d’une manière suffisante et ininterrompue (11). Bientôt après on résolut, tout d’abord en Angleterre, d’établir une organisation civile de secours à donner aux pauvres, et précisément cette organisation qui, depuis la Révolution française, de même que le mariage civil, le baptême civil et autres institutions semblables, paraissait contraster avec les lois ecclésiastiques, est d’origine chrétienne, comme il est aisé de le démontrer. De pareilles métamorphoses d’une idée ne sont pas rares dans l’histoire de la culture, et sans faire comme Hegel, changer toute chose en son contraire, on est pourtant forcé d’avouer que l’action persistante d’une grande pensée prend souvent en se combinant différemment avec d’autres éléments de l’époque, une direction presque tout opposée. On est également surpris de la ressemblance des principes de morale de Comte avec ceux du christianisme ; il est impossible de ne pas voir chez Comte un élan religieux, et la plupart des phénomènes que présentent le communisme anglais et le communisme français ont un trait de parenté. Avant tous mérite d’être cité le vénérable Owen, qui sacrifia sa fortune, et fut condamné par les dévots voluptueux et arrogants, parce qu’il ne croyait pas le christianisme actuel capable de retirer les masses de la misère dans laquelle elles sont plongées. Il n’est que trop naturel que, dans les temps où l’égoïsme déborde, où la religion traditionnelle a fait sa paix avec les intérêts matériels, de pareilles natures, saisies par le souffle de l’antique vie spirituelle de la religion, rompent avec les formes existantes. Il n’est donc pas impossible que, parmi les analogies entre notre époque et celle de l’écroulement du monde ancien, se retrouvent ces aspirations créatrices et ce besoin d’union qui, des décombres de l’ancien ordre de choses, firent alors sortir la communauté d’une foi nouvelle. Mais ici nous nous heurtons contre l’affirmation que les religions ont fait leur temps depuis que les sciences de la nature ont détruit le dogme, depuis que les sciences sociales ont enseigné à régler la vie des peuples d’une manière plus satisfaisante que ne pourraient jamais le faire les préceptes d’une religion. Or nous avons vu que les sciences sociales, du moins, n’ont pas encore produit un effet semblable. Elles réussissent, il est vrai, à nous montrer qu’un clergé puissant et ambitieux contribue à entraver le développement économique, intellectuel et moral des peuples que le progrès des lumières et de l’instruction ont généralement pour résultat d’amener la diminution du nombre et de l’influence des prêtres ; que le nombre des crimes décroît à mesure que s’affaiblit la superstition, inséparable de la foi qui s’attache simplement à la lettre. Nous savons que la foi et l’incrédulité ne modifient pas sensiblement la conduite des hommes dans la société, en tant que cette conduite se manifeste à l’extérieur par des actes d’une certaine importance. Le croyant et l’incrédule agissent moralement ou immoralement, même criminellement, par des causes dont la connexion avec leurs principes n’est que rarement visible et paraît même alors être un effet secondaire de l’association des idées. Les modes du processus psychique différent seuls : l’un succombe à une tentation de Satan ou croit suivre, tout en gardant son bon sens, une prétendue inspiration d’en haut ; l’autre pèche avec une froide frivolité ou dans l’ivresse de la passion. C’est à tort que l’on traite d’hypocrites les criminels dévots les cas où la religion sert de masque sont rares aujourd’hui très-souvent au contraire les actes les plus scandaleux sont unis à des sentiments d’une piété réelle et profonde ; — il est vrai que cette piété est affectée des faiblesses que nous avons définies plus haut par les termes de Mill, aussi bien que celle des dévots irréprochables. Il peut se faire aussi que d’une préoccupation continuelle d’idées religieuses résulte souvent un énervement moral ; mais ce n’est assurément pas toujours le cas, et souvent la foi semble admirablement aiguiser l’énergie d’un caractère. Comment pourrions-nous sans cela nous expliquer l’organisation d’un Luther, d’un Cromwell ? Il n’y a scientifiquement en soi rien de bien constaté sur les effets moraux de la foi et de l’incrédulité ; car la brutalité relativement plus grande de populations esclaves de la lettre, en matière de foi, peut être un effet indirect qui ne prouve rien au fond. C’est précisément chez ces populations que l’irréligion est accompagnée de la plus grande démoralisation, tandis que chez des populations plus rationalistes, ce sont les mœurs des croyants qui scandalisent le plus. La statistique nous apprend, il est vrai, que toutes choses égales d’ailleurs, on trouve dans les pays protestants d’Allemagne plus de tromperies ; dans les pays catholiques, plus de violences contre les personnes ; mais tous ces faits ne permettent pas de juger ce qui se passe au fond des cœurs ; car, si l’on y regarde de près, on verra que le nombre plus grand des tromperies correspond à un nombre plus grand de transactions commerciales ; quant aux violences plus nombreuses contre les personnes, elles ne proviennent pas de la croyance à l’Immaculée conception, mais du manque d’éducation, lequel est en rapport avec la pression du régime clérical et la pauvreté qui en résulte. Il est difficile en général de tirer des conclusions de nombres pris dans des statistiques morales, c’est ce que nous avons vu plus haut ; nous nous abstenons donc ici de la critique spéciale de quelques points intéressants, d’autant plus que le résultat final serait négatif pour la question qui nous occupe. Il est certain que la théorie cléricale (Pfaffenlehre) de la dépravation morale de tous les incrédules n’est point confirmée par l’expérience et que l’on est tout aussi peu en état de démontrer les dangers moraux de la foi. Si nous jetons un coup d’œil sur l’histoire universelle, il est incontestable que nous devons attribuer en grande partie à l’action lente mais continue des idées chrétiennes nos progrès non-seulement moraux mais encore intellectuels, et que pourtant ces idées ne peuvent développer toute leur activité qu’en brisant la forme ecclésiastique et dogmatique, dans laquelle elles étaient renfermées comme la semence d’un arbre dans sa rude enveloppe.

Cette influence avantageuse du christianisme à son revers de médaille précisément dans les doctrines et les institutions par lesquelles une domination durable et absolue des dogmes et de l’Église devait être fondée dans les cœurs. Avant tout, c’est la doctrine, introduite de bonne heure dans le cercle des dogmes chrétiens, de la damnation universelle du genre humain et des peines éternelles de l’enfer, c’est cette doctrine qui, en comprimant les esprits et en développant l’arrogance des prêtres, a entraîne des maux sans nombre pour les nations modernes. Le droit de lier et de délier, dont jouissait l’Église, devint la pierre angulaire de la hiérarchie, et la hiérarchie, sous toutes ses formes et avec toutes ses gradations, devint le ftéau des nations modernes. Même là où elle était brisée en apparence, l’ambition resta la passion prédominante du clergé, considéré comme caste, et ce n’est qu’avec trop de succès que les riches ressources des idées religieuses et des traditions ecclésiastiques furent utilisées pour enchaîner l’esprit au point de le rendre insensible à toute action immédiate des grandes pensées. Ainsi le christianisme historique creusa un abîme entre un petit nombre d’esprits d’élite et vraiment libres d’une part et la masse abrutie et opprimée, de l’autre. C’est dans le domaine spirituel, le même phénomène qu’a produit l’industrialisme dans le domaine matériel et cette scission dans la vie nationale est, ici comme là, la cause du grand malaise de l’époque actuelle.

Ce qui caractérise une religion, sous le rapport moral, est moins sa doctrine que la forme, sous laquelle elle cherche à faire triompher cette doctrine. La morale du matérialisme reste indifférente à la forme sous laquelle ses doctrines trouvent créance ; il s’en tient à la matière, au contenu’de chaque élément individuel, non à la manière dont les doctrines constituent un tout d’un caractère moral déterminé. Cela ressort surtout dans la morale des intérêts, laquelle, d’après le jugement le plus favorable, est une casuistique qui nous enseigne à préférer l’intérêt durable à l’intérêt éphémère et ce qui a de l’importance à ce qui en manque. Si donc, comme on l’a tenté souvent, on fait découler de l’égoïsme toutes les vertus, non-seulement on s’érige en sophiste, mais encore on reste froid et ennuyeux. Cependant la morale aussi, fondée sur le principe de l’amour naturel du prochain, non-seulement s’harmonise très-bien, comme nous l’avons déjà montré, avec le matérialisme physique, mais elle est encore empreinte d’un caractère matérialiste, et elle le conserve aussi longtemps que fait défaut l’idéal d’après lequel l’homme s’efforce de régler ses rapports avec ses semblables et en général d’établir l’harmonie dans son monde des phénomènes. Tant que la morale n’insiste que sur la pratique des sentiments de sympathie et qu’elle nous conseille de prendre soin de nos semblables et de travailler pour eux, elle conserve encore une allure essentiellement matérialiste, dût-elle recommander expressément le dévouement au lieu de l’égoïsme ; une évolution formelle n’a lieu que lorsqu’un principe est érigé au centre de tous les efforts. Ainsi en est-il chez Kant, dont l’éthique se rapproche matériellement beaucoup de celle de Comte et de Mill, mais se distingue très-nettement de toute autre théorie sur l’intérêt général, en ce qu’elle tient pour donnée a priori la loi morale avec son exigence sévère et inflexible de l’harmonie du tout, dont nous faisons partie. Quant à la vérité de cette théorie, elle sera probablement la même que celle de la théorie des catégories. La déduction du principe est défectueuse, le principe lui-même est susceptible d’amélioration, mais le germe de cette préoccupation du tout doit bien se trouver dans notre organisation, antérieurement à l’expérience, sans quoi le commencement de l’expérience morale serait inconcevable. Le principe de l’éthique existe a priori, non comme conscience formée et développée, mais comme disposition de notre nature originelle dont nous ne pouvons apprendre à connaître l’essence et le mode d’activité que comme nous apprenons à connaître la nature de notre corps c’est-à-dire peu à peu, a posteriori, et partiellement. Mais cette connaissance n’est pas du tout entravée parce qu’on défend un principe déterminé, qui ne renferme qu’une partie de la vérité. Il faut qu’ici, en théorie du moins, on admette ce qu’on admet dans les recherches physiques, savoir que l’idée est aussi importante pour le progrès que l’empirisme. Toutefois en tant qu’il s’agit simplement non de connaître la philosophie morale la plus exacte, mais de se laisser entraîner à des actions bonnes et nobles, une importance supérieure est acquise par l’idée qui, déjà sur le terrain de la connaissance, apparaissait comme le véritable ressort à côté des rouages de l’empirisme. Sans doute on peut ici demander de nouveau si l’idée motrice ne pousse pas souvent à l’erreur ; et notamment, en face des systèmes religieux, on peut poser cette question ne vaut-il pas mieux se laisser aller simplement l’action ennoblissante de la sympathie naturelle, et avancer ainsi lentement mais sûrement, que d’écouter des voix prophétiques qui, trop souvent déjà, ont entraîné au plus horrible fanatisme ?

Les religions à l’origine n’ont pas même le but de servir la morale. Produits de la peur devant de puissants phénomènes de la nature, produits de l’imagination, de penchants et d’idées barbares, les religions sont, chez les peuples à l’état de nature, une source d’atrocités et d’absurdités auxquelles le simple conflit des intérêts même dans sa forme la plus grossière, pourrait à peine donner naissance. Combien de ces éléments difformes souillent encore la religion même de peuples civilisés ? À cette question, nous pouvons répondre par l’opinion d’Épicure et de Lucrèce ; car, éblouis par les côtés sublimes de la mythologie antique, nous ne pouvons qu’avec difficulté pénétrer directement dans l’essence de la religion des anciens. Cependant la simple croyance à des êtres surnaturels tout-puissants devait offrir au développement naturel des idées morales un important point de jonction. L’opposition du tout, de l’ensemble de l’humanité, en face de l’individu, est difficile à comprendre pour l’homme, à l’état de nature ; mais la pensée d’un être vengeur, en dehors de l’humanité, pouvait ici être représentée de bonne heure ; effectivement, l’idée de la Divinité châtiant les hommes coupables de forfaits, se trouve déjà chez des peuples à notions encore grossières et à rites parfois effroyables. Avec le progrès de la culture, les représentations des dieux se perfectionnent, et nous voyons des divinités, qui primitivement personnifiaient une force de la nature terrible ou bienfaisante, prendre peu à peu une signification morale plus précise. Ainsi nous pouvons, dans la période classique de l’antique Hellade, découvrir simultanément les traces de la signification naturaliste que les dieux avaient primitivement à côté de leur signification morale ; et, parallèlement à ces deux caractères, il nous est facile d’observer la dégénération qui se produisit dans la grossière superstition du peuple, et se manifestait dans les pratiques journalières du culte beaucoup plus que nous ne saurions le conjecturer, d’après les splendides traditions de la poésie et de la plastiqué grecques. Ainsi la religion peut simultanément contribuer au progrès moral et sanctifier des horreurs, pendant que, répondant au caractère du peuple, elle déploie, sous des formes originales, les images variées d’un monde idéal.

Dans les créations de la pensée humaine se répète l’antique problème des rapports du tout à ses parties. Le matérialisme ne pourra jamais renoncer à résoudre les formes spirituelles de la religion en leurs éléments, de même qu’il ramène le monde des corps aux atomes. L’imagination, la crainte, de faux raisonnements constituent pour lui la religion, qui est le produit de ces causes distinctes, et, s’il lui attribue une action morale, il la ramènera, par des transitions, de la morale naturelle aux idées surnaturelles. Quand nous voyons, pour le bien comme pour le mal, la religion exercer souvent une influence étonnante sur les hommes, entraînant, au moyen âge, des milliers d’enfants à une croisade et forçant, de nos jours, par des combats et des privations, les Mormons à se réfugier dans le désert du lac Salé ; te mahométisme transformer des nations avec la rapidité d’une flamme éclatante et mettre des continents en ébullition ; la réforme fondant une époque dans l’histoire : tout cela n’est pour lui qu’un concours particulièrement efficace des facteurs de la sensibilité (Sinnlichkeit), de la passion et de l’erreur ou de la connaissance imparfaite ; nous, au contraire, nous nous rappellerons qu’ici, comme dans les choses extérieures, la valeur et l’essence de l’objet ne consistent pas dans le simple fait du concours de tels ou tels facteurs, mais dans le mode de leur concours, et ce mode — pour nous la chose la plus importante au point de vue pratique — n’est reconnaissable que dans l’ensemble proprement dit et non dans les facteurs abstraits. Ce qui détermina Aristote à donner la prééminence à la forme plutôt qu’à la matière et au tout plutôt qu’à ses parties, ce fut sa nature si profondément pratique, son sens moral, et si, dans les recherches exactes, nous le combattons sans cesse et si nous sommes toujours forcés d’expliquer — autant que nous le pouvons — le tout par ses parties, la forme par ses éléments matériels, nous savons cependant, depuis Kant, que toute la nécessité de ce processus n’est qu’un reflet de l’organisation de notre entendement construit pour l’analyse ; que ce processus se poursuit à l’infini, que jamais il n’atteindra entièrement le but, encore que, d’autre part, il ne doive jamais reculer devant un problème quelconque. Nous savons qu’il existe toujours la même contradiction entre la nature achevée et spéciale d’un tout et l’explication approximative de ce tout au moyen de ses parties. Nous savons que dans cette contradiction se reflète la nature de notre organisation, qui nous permet d’atteindre aux objets entiers, achevés, accomplis, par l’unique voie de la poésie ; partiellement, approximativement, mais avec une exactitude relative, par la voie de la connaissance. Tous les grands malentendus, toutes les erreurs de l’histoire universelle, ne proviennent-ils pas, à dire vrai, de ce qu’on a confondu ces deux modes de représentation, en faisant entrer en conflit les productions de la poésie, les cominandements d’une voix intérieure, les révélations d’une religion, en tant que vérités absolues, avec les vérités fournies par la connaissance, ou bien en leur refusant toute place dans la conscience des peuples ? Sans doute tous les produits de la poésie et de la révélation portent pour notre conscience le caractère de l’absolu, de l’immédiat, en ce que les conditions d’où résultent ces images de représentation n’entrent pas avec elles dans la conscience ; sans doute, d’autre part, il faut avouer que toutes les fictions, toutes les révélations sont tout simplement fausses, si l’on applique à leur contenu matériel le critérium de la connaissance exacte quant à cet absolu, il n’a de valeur que comme image, que comme symbole d’un absolu placé au delà de notre monde et que nous ne pouvons nullement connaître ; ces erreurs, ces oublis volontaires de la réalité ne sont nuisibles que lorsqu’on leur attribue la même valeur qu’aux connaissances matérielles. Aussi la religion a-t-elle toujours été inséparable de l’art, aux époques qui réunissent un certain degré de culture et de piété, tandis que c’est un symptôme de décadence ou de sécheresse, quand ses doctrines sont confondues avec la science rigoureuse. Là, la véritable valeur des représentations est dans la forme, pour ainsi dire dans le style de l’architecture des représentations et dans l’impression que cette architecture des représentations produit sur l’âme ; ici, au contraire, il faut que toutes les représentations, dans leur isolement comme dans leur connexion, soient matériellement exactes.

Mais on veut à toute force que la religion contienne du vrai. On veut qu’elle soit sortie, sinon de la connaissance humaine, du moins d’une intuition supérieure, d’une science de l’essence des choses, révélée à l’homme par la Divinité. Nous nous sommes déjà suffisamment expliqué à ce sujet, nous avons dit qu’en face des résultats de la science méthodique nous ne pouvons en aucune manière accorder une égalité, encore moins une supériorité aux connaissances religieuses, et nous sommes porté à croire que cette thèse de l’association de la religion à l’art et à la métaphysique sera généralement adoptée dans un temps pas trop éloigné il nous semble même que ces relations sont reconnues ou du moins pressenties par les croyants les plus prononcés, dans une mesure beaucoup plus large qu’on ne l’admet ordinairement. La grande masse des sectateurs de toutes les religions est probablement encore dans des dispositions d’esprit pareilles à celles des enfants qui écoutent un conte de fées. Le sens viril complet de la réalité et de l’exactitude incontestable n’est pas précisément encore développé. C’est seulement quand il prédominera qu’on cessera de croire à ces récits, parce qu’on possédera un critérium différent pour connaître la vérité ; quant à l’amour de la poésie, tout membre de l’humanité lui restera fidèle à travers toutes les phases de la vie.

Les anciens voyaient dans le poëte un prophète enthousiaste, tout rempli de son sujet, entraîné et enlevé par l’esprit bien loin de la vulgaire réalité. Ce même ravissement par l’idée n’aurait-il pas, lui aussi, le droit d’exister dans la religion ? Et s’il y a des âmes plongées si profondément dans ces émotions que, pour elles, la vulgaire réalité des choses s’efface, comment pourront-elles désigner la vivacité, la continuité, l’activité des sensations qu’éprouve leur esprit, autrement que par le mot « vérité » ? Sans doute ce mot de vérité n’a qu’un sens imagé, mais c’est le sens d’une image plus estimée par les hommes que la réalité, dont toute la beauté n’a de prix que comme un reflet de cette image. À celui qui n’est chrétien que de nom, tu peux balayer hors de la tête, au moyen de la logique, les fariboles que l’enseignement du catéchisme aura laissées dans sa mémoire ; mais au croyant tu ne peux contester la valeur de sa vie intime. Tu aurais beau lui démontrer cent fois que tout ce qu’il éprouve n’est que sentiment subjectif ; il t’enverra au diable avec ton subjectif et ton objectif, et il se moquera de ta naïveté, à toi qui prétends renverser avec le souffle d’une bouche mortelle les murs de Sion, dont il voit les créneaux élevés resplendir de la lumière de l’Agneau et de l’éternelle majesté de Dieu. La masse, pauvre de logique comme de foi, tient l’énergie d’une conviction prophétique pour un critérium du vrai ans si bien que la preuve d’une opération d’arithmétique, et comme d’ailleurs le langage appartient au peuple, ce sera pour nous une nécessité de tolérer dès maintenant et à titre provisoire le double emploi du mot « vérité. »

Mais ne venez pas me parler ici de « tenue de livre en partie double ! » Cette idée, doublement rejetable, porte d’abord un nom trompeur, inventé par un professeur qui vraisemblablement n’avait jamais vu de livre de commerce et qui en tout cas pensait à toute autre chose qu’à un tertium comparationis (triple collationnement) ; enfin, quant à la réalité, cette idée appartient entièrement à ce domaine crépusculaire des contes enfantins que nous décrivions il n’y a qu’un instant. Elle correspond au point de vue de gens qui, après avoir pris l’habitude d’une activité scientifique, en sont arrivés à pouvoir, dans les affaires de leur compétence, distinguer le vrai du faux avec méthode et conscience, mais qui ne savent pas encore transporter sur d’autres terrains le critérium infaillible du vrai et y acceptent provisoirement pour vrai ce qui agrée le mieux à leurs sentiments confus. Le philosophe peut laisser passer la deuxième signification du mot vérité, mais il ne doit jamais oublier qu’elle est prise dans le sens figuré. Il peut même conseiller de ne pas se laisser entraîner par un zèle aveugle contre les « vérités » de la religion, quand il est convaincu que leur contenu idéal a encore de la valeur pour notre peuple, et que cette valeur souffre plus par une attaque inconsidérée contre les formes que d’autre part le rationalisme ne procure d’avantages. Mais il ne peut aller plus loin, et jamais il ne devra permettre que des doctrines qui, par leur nature, varient avec le temps, soient enregistrées dans un livre quelconque, où l’on tient compte du trésor durable des connaissances humaines. Dans les relations de la science, nous avons des fragments de vérité, qui se multiplient sans cesse, mais qui n’en restent pas moins des fragments ; dans les idées de la philosophie et de la religion, nous avons une image de la vérité, qui la représente tout entière à nos yeux, mais qui reste toujours simple image, variant, dans sa forme, avec le point de vue de nos conceptions.

Mais où en est donc maintenant la religion rationnelle ? Les rationalistes, Kant ou les communautés libres de notre époque, n’ont-ils pas réussi à établir une religion qui enseigne, dans le sens le plus rigoureux du mot, la vérité pure, et qui, débarrassée de toutes les scories de la superstition ou, comme dit Kant, de la stupidité de la superstition et de la folie des rêveries fanatiques, ne tient compte que du but moral de la religion ?

La réponse à cette question, si l’on veut prendre vérité dans le sens ordinaire et non figuré du mot, est un non formel ; il n’y a pas de religion rationnelle sans dogmes, qui ne sont susceptibles d’aucune démonstration. Mais si, avec Kant, on entend par raison la faculté de concevoir des idées et si l’on se contente de mettre la sanction morale à la place de la démonstration, tout ce qui est sanctionné par la morale acquiert des droits égaux. On peut même se passer du minimum de Kant : Dieu, liberté et immortalité ; déjà les communautés libres ont jeté tout cela par-dessus bord ; on peut aussi se passer des principes que ces communautés ont posés.

On peut, au fond, se passer de toutes ces doctrines, à moins que l’on ne prouve, d’après les qualités générales de l’homme ou un autre argument quelconque, qu’une société dépourvue de ces doctrines doit nécessairement tomber dans l’immoralité. Mais s’il s’agit d’une société déterminée, celle des Allemands par exemple, dans leur état actuel, alors il est très-possible que le faisceau de notions le plus précieux sous le rapport moral exige bien plus d’idées que Kant n’en voulait donner pour fondements à sa religion rationnelle. C’est là — pour employer une expression triviale — affaire de goût ; sans doute ce n’est pas le goût subjectif d’un individu, mais bien l’ensemble de la culture des peuples, qui détermine essentiellement le mode prédominant des associations d’idées et une certaine disposition fondamentale de l’âme, amenée par l’action d’un nombre infini de facteurs.

Les rationalistes du siècle dernier participaient à la tendance générale de leur époque qui poussait à constituer une aristocratie intellectuelle. Quoique prenant à cœur les intérêts du peuple avec plus d’ardeur que les orthodoxes, ils n’en avaient pas moins pour point de départ les besoins et les aspirations des classes éclairées. Chez celles-ci on pouvait tenir pour possible une religion complètement vraie, parce que l’on ne s’était pas encore suffisamment convaincu qu’après avoir éliminé tout ce qui prêtait le flanc à de justes critiques, il ne resterait absolument plus rien. On aurait pu, en tout cas, l’apprendre de Kant ; mais, avec sa base purement morale de la religion, il était compris par un trop petit nombre de personnes ; voilà comment on a pu revenir, dans notre siècle, à la pensée d’une religion purgée de toute erreur. Uhlich, dans une brochure inspirée par le plus noble sentiment de la vérité (réponse à une lettre publique, 1860), décrit très-bien comment la transition du christianisme rationaliste à une séparation complète d’avec le protestantisme fit faire un grand pas en avant aux fondateurs des communautés libres Nous pensions que, si nous avions éliminé ce contre quoi, dans notre Église, notre raison et notre conscience protestaient depuis longtemps, le reste nous satisferait pour le fond et la forme, et constituerait pour nous la religion vraie et béatifiante. Mais nous comprîmes peu à peu qu’après avoir, une fois pour toutes, reconnu comme droit et pratiqué comme devoir la pensée individuelle, en fait de religion, on est tenu d’examiner avec soin tout ce qui est traditionnel, même ce qui d’abord ne nous choquait pas, pour savoir si cela repose ou non sur le principe de l’éternelle vérité. » Mais quel est ce principe de l’éternelle vérité, sur lequel doit reposer la religion des communautés libres ? C’est la science elle-même, et d’abord la science de la nature. Uhlich appelle la religion la science des sciences » ; il rejette toutes les propositions qui ne reposent que sur la vraisemblance ou sur le pressentiment, comme par exemple l’hypothèse d’une âme de l’univers consciente il dit que la vérité est « le reflet, dans l’âme humaine, de la réalité, du monde réel avec ses choses, forces, lois et événements. » Ce qui est placé au delà des limites des recherches ne doit pas appartenir non plus à la religion. En outre la religion est pour lui, au point de vue moral, « la reconnaissance du rapport de l’humanité à un ordre éternel ou, si l’on aime mieux, à une puissance sainte à laquelle elle doit se soumettre. » La seule chose dont le besoin se fasse sentir » est la formation d’un domaine du vrai, du bien et du beau. Il faut donc bien que le fondement de toute la doctrine se trouve au point de réunion de la partie morale et de la partie intellectuelle, dans le principe, par lequel la connaissance rigoureusement scientifique parvient à l’action morale. Or ce principe est l’unité du vrai, du bien et du beau. Avec la vérité, par l’effet de ce principe, on obtient aussi une humanité plus complète et plus noble, et vice versa ; et toutes deux réunies conduisent à la beauté suprême, à la joie et à la félicité les plus pures. Ici nous avons donc, dans toute l’acception du mot, un dogme qui non-seulement n’est pas démontré, mais qui même, examiné avec soin, n’est pas exact ; toutefois, maintenu comme idée, il peut, de même que toute idée religieuse, édifier l’homme et l’élever au-dessus des limites du monde des sens. La vérité — dans le sens de la réalité, — non-seulement ne coïncide pas avec la beauté, mais forme même avec elle un contraste marqué. Tout ce qui est beau est poésie, même ce qui devient immédiatement l’objet des sens, car déjà à l’activité primitive des sens se mêle, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, une addition faite par notre esprit. L’artiste, dans la contemplation immédiate, voit déjà son objet plus beau que ne le voit le profane, moins impressionnable, et nos peintres réalistes ne se distinguent des idéalistes que parce qu’ils admettent dans leur œuvre plus de qualités du réel et qu’ils font croiser l’idée essentielle, l’idée pure de l’objet par les idées de ses états divers ; mais s’ils n’idéalisaient plus du tout, ils ne seraient plus artistes. L’œil de l’amour poétise, l’ardeur du cœur poétise, et si l’on pouvait faire disparaître toute cette poésie, il est permis de se demander si la vie renfermerait encore quelque chose qui la rendît digne d’être vécue. Ainsi chez Uhlich, toute la conception de la nature — portion indispensable de sa religion — n’est qu’un poëme. « C’est mon impression véritable et réelle, dit Uhlich, quand je me baisse pour considérer une fleur, que la Divinité me regarde de là et m’envoie une odeur suave. » Très-bien, mais c’est aussi la véritable et réelle impression du croyant, lorsque, dans la prière, il sent le voisinage de son Dieu, et sait qu’il est exaucé. On peut lui contester la source extérieure de l’impression, jamais l’impression elle-même. Mais lorsque, dans la nature, je m’arrête à contempler le beau et la perfection relative pour m’édifier, je convertis la nature elle-même en mon idée du beau et du bien. Je ne fais pas attention à une tache sèche sur le calice d’une fleur ni aux traces de rognure laissées aux feuilles par les chenilles, et, lorsqu’une fleur croît dans mon jardin et qu’elle exhale une odeur désagréable, je n’en profite pas pour adorer également quelque peu le diable, mais je l’arrache et je la jette à une autre place de la nature encore moins propre à éveiller en moi des réflexions édifiantes.

Il dépend de moi de voir dans la nature exclusivement l’imparfait ou le parfait ; d’y porter mon idée du beau et de l’en retirer mille fois plus grande, ou bien de rencontrer partout les traces de la putréfaction, du dépérissement, de la guerre d’extermination. Si ensuite je considère la succession de la vie et de la mort, de la plénitude de l’existence et du décès prématuré, je me retrouve à l’origine du culte de Bacchus et, à la suite d’un regard jeté sur le contraste entre l’idéal suprême et toute chose vivante, je tombe en plein dans le besoin d’une rédemption.

Cette énonciation n’a pas pour but de montrer que l’édification est absolument condamnable dans le sens des communautés libres, mais seulement qu’elle ne peut revendiquer le privilège d’une vérité absolue en face des autres formes d’édification. Il s’agit du plus ou du moins de vérité et de poésie, et par le fait même que les fondateurs des communautés libres ne veulent pas reconnaître cela, leur conception religieuse devient, sous le rapport intellectuel, inférieure à celles de Kant et de Fichte ; mais elle acquiert en même temps par là une teinte de naïveté que, l’on ne retrouve guère que dans l’orthodoxie.

On a, il est vrai, fait observer, au nom de la philosophie, qu’il faut précisément choisir, dans la connaissance progressive, pour fondement de la religion de l’avenir, un point tel que nous pourrions réellement, comme le font les communautés libres, croire encore de bonne foi, un point où disparaîtrait complètement pour nous la différence entre le résultat de la pensée critique et du sentiment religieux, sauf à voir revenir cette différence dans des temps ultérieurs. Mais n’est-ce pas là étayer la foi religieuse sur une foi métaphysique ? Or, si cette dernière ne peut exister que par la fiction poétique, pourquoi la religion, elle aussi, n’existerait-elle pas directement par la fiction poétique, sans avoir besoin de l’intermédiaire de la métaphysique ? Mais si la spéculation peut contribuer à ne pas laisser trop accentuer les idées religieuses de l’avenir par le penchant subjectif de quelques caractères despotiques, — ce qui fut certes le cas à l’époque de la réforme, — si elle peut contribuer à faire reposer ces idées sur le fond même de toute notre culture et non pas simplement à ne leur donner que l’appui superficiel de la controverse ecclésiastique, alors son travail sera le bienvenu ; seulement nous n’avons plus du tout besoin de les regarder naïvement comme des vérités.

Un représentant de la théologie réformée progressive, le sympathique et éloquent pasteur Lang, a, dans son Essai d’une dogmatique chrétienne (12), attaqué notre point de vue en affirmant que les religions tombent toujours « quand on n’y croit plus », tandis que les poésies, quand elles nous satisfont sous le rapport esthétique, conservent leur valeur. On pourrait en dire à peu près autant de la spéculation métaphysique, qui jusqu’ici avait aussi l’habitude de se poser comme vérité absolue, et dont les disciples formaient un cercle de croyants. Et cependant c’est à peine si les systèmes les plus importants ont trouvé chacun un adhérent absolu, et lorsque néanmoins ce cas se présente, comme dans l’école de Herbart, il atteste une certaine pauvreté et une sorte de roideur de toute la sphère des idées où les esprits se meuvent. Combien y a-t-il eu de kantiens orthodoxes ? Parmi les fortes têtes qui ont le plus contribué au renom du système et qui ont le plus travaillé à répandre son influence, à peine citerait-on un seul nom. Le système de Hegel n’a-t-il pas agi bien au delà du cercle des croyants et n’a-t-il pas produit ses meilleurs fruits là seulement où on l’a manié en pleine liberté ? Que dirons-nous enfin de Platon, dont la poésie des idées, après plus de deux mille ans, exerce encore aujourd’hui sa puissante influence, tandis que, parmi ses successeurs immédiats, personne peut-être ne croyait que ses déductions fussent aussi rigoureuses qu’elles prétendaient l’être ?

Aux religions maintenant ! Les stoïciens n’ont-ils pas, dans l’antiquité, traité, pendant des siècles, les croyances populaires de revêtement poétique d’idées morales, et, malgré cela, n’ont-ils pas répandu la vie religieuse plus que toutes les castes sacerdotales ? Jupiter, d’après Lang, dut céder la place à Jéhovah, l’Olympe au ciel chrétien, parce que la conception sensible des dieux du polythéisme ne suffisait plus aux progrès de la connaissance, parce que l’on reconnaissait une vérité supérieure dans le monothéisme achevé du christianisme. Mais la connaissance, à l’époque des empereurs romains, était-elle réellement bien plus avancée qu’au temps de Socrate et de Protagoras ? Les masses furent-elles jamais plus superstitieuses, les grands plus avides de miracles, les philosophes plus mystiques qu’à l’époque de la propagation du christianisme ? Et quand donc a-t-elle réellement existé, cette religion de Jupiter et de l’Olympe complet, qui dut alors succomber ? Elle combattit simultanément et pour ainsi dire pied à pied avec le rationalisme qui commençait, en faisant de pénibles efforts contre l’antique morcellement de la foi nationale, fractionnée en des milliers de cultes locaux. Le droit, accordé à la poésie, de développer et de façonner la religion ne pouvait certes pas être proclamé dans les rues, mais il n’en existait pas moins, et toute la floraison de la culture hellénique nous montre poëtes et philosophes occupés du développement des doctrines et conceptions religieuses. Assurément, dans le culte local, on exigeait une foi absolue ; mais cette foi était-elle autre chose qu’une pieuse soumission de l’esprit à la tradition, déclarée sainte, de la ville natale ; et pouvait-elle être autre choseà une époque où la foi variait d’une ville à l’autre, d’un village à l’autre et où tout homme instruit se faisait une loi de tolérer et de respecter toutes les croyances locales ? D’ailleurs, au temps de la propagation du christianisme, vit-on réellement les têtes les plus éclairées, les philosophes et les penseurs, adopter les premiers la nouvelle religion ? La connaissance philosophique jouet-elle le rôle principal dans l’histoire de la conversion de personnages éminents ? Les masses populaires avaient-elles réellement cesse de croire aux anciens dieux, quand elles se virent pressées d’adopter la nouvelle religion ? L’histoire nous montre un processus tout autre que celui d’un rationalisme croissant : la décomposition sociale universelle, la lutte et la détresse dans toutes les couches de’Ia population, une douleur générale et une indicible aspiration vers un salut, qui ne serait pas de ce monde, telles sont les véritables causes de la grande révolution. Le rationalisme aurait très-bien pu se rattacher à Jupiter et à l’Olympe ; il aurait eu ainsi une tâche plus facile que nos théologiens réformateurs actuels, qui s’efforcent de transformer le christianisme en une pure religion de la raison.

« Pourquoi, demande Lang, la réforme a-t-elle fait tomber avec ses saints le ciel catholique qui a cédé la place à un ciel bien plus incolore, bien plus antipoétique ? » De nouveau la réponse se trouvera dans un progrès de la connaissance. Mais, demanderons-nous à notre tour, pourquoi ce ciel catholique n’est-il pas tombé chez des nations aussi éclairées que le sont les Français et les Italiens ? L’Allemagne a-t-elle réalisé la réforme parce qu’elle était en avant des autres nations sous le rapport de la connaissance scientifique, ou a-t-elle pu, avec le temps, dépasser en connaissance les autres nations, parce qu’elle avait brisé, pour des motifs bien différents, le joug de la hiérarchie et de l’unité absolue de la foi ? Si enfin l’on demande pourquoi le monde protestant s’éloigne de plus en plus de l’orthodoxie, et si l’on trouve la réponse dans l’influence des découvertes scientifiques, nous sommes, par contre, obligés de faire remarquer que précisément ces découvertes sont dans le conflit le plus tranché avec ce que les théologiens réformateurs veulent encore conserver de l’inventaire du christianisme, tandis qu’ils se montrent bien plus indifférents pour d’autres doctrines, comme par exemple pour la mort volontaire du Fils de Dieu se sacrifiant au salut du genre humain. Elle est bien étroite, bien menacée par les flots, la langue de terre sur laquelle cette théologie de la réforme cherche encore à résister aux flots du matérialisme envahissant, et nulle part plus qu’ici on n’a besoin de la poésie des idées, si l’on veut maintenir debout quelques dogmes. Lang lui-même, immédiatement après avoir dirigé une diatribe contre nous, déclare que ses besoins religieux lui font invoquer le nom paternel de Dieu. Mais son Dieu n’est que « la cause de tout ce qui existe, éternelle, accomplie en soi, exempte de toutes les vicissitudes du processus de l’univers. » Il ne fait pas de miracles, il n’a pas les sentiments humains, il ne se préoccupe point, en détail, du bonheur et du malheur de ses créatures ; il n’intervient nulle part dans le fonctionnement des lois de la nature ; son existence repose uniquement sur la nécessité d’avoir, par opposition au matérialisme, pour la simple totalité de ce qui existe encore, une cause spéciale de cette même totalité. Et voilà que, de cette cause de tout ce qui existe, on fait un « père ». Pourquoi cela ? C’est que notre âme ne peut s’empêcher de se représenter un être qui nous aime personnellement et qui étend vers nous son bras puissant, lorsque nous sommes dans la détresse. Peut-on désirer une plus forte preuve de l’élément poétique en religion ?

Homère ne conserva pas toujours son influence, mais il la reconquit lorsque-survint une génération qui sut l’apprécier, et les dieux de la Grèce revécurent avec lui. Lorsque Schiller disait de ce monde des dieux : « Ce qui doit vivre immortel dans la poésie doit d’abord vivre et mourir », il savait très-bien que c’est l’essentiel, que c’est là l’esprit, le cœur même de Ia théogonie grecque, ce par quoi elle agit sur nous comme elle a agi sur Socrate et Platon.


CHAPITRE III

Le matérialisme théorique dans ses rapports avec le matérialisme moral et avec la religion.


Caractère des attaques ordinaires contre la religion. — Prédominance du principe de l’entendement. — Plans d’une nouvelle religion. Nouvelle hiérarchie de Comte. — Les connaissances relatives à la science de la nature ne doivent pas être traitées ecclésiastiquement, mais seulement d’une façon purement laïque. — Ce n’est pas l’instruction morale qui fait la religion, c’est l’émotion tragique communiquée à l’âme. — Notre culte de l’Humanité n’a pas besoin des formes religieuses. — Ce que le matérialisme ferait de plus logique serait de rejeter entièrement la religion. — Examen de la connexion entre le matérialisme moral et le matérialisme théorique. — Développement du matérialisme chez Ueberweg. — Son point de vue antérieur. — Nature matérialiste de sa psychologie. — Sa téléologie. Sa conscience de la faiblesse de cette téléologie. — L’existence de Dieu. — Il passe au matérialisme ; preuves que l’on en trouve dans ses lettres à Czolbe et à l’auteur. — Doutes sur l’athéisme que Czolbe prête Ueberweg. — Conséquences morales de sa conception de l’univers. — Ses rapports avec le christianisme. — David Frédéric Strauss. Sa dernière et définitive conception de l’univers est essentiellement matérialiste. — Son matérialisme est correct et logique. — Strauss est superficiel quand il discute les questions sociales et politiques. Ses tendances conservatrices. — Il rejette les caractères spécifiques de la morale chrétienne. Optimisme. Blâme du culte des communautés libres. — Insouciance relative au peuple et à ses besoins. — Les classes riches penchent vers le matérialisme. — Les socialistes. — Notre civilisation est menacée d’être renversée.


Le matérialisme de l’antiquité, parvenu à sa maturité, fut immédiatement et ouvertement dirigé contre la religion, dont Lucrèce regardait le complet anéantissement comme l’œuvre la plus importante de l’humanité. Le matérialisme des temps modernes décèle souvent la même tendance, mais elle ne se montre que rarement à découvert, et alors même elle s’attaque plutôt au christianisme qu’à la religion en général. La pensée de dégager peu à peu la croyance populaire de tout élément superstitieux a poussé des racines si profondes que la plupart des adversaires de la superstition se rattachent involontairement à ce parti, même quand leur propre principe a une portée beaucoup plus étendue. Depuis que Voltaire a poursuivi l’Église et la foi de l’Église de sa haine implacable, tout en voulant conserver la croyance en Dieu, le fort de la tempête se dirige toujours et avant tout contre l’orthodoxie, contre la lettre de la doctrine traditionnelle de l’Église, tandis que le fondement de toute croyance, le sentiment de notre dépendance à l’égard de puissances surhumaines est rarement atteint, souvent même expressément reconnu. Les transformations et interprétations philosophiques, les subtilités de traduction et de translation, qui parviennent à faire du « principe de tout être » un père affectueux, jouent un grand rôle dans l’histoire du développement des jeunes ecclésiastiques, un rôle un peu moindre dans le maintien d’une certaine connexion entre la croyance populaire et l’opinion de la classe éclairée, enfin un rôle presque nul dans les attaques dirigées contre la religion par les matérialistes et autres apôtres de l’incrédulité. On affecte parfois étonnamment d’ignorer la manière dont la théologie scientifique sait s’accommoder d’ordinaire avec les dogmes ; on regarde comme n’existant pas les points de vue intermédiaires plus libres, l’interprétation spiritualisée des traditions ecclésiastiques ; et l’on rend sans pitié le christianisme responsable de toutes les grossièretés de la foi du charbonnier et de toutes les excentricités des opinions extrêmes ; malgré tout cela, on admet très-souvent comme élément indispensable de la vie de l’humanité un « christianisme purgé de toute superstition », une « théologie pure », ou même une « religion sans dogmes. »

Il est facile de discerner l’effet de cette controverse. La grande masse des théologiens plus ou moins éclairés ne se sent pas atteinte du tout par ces attaques et jette un regard de dédain sur « l’ignorance » de pareils antagonistes. Les croyants se trouvent blessés des sarcasmes lancés contre ce qui est saint pour eux, et ils ferment l’oreille à toute critique, même là où, peut-être, sans de pareilles attaques, ils auraient été disposés eux-mêmes à critiquer. Sont gagnés seulement des esprits flottants, depuis longtemps éloignés de la foi et auxquels l’assurance des nouveaux apôtres impose ; confirmés et plus aigris qu’auparavant contre les croyants sont tous ceux qui d’ailleurs appartenaient déjà au parti du matérialisme et du rationalisme radical. Le résultat est une recrudescence des oppositions qui déchirent notre société, une difficulté nouvelle apportée à la solution pacifique du problème de l’avenir.

Tout autre devrait être l’action d’une controverse qui mettrait sérieusement et énergiquement en question le maintien de la religion elle-même. Notre époque nous autorise amplement à répéter avec Lucrèce : Tantum relligio potuit suadere malorum !, et ce ne serait pas peine perdue que d’examiner une fois pour toutes, avec plus d’attention, les rapports qui existent entre les fruits et les racines de l’arbre. Si des théologiens pleins d’ardeur et de piété, tels que Richard Rothe (13), en viennent déjà à l’idée que l’Église doit insensiblement se fondre dans l’État, les libres penseurs feraient bien de soumettre, eux aussi, à une critique sévère le dualisme qu’introduit dans la vie de l’individu la séparation de la communauté politique et de la société religieuse, au lieu de transporter aveuglément les formes vieillies sur un contenu complètement étranger. Nous avons, depuis peu, une secte, parmi les « communautés libres », qui a rejeté jusqu’au dernier des anciens articles de foi, et qui considère comme un progrès nouveau de supprimer le cérémonial et les solennités accompagnant l’accomplissement de certains actes relatifs aux rapports de l’individu avec sa communauté religieuse. Le « baptême », par exemple, qui, jusqu’ici du moins, avait servi pour exhorter solennellement les parents à s’occuper de l’éducation de l’enfant et pour recommander l’enfant à la bienveillance de toute la communauté, le baptême a été supprimé comme une intervention inutile du clergé et par conséquent comme un reste du despotisme ecclésiastique. Ronge, Baltzer et d’autres anciens chefs du mouvement qui tiennent à conserver des dogmes déterminés, quoique très-généraux, et de simples formes de culte répondant à ces dogmes, sont traités souvent de prétentieux calotins (anmassende Pfaffen), et presque rangés sur la même ligne que le pape infaillible par les hommes des communautés libres (14). On continue toutefois à former des communautés, à installer des prédicateurs et à d’édifier, du mieux que l’on peut, par la répétition uniforme de la négation. La limite entre la communauté et l’association flotte indécise, un peu par la faute du gouvernement, qui persiste à entraver la formation des associations, tandis qu’il autorise la création de communautés religieuses, pourvu qu’elles aient une teinte presque imperceptible de religion. On a vu de temps à autre apparaître comme prédicateurs, dans ces communautés, des hommes qui ne dissimulent guère leur haine contre toute espèce de religion. Mais si l’on examine leurs écrits, on verra qu’ils s’en tiennent aux extrêmes les plus avancés de l’orthodoxie et du piétisme et qu’ils ne manifestent leur radicalisme que par l’audace de leurs railleries et de leurs satires, sans jamais s’aviser de soumettre le droit de la religion elle-même à une critique fondée sur les principes et embrassant tous les points de vue libres. La vie religieuse n’est nullement appréciée par son côté idéal dans ces réunions où l’on regarde comme naturelle et forcée la condamnation de tout ce dont on ne peut démontrer la vérité au sens commun (15).

Cette même prédominance exclusive du principe de l’entendement se manifeste dans la tentative, faite par un « naturaliste » décidé, pour former une communauté religieuse de « cogitants » ; mais ici se trahit un besoin nouveau, que l’on peut définir en peu de mots comme celui d’une protestation formelle contre le matérialisme moral. Les cogitants du Dr  Lœwenthal doivent former une « communauté de culte sociale et humanitaire », une société qui, d’une part, fasse de la pensée et de la science elles-mêmes l’objet de son culte ; de l’autre part, se fonde sur le respect de la dignité humaine et sur la philanthropie (16). Le docteur Édouard Reich attache encore plus d’importance au culte et aux cérémonies ; cet écrivain, dans une série d’ouvrages, s’est prononcé en faveur de la conception matérialiste de l’univers, et en même temps, dans un opuscule particulier, a esquissé le plan d’une « église de l’Humanité ». Reich veut aussi qu’il soit tenu compte des besoins de l’âme et du sens poétique chez l’homme ; dans ce but, il prodigue les fêtes et les hymnes, les chœurs et les processions solennelles. Des actes symboliques, une brillante décoration de l’église, des vœux et des consécrations donnent à la religion de « l’éternelle lumière B une pompe que rien ne saurait égaler dans les religions existantes. Les tambours, les trompettes et les timbales se joignent aux sons de l’orgue et au carillon des cloches pour surexciter les sentiments religieux de la foule dévote (17).

C’est Comte qui a poussé le plus loin l’idée de ce culte de l’humanité d’après son système, la religion occuperait plus de place que jamais dans l’existence des individus et des nations. Deux heures entières sont consacrées, chaque jour, à la prière, qui consiste dans une effusion des sentiments, avec lesquels nous réveillons en nous les idées de vénération, d’amour et d’attachement sous l’image de la mère, de l’épouse et de la fille. Le culte public exige quatre-vingt-quatre fêtes et dispose de neuf sacrements. Ce qu’il y a de plus remarquable, outre cent bizarreries inoffensives, c’est une prédilection prononcée pour une hiérarchie qui dirige le peuple (18). Chez Reich aussi nous trouvons un clergé organisé hiérarchiquement et la religion des cogitants a du moins son « maître du culte », qui, dans ses fonctions, est revêtu d’une certaine autorité.

Ici est donc admis un facteur de la religion chrétienne, laquelle « se survit ainsi à elle-même », et ce facteur est indubitablement des plus graves et des plus dangereux l’organisation d’un clergé et l’autorité des fonctions. Il est permis de se demander sérieusement si nous ne nous déciderions pas dans un sens tout opposé, en admettant que nous eussions le choix de conserver des doctrines insoutenables, des dogmes d’une obscurité mystique avec suppression de la hiérarchie, ou de nous charger à nouveau des chaînes de la hiérarchie, en proclamant des doctrines complètement rationalistes.

Les lois psychologiques qui rendent toute hiérarchie, tout clergé, placé au-dessus du peuple, avide de pouvoir et jaloux du maintien de son autorité, n’ont-elles pas leur fondement dans la nature humaine, ne sont-elles pas immuables et indépendantes des dogmes ? Et de fait, nous retrouvons cette conséquence inévitable non-seulement dans les grandes formes typiques de la hiérarchie tibétaine, de la hiérarchie du moyen âge et de celle de l’antique Égypte, mais encore, d’âpres les documents les plus récents de l’ethnographie, dans les plus petits groupes religieux des peuples les plus éloignés, chez les tribus nègres les plus abruties et dans les plus petites îles de l’Océan pacifique.

Si l’on espérait trouver protection contre ce danger dans une théorie rationaliste, il faudrait d’abord montrer d’où viendrait la puissance capable de contrebalancer l’ambition qui se glisse involontairement. Elle n’est guère l’effet d’études purement théoriques, et quoi que l’on puisse dire de la force purifiant de la vérité, on ne l’a encore vue nulle part à la hauteur d’une tâche semblable. Les réformateurs aussi croyaient avoir saisi toute la vérité et supprimé toute erreur, et cependant quelle ambition, quelle intolérance, quelle soif de persécution n’a-t-on pas vu surgir parmi les membres du clergé luthérien, jusqu’à ce que la prépondérance de l’État moderne l’eût dompté et bridé ! Si par hasard on se figure que la doctrine de l’Église ne peut plus offrir au rationalisme absolu d’occasions de polémiques et d’hérésies grandes et ardentes, que l’on jette seulement un coup d’œil sur les quelques thèses de la science de la nature, regardées par Ronge comme assez importantes, assez inébranlables pour entrer dans son catéchisme de la jeunesse (19). On y trouve de très-nombreuses assertions que la science, qui progresse toujours, a reconnues erronées ou rendues très-douteuses. Il est vrai que de pareilles erreurs pénètrent toujours dans les écoles, ou se propagent par la littérature scientifique populaire et se maintiennent parfois avec une étonnante ténacité. Les théories sur l’existence d’un soleil central, sur le système complet de la voie lactée, qui se répète dans les nébuleuses, sur l’habitabilité de la plupart des corps célestes par des « êtres raisonnables comme les hommes », sur les comètes comme formes de transition dans la formation des corps célestes et beaucoup d’autres théories analogues hantent ainsi pendant longtemps les intelligences humaines, sans qu’il en résulte grand inconvénient. Mais, quand de semblables idées reçoivent la consécration de la religion et quand, pour comble de malheur, cette religion est soutenue et entretenue par un clergé jaloux de son autorité, leurs effets avec le temps deviennent bien plus dangereux, et il est encore impossible de prévoir si une science de la nature, libre et indépendante, ne finirait point par disparaître dans un tel voisinage. Quelles luttes ne pourraient pas être suscitées par l’apparition de grands principes nouveaux, tels que le darwinisme ! Déjà ce dernier en suscite ; mais qu’elles sont inoffensives comparées à des luttes religieuses quelconques ; et combien elles seraient encore plus inoffensives, si même aujourd’hui l’intervention de la religion dans le débat ne produisait quelque aigreur. Si l’État se décide enfin, comme c’est son devoir naturel, à introduire l’enseignement des sciences physiques dans toutes les écoles primaires, on aura obtenu un progrès notable et fécond. L’abîme qui sépare les idées de la masse d’avec celles des savants se rétrécira, l’indépendance de chaque citoyen, la possibilité de résister aux impostures et aux superstitions de toute espèce augmenteront, et les rapports de cet enseignement avec la religion deviendront nécessairement et insensiblement tels qu’ils existent déjà chez les savants, sans donner lieu à un conflit d’opinions quelconque. Plus cet enseignement sera distribué avec impartialité et au nom des faits sans aucune arrière-pensée de polémique, plus la conciliation sera facile entre les idées anciennes et les idées nouvelles. Maisune église ou une communauté religieuse quelconque ne peut en aucune façon traiter les questions avec autant de calme et d’impartialité. Elle donnera aux thèses à enseigner une consécration et une importance dont elles n’ont pas besoin, et plus elle s’attachera aux détails, plus elle dénaturera l’esprit de l’ensemble.

En général, pour répandre les connaissances théoriques et rationnelles, il n’est besoin d’aucune élévation d’âme. Elle n’est pas même utile, car c’est dans le plus grand calme d’un examen méthodique et froid que se rencontre le plus vite et le plus aisément la connaissance exacte. La vérité n’a pas besoin non plus d’une grande association internationale ; elle forme elle-même cette association et se fait jour à travers toutes les barrières sociales et géographiques.

Il n’en est pas de même de la moralité, de l’épuration ni de la direction des penchants dans l’intérêt général. Ici encore, l’enseignement simplement moral ne produira guère de disposition d’esprit à laquelle il faille des fanfares et des hymnes. Aux joies, aux souffrances, aux craintes, aux désirs et aux espérances de l’homme se rattache toute religion comme toute poésie, et si l’on rappelle souvent, au détriment de la religion, qu’elle est née de la crainte et de la cupidité, on peut répondre que la religion est précisément un terrain propre à épurer et à ennoblir la crainte et la cupidité. Mais il est très-douteux qu’il suffise à la religion, pour exercer cette action, des incidents naturels de la vie humaine, la naissance et la mort, le mariage et les infortunes. Si l’objet des émotions doit être reporté du présent vers un avenir éloigné et que le penchant soit ainsi dirigé du fini vers l’infini, le mythe alors entre en possession de ses droits. Une matière qui, d’un côté, se montre essentiellement humaine pour toucher les cœurs, et d’un autre côté, les tourne vers le divin et l’infini, forme le fondement auquel se relie indissolublement la tendance morale, de la religion. La tragédie des souffrances du fils des dieux peut avoir été par conséquent, depuis les mystères des anciens Hellènes jusqu’aux extrêmes protestants du christianisme, un élément plus essentiel de la vie religieuse proprement dite que toutes les autres traditions et doctrines. Or on ne peut créer artificiellement une pareille matière. Il faut qu’elle soit produite naturellement. Lorsqu’on n’a plus besoin de cette matière, on peut se demander si l’on a encore besoin d’une religion quelconque.

Un certain culte de l’Humanité est envoie de naître ; mais heureusement il ne renferme aucun, germe d’une église à formes exclusives ni d’une caste sacerdotale. Les fêtes en mémoire des grands hommes, de la fondation de foyers importants de culture, de la création d’établissements et d’associations de bienfaisance ; les grands congrès nationaux et internationaux destinés à développer les sciences et les arts ou à propager des principes importants, préludent au culte de l’Humanité par des essais bien plus salutaires que le calendrier des saints capricieusement rédigé par Comte et les fêtes « de la concorde », « des grands hommes », etc., que Reich veut substituer aux fêtes chrétiennes. Mais encore que l’on puisse reconnaître ici le commencement d’un culte de l’Humanité, ce culte n’a du moins en soi rien de l’essence de la religion. Nous avons déjà mentionné l’absence d’une caste sacerdotale ; de plus, sous le point de vue intérieur, l’esprit de ces nouvelles créations qui doivent élever le cœur et unir les forces pour la lutte en faveur des hautes aspirations de l’humanité, est complètement différent de tout ce que nous sommes habitués à appeler religion. Dans les grands hommes, nous ne célébrons pas des dieux, à la puissance desquels nous nous sentons assujettis, mais de magnifiques fleurs et fruits d’un arbre dont nous aussi faisons partie. Même l’incontestable dépendance de nos pensées et de nos sensations relativement aux formes que les grands génies des temps passés ont marquées de leur sceau, n’est pas conçue dans le sens d’une soumission religieuse, mais comme un joyeux hommage rendu aux sources vitales auxquelles nous puisons, sources qui ne cessent de jaillir et qui promettent de répandre toujours une vie nouvelle et luxuriante (20).

Il paraît, d’après cela, que le matérialisme théorique non seulement procède de la façon la plus conséquente, mais encore vise au but relativement le plus avantageux pour l’avenir spirituel de l’humanité, lorsqu’il rejette absolument la religion et abandonne la défense de la morale et de l’humanité, en partie à l’État, en partie aux efforts individuels. Un grand nombre des fonctions qui sont aujourd’hui dévolues à l’Église, passerait dès lors à l’école ; mais on devra se garder de laisser celle-ci s’ériger en institution exclusive, guidant l’humanité et se posant, pour ainsi dire, comme l’héritière de l’Église. Il n’en résulterait qu’une nouvelle prêtraille (Pfaffenthum). C’est uniquement comme organe de l’État et comme libre entreprise de cercles sociaux ayant conscience de ce qu’ils veulent, que l’école peut prendre un développement qui contribuera à faire progresser la véritable instruction et la vraie moralité, sans amener avec elle les dangers de l’autorité de caste hiérarchique et de l’ambitieuse politique de corporation.

Mais on se demande ensuite si la dernière conséquence du matérialisme théorique ne conduirait pas plus loin encore, ne ferait pas rejeter toutes les aspirations morales de l’État, et ne tendrait pas vers un atomisme social, dans lequel chaque atome de la société ne s’attacherait absolument qu’à ses propres intérêts.

En répondant à cette question, il ne faut pas se laisser diriger par la simple analogie de l’atomisme avec l’individualisme extrême ; d’un autre côté, il ne suffirait pas de renvoyer à la protestation de nos matérialistes contre cette conséquence. L’analogie, abstraction faite de son insuffisance au point de vue des principes, ne nous conduirait pas loin ; car le matérialiste reconnaît sans difficulté que les choses constituées à l’aide des atomes prennent ainsi une forme d’ensemble qui à son tour réagit sur le mouvement des parties ; pourquoi ne reconnaîtrait-il pas également les institutions sociales, qui, comme ensemble, déterminent la voie de chaque individu ? Quant à la protestation des matérialistes, elle ne peut décider la question, par cela même qu’elle est une question de principes et non de personnes. Il peut y avoir des matérialistes qui font leur paix avec les religions existantes ou qui voudraient fonder une nouvelle religion, tandis que d’autres, à l’aide du matérialisme, veulent éliminer le fondement de toutes les religions. Il pourrait aussi se faire que tous les matérialistes actuels protestassent contrée le matérialisme moral, et qu’une école postérieure l’admit comme conséquence nécessaire et rigoureuse. L’histoire nous apprend que le matérialisme moral s’est développé dans les cercles industriels et le matérialisme théorique parmi les naturalistes. Le premier a très-bien marché d’accord avec l’orthodoxie ecclésiastique, le second a presque toujours travaillé en faveur du rationalisme. Il pourrait cependant exister une connexion plus profonde, qui ferait provenir les deux phénomènes, comme conséquences d’un égal état de culture, de sources essentiellement identiques. Surgissant d’abord séparément, ils ne trahiraient que peu à peu leur rapport intime, pour finir par se réunir complètement.

Tout à fait légitime est naturellement la protestation des matérialistes contre l’opinion qui, par matérialisme, n’entend que la « recherche des plaisirs sensuels ». Le débordement des passions sensuelles est avant tout affaire de tempérament et d’éducation ; au fond, il est inconciliable avec quelque point de vue philosophique que ce soit ; en fait, il est très-bien conciliable. Même lorsque le plaisir du moment est érigé en principe, comme chez Aristippe ou chez de la Mettrie, l’empire sur soi-même reste encore une condition exigée par la philosophie, ne fût-ce que pour assurer la durée à la capacité de jouir ; par contre, précisément lorsqu’une philosophie proclame des principes éminemment ascétiques, ses adhérents se jettent assez souvent dans les jouissances sensuelles, soit en violant ouvertement leurs propres maximes, soit en s’égarant dans les détours sinueux de l’illusion involontaire.

Nous avons vu, dans le premier chapitre de cette partie, que l’amour des jouissances ne peut pas même être considéré comme un trait caractéristique de notre époque ; c’est bien plutôt la préoccupation impitoyable des intérêts individuels, surtout lorsqu’il s’agit de gagner de l’argent. Or le principe de la préoccupation exclusive des intérêts individuels, dans lequel nous avons reconnu l’essence du matérialisme moral, se trouve sans doute assez souvent combiné avec le matérialisme théorique ainsi chez Büchner, dans la première édition de Force et Matière ; bien plus souvent encore chez les matérialistes qui n’écrivent pas de livres (21).

On ne peut prononcer sur la relation du matérialisme moral et du matérialisme théorique ni par l’examen historique, ni par la comparaison des témoignages contemporains. Il faut, pour décider la question, rechercher si un principe moral peut se fonder, conformément à la nature, d’après les opinions du matérialisme théorique, ou bien au contraire si le matérialisme théorique peut encore se concilier avec un principe moral donné. Or nous avons déjà trouvé que d’une conception rigoureusement matérialiste de l’univers, on peut déduire non-seulement le principe de l’égoïsme mais encore son puissant contre-poids, la sympathie. Les deux principes peuvent, sans aucune influence d’idées transcendantes ou d’hypothèses superstitieuses, être déduits simplement de la nature sensorielle de l’homme, et celui qui leur rend hommage peut, avec cela, être matérialiste dans toute l’acception du mot. Quant au principe de morale de Kant, il faudrait au moins le faire descendre de la hauteur de son importance apriorique et le fonder sur la psychologie pure, si l’on veut le concilier avec le matérialisme. Par contre, nul penseur, s’il est convaincu de l’apriorité de cette loi morale, ne s’arrêtera au matérialisme théorique. La question de l’origine de la loi morale le conduit sans cesse au-delà des limites de l’expérience, et il lui sera impossible de regarder comme complète et absolument exacte une conception du monde qui ne repose que sur l’expérience.

D’ailleurs la sympathie n’est pas pour le matérialiste ce qu’elle est pour l’idéaliste. Büchner fait remarquer quelque part que la compassion n’est au fond qu’un « égoïsme raffiné », et cette définition peut bien réellement être admise du moins par le système matérialiste du même auteur (22). D’après ce système la sympathie commence naturellement dans les cercles les plus étroits où l’intérêt commun se rencontre, par exemple dans la famille ; elle peut se concilier avec le plus dur égoïsme contre tout ce qui est placé en dehors de ce cercle. L’idéaliste au contraire arrive d’un bond à l’intérêt général. Le lien qui l’attache à un ami, n’est pour lui qu’un anneau d’une chaîne infinie, embrassant tous les êtres, « depuis le Mongol, comme dit Schiller, jusqu’au voyant grec, qui se range près du dernier séraphin ». Les sensations naturelles, qui s’éveillent dans des cercles plus étroits, sont immédiatement ramenées à une cause générale et reliées à une idée qui revendique une valeur absolue. L’image d’une perfection idéale naît dans le cœur, et la contemplation de cet idéal devient une étoile d’après laquelle se règlent tous les actes. Le matérialisme théorique ne peut, sans inconséquence, s’élever à ce point de vue, parce que, pour lui, partir de l’ensemble et d’un principe général, antérieur à toute expérience, constitue une erreur. Le matérialiste ne peut obéir au précepte de Schiller : « Ose te tromper et rêver », car l’accord rigoureux de sa conception de l’univers avec les résultats de l’entendement et des sens est pour lui la loi suprême.

Encore que le matérialisme soit à même de déduire de ses principes toutes les vertus nécessaires à l’existence de la société, la loi psychologique se fera néanmoins sentir ici, cette loi d’après laquelle, dans l’application de nos principes, les premiers points de départ acquièrent toujours une certaine prépondérance, parce qu’on les répète le plus souvent et qu’ils pénètrent le plus avant dans le cœur. La propagation de la conception matérialiste de l’univers finira nécessairement, pour cette raison, par favoriser le matérialisme moral ; par contre, les partisans de l’égoïsme, comme principe de morale, se sentiront peu à peu attirés vers le matérialisme, lors même qu’ils auraient professé originairement, dans le domaine des théories, des opinions toutes différentes.

De fait, il est difficile de ne pas voir dès aujourd’hui que la conception de l’univers, chez les classes qui poursuivent avant tout l’augmentation de leurs capitaux et qui obéissent à un égoïsme pratique, penche de plus en plus vers le matérialisme, en même temps que les matérialistes théoriques attaquent de préférence les caractères du christianisme, qui contrastent d’une manière si tranchée avec l’esprit du monde industriel moderne. Parmi les attaques qui, dans ces derniers temps, ont été dirigées non-seulement contre les traditions mythiques du christianisme, mais encore contre sa morale, celle qui dénonce le christianisme comme la religion de l’envie et de la haine des pauvres contre les riches ne joue pas le rôle le moins important.

Toutes ces relations et ces connexions réciproques deviendront encore plus intelligibles pour nous, si nous étudions, dans les pages suivantes, la conception de l’univers développée par deux hommes qui se distinguent par leurs connaissances philosophiques comme par la logique et la clarté de leurs pensées et qui ne se sont décidés résolument qu’à la maturité de l’âge en faveur d’une conception matérialiste de l’univers. On y trouvera peut-être en même temps un agréable complément de notre Histoire du matérialisme, l’un des deux systèmes, que je vais exposer, ayant fait sensation dans ces derniers temps, l’autre étant tiré d’une correspondance intime ; je veux parler des systèmes de Frédéric Ueberweg et de David Frédéric Strauss.

Le matérialisme n’est chez Ueberweg, comme chez Strauss, que le résultat final d’un long développement. Cela peut paraître surprenant, car le matérialisme représente naturellement la forme primitive, la forme la plus grossière de la philosophie ; en le prenant pour point de départ, on peut aisément passer au sensualisme et à l’idéalisme, tandis qu’aucun autre point de vue logique en soi ne peut, par simple agrandissement de la sphère d’expérience ou par une élaboration logique, être ramené au matérialisme. Et, en fait, telle n’a pas été non plus la marche du développement (chez Ueberweg et Strauss), bien que le darwinisme, comme nous le verrons bientôt, ait exercé sur tous deux une influence considérable et peut-être décisive. Ueberweg et Strauss, lorsqu’ils commencèrent à philosopher, se trouvaient bien plutôt, par l’effet de la tradition et de la direction de leurs études, placés sur un plan incliné ; leur pensée les avait transportés dans une conception du monde qui, objectivement, n’était pas soutenable et ne répondait ni à leurs dispositions ni à leurs penchants subjectifs. Leur marche successive fut donc essentiellement un processus de décomposition et une halte finale sur le terrain, en apparence solide, du matérialisme.

Ueberweg fut, pour ainsi dire, naturellement prédestiné au matérialisme par une antipathie prononcée contre Kant (23), laquelle le dirigea, dès le commencement, dans le développement de ses propres idées. Disciple de Beneke, qui se rattachait aux philosophes anglais et qui faisait de la psychologie la science fondamentale, Ueberweg, encore étudiant, représentait déjà, comparativement à son maître, l’évolution naturaliste de cette psychologie. Mais il subissait en même temps la puissante influence de l’aristotélicien Trendelenburg c’étaient donc aussi essentiellement des éléments de la philosophie d’Aristote qui le séparaient du matérialisme et qu’il lui fallut vaincre peu à peu pour arriver à transformer son mode de penser. Nous pouvons distinguer trois degrés dans ce mouvement : dans le premier, le principe téléologique conserve chez Ueberweg encore toute sa force ; dans le deuxième, il est en lutte avec son naturalisme ; enfin, dans le troisième, ce principe est complètement détruit.

Au premier degré, Ueberweg était encore loin du matérialisme, comme nous l’apprend une rapide esquisse que nous donne de la métaphysique, telle qu’Ueberweg l’entendait, le docteur Lasson, son ami intime et son actif correspondant (24), à l’époque (1855) où Ueberweg écrivait sa Logique : « Elle devait contenir une ontologie, une théologie et une cosmologie rationnelles. L’introduction devait former une phénoménologie avec renvois à la logique. L’ontologie considère les formes données empiriquement, à partir de la plus abstraite ; elle en étudie la réalité et l’importance. Elle se divise en théories de l’être en général (temps, espace, force et substance, analogues à la perception) ; de l’être en soi (individu, espèce, essence et phénomène, analogues à l’intuition et au concept) ; et de l’être composé (relation, causalité, fin, analogues au jugement, au raisonnement, au système). Ensuite la théologie (théologie rationnelle générale) examine, en s’appuyant sur ces discussions ontologiques, les preuves de l’existence de Dieu et en même temps l’essence de Dieu. La cosmologie cherche à comprendre L’univers et ses formes, d’après l’essence de Dieu et le but de la création. L’univers est considéré comme révélation de Dieu, comme représentation, dans le temps et l’espace, de la perfection éternelle et indivisible de Dieu (25). »

Certes, d’après ces constructions qui rappellent presque celles de Hegel, on n’aurait qu’une idée fort incomplète des opinions qu’Ueberweg professait alors. La teinte matérialiste de sa philosophie, complètement cachée dans ce sommaire de sa métaphysique, était cependant déjà très-accusée alors dans le plan de sa psychologie, sujet qu’il aurait traité de préférence à tout autre, aussitôt après avoir terminé sa Logique. Je fis la connaissance d’Ueberweg dans l’automne de 1855 et, dans mes conversations quotidiennes avec lui, je l’entendis parler beaucoup de cette psychologie, mais nullement de métaphysique. Je ne saurais dire si à ce moment-là déjà il flottait indécis au milieu de ses conceptions métaphysico-théologiques. En tout cas, cette fluctuation se produisit dès les années suivantes, tandis qu’il restait fixe et invariable dans ses conceptions psychologiques fondamentales.

Cette psychologie est très-paradoxale, mais elle repose sur une série de raisonnements d’une rare solidité. Nous allons la reproduire aussi brièvement que possible.

Les choses du monde qui s’offre à nous sont nos représentations. Les choses sont étendues ; donc nos représentations sont étendues. Les représentations sont dans l’âme, donc l’âme aussi est étendue ; de plus, l’âme étendue est matérielle, d’après le concept de la matière comme substance étendue. Nous ne pouvons avoir les représentations en dehors de l’âme notre âme s’étend donc aussi, et même plus loin que l’ensemble de toutes les choses que nous percevons, y compris le soleil, la lune et les étoiles. Il est en outre très-vraisemblable, d’après de fortes analogies, que ces mondes ne sont pas produits dans l’âme sans causes extérieures, et que les causes occasionnelles (les « choses en soi » d’Ueberweg), si elles ne sont pas, à vrai dire, identiques avec, les phénomènes, leur ressemblent beaucoup néanmoins. L’image de la chambre obscure conduit ensuite à l’hypothèse précitée d’un monde original, comparativement gigantesque et peut-être renversé, qui se reflète dans les images concordantes que les individus se font de l’univers. Si l’âme, en tant que « chose en soi », est matérielle, on doit supposer que les choses en soi le sont généralement. Nous avons donc aussi un corps matériel avec un cerveau matériel et, dans une petite portion quelconque de ce cerveau, se trouve l’espace, où se forment nos représentations et qui, par conséquent, comme substance simple, dépourvue de structure, embrasse le monde des choses qui nous apparaissent (26).

Nous avons déjà dit qu’Ueberweg croyait pouvoir démontrer, avec une rigueur mathématique, que le monde des choses en soi doit occuper de l’espace et avoir, comme notre monde des phénomènes, trois dimensions. Il nous reste à exposer ses idées sur la matière et sur les rapports qu’elle a avec la conscience.

Ueberweg n’admettait pas les atomes, mais une implétion continuelle de l’espace par la matière, et il attribuait à cette matière, dans toutes ses parties, la propriété d’être d’abord mise en mouvement par des forces mécaniques, puis d’acquérir des « états internes », qui sont provoqués par les mouvements mécaniques, mais peuvent aussi réagir sur eux. Les états internes de notre matière cérébrale sont nos représentations il se figurait la « représentation » des organismes inférieurs et de la matière inorganique dans une relation, avec notre conscience, pareille à peu près à celle des monades inférieures de Leibnitz avec les monades supérieures ; seulement la représentation rêvante, ou moins que rêvante, de la matière inorganique ne lui semblait peut-être pas, comme à Leibnitz, une représentation imparfaite de l’univers, mais quelque chose de simple et d’élémentaire une simple sensation ou un faible analogue de la sensation, qui, se combinant avec une matière plus parfaitement organisée, formait aussi les images psychiques plus parfaites.

Ici l’on peut maintenant préciser le point où les opinions qu’avait alors Ueberweg se séparent du matérialisme. Si l’on suppose les « états internes » de la matière absolument dépendants du mouvement extérieur, et celui-ci indépendant des états internes, on obtient un matérialisme accentué, égal pour le moins ou même supérieur à la théorie atomistique. On n’a pas besoin d’ailleurs, pour rester dans le matérialisme, de renoncer à toute réaction des états internes sur le mouvement de la matière ; il suffit que cette réaction s’effectue d’après des équivalents mécaniques des actions antérieures ; en d’autres termes la loi de la conservation de la force doit être obéie par les organismes comme par le monde inorganique le mouvement de tous les corps doit, avec l’intercalation des états internes, se produire aussi exactement que s’il n’y avait pas d’états internes. Or telle n’était nullement alors l’opinion d’Ueberweg. Il admettait que la loi de la conservation de la force était interrompue par les faits psychiques (27).

Ce qui le forçait d’admettre cette hypothèse, c’était, avant toutes choses, son attachement à la téléologie d’Aristote. Dès qu’Ueberweg y renonça, son système dut nécessairement se transformer en matérialisme. En effet, tant que, dans les organismes, leur idée donne naissance à des forces qui déterminent la forme, cette forme ne peut pas être exclusivement l’œuvre des forces physiques et chimiques. Enfin, dans la pensée humaine, la série des idées est entièrement détachée de toute base physiologique. Les pensées sont, il est vrai, dans un certain sens, des propriétés de la matière cérébrale, mais elles suivent des lois purement logiques et peuvent aboutir à un résultat final qui ne s’explique nullement par les conditions mécaniques du mouvement de la matière. Cette hypothèse aussi est téléologique, en tant que, chez Aristote, le but est en même temps la pensée dirigeante, à laquelle doivent se rattacher, pour lui prêter leur concours, tous les autres facteurs logiques. Pour que l’homme remplisse sa destinée, il faut que la pensée de la fin raisonnable à laquelle doit tendre sa vie arrive à la domination sans se préoccuper de la matière.

C’est aussi sur la téléologie qu’il étayait son hypothèse d’un Dieu gouvernant le monde avec conscience ; mais c’est là aussi le premier point où ses fluctuations commencèrent. Dans sa Lettre de Philalèthe, publiée sans nom d’auteur, il s’efforce tout d’abord de défendre la simple possibilité de l’existence de Dieu contre l’argument emprunté à la forme de l’univers ; ensuite seulement il cherche à démontrer la réalité de cette existence au moyen de la téléologie. L’objection précitée aurait peut-être eu peu de poids aux yeux de maint autre penseur ; mais pour Ueberweg lui-même elle fut presque écrasante. L’analogie avec les états internes du monde animal et particulièrement de l’homme devait nécessairement le conduire à admettre, pour la pensée divine aussi, une concentration analogue des éléments de conscience répandus dans l’univers, et ici il eut besoin, au fond, tout comme l’exige Du Bois-Reymond, d’un cerveau de l’univers et d’un système nerveux de l’univers. Il n’ignorait pas non plus la faiblesse du principe téléologique, bien qu’à ce moment il le défendit encore avec vigueur. Ainsi, dans une lettre du 18 novembre 1860, il me disait : « Je sais très-bien que l’on a coutume d’opposer la signification purement subjective du concept de finalité ; mais cette signification est aussi discutable. Celuiqui, sur ce point, se range du côté de Spinoza, doit démontrer comment on pourrait se figurer sans le concept de finalité les phénomènes de la vie organique, que nous nous expliquons le plus commodément à l’aide de ce concept. « Causalité x se prend d’ordinaire dans le sens objectif ; mais en l’entendant ainsi nous ne nous tirerons certainement pas d’embarras en jetant les atomes les uns sur les autres comme on jette les dés ; la « finalité immanente », le « concept créateur » de Hegel tiennent, d’une façon obscure, le milieu entre l’atomistique et la théologie, et obligent le lecteur à faire appel à d’autres principes. La théorie de Kant est inséparable du kantisme, insoutenable comme ensemble, tel qu’il existe dans les trois critiques et devenant encore plus insensé chez Fichte. Je suis presque dans la même perplexité que celle où se trouvait Herbart : d’un côté l’hypothèse est nécessaire ; de l’autre, elle est ou impraticable (d’après la métaphysique de Herbart) ou du moins difficiles réaliser (si l’on se place au point de vue de Fechner et au mien). Tirez-moi d’embarras et je vous en saurai gré mais, pour cela, il ne suffit pas que vous me démontriez l’invraisemblance de ce que moi-même je trouve peu vraisemblable en soi ; il faut que vous m’ouvriez une autre perspective, qui me paraisse plausible jusqu’à un certain point. Quant à moi, je n’en connais pas. »

À propos de l’existence de Dieu, il ajoute, dans la même lettre « Ne croyez pas d’ailleurs que mon unique dessein ou même mon dessein principal ait été de sauver, pour ainsi dire, à tout prix le Dieu personnel. En ce qui concerne le culte, les gens sensés admettent sans difficulté qu’il doit renfermer bien des éléments anthropomorphiques, par conséquent d’une valeur simplement poétique. Mais si l’anthropomorphisme doit avoir une raison d’être religieuse, il faut accorder de la réalité à ce qui est représenté anthropomorphiquement, et c’est une question importante pour le philosophe et pour toutes les communautés religieuses fondées sur la philosophie que de connaître la nature de ce qui embellit ainsi la représentation poétique. Est-ce l’unité de l’univers ? — Mais sous quelle forme cette unité a-t-elle une existence objective ? — Est-ce l’esprit humain ? — Quels sont les rapports entre l’esprit universel et l’esprit individuel ? etc., etc. » — Plus loin, il fait observer que, dans la Lettre de Philalèthe, il tenait plus à la discussion elle-même qu’au résultat. Il avait en même temps voulu montrer à ceux qui se prétendent libéraux, mais qui ont en horreur les « athées », qu’assurément des considérations irréfutables rendent l’hypothèse d’un Dieu fort plausible, mais que d’un autre côté, des difficultés énormes s’entassent devant elle il faut donc consentir à une libre discussion.

Ce deuxième degré du développement d’Ueberweg, la phase des fluctuations entre le matérialisme et la téléologie, je l’ai pris pour base de mon exposé de sa philosophie dans la notice que je publiai à Berlin en 1871. Je ne me crus pas autorisé, d’après les quelques indices, qui se retrouvent même dans ma correspondance, d’une préférence d’Ueberweg en faveur du matérialisme, à proclamer ce système comme étant le dernier résultat de sa philosophie, d’autant plus que l’Ueberweg, dépeint par moi, était en quelque sorte l’officiel, l’auteur d’excellents ouvrages classiques si généralement estimés, le penseur abordant toutes les questions, critiquant avec justesse, et cependant tolérant sur tous les points. Peu de temps après l’apparition de ma petite biographie, je reçus plusieurs lettres du docteur Czolbe, matérialiste connu, qui avait été à Kœnigsberg. l’ami le plus intime d’Ueberweg et qui, dans des relations journalières, avait philosophé avec lui jusqu’à la fin de son existence. Czolbe affirme, dans ces lettres, qu’Ueberweg n’était plus aucunement partisan de la téléologie d’Aristote ; il déclare que la Philosophie de l’Inconscient, de Hartmann, ne l’avait pas ému sympathiquement, et il prétend qu’Ueberweg était darwiniste déclaré. Une lettre du 17 août 1871 dit ensuite textuellement : « Il était, dans tous les sens, athée et matérialiste prononcé, quoiqu’en sa qualité de professeur officiel, il regardât comme son premier devoir d’enseigner aux étudiants l’histoire de la philosophie, et d’en faire d’habiles dialecticiens. Il appartient essentiellement à votre Histoire du Matérialisme et il est, pour moi, une preuve éclatante de la folie de certains théologiens et philosophes, qui veulent que L’ignorance, la stupidité et la vulgarité soient les fondements du matérialisme. Vous agiriez complétement dans le sens d’Ueberweg, en le rangeant parmi les matérialistes (28). »

À l’appui de cette assertion, Czolbe (29) cite quatre lettres d’Ueberweg, qu’il avait reçues étant à Leipzig ; elles sont datées des 4 janvier, 17, 22 février et 16 mars 1869. Dans la lettre du 4 janvier, Ueberweg dit, entre autres choses « Ce qui arrive dans notre cerveau serait, à mon avis, impossible, si le même processus, qui se manifeste ici avec la plus grande puissance ou concentration, n’avait pas lieu universellement, d’une manière analogue, mais sur une bien plus petite échelle. Un couple de souris et une tonne de farine. — Vous savez que je vous ai maintes fois renvoyé à cet exemple. — Grâce à cette copieuse nourriture, ces animaux se multiplient et avec eux les sensations et les sentiments ; les quelques sensations et sentiments dont le premier couple était susceptible, ne peuvent pas s’être simplement étendus, sans quoi les descendants devraient nécessairement sentir d’une manière plus faible ; ainsi, dans la farine, les sensations et les sentiments doivent exister, mais faibles et pâles, non concentrés comme dans le cerveau ; le cerveau agit comme un appareil de distillation. Mais si les sensations et les sentiments sont excitables, dans les cerveaux des bêtes, par des vibrations, on ne comprend pas comment ces sensations auraient acquis cette propriété, si elles ne l’avaient de naissance, c’est-à-dire à un degré quelconque (plus faible) déjà dans la forme de la farine (c’est-à-dire lorsqu’elles existaient encore comme farine ou dans la farine). » — Plus loin, il est dit dans la même lettre : « En un certain sens, vous avez raison de dire que je renonce complètement à la matière. Mon opinion est tout aussi « grossièrement matérialiste » d’une part qu’exclusivement spiritualiste de l’autre. Tout ce que nous appelons matière se compose de sensations et de sentiments (mais pas, comme l’entendent les berkeleyiens, uniquement des nôtres) et est psychique dans ce sens ; mais ce psychique est étendu et par conséquent « matériel » ; car la matière est, d’après sa définition, une « substance étendue ».

Les trois autres lettres contiennent la cosmogonie d’Ueberweg, qui se distingue par l’addition d’un trait caractéristique aux théories de Kant et de Laplace. En effet (se rattachant à une affirmation de Kant), il s’efforce de déduire comme nécessaire que deux corps célestes voisins l’un de l’autre ou des systèmes solaires tout entiers et des unités cosmiques encore plus grandes doivent finir par s’écrouler. La conséquence sera chaque fois la même embrasement et dispersion de la matière dans l’espace, après quoi le jeu des forces fait naître une nouvelle formation d’univers. La vie se perd par le refroidissement progressif des corps célestes ; mais l’écroulement rétablit la chaleur tôt ou tard et rien n’empêche la vie de se produire à nouveau, encore que nous ne sachions pas comment, exactement par les mêmes causes qui l’ont produite chez nous. L’état initial de Kant et de Laplace n’est donc un état initial que relativement. Il présuppose l’écroulement de mondes antérieurs et il se répétera souvent à l’infini, car nous n’avons aucun motif pour douter de l’infinité de la matière et de l’espace.

À cette théorie, aussi Ingénieuse que facile à défendre, Ueberweg rattache un point de vue plus large, auquel il accordait une grande valeur et qui présuppose le darwinisme. Par suite des écroulements successifs de mondes, dit Ueberweg, il doit se former des corps célestes toujours plus grands, et lorsque la vie s’y développe, la lutte pour l’existence doit y prendre des proportions de plus en plus considérables, d’où résulteront nécessairement des formes de plus en plus parfaites.

Si l’on ajoute ces nouveaux traits au plan, esquissé plus haut, de la conception de l’univers, d’Ueberweg, on obtient assurément un système matérialiste logique et complet en soi. Il est permis de douter que, dans un autre sens, on puisse donner à ce système l’épithète de « spiritualiste » ; car le spiritualisme proprement dit exclut toujours l’enchaînement des causes, strictement mécaniques, de l’univers. D’ailleurs Ueberweg accentue très-rarement cette face de sa conception du monde, tandis que, dans ses lettres, il s’intitule souvent et avec prédilection, matérialiste. La pensée que, sur la base de sa théorie, on pouvait ériger un matérialisme réellement conséquent, lui souriait déjà à l’époque où il ne s’était pas encore complètement décidé pour cette évolution. Ainsi, dans une lettre qu’il m’écrivait de Kœnigsberg, le 14 décembre 1862, il me citait l’épigramme suivante contre Czolbe, insérée dans la Walhalla des matérialistes allemands (Münster, 1861)

« Ta raison n’est point encore pleinement arrivée au but, car l’univers infini ne te remplit pas le crâne. »

Il y joint cette réflexion : « Si le poëte avait connu ma dissertation sur la théorie de la direction de la vue, peut-être se serait-il cru dans l’obligation de diriger un distique contre moi, attendu qu’en effet je tire cette conclusion. Je voudrais savoir si alors encore il aurait conservé cet en-tête : « Le matérialisme est irréalisable ». Je serais de son avis, s’il écrivait : « Irréalisé » (chez Czolbe et les autres).

Que nous devions attribuer à Ueberweg la conception d’un système matérialiste, compréhensif et original, cela ne peut être douteux d’après ce qui précède. Néanmoins on peut se demander si Czolbe a raison d’appeler catégoriquement Ueberweg « athée et matérialiste ». Il est permis, en effet, de se demander tout d’abord si Ueberweg, vivant plus longtemps, n’aurait pas dépassé ce point de vue et imprimé à son système une nouvelle évolution. À mon avis, il ne concluait jamais d’une façon définitive et, même dans ses dernières lettres, se décèle une velléité de réviser des parties importantes de sa conception de l’univers, si ses loisirs et sa santé le permettaient. En ce qui concerne l’ « athéisme », je ne crois pas que Czolbe, malgré son intimité avec Ueberweg, fût, à cet égard, un juge entièrement compétent. Czolbe, en dépit de son matérialisme, était zélé partisan de la papauté ; aussi n’y avait-il guère de points de contact sur ce terrain entre Ueberweg et lui ; on ne trouve d’ailleurs, dans les lettres d’Ueberweg à Czolbe, aucune trace de discussion à propos de la question religieuse. Le matérialisme d’Ueberweg n’exclut pas toujours complètement l’hypothèse d’une âme du monde ; ce philosophe ne demande d’ailleurs, pour arriver au culte d’un Dieu, que l’existence d’un être propre à être transformé en Dieu, suivant la conception anthropomorphique.

Si maintenant, pour résumer, nous nous demandons quelles sont les conséquences morales de la conception de l’univers, d’Ueberweg, nous dirons d’abord qu’en fait de politique, il était essentiellement conservateur. Naturellement il ne partageait pas la manie venimeuse de restauration qui se targua si longtemps du nom de « conservatrice » en Allemagne il suivait le grand courant du libéralisme modéré, tout en ayant une prédilection personnelle prononcée pour les institutions monarchiques et pour la solution, aussi calme que possible, de tous les problèmes sur le terrain légal, tel qu’il existait. Ce principe le conduisit même à se faire défenseur du légitimiste, qui lui semblait, pour ainsi dire, représenter la logique en politique. Il pouvait, comme philosophe, ne pas repousser le droit de l’idée contre une tradition surannée, ni par conséquent le droit de révolution mais il désirait le voir limité aux cas les plus rares et les moins douteux d’une nécessité intrinsèque. Les changements qu’amena l’année 1866, ne l’inquiétèrent pas ; il se montra, au contraire, extrêmement satisfait de la tournure que les affaires avaient prises en Allemagne, depuis 1858.

Dans la question sociale, il avait, faute d’études spéciales, une « sympathie instinctive pour Schulze-Delitzsch ». Il lisait attentivement mes dissertations, rédigées dans un sens tout à fait différent, approuvait maintes de mes idées, surtout dans les discussions purement théoriques, mais revenait, pour toutes les conséquences pratiques, autant que possible à la défense du statu quo (30).

Ueberweg n’en était que d’autant plus radical à l’égard de la tradition religieuse. Dès le commencement de la deuxième période du développement de ses idées philosophiques, il se demanda si son devoir ne lui ordonnait pas d’entrer dans les rangs des communautés libres ; il ne fut empêché de donner suite à cette idée que par la conviction qu’il était né pour le professorat et que, étant donnée cette aptitude exclusive de son esprit, il avait un certain droit de se maintenir dans sa position, en tant qu’il pourrait le faire sans déloyauté flagrante (31). Il s’exprimait, dans ses lettres, contre le christianisme positif, d’une façon d’autant plus acerbe qu’il se sentait plus tourmenté par la pensée que, dans ses cours et dans ses livres, sans doute il ne disait rien de contraire à la vérité, mais qu’il ne pouvait non plus dire la vérité tout entière. Dans une lettre, fort émue, qu’il m’écrivit, le 29 décembre 1862, il disait, entre autres choses, que, pour faire reconnaître la Réforme, il avait fallu livrer des combats sanglants pendant trente ans et plus il ne croyait pas que des communautés, qui admettaient le matérialisme en théorie, pussent être reconnues et acquérir la sécurité, tant qu’il n’aurait point paru de matérialistes fanatiques, qui, à l’instar des puritains d’autrefois, feraient le sacrifice de leur vie et mitrailleraient avec volupté les chrétiens catholiques et protestants ainsi que les vieux rationalistes, l’espace de trente ans, s’il le fallait. Seulement après la victoire, une victoire chèrement achetée, alors seulement ce sera une tâche belle et attrayante de faire revivre les principes de la douceur et de l’humanité. Il n’y aura pas de guerre exclusivement religieuse ; les guerres de Constantin et la guerre de Trente ans elles-mêmes ne l’étaient pas ; mais je suis convaincu que, dans un avenir peu éloigné, l’élément religieux, c’est-à-dire l’antagonisme des conceptions cosmologiques, se compliquera profondément d’oppositions et de guerres politiques (32). »

Trois ans plus tard, à une époque où, sans doute s’était déjà fixée chez Ueberweg sa conception de l’univers, de la troisième période, il m’écrivait, à la date du 31 décembre 1865, à propos de la question religieuse (qui lui tenait plus à cœur que la question sociale) : « Une religion, dans les dogmes de laquelle il n’y a rien qui soit en désaccord avec la science, est, à mes yeux, assurément 1o possible ; 2o nécessaire. Mais, excellent ami, « pour l’amour de Dieu », n’assimilez pas cette proposition à cette autre que la religion elle-même doit se fondre dans la science. La science et la poésie paraîtront, dans la religion pure, toutes deux, nettement séparées et cependant intimement unies. Cette séparation et ce concours remplaceront la fusion primitive qui deviendra insupportable et conduira à l’effroyable dilemme de la stupidité ou de la servile hypocrisie, dans la mesure où la conscience scientifique de l’époque aura dépassé cette phase »… « Je ne prétends pas que, par son essence, la religion doive persister dans l’état d’enfance. Pas d’autre « dogmatique », pas d’autre « catéchisme », que l’enseignement de l’histoire universelle et de l’histoire naturelle exposées avec concision, dirigeant les regards vers l’ensemble, vers l’ordre de l’univers, et couronnant ainsi l’enseignement scolaire. Mais cet enseignement ne convient pas plus à la chaire (universitaire) que celui de la dogmatique comme telle, à la chaire ecclésiastique ; la doctrine ne constitue que la base théorique de la prédication, — le lien qui attache l’âme religieuse à l’orgue et au chant, et, si l’on veut, aux tableaux et aux cérémonies. Toutefois, malgré une séparation absolue, il faut qu’il existe une étroite relation. Ueberweg cherche ensuite à démontrer que la théorie nouvelle doit donner naissance à un nouvel art religieux.

Nous avons donc encore ici la perspective d’un culte tout à fait analogue au culte chrétien. Cette théorie d’évolution, diffère beaucoup de la teneur de la lettre écrite le 28 avril 1869. Ici Ueberweg fait remarquer que les trois fonctions connaissance, sentiment et volonté ne se séparent d’une façon tranchée qu’avec le progrès de l’instruction on voit alors s’avancer de front la science, l’art et la morale, le théorique, l’esthétique et l’éthique. « Dans l’origine, il existe un pêle-mêle germiniforme (ou, pour parler comme Schelling, une « indifférence ») de ces trois fonctions et ce pêlemêle primitif est essentiellement aussi le point où se trouve placée la religion… » « La décomposition, de ce qui est uni dans la religion, en ces trois formes (non la simple interprétation des représentations religieuses comme images esthétiques), serait le progrès désirable, conformément à la maxime de Gœthe : « Qui possède la science et l’art, celui-là a de la religion. Qui ne possède ni l’une ni l’autre, que celui-là ait de la religion. » Ici l’on peut se demander effectivement si Ueberweg, en fait de religion, n’est pas arrivé absolument au même point que Strauss, dont nous allons bientôt examiner les théories.

Un défaut incontestable de cette théorie d’évolution consiste en ce que les éléments théoriques, esthétiques et éthiques, qui doivent se développer au sortir de ce « pêle-mêle germiniforme » de la religion, changent en même temps de qualités et deviennent presque l’opposé de ce qui était contenu dans le germe religieux. Il n’est besoin de rien ajouter à ce qui a été dit, au sujet de l’élément théorique ; quant aux conditions esthétiques et morales, qu’Ueberwegveut imposer à une religion de l’avenir, elles diffèrent beaucoup des principes chrétiens. C’est ce qui ressortit très-nettement de nos nombreux entretiens sur l’avenir de la religion. J’essayai souvent de lui prouver que le christianisme a encore de puissantes racines dans la vie du peuple et que, d’un autre côté, pour des causes psychologiques et sociales, il est impossible de le remplacer dans certains principes généraux. L’homme qui a reçu une éducation philosophique, et qui désire sincèrement procurer le bien du peuple, doit aussi, disais-je, rester en étroite relation avec lui et être à même de comprendre les battements de son cœur. Mais pour cela, il faut aussi un intermédiaire religioso-philosophique, tel que l’ont préparé Kant et Hegel l’art de traduire les formes religieuses en idées philosophiques. Si cet art est réel, il faut que même le processus du sentiment dans les choses du culte puisse être chez le philosophe essentiellement le même que chez le croyant. En conséquence non seulement il n’est pas ordonné au philosophe de sortir de l’Église, mais, au contraire, il faut l’en dissuader fortement, car ce serait retirer à la vie religieuse du peuple un élément qui, par sa nature pousse au progrès, et livrer la masse sans défense à la domination intellectuelle de zélateurs aveugles.

Ueberweg ne voulait admettre que dans une très-faible mesure cet « isomorphisme » des processus de l’âme chez le philosophe et le croyant naïf, surtout sans doute parce qu’il rejetait en principe les processus religieux de l’âme. En ce qui concerne le côté esthétique de la vie religieuse, nous étions d’accord sur ce point, c’est que la religion de l’avenir devait être nécessairement une religion de réconciliation et d’allégresse, avec une tendance prononcée vers la perfection de la vie actuelle, que le christianisme sacrifie. Par l’effet de ce principe, Ueberweg rejetait toute la poésie dolente et désespérée du christianisme, avec les mélodies si profondément saisissantes qui s’y rattachent et avec la sublime architecture du moyen âge, qui me tenait si fort à cœur. Il me reprochait de vouloir reconstruire en style gothique le nouveau temple de l’humanité ; il préférait, disait-il, un style d’architecture nouveau et riant. Je lui fis remarquer que nous ne pourrions pas cependant supprimer la misère sociale ni les tristesses individuelles que, dans la culpabilité de tous, même des hommes les plus justes, il y avait un sens profond ; que faire appel sans réserve à la force de volonté de l’individu impliquait un grand mensonge, une grande injustice. Je demandais donc à côté du temple nouveau et riant de la religion de l’avenir au moins ma chapelle gothique pour les cœurs afuigés, et, dans le culte national, certaines fêtes où l’heureux de la vie apprendrait à se plonger au fond de l’abîme de la misère et à se retrouver avec l’infortuné et même le méchant dans un égal besoin de délivrance. En un mot, si dans notre christianisme actuel, la désolation et la contrition forment la règle générale, et si l’élan joyeux et le plaisir que donne la victoire forment l’exception, je voulais renverser ce rapport, sans éliminer le côté sombre qui nous accompagne à travers toute notre existence.

Je me rappelle encore très-bien qu’un jour nous nous entretenions de la nécessité qu’il y aurait à introduire dans le nouveau culte nos meilleurs chants d’église, à peu près comme on avait fait les psaumes dans le culte chrétien. Ueberweg me demanda quel chant des livres protestants je prendrais volontiers. Je lui répondis aussitôt avec la pleine conscience de la différence qui nous séparait le chant qui commence ainsi : « Ô tête couverte de sang et de blessures ». Ueberweg se détourna et renonça désormais à s’entretenir avec moi de la poésie religieuse de l’église de l’avenir.

Ueberweg n’était guère moins hostile à l’éthique chrétienne. Il reconnaissait, il est vrai, le principe de l’amour et il consentait bien à lui accorder une valeur durable ; mais, selon lui, il n’en fallait combattre que plus rigoureusement l’amour transformé en grâce. Il est à remarquer que ce fut précisément mon écrit sur la Question ouvrière qui le poussa à faire une déclaration formelle à ce propos (dans sa lettre du 12 février 1865). Ce n’est pas de la réalisation, c’est au contraire de la transformation des principes chrétiens qu’il attend d’importantes améliorations sociales. « Le riche et le pauvre Lazare, la générosité envers les pauvres, la résignation terrestre, la vengeance qu’après cette vie, le Dieu, qui aime les pauvres, exerce, au moyen des peines éternelles de l’enfer, sur ceux qui ont été les privilégiés de ce monde-ci, voilà les idées fondamentales de celui qui établit le royaume du Messie, et Zachée savait bien ce qui plaisait à Jésus, quand il lui promit de distribuer aux pauvres la moitié de ce qu’il possédait. Tel est le dualisme éthique dans sa forme la plus caractéristique. Mammon est injuste ; c’est dans sa nature ; ne pas s’occuper de Mammon, attendre les bienfaits de Dieu et des hommes, voilà le vrai, et si les méchants ont le cœur trop dur pour donner (ou s’ils réclament du travail plutôt que l’aumône), on ne pensera pas à honorer le travail, mais on endurera la misère et on l’oubliera dans l’enivrement que procurent, comme l’opium, les représentations de félicite du royaume du Messie ou de la vie future en général. Saint Paul était trop instruit et trop habitué au travail pour avoir des idées aussi grossières que Jésus sur la mendicité ; mais chez lui le déplorable principe de la mendicité du christianisme pénétra à l’intérieur, où son action fut encore plus pernicieuse la grâce de Dieu remplaça l’action morale consciente et le principe de la révélation se substitua au travail de recherche. Pour commencer à dompter les barbares, l’ivresse de l’opium intellectuel pouvait être bonne ; aujourd’hui son action paralyse et déprime. » — Il s’exprimait d’une façon identique, dans une lettre du 29 juin 1869, à propos de la critique de la morale chrétienne dans Valliss (33) : Théorie des devoirs de l’homme. « L’auteur dénonce les défauts de l’éthique chrétienne, notamment le peu de cas qu’elle fait du travail (dans le sens le plus large du mot), tandis qu’elle favorise des jongleries morales, comme par exemple « l’amour pour nos ennemis » (amour accouplé avec la damnation aux peines éternelles de l’enfer prononcée contre les adversaires du christianisme et contre ceux dont la prospérité a excité l’envie des pauvres) ; il montre la morale chrétienne sacrifiant la dignité et l’indépendance personnelles à une servilité abjecte envers le maître, dont on fait un Messie, un fils unique de Dieu ; cette critique-là a obtenu toute ma sympathie. »

On comprend, d’après cela, qu’Ueberweg ait fait de l’éthique une science purement physique et anthropologique. L’esquisse d’un système de morale, publiée par Rud. Reicke (Kœnigsberg, 1872), et extraite des manuscrits laissés par Ueberweg, se rapproche toutefois des systèmes qui reposent sur l’hypothèse d’un principe de morale donné a priori, en ce qu’Ueberweg fonde son éthique sur les différences de valeur existant entre les diverses fonctions psychiques. Il divise ces fonctions en deux classes principales : « Le plaisir et la douleur caractérisent ce qui est avantageux et ce qui est nuisible ; les sentiments d’estime et de honte déterminent la différence entre les fonctions inférieures et supérieures. » Mais s’il existe un pareil sentiment primitif de la différence entre les fonctions inférieures et les fonctions supérieures, il existe aussi une conscience naturelle et l’on sera vivement tenté d’examiner s’il ne serait pas possible d’établir une connexion entre la cause subjective de ce sentiment et un principe objectif.

Tandis que la mort arracha Ueberweg à ses travaux et à ses projets, David Frédéric Strauss eut le bonheur de remplir complètement la tâche de sa vie. D’après son propre témoignage, il a exprimé dans son dernier livre le dernier mot qu’il eût à adresser au monde. Or ce dernier mot est la reconnaissance d’une conception matérialiste de l’univers. Strauss fait remarquer, il est vrai, en s’appuyant sur Schopenhauer et sur l’ « auteur de l’Histoire du Matérialisme », que le matérialisme et l’idéalisme passent l’un dans l’autre et en forment, au fond, qu’une opposition commune contre le dualisme ; mais ce rapport ne saurait être conçu de telle sorte qu’il soit indifférent de partir de tel point ou de tel autre, ou que l’on puisse à volonté faire alterner le matérialisme avec l’idéalisme. En réalité, le matérialisme n’est que le premier degré, le degré le plus naturel, mais aussi le moins élevé de notre conception de l’univers ; une fois arrivé sur le terrain de l’idéalisme, il perd complètement sa valeur comme système spéculatif. L’idéaliste peut et doit même, dans l’étude de la nature, employer partout les mêmes théories et les mêmes méthodes que le matérialiste mais ce qui est pour le matérialiste vérité définitive, l’idéaliste le regarde seulement comme un résultat nécessaire de notre organisation. Il ne suffit pas d’ailleurs d’en faire le simple aveu. Dèsque prédomine la pensée que ce résultat de notre organisation est la seule chose dont nous devions nous préoccuper, le point de vue n’en reste pas moins essentiellement matérialiste, à moins que l’on ne veuille trouver un nom spécial pour cette attitude, prise, comme on le sait, récemment par Büchner entre autres. Le vrai idéalisme placera toujours près du monde des phénomènes un monde idéal et, même quand ce dernier n’apparaîtra que comme une chimère, il lui accordera tous les droits qui résultent des relations de ce monde avec les besoins de notre vie spirituelle. Il renverra donc toujours avec prédilection aux points où se manifeste l’impossibilité de comprendre, dans un sens matérialiste, l’essence entière des choses. Strauss n’indique nulle part le trait principal de l’idéalisme, ni le trait positif, ni le trait critique, et la façon dont il discute les limites de la connaissance de la nature posées par Du Bois-Reymond, prouve nettement combien il est partisan déclaré du matérialisme (34). Strauss fait ressortir, avec une éclatante perspicacité, tous les points qui prouvent que Du Bois-Reymond ne peut, à propos des « limites » qu’il pose à la connaissance de la nature, avoir songé à mettre en question l’essence du savoir scientifique, c’est-à-dire la conséquente conception mécanique de l’univers, ou à laisser des dogmes surannés s’établir derrière ces limites. Quant au point capital de la question théorique de la connaissance, Strauss en parle, presque sans le comprendre et comme d’une chose indicé rente. La distance absolue, qui sépare le mouvement des atomes cérébraux d’avec la sensation, n’est pas pour Strauss, abstraction faite de son doute relatif à cette distance, une raison suffisante de s’arrêter là, dès que du moins la connexion causale entre les deux phénomènes est rendue vraisemblable (35). Or c’est là précisément le point de vue du matérialisme qui ajourne le problème insoluble et s’en tient au cercle fermé de la loi causale, pour, de cette position, commencer sa polémique contre la religion.

Comme Ueberweg, après l’écroulement de sa téléologie aristotélique, Strauss, débarrassé des chaînes de la philosophie de Hegel, fut entraîné presque irrésistiblement vers le matérialisme car aucune philosophie moderne n’avait aussi bien caché le point décisif de la philosophie critique et ne l’avait aussi bien recouvert sous la végétation luxuriante de ses formes de concept, que Hegel, dans sa théorie de l’identité de l’être et de la pensée. Tout l’esprit d’un véritable hégelien avait été, pour ainsi dire, dressé et exercé à passer, sans s’en douter, auprès du point où le matérialisme et l’idéalisme se séparent. Chez Strauss, cette évolution ou du moins le commencement de cette évolution se produisit bientôt après ses grands travaux théologiques ; mais il serait difficile (et ce sera une des tâches de son biographe auxquelles nous ne pouvons toucher ici) d’exposer ce processus dans tous ses stades (36). Son testament matérialiste : L’Ancienne et la nouvelle foi (Leipzig, 1872), à tout à fait l’apparence d’un fruit mûr depuis plusieurs années, et il ne peut être question d’une tendance de l’auteur à dépasser encore une fois ce point de vue.

L’opuscule, qui fit tant de bruit et ameuta contre Strauss un si grand nombre d’antagonistes, renferme tout ce dont nous avons besoin pour notre but. Ses tendances théologiques amènent l’auteur à commencer par deux chapitres dans lesquels il cherche à répondre aux deux graves questions : Sommes-nous encore chrétiens ? Avons-nous encore de la religion ? Puis seulement vient le chapitre : Comment comprenons-nous l’univers ? C’est ici que se trouve réellement la profession de foi matérialiste de Strauss. Le dernier chapitre : Comment réglons-nous notre vie ? nous conduit sur le terrain de la morale et nous fournit amplement l’occasion de connaître les idées de l’auteur sur l’État et la société. Nous nous occuperons tout d’abord des deux derniers chapitres et ensuite seulement nous jetterons un regard sur le contenu des précédents.

La réponse à la question : Comment comprenons-nous l’univers ? est un chef-d’œuvre comme exposé vif et concis d’un système de l’univers. Sans faire de polémique ni de digressions superflues, Strauss laisse son système se prouver lui-même par les conséquences naturelles de son exposition. Commençant par les impressions des sens, il arrive, d’un pas rapide et assuré, à notre représentation de l’univers, dont il affirme énergiquement l’infinité. Dans la cosmogonie, il s’appuie presque entièrement sur Kant, tout en tenant soigneusement compte de l’état actuel des sciences de la nature. À l’instar d’Ueberweg, il admet que la diffusion primitive de la matière ne doit être regardée que comme la conséquence de l’écroulement de systèmes d’univers antérieurs. Mais tandis qu’Ueberweg déduit de ce processus ainsi que du darwinisme un progrès de l’univers allant vers une perfection toujours plus grande, Strauss attache plus de prix à l’éternité et à l’uniformité essentielle du Tout infini. L’univers, dans sa signification absolue, renferme continuellement des systèmes de mondes qui se refroidissent et se meurent, ainsi que d’autres qui se forment à nouveau par suite de l’écroulement. La vie est éternelle. Si elle disparaît ici, elle commence là, et sur d’autres points encore, elle s’épanouit dans la plénitude de sa force. Ce processus n’a pas eu plus de commencement, comme le croyait Kant, qu’il n’aura de fin ; ainsi s’évanouit tout motif d’admettre un Créateur.

Suit une ingénieuse discussion sur l’habitabilité des autres corps célestes. Strauss aurait du peut-être circonscrire plus étroitement ses limites d’après les conditions de la nature qui nous sont connues cependant ici encore nous n’avons pas d’erreurs importantes à signaler. Il s’attache rigoureusement aux opinions admises aujourd’hui par les savants spéciaux, et décrit rapidement les époques de formation de la terre pour insister davantage sur la naissance et le développement des êtres organiques, y compris l’homme. Ici Strauss suit partout les idées de Darwin et des darwiniens les plus importants de l’Allemagne, et, lorsqu’il se trouve en face de plusieurs voies, il choisit presque toujours, avec un tact sûr, la plus vraisemblable et la plus naturelle. Tout ce chapitre produit l’impression d’une étude sérieuse et intelligente de ces questions ; le lecteur n’y trouve que le résultat final, légèrement et finement esquissé, de recherches consciencieuses et approfondies. Aussi, nulle part la polémique de ses nombreux adversaires ne produit-elle moins d’impression que là où ils s’efforcent de démontrer que Strauss s’est trompé de toutes façons dans les sciences de la nature, et que son darwinisme n’est que l’acceptation irréfléchie de dogmes scientifiques. Adversaires théologiens et philosophes recueillent dans la polémique des naturalistes des matériaux de l’espèce la plus suspecte, pour pouvoir en accabler Strauss, tandis qu’il est aisé à tout juge compétent de se convaincre que Strauss a très-bien connu toutes ces objections, mais que, appréciant avec justesse son but et l’espace qu’il pouvait consacrer à ces objections, il ne crut pas devoir les citer ni les réfuter.

Encore que dans presque tous les détails Strauss ait raison contre ses adversaires, ce n’est pourtant que le matérialisme correct qu’il expose, et toutes les faiblesses et les insuffisances de cette conception de l’univers l’atteignent aussi bien que le matérialisme moderne en général. Nous en trouverons encore des preuves plus loin. Occupons-nous maintenant de ses idées en éthique et en politique.

Ici se présente à nous un tableau tout différent. Strauss n’opère sur le terrain des études scientifiques et des méditations profondes qu’au tant qu’il s’agit de donner un fondement naturaliste aux principes généraux de la morale, et même ici, c’est à peine s’il démontre rigoureusement un principe déterminé ; mais, dès qu’il arrive sur le terrain des institutions politiques et sociales, nous voyons prédominer ses impressions subjectives et ses conceptions peu profondes et peu solides.

Strauss commence très-logiquement par déduire les premières vertus fondamentales de la sociabilité et des besoins d’une vie sociale régulière ; puis il y ajoute le principe de la sympathie. Mais il ne croit pas avoir encore suffisamment éclairé le domaine de la morale, et il saute des principes naturalistes à un principe idéaliste : dans ses actes moraux, l’homme se dirige d’après l’idée de genre. Strauss n’examine pas comment l’homme arrive à l’idée de son genre, puis à la représentation de la « destination » de l’humanité ; les dissertations qui suivent tendent plutôt à expliquer objectivement ce qu’est l’homme et où il trouve sa destination. De là sont ensuite déduits les devoirs.

Il ne vaut pas la peine de suivre ces déductions en détail mais les résultats ont bien leur intérêt. Strauss se montre partout encore plus conservateur qu’Ueberweg, et tandis que ce dernier prouve du moins qu’il comprend les opinions divergentes, Strauss, sur tout ce terrain, est aussi tranchant et dogmatique que myope et superficiel. Il faut toute l’étroitesse de vues des anciens prud’hommes (Philister) allemands pour expliquer jusqu’à un certain point comment un homme d’une telle sagacité a pu rester embourbé dans ces idées.

C’est surtout contre le socialisme que Strauss se déchaîne avec énergie, et cela s’accorde, chez lui comme chez Ueberweg, intimement avec la haute estime qu’il professe pour l’industrialisme moderne et avec la sévère condamnation qu’il prononce contre la tendance misoponique du christianisme. Strauss aussi mentionne avec un vif blâme les peines de l’enfer encourues par le riche et l’ordre donné au jeune opulent de vendre ses biens et d’en distribuer le montant aux pauvres. « Un véritable culte de la pauvreté et de la mendicité est commun au christianisme et au bouddhisme. La mendicité des moines du moyen âge comme encore aujourd’hui la mendicité à Rome sont des institutions éminemment chrétiennes qui ne sont restreintes dans les pays protestants que par une éducation ayant une origine toute différente. » Strauss adopte le panégyrique de Buckle en l’honneur de la richesse, de l’activité industrielle et de l’amour de l’argent, et il y joint la réflexion suivante : « Que l’amour du gain comme toute autre passion exige de sages restrictions, cela n’est pas exclu par l’éloge que Buckle fait de l’industrialisme mais, dans la doctrine de Jésus, l’amour du gain est désavoué en principe ; son action sur les progrès de l’instruction et de l’humanité n’est pas comprise ; sous ce rapport, le christianisme apparaît nettement comme un principe hostile à la culture. S’il continue à végéter chez les peuples cultivés et industriels de notre époque, il ne le doit qu’aux améliorations qu’un rationalisme laïque lui apporte et ce rationalisme est assez généreux ou assez faible et hypocrite pour attribuer ces améliorations non à lui-même, mais au christianisme auquel elles sont antipathiques (37). »

On comprend sans peine que Strauss repousse aussi le principe des macérations, l’ascétisme fanatique, le mépris du monde et autres traits caractéristiques du christianisme. Son éthique, autant que nous pouvons la juger d’après son infatigable polémique contre tout ce qui sent le christianisme, repose absolument sur l’idée que la destination de l’homme consiste à s’établir convenablement dans ce monde, par le travail et l’ordre social, et à tendre, par l’art et la science, à ennoblir son être et à se procurer des jouissances intellectuelles plus délicates. À la question : sommes-nous encore chrétiens ? il répond par un non catégorique. Quant à la question avons-nous encore de la religion, il y répond par un oui conditionnel. Il s’agit, en effet, de savoir si l’on veut encore, oui ou non, appeler religion le sentiment de dépendance que nous éprouvons à l’égard de l’univers et de ses lois. Nous ne construirons plus de culte sur ce sentiment, mais il exerce encore une action morale et il se joint à une certaine piété ; nous nous sentons blessés lorsque cette piété est mal appréciée, comme il arrive, par exemple, dans le pessimisme de Schopenhauer. L’individu ne peut pas s’élever au-dessus de l’ensemble ; l’ensemble réglé par des lois, plein de vie et de raison, est notre idée suprême ; aussi, toute philosophie digne de ce nom est-elle nécessairement optimiste (38).

Strauss juge défavorablement le culte des communautés libres. Elles procèdent logiquement en rejetant toute tradition dogmatique et en se plaçant sur le terrain de l’histoire et de la science de la nature mais ce ne peut être là le fondement d’une association religieuse. « J’ai assisté a plusieurs offices des communautés libres, et je les ai trouvés effroyablement secs et insipides. Je soupirais vivement après une allusion quelconque à la légende biblique ou au calendrier des fêtes chrétiennes, pour procurer quelque satisfaction à mon imagination et à mon cœur ; mais, ce soulagement ne me fut point accordé. Non, ce n’est pas encore là le vrai chemin. Avoir démoli l’église pour passer une heure d’édification sur ce sol nu et plat, tant bien que mal, c’est triste à en éprouver des frissons. » Strauss n’entrerait pas dans une « église de la raison » lors même que l’État voudrait libéralement accorder à la nouvelle église tous les privilèges de l’ancienne. Lui et ceux qui pensent comme lui peuvent se passer de toute église. Ils l’édifient en tenant leur cœur accessible à tous les intérêts supérieurs de l’humanité, et avant tout à la vie nationale. Ils cherchent à soutenir leur patriotisme par des études historiques, en même temps qu’ils agrandissent le cercle de leur connaissance de la nature. « Nous trouvons finalement dans les écrits de nos grands poëtes, dans l’exécution des œuvres musicales de nos grands compositeurs, des élans pour l’esprit et le cœur, pour l’imagination et l’humour, qui ne laissent rien à désirer « Ainsi vivons-nous, ainsi cheminons-nous dans le bonheur. »

Nous le pouvons aussi nos moyens nous le permettent car les « nous », au nom desquels parle Strauss, sont, d’après sa propre énumération, non-seulement des savants ou des artistes, mais encore des fonctionnaires publics et des militaires, des industriels et des propriétaires fonciers. » Le peuple n’est mentionné que très-superficiellement. Au peuple s’offrent nos poëtes nationaux, encore que, pour le moment, il soit forcé de renoncer aux concerts. Nathan, de Lessing ; Hermann et Dorothée, de Gœthe, renferment aussi des « vérités du salut » ; ils sont, en tout cas, plus intelligibles que la Bible, que beaucoup de théologiens ne comprennent même pas. Desvérités du salut, que le peuple découvre dans la Bible, par tradition de père en fils, et de l’intelligence de cette même Bible, que les gens croient avoir, il n’en est pas plus longuement question. Ce sont là des erreurs qui n’ont pas le droit d’exister, bien que dans ces idées traditionnelles réside précisément la suprême valeur que la Bible puisse posséder pour le cœur des pauvres et des faibles, qui a tant besoin de consolation. Quand une fois nos écoles s’occuperont moins de l’histoire des Juifs, nos grands poètes pourront être mieux compris par les masses. Maisd’où pourra venir l’impulsion propre à opérer une modification si fructueuse dans notre gouvernement si bien organisé ? Strauss ne le recherche pas davantage. Ce n’est d’ailleurs pas nécessaire, car la conséquence exacte de tout ce point de vue n’est autre, au fond, que celle-ci le peuple peut rester là où il se trouve maintenant en vertu des saintes loisde l’univers, pourvu que « nous », les savants et les propriétaires, nous puissions enfin nous débarrasser du fardeau de paraître et de nous nommer chrétiens, ce que nous ne sommes plus.

Après tout ce que nous avons déjà dit, nous n’aurons plus besoin de critiquer en détail ce point de vue (39), d’autant plus que le chapitre final qui va suivre éclairera, encore une fois, d’une pleine lumière notre attitude en face de ces questions. Ce n’est point, en tout cas, l’effet du hasard si deux hommes, aussi richement doués, aussi nobles, si deux natures aussi complètement différentes que Strauss et Ueberweg unissent à leur matérialisme la justification de l’industrialisme moderne, et s’ils remplacent la religion des malheureux et des opprimés par une religion de l’aristocratie privilégiée, qui renonce à toute association, dans l’église, avec la masse de la population. Notre moderne culture est traversée par un courant de matérialisme, qui entraîne tous ceux dont le navire n’est pas solidement ancré. Philosophes et économistes, hommes d’État et industriels s’accordent à faire l’éloge du présent et des résultats qu’il a produits. À l’éloge du temps actuel se joint le culte de la réalité. L’idéal n’est pas côté à la Bourse tout ce qui ne peut se légitimer au point de vue de la science et de l’histoire, est condamné à périr, quand même à ces croyances proscrites se rattacheraient mille plaisirs et joies populaires, pour lesquels on n’a plus de sympathie.

Dans sa « postface-préface », Strauss fait remarquer qu’au fond en voulant unir le matérialisme aux principes des conservateurs politiques, il s’est brouillé avec tous les partis. En cela, il oublie sa propre armée, les « nous », au nom desquels il parle. Après avoir lu ce passage de la postface, je déposai le livre pour un instant, et je feuilletai un journal amusant illustré qui se trouvait par hasard sur ma table. Mon premier regard rencontra la caricature d’un « communiste » ; j’aperçus ensuite une gravure représentant le cabinet de travail de Feuerbach, avec un article biographique sur ce philosophe, article qui ne tarissait pas en éloges. Les rédacteurs de ces journaux savent très-bien ce qu’aime le grand public, et l’on dirait presque que l’élite de ce public a une très-proche parenté avec la coterie au nom de laquelle Strauss a publié sa profession de foi.

Mais les socialistes aussi rendent hommage au matérialisme Cela ne contredit nullement la remarque que nous avons faite. Socialistes et conservateurs s’accordent pour rejeter les promesses des religions ayant trait à la vie future et veulent fonder le bonheur de l’humanité dans ce monde-ci. De plus, les chefs des socialistes, qui donnent le ton sous ce rapport, sont, pour la plupart des hommes instruits, lesquels, en Allemagne du moins, ont passé par l’école des idées de Feuerbach. Sur ce point, la majorité de leurs adhérents est assez indifférente. Poussés par la conscience de leur détresse, ils se jettent dans les bras de celui qui leur promet une amélioration décisive ou même seulement un combat décisif et l’espoir de la vengeance ; quant au reste, il peut admettre l’infaillibilité du pape ou l’athéisme. Pendant de longues années, le socialisme a appris à haïr, dans l’Église, l’alliée de l’État ; dès que l’Église et l’État commencent à se brouiller, une partie des socialistes — ce qui est très-imprudent mais très-naturel — se met aussitôt à faire les yeux doux à l’Église. Les chefs les plus avancés des socialistes ne songent qu’à tout renverser, et la nature des choses veut que les chefs les plus avancés soient seuls possibles, parce que les masses ne se laissent entraîner que par les opinions extrêmes. Si jamais le socialisme atteignait ce but, le plus rapproché de tous, mais qui est purement négatif, et si, au milieu d’une confusion générale, il devait arriver à la réalisation de ses idées, il ne serait guère probable que le pouvoir suprême fût conservé à l’entendement abstrait. Si notre culture actuelle vient à s’écrouler, sa succession ne sera dévolue à aucune église existante, au matérialisme moins encore mais d’un coin généralement ignoré sortira quelque folie monstrueuse, telle que le livre des Mormons ou le spiritisme les idées alors en cours se fondront avec cette folie, et ainsi s’établira un nouveau centre de la pensée universelle, peut-être pour des milliers d’années.

Il n’y a qu’un moyen de prévenir l’alternative de cet écroulement ou d’une sombre stagnation ; mais ce moyen ne consiste pas, comme le croit Strauss, dans les canons braqués contre les socialistes et les démocrates il consiste seulement et uniquement dans la défaite du matérialisme, effectuée en temps opportun, et dans la suppression de l’antagonisme qui existe, dans notre vie nationale, entre les hommes instruits et le peuple, dont jusqu’ici les besoins intellectuels n’ont pas été satisfaits. Des idées et des sacrifices peuvent encore sauver notre culture et changer le chemin qui conduit à la révolution dévastatrice en une route jalonnée de réformes bienfaisantes.


CHAPITRE IV

Le point de vue de l’idéal.


Le matérialisme comme philosophie de la réalité. Essence de la réalité. — Les fonctions de la synthèse dans la spéculation et dans la religion. Origine de l’optimisme et du pessimisme. — Valeur et importance de la réalité. Ses limites ; le pas qui mène à l’idéal. — La réalité a besoin d’être complétée par un monde idéal. Poésies philosophiques de Schiller. L’avenir et l’essence intime de la religion. — La philosophie de la religion, particulièrement Fichte. Groupement des hommes d’après la forme de leur vie interne. — Destinées de la religion aux époques critiques. Possibilité de nouvelles formes de religion. Conditions auxquelles la religion peut exister. — Conditions de la paix entre des points de vue diamétralement opposés. — La polémique relative au matérialisme est un grave symptôme de notre époque. La question sociale et les luttes imminentes. Possibilité d’une transformation pacifique.


Le matérialisme est le premier, le plus bas, mais comparativement aussi le plus solide degré de la philosophie. Se rattachant immédiatement à la connaissance de la nature, il forme un système en négligeant de voir les limites de cette connaissance de la nature. La nécessité, qui règne dans le domaine des sciences de la nature, donne à chacune des parties du système qui s’appuie le plus immédiatement sur ces sciences, un degré considérable d’uniformité et de solidité. Un reflet de cette solidité et de cette nécessité tombe aussi sur le système comme tel ; mais ce reflet est trompeur. Précisément ce qui fait du matérialisme un système, l’hypothèse fondamentale qui relie et transforme en un tout, par un lien commun, les connaissances fragmentaires de la nature, est non-seulement la partie la moins sûre, mais encore la moins à l’abri des attaques d’une critique approfondie. Absolument le même rapport se répète dans les sciences particulières sur lesquelles le matérialisme s’étaie, par conséquent aussi dans toutes les parties distinctes du système. La solidité de ces parties, examinée à la lumière, n’est que la solidité des faits de la science, et cette solidité se rencontre surtout dans les faits particuliers, ces données immédiates de l’expérience. La vue d’ensemble qui convertit les faits en sciences et les sciences en système est un fruit de la libre synthèse, et provient par conséquent de la même source que la création de l’idéal mais, tandis que celle-ci dispose en complète liberté de la matière, la synthèse n’a sur le domaine de la connaissance que la liberté de son origine, qui émane de l’esprit poétique de l’homme. Elle est, d’un autre côté, chargée du soin d’établir la plus grande harmonie possible entre les facteurs nécessaires de la connaissance, soustraits à notre caprice. De même que le technicien, dans une invention, est lié au but que celle-ci doit atteindre, tandis que l’idée de cette invention jaillit librement de son esprit, de même chaque induction scientifique vraie est en même temps la solution d’un problème donné et un produit de notre esprit poétique.

Le matérialisme, plus que tout autre système, s’attache à la réalité, c’est-à-dire à l’ensemble des phénomènes nécessaires, donnés par les impressions que subissent forcément les sens. Quant à une réalité, telle que l’homme se la figure, et telle qu’il continue de la désirer après que cette chimère est ébranlée : une existence absolument solide, indépendante de nous et cependant reconnue par nous, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir une pareille réalité, car le facteur synthétique, créateur de notre connaissance, s’étend effectivement jusqu’aux impressions premières des sens et jusqu’aux éléments de la logique (40). L’univers est non-seulement une représentation, mais encore notre représentation, un produit de l’organisation du genre, dans les traits généraux et nécessaires de toute expérience, un produit de l’individu dans la synthèse disposant librement de l’objet. On peut donc aussi dire que la « réalité » est le phénomène pour le genre, tandis que l’apparence décevante est un phénomène pour l’individu, phénomène qui ne devient une erreur que parce qu’on lui attribue la réalité, c’est-à-dire l’existence pour le genre.

Mais la tâche d’établir l’harmonie dans les phénomènes et l’unité dans la diversité des données empiriques appartient non-seulement aux facteurs synthétiques de l’expérience, mais encore ceux de la spéculation. Ici cependant, l’organisation unificatrice du genre nous abandonne l’individu poétise à sa façon, et le produit de cette poésie n’acquiert de l’importance pour le genre, c’est-à-dire pour la nation et les contemporains, qu’au tant que l’individu qui crée cette poésie est richement et régulièrement doué, typique dans sa manière de penser et appelé à diriger en vertu de sa force intellectuelle.

Toutefois la poésie des concepts dans la spéculation n’est pas encore complètement libre ; elle aspire en outre, de même que la recherche empirique, à faire un tableau unitaire de l’ensemble de ses données ; mais la contrainte tutélaire des principes de l’expérience lui fait défaut. C’est seulement la fiction, prise dans le sens le plus restreint, c’est seulement la poésie, qui permet de quitter, d’une manière consciente, le terrain de la réalité. Dans la spéculation, la forme l’emporte sur la matière ; dans la poésie, elle la domine complètement. Le poëte invente, par le libre jeu de son esprit, un monde fantastique, pour imprimer d’autant plus fortement à la matière si mobile une forme, qui a en elle-même sa valeur et son importance, indépendamment des problèmes de la connaissance.

Depuis les degrés les plus bas de la synthèse, où l’individu apparat encore tout à fait lié aux principes que gouverne le genre, jusqu’au faîte de la puissance créatrice dans la poésie, l’essence de cet acte est toujours dirigée vers la création de l’unité, de l’harmonie, de la forme parfaite. Le même principe, qui règne en maître absolu sur le terrain du beau, dans l’art et la poésie, apparaît sur le terrain de l’action comme la véritable norme éthique, comme le fondement de tous les principes de la morale et, sur le terrain de la connaissance, comme le facteur déterminant et façonnant de notre conception de l’univers.

Ainsi, encore que la conception de l’univers, que les sens nous donnent, soit involontairement formée d’après l’idéal qui nous est inhérent, le monde entier de la réalité n’en apparaît pas moins, en face des libres créations de l’art, comme in harmonique et plein de contrariétés. Là est l’origine de tout optimisme et de tout pessimisme. Si nous ne comparions pas, nous serions incapables de nous former un jugement sur la qualité du monde ; mais, lorsque d’un point élevé quelconque nous contemplons un paysage, tout notre être est disposé à lui attribuer de la beauté et de la perfection. Il faut qu’au moyen de l’analyse nous commencions par détruire la puissante unité de ce tableau pour nous rappeler que, dans ces chaumières, reposant paisiblement sur le flanc de la montagne, demeurent des hommes malheureux et accablés de soucis ; que, peut-être, derrière cette petite fenêtre masquée, un malade endure les souffrances les plus terribles ; que, sous les cimes de la forêt lointaine, agitées par le vent, des oiseaux de proie déchiquettent leur victime palpitante ; que, dans les ondes argentines de la rivière, mille petits êtres, à peine entrés dans la vie, trouvent une mort cruelle. Pour nous qui jetons un regard d’ensemble, ces branches desséchées, ces champs de blés rongés par la nielle, ces prairies, brûlées par le soleil, ne sont que les teintes d’un paysage qui réjouit nos yeux et élève notre cœur.

Tel apparaît l’univers au philosophe optimiste. Il vante l’harmonie que lui-même y a introduite. Contrairement à lui, le pessimiste a raison dans mille cas ; et cependant il n’existerait pas de pessimisme, sans l’image idéale naturelle de l’univers, que nous portons en nous. C’est seulement le contraste avec cette image idéale qui fait la réalité mauvaise.

Plus la synthèse a de liberté d’action, plus la conception de l’univers devient esthétique, plus cette conception réagit moralement sur tous nos actes. Comme la poésie, la spéculation aussi, quoique n’ayant d’autre but apparent que la connaissance, est guidée par des vues essentiellement esthétiques et éthiques en vertu de la force éducatrice du beau. Dans ce sens, on pourrait assurément dire, avec Strauss, que toute philosophie véritable est nécessairement optimiste. Mais la philosophie est plus qu’une spéculation qui se borne à faire de la poésie. Elle embrasse aussi la logique, la critique, la théorie de la connaissance.

On peut appeler inférieures, prises une à une, les fonctions des sens et de l’entendement, qui nous donnent la réalité, comparativement au vol sublime de l’esprit dans les libres créations de l’art ; mais, dans leur ensemble et dans leur connexion, ces fonctions ne se laissent subordonner à aucune autre activité intellectuelle. Encore que notre réalité ne soit guère conforme aux désirs de notre cœur, elle n’en est pas moins le fondement solide de toute notre existence intellectuelle. L’individu se développe sur le sol préparé par le genre, et la connaissance universelle et nécessaire forme la base unique et sûre d’où l’individu s’élève jusqu’à une conception esthétique de l’univers. Si cette base est négligée, la spéculation ne peut plus devenir typique ni pleine d’importance, elle se perd dans le fantastique, dans le caprice subjectif et dans l’insignifiante puérile. Mais avant tout, la conception la plus exacte de la réalité est le fondement complet de la vie quotidienne, la condition nécessaire de la sociabilité humaine. La communauté du genre dans la connaissance est en même temps la loi de tout échange d’idées. Elle est plus encore elle est l’unique chemin par lequel on arrive à maîtriser la nature et ses forces.

Mais l’action transformatrice de la synthèse psychique a beau descendre jusque dans nos représentations les plus élémentaires des choses, d’un objet, nous n’en avons pas moins la conviction que ces représentations et le monde qui en provient ont un substratum qui n’émane pas de nous. Cette conviction repose essentiellement sur ce que nous découvrons entre les choses, non-seulement une connexion qui pourrait bien être le plan, d’après lequel nous les avons conçues, mais encore un concours qui va son chemin, sans se préoccuper de notre pensée, nous saisit nous-mêmes et nous soumet à ses lois. Cet élément étranger, ce « non-moi » ne redevient l’ « objet » de notre pensée que parce qu’il est saisi par chaque individu dans les formes générales et nécessaires de connaissance du genre mais ce n’est pas une raison pour croire qu’il ne se compose que de ces formes de connaissance. Nous avons devant nous, dans les lois de la nature, non-seulement les lois de notre connaissance, mais encore des preuves d’une autre chose, d’une puissance qui tantôt nous subjugue, tantôt se laisse maîtriser par nous. Dans nos rapports avec cette puissance, nous sommes exclusivement réduits à l’expérience et à notre réalité, et jamais spéculation n’a trouvé les moyens de pénétrer dans le monde des choses par la magie de la simple pensée.

Mais la méthode, qui nous conduit tout à la fois à la connaissance et à la domination de la nature, ne demande rien moins que la destruction incessante des formes synthétiques, sous lesquelles le monde nous apparaît, afin d’éliminer tout ce qui est subjectif. La nouvelle connaissance, mieux appropriée aux faits, ne pouvait, il est vrai, acquérir une forme et de la stabilité que par la voie de la synthèse ; la recherche, toutefois, fut poussée jusqu’à des conceptions de plus en plus simples et enfin obligée de s’arrêter aux principes de la conception mécanique de l’univers.

Toute falsification de la réalité attaque les fondements de notre existence spirituelle. En face des fictions métaphysiques qui ont la prétention de pénétrer dans l’essence de la nature et de déterminer, d’après de simples concepts, ce que l’expérience peut seule nous apprendre, le matérialisme est donc, comme contre-poids, un véritable bienfait. De plus, tous les systèmes philosophiques, qui tendent à n’accorder de la valeur qu’au réel, doivent nécessairement converger vers le matérialisme. En revanche, ce dernier est absolument étranger aux plus hautes fonctions du libre esprit humain. Il est, abstraction faite de son insuffisance théorique, pauvre en stimulants, stérile pour l’art et la science, indifférent ou penchant vers l’égoïsme dans les relations d’homme à homme. Il peut à peine joindre le dernier anneau au premier de son système, sans faire d’emprunt à l’idéalisme.

Si l’on examine de quelle manière Strauss décore son univers, afin de pouvoir l’adorer, on en vient à penser qu’à proprement parler il ne s’est pas encore beaucoup éloigné du déisme. Il semble que c’est presque affaire de goût d’adorer le masculin « Dieu », le féminin « Nature » ou le neutre (en allemand) « All » « Tout ». Les sentiments sont les mêmes et la façon de représenter l’objet qui inspire ces sentiments ne diffère pas essentiellement. En théorie, ce Dieu n’est plus certes un être personnel, et dans les élévations enthousiastes de l’âme, le Tout est aussi traité comme une personne.

C’est là une conclusion que ne saurait légitimer la science de la nature. Toute science de la nature est analytique et s’arrête au particulier. Une découverte isolée nous réjouit ; la méthode nous force d’admirer et par la série continue des découvertes notre regard est conduit vers le lointain infini d’une science de plus en plus parfaite. Mais nous quittons alors le terrain de la science rigoureuse. L’univers, tel que nous le comprenons dans une conception purement conforme à la science de la nature, ne peut pas plus nous enthousiasmer qu’une Iliade que l’on épellerait. Si au contraire nous prenons le Tout comme unité, nous faisons, par l’acte de la synthèse, entrer notre propre être dans l’objet, de même que nous disposons harmoniquement un paysage en le contemplant, quelques discordances qui puissent se cacher dans les détails. Toute vue d’ensemble est soumise à des principes esthétiques et chaque pas fait vers le Tout est un pas vers l’idéal.

Le pessimisme, qui s’appuie aussi sur une vue d’ensemble, est un produit de la réflexion. Les mille contrariétés de la vie, la froide cruauté de la nature, les souffrances et les imperfections de tous les êtres, sont réunis dans leurs traits particuliers, et la somme de ces observations est opposée à l’image idéale de l’optimisme comme un acte d’accusation écrasant pour l’univers. Mais, dans cette voie, on n’obtient pas un tableau complet de l’univers. Seulement la conception de l’univers, de l’optimisme, est anéantie, et c’est là un grand point, lorsque l’optimisme à la prétention de devenir dogmatique et de se donner pour le représentant de la vraie réalité. Toutes ces belles pensées de la désharmonie de détail, qui se fond dans l’harmonie du grand Tout, de la contemplation d’ensemble compréhensive, divine, du monde, dans laquelle toutes les énigmes se résolvent et toutes les difficultés disparaissent, sont détruites avec succès par le pessimisme mais cette destruction n’atteint que le dogme et non l’idéal. Elle ne peut éliminer le fait que notre esprit est créé pour produire éternellement à nouveau en lui-même une conception harmonique de l’univers, le fait qu’ici comme partout il place l’idéal à côté et au-dessus du réel, et se remet des luttes et des nécessités de la vie en s’élevant par la pensée jusqu’au monde de toutes les perfections.

Cette tendance de l’esprit humain vers l’idéal acquiert une force nouvelle par la conviction que notre réalité elle-même n’est pas une réalité absolue, mais un phénomène, d’une part forçant l’individu et rectifiant ses combinaisons accidentelles, d’autre part formant pour le genre un produit nécessaire de ses dispositions, en concours avec des facteurs inconnus. Nous nous représentons ces facteurs inconnus comme des choses qui existent indépendamment de nous et qui posséderaient en conséquence cette réalité absolue que nous venons de déclarer impossible. Toutefois cette impossibilité persiste, car, déjà dans l’idée de la chose, détachée comme unité de l’enchaînement infini de l’être, gît ce facteur subjectif qui est tout à fait à sa place comme élément de notre réalité humaine, mais qui, au-delà, n’aide qu’à combler, d’après l’analogie de notre réalité, la lacune pour ce qui est absolument insaisissable et doit pourtant nécessairement être admis.

Kant a rejeté les efforts de la métaphysique qui cherche les véritables fondements de tout être, à cause de l’impossibilité d’une solution certaine, et il a limité la tâche de cette science à la découverte de tous les éléments de l’expérience donnés a priori. Mais on peut se demander si cette nouvelle tâche n’est pas impraticable, elle aussi ; on peut encore se demander si l’homme, en vertu du penchant naturel vers la métaphysique, reconnu par Kant lui-même, n’essaiera pas toujours à nouveau de renverser les limites de la connaissance et de bâtir en l’air les systèmes miroitants d’une prétendue connaissance de l’essence absolue des choses. Car les sophismes, qui facilitent cette tentative, sont inépuisables, et pendant que ces sophismes tournent habilement la position de la critique, une ingénieuse ignorance surmonte tous les obstacles avec un succès plus éclatant que jamais.

Une chose est certaine, c’est que l’homme a besoin de compléter la réalité par un monde idéal, qu’il crée lui-même et qu’à ces créations concourent les plus hautes et les plus nobles fonctions de son intelligence. Mais faut-il que cette liberté de l’esprit reprenne sans cesse la forme trompeuse d’une science démonstrative ? S’il en est ainsi, le matérialisme reparaîtra toujours pour détruire les spéculations plus hardies, en cherchant à satisfaire le penchant qui porte la raison vers l’unité, par un minimum d’élévation au-dessus de ce qui est réel et démontrable.

Nous ne devons pas, surtout en Allemagne, désespérer de trouver une autre solution du problème, depuis que, dans les poésies philosophiques de Schiller, nous avons devant nous un exposé qui joint à la plus noble rigueur de la pensée la plus haute élévation au-dessus de la réalité, et qui donne à l’idéal une force irrésistible, en le reléguant franchement et nettement dans le domaine de l’imagination. Nous n’entendons pas dire par là que toute spéculation doive aussi revêtir la forme de la poésie. Les poésies philosophiques de Schiller sont pourtant plus que de simples produits du penchant naturel vers la spéculation ! Ce sont des élans religieux du cœur vers les sources pures et limpides de tout ce que l’homme a jusqu’ici vénéré comme divin et supraterrestre. Laissons la métaphysique continuer de tenter de résoudre ses insolubles problèmes. Plus elle restera théorique et voudra rivaliser, en certitude, avec les sciences de la réalité, moins elle acquerra d’importance générale. Mais plus elle mettra le monde de ce qui est en rapport avec le monde des valeurs, et s’élèvera par sa conception des phénomènes eux-mêmes, à une action morale, plus elle fera dominer la forme sur la matière, sans violenter les faits, et érigera, dans l’architecture de ses idées un temple pour adorer l’éternel et le divin. Quant à la libre poésie, elle pourra quitter entièrement le terrain du réel et se porter vers le mythe, pour prêter la parole à l’inexprimable.

Nous nous trouvons donc ici devant une solution entièrement satisfaisante de la question de l’avenir, plus ou moins prochain, de la religion. Il n’y a que deux voies entre lesquelles il faut choisir, après mûre réflexion, lorsque l’on a vu que le simple rationalisme se perd dans le sable de la platitude, sans jamais pouvoir être débarrassé de dogmes insoutenables. L’une de ces voies consiste à supprimer et à abolir entièrement toute religion et à transférer sa tâche à l’État, à la science et à l’art l’autre voie consiste à pénétrer dans l’essence de la religion, à vaincre tout fanatisme et toute superstition par un essor conscient au-dessus de la réalité et par le renoncement définitif à la falsification du réel au moyen du mythe qui certes ne peut conduire au but de la connaissance.

La première de ces voies apporte avec elle le danger d’un appauvrissement intellectuel devant la seconde surgit la grande question de savoir si, dans ce moment même, l’essence de la religion ne subit pas une transformation qui permettra difficilement de la saisir avec précision. Mais le deuxième danger est le moindre, parce que précisément le principe de la spiritualisation de la religion doit faciliter et adoucir toute transition exigée par les besoins progressifs de la culture moderne.

On peut se demander d’ailleurs si la suppression de toute religion, quelque désirable qu’elle puisse paraître aux yeux de maint penseur bienveillant, serait même possible. Aucun homme sensé ne voudra procéder en cela avec soudaineté et moins encore avec violence. On verra plutôt dans ce principe une règle de conduite pour la classe la plus instruite, à peu près dans le sens de Strauss, dont le reste de religion n’a, pas grand-chose à faire ici. Ensuite on cherchera à utiliser l’État et l’école, pour supplanter peu à peu la religion dans la vie du peuple et en préparer systématiquement la disparition. En supposant l’emploi de pareils procédés il serait permis de se demander si, malgré les lumières répandues par l’école, il ne se manifesterait point par là même dans le peuple une réaction en faveur d’une conception fanatique et étroite de la religion, ou si la seule racine, qui n’aurait pas été coupée, ne produirait pas sans cesse de nouveaux rejetons, sauvages, mais pleins de vigueur. L’homme cherche la vérité du réel et aime à étendre ses connaissances, tant qu’il se sent libre. Enchaînez-le à ce que l’on peut atteindre par les sens et l’entendement, il se révoltera et donnera peut-être à la liberté de son imagination et de son esprit des formes plus grossières que celles que l’on aura heureusement détruites.

Tant que l’on cherchait l’essence de la religion dans certaines théories sur Dieu, l’âme humaine, la création et l’ordre de l’univers, il s’ensuivait nécessairement que toute critique qui commençait logiquement par vanner le froment aboutissait finalement à une négation complète. On tamisait tant qu’à la fin il ne restait plus rien.

Si l’on voit au contraire l’essence de la religion dans l’élévation des âmes au-dessus du réel et dans la création d’une patrie des esprits, les formes les plus épurées pourront encore donner essentiellement lieu aux mêmes processus psychiques que la foi du charbonnier chez la foule ignorante, et malgré le raffinement philosophique des idées, on ne descendra jamais à zéro. Un modèle achevé du genre est la manière dont Schiller, dans son « Royaume des ombres », a généralisé la théorie chrétienne de la rédemption par l’idée d’une rédemption esthétique. L’élévation de l’esprit dans la foi devient ici une fuite vers le pays des pensées de la beauté, dans lequel tout travail trouve son repos, toute lutte sa paix et tout besoin sa satisfaction. Mais le cœur, qu’effraye la terrible puissance de la loi, à laquelle aucun mortel ne peut résister, s’ouvre à la volonté divine qu’il reconnaît pour la véritable essence de sa propre volonté et se trouve ainsi réconcilié avec la divinité. Encore que ces moments d’élévation soient de courte durée, ils agissent pourtant sur l’âme en la délivrant et en l’épurant, et dans le lointain nous entrevoyons la félicité finale que personne ne peut plus nous enlever et qui est représentée sous l’image d’tlercule montant au ciel. — Ce poème est le produit d’un temps et d’un milieu intellectuel qui n’étaient certes pas disposés à faire une trop large part à l’élément chrétien ; le poëte qui chanta les « Dieux de la Grèce » ne se dément pas en un certain sens, tout ici est païen, et cependant Schiller se rapproche de la vie traditionnelle de la foi chrétienne plus que la dogmatique savante, qui maintient capricieusement l’idée de Dieu et abandonne la théorie de la rédemption comme irrationnelle.

Que l’on s’habitue donc à donner au principe de l’idée créatrice en soi et en dehors de toute relation avec la connaissance historique et scientifique, mais aussi sans falsification de cette connaissance, une plus haute valeur qu’on’ne l’a fait jusqu’ici ; que l’on s’habitue à voir dans le monde des idées une représentation imagée de la vérité complète, aussi indispensable pour tout progrès humain que les connaissances de l’entendement, et que l’on mesure la plus ou moins grande importance de chaque idée par des principes éthiques et esthétiques. Ce conseil, il est vrai, paraîtra à plus d’un vieux ou nouveau croyant ressembler à l’acte par lequel on lui retirerait le sol de dessous les pieds en exigeant qu’il restât debout, comme s’il ne s’était rien passé mais on demande ici qu’est-ce que le terrain des idées ? Est-ce leur classement dans l’ensemble du monde des idées d’après des considérations éthiques ou le rapport, à la réalité expérimentale, des représentations par lesquelles l’idée s’exprime ? Lorsqu’on eut démontré le mouvement de la terre, tous les prud’hommes (Philister) crurent qu’ils tomberaient nécessairement si cette dangereuse théorie n’était pas réfutée à peu près comme aujourd’hui plus d’un mais craint de devenir un bloc de bois, si Vogt peut lui démontrer qu’il n’a pas d’âme. Si la religion à une valeur et si cette valeur durable réside dans le contenu éthique et non dans le contenu logique, il a dû en être de même jadis, bien que l’on regardât comme indispensable la croyance servilement littérale.

Si cet état de choses n’eût été compris clairement par les sages et même vaguement pressenti par le peuple, comment, en Grèce et à Rome, poëtes et sculpteurs auraient-ils osé donner de la vie au mythe et de nouvelles formes à l’idéal de la divinité ? Même le catholicisme, en apparence si rigide, ne faisait, au fond, du dogme qu’un puissant crampon pour empêcher le gigantesque édifice unitaire de l’Église de s’écrouler, tandis que le poëte dans la légende, le philosophe dans les profondes et audacieuses spéculations de la scolastique, maniaient à leur gré la matière religieuse. Jamais, certes, jamais, depuis que le monde existe, les gens qui pouvaient s’élever au-dessus de la plus grossière superstition, n’ont tenu un dogme religieux pour aussi vrai qu’une connaissance acquise par les sens, le résultat d’une opération d’arithmétique ou une simple conclusion de l’entendement encore que jamais peut-être jusqu’aux temps modernes n’ait régné une clarté complète sur le rapport de ces « vérités éternelles » aux invariables fonctions des sens et de l’entendement. On peut toujours découvrir, dans les discours ou dans les écrits des orthodoxes les plus zélés, le point où ils entrent manifestement dans l’interprétation symbolique des dogmes et où ils reproduisent, sous des formes plastiques, le développement Subjectif que l’idée religieuse a pris chez eux, avec les mêmes expressions, avec les mêmes couleurs vives sous lesquelles ils savent dépeindre d’une manière si sensible et si palpable les doctrines relativement objectives, admises par une grande communauté et regardées comme inattaquables pour les individus. Si ces vérités de l’enseignement général de l’Église sont célébrées comme « supérieures » toutes les autres, même à celles qui résultent de l’emploi de la table de multiplication, il subsiste toujours du moins un pressentiment que cette supériorité ne repose pas sur une plus grande certitude, mais sur un plus grand respect or ce respect ne peut être entamé ni par la logique, ni par la main qui palpe, ni par l’œil qui voit, parce que pour ce respect l’idée, comme forme et essence de la situation morale, peut être un objet d’aspiration plus puissant que la matière la plus réelle. Mais alors même qu’en termes formels on vante la certitude plus grande, plus élevée, plus positive des vérités religieuses, ces termes ne sont’que des circonlocutions ou des méprises d’une âme exaltée qui place l’élan du cœur vers la source vivante de l’édification, de la force et de la vie jaillissant du monde divin des idées, bien au-dessus de la saine connaissance qui enrichit l’entendement avec une petite monnaie dont on ne trouve pas l’emploi. Cette disposition de l’âme atteint sa plus haute expression dans l’âme d’un Luther, qui, tout en renversant lui-même par son opposition un édifice remontant à un millier d’années, va jusqu’à maudire la raison, qui résiste à ce qu’il a saisi, avec toute l’énergie de son tempérament fougueux, comme l’idée d’une ère nouvelle. De là vient aussi la valeur que des âmes véritablement pieuses ont toujours attachée à l’expérience et à la constatation internes comme preuves de la foi. Beaucoup de ces croyants, qui doivent le calme de leur âme aux pieux élans de la prière et qui conversent en esprit avec le Christ comme avec une personne, savent très-bien théoriquement qu’on retrouve de semblables processus de l’âme dans des dogmes complètement différents, et que le même succès, la même efficacité sont obtenus par des sectateurs de religions tout à fait distinctes. De l’opposition de ces croyances et de l’incertitude d’une démonstration qui soutient avec une égale force des idées contradictoires, ils n’ont généralement pas conscience, attendu que c’est plutôt l’opposition commune de toute foi contre l’incrédulité qui touche leur âme. N’estil pas évident dès lors que l’essence de la question gît dans la forme du processus spirituel et non dans le contenu logico-historique de chacune des conceptions et doctrines ? Celles-ci peuvent bien être en connexion avec la forme du processus, comme dans le monde des corps le mélange chimique des matières et la forme cristalline mais qui nous démontrera cette connexion, et démêlera les lois de cette sorte d’isomorphisme ?

Cette prédominance de la forme dans la foi se décèle aussi dans un fait remarquable les croyants de religions différentes, hostiles même les unes aux autres, s’accordent mieux entre eux, témoignent plus de sympathie à leurs adversaires les plus fougueux qu’à ceux qui se montrent indifférents aux controverses religieuses. Mais le phénomène le plus original, offert par le formalisme religieux, se trouve dans la philosophie de la religion, telle qu’elle s’est constituée en Allemagne, notamment depuis Kant. Cette philosophie est une traduction formelle des doctrines religieuses en doctrines métaphysiques. Un homme aussi éloigné de la foi du charbonnier, aussi ennemi des traditions non historiques et des impossibilités physiques, que purent jamais l’être les matérialistes, Schleiermacher, produisit un véritable courant de rénovation religieuse, en mettant en relief le contenu éthique et idéal de la religion. Le puissant Fichte annonça l’aurore d’une ère nouvelle par la diffusion de l’Esprit-Saint sur toute chair. L’Esprit, que le Nouveau Testament prédit devoir conduire les disciples du Christ à toute vérité, n’est autre que l’esprit de la science, qui s’est manifesté de nos jours. Il nous enseigne, dans une connaissance non voilée, l’unité absolue de l’existence humaine et de l’existence divine, qui fut, pour la première fois, en parabole, annoncée au monde par le Christ. La révélation du royaume de Dieu est l’essence du christianisme, et ce royaume est celui de la liberté conquise par la fusion de notre volonté avec celle de Dieu, — mort et résurrection. Toutes les doctrines relatives à la résurrection des morts, dans le sens physique du mot, sont des interprétations erronées de la doctrine du royaume des cieux, qui est en réalité le principe d’une nouvelle conception de l’univers. Fichte prétendait très-sérieusement transformer le genre humain en opposant l’humanité elle-même, dans sa perfection idéale, à l’individu égaré dans son égoïsme. Ainsi le philosophe le plus radical de l’Allemagneest en même temps l’homme dont les pensées et les tendances forment le contraste le plus frappant avec la maxime de l’intérêt de l’économie politique et toute la dogmatique de l’égoïsme. Ce n’est donc pas en vain que Fichte, le premier en Allemagne, souleva la question sociale, qui n’existerait pas si les intérêts étaient les seuls mobiles des actions humaines, si les règles abstraitement exactes de l’économie politique, constituant les seules lois de la nature, dirigeaient éternellement et invariablement la marche des travaux et des luttes de l’humanité, sans que jamais vînt à se faire jour l’idée supérieure, pour laquelle les membres les plus nobles de l’humanité ont, depuis des milliers d’années, lutté et souffert.

« Non, ne nous quitte point, palladium sacré de l’humanité, pensée consolante que de chacun de nos travaux, de chacune de nos douleurs naît pour nos frères une nouvelle perfection, une joie nouvelle que nous travaillons pour eux et que nous ne travaillons pas en vain qu’à la place où maintenant nous nous fatiguons et sommes foulés aux pieds, et — ce qui est pire encore — où nous errons et nous trompons grossièrement, un jour fleurira une génération qui pourra toujours faire ce qu’elle voudra, parce qu’elle ne voudra que le bien ; — tandis que nous, dans des régions supérieures, nous serons satisfaits de nos descendants et retrouverons développes dans leurs vertus les germes que nous aurons déposés en eux et les reconnaîtrons pour nôtres. Enthoùsiasme-nous, perspective de cet avenir, et donne nous le sentiment de notre dignité montre-nous-la du moins dans nos dispositions, encore que notre état présent la contredise. Répands l’audace et un sublime enthousiasme sur nos entreprises, et dussions-nous être brisés, soyons ranimés — pendant que nous soutient la première pensée : j’ai fait mon devoir — soyons ranimés par la deuxième pensée : aucune semence, jetée par moi, ne sera perdue dans le monde moral au jour de la moisson j’en verrai les fruits et, avec les tiges, je me tresserai d’immortelles couronnes (41). »

L’élan poétique qui emportait Fichte, quand il écrivait ces paroles, ne s’empara pas de lui à propos d’une contemplation religieuse confuse, mais à propos de Kant et de la Révolution française. Ainsi chez lui vie et doctrines ne faisaient qu’un, et tandis que la parole de vie était prostituée par les mercenaires de l’Église au service de la mort, de l’ignorance, du prince de ce monde, surgissait en lui l’esprit du destructeur de toutes les chaînes ; il déclarait à haute voix que le renversement de ce qui existait en France avait du moins amené quelque chose de meilleur que les constitutions despotiques, tendant à la dégradation de l’humanité.

Il est à remarquer que dans un examen approfondi les idées et les efforts des hommes se groupent souvent tout autrement que cela n’apparaît d’ordinaire. Une locution triviale veut que les extrêmes se touchent ; ce n’est pas toujours vrai. Jamais, jamais le libre-penseur décidé ne pourra éprouver de sympathie pour le rigide gouvernement de l’Église et pour la foi littérale morte ; mais il en aura pour l’élan prophétique de l’homme pieux, chez qui le Verbe s’est fait chair et qui rend témoignage de l’esprit dont il est saisi. Jamais le savant dogmatiseur de l’égoïsme n’éprouvera de sympathie pour les silencieux de la terre, qui, à genoux dans leur humble chambrette, cherchent un royaume qui n’est pas de ce monde ; mais il en aura pour le riche pasteur qui sait défendre vaillamment la foi, maintenir convenablement sa dignité et habilement gérer ses biens, et qui trinque, un verre de champagne à la main, pour fêter le baptême d’un enfant de la classe opulente ou l’inauguration d’une ligne de chemin de fer.

De même que la forme de la vie spirituelle décèle le fond le plus intime de l’homme, de même aussi les rapports avec des hétérodoxes sont précisément une excellente pierre de touche des esprits pour savoir s’ils sont ou non dans la vérité. Il faut être un mauvais disciple du Christ, dans le sens de la véritable piété, pour ne pas se figurer que le Seigneur, quand il apparaîtra sur les nues, afin de juger les vivants et les morts, placera un athée comme Fichte à sa droite, tandis que passeront à sa gauche des milliers d’individus qui s’écrient avec les orthodoxes « Seigneur, Seigneur » Il faut être peu ami de la vérité et de l’équité pour mépriser A. H. Franke comme un rêveur, ou pour ne voir qu’une vaine illusion dans la prière de Luther. En réalité, tant que la religion, dans son essence, fera opposition au matérialisme éthique, elle conservera des amis dans les rangs des hommes les plus instruits et les plus libéraux, et l’on se demande seulement si chez elle-même le principe du matérialisme éthique, la « mondialisation » (Verweltlichung), comme les théologiens l’appellent, prendra tellement le dessus que la conscience devenue meilleure sera obligée de s’affranchir de toutes les formes antérieures de sa foi et de chercher de nouvelles voies. Dans ce point, dans les rapports des religions existantes à l’ensemble de la culture de leur époque, gît le véritable secret de leurs variations comme de leur persistance, et toutes les attaques de la critique, quelque fondées, quelque irrésistibles qu’elles puissent être, ne sont pas la cause, mais seulement le symptôme de leur décadence ou d’une grande fermentation dans l’ensemble de la vie intellectuelle de leurs sectateurs. Aussi, l’évolution conservatrice que prit avec Hegella philosophie de la religion, malgré ses interprétations en général semblables à celles de Fichte, n’a-t-elle pas eu de fruits durables ni pour l’Église, ni pour la philosophie. Il n’est plus possible de réserver aux seuls philosophes la connaissance de la vérité sans voile et de replonger les masses dans le solennel clair-obscur de l’antique symbole. De même qu’en politique la théorie qui donne raison à ce qui existe a favorisé l’absolutisme d’une manière pernicieuse, ainsi la philosophie contribua principalement, par Schleiermacher et Hegel, a favoriser une tendance qui, délaissée par la naïve innocence de l’ancienne mystique, s’efforçait de sauver la religion par la négation de la négation. Ce qui protégeait les dogmes de la religion contre la dent de la critique, dans les temps où s’élevaient les cathédrales, où naissaient les puissantes mélodies du culte, ce n’étaient pas les répliques de prudents apologistes, mais le saint respect avec lequel l’âme admettait les mystères et la pieuse frayeur avec laquelle le croyant évitait, dans son for intérieur, de toucher à la limite où vérité et fiction se séparent. Cette pieuse frayeur n’est pas la conséquence des paralogismes qui font admettre le supra-sensible, elle en est plutôt la cause, et peut-être que ce rapport de cause à effet remonte jusqu’aux temps les plus anciens où la culture et les religions n’étaient pas développées. Épicure lui-même, à côté de la crainte, n’admettait-il pas les formes sublimes des dieux, vues en rêve, au nombre des sources de la religion ?

Que deviendront les « vérités » de la religion, lorsque toute piété aura disparu, lors qu’aura surgi une génération qui ne connut jamais les émotions profondes de la vie religieuse ou qui s’en éloigna après avoir changé de sentiments ? Le moindre jeune sot ridiculise les mystères et regarde du haut de son mépris suffisant ceux qui peuvent encore croire a de pareilles absurdités. Tant que la religion conserve sa pleine autorité, ce ne sont pas ses dogmes les plus étranges que l’on révoque les premiers en doute. Des critiques théologiens s’efforcent de déployer la plus grande sagacité et l’érudition la plus étendue pour rectifier la tradition sur un point quelconque, encore fort éloigné des principes fondamentaux de la foi. Des physiciens trouvent l’occasion de ramener quelque miracle distinct à un phénomène expliqué par la physique. Sur ces points-là, on creuse davantage, et, lorsque tous les moyens d’attaque et de défense sont épuisés, c’en est fait généralement de l’auréole de vénérabilité et d’inviolabilité qui entourait la tradition religieuse. Alors seulement on arrive aux questions beaucoup plus simples : Comment concilier la toute-puissance et la bonté de Dieu avec l’existence du mal dans le monde ? Pourquoi les religions des autres peuples ne seraient-elles pas aussi bonnes que la nôtre ? Pourquoi ne se fait-il plus aujourd’hui de miracles, de miracles bien palpables ? Comment se peut-il que Dieu se mette en colère ? Pourquoi les serviteurs de Dieu sont-ils si méchants et si vindicatifs ? etc. — Si enfin la tradition de l’Église a perdu le crédit particulier qu’elle revendique, si l’on regarde la Bible du même œil que tout autre livre, on ne peut plus se figurer de cerveau si étroit, qui ne soit parfaitement capable de comprendre que trois ne peuvent pas faire un, qu’une vierge ne peut pas enfanter et qu’un homme vivant et corporel ne peut pas s’envoler dans le ciel bleu. S’il vient ensuite s’y joindre quelques notions des sciences de la nature, celles par exemple qui courent les écoles primaires, on voit se multiplier sans fin les absurdités sur lesquelles un railleur s’égaiera, sans posséder le moins du monde une intelligence hors ligne ou une instruction solide. Si néanmoins des hommes intelligents et instruits restent encore attachés à la religion, parce que, dès leur enfance, la sensibilité a joué un grand rôle dans leur vie, parce que l’imagination, le cœur, le souvenir d’heures fortunées les rattachent par mille racines aux fondements antiques et chéris de leur foi, nous avons là un contraste qui nous indique assez clairement où sont les sources d’où se répand le fleuve de la vie religieuse.

Tant que la religion sera cultivée, dans des communautés religieuses exclusives, par des prêtres qui se posent aux yeux du peuple comme les dispensateurs privilégiés des mystères divins, l’idéal en religion ne pourra jamais se montrer dans toute sa pureté. D’ailleurs, à l’idéologie n’est que trop souvent inhérent le poison de la croyance à la lettre. Le symbole devient involontairement et peu à peu un dogme inflexible, comme l’image d’un saint se change en idole, et la lutte naturelle entre la poésie et l’entendement dégénère facilement, sur le terrain de la foi religieuse, en antipathie pour tout ce qui est simplement exact, utile et convenable, et paraît, à notre époque, comprimer de toutes parts l’essor d’une âme libre. On sait tout le mal produit, dans mainte intelligence noblement douée, par le passage de l’idéologie aux excentricités romantiques et enfin à un pessimisme funeste. Personne ne peut blâmer les amis de la vérité et du progrès, quand ils témoignent de la défiance contre tout ce qui veut résister à l’entraînement général de notre époque vers la prose, principalement si à cette résistance se mêle une teinte cléricale. Car si, à l’époque des guerres de la délivrance (1813-1815), le romantisme semblait atteindre son but élevé, il est évident, d’autre part, que les tendances de notre époque vers les inventions, les découvertes, les améliorations politiques et sociales, ont à résoudre aujourd’hui des problèmes immenses, décisifs peut-être pour l’avenir de l’humanité tout entière, et il n’est pas douteux que tout le sang-froid d’un travail sérieux, le sentiment complet et sincère de la vérité d’une conscience critique sont nécessaires pour élaborer ces problèmes avec dignité et succès. Quand ensuite viendra le jour de la moisson, l’éclair du génie brillera de nouveau, lui qui forme un tout avec les atomes, sans savoir comment il s’y est pris.

Cependant il s’en faut de beaucoup que les antiques formes de la religion aient complètement disparu, et il arrivera difficilement que leur contenu idéal soit jamais rejeté tout entier comme l’on fait un citron dont on a exprimé le jus, avant que surgissent les nouvelles formes de l’idéalisme éthique. Les choses ne se passent point d’une manière aussi simple ni aussi nette dans la succession des opinions et des aspirations terrestres. Le culte d’Apollon et de Jupiter n’avait pas encore perdu toute importance, lorsque le christianisme fit irruption, et le catholicisme recélait encore en lui-même un riche trésor d’intelligence et de vitalité, lorsque Luther vint l’assaillir. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore une nouvelle communauté religieuse pourrait, par la force de ses idées et le charme de ses principes sociaux, conquérir le monde d’un seul élan, tandis que maint arbre de l’ancienne plantation subsisterait dans la plénitude de sa vigueur et continuerait à porter ses fruits ; mais la simple négation rebondit impuissante, là où s’arrête le domaine du passé et de la mort, qui lui est dévolu. — Nous ne savons pas si des croyances anciennes pourrait jaillir aussi un pareil torrent de vie nouvelle ou si, en sens inverse, une société sans religion pourrait allumer un feu d’une puissance aussi dévorante mais une chose est certaine quand une ère nouvelle doit commencer et une ère ancienne disparaître, il faut que deux grandes choses se combinent une idée morale capable d’enflammer le monde et une direction sociale assez puissante pour élever d’un degré considérable les masses opprimées. Cela ne s’opère pas avec le froid entendement, avec des systèmes artificiels. La victoire sur l’égoïsme, qui brise et isole, et sur la glace des cœurs qui tue, ne sera remportée que par un grand idéal, qui apparaîtra comme un « étranger venu de l’autre monde », et, en exigeant l’impossible, fera sortir la réalité hors de ses gonds.

Tant que cette victoire n’aura pas été remportée, tant qu’une nouvelle vie sociale ne permettra pas au pauvre, au malheureux, de sentir qu’il est homme parmi les hommes, on ne devra pas être si ; pressé de combattre la foi, afin de ne pas recourir à un remède pire que le mal. Que l’on répande la science, que l’on proclame la vérité dans toutes les rues et dans toutes les langues, puis advienne que pourra ; quant à la guerre de la délivrance, la guerre systématique et implacable, qu’on la dirige sur les points où la liberté est menacée, où la vérité et la justice sont entravées ; qu’on la dirige contre les institutions politiques et sociales, grâce auxquelles les congrégations religieuses acquièrent une influence corruptrice, contre la violence tyrannique d’une hiérarchie perfide qui mine systématiquement la liberté des peuples. Si ces institutions sont éliminées, si le terrorisme de la hiérarchie est brisé, les opinions les plus contraires pourront se mouvoir les unes à côté des autres, sans qu’il en résulte des excès de fanatisme, sans que le progrès continu du génie inventif soit entravé. Il est vrai que ce progrès détruira la crainte superstitieuse, destruction qui, d’ailleurs est déjà en grande partie accomplie, même dans les couches les plus inférieures de la population. Si la religion tombe avec cette crainte superstitieuse, laissons-la tomber ; si elle ne tombe pas, elle le devra à son contenu idéal qui pourra subsister dans cette forme jusqu’à ce que le temps la remplace par une autre. Il n’y aura même pas trop lieu de regretter que le contenu de la religion soit encore regardé comme littéralement vrai par la plupart des fidèles, voire même par une fraction du clergé ; car cette foi littérale, morte et vide de sens, dont l’action est toujours pernicieuse, ne sera plus guère possible, alors que toute contrainte aura disparu.

Si l’ecclésiastique, par l’effet des associations d’idées qui dominent en lui, ne peut représenter l’élément de la vie idéale, dont il est le défenseur, qu’en se le figurant doué d’une vulgaire réalité ; s’il prend comme historique ce qui ne peut avoir qu’une valeur symbolique, il faut le laisser faire, en supposant que, comme prêtre, il remplisse son devoir. Si l’on retire au clergé tout pouvoir temporel, sans même excepter les droits de corporation civile, et si l’on combat sous toutes les formes la constitution d’un État dans l’État, l’arme la plus dangereuse de la théocratie sera brisée. De plus, il faudrait une liberté illimitée d’enseignement, pour la science pure comme pour sa vulgarisation il faudrait aussi qu’il fût permis de critiquer sans obstacle tous les abus, tous les méfaits. L’État a le droit et le devoir, tant que par ses subventions et son pouvoir il continue à soutenir les congrégations religieuses, d’exiger de leurs membres un certain degré de culture scientifique, cela va de soi, et l’on devra bien se garder, en sortant des conditions actuelles, de négliger ce devoir et de se perdre dans le labyrinthe d’une prétendue séparation de l’Église et de l’État. Cette séparation, sincèrement effectuée, est la seule solution logique. Toute organisation ecclésiastique de société de croyants forme un État dans l’État, et peut, à chaque instant avec facilité, empiéter sur le domaine civil. Il y a des circonstances où elle peut, dans l’intérêt de la civilisation, avoir le droit et le devoir de faire sauter un gouvernement délabré et décrépit ; mais en général et surtout aujourd’hui que l’on assigne de plus en plus à l’État la tâche de civiliser, abandonnée jadis à l’Église, l’organisation politique de cette dernière devient pour l’État un motif de défiance et de très-sérieuses inquiétudes. La suppression de l’organisation politique de l’Église rend seule possible la liberté religieuse illimitée. Toutefois l’État ne peut travailler à la destruction de la dogmatique religieuse, tant que l’Église, en dépit de ses vues ambitieuses, représente encore parmi le peuple l’idéalisme éthique. Fichte voulait, il est vrai, que l’instructeur ecclésiastique du peuple, destiné à servir d’intermédiaire entre la masse et les gens instruits, puisât son système religieux à l’école du philosophe. Il voulait que la théologie, si elle ne renonçait pas solennellement à ses « prétentions aux mystères », fut entièrement bannie des universités, et que, si elle y renonçait, sa partie pratique fût séparée de sa partie scientifique, laquelle devait se fondre dans l’ensemble de l’enseignement scientifique (42). Cette exigence, en soi si légitime, est encore moins réalisable aujourd’hui qu’à l’époque où Fichte la formula. Le rôle de médiateur entre le peuple et la classe éclairée ne peut être rempli, lors même qu’on le tenterait sérieusement, qu’en tenant compte des conditions psychologiques, c’est-à-dire que ce rôle réclame beaucoup de temps et une marche graduelle. D’un autre côté, on ne peut donner au clergé une instruction philosophique suffisamment profonde par une simple réorganisation des études. En attendant, le culte de l’idéal, chez le peuple, ne doit pas être interrompu. Sans doute, il serait à désirer que chaque ecclésiastique fût éclairé du moins sur la valeur et les limites de tout idéal ; mais, si l’étroitesse d’esprit et l’insuffisance des moyens d’instruction ne permettent pas cela sans préjudice pour la force, appelée à propager l’idée, dans ce cas, et à tout prendre, il vaut mieux sacrifier l’instruction que la force.

D’autre part, il en est parfaitement de même pour le naturaliste matérialiste. Sans doute le résultat de ses recherches fructueuses et pleines de dévoûment est essentiellement déterminé par son zèle pour la branche d’activité humaine qu’il a choisie. Il est indubitable qu’un empirisme sévère et méthodique peut seul le conduire à son but, qu’une observation, perspicace et sans préjugé, du monde des sens et une logique rigoureuse dans les conclusions lui sont indispensables, enfin que les hypothèses matérialistes lui ouvrent toujours la plus grande perspective de nouvelles découvertes. Si son esprit est assez profond et assez large pour unir à une activité ainsi réglée la reconnaissance de l’idéal, sans laisser pénétrer la confusion, l’obscurité ou une stérile hésitation dans le domaine de ses recherches, il peut alors assurément revendiquer avec plus de droit le titre d’homme véritable et accompli. Mais si l’on ne peut espérer cela, il vaut bien mieux avoir, dans la plupart des cas et dans ces questions, de lourds matérialistes que des rêveurs, des têtes faibles et embrouillées. Autant d’idéal qu’il en faut — et plus que la grande masse des hommes n’en acquerra jamais — se trouve déjà dans le simple dévoûment à un grand principe et à une branche importante d’étude. Les matérialistes qui, dans leur science, rendent des services réels, n’auront guère envie de jouer le rôle de missionnaires de la négation ; mais, dussent-ils l’accepter, ils nuiront moins à l’humanité que les apôtres de la confusion.

Toutefois, si les deux extrêmes sont réellement justifiables, même avec leur exclusivisme, il devra s’établir dans la société des relations tolérables, sinon affectueuses, dès que les derniers vestiges du fanatisme auront disparu de nos codes. En viendrons-nous là, c’est une autre question. Il en est de la révolution religieuse comme de la révolution sociale qui est à nos portes. Il vaudrait mieux pouvoir traverser en paix la période de transition ; mais les orages sont plus probables.

Ainsi la polémique actuelle du matérialisme se dresse devant nous comme un grave symptôme du temps. Aujourd’hui de nouveau, comme dans la période qui précéda Kant et la Révolution française, un affaissement général de la curiosité philosophique, un recul des idées sont les causes des progrès du matérialisme. Dans des temps pareils, le matériel périssable, où nos ancêtres mettaient l’empreinte du sublime et du divin, autant du moins qu’ils pouvaient les comprendre, est dévoré par les flammes de la critique, de même que le corps organique qui, après l’extinction de l’étincelle vitale, tombe au pouvoir plus général des forces chimiques et se trouve détruit dans sa forme antérieure. Mais comme, dans le cercle que parcourt la nature, la décomposition des matières inférieures donne naissance à une vie nouvelle, à un être de classe supérieure, alors que les vieux éléments disparaissent, de même nous pouvons espérer qu’un nouvel élan de l’idée fera monter l’humanité d’un nouveau degré.

En attendant, les forces dissolvantes ne font que leur devoir. Elles obéissent à l’impératif catégorique, inexorable de la pensée, à la conscience de l’entendement éveillé, des que, dans la fiction du transcendant, la lettre devient prédominante parce que l’esprit l’abandonne et cherche à créer des formes nouvelles. Mais l’humanité ne pourra parvenir à la paix perpétuelle que lorsqu’on reconnaîtra la nature impérissable de toute fiction dans l’art, la religion et la philosophie lorsque, sur la base de cette reconnaissance, cessera pour toujours le conflit entre la science et la fiction. Alors aussi alterneront harmoniquement le vrai, le beau et le bien, au lieu de la morne unité, à laquelle se cramponnent aujourd’hui nos communautés libres, qui n’admettent d’autre principe que la vérité empirique. L’avenir verra-t-il s’élever de nouvelles cathédrales ou se contentera-t-il de salles riantes et bien éclairées ; les sons de l’orgue et le carillon des cloches traverseront-ils l’espace avec une intensité nouvelle ou la gymnastique et la musique, comme l’entendaient les Hellènes, deviendront-elles la base de l’éducation d’une nouvelle période de l’histoire universelle ? — En aucun cas, l’œuvre du passé ne sera complètement perdue ; en aucun cas, ce qui a fait son temps ne renaîtra sans s’être modifié. Dans un certain sens les idées de la religion aussi sont impérissables. Qui voudra réfuter une messe de Palestrina ou accuser d’erreur la madone de Raphaël ? Le Gloria in excelsis restera une puissance universelle et retentira à travers les siècles aussi longtemps que la sensibilité de l’homme pourra être excitée par le frisson du sublime. Et ces simples idées fondamentales de la rédemption de l’individu par la soumission de sa volonté à la volonté qui régit l’univers ; ces images de mort et de résurrection qui expriment les sensations les plus émouvantes et les plus sublimes qui puissent faire tressaillir la poitrine humaine, alors qu’aucune prose n’est plus capable de représenter par de froides paroles la plénitude du cœur ; ces doctrines enfin, qui nous ordonnent de rompre le pain avec l’affamé et d’annoncer au pauvre la joyeuse nouvelle — ne disparaîtront pas à jamais, pour faire place à celles d’une société qui a atteint son but quand une fois elle a obtenu par son intelligence un gouvernement meilleur et par sa sagacité la satisfaction de besoins toujours nouveaux au moyen d’inventions toujours nouvelles. Souvent déjà une période de matérialisme ne fut que le calme avant la tempête qui devait s’élancer de profondeurs inconnues et donner au monde une forme nouvelle. Nous déposons notre plume de critique dans un moment où la question sociale surexcite l’Europe, question sur le vaste terrain de laquelle tous les éléments révolutionnaires de la science, de la religion et de la politique semblent avoir trouvé leurs positions pour livrer une grande et décisive bataille. Soit que cette bataille agite simplement les esprits et ne verse pas de sang, soit que, pareille à un tremblement de terre, elle jette dans la poussière, au milieu des éclats de la foudre, les ruines d’une période écoulée de l’histoire universelle et qu’elle ensevelisse des millions d’hommes sous les décombres, assurément l’ère nouvelle ne triomphera que sous la bannière d’une grande idée, qui balaiera l’égoïsme et, comme nouveau but à atteindre, substituera la perfection humaine dans l’association humaine au travail incessant, provoqué par une préoccupation exclusivement égoïste. Sans doute les combats futurs seraient moins meurtriers si la connaissance de la nature du développement humain et des processus historiques guidait d’une manière plus générale les hommes qui dirigent la société, et il ne faut pas renoncer à l’espérance de voir, dans un avenir lointain, s’effectuer les plus grands changements, sans que l’humanité soit souillée par l’incendie et le carnage. Ce serait incontestablement la plus belle récompense des fatigues du travail intellectuel que de pouvoir, dès maintenant, aider à préparer une voie facile à l’inévitable, en écartant de terribles sacrifices et à transporter intacts dans l’époque nouvelle les trésors de notre culture ; mais cette perspective est douteuse, et nous ne pouvons nous dissimuler que les passions aveugles des partis vont grandissant et que l’implacable conflit des intérêts se soustrait de plus en plus à l’influence des recherches théoriques. En tout cas, nos efforts ne seront pas complètement infructueux. La vérité, quoique tardive, arrivera néanmoins assez tôt car l’humanité ne mourra point encore. Les natures privilégiées saisissent le moment opportun mais jamais le penseur qui observe n’a le droit de se taire parce qu’il sait qu’actuellement peu de personnes l’écouteront.


FIN DU TOME SECOND.








NOTES


NOTES DE LA PREMIÈRE PARTIE


1. Ici en premier lieu doit être mentionné Otto Liebmann qui, dans son écrit Kant und die Epigonen (1865), exprima sa conviction en ces termes : « Il faut revenir à Kant » (p. 215). — Jürgen Bona Meyer qui, dès l’année 1856, au fort de la polémique soulevée sur la « question du corps et de l’âme », avait donné une des meilleures études faites au point de vue kantien, s’est exprimé[6] en termes analogues sur l’importance de Kant pour la philosophie de notre époque[7]. — D’une importance décisive est notamment : Kant’s Theorie der Erfahrung, von Dr  Hermann Cohen, Berlin 1871, parce qu’ici, pour la première fois, toute la force d’un travail approfondi fut employée à maîtriser complétement la terminologie de Kant et à pénétrer ainsi, au moyen des définitions les plus exactes, plus avant dans l’esprit du philosophe de Kœnigsberg, procédé dont la nécessité absolue vient d’être démontrée à tous avec évidence par l’étrange polémique survenue entre Trendelenburg et Kuno Fischer. La solidité scientifique dont Cohen a fait preuve dans cet écrit n’est pas restée infructueuse, comme le montrera peut-être aussi notre présent exposé de la philosophie de Kant dans ses rapports avec le matérialisme. Les modifications apportées à notre première édition doivent être attribuées à une nouvelle révision de tout le système de Kant provoquée principalement par le livre du Dr  Cohen. — Un autre travail très-consciencieux, reposant sur l’étude précise d’un point particulier, est la dissertation[8] du Dr Emile Arnoldt : Kant’s transscendentale Idealität des Raumes und der Zeit. Für Kant, gegen Trendelenburg. — Une intelligence complète du point principal de la philosophie de Kant se trouve aussi dans l’écrit publié par Carl Twesten (1863) sous le titre : Schiller in seinem Verhältniss zur Wissenschaft. Cet écrit est postérieur à un ouvrage historico-philosophique, de Twesten, récemment publié comme posthume et où l’auteur se déclare partisan du positivisme. Si l’on rapproche les déclarations de Twesten, page 2 de sa dissertation sur Schiller, on verra que, chez Twesten, Kant a remporté la victoire sur Comte.

2. Voir Dr  M. J. Schleiden, Ueber den Materialismus der neueren deutschen Naturwissenschaft, sein Wesen und seine Geschichte. Leipzig 863. Une critique mordante, mais non injuste, de cet écrit parut sous le titre : M. J. Schleiden über den Materialismus, anonyme, Dorpat 1864.

3. Voir la préface de la 2e édition de la Kritik der reinen Vernunft. Il est certain que Kant y laisse entrevoir[9] qu’il se glorifie d’avoir pris, par le développement complet de la critique, le rôle que Newton avait joué, en prouvant, par sa théorie, la vérité de ce que Copernic, suivant Newton[10], n’avait émis que comme « hypothèse ». Mais pour avoir une première idée de l’essence de la réforme de Kant, ce qu’il y a de plus important est la comparaison avec Copernic énoncée dans la préface.

4. Voir Kritik der reinen Vernunft, transscendentale Methodelehre, 4, Hauptst. ; Hartenstein, III, S. 561.

5. David Hume, Von der menschlichen Natur, übersetzt von L. H. Jakob, Halle 1790 ; I, 4, 5 : Von der Immaterialität der Seele, p. 480. Voir The philosophical works of D. Hume, Edinburgh 1826, I, p. 315.

6. Von der menschlichen Natur, übers. v. Jakob, I, 4, 6 : Von der persönlichen Identität, p. 487 et suiv. — Voir The philosophical works of David Hume, I, pag. 319 et suiv.

7. Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, die als Wissenschaft wird auftreten können, Riga 1783, p. 167 et suiv. ; Hartenstein, IV, p. 101 et suiv.

8. Prolegomena, 1783, p. 204. et suiv. Hartenstein, p. 121 et suiv.

9. La polémique des philosophes anglais sur l’apriorité dans la mathématique commença par l’attaque que Whewell, dans son Mechanical Euclid, dirigea contre l’opinion représentée par Dugald Stewart, suivant laquelle les éléments de la géométrie reposeraient sur des hypothèses. Un article de l’Edinburgh Review, écrit par Herschel, appuya l’opinion de Stewart. Whewell répondit dans sa Philosophy of thr inductive sciences, London 1840, I, p. 79 et suiv. dans la section : the Philosophy of the pure siences, qui renferme un chapitre particulier (v. p. 98 et suiv.) comme réponse aux objections de Herschel. Ce dernier continua la lutte en critiquant dans le n° de juin 1841 de la Quarterly Review les deux principaux ouvrages de Whewell[11]. Là-dessus, Mill, dans sa Logique (1843), prit part ta lutte et la continua dans les éditions subséquentes de cet ouvrage, Whewell lui ayant répondu dans un écrit spécial[12]. On trouvera d’autres brochures et dissertations citées dans la Logique de Mill. Nous avons utilisé pour notre exposé la 3e édition de l’original, London 1851 et la 3e édition de la traduction de Schiet (faite d’après la 5e de l’original), Braunschweig 1868 ; de plus Whewell’s Philosophy of the inductive sciences.

10. Mill a le grand tort de ne reproduire fidèlement ni les propres termes ni l’enchaînement des idées de Whewell dans aucun passage de sa polémique si prolixe ; il substitue sans cesse des concepts qui représentent la question en litige sous son point de vue personnel. Nous allons donner quelques exemples de passages ainsi dénaturés mais afin d’écarter tous les doutes, nous citerons le texte original lui-même. Il est dit dans le Ve chap. du livre II, § 4 (I, p. 258 de la 3e édition) : « It is not necessary, to show, that the truths which we call axioms are originally suggested by observation, and that we should never have known that two straight lines cannot inclose a space, if we had never seen a straight line : thus much admitted by Dr  Whewell, and by all, in recent times who have taken his view of the subject. But they contend that it is not experience which proves the axiom ; but that its truth is perceived a priori, by the constitution of the mind itself, from the first moment when the meaning of the proposition is apprehended ; and without any necessity for verifying it by repeated trials, as is requisite in the case of truths really ascertained by observation. » (« Il n’est pas nécessaire de démontrer que les vérités, que nous appelons axiomes, sont originairement suggérés par l’observation et que nous n’aurions jamais su que deux lignes droites ne peuvent pas déterminer un plan, si nous n’avions jamais vu de ligne droite ; bien des choses ont été admises par le Dr  Whewell, et, tout récemment, par tous ceux qui ont adopté son opinion sur ce sujet. Mais ils prétendent que ce n’est pas l’expérience qui prouve la vérité de l’axiome ; que cette vérité est comprise a priori, en vertu de l’organisation de l’esprit lui-même dès le moment où le sens de la proposition est saisi et qu’il n’y a aucune nécessité de vérifier cela par des épreuves répétées, comme il faudrait le faire dans le cas de vérités réellement acquises au moyen de l’observation. »). Les deux mots « suggests » et « prove » imprimés en italiques ne se trouvent pas chez Whewell dans ce sens et dans cette connexion. En opposant ainsi l’intuition à la démonstration, on sous-entend déjà la méthode superficielle des empiriques, pour qui « l’expérience » est quelque chose d’achevé, se posant à l’encontre de l’intelligence passive presque sous la forme d’un être personnel. D’après Whewell, dans chaque connaissance agit un élément formel, actif et subjectif qu’il nomme « idée » (chez Kant, la « forme ») de concert avec un élément matériel, passif et objectif, la « sensation » (d’après Kant la « sensation » ou les « phases diverses de la « sensation »). Il se comprend de soi-même que dans la première connaissance d’une vérité axiomatique concourent deux facteurs qui ne peuvent d’ailleurs être séparés que par la pensée, comme la forme et la matière dans un dé à jouer en ivoire. Il ne peut donc être question d’une concession suivant laquelle « l’expérience » indiquerait l’axiome sans cet élément formel, mais plutôt seulement du fait que cet élément agit de concert avec un élément extérieur et objectif. L’intuition dans la vérité d’un axiome ne peut pas davantage, comme facteur démonstratif, être séparée de l’élément sensoriel. Si donc l’on parle de l’organisation de l’esprit (constitution of the mind), il ne faut pas appliquer cette expression, comme ferait Platon, à une « conception intellectuelle », mais à la forme de ce même élément sensoriel, par laquelle nous recevons en général les impressions du dehors et par suite l’expérience. Whewell[13] dit très-clairement sous ce rapport : « The axioms require not to be granted, but to be seen. If any one were to assent to them without seeing them to be true, bis assent would be of no avail for purposes of reasoning for he would be also unable to see in what cases they might be applied. » (« Les axiomes ne veulent pas être accordés, mais être vus. Si quelqu’un devait leur donner son assentiment sans voir leur vérité, cet assentiment ne serait d’aucune importance en logique ; car on ne saurait voir dans quels cas ces axiomes devraient être appliqués »). Plus loin dans le même chapitre § 5 : « Intuition is imaginary looking[14] but experience must be real looking : if we see a property of straight lines to be true by merely fancying ourselves to be looking at them, the ground of our belief cannot be the senses, or expérience ; it must be something mental. » (« L’intuition est une vue imaginaire », mais l’expérience doit être une vue réelle ; si nous voyons qu’une propriété des lignes droites est vraie, en nous bornant à nous figurer que nous les regardons, le fondement de notre opinion ne peut être ni dans les sens ni dans l’expérience ; il doit être quelque chose de mental. ») Ce passage, dans lequel Mill prétend reproduire la pensée de Whewell a évidemment conduit le Dr  Cohen dans Kant’s Theorie der Erfahrung, p. 96 (où d’ailleurs il expose avec une rare clarté les rapports de Mill avec Kant), à prêter à Whewell une théorie analogue à celle de Leibnitz (ibid., p. 95) que Mill combattit avec raison. Or il n’est pas question de cela ; l’expression « quelque chose de mental (something mental), qui ressemblerait entièrement à cela, a été prêtée par Mill à Whewell ; aussi ne faut-il pas traduire imaginary looking par « vue imaginaire », mais par vision en l’imagination. D’ailleurs, dans ce passage (I, 130), Whewell ne songe même pas à distinguer nettement la vision en imagination d’avec la vue réelle ; il dit plutôt en termes exprès : « If we arrange fifteen things in five rows of three, it is seen by looking or by imaginary looking, which is intuition, that they may also be taken as three rows of five. » (« Si nous disposons quinze objets en cinq rangées de trois, la vue réelle ou la vision en imagination c’est-à-dire l’intuition, s’aperçoit très-bien que ces objets peuvent aussi être considérés comme formant trois rangées de cinq. ») À la vue réelle et à la vision en imagination est donc expressément attribuée la même importance pour le processus de la connaissance. Whewell est ainsi kantien pur, du moins sur ce point, ce que nous faisons remarquer avec d’autant plus de plaisir que, induit en erreur, nous aussi, par Mill, nous avions méconnu ce fait, dans la première édition.

11. Voir Cohen, Kant’s Theorie der Erfahrung, p. 95, où à l’énonciation de Mill que l’axiome : deux lignes droites ne peuvent circonscrire un espace est « une induction qui s’appuie sur une démonstration sensible » sont ajoutés ces mots « ceci est absolument kantien. »

21. Cohen, Kant’s Theorie der Erfahrung, p. 96, remarque : « Mais si l’on vient demander d’où « savons »-nous et pouvons-nous savoir que les lignes réelles ressemblent parfaitement aux lignes imaginaires, Mill répond : il n’y a par le fait aucune certitude pour la mathématique. Mais par là il rétracte ses démonstrations de l’évidence de cette science. »

13. Sitzungberichte der Wiener Akademie, philosophish-historische Klasse, 67 Band, 1871, p. 7 et suiv.

14. Aussi Leibnitz s’occupait-il déjà de la réduction des atomes à certains concepts généraux de l’espace. Voir sa dissertation « In Euklidis πρῶτα » in Leibnitzens mathematischen Schriften, herausgegeben von Gerhardt, zweite Abtheilung, erster Band citée dans la critique d’Ueberweg, rentrant complètement dans la question critique, relative aux Prolégomènes philosophiques de la géométrie de Delboeuf, Liège 1860, im 37 Bande der Zeitschrift für Philosophie und philologische Kritik. Ueherweg cherche à prouver ici, comme dans sa dissertation publiée dès 1851 un Leipziger Archiv für Philologie Pädagogik (tome VII, p. 1) sur les principes de la géométrie, que l’apodicticité de la mathématique peut se concilier avec son origine due à des axiomes acquis par l’expérience. Les essais d’Ueberweg, de Delboeuf et d’autres prouvent que l’on peut expliquer les propriétés générales de l’espace plus rationnellement que ne l’a fait Euclide, tuais que l’on ne peut nullement les réduire à des concepts intelligibles sans intuition.

15. Ueberweg, System der Logik, 8. Aufl., p. 267 : « La force démonstrative ne réside pas dans les lignes auxiliaires, mais dans les applications, qu’elles rendent possibles, des théorèmes précédemment démontrés, et, en dernière instance, des axiomes et définitions au théorème à démontrer ; cette application prend essentiellement la forme syllogistique ; les lignes auxiliaires sont les guides et non les voies de la connaissance ; les échafaudages et non les pierres de taille. » — Naturellement il s’agit de savoir si ces « guides » et « échafaudages » sont nécessaires ou non au développement de la science, ou s’il faut l’intuition (que l’on ne peut guère ici confondre avec l’« expérience ») pour en entrevoir ou non la possibilité.

16. La proposition déclarée « foncièrement analytique » par Zimmermann (ibid., p. 18) est démontrée en détail par Ueberweg dans sa dissertation de 1851, mentionnée note 14 : deux voies différentes pour se débarrasser a priori de la synthèse.

17. Kant ne mérite guère l’épithète de superficiel que renferme implicitement l’exposé de sa doctrine par Zimmermann ; c’est ce que prouve suffisamment une seule remarque négligée par Zimmermann, et dans laquelle Kant se défend de confondre la réunion de 7 et 5 avec l’addition de ces deux nombres. En effet l’idée d’addition implique déjà la juxtaposition des unités de 5 à la série des unités de 7, de sorte qu’à partir de 8 on avance dans la série des nombres cinq fois, chaque fois d’une unité ; c’est la manœuvre que les enfants sont obligés d’apprendre péniblement dans les écoles, quand ils ont fini avec la numération. Par la « réunion de 7 +5 », Kant n’entend donc pas la réunion qui s’effectue par le retour à la somme des unités et à une nouvelle supputation de ces unités, mais tout simplement la réunion du groupe 7 une fois compté au groupe 5 déjà pareillement compté. On ne trouve donc rien de plus dans l’idée de la réunion ni dans le sens primitif du signe +. Mais attendu que nous l’employons en même temps comme signe de l’opération dite addition, Kant se vit obligé de prévenir expressément le malentendu, dans lequel est tombé Zimmermann,[15]. Lorsque nous disons que la proposition de Kant est déjà justifiée par le simple fait que l’on « n’a pas l’habitude de procéder ainsi », nous donnons sans doute aussi à entendre que la différence entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques est relative, que par conséquent un seul et même jugement peut être analytique ou synthétique suivant l’organisation et l’ensemble des idées du sujet qui juge. On ne peut toutefois, par aucune élaboration scientifique de l’idée de nombre, supprimer l’élément synthétique de l’arithmétique ; on ne peut que le déplacer ou le réduire plus ou moins. Mais Kant est dans l’erreur lorsqu’il croit que l’arithmétique renferme un nombre infini de pareilles propositions synthétiques (qu’il nomme pour cette raison, non axiomes, mais formules numériques). Le nombre de ces propositions dépend, au contraire, du système numérique, la synthèse de trois dizaines et de deux dizaines étant absolument la même fonction que celle de trois cailloux et de deux cailloux. — Kant a prétendu, il est vrai[16], que la nature synthétique de nombres considérables se manifeste avec une évidence particulière, attendu que nous pourrions ici tourner et retourner les idées à volonté, tandis que, si nous ne recourions pas à l’intuition, nous ne trouverions jamais le total, en nous contentant d’analyser les idées. À cette assertion Hankel[17] oppose une assertion absolument contraire. On peut bien établir à l’aide des doigts que
2 x 2 = 4 ; mais on tenterait vainement de démontrer de même que
1 000 x 1 000 = 1 000 000. Cette dernière assertion est incontestablement exacte, tandis que la partie négative de d’assertion de Kant ne permet guère de comprendre au juste ce que l’on entend par nombre. En réalité, les opérations faites sur des nombres considérables ne dérivent directement ni de l’idée ni de l’intuition, mais sont généralement effectuées d’après le système de la division en opérations partielles, qui sert de base aux systèmes numériques et qui a trouvé dans le système des chiffres arabes son expression écrite parfaitement adéquate. Dans la vie quotidienne, nous nous contentons de l’intuition de ces signes et cela dans la série des opérations partielles. Mill a très-bien prouvé que l’intuition des signes peut remplacer celle des choses[18]. D’ordinaire nous procédons d’une manière purement mécanique dans la série de ces opérations partielles ; mais les règles de ce mécanisme sont réduites scientifiquement à l’aide de la proposition (apriorique, appelée par Mill « inductive »), en vertu de laquelle de l’homogène ajouté à de l’homogène donne de l’homogène. À l’aide de la même proposition la science peut réduire les éléments synthétiques de l’arithmétique à un minimum, mais jamais les éliminer complètement, et ici, comme en géométrie, non seulement au début, mais encore dans le développement de la science, de temps en temps (lorsqu’on passe à une nouvelle classe d’opérations), on a un besoin indispensable de propositions synthétiques obtenues au moyen de l’intuition. — Ajoutons que Sigwart aussi dans sa Logique[19], que je n’ai pu utiliser pour mon texte, fait ressortir la relativité de la différence entre les jugements analytique et synthétique de Kant (p. 406 et suiv.). On peut avouer d’ailleurs que toute la distinction est, au point de vue de la logique, d’une valeur très-douteuse, sans nuire par là au rôle que cette distinction joue dans la Critique de la raison pure. Mais lorsque Sigwart affirme que tous les jugements distincts de la perception, tels que « cette rose est jaune », « ce liquide est aigre » sont analytiques, la définition du mot analytique, qui sert de base à cette conception, est d’une valeur encore plus douteuse que celle de Kant. Le jugement « ce liquide est aigre » ne peut se séparer de la synthèse des représentations, que Sigwart (p. 110) fait précéder comme acte particulier, si l’on ne veut pas faire perdre à ce jugement toute signification précise. Le jugement « cette rose est jaune » est logiquement presque aussi variable que l’on peut admettre de circonstances où il est prononcé. Le jugement « l’accusé est coupable », dans la bouche du témoin (p. 103, note), ne peut non plus être regardé comme analytique, celui qui parle recevant du tribunal l’idée d’accusé et n’exprimant pas sa pensée pour analyser cette idée dans son esprit, mais pour produire chez les juges ou chez les jurés la synthèse de la représentation de sujet et de la représentation d’attribut. On essaiera d’ailleurs inutilement de classer autrement que parmi les concepts purement relatifs la diversité infinie des variations du contenu psychologique d’une seule et même expression. La question est insignifiante, en ce qui concerne l’appréciation du classement fait par Kant et les conséquences qu’il en déduit, attendu que Kant place sans doute la genèse du jugement expérimental au moment de la perception, encore que lejugementresoit exprimé qu’un instant plus tard. Il en est absolument de même du jugement 7 + 5 = 12, qui, d’après Kant, naît au moment où commence l’addition des unités aboutissant à 12 et où par conséquent s’accomplit la synthèse des représentations, (pareillement reconnue comme nécessaire par Sigwart) ; de son côté, Sigwart fait précéder cet acte psychique de la synthèse des représentations et suivre, dans un acte particulier, un jugement désormais analytique (d’après sa définition, p. 101), décomposant encore une fois en sujet et attribut la synthèse déjà faite des représentations. Même si l’on adopte la définition de Sigwart, l’essence de l’assertion de Kant subsiste ; seulement elle n’a dès lors plus trait au jugement, mais à l’acte psychique de la synthèse dans la perception, acte rendant le jugement possible.

18. Voir Tylor, la Civilisation primitive, trad. sur la 2e éd. anglaise par madame Pauline Brunet et Ed. Barbier, 2 vol. in-8o, Paris, C. Reinwald 1877. Il y est dit que les hommes comptaient sur leurs doigts avant d’avoir des termes pour exprimer les nombres. Ainsi une tribu indienne des bords de l’Orénoque exprime cinq par « une main entière » ; 6 par « prends un doigt de l’autre main » ; 10 par « deux mains » ; puis viennent les doigts de pieds, de sorte qu’ « un pied entier » signifie 15, « un doigt de l’autre pied » 16 ; « un Indien » 20, « un doigt d’une main d’un autre Indien » 21, etc. — Dans une traduction de la Bible faite en un idiome mélanésien, le nombre 38 (Évangile saint Jean 5, 5) est rendu par : « un homme et deux côtés, 5 et 3 ». Une construction étrange de la langue des Zoulous nous montre combien les signes et termes ainsi créés se fondent dans la représentation des objets comptés. Chez les Zoulous, l’ « index » (de la deuxième main, où l’on commence à compter par le pouce), signifie 7. Ainsi, p. ex., la proposition : « il y avait 7 chevaux » est exprimée par : « les chevaux ont montré avec l’index. » Lorsqu’on imagina plus tard des termes de numération, sans recourir aux doigts, on représenta les nombres par les propriétés des objets, dont on emprunta les noms ; ainsi la « terre » ou la « lune », qui toutes deux sont uniques, signifièrent chacune 1 ; les « yeux », les « bras », les « ailes », 2, etc. Les Lettes ont une façon de compter remarquable chez eux, le mot mettens (jet) signifie 3, parce qu’ils ont l’habitude de jeter 3 par 3 les crabes et les petits poissons dont ils veulent faire la somme ; quant au mot kahli (corde), il signifie 30 parce qu’ils rangent les fléteaux par trentaines » Tome 1er , ch. VII, p. 288, 295).

[Sur la formation des noms de nombre, voir en outre les Origines indo-européennes ou les Aryas primitifs, par Adolphe Pictet, 2e édition, t. III, p. 304 et suiv. Paris, Fischbacher, 1878, et les Origines de la civilisation, par sir John Lubbock, trad. de l’anglais par Éd. Barbier, p. 428 et suiv. Paris, Germer Baillière, 1873. [Note du trad.]

19. Voir Mill, System of Logic, book II, c. VI, § 2 and book III, c. XXIV, § 5 ; trad. fr. par L. Peisse, Paris, Germer-Baillière. [n. d. t.]

20. Il faut encore mentionner ici la tendance des mathématiciens, qui prétendent s’affranchir complètement des « entraves de l’intuition » et instituer une mathématique prétendue purement intellectuelle, débarrassée de l’intuition. Tant que ces tendances ne sortiront pas du cercle des mathématiciens de profession et que ceux-ci renonceront à discuter en principe les questions philosophiques, on ne pourra guère savoir jusqu’à quel point on a devant soi une opposition consciente au système de Kant ou simplement une autre manière de s’exprimer. Sous un certain point de vue, la géométrie analytique ordinaire s’affranchit déjà de l’intuition, c’est-à-dire qu’elle remplace l’intuition géométrique par l’intuition, bien plus simple de rapports de grandeurs arithmétiques et algébriques. Dans ces derniers temps toutefois on est allé plus loin et les limites entre les hypothèses simplement techno-mathématiques et les affirmations philosophiques paraissent dépassées de plusieurs façons, sans que l’on soit arrivé jusqu’ici à une élucidation complète du point en question. C’est ainsi que notamment Hankel, dans l’ouvrage cité note 17, a revendiqué nettement, et, à plusieurs reprises, pour sa « théorie générale des formes » la propriété de représenter une mathématique purement intellectuelle, dégagée de toute intuition, « où ne sont pas reliées entre elles les quantités ou leurs images, les nombres, mais des objets intellectuels, des choses qui n’existent que dans la pensée et auxquels peuvent, mais ne doivent pas nécessairement correspondre des objets réels ou leurs relations. » Les relations générales et formelles, qui font l’objet de cette mathématique, il les appelle aussi « transcendantales » ou « potentielles » en tant qu’elles impliquent la possibilité de relations réelles[20]. Hankel proteste (p. 12) expressément contre l’opinion de ceux qui ne voient dans cette mathématique purement formelle qu’une généralisation de l’arithmétique ordinaire ; c’est, dit-il, « une science tout à fait nouvelle » dont les règles « ne trouvent pas des démonstrations, mais seulement des exemples » dans cette même arithmétique. Cependant ces « exemples » sont une démonstration intuitive de la base synthétique de cette nouvelle science, qui peut ensuite pratiquer sur ses objets intellectuels la méthode déductive, absolument comme fait l’algèbre avec des signes numériques généraux et l’arithmétique avec des nombres réels. Par le fait on n’a qu’à examiner plus attentivement chez Hankel comme chez Gassmann, le véritable inventeur de cette théorie générale des formes[21], une quelconque des idées générales, à l’aide desquelles ils opèrent, pour que le facteur de l’intuition devienne visible et palpable. Comment pouvons-nous par exemple savoir que des mots tels que « raccordement », « substitution », etc. signifient quelque chose, si nous ne recourons pas à l’intuition d’objets raccordés ou substitués, et même ne fût-ce qu’à des lettres a b et bb a ? — Il se peut que la « mathématique purement formelle », elle aussi, soit née du principe de généralisation, comme la plupart des progrès les plus importants que la mathématique a faits dans les siècles modernes. Son importance n’en est pas diminuée et nous tenons pour possible qu’en vertu du même principe et sur la même voie la mathématique projette égarement sur la logique une lumière nouvelle. — Les recherches de Riemann et de Helmholtz, s’aventurant jusque dans les régions transcendantes (au sens philosophique), seront encore mentionnées plus loin. Contentons-nous de remarquer ici que J.-G. Becker a maintenu contre elles l’importance de l’intuition, au sens de Kant, dans ses Abhandlungen aus dem Grenzgebiete der Mathematik und der Philosophie Zürich 1870, et dans le Zeitschrift für Mathematik und Physik, 17e année, p. 314 et suiv. : Über die neuesten Untersuchungen in Betreff unserer Anschauungen vom Raume

21. Dans la première édition, il était dit ici de notre « faculté de penser », expression qui était employée par nous dans le sens vague avec lequel Kant parle fréquemment des facultés de l’âme, à savoir que sans aucun rapport à une conception psychologique précise de ces facultés, on entend par là la simple possibilité de la fonction en question. Nous avons mieux aimé écarter aussi ce souvenir de la manière dont les scolastiques comprenaient la psychologie. Au reste, faisons remarquer ici que la polémique connue de Herbart contre la théorie des facultés de l’âme n’est dirigée que contre une défiguration, populaire et fort répandue, de cette même théorie. La représentation véritablement classique de la scholastique ne fut jamais autre que celle-ci : dans tous les actes psychiques, c’est une seule et même âme qui agit et la « faculté » n’est pas un organe particulier, mais seulement la possibilité, dans le sens objectif, de cette activité déterminée. La question se présente encore ainsi chez Wolff, pour peu que l’on s’en tienne à ses définitions et non à ses paraphrases, très-souvent fondées sur la conception populaire des facultés, d’après l’analogie des organes corporels. — Kant alla encore plus loin dans l’abstraction de l’élément psychologique, vu qu’il ne pouvait non plus présupposer une âme unitaire. Pour lui donc, la faculté de l’âme n’est que la possibilité de la fonction d’un sujet inconnu et il ne maintint évidemment la théorie des facultés que parce qu’il crut y trouver un sommaire et une classification utiles des phénomènes. Toutefois les conséquences de cette classification l’éloignèrent souvent et beaucoup du but. — Nous expliquerons plus loin pourquoi nous avons conservé le terme peu kantien d’ « organisation » ou son synonyme « constitution ».

22. Voir notamment Kuno Fischer et Zimmermann, qui est partiellement d’accord avec lui, dans la dissertation déjà mentionnée Kant’s mathematisches Vorurtheil, Sitzungsberichte der Wiener Akademie, philosophisch-historische Klasse. Band 67 (1871), p. 24-28. — J.-B. Meyer, Kant’s Psychologie, p. 129 et suiv., a très bien dépeint la découverte de l’élément apriorique dans la voie de la réflexion persévérante. Voir aussi Cohen, Kant’s Theorie der Erfahrung, p. 105-107. — Cohen blâme (ibid.) la thèse de J.-B. Meyer : « Kant n’a pas énoncé clairement que nous n’acquérons point par l’expérience les formes aprioriques, mais que nous arrivons à la conscience de cette possession à l’aide de la réflexion sur l’expérience. » Sous cette forme, il est vrai, le reproche adressé à Kant paraît injuste ; en revanche, il faut affirmer que Kant n’a pas examiné suffisamment, puisqu’il n’a pas vu que la réflexion sur l’expérience est aussi un procédé inductif et ne saurait être autre chose. Assurément la généralité et la nécessité des propositions mathématiques ne proviennent pas de l’expérience (en fait d’objets mathématiques), mais sont découvertes par la réflexion. Or cette réflexion ne peut avoir lieu sans expérience, non sur les objets de la mathématique, mais sur la mathématique considérée comme objet. Il suit de là qu’il est insoutenable de prétendre à la certitude de la découverte complète de tout élément a priori ; et Kant élève cette prétention en s’appuyant non sur une déduction apriorique de l’a priori, mais sur une classification, prétendue inattaquable, des données de la logique et de la psychologie.

23. La plus grande partie de toutes les obscurités de la Critique de la raison pure découle de ce fait unique que Kant entreprend, sans aucune présupposition psychologique spéciale, une recherche psychologique au fond. La terminologie, qui paraît souvent au commençant inutilement laborieuse, provient toujours de ce que Kant entreprend sa recherche sur les conditions nécessaires à toute expérience d’une façon tellement générale qu’elle s’adapte avec une égale justesse à toutes les hypothèses quelconques sur l’essence transcendante de l’âme, ou, pour mieux dire, qu’elle traite de fonctions de l’homme connaissant (non de l’ « âme »), sans rien présupposer sur l’essence de l’âme, bien plus, sans même admettre en général une âme comme essence particulière, distincte du corps.

24. Dans la préface de sa première édition (1781), Kant dit : « Maintenant en ce qui concerne la certitude, j’ai prononcé moi-même mon arrêt : dans cette espèce de considérations il n’est nullement permis de penser, et tout ce qui y ressemble le moins du monde à une hypothèse est marchandise prohibée, laquelle ne peut être vendue, même au plus bas prix, mais doit être confisquée aussitôt qu’on la découvre. Cela s’entend de soi pour toute connaissance qui doit se maintenir a priori : elle veut être tenue pour absolument nécessaire, et bien plus encore pour une détermination de toutes les connaissances pures a priori, laquelle doit être le critérium et par conséquent le modèle même de toute certitude apodictique (philosophique). » Ce rôle pourrait être expliqué entièrement au profit de la conception (d’ailleurs tout à fait inadmissible) de Kuno Fischer (voir plus haut la note 22), s’il ne résultait de la même préface que Kant, en parlant ainsi, avait simplement en vue la déduction générale de catégories, comme présupposition de toute expérience (p. 92 et 93 de 1re  édition) et que, d’autre part, il était sous l’influence du préjugé suivant lequel : « la logique vulgaire » prouve déjà que tous les actes simples peuvent être énumérés entièrement et systématiquement de sorte que ce que l’on croit être la certitude, ici, dans la découverte de la table complète des catégories, n’est pas la certitude résultant a priori d’une déduction de principes, mais la certitude d’un coup d’œil embrassant tous les détails de prétendues données. — En outre le passage accentué des Prolégomènes (1783), p. 195 et suiv. où Kant repousse énergiquement « fantasmagorie » de la vraisemblance et de la conjecture et ajoute : « Tout ce qui doit être reconnu a priori est par cela même donné pour apodictiquement certain et doit par conséquent être démontré semblablement », ce passage n’affirme pas encore que même l’existence d’une pareille connaissance doive être déduite a priori d’un principe. C’est plutôt le contenu de ces connaissances qui est certain a priori ; mais d’après Kant, leur existence est déduite d’un fait perçu intérieurement au moyen de conclusions sûres, en vertu de la loi de contradiction. — Au reste nous devons faire remarquer ici expressément que cette explication n’est qu’empruntée à la méthode réelle de Kant et que nous n’avons en effet rien qui nous prouve indubitablement que Kant eût une idée parfaitement claire des principes méthodiques de sa grande entreprise. Il est même assez vraisemblable que Kant, sur ce point, n’avait pas encore suffisamment triomphé des idées émises dans sa dissertation : Sur l’évidence dans les sciences métaphysiques (1763), idées qui ne concordaient plus du tout avec le point de vue de la Critique la raison pure. Si donc, sur ce point aussi, pour des raisons décisives, nous avons modifié l’idée exprimée dans la première édition de l’Histoire du Matérialisme relativement à la méthode de Kant, nous ne pouvons cependant nous empêcher de faire observer que des passages, semblables à ceux qui ont été cités plus haut et beaucoup d’autres du même genre, durent tomber avec un grand poids sur le plateau opposé de la balance.

25. Le terme « organisation physicopsychique » n’est peut-être pas heureusement choisi, mais il tend à exprimer la pensée que l’organisation physique est, comme phénomène, en même temps l’organisation psychique. C’est, à la vérité, dépasser Kant, mais moins qu’on ne serait tenté de le croire au premier coup d’œil, et sur un point susceptible d’être défendu avec succès, tandis qu’en même temps cette transformation apporte un concept facile à comprendre, uni à l’intuition, à la place de la représentation kantienne presque insaisissable de présuppositions transcendantes puisées dans l’expérience. Toute la différence consiste en ce que Kant remplace ce qui est entièrement insaisissable, ce qui, dans la chose en soi, sert de base au jugement synthétique a priori, par les concepts, comme quelque chose que nous pouvons atteindre et qu’il parle de ces concepts, les catégories, comme s’ils étaient l’origine de l’apriorique, tandis qu’ils en sont tout au plus l’expression la plus simple. Si nous voulons désigner la véritable cause de l’apriorique, nous ne pouvons en général parler de la « chose en soi » que n’atteint pas le concept de cause (en d’autres termes, un jugement relatif à cette cause n’a d’autre effet que de compléter le cercle de nos représentations). Il nous faut à la « chose en soi » substituer le phénomène. Le concept lui-même n’est qu’un phénomène ; mais quand on le met à la place de la cause du concept ou qu’on le considère, pour ainsi dire, comme cause dernière dans l’intérieur de ce qui constitue le phénomène, on tombe dans un platonisme qui s’éloigne bien plus dangereusement du principe fondamental de la critique que le choix du terme « organisation ». En un mot : Kant, en repoussant avec opiniâtreté et évidemment avec préméditation le concept d’organisation, par lequel lui-même doit avoir été séduit, n’échappe à la simple apparence de matérialisme que pour tomber dans un idéalisme que lui-même a repoussé dans un autre passage. Si l’on veut échapper à ce dilemme, toute la Critique de la raison se résout en une pure tautologie : la synthèse a priori a sa cause dans la synthèse a priori. Si au contraire on admet le concept d’organisation, on voit disparaître non seulement la tautologie (qui’constitue d’ailleurs l’interprétation la plus simple, quoique la plus injuste de la Critique de la raison), mais encore la nécessité de personnifier les catégories à la manière de Platon ; par contre, l’apparence du matérialisme subsiste ; mais toute interprétation logique de la partie théorique de la philosophie de Kant sera obligée d’accepter cette apparence.

Où étaient les scrupules et combien le concept d’organisation devait se rapprocher de la recherche transcendantale, voilà ce que montre le plus clairement Reinhold dans un ouvrage[22] qui, on le sait, fut une tentative faite pour résoudre d’une manière nouvelle le problème de la Critique de la raison. Cet écrit commence par définir la faculté de représentation au moyen des « conditions » de la représentation ; en évitant ainsi toutes les hypothèses spéciales, métaphysiques et psychologiques (et en inclinant vers la tautologie), l’auteur se montre éminemment kantien. Suit une longue discussion (p. 95-199), qui a pour but principal de montrer que l’on ne doit pas introduire l’organisation dans l’explication de la faculté de représentation, parce que les philosophes ne sont pas d’accord sur ce point la faculté de représentation est-elle fondée uniquement sur l’organisation (les matérialistes) ou sur une substance simple sans aucune organisation ou sur un concours quelconque de ces facteurs ?

On voit donc clairement ici qu’il s’agit de l’organisation en tant que chose en soi, attendu qu’elle ne pourrait guère être rangée sur la même ligne que les monades purement transcendantes et les autres inventions des métaphysiciens. Si l’on admet au contraire l’organisation comme phénomène, c’est-à-dire avec la réserve qu’elle pourrait être un phénomène d’une chose en soi inconnue, non seulement s’évanouit le matérialisme, mais encore disparaît tout droit d’associer cette hypothèse aux inventions des métaphysiciens. Ceux-ci pourront, après cela, admettre, à leur gré, que cette organisation n’a d’ailleurs aucune base (matérialisme) ou bien qu’elle repose sur l’activité d’une monade (idéalisme de Leibnitz) ou enfin sur quelque chose d’absolument inconnu (criticisme) mais comme phénomène l’organisation est donnée tandis que tout le reste n’est que chimère. Il me semble donc qu’il y a nécessité directe de mettre semblablement en rapport avec la « faculté de représentation » ou avec la cause de la synthèse a priori cette donnée unique, dans laquelle toutes les particularités de l’essence humaine, en tant que nous les connaissons, suivent le fil de l’enchaînement causal. Mais alors il ne faut pas, comme a coutume de le faire par exemple Otto Liebmann, parler de l’organisation de l’esprit ; car celle-ci est transcendante et par conséquent absolument coordonnée avec d’autres hypothèses transcendantes. Il faut bien plutôt entendre absolument par organisation ou par organisation physico-psychique ce qui apparaît à notre sens extérieur comme la partie de l’organisation physique placée immédiatement en connexion causale avec les fonctions psychiques, tandis que nous pouvons admettre hypothétiquement que ce phénomène peut reposer sur un rapport purement spirituel des choses en soi ou bien aussi sur l’activité d’une substance spirituelle. Pour apprécier avec justesse l’attitude de Kant relativement à cette conception de la cause de l’a priori, on fera bien d’examiner outre plusieurs passages ayant le même sens, mais moins clairs, notamment la conclusion de la critique du deuxième paralogisme de la psychologie transcendantale, dans la première édition (1781), p. 359 et suiv. Citons ici seulement les mots suivants : « De la sorte, cela même qui, sous un rapport, s’appelle corporel, serait, en même temps, sous un autre rapport, un être pensant, dont nous ne pouvons, il est vrai, contempler les pensées, mais pourtant les signes de ces pensées, dans le phénomène. Ainsi tomberait la locution que les âmes seules pensent (en tant qu’espèces particulières de substances) ; on dirait au contraire, comme d’habitude, que les hommes pensent, c’est-à-dire cela même qui, comme phénomène extérieur, a de l’étendue, est intérieurement (en soi-même) un sujet, n’est pas composé, mais est simple et pense.

26. C’est sans doute encore un problème, que l’avenir résoudra, de prouver qu’il n’existe pas du tout de « pensée pure », comme l’entendent les métaphysiciens, et, sur ce point, Kant ne fait pas exception. Kant laisse l’élément sensoriel purement passif ; voilà pourquoi l’entendement actif, pour ne produire qu’une simple image d’espace, d’objets sensibles, est forcé de créer l’unité de la multiplicité. Mais dans cet acte, absolument nécessaire et subjectif, de la synthèse, il n’y a rien de ce que nous appelons d’ordinaire « entendement ». C’est seulement après qu’on a introduit artificiellement dans la question l’hypothèse que toute spontanéité appartient à la pensée ; toute réceptivité, aux sens, que la synthèse allant des impressions aux choses se laisse mettre en rapport avec l’entendement. Mais si l’on trouve que la synthèse des impressions présuppose dans la chose la catégorie de la substance, on peut demander : comme catégorie ? la réponse ne pourra être que négative. La synthèse sensorielle des impressions est bien plutôt la base sur laquelle seulement une catégorie de la substance pourra se développer. Ici une démonstration complète de l’origine sensorielle de toute pensée nous entraînerait trop loin. Bornons-nous à remarquer que même l’apodicticité de la logique doit être ramenée absolument à des images d’espace de ce qui est représenté, et que les « ponts aux ânes », si méprisés, des cercles logiques (ou des lignes, angles, etc.), bien loin de former un simple accessoire didactique, renferment au contraire en eux le fondement de l’apodicticité des règles logiques. J’ai l’habitude, depuis quelques années, d’en exposer la preuve dans mes cours de logique et j’espère pouvoir la présenter à des cercles plus vastes, si la faculté de travailler m’est accordée encore quelques années.

27. Des recherches récentes paraîtraient, il est vrai, établir le contraire ; mais le fait a besoin d’être confirmé. Il résulte en effet des expériences de MM. Dewar et Mc Kendrick sur la modification de la force électromotrice du nerf visuel par l’action de la lumière sur la rétine, que la modification n’est pas proportionnelle à la quantité de lumière, mais au logarithme du quotient, d’où l’on conclut que la loi psychophysique de Fechner ne provient pas de la conscience, mais de la structure anatomique et des propriétés physiologiques de l’organe final lui-même. Voir le journal anglais Nature, n° 193 du 10 juillet 1873 et la traduction dans le Naturforscher, publiée par le Dr  Sklarek, VI, n° 37, du 13 septembre 1873.

28. Il va de soi que l’on se gardera ici d’adopter la « théorie des lacunes » de Trendelenburg ; car non-seulement Trendelenburg veut que l’espace soit tout ensemble subjectif et objectif, mais encore il établit entre les deux un enchaînement causal et il croit que Kant n’a pas vu une semblable possibilité, tandis que ce dernier fonde précisément l’universalité et la nécessité de l’espace et du temps, et par conséquent le « réalisme empirique » sur le fait que ces formes sont seulement et exclusivement subjectives[23]. Mais, pour ne laisser surgir aucun malentendu, il faut remarquer, relativement à ces exposés très-exacts et tout à fait conformes à l’enchaînement du système, qu’il ne pouvait nullement venir à l’esprit de Kant de vouloir démontrer l’inspaciosité (Unräumlichkeit) et l’intemporalité (Unzeitlichkeit) des choses en soi, ce qui est impossible au point de vue complet de la critique. Il lui suffit d’avoir montré que le temps et l’espace (dont nous ne savons d’ailleurs quelque chose qu’en vertu de notre représentation) n’ont, au delà de l’expérience, absolument aucune signification. Lorsque Kant, au lieu de l’expression plus exacte, notre représentation de l’espace « ne signifie rien », dit parfois brièvement : « l’espace n’est rien », cela doit toujours être entendu dans le même sens : notre espace, et nous n’en connaissons pas d’autre. Quant à d’autres êtres (voir la note suivante), nous pouvons bien conjecturer qu’ils ont aussi des représentations de l’espace ; mais nous ne pouvons pas même entrevoir la possibilité de l’extensivité (Räumlichkeit) comme propriété des choses en soi. La négation va jusque-là, mais pas plus loin. Quiconque, sur la voie d’une conjecture totalement en dehors du système, voudra admettre qu’aux choses en soi appartient d’étendue aux trois dimensions, ne s’exposera, de la part de Kant, qu’au reproche d’être un rêveur. Dans ce sens, il ne peut être question d’une impossibilité démontrée de l’espace objectif ; on peut seulement affirmer que tout transfert des propriétés de l’espace qui nous est connu à cet espace imaginaire (l’infinité par exemple) est injustifiable et que par là le concept imaginaire devient, en fait, un concept vide.

29. Voir 2e édition, p. 72, à la fin des réflexions générales sur l’esthétique transcendantale (111, p. 79, Hartenstein) : « Il n’est pas nécessaire que nous bornions aux éléments sensoriels de l’homme le mode d’intuition dans le temps et l’espace ; il se peut que tous les êtres pensants et finis doivent nécessairement s’accorder sur ce point avec l’homme (encore que nous ne puissions rien décidera cet égard) ; malgré cette généralisation les éléments sensoriels ne cessent pas d’exister ; » etc. Dans la suite, naturellement aussi hors du système, il est répété souvent qu’un autre mode de concevoir, notamment l’ « intuition intellectuelle », n’appartient sans doute qu’à l’être primitif (Dieu). Au reste, dans un autre passage, ce fantôme d’une intuition intellectuelle s’harmonise très-bien avec le système, dans l’hypothèse arbitraire, discutée note 25, que notre pensée ne peut être qu’active et que nos sens ne peuvent être que passifs. — Soit dit en passant, on peut, dans le passage précité de Kant, trouver aussi un exemple très-clair d’une nécessité problématique, combinaison de mots dans laquelle le professeur Schilling[24] voyait une « contradiction logique évidente » ce que nous mentionnons ici uniquement pour montrer avec quelle irréflexion on peut traiter la logique.

30. Prolegomena zu einer jeden zukünftigen Metaphysik, Riga 1788), § 8-15 ; Hartenstein, IV, § 5-9.

31. Comme cela résulte de l’enchaînement des idées, il s’agit ici du « domaine de l’expérience », dans le sens où seulement a lieu une disjonction complète entre le transcendant et l’empirique, entre le terrain des « phénomènes » et des « noumènes ». Quiconque connaît les écrits de Kant comprendra immédiatement que ceci est tout à fait conforme au système kantien. Malgré cela, j’ai dû[25] en donner une démonstration complète et je ne dissimulerai pas que le ton acerbe avec lequel j’ai repoussé les naïves et pédantes assertions du professeur Schilling, mort depuis cette époque, a été provoqué par sa flagrante ignorance, sur ce point, des écrits de Kant. Si j’avais pu être témoin de la polémique entre Kuno Fischer et Trendelenburg, j’aurais certainement traité Schilling avec plus de douceur.

32. On lit dans la préface de l’Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels (1755) « Épicure n’a pas craint de prétendre que les atomes, pour pouvoir se rencontrer, s’écartaient, sans aucune cause, de leur mouvement rectiligne, (Hartenstein, I, p. 217).

33. System of Logic, book II, p. 96, 3. édition.

34. C’est, il est vrai, une tout autre question de savoir si la loi de causalité ne doit pas finalement être ramenée à une forme tellement épurée que les concepts secondaires anthropomorphiques, que nous rattachons à la représentation de la cause comme à celle de la nécessité, de la possibilité, etc. disparaissent complètement ou du moins soient réduits à un minimum inoffensif. Assurément, dans ce sens, même la catégorie de la causalité ne peut prétendre à l’inviolabilité ; et si, par exemple, Comte élimine complètement le concept de cause et le remplace par la série constante des événements, on ne peut attaquer sa méthode en s’appuyant sur l’aprionté du concept de cause. On peut également, dans cette méthode, séparer un facteur indispensable d’avec les additions fournies par l’imagination, et plus la culture intellectuelle progresse, plus devient nécessaire une épuration de ce genre (comme par exemple aussi pour le concept de force !). Quant à la causalité, il importe fort, comme on le verra plus tard, d’éliminer foncièrement une, au moins, des représentations secondaires anthropomorphiques, celle qui prête à la cause première (Ur-Sache), comme pour ainsi dire à la partie active et créatrice une dignité et une importance plus élevée qu’à la série.

35. Mon changement d’opinion sur ce point était déjà préparé par des études personnelles, lorsque parut l’important ouvrage du Dr  Cohen sur la Théorie de l’expérience, de Kant ; cette publication me détermina à faire de nouveau une révision totale de mes idées sur la Critique de la raison, de Kant. Le résultat fut que, sur la plupart des points, je me trouvai forcé de me mettre d’accord avec l’opinion du Dr  Cohen, en tant qu’il n’était question que de l’exposé objectif des idées de Kant, toutefois avec la restriction que, même encore aujourd’hui, Kant ne me paraît nullement aussi exempt de contradictions et d’hésitations que Cohen le représente. Nous avons maintenant un commencement de la philologie de Kant, qui vraisemblablement sera bientôt imité, et il est tout naturel que cette philologie, comme la philologie aristotélicienne de l’école de Trendelenburg, commence par comprendre l’objet de ses études dans le sens d’une unité exempte de contradictions. Les points, où cela n’est pas réalisable, apparaîtront, sur cette voie de la manière la plus certaine. Pour le sens complet donné ici de la chose en soi, on trouvera les passages décisifs notamment dans les chapitres relatifs aux phénomènes, aux noumènes et à l’amphibolie des concepts de réflexion. — Voir d’ailleurs Cohen : Kant’s Theorie der Erfahrung, p. 252 et suiv.

36. Les vers connus « Dans l’intérieur de la nature ne pénétre aucun esprit créé ; heureux même celui à qui elle montre seulement son écorce extérieure ! » ces vers que Gœthe « maudissait indirectement »[26], il y a 60 ans, doivent être compris dans le sens de la philosophie de Leibnitz, suivant laquelle toute intuition sensorielle et par conséquent aussi toute notre image de la nature n’est que la représentation confuse d’une pensée divine et pure (ou d’une intuition intellectuelle, non sensorielle). D’après Kant, l’intérieur de la nature, dans le sens de la base transcendante des phénomènes, reste assurément fermé pour nous ; mais nous n’avons aucun intérêt à nous en préoccuper, alors que l’intérieur de la nature, dans le sens des sciences physiques et naturelles, reste accessible à un progrès, illimité de la connaissance.

37. Voir plus haut, note 25. — Relativement à Cohen[27], faisons encore remarquer ici qu’il ne suffit pas de défendre Kant, en disant que son système existera encore, alors que différentes catégories tomberont ou devront être déduites autrement. Il est parfaitement exact que le système repose sur la déduction transcendantale des catégories et non sur la métaphysique, c’est-à-dire que la véritable démonstration de Kant consiste en ce que ces concepts sont démontrés comme conditions de la possibilité de connaissances synthétiques a priori. On pourrait donc penser qu’il est indifférent que tel ou tel des concepts-souches soit éliminé par une analyse plus exacte, pourvu que l’on conserve le facteur constant (voir aussi note 34), qui sert de base à la synthèse a priori ; mais ici il est à remarquer que cette analyse, qui dépasse Kant, conduira très-vraisemblablement en même temps à une réduction (peut-être même à un complément) de la table des catégories, et que de la sorte tomberait assurément une prétention très-importante de Kant pour l’achèvement du système (prétention relative à l’exactitude absolue de sa table). Si l’on accentue trop le point de vue purement transcendantal, on aboutit comme nous l’avons dit à la tautologie, c’est-à-dire que l’expérience doit être expliquée par les conditions générales de toute expérience possible. Si la déduction transcendantale doit, au lieu de cette tautologie, donner un résultat synthétique, il faut nécessairement que les catégories soient encore quelque chose, outre qu’elles constituent des conditions de l’expérience. C’est ce qu’il faut chercher dans Kant, qui les appelle « concepts-souches de la raison pure », tandis que nous les avons remplacées ici par l’« organisation ». Précisément pour cela Kant devait s’efforcer de découvrir les « concepts-souches » derniers et durables, et non un réseau quelconque de concepts confus et anthropomorphiques, dont on ne peut pas même dire si jamais un ou plusieurs d’entre eux correspondent au dernier concept-souche logiquement indispensable. Remarquons encore à ce propos que non-seulement, comme Comte l’a montré, on peut se passer du concept de « cause », mais que notamment les concepts de « possibilité » et de « nécessité », ainsi que nous espérons le démontrer plus tard, pourront être éliminés de la langue philosophique.

38. Il faut ici remarquer expressément que cela s’applique non-seulement aux constructions, pour la plupart dénuées de consistance, de la Critique de la raison pratique[28], mais que l’inconvénient apparaît déjà très-visible dans la Représentation systématique de tous les principes[29] sans parler des Principes de métaphysique[30], de sorte que si l’on s’avisait d’appuyer sur cette base les douze catégories, une critique sérieuse ne se prononcerait certes pas en faveur de la « déduction d’un seul principe ».

39. Voir, à ce propos, mon article Ueber die Principien der gerichtlichen Psychologie, mit besonderer Berücksichtigung von Ideler’s Lehrbuch der gerichtlichen Psychologie in der deutschen Zeitschrift für Staatsarzneikunde von Schneider, Schürmayer und Knolz, Neue Folge Band XI, Heft 1 und 2, Erlangen 1858.

40. « Dispositions naturelles de l’homme » est plus correct ; « dispositions naturelles de l’esprit humain », comme disait la première édition, est plus populaire. Il est assez intéressant de voir Kant[31] éviter l’expression « dispositions naturelles de l’esprit » ou, plus encore, « de l’âme », précisément pour ne pas laisser naître l’opinion que ces dispositions sont quelque chose de différent en soi de l’organisation physique. En revanche il parle, tout à fait sans façon, de la nature ou des penchants de la « raison » (Vernunft), mots par lesquels il faut simplement entendre une fonction de l’homme, sans conclusion sur les rapports du corps et de l’âme. — Voir note 25.

41. La psychologie, dans l’unique sens où elle pourra mériter, à l’avenir, le nom de science, doit partir non du concept d’âme, mais des fonctions psychiques et s’appuyer sur la physiologie ; c’est ce que nous démontrerons plus tard. Malgré cela, il n’est point du tout nécessaire de décider dans le sens matérialiste les rapports de « l’âme et du corps », tels que l’entendait l’ancienne métaphysique. Ces rapports restent tout simplement en dehors de l’examen comme quelque chose à quoi ne conduit pas la recherche réelle, dans les limites de l’expérience possible en généra).

42. Dans la première édition, nous nous sommes contentés d’exposer cette face de la théorie kantienne de la liberté, dans la pensée qu’elle renfermait le point capital de la question, du moins sous le point de vue théorique et qu’il fallait précisément regarder comme s’écartant du véritable principe des passages tels que ceux de la Raison pratique[32], dont il sera tenu compte plus loin, tandis que toute la théorie de la « réalité objective du concept de liberté ne sert qu’à obscurcir le véritable fond de la question. Le présent exposé, plus complet que le premier, se relie à la détermination de renoncer à une popularité excessive, mais, nous l’espérons, sera compris de ceux qui s’intéressent en général à une histoire scientifique du matérialisme. Un point principal de la question, c’est que la teinte mystique qu’acquiert la théorie de la liberté, en passant dans le domaine pratique, n’exclut pas la stricte domination des lois de la nature dans la psychologie empirique, et que par conséquent, sur ce domaine aussi, la « liberté transcendantale » de Kant diffère beaucoup de la théorie de la liberté, que lui ont prêtée Schleiden. Ideler et autres « kantiens ». Nous avons dû en général nous abstenir ici d’appuyer sur des preuves chacune de nos thèses, qui le plus souvent cherchent à reproduire brièvement le sens et l’esprit, mais pas le texte de la doctrine de Kant, sans quoi ces notes, solidement développées, auraient fini par constituer tout un volume.

43. Si parfois l’influence notamment de Hegel sur la manière d’écrire l’histoire est qualifiée de pernicieuse, c’est particulièrement à cause de sa tendance à faire plier les faits sous une construction philosophique, dont nous avons vu un exemple si frappant précisément dans l’Histoire du Matérialisme, I, p. 337 et suiv.[33]. Il est vrai que l’on oublie trop facilement combien la méthode historique en Allemagne était encore généralement défectueuse avant Hegel. Ce n’est pas sans raison que Zeller[34] dit : « Si notre manière actuelle d’écrire l’histoire ne se contente plus d’une savante investigation et d’une critique sévère des traditions, de l’arrangement et de l’explication pragmatique des faits, mais se préoccupe avant tout de comprendre l’enchaînement complet des événements, de concevoir largement le développement historique et les forces intellectuelles qui le dirigent, ce progrès est dû en grande partie à l’influence de la philosophie de l’histoire de Hegel même sur ceux qui n’ont jamais appartenu à l’école de ce philosophe. » — C’est déplacer un peu le véritable point de vue que d’opposer à la conception idéaliste de la manière d’écrire l’histoire, conception commençant à Kant et à Schiller, celle d’aujourd’hui comme étant absolument réaliste. Quand Alexandre de Humboldt[35] compare la tendance idéaliste à l’hypothèse des « forces vitales » dans la physiologie, on pourrait peut-être avec plus de justesse caractériser le rapport de l’idée avec le fait par l’influence de la théorie de Darwin sur les recherches de la science de la nature. Ici encore le penchant pour la construction peut être remplacé par une tendance partant rigoureusement des faits sans que l’on méconnaisse l’importance d’un point de vue aussi large pour la conception et l’appréciation d’un fait distinct.

44. Voir Cabanis, Rapport du physique et du moral de l’homme et Lettre sur les causes premiers, 8e éd. augmentée de notes, etc., par M. L. Peisse, Paris 1844. La première moitié de l’ouvrage fut lue à l’Académie, vers la fin de l’année 1795 et parut 1798-1799 dans les mémoires de l’Académie ; la deuxième moitié fut publiée avec la première édition de l’ouvrage complet en 1802. La Lettre sur les causes premières, un de ses derniers travaux, ne parut que longtemps après la mort de l’auteur, dans l’année 1824. On a beaucoup discuté pour savoir si la philosophie panthéiste de la Lettre et particulièrement le vitalisme, qui s’y trouve formellement exprimé (c’est-à-dire l’hypothèse d’une force vitale substantielle, à côté et au-dessus des forces organiques de la nature) concordent ou non avec la tendance matérialiste de l’ouvrage principal. L’éditeur Peisse a démontré, dans son avant-propos sur la vie et les doctrines de Cabanis, ainsi que dans plusieurs notes, qu’il ne faut sans doute pas chercher dans les œuvres de Cabanis une déduction philosophique tout à fait rigoureuse, que ces écrits peuvent contenir mainte hésitation et même des contradictions, mais qu’il n’y a pas lieu d’admettre un changement d’opinion ni une rétractation consciente entre l’ouvrage principal et la lettre métaphysique. Ainsi par exemple un passage d’un ouvrage antérieur prouve que, même avant la rédaction des Rapports, Cabanis était déjà un partisan déclaré du vitalisme de Stahl. On peut aisément déduire son penchant vers le panthéisme du chapitre historique des Rapports, notamment de ses affirmations sur la philosophie de la nature des stoïciens. Cela n’est pas inconciliable avec presque tous les aphorismes de nos matérialistes actuels que nous trouvons déjà chez Cabanis, comme par exemple l’assertion que la pensée est une sécrétion du cerveau (ibid., p. 138).

45. Voir Deuxième Mémoire, § 8, p. 141 et 142 de l’édition mentionnée dans la remarque précédente.

46. Nous pouvons renvoyer ici à la spirituelle et instructive Geschichte der Entwicklung der naturwissenschaftlichen Weltanschauung in Deutschland, von Dr  H. Bœhmer. Il est vrai que l’auteur exalte Herder, au préjudice de Kant et professe un « réalisme », dont nous espérons démontrer plus loin les côtés faibles.

47. Naturellement il ne peut pas encore être question, dans ce passage, de la dernière évolution de Strauss.

48. Dans le rescrit-circulaire du ministère des cultes, de l’instruction publique et des affaires médicales (21 août 1824), il est dit : « La commission royale scientifique d’examen est invitée en même temps à se préoccuper sérieusement de la solidité et de la valeur intrinsèque de la philosophie et de la manière dont elle est enseignée, afin que les théories frivoles et superficielles qui, dans ces derniers temps, n’ont que trop souvent constitué toutes les études philosophiques, cèdent enfin la place à une étude approfondie de la philosophie, que les véritables études philosophiques reprennent leur rang et direction aussi honorable qu’utile, et que la jeunesse des universités, au lieu d’être troublée et déroutée par cette fausse philosophie, soit dirigée par un enseignement solide et suivant un esprit éminemment philosophique vers l’emploi lucide, exact et profond de ses facultés intellectuelles[36]. » — « Cette fausse philosophie » est sans doute celle de Beneke[37]. Quant au rescrit-circulaire précité, il devait nécessairement, vu les influences régnantes, avoir pour but de créer un monopole en faveur de la philosophie hégélienne.

49. Sur Comte et son système, voir Auguste Comte and positivism by John Stuart Mill reprinted from the Westminster Review, London 1865. — Le concept et la tendance du positivisme sont brièvement expliqués dans le Discours sur l’esprit positif, par M. Auguste Comte. Paris 1844 (108 p. in-8o). — L’ouvrage principal de Comte est son Cours de philosophie positive 1830-1842, en six volumes ; la 2e édition parut avec une préface de Littré, Paris 1864. — Il n’y a que peu de temps que l’attention de l’Allemagne s’est portée sur Comte. Ueberweg[38] donne sur Comte une notice écrite par Paul Janet. Mais cette notice manque d’impartialité en ce sens qu’elle fait simplement de la théorie des trois périodes, théologique, métaphysique et positive, la partie négative du système et qu’il ne resterait que deux idées pour la partie positive : « une certaine hypothèse historique » et « une certaine classification des sciences. » En réalité, le mérite de Comte consiste essentiellement dans l’élucidation et la démonstration logique du concept « positiviste », qui est propre à ce philosophe. Voir des détails plus précis dans Dühring, Kritische Geschichte der Philosophie, zweite Auflage, Berlin 1873, p. 494-510.

50. Grundsätze der Philosophie der Zukunft, Leipzig 1849, p. 81, § 55.

51. Ces propositions se trouvent dans les §§ 32, 33, 37 et 39 des Grundsätze der Philosophie der Zukunft.

52. Ibid., § 34.

53. Ibid., § 40 et 42.

54. Philosophie der Zukunft, §§ 42, 61 et 62. — Ces passages, d’une importance essentielle, ont été omis par Schalter, entre autres[39] ; aussi ne faut-il pas s’étonner si cet écrivain a identifié la morale de Feuerbach avec celle de Stirner et s’il conclut en déclarant que l’égoïsme et la sophistique, « la démoralisation systématique de l’esprit », sont les conséquences inévitables des principes de Feuerbach. — Remarquons encore ici que l’on devait naturellement être tenté de comparer le « tuisme » de Feuerbach à l’ « altruisme » de Comte mais il eût fallu de longues explications pour faire ressortir le point commun aux deux systèmes, tout en évitant d’exagérer la ressemblance. Feuerbach prend toujours pour point de départ l’individu, qui cherche à se compléter par autrui et n’est poussé que par l’égoïsme à agir dans l’intérêt général. Chez Comte, le point de départ est la société et la sociabilité humaine ; sa règle de morale : « vivre pour autrui » ne découle pas spontanément, comme la passion, de notre intérieur ; elle a besoin d’être appuyée par la pensée du devoir envers la société.

55. Il est fait le plus grand abus du mot « hypothèse » dans les « considérations finales » de Force et Matière, p. 259 et suiv. de la première édition. Ici même les dogmes religieux reçoivent le nom d’hypothèses. Par contre, un emploi correct du langage se trouve par exemple dans Nature et Esprit, p. 83, où l’atomistique est appelée une « hypothèse scientifique ».

56. On doit regarder comme relativiste (peut-être même comme idéaliste) la proposition empruntée à Moleschott qu’en général les choses n’existent que les unes par rapport aux autres (voir plus loin note 58). Ici prend place également sa théorie de l’infinité dans les infiniment petits et de la relativité de l’idée d’atome qui s’y rattache nécessairement[40]. Toutefois ne nous étonnons pas si Büchner traite ailleurs les atomes de faits, découvertes, etc. — Dans ses Six conférences sur la théorie de Darwin,[41], Büchner écarte formellement le matérialisme systématique et voudrait appeler « réalisme » sa propre philosophie.

57. C’est surtout dans Nature et Esprit[42] que se trouvent les passages en question. Cette publication a été une tentative complètement infructueuse de cet écrivain généralement si habile pour introduire dans le grand public sa philosophie sous la forme d’une discussion calme et aussi impartiale que possible. Il dit (p. 83) : « Notre connaissance ne pénètre pas jusqu’au sein de la nature et l’essence profonde, intime de la matière sera vraisemblablement toujours pour nous un problème insoluble. » — P. 173 : « J’aime mieux t’avouer notre ignorance sur le temps et l’éternité, sur l’espace et l’infini. » — Un passage surtout caractérise le système de Büchner (p. 176 et suiv.). Il est relatif à l’infinité de l’espace et du temps ; l’interlocuteur Auguste, chargé de soutenir les idées personnelles de Büchner, dit que les limites, que semblent poser à nos concepts l’espace, le temps et la causalité, « sont à une distance telle que c’est à peine si ma conception philosophique du monde et de la matière peut y trouver un obstacle. » — Très-remarquable est aussi le passage suivant (plus tard omis en grande partie) de la 1re  édition de Force et Matière, p. 261… « Derrière ce qui est inaccessible à notre connaissance sensorielle, peuvent certes exister toutes les choses imaginables ; mais l’hypothèse ne les fait entrevoir que capricieusement, idéalement, métaphysiquement. Quiconque rejette l’empirisme rejette en général toute explication humaine et n’a pas même encore compris que le savoir et la pensée de l’homme, sans objets réels, sont un non-sens. » Voilà à peu près ce que dit aussi Kant, seulement en d’autres termes.

58. Cela s’applique aussi, pleinement à Büchner qui, dans la note 82 de son ouvrage : La place de l’homme dans la nature (Leipzig, 1870)[43] pour nous remercier des éloges donnés à ses dispositions poétiques, a consacré un dithyrambe à la chose en soi et l’a fait précéder d’une polémique prolixe, mais pas très-claire. Ne rappelons pas ici que Büchner s’est complètement mépris sur la proposition de Kant : nos concepts ne se règlent pas sur les objets, mais les objets se règlent sur nos concepts. Celui qui ne trouvera pas, dans notre chapitre sur Kant, les données nécessaires pour comprendre cette proposition, ne les trouvera pas davantage dans la nouvelle dissertation que nous insérons dans cette note-ci. — Büchner essaie d’abord de ramener la différence entre la chose en soi et le phénomène à l’ancienne différence des qualités primaires et des qualités secondaires, mais il n’ose déduire la seule conséquence exacte du matérialisme, à savoir que les atomes en mouvement sont la « chose en soi ». L’importance de la physiologie des organes des sens pour cette question est traitée d’une manière superficielle par Büchner, qui ne s’occupe nullement du côté scientifique de cette question il l’expédie avec la même étourderie dont on fait souvent preuve à l’endroit du matérialisme, en disant que l’on connaît depuis longtemps le point principal. Ce que l’état actuel de la science permet de faire pour raviver et approfondir une pensée générale, qui a déjà fait son apparition jadis, Büchner l’accentue de la manière la plus vive toutes les fois que cela se prête à ses vues, mais il le laisse complètement de côté pour peu que son système doive y rencontrer des difficultés. — Nous n’avons pas besoin que Büchner nous apprenne que la « chose en soi » de Kant est une « nouvelle chose intelligible », « irreprésentable », « inconnaissable », etc. Mais « inimaginable » est tout autre chose, bien que, d’une haleine, Büchner associe cette épithète aux précédentes. Or il déclare la chose en soi inimaginable, « parce que toutes les choses n’existent que les unes par rapport autres et ne signifient rien sans relations réciproques. » Mais quand ces « relations » d’une chose à l’homme sont les propriétés, perçues par nous, de cette chose (et que seraient-elles sans cela ?), cette proposition n’équivaut-elle pas à affirmer la « chose en soi » ? Il se peut que la chose, qui n’a aucune relation, ne signifie rien, comme l’admet Büchner, d’accord avec l’idéalisme dogmatique ; alors encore cependant elle est, imaginée comme principe de toutes ses relations réelles à différentes autres choses, autre chose que la simple relation à nous, que perçoit notre conscience. Or cette dernière relation est seule ce que le langage vulgaire appelle « la chose » (das Ding) et ce que, d’autre part, la philosophie critique nomme « le phénomène » (die Erscheinung). Plus loin, Büchner laisse entrevoir, par la manière dont il ramène la subjectivité des perceptions sensorielles à chacune des illusions des sens, qu’il ne s’est pas encore suffisamment familiarisé, sur ce terrain, avec le matériel empirique. Il promet de revenir à cette question dans une occasion plus opportune. Si cela s’effectue alors, en pleine connaissance de cause, la conciliation pourra s’opérer sans grandes difficultés.

59. Neue Darstellung des Sensualismus, Leipzig, 1855. Vorwort, p. VI.

60. Entstehung des Selbstbewusstseins, Leipzig, 1856, p. 52 et suiv. ; Neue Darstellung des Sensualismus, p. 5. Voir de plus Czolbe, Die Grenzen und der Ursprung der menschlichen Erkenntniss, Jena und Leipzig, 1865, p. 280 et suiv.

61. Neue Darstellung des Sensualismus, p. 187 et suiv.

62. Dans l’écrit : Die Grenzen und der Ursprung der menschlichen Erkenntniss, Czolbe s’exprime sur les phénomènes du nerf optique de façon à se rapprocher de la physiologie rationnelle (p. 210 et suiv.) ; toutefois on y retrouve l’idée de l’immutabilité de l’ordre de l’univers, de la durée éternelle de notre système solaire, etc. (p. 129 et suiv.) ; elle est soutenue par Czolbe avec un surprenant dédain pour les conséquences les plus irrécusables de la mécanique.

63. Il est facile d’entrevoir les objections que l’on pourrait faire contre le procédé suivi par Czolbe. Les bonnes et grandes hypothèses ne renferment généralement qu’une seule supposition qui peut se confirmer dans des cas très-nombreux ; ici par contre nous avons une longue série d’hypothèses que l’expérience a peine à confirmer. Elles ne sont pas d’ailleurs isolées ou ne servent pas à expliquer des cas spéciaux, comme cela arrive fréquemment dans l’étude de la nature ; chacune d’elles au contraire est un appui nécessaire pour une autre ainsi que pour tout le système. Qu’une seule soit fausse, tout le système sera faux. Si l’on suppose la vraisemblance de l’exactitude de chaque hypothèse distincte =1/2, on obtient déjà, pour l’exactitude du système entier, 1/2n comme expression de la vraisemblance, n marquant le nombre des hypothèses. Sur cette simple loi mathématique repose l’inconvénient de toutes les constructions à hypothèses auxiliaires nécessaires, ce que d’ailleurs nous sentons même sans démonstration mathématique.

64. Die Grenzen und der Ursprung der menschlichen Erkenntniss, im Gegensätze zu Kant und Hegel. Naturalistisch-teleologische Durchführung des mechanischen Princips, von Dr  H. Czolbe, Jena und Leipzig, 1865, p. 50 et 51.

65. Des détails plus spéciaux sur la personne et les opinions de Czolbe sont fournis par une bonne esquisse biographique du Dr  Ed. Johnson in der Altpreussischen Monatsschrift, X. Bd. Heft 4, p. 338-353 (imprimé aussi séparément Kœnigsberg, typographie A. Rosbach, 1873).


NOTES DE LA DEUXIÈME PARTIE


1. Nous reproduisons ici un passage de la première édition qui a dû, dans le texte, céder la place à une exposition plus rigoureuse de la marche des idées et aux nouveaux matériaux dont nous avons à parler ici. Je disais, relativement au fait de la formation d’une Faculté spéciale des sciences de la nature :

« Les anciennes Facultés se formèrent assez rapidement après la naissance de l’Université de Paris, dont l’organisation servit de modèle à l’Allemagne. Elles ont chacune les rapports les plus intimes avec une profession pratique déterminée, car la Faculté philosophique ne forma un tout spécial qu’après qu’elle se fut détachée des trois autres. Elle resta la Faculté générale à l’égard des trois autres Facultés spéciales et fut consacrée en partie à la préparation commune des études spéciales, en partie à la science libre. Toutes les sciences nouvellement créées lui échurent naturellement en partage, à moins qu’elles ne se rattachassent, par les liens les plus étroits, à l’une quelconque des trois autres Facultés. Si le principe primitif de la formation des universités avait conservé sa vitalité, plusieurs Facultés nouvelles se seraient peut-être déjà formées exactement sur le modèle des premières, comme, par exemple, une Faculté des finances, une de pédagogie et une d’agronomie. En soi, il n’y a pas d’objection à faire à la formation d’une Faculté nouvelle d’après un principe nouveau ; nous tiendrions seulement à constater qu’il en est ainsi ; puis nous examinerions de plus près le nouveau principe. Nous avons sous les yeux une véritable guerre entre les Facultés, et certes la philosophie y joue le plus triste rôle. Les médecins proposent d’abord l’érection d’une Faculté des sciences de la nature. Les naturalistes veulent tous s’arracher des bras maternels de la Facultas artium. Ceux qui ont été jusqu’ici leurs collègues ne veulent pas les abandonner ; c’est une véritable guerre d’émancipation ! On conçoit qu’un philologue, renfermé dans ses études spéciales, se laisse entraîner trop loin par le désir d’une certaine unité dans la formation des professeurs futurs ; mais un véritable philosophe ne devrait jamais s’opposer au besoin réel d’une pareille séparation, en se cramponnant à l’organisation actuelle. Il ferait mieux de se demander en quoi consiste la force répulsive qui exige la séparation ; il ferait mieux de s’efforcer d’être, par ses propres œuvres, indispensable à ceux qu’il prétend retenir. Si une université n’a pas d’hommes qui, en pareil cas, sachent s’élever au-dessus du différend et se demander, avant tout, quelle est l’essence de la question, on peut dire qu’elle n’a pas de philosophes. Quand Feuerbach affirme que le caractère distinctif d’un philosophe consiste à n’être pas professeur de philosophie, il exagère considérablement ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’aujourd’hui un penseur original et indépendant obtiendra difficilement en Allemagne une chaire de professeur. On se plaint de ce que les sciences de la nature sont négligées, on pourrait se plaindre de ce que la philosophie est étranglée. On ne doit pas en vouloir aux naturalistes de Tübingue des efforts qu’ils font pour se séparer d’un cadavre ; mais il faut contester que cette séparation soit réclamée par l’essence des recherches physiques et de la philosophie.

» Les sciences de la nature ont, dans leur méthode claire et lumineuse, dans la force convaincante de leurs expériences et de leurs démonstrations, une puissante protection contre la falsification de leur enseignement par des hommes qui travaillent dans un sens diamétralement opposé au principe de leurs recherches. Et cependant, la philosophie une fois complètement opprimée et éliminée, le temps pourrait venir où un Reichenbach professerait, dans les Facultés des sciences naturelles, la théorie d’Od, et où un Richter réfuterait la loi de Newton. En philosophie, un délit intellectuel est plus facile à commettre et plus facile à pallier. Il n’est pas pour le sain et le vrai de critérium aussi sensiblement évident, aussi logiquement certain que celui des sciences de la nature. Nous voulons en proposer un provisoirement comme ressource extrême. Quand les naturalistes se rapprocheront de nouveau spontanément de la philosophie sans modifier d’un iota la rigueur de leur méthode ; quand on commencera à reconnaître que toutes les démarcations entre les Facultés sont inutiles ; quand la philosophie, au lieu d’être un extrême, formera au contraire le trait d’union entre les sciences les plus différentes et facilitera un échange fructueux des résultats positifs, alors nous admettrons qu’elle a repris sa tâche principale, qui consiste à précéder notre siècle, avec le flambeau de la critique, en concentrant dans un foyer les rayons de la connaissance, en facilitant et en adoucissant les révolutions de l’histoire.

» Si les sciences naturelles sont négligées en Allemagne, on le doit à la tendance conservatrice, qui opprime et dénature la philosophie. En premier lieu, l’argent a manqué et il se passera malheureusement bien du temps encore avant que, sous ce point de vue, nous ayons atteint au niveau de l’Angleterre et de la France. » (Ceci n’est plus exact en ce qui concerne la France), « M. R. von Mohl a vu, dans le cabinet de physique d’une université d’Allemagne, une machine effrayante, qui devait représenter une machine pneumatique. La commission académique, chargée d’accorder et de régulariser les demandes du professeur de physique, avait, pour empêcher de confier le travail à un mécanicien étranger, fait confectionner la machine pneumatique par un fabricant de pompes à feu. Il y a là de quoi gémir sur la tutelle exercée envers le professeur de physique par ses collègues de la Faculté. Mais ne pourrait-on pas imaginer l’allocation des fonds nécessaires, faite au professeur de physique, qui en disposerait librement, sans pour cela séparer les Facultés ? Et, dans l’état actuel des choses, le philosophe qui doit connaître les méthodes scientifiques et les conditions de leur application, n’est-il pas i’allié naturel du professeur de physique ?

» Cependant non ! Voilà où gît la difficulté. Descartes, Spinoza, Leibnitz, Kant joueraient ce rôle ; mais la majorité de nos professeurs actuels de philosophie !… Ah ! oui, M. de Mohl a raison ; seulement il ne devrait pas faire retomber sur la philosophie elle-même, et précisément sur l’essence de la pensée philosophique, les difficultés qui s’opposent aujourd’hui à une semblable coopération. »

2. Büchner, à propos de la douzième édition de Force et Matière, a rédigé une « critique de lui-même[44], dans laquelle il se félicite d’avoir aidé la philosophie à recouvrer ses droits sur le terrain des sciences de la nature. Il avoue que d’autres circonstances encore y ont contribué, mais « Force et Matière commença par aplanir la voie et inaugura la lutte de manière à obtenir les sympathies générales aussi bien dans le monde savant que dans le monde non-savant, et l’auteur ne put dès lors plus se rendormir sans avoir obtenu un résultat déterminé. Dans ce sens, on peut et on doit dire que Force et Matière « fait réellement époque ». Ce livre devra être mentionné et discuté comme tel, et le sera, dans l’histoire des sciences, tant qu’une pareille histoire existera. » Büchner pourrait bien plutôt prétendre que son nom sera cité d’une manière durable dans l’histoire générale de la culture ; car, au moment opportun, il a suspendu avec un grand succès à la grosse cloche ce que beaucoup pensaient et ce que certainement plus d’un aurait pu élucider mieux que lui, tant au point de vue des sciences naturelles qu’à celui de la philosophie. Aurait-il eu autant de succès ? C’est là une autre question, car justement le manque de précision scientifique et la persistance à ne voir que la surface des phénomènes ont déterminé le succès de Büchner. Quand Büchner attribue à sa « théorie » une importance scientifique, il se fait certainement illusion, car il n’a innové ni dans l’ensemble ni dans les détails ; bien au contraire, il reste souvent fort en arrière des exigences de sa tâche qui était d’esquisser à grands traits l’image complète de la conception mécanique de l’univers. Ainsi, par exemple, Büchner représente la théorie de la conservation de la force, dans sa critique de lui-même, comme un complément ultérieur et confirmatif de son point de vue, en la faisant dater, avec une grande naïveté, de la cinquième édition de son livre, tandis que tout naturaliste et tout philosophe d’une instruction encyclopédique devaient connaître cette importante théorie dès l’année 1855, époque de l’apparition de la première édition de Force et Matière. En 1842, Mayer avait déjà énoncé cette loi ; en 1847 parut la dissertation de Helmholtz sur la Conservation de la force[45] et, en 1854, la dissertation populaire du même savant sur l’action réciproque des forces de la nature[46] était déjà arrivée à sa deuxième édition.

3. Remarquons ici, par forme de supplément, que « l’énonciation de Vogt », de laquelle il a été tant parlé, se trouve déjà, quant aux points principaux, dans les œuvres de Cabanis. Le cerveau effectue la sécrétion de la pensée ». Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, 1844, p. 138. L’éditeur, L. Peisse, remarque à ce propos que « cette phrase est restée célèbre ».

4. Mill, dans sa Logique, a fait ressortir nettement la différence qui existe entre les « sciences de l’esprit » et les « sciences de la nature ». Il réclame, à vrai dire, pour ces dernières la même méthode de recherche, quant au fond ; par contre il exagère considérablement (au point de vue de la psychologie des Anglais) les avantages de l’observation subjective, la seule presque dont il tienne compte ici, tandis qu’il déprécie beaucoup trop l’impulsion donnée à ces sciences par ceux qui s’orientent d’après le phénomène correspondant au fait psychologique (méthode physiologique). Helmholtz établit plus exactement cette différence dans sa conférence sur les rapports des sciences de la nature avec l’ensemble des sciences[47]. Il y fait ressortir la différence qui résulte de la diversité des matériaux, des méthodes et des moyens de preuve. On peut permettre à Helmholtz d’exiger en même temps pour l’historien, le philologue, le jurisconsulte, etc., « une conception une et richement façonnée des mouvements de l’âme humaine », qui s’appuie, à son tour, sur « une certaine chaleur de sentiments et sur l’intérêt que présente l’observation des états de l’âme chez autrui ». Ce sont précisément les moyens de concevoir avec plus de délicatesse et de promptitude, et de mieux analyser les signes soumis à l’observation extérieure, tels que les paroles, les écrits, les gestes, les vestiges et les monuments de toute espèce. Le génie imagine par Laplace n’a besoin, sous ce rapport, d’aucune intelligence supérieure ; l’intelligence moyenne des hommes lui suffit pour posséder l’intuition la plus parfaite de toutes les sciences de l’esprit, autant du moins que ses sentiments lui permettent de les suivre ; car sa connaissance des faits extérieurs lui fournit les moyens de contrôler et de corriger les règles de l’interprétation des signes et, comme en même temps il comprend toutes les langues (car sa formule de l’univers renferme les détails de la naissance et de la transformation de tous les sons qui ont une signification), il sait aussi comment l’entendement humain, depuis le mieux doué jusqu’au plus borné, explique les signes des choses intellectuelles, mais assurément il ne pourrait devenir un poète, malgré l’infinité de ses connaissances, s’il n’était naturellement doué du talent poétique.

5. Lorsque Kirchmann, Czolbe, Spiller, etc., exigent que les qualités regardées, depuis Locke, et même au fond, depuis Démocrite, comme « secondaires » et simplement subjectives, doivent avoir une réalité objective, leur demande d’abord est fondée sur une théorie insuffisante de la connaissance, et il n’y a rien à changer à cela, savoir que « rouge », « saveur acide » « son des cloches », etc., constituent des phénomènes dans le sujet. Toutefois lorsque la physique ne me montre aussi dans le cerveau que des mouvements d’atomes pour les phénomènes correspondants, tandis que pourtant les sensations existent indubitablement (ont une réalité empirique), je puis très-bien conjecturer que, dans la corde vibrante aussi, il se trouve encore autre chose, qui, à vrai dire, n’est pas adéquat à ma représentation des objets sonores ou colorés, mais cependant a beaucoup plus d’analogie avec ces objets que l’atome ondulant.

6. Spitter( Phil.), Das Naturkennen nach seinen angeblichen und wirklichen Grenzen. Berlin, 1873. Cet écrit, opposé à Du Bois-Reymond, est pareillement riche en malentendus de l’espèce indiquée dans le texte.

7. Zöllner, Ueber die Natur der Kometen. Beiträge zur Geschichte und Theorie der Erkenntnis. zweite Auflage, Leipzig, 1872, p. 320 et suiv.

8. Nous donnons ici encore quelques passages de la première édition, qui (se rattachant au discours du botaniste von Mohl), traitent spécialement de la culture philosophique que doivent posséder les naturalistes.

Nous demandons au naturaliste d’aujourd’hui une plus grande culture philosophique, mais pas un penchant plus fort à créer lui-même des systèmes originaux. Au contraire, sous ce rapport, nous ne sommes pas encore guéris du mal que nous a fait l’époque de la philosophie de la nature : le matérialisme est le dernier rejeton de cette époque-là, où le moindre botaniste ou physiologiste croyait devoir imaginer un système pour le bonheur du genre humain. »

Qui donc engagea Oken, Nees von Esenbeck, Steffens et autres naturalistes à philosopher plutôt qu’à étudier la nature ? Un philosophe quelconque a-t-il jamais prétendu, même dans la plus mauvaise période de vertige, remplacer sérieusement la recherche exacte par son système personnel ? Même Hegel, le plus orgueilleux des philosophes modernes, n’a jamais considéré son système comme la conclusion définitive de la connaissance scientifique, dans le sens où cela aurait dû se prendre, d’après la conception que nous combattons. Il reconnaissait très-bien qu’aucune philosophie ne peut dépasser la somme des idées de son temps. Sans doute, il était assez aveugle pour méconnaître les riches trésors philosophiques que les différentes sciences mettent chacune à la disposition du penseur et notamment pour déprécier la valeur intellectuelle des sciences exactes. Par contre, les naturalistes d’alors se prosternaient dans la poussière devant la spéculation comme devant une idole. Si leur propre science avait été mieux établie en Allemagne, elle aurait bravé avec plus de succès les ouragans de la spéculation poussée jusqu’à la fureur. »

Plus loin il est dit, relativement à l’assertion de von Mohl, que souvent une entente réciproque est absolument impossible entre l’étude de la nature et la philosophie :

« Ainsi le naturaliste apprend par les choses ; le philosophe veut tirer tout savoir de lui-même et c’est pour cela qu’ils ne se comprennent pas. Le malentendu ne peut pourtant exister que là où tous deux, parlant des mêmes choses, démontrent un point différent d’après des méthodes différentes. En cela, ils sentent ou ils ne sentent pas qu’ils procèdent d’après des méthodes différentes. Quand, par exemple, un professeur de philosophie veut démontrer aux médecins « par la voie des sciences naturelles » toutes sortes de fariboles métaphysiques, ce professeur, et entièrement lui seul, est alors cause des malentendus. Tout véritable philosophe repoussera un pareil anthropologiste aussi catégoriquement, peut-être plus encore, que ne le fera le naturaliste, précisément parce que, connaissant les deux procédés, il entrevoit plus rapidement la faute commise, sous le rapport de la méthode. Un exemple de ce genre, en fait de police scientifique, fut donné, il y a quelques années, par Lotze dans son pamphlet (1857) contre l’Anthropologie de Fichte fils. Seulement il commit alors la faute de proposer, à la façon des héros d’Homère, une poignée de main et des cadeaux réciproques à celui qu’il avait complètement éliminé du terrain scientifique. Les héros d’Homère ne faisaient plus de cadeaux à l’adversaire qu’ils avaient tué ! »

« Il peut en être absolument ainsi, quand un naturaliste commet la même faute, c’est-à-dire quand il veut débiter comme faits constatés ses billevesées métaphysiques. Seulement, dans ce cas, ce sera précisément un naturaliste plus rigoureux qui fera souvent la plus prompte justice du délit, parce qu’il possède la connaissance la plus exacte de la genèse des faits en question. On sait que précisément nos matérialistes ont parfois essuyé une semblable mésaventure. »

« Mais lorsque le philosophe et le naturaliste ont conscience de la disparité de leurs méthodes, c’est-à-dire lorsque le premier procède spéculativement et le second empiriquement, il n’y a pas pour cela de contradiction dans leurs doctrines, parce que le dernier seul parle d’un fait d’expérience, que l’intellect doit apprécier, tandis que le premier cherche a satisfaire un besoin de l’âme, un instinct créateur. Si, par exemple, un hégélien définit la sensation « ce en quoi la nature entière apparaît comme un tissage sourd de l’esprit en soi », et si le physiologiste l’appelle « la réaction du processus nerveux sur le cerveau » ou « sur la conscience », il n’y a là aucun motif pour que les deux interlocuteurs s’irritent et se tournent le dos. Il faut que le philosophe comprenne le physiologiste ; quant à celui-ci, c’est affaire de goût ou, si l’on veut, c’est un besoin, s’il désire continuer à écouter le métaphysicien.

» Lorsque nous exigeons du naturaliste une culture philosophique supérieure, ce n’est pas du tout la spéculation, que nous voudrions lui recommander si instamment, mais la critique philosophique, qui lui est indispensable, précisément parce que lui-même ne pourra jamais, malgré toute l’exactitude des recherches spéciales, étouffer, dans ses propres pensées, la spéculation métaphysique. C’est justement pour mieux reconnaître comme telles ses propres idées transcendantes et pour les distinguer plus sûrement de ce que l’empirisme lui donne, qu’il a besoin de la critique des concepts. »

« Si donc en cela on adjuge à la philosophie certaines fonctions judiciaires, ce n’est pas qu’elle prétende à un droit de tutelle. Car, outre que chacun peut être philosophe, dans ce sens, lorsqu’il sait manier les lois générales de la pensée, la sentence du juge ne s’applique jamais à ce qui est réellement empirique, mais à la métaphysique qui peut s’être insinuée dans la discussion ou au côté purement logique de la conclusion et de la formation du concept. À quoi bon, par conséquent, la comparaison des rapports des sciences de la nature à la philosophie avec l’attitude de la philosophie en face du dogme des théologiens ? Si l’on veut indiquer ainsi la nécessité d’une nouvelle émancipation, nous avons devant nous un violent anachronisme. Il est parfaitement clair que la philosophie ne doit nullement se régler sur ces dogmes. Au contraire, elle revendiquera toujours le droit d’examiner ces dogmes, comme objets de ses recherches. Le dogme n’est pas pour le philosophe une thèse de la science de la nature, mais l’expression des tendances de la foi et de l’activité spéculative d’une période de l’histoire. Il doit chercher comprendre la naissance et la disparition des dogmes dans la connexion avec le développement historique de la culture humaine, s’il veut pouvoir s’acquitter de sa tâche sur ce terrain. »

« Enfin, il faut que les recherches exactes soient le pain quotidien de tout philosophe. Quand même l’empirique se retirerait, par fierté, sur son domaine spécial, il ne pourra jamais empêcher le philosophe de l’y suivre. Actuellement une philosophie ne se conçoit plus sans recherches exactes ; de leur côté, les recherches exactes ont continuellement besoin d’être élucidées par la critique philosophique. Le philosophe ne fait pas de dilettantisme, quand il se familiarise avec les résultats les plus importants et avec les méthodes de recherches de toutes les sciences de la nature ; car cette étude est la base nécessaire de toutes ses opérations. De même, le naturaliste ne fait pas de dilettantisme, quand il se forme une opinion exacte, fondée sur l’histoire et la critique, relativement au processus de la pensée humaine, auquel il se rattache indissolublement, malgré l’apparente objectivité de ses recherches et de ses conclusions. Mais nous appellerions dilettantisme condamnable (sans nier d’ailleurs que des intelligences privilégiées puissent réellement embrasser les deux domaines) le fait d’un philosophe qui, à la manière de Bacon, avec un esprit insuffisamment préparé et avec une main peu exercée, bâcle des expériences à tort et à travers, aussi bien que le fait d’un naturaliste qui, sans se préoccuper de ce que l’on a pensé et dit avant lui, bouleverse tous les concepts traditionnels pour se façonner au hasard un système de métaphysique, »

Mais il n’est pas moins vrai que le philosophe et le naturaliste peuvent s’entraider avec succès, quand ils se transportent sur le terrain qui leur est et doit leur rester commun à tous deux : la critique des matériaux des recherches exactes, relativement aux déductions possibles. En supposant que des deux côtés on se serve d’une logique saine et rigoureuse, les préjuges héréditaires sont exposés à un feu croise efficace, et, de la sorte, les deux parties se rendent service. »

« Que signifie maintenant la théorie du laisser-aller réciproque, à cause de l’impossibilité absolue de s’entendre ? Il nous semble que c’est justement dans ce principe que gît l’exclusivisme suprême du matérialisme. La conséquence d’une application générale de ce principe serait que tout se morcellerait en cercles égoïstes. La philosophie tombe complètement sous le joug de l’esprit de coterie des Facultés. La religion — et ce trait appartient aussi au matérialisme moral — s’appuie, sous la forme d’une grossière orthodoxie, sur les possessions territoriales et les droits politiques de l’Église ; l’industrie, sans âme, poursuit les profits instantanés des entreprises ; la science devient le mot de passe (Schiboleth) d’une société exclusive ; l’État penche vers le césarisme. »

9. D’après les règles de l’astrologie, la lune douteuse gouverne le septième mois ; le sinistre Saturne gouverne le huitième ; le neuvième obéit à Jupiter, l’astre du bonheur et de la perfection. Par suite de cela, on regardait une naissance, survenue sous l’influence de Saturne, comme menacée de bien plus grands malheurs que celle qui se présentait sous l’influence de la lune.

10. Voir pour le caractère scientifique et personnel de Bacon, tome 1er, p. 217 et 481, note 60.

11. Dans la première édition se trouvait ici une discussion méthodologique trop détaillée pour le but de l’ouvrage ; nous en reproduisons cependant le passage suivant, dont l’intérêt ne nous semble encore nullement éteint

« Peut-être avons-nous le droit d’appeler matérialiste un caractère particulier des nouvelles études de la nature ; il consiste dans l’opposition à la rigueur de la recherche exacte ; sans doute ce n’est pas une opposition qui s’appuie sur le libertinage de l’idée ; elle provient au contraire de l’importance excessive accordée au témoignage immédiat des sens. »

« Pour ne pas tomber ici dans de vagues généralités, nous rattacherons nos réflexions à l’exemple remarquable de cette opposition, telle qu’elle s’est produite en Allemagne, durant ces dernières années. C’est la réaction de quelques physiologistes contre une dissertation du mathématicien Radicke sur le sens et la valeur de procédés d’arithmétique. Radicke publia, en 1858[48], un long travail, ayant pour but de soumettre à un triage critique les matériaux luxuriants et surabondants des découvertes physiologico-chimiques. Il suivit en cela une méthode aussi et originale que correcte pour justifier logiquement le rapport de la moyenne arithmétique, résultant des séries d’expériences, aux déviations de cette moyenne que les expériences isolées présentent. Il fut prouvé, dans l’application des principes développés à beaucoup de recherches jusqu’alors fort estimées, que les séries d’expériences de ces recherches n’avaient généralement pas donné de résultats scientifiques, parce que les observations distinctes présentaient des différences trop fortes pour que la moyenne arithmétique apparût, avec une probabilité suffisante, comme le produit de l’influence à rechercher. Contre cet écrit d’une haute importance, et qui ne fut nullement attaqué sous le point de vue mathématique, se déchaînèrent quelques médecins éminents, et leur polémique donna naissance aux bizarres jugements, que nous croyons devoir mentionner ici. Vierordt, notamment, tout en approuvant la dissertation en général, fit observer que, outre la logique du calcul des probabilités, purement formelle, qui démontre avec une certaine rigueur mathématique, il existe encore, dans des cas nombreux, une logique des faits eux-mêmes qui, employée avec l’habileté convenable, possède, pour l’homme compétent, un degré plus ou moins élevé de force démonstrative. Le terme, « logique des faits », séduisant en apparence, mais très-mal choisi au fond, trouva de l’écho chez bien des personnes que gênait sans doute la rigueur absolue de la méthode mathématique ; toutefois il fut réduit à une valeur très-modeste par le professeur Ueberweg, logicien éminemment apte à élucider de pareilles questions[49]. Ueberweg démontra victorieusement que ce que l’on pourrait, à la rigueur appeler la « logique des faits », est peut-être dans beaucoup de cas de quelque utilité comme premier degré d’une recherche exacte, « à peu près comme l’appréciation à l’œil nu, tant que l’on ne peut pas mesurer avec une précision mathématique » mais qu’après un calcul effectué consciencieusement, il ne pouvait plus être question d’un résultat différent, obtenu à l’aide de la logique des faits. En réalité, la conviction immédiate, que l’homme compétent obtient en faisant ses expériences, est sujette à l’erreur tout aussi bien que la formation d’un préjugé quelconque. Nous n’avons aucun motif de douter que de pareilles convictions puissent se former durant l’expérimentation, ni aucun motif d’admettre qu’il faille leur attribuer plus de valeur qu’à la formation en général de convictions par une voie non scientifique. Ce qui, dans les sciences exactes, est réellement probant n’est pas le fait matériel, l’expérience dans son action immédiate sur les sens, c’est la réunion des résultats, opérée dans l’esprit. Or beaucoup de savants et surtout de physiologistes sont naturellement portés à regarder l’expérience elle-même, et non sa signification logico-mathématique, comme le point essentiel de la recherche. De là résulte donc facilement une rechute dans les théories et les hypothèses les plus capricieuses ; car l’idée matérialiste d’un commerce jamais troublé entre les objets et nos sens est en désaccord avec la nature humaine, qui sait introduire partout, même dans l’activité, en apparence la plus immédiate des sens, les effets du préjugé. Or l’élimination de ces derniers est précisément le grand mystère de toute méthode des sciences exactes, peu importe qu’il s’agisse de cas, dans lesquels on travaille avec des valeurs moyennes ou de cas, dans lesquels même une seule expérience est déjà significative. En effet, la valeur moyenne sert, avant tout, à éliminer les variations objectives mais pour éviter aussi les erreurs subjectives, la première condition est que, pour la valeur moyenne, on détermine l’erreur probable qui délimite avec exactitude le champ des explications illégitimes. C’est seulement lorsque l’erreur probable est assez petite pour que l’on puisse généralement regarder un résultat comme admissible que la série des observations se trouve placée dans son ensemble sur le même terrain logique qu’une expérience unique faite sur des terrains ou la nature de la chose n’exige pas l’élimination des fluctuations objectives à l’aide d’une moyenne certaine. Si, par exemple, le but d’une expérience est d’examiner la manière dont un nouveau métal se comporte à l’égard de l’aimant, l’expérience isolée suffira déjà pour donner une démonstration pourvu que l’on use de toutes les précautions habituelles et que l’on emploie de bons appareils, le phénomène dont il s’agit, pouvant aisément être répété, sans que les petites inégalités dans l’intensité de l’effet, qui se produiront toujours, exercent une influence sur la thèse que l’on veut prouver. »

« C’est d’après ce qui précède qu’il faut juger aussi la polémique plus modérée que dirigea Voit[50] contre Radicke. Souvent, en effet, dans ses propres recherches, il trouve des inégalités entre les valeurs d’observations particulières, qu’il ne faut pas considérer comme des variations accidentelles, mais plutôt comme des inégalités déterminées par la nature de l’organisme et se manifestant avec régularité ainsi, par exemple, le chien soumis à l’expérimentation et recevant la même nourriture en viande sécrète d’abord une plus faible, puis une plus forte quantité d’urée ; le contraire a lieu quand cet animal est condamné à jeûner. Mais quand on conjecture que ces inégalités existent dans la nature de la chose, il est tellement évident que l’on n’opère pas sur des valeurs moyennes qu’il est difficile de comprendre comment ce cas a pu être utilisé pour combattre Radicke. Faut-il, comme le prétend Voit, attribuer, dans ce cas, la valeur d’une expérience à chaque essai distinct ? Cela dépend complètement, comme pour toutes les expériences, de la facilité que l’on a de les répéter, dans des circonstances semblables. Mais, lors de la répétition, il faudra constater si ce qui doit être démontré se présente avec une suffisante clarté, à chaque essai distinct, ou s’il est nécessaire d’instituer une série d’expériences tout autrement combinée pour en déduire les valeurs moyennes »

« Si, par exemple, dans la première série d’essais, on obtient les va)eurs a, b, c, d,… qui, au lieu de simples variations, montrent plutôt une progression déterminée, il faut, pour constater cette progression, recourir à un nouvel essai, qui pourra donner les valeurs a¹, b¹, c¹, d¹,… Si alors la progression se manifeste encore plus nettement et si l’on se borne à vouloir la constater en général, on peut en rester là. Toutefois, si l’on veut obtenir des résultats numériquement exacts et si l’accord n’est pas complet, il ne reste qu’à continuer au moyen d’une troisième série a², b², c², d², et ainsi de suite jusqu’à an, bn, cn, dn, d’où résultera de soi-même qu’il faudra combiner entre elles les valeurs a¹, a², a³,… an, avec les valeurs b¹, b², b³,… bn. Mais alors la méthode établie par Radicke devra, dans toute sa rigueur, s’appliquer à ces combinaisons. »

12. Büchner, Natur und Geist, p. 102 : « Les atomes des anciens étaient des catégories ou inventions philosophiques ; ceux des modernes sont des découvertes résultant de l’étude de la nature. »

13. Kopp[51] attribue à tort une théorie de « l’attraction » des atomes à Boyle. « Ce chimiste, dit-il,[52] admettait déjà que tous les corps se composent de molécules très-petites, de l’attraction réciproque desquelles dépendent les phénomènes de combinaison et de désagrégation. Plus deux corps ont d’affinité l’un pour l’autre, plus leurs très-petites molécules s’attirent avec force, plus elles se rapprochent les unes des autres lors de la combinaison. » Les derniers mots de cet exposé sont, au fond, seuls exacts. D’ailleurs, dans l’exemple cité par Kopp, il n’est question ni d’affinité ni d’attraction. Les expressions « coalition » et « associate », entre autres, doivent toujours s’appliquer à la combinaison par le contact. L’opinion réelle de Boyle se révèle très-clairement dans le chapitre De génératione, corruptione et alteratione, p. 21-30 de l’ouvrage intitulé : De origine qualitatum et formarum Genève, 1688. Il y est question, partout, d’une adhérence et d’une séparation violente des atomes, etc., et la cause du changement est (§ 4) « motus, quacumque ortus » c’est-à-dire ce mouvement précipité et continu des atomes déjà admis par les anciens, mouvement dont ils attribuaient d’origine à la chute générale et éternelle. Boyle naturellement ne pouvait utiliser cette déduction ; toutefois il est loin de la remplacer par l’attraction et la répulsion, concepts qui ne se développèrent qu’une trentaine d’années plus tard par l’effet de la théorie de Newton sur la gravitation. Boyle, au contraire, quand il procède spéculativement, attribue l’origine des mouvements des atomes à l’activité de Dieu ; mais, dans l’observation habituelle de la nature, il se contente de laisser cette origine dans l’ombre et se borne à admettre l’existence de ce mouvement.

14. Dalton, New system of chemical philosophy, I, 2. ed. ; London, 1842, p. 141 et suiv. et 143 et suiv. — Voir Kopp, Geschichte der Wissenschaften in Deutschland : Entwickelung der Chemie, München 1873, p. 286, où, cependant, l’auteur ne fait pas assez attention que, pour la partie moyenne du plus long passage, c’est-à-dire pour l’affirmation de l’égalité des atomes dans les corps homogènes, la remarque que cela est admis généralement ainsi n’a aucune valeur. — Weihrich, Ansichten der neueren Chemie, p. 7, dit que l’idée de l’égalité des atomes dans le même corps et de leur diversité dans des corps différents, qui paraît devoir être attribuée au baron d’Holbach, remonte pourtant jusqu’à’Ànaxagore ; mais en réalité d’Holbach ne s’accorde pas assez avec Anaxagore, ni Dalton avec d’Holbach, pour qu’il soit possible de reconnaître ici le fil de la tradition.

15. Kopp, Geschichte der Chemie, II, p. 286 et suiv., réfute l’opinion d’après laquelle le mot « affinitas » n’aurait été introduit dans la chimie qu’en 1696 par Barchusen. Il prouve que cette expression se rencontre chez des écrivains antérieurs, à partir de 1648 (Glauber), et déjà même chez Albert le Grand, dans son traité De rebus metallicis, imprimé en 1518. Disons encore que le mot « affinis » se trouve, dans le sens chimique, déjà en 1630, dans l’Encyclopædie, p. 2276, ainsi que, sans doute, dans les sources utilisées par ce compilateur. Quant à l’origine alchimique du concept, elle est incontestable.

16. Nous pouvons ici rappeler l’exemple de Boyle qui, dans ses écrits antérieurs, tels que le Chemica scepticus, emploie encore le concept d’affinité[53], tandis que dans l’écrit mentionné plus haut (note 13), De origine qualitatum et formarum, où il s’est approprié la théorie de Gassendi[54], il évite de se servir de cette expression.

17. Geschichte der Chemie, II, p. 290.

18. Kopp entre dans des détails sur Richter et ses découvertes, Entwickelung der Chemie, in der Geschichte der Wissenschaften in Deutschland, München, 1873, p. 252 et suiv.

19. Voir, sur l’hypothèse d’Avogadro, Lothaire Meyer : Die modernen Theorieen der Chemie und ihre Bedeutung für chemische Statik, zweite Auflage. Breslau, 1872, p. 20 et suiv. — De plus : Weihrich, Ansichten der neueren Chemie, Mainz, 1872, p. 8 et suiv.

20. Kopp, Entwickelung der Chemie, p. 597.

21. Fechner, Atomlehre, zweite Auflage, Leipzig, 1864, p. 229 et suiv.

22. Fechner, Atomlehre, zweite Auflage, p. 231 et suiv.

23. Atomlehre, zweite Auflage, p. 76 et 77.

24. Redtenbacher, Das Dynamidensystem, Grundzüge einer mechanischen Physik, Mannheim, 1857 (4.), p. 95 et suiv.

25. Fechner, Atomlehre, zweite Auflage, p. 88 et suiv.

26. Du principe de la substitution d’un atome de méthyle à un atome d’hydrogène, Kolbe déduisit l’existence et l’action chimique de combinaisons qui n’avaient pas encore été découvertes, et ses prédictions furent brillamment constatées par des recherches qui eurent lieu plus tard[55]. Peu importe que Kolbe fût alors très-hostile à la théorie des types, puisque sa théorie de la substitution se fondit plus tard avec la théorie perfectionnée des types. — Lothaire Meyer parle[56] entre autres de spéculations importantes sur l’existence et les propriétés d’éléments non encore découverts, et vers la fin de sa 2e éd. (particulièrement p. 360 et suiv.), il indique la possibilité, mais aussi les inconvénients, d’une méthode déductive appliquée à la chimie.

27. Voir l’explication lumineuse, intelligible même pour le profane, de ce que nous n’avons pu indiquer ici que brièvement, dans Hofmann’s Einleitung in die moderne Chemie, fünfte Auflage, Braunschweig, 1871.

28. Voir Weihrich, Ansichten der neueren Chemie, p. 38 et suiv.

29. Clausius, Abhandlungen über die mechanische Wärmetheorie (publiées primitivement dans les Annales de Poggendorf), Braunschweig, 1854 et (2. Abtheilung) 1867 ; Abhandlung XIV. (II, p. 229 et suiv.) : Ueber die Art der Bewegung, welche wir Wärme nennen. Clausius y nomme, comme son prédécesseur immédiat, Krœnig, qui, dans ses Grundzüge einer Theorie der Gase, était parti de conceptions très-analogues aux siennes. Mais, dans une note, il fait remonter l’idée générale du mouvement progressif des molécules de gaz par Daniel Bernoulli et Lesage jusqu’à Boyle, Gassendi et Lucrèce. Clausius lui-même est arrivé à son idée sans y avoir été conduit par l’étude de l’histoire ; au reste, la coopération de la tradition dans cette série d’idées est incontestable.

30. L’essai le plus remarquable fait pour transformer, sur cette voie, la chimie en mécanique des atomes, se trouve dans Naumann[57]. On rencontre, dans cet opuscule écrit avec une grande clarté, les thèses principales de la théorie de Clausius exposées simplement, sans l’aide de la haute mathématique.

31. Huyghens parle, dans sa dissertation De lumine[58], de la nécessité du temps exigé pour la transmission du mouvement d’un corps élastique à un autre ; il ajoute : « Nam inveni, quod ubi impuleram gtobum ex vitro vel achate in frustum aliquod densum et grande ejusdem materiæ, cujus superficies plana esset et hatitu meo aut alio modo obscurata paululum, quædam maculæ rotundæ supererant, majores aut minores, prout major aut minor ictus fuerat, unde manifestum est, corpora illa pauxillum cedere, deindeque se restituere ; cui tempus impendant necesse est. — (Car j’ai trouvé que, lorsque j’avais poussé une boule en verre ou en agate contre un morceau dense et grand, de la même matière, dont la surface était plane et quelque peu ternie soit par mon haleine, soit par quelque autre cause, on y remarquait des taches rondes, plus ou moins grandes, suivant le degré de force du coup, ce qui prouve que ces corps cèdent un peu, puis reprennent leur premier état ; or, pour cela, il faut nécessairement du temps.) » — La dissertation De lumine de l’année 1690, tandis que Huyghens possédait, dès l’année 1668, les fondements des lois, par lui découvertes, du choc élastique[59]. Il est donc assez probable que Huyghens déduisit de principes généraux photonomiques ses lois du choc, avant même d’instituer les expériences que nous avons mentionnées. Cela concorde entièrement avec la détermination des lois du choc (décrite par Dühring, ibid.), qui est fondée, non sur l’expérimentation, mais sur des considérations générales.

32. Du Bois-Reymond, Untersuchungen über thierische Electricität, tome I, Berlin 1848. Préface, p. XL et suiv.

33. Voir les renseignements contenus dans un exposé du physicien anglais Maxwell, publié par le journal Der Naturforscher, 6e année, 1873, 45, où il se trouve (p. 421) un tableau donnant les indications numériques pour quatre gaz différents.

34. Voir l’exposé précité de Maxwell et Viertelsjahrs-Revue der Fortschritte der Naturwissenschaften Il. Band, Kœln und Leipzig, 1874, p. 119 et suiv.

35. Lothaire Meyer, Die modernen Theorieen der Chemie, zweite Auflage, §§ 154 et 155.

36. De toute nullité est, par contre, l’objection de l’Auguste de Büchner[60], qu’il est impossible de comprendre comment des éléments incorporels, non existants dans l’espace, peuvent donner naissance à une matière et à des corps qui remplissent l’espace, ou comment la force peut devenir de la matière. Il n’est certes nullement nécessaire que la matière naisse, pourvu que la force soit capable de produire sur nos sens, ou plutôt sur les centres de forces qui doivent finalement recevoir nos impressions sensorielles, un effet tel que la représentation des corps en résulte. Cette représentation diffère d’ailleurs de sa cause, et c’est seulement dans cette représentation que nous pouvons avoir des corps étendus et homogènes, de l’aveu même de l’atomiste, qui réduit le corps à des atomes nullement renfermés dans l’image que nous nous faisons des corps. — Fechner cherche à montrer[61] que les corps peuvent aussi être formés, pour soi, de simples atomes, indépendamment de notre représentation. Mais ici, comme dans toute la conception de Fechner, et même, au fond, déjà chez Démocrite, se présente un principe nouveau qui fait naître d’abord des atomes les choses et leurs propriétés ce principe est celui de la constellation en un tout. Mais c’est précisément ce principe qu’une critique plus profonde doit, de toute nécessité, concevoir comme étant fondé immédiatement et exclusivement sur le sujet.

37. Voir Mach, Die Geschichte und die Wurzel des Satzes von der Erhaltung der Arbeit, Prag, 1872. Il y est dit, p. 30 : « Pourquoi n’a-t-on pas réussi jusqu’à présent à établir une théorie satisfaisante de l’électricité ? C’est peut-être parce que l’on a voulu expliquer les phénomènes électriques par des faits moléculaires dans un espace à trois dimensions. » Et ibid., p. 55 : « Mes expériences, faites en vue d’expliquer mécaniquement les spectres des éléments chimiques et le désaccord de la théorie avec l’expérimentation me confirmèrent dans l’opinion qu’il ne faut pas se représenter les éléments chimiques dans un espace à trois dimensions. »

38. Zöllner, Die Natur der Kometen, zweite Auflage, Leipzig, 1872, p. 299 et suiv.

39. Helmholtz, Ueber die Erhaltung der Kraft[62], dissertation physique, lue le 23 juillet 1847, dans la séance de la Société de physique de Berlin. Cette dissertation strictement scientifique, qui, après les travaux de Mayer, traita, la première en Allemagne, du principe de la conservation de la force, ne doit pas être confondue avec l’article populaire publié sous le même titre dans le 2e fascicule des conférences populaires scientifiques de Helmholtz. — Le passage cité se trouve, à l’endroit indiqué, p. 3 et 4,.

40. Voir. Atomlehre, zweite Auflage, chap. XV et XVI, particulièrement p. 105 et suiv., et, relativement au concept de force, p. 120.

41. Zöllner, Die Natur der Kometen, zweite Auflage, p. 334-337.

42. Helmholtz, Ueber die Wechselwirkung der Naturkräfte und die darauf bezüglichen neuesten Ermittelungen der Physik, Kœnigsberg, 1854 ; wieder abgedruckt in Helmholtz, populärwissenschaftlichen Vorträgen, II. 2, Braunschweig, 1871. — Le passage cité se trouve p. 27 (Popul. Vort. II, p. 118). — À la même conférence sont empruntées les notices suivantes sur les rapports de la chaleur et de la force mécanique dans l’univers.

43. J. R. Mayer, Naturwissenschaftliche Vorträge, Stuttgart, 1871, p. 28. Le passage appartient à une conférence, faite en juin 1870, sur les tremblements de terre. Nous n’avons pas besoin de faire ressortir davantage l’invraisemblance de la théorie qui y est exposée sur les tremblements de terre. — De plus amples détails sur le calcul d’Adams se trouvent chez Zöllner, Die Natur der Kometen, p. 469 et suiv. — Zöllner montre, passage indiqué, p. 472 et suiv., que déjà, dans l’année 1754, Kant avait prouvé que le flux et le reflux doivent ralentir le mouvement de rotation de la terre.

44. Tout récemment l’explication ici adoptée pour les variations de l’orbite de la comète d’Encke est devenue fort douteuse, les observations les plus exactes n’ayant pas fait reconnaître chez d’autres comètes une variation semblable. Par contre, Zöllner a montré que l’univers entier doit être rempli de traces des gaz atmosphériques des différents corps célestes, l’atmosphère ne pouvant, sans cette hypothèse, conserver son équilibre dans le vide. Donc, quand même il faudrait, de l’avis de beaucoup de savants, renoncer entièrement à l’éther, on devrait néanmoins admettre partout de faibles masses de gaz produisant un effet, dans le sens indiqué, quelque minime qu’il soit.

45. « Mais si nous adoptons l’opinion probable que la densité, si étonnamment faible, trouvée par les astronomes pour un astre aussi gigantesque, est déterminée par sa haute température et peut grandir avec le temps, on calculera que, le diamètre du soleil fût-il diminué de la dix-millième partie de sa grandeur, cet astre produirait néanmoins encore une chaleur suffisante pour l’espace de 2100 ans. Les astronomes auraient d’ailleurs de la peine à constater une si faible diminution du diamètre. » Helmholtz, Wechselwirkung der Kräfte, p. 42. — Quant à la « théorie des météores », établie d’abord par J. R. Mayer, puis par quelques physiciens anglais, voir. Tyndall : La chaleur considérée comme mode de mouvement, 2e éd. fr. trad. sur la 4e éd. angl. par l’abbé Moigno, Paris, Gauthier-Villars, 1874.

46. Clausius, Abhandlung über die mechanische Wämetheorie', II, p. 44, émet les deux thèses suivantes : 1° l’énergie de l’univers est constante ; 2° l’Entropie de la terre tend à un maximum. Sur le concept de l’ « Entropie », voir ibid., p. 34 et suiv. — Toutefois l’entière déduction repose sur l’hypothèse du fini du monde matériel dans l’espace infini. — Helmholtz expose cette déduction d’une façon populaire in Vortrag über die Wechselwirkung der Naturkräfte, p. 24 et 25.

47. Meier, Metaphysik, 3. Theil, § 785, cité par Hennings, Geschichte von den Seelen der Menschen und Thiere. Halle, 1774, note de la page 504.

48. D’après des recherches récentes, il faut incontestablement admettre un semblable mode de propagation pour certains organismes des plus inférieurs, tels que les bactéries.

49. Un rapport sur ces expériences se trouve d’après Archiv für die gesunde Physiologie VII, p. 549, et VIII, p. 277, de Pflüger, dans le Naturforscher, VIe année (1873) n° 33 et n° 49 du Dr  Sklarek.

Quant à la réfutation des expériences de Bastian, voir entre autres : Naturforscher 26, p. 209 et suiv., et 48, p. 453 et suiv.

50. Hächel, Natürliche Schöpfungsgeschichte, vierte Auflage, Berlin, 1873, p. 306, en outre, p. 309 et suiv., [traduite en français par le Dr  Letourneau sous le titre Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, 2e éd., Paris, C. Reinwald, 1877, p. 304, 307.] — Voir aussi du même auteur Beiträge zur Plastiden-theorie, in der Jenaischen Zeitschrift, tome V, 4e fascicule. — Dans cet écrit, relatif à la transformation de la théorie cellulaire, rendue nécessaire par les recherches récentes et sur les conséquences de la conception nouvelle, on trouve (p. 500) le passage suivant : « Le fait le plus important, qui résulte des consciencieuses recherches de Huxley sur le bathybius, est que le fond de l’océan, accessible à des profondeurs de plus de 5000 pieds, est recouvert d’une masse énorme de protoplasme fin et vivant, et ce protoplasme y persiste dans la forme la plus simple et la plus primitive, c’est-à-dire qu’en général il n’a pas encore de forme déterminée, il est a peine individualisé. On ne peut approfondir ce fait éminemment remarquable, sans un étonnement extrême, et l’on est, malgré soi, forcé de se rappeler le « mucus primitif » (Urscheim) d’Oken. Ce mucus primitif universel de ta précédente philosophie de la nature, qui serait né dans la mer et constituerait la source primitive de toute vie, la matière productrice de tous les organismes, ce célèbre et quelque peu décrié mucus primitif, dont l’importance considérable avait déjà été implicitement établie par la théorie du protoplasme de Max Schultze, paraît être devenu la parfaite vérité, grâce à la découverte du bathybius par Huxley. »

51. Thomson a développé cette hypothèse dans un discours substantiel, prononcé à l’ouverture de la session des naturalistes britanniques, 1871, sur les progrès les plus récents des sciences de la nature. Der Naturforscher, 4e année (1871) n° 37, en contient un long extrait. — Les passages dont il est ici question ont été reproduits aussi par Zöllner, Die Natur der Kometen, préface, p. XXIV et suiv.

52. Voir Die Natur der Kometen, préface, p. XXV et suiv., et la réplique de Helmholtz dans la préface de la 2e partie du premier volume de la traduction du Manuel de physique théorique, de Thomson et Tait, p. XI et suiv.

53. Fechner (G. Th.), Einige Ideen zur Schöpfungs-und-Entwickelungsgeschichte der Organismen, Leipzig, 1873. — Dans ce travail, important pour les questions soulevées par Darwin, Fechner pose l’hypothèse que, dans les molécules organiques, les particules se trouvent dans un état de mouvement autre que dans les molécules inorganiques. Dans ces dernières, les particules tournent autour de couches d’équilibre fixes, sans que jamais le déplacement d’un point b auprès d’un point a puisse comporter plus de 180 degrés (mesurés d’après le mouvement du rayon vecteur de a, pris comme centre, vers b). Il n’y a donc aucune modification dans le signe initial de leur position relative. Par contre, Fechner admet que les particules des molécules organiques se meuvent, les unes par rapport aux autres, de telle façon que le signe initial de la position relative change continuellement, « comme cela peut arriver par l’effet de mouvements circulaires et d’autres mouvements compliqués des particules les unes par rapport aux autres. » Ce mouvement continuel serait entretenu par les forces « internes » des molécules. Fechner admet, en outre, que cet état est l’état primitif de la matière, tandis que l’état de la matière inorganique serait venu plus tard. Les molécules organiques et les molécules inorganiques peuvent s’unir de la façon la plus étroite, et ce mélange rend relative la distinction entre les états organiques et les états inorganiques et ne permet pas de tracer entre les deux une limite complètement fixe.

54. Le concept absolu d’espèce, ici combattu, a une double racine, dans la signification métaphysique de l’εἶδος de Platon et d’Aristote, et — dans la tradition relative à l’arche de Noé. On comprend aisément que la distinction des formes organiques par espèces peut non-seulement faciliter l’opération pratique d’une vue d’ensemble, mais encore prétendre à une certaine valeur matérielle, sans qu’il faille aucunement recourir au dogme de l’immutabilité et du fondement transcendant des espèces. On peut déduire du darwinisme même, à l’aide du principe de la stabilité progressive, qu’au bout de périodes de temps considérables, les organismes doivent avoir acquis la tendance à se grouper par espèces et à se délimiter réciproquement. Mais c’est là tout autre chose que le concept absolu d’espèce, qui se produisit à l’époque de la réaction contre le matérialisme de Vogt et d’autres, souvent d’une façon contraire à tous les principes de l’étude de la nature.

55. André Wagner, Naturwissenschaft und Bibel, en opposition à Kœhler der glaube de Vogt ainsi qu’à Bory le ressuscité, traduit du français en allemand, Stuttgart, 1855. Voir, par exemple, p. 29 : « Ces assertions (relatives à des métis féconds) se fondent sur les dires d’agronomes et de voyageurs, auxquels fait défaut la preuve rigoureuse telle que l’exige un juge d’instruction pour la constatation irrécusable d’un fait. » — P. 31 : « Ou ces assertions sont fausses, ou elles manquent de la certitude exigée en matière judiciaire, » etc.

56. Au lieu d’un seul et grand ouvrage, ont paru de nombreuses publications spéciales, parmi lesquelles on remarque comme particulièrement riche en matériaux l’ouvrage sur La Variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication, traduit de l’anglais par J.-J. Moulinié, Paris, C. Reinwald, 1868.

57. Mon jugement sur l’Isis de Radenhausen ne serait plus aussi favorable aujourd’hui, notamment en ce qui regarde les démonstrations tant historiques qu’historico-psychologiques, qui renferment beaucoup d’assertions hasardées et d’inexactitudes. Au reste, cela importe peu en ce qui concerne le développement, des pensées relatives à ta téléologie. Ajoutons en passant que le rédacteur du Literarisches Centralblatt (1863, p. 486) le loue en disant : « Le livre est écrit d’un bout à l’autre avec le calme de l’impartialité et avec une assurance sèche qui rappelle Spinosa. » L’attaque, mentionnée dans le texte, de ce que nous pouvons appeler la théorie d’Empédocle, se trouve dans le Literarisches Centralblatt, 1864, p. 843 et suiv.

58. Wigand[63] s’est entièrement mépris sur le sens de ce passage lorsqu’il s’imagine « que le caractère de la nature est représenté ici comme étant ce qu’il y a de moins conforme à la finalité et comme constituant ce qu’il y a de plus fortuit tandis qu’il s’agit simplement de faire ressortir le contraste existant entre la manière dont la nature poursuit un but et celle dont l’homme poursuit semblablement un but. On devrait considérer comme dépourvue de finalité la façon d’agir d’un homme imitant la nature ; il est donc démontré que la façon d’agir de la nature (expression figurée dont nous nous servons pour abréger) est en tout cas essentiellement différente de celle de l’homme et que, par conséquent, l’anthropomorphisme de ta téléologie, dont il est question ici dans l’enchaînement des idées, constitue une théorie entièrement insoutenable. Je n’ai dit nulle part que la nature procède « avec une très-grande économie ». Je me borne à comparer la conduite de l’homme à celle de la nature dans la poursuite d’un but. Que la nature atteigne réellement le sien, comme le fait remarquer Wigand, en contradiction apparente avec mon opinion, c’est la présupposition évidente de toute ta discussion. Mais lorsque Wigand ajoute « et il est vrai, sans préjudice des autres buts, » ce n’est là, comme toute la suite de sa réflexion, qu’une métaphysique optimiste, à laquelle on peut opposer avec un droit au moins égal une métaphysique pessimiste fondée sur les faits. — Voir, du reste, dans le texte, les mots du dernier alinéa se référant à cette question : « Et cependant la médaille a un revers, etc. »

59. Nous avons également reproduit ici ce passage de la première édition, sans y rien changer, bien qu’il n’ait plus un rapport direct avec le darwinisme. « Individu » et « espèce » sont corrélatifs, du moins au point de vue de la théorie de la connaissance. C’est le même processus synthétique qui concentre dans l’un et l’autre de ces concepts ce qu’il y a de diversité dans le phénomène, et la question de la priorité du tout ou des parties n’est au fond qu’une autre forme de la question de la préexistence platonicienne de l’idée comparée à l’individuel.

60. Virchow (Rudolphe), Vier Reden über Leben und Kranksein, Berlin, 1862, p. 37-76 ; voir surtout p. 58 et 59.

61. Vogt, Bilder aus dem Thierleben, Frankfurt, 1852, p. 233. — En ce qui concerne cette proposition, il paraît être contredit par la découverte récente des monéres et notamment du bathybius, mais il est difficile de préciser le degré d’individualité que l’on peut attribuer à ce grumeau visqueux vivant. On ne peut fonder l’absence de structure des formations protoplasmiques sur l’impossibilité où nous sommes de reconnaître une structure avec les instruments dont nous disposons. Cette question ne sera élucidée que lorsqu’on expliquera le mécanisme de ces phénomènes les plus simples de la vie ; mais nous sommes encore loin de ce but.

62. On sait que ces essais ont été renouvelés de nos jours et que les résultats en ont souvent été satisfaisants.

63. Voir Vogt, Bilder aus dem Thierleben, p. 124-142. Les nouvelles découvertes, relatives à cette question, sont résumées par Gegenbaur, Grundzüge der vergleichenden Anatomie, Leipzig, 1870, p. 110 et suiv., traduction française sous la direction de Carl Vogt intitulée : Manuel d’anatomie comparée, Paris, C. Reinwald, 1874, p. 105 et suiv. — Bornons-nous à signaler le fait (p. 108 de la trad. fr.) que même trois actinosphaeriums peuvent se réunir ainsi. Voir, du reste, pour toute cette question, Hæckel, théorie de l’individualité, dans la Generelle Morphologie, I, p. 265 et suiv.

64. Un des faits les plus remarquables appartenant à cette question est le système nerveux colonial dans les souches ramifiées de bryozoaires. Voir Gegenbaur, Grundzüge der vergleichenden Anatomie, p. 190 et suiv. ; p. 180 et suiv. de la trad. fr.

65. Hæckel, Die Kalkschwämme, monographie en deux volumes, texte et atlas. 1er  vol. Biologie der Kalkschwämme, Berlin, 1872. 4e partie : Philosophie der Kalkschwämme, p. 476 et suiv.

66. Le principe de Fechner, la tendance vers la stabilité, a une certaine analogie avec la manière dont Zœllner[64] cherche, à l’aide de la philosophie de Schopenhauer et du principe mécanique de la plus petite contrainte, à déduire que chaque système de mouvements d’atomes, dans un espace donné, tend à réduire à un minimum le nombre des chocs et, par conséquent, celui des sensations désagréables. — Dans le principe de la tendance vers la stabilité, Fechner trouve en même temps la conciliation de la causalité avec la téléologie, la terre, d’après ce principe, devant nécessairement arriver à un état où « toutes choses s’adapteront le mieux possible les unes aux autres[65]. » — Mais si nous nous contentons de l’adaptation relative des organismes aux conditions d’existence d’une grande période donnée, la tendance vers la stabilité sera ici le résultat immédiat du principe de la lutte pour l’existence.

67. Voir Darwin, La Variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication I, p. 140 et 141 de la trad. fr. On montre ici que les pigeons domestiqués, lesquels descendent tous d’une seule espèce sauvage, forment plus de 150 races et devraient être partagés au moins en cinq genres nouveaux, si on les traitait d’après les mêmes principes que tes races trouvées à l’état sauvage.

68. Darwin, La Variation des animaux et des plantes, I, p. 227 de la trad. fr.

69. Fechner, Einige Ideen zur Schöpfungs-und Entwickelungsgeschichte, p. 71 et suiv.

70. Voir Atfred-Russet Wallace, La Sélection naturelle, Essais, traduits en français par Lucien de Candolle, Paris ; C. Reinwald.

71. Nous nous attachons à un discours reproduit par le Naturforscher, IV, n° 15, 1871, p. 118 et suiv. Ce discours fut prononcé par Bennet à l’association pour l’avancement des sciences à Liverpool ; il a obtenu « de tous côtés l’approbation des juges compétents ».

72. Voir le rapport sur ces essais dans le Naturforscher, IV, n° 38, 1871, p. 310 et suiv.

73. Darwin, Origine des espèces, p. 155-159 ; trad. faite sur la 6e éd. anglaise par Ed. Barbier, Paris, C. Reinwald, 1877. De plus, La Variation des animaux et des plantes, t. II, p. 340 et suiv. de la trad. fr.

74. Darwin, Origine des espèces, p. 231 et suiv. — Voir Nægeli, Entstehung und Begriff der naturhistorischen Art, München, 1865. — Voir aussi Oscar Schmidt, Descendenzlehre und Darwinismus, Leipzig, 1873 (Internationale Bibliothek), p. 146 et suiv.

75. Kölliker, Morphologie und Entwicklungsgeschichte des Pennatulidenstammes, nebst allgemeinen Betrachtungen zur Descendenzlehre, Frankfurt-a.-M., 1872 ; voir en particulier, p. 26 et suiv.

76. Voir Hæckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte, vierte Auflage, p. 215 et suiv. ; p. 213 et suiv. de la trad. fr.

77. Weihrich[66] rend compte de la théorie de Kolbe, d’après laquelle un atome d’hydrogène peut être remplacé par du méthyle C²H³. Or le méthyle contient à son tour de l’hydrogène, à chaque atome duquel on peut substituer un atome de méthyle. Grâce à de pareilles substitutions, l’acide formique est converti en acide acétique, l’acide acétique en acide propionique, celui-ci en acide butyrique, etc. — Il est clair que l’idée générale, développée dans le texte, est indépendante de cette théorie spéciale ; toutefois celle-ci fait très-bien comprendre ce que l’on peut se représenter par loi de développement, pourvu que l’on se figure les formations plus compliquées naissant successivement des formations plus simples.

78. HæckeI, Histoire de la création, 2e éd. fr. p. 263 et suiv. — Il est dit pareillement avec beaucoup de justesse, ibid., p. 293 Tous les phénomènes vitaux, tous les processus de l’évolution des organismes, dépendent étroitement de la constitution chimique et des forces de la matière organique comme les phénomènes vitaux des cristaux inorganiques, c’est-à-dire leur croissance, leurs formes spécifiques, dépendent de leur composition chimique et de leur état physique. » — Haeckel dit[67] : Nous savons « que ces commencements très-simples de tous les individus organiques sont dissemblables et que de très-petites différences dans leur composition matérielle, dans la constitution de leur substance albuminoïde suffisent pour effectuer les différences subséquentes de leur développement embryonnaire. Car ce ne sont assurément que de minimes différences de ce genre qui produisent, par exemple, la transmission héréditaire des qualités individuelles paternelles aux descendants, par la quantité minime d’albumine dans le spermatozoaire. » — Mais ne pourrait-on pas déduire des conséquences ultérieures de cette vue exacte, dans laquelle apparaît éclatante de lumière l’importance des « causes internes » en fait de développement ? Ainsi l’importance exagérée que l’on attribue à l’égalité simplement morphologique, ne disparaîtrait-elle pas nécessairement devant le fait que nous trouvons déjà fondées dans le germe les différences les plus importantes des êtres, tandis qu’avec nos instruments actuels nous pouvons à peine espérer pouvoir démontrer d’une façon directe ces différences ? Certes personne ne trouvera insignifiante la cause première de la différence entre Mozart et un homme complètement anti-musical ou la première différence entre Gœthe et une poule, parce que la cause de cette différence est rattachée à une quantité de matière d’une petitesse imperceptible. Cette quantité a jusqu’ici été complètement insaisissable pour nous, circonstance qui autorise le naturaliste à ne pas s’en occuper d’une manière spéciale, pour éviter de stériles recherches ; on peut d’ailleurs, dans une étude purement morphologique, ne pas tenir compte de cette quantité tout à fait insaisissable ; mais, dès qu’il s’agira de se faire une idée de l’essence du développement, alors que le point de vue morphologique seul ne suffit pas, on commettrait, en négligeant cette quantité, une faute aussi grave que si, dans un calcul, on voulait effacer un des facteurs les plus importants, sous prétexte qu’il est inconnu, car naturellement il ne s’agit plus ici de la quantité matérielle en soi, mais de la valeur des effets de sa présence.

79. Voir Preyer[68] : « Les mouvements du protoplasme dans le germe imperceptible d’une graine changent la terre environnante, l’air et l’eau, sous l’influence de la chaleur, en un arbre gigantesque le mouvement du protoplasme dans l’œuf chauffé transforme son contenu en un animal vivant. D’où vient l’impulsion ? Qu’est-ce qui force les éléments à se coordonner de telle sorte que la vie en résulte ? La chimie tâtonne en vain pour trouver une réponse. »

80. Hæckel[69] remarque : « À notre avis c’est chose assez indifférente pour la théorie générale et fondamentale de l’évolution organique de savoir si, dans la mer primitive, alors qu’eut lieu le premier antagonisme, naquirent en différents endroits de nombreuses monères, primitivement différentes, ou s’il naquit beaucoup de monères semblables les unes aux autres, qui ne se différencièrent que plus tard, par de légères modifications dans la constitution atomistique de l’albumine. Si, depuis cette époque-là, Hæckel passa de plus en plus à l’affirmation exclusive de la descendance monophylétique, pour laquelle il trouve surtout des arguments péremptoires dans la forme gastrula des éponges calcaires, nous pouvons expliquer cette tendance par la prédominance du point de vue purement morphologique. À propos de la théorie de l’individualité[70], Hæckel a fait une distinction lumineuse entre l’individualité morphologique et l’individualité physiologique. Si l’on voulait appliquer la même distinction à la théorie de la descendance, on n’aurait pas, à notre avis, d’objection grave à faire contre un monophylétisme purement morphologique ; cependant nous attachons une plus grande valeur à la question de la structure interne et aux rapports de celle-ci avec le développement futur et nécessaire.

81. Histoire de la création, 2e éd. fr., p. 370. La thèse qui y est énoncée, et d’après laquelle les hypothèses monophylétiques de la descendance ont en général plus de vraisemblance interne que les polyphylétiques, n’est pas, comme on pourrait le croire, la simple interversion de notre thèse, énoncée dans le texte. Cette dernière a exclusivement rapport à la naissance première de la vie, autant qu’on peut en apprécier les conditions et en conclure à la marche des faits ; Haeckel au contraire est préoccupé de l’origine de toutes les espèces existantes quelconques ou de leur forme primitive hypothétique, ainsi que de la question de savoir si, dans l’origine, cette forme se produisit en plusieurs endroits et avec des variations correspondantes, ou seulement en un seul endroit et avec une seule et même structure, de telle sorte que, par exemple, le phénomène de ramification d’une espèce devrait être ramené à une migration et non à une naissance simultanée en différents endroits. — Voir aussi la note précédente.

82. La conception de la téléologie kantienne, que nous exposons ici, n’est pas, nous l’avouons, celle à laquelle on est accoutumé. En cela nous sommes guidé soit par nos propres études, soit par la publication récemment parue d’Auguste Stadler[71]. Stadler va peut-être quelquefois trop loin en établissant un accord continuel entre Kant et les principes fondamentaux des sciences de la nature et en atténuant de véritables faiblesses de Kant ; en revanche, il démontre avec un plein succès que seule cette conception satisfait aux principes de la philosophie transcendantale et réduit au minimum les contradictions de Kant. Ne pouvant plus ici entrer dans les détails, nous nous contenterons de-renvoyer à cette dissertation.

83. Voir Philosophie des Unbewussten. Introduction, II. Comment en venons-nous à admettre des fins dans la nature ? [La Philosophie de l’inconscient, par Édouard de Hartmann, traduite en français par D. Nolen, Paris, Germer-Baillère, 1877. [Note du trad.]

84. Waitz, Anthropologie der Naturvölker, fortgesetzt von Gerland, VI. Theil, Leipzig, 1872, p. 797 ; voir aussi Oscar Schmidt, Descendenzlehre und Darwinismus, Leipzig, 1873, p. 280, [traduit en Français sous le titre : Descendance et Darwinisme, Paris, Germer Baillière.] — Les indigènes de l’Australie rapportent à devil-devil (diable) tout ce qu’ils ne comprennent pas dans la nature ; « devil est évidemment un nom anglais donné à une divinité, laquelle ne peut plus sans doute être représentée clairement ». C’est avec raison qu’Oscar Schmidt blâme la futilité de cet argument en faveur de l’adoption par les sauvages de représentations religieuses antérieures mieux développées, mais tombées dans l’oubli. Il est au contraire évident que tout expliquer par devil-devil constitue les rudiments d’une philosophie qui n’a pas besoin de dieux spéciaux et distincts. Aux yeux des nègres de l’Australie, devit-devil est sans doute omniscient, omnipotent, etc., sans être pour cela une personnalité, absolument comme l’ « inconscient ! ».

85. Il y a quelque intérêt à comparer la manière complètement anti-scientifique dont Hartmann parle de l’ « instinct » dans le règne végétal aux recherches scientifiques les plus récentes sur les phénomènes dont il est ici question, la croissance des plantes, l’héliotropisme, l’ouverture et la fermeture des fleurs, les vrilles des plantes grimpantes, etc. Les découvertes, éminemment propres à éclairer la question, de Sachs, Hofmeister, Pfeffer, Frank, Batalin, Famintxin, Prillieux et d’autres ont été faites, sans exception, grâce à l’hypothèse d’une cause strictement mécanique de ces phénomènes dans la vie végétale, et cette hypothèse s’est déjà brillamment réalisée dans un grand nombre de cas. Rappelons brièvement que l’héliotropisme a été ramené à un retard de la croissance par la lumière et par suite à une courbure concave qui en résulte ; que l’enlacement d’objets par des plantes grimpantes dépend de l’irritabilité, démontrable par l’expérience, du côté qui croît le plus faiblement que ta position diurne et nocturne des feuilles de l’Oxalis a pour cause l’influence de la lumière sur des points déterminés, susceptibles de courbure, et que la plante se laisse tromper (malgré l’omniscience de l’ « inconscient » ) quand on fait tomber les rayons d’une lumière spéciale exclusivement sur ces points, etc. — Comparez à cela l’observation de Knight, qui éleva des plantes autour de l’axe d’une roue tournant avec rapidité et trouva que les principales racines poussaient dans le sens de la force centrifuge ; de plus, les expériences de Sachs relatives à l’influence de l’humidité du sol sur la direction des racines[72]. Qu’auraient bien pu devenir toutes ces précieuses recherches, si les naturalistes en question avaient ramené les phénomènes à l’intervention, visant un but, de l’ « inconscient s ou de quelque autre fantôme.

86. Voir sur cela les lumineuses dissertations de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 6e principe. L’éditeur de la traduction allemande (Langsdorf, Heidelberg, 1819) fait précisément ici une objection (note de la p. 20) et blâme la division des cas possibles en ordinaires et extraordinaires, ces derniers étant identiques avec les moins probables ; il prouve par là qu’il n’a pas compris la force de cette très-fine remarque psychologique. Il s’agit de montrer que nous comprenons et reconnaissons instantanément parmi certains cas également invraisemblables (et au point de vue d’une complète abstraction sans doute également « extraordinaires »), les uns comme étant tout à fait extraordinaires, par exemple, 1 sur des millions, tandis que d’autres cas se fondent psychologiquement avec une grande série de cas analogues et ont, par conséquent, l’air d’être des cas ordinaires, bien que leur probabilité soit aussi petite que celle des cas de la première catégorie. Tel est le cas, cité dans le texte, d’un joueur qui gagne d’abord dix fois de suite, puis, dans une série nettement déterminée, gagne et perd alternativement.

Laplace, au reste, fait concorder cette distinction avec une rétro-conclusion tirée d’un phénomène et reportée sur les causes de ce phénomène, et, soit dit en passant, c’est aussi là le point du calcul d’où Hartmann aurait dû partir, au lieu de s’en tenir lourdement et illogiquement au troisième principe de Laplace, dont on ne peut ici tirer qu’une conclusion, c’est que les cas compliqués sont effectivement des cas compliqués. Dans les cas du sixième principe, les cas remarquables ou extraordinaires sont toujours ceux qui portent en eux pour ainsi dire le type de la finalité humaine, ne fût-ce que dans une certaine symétrie purement extérieure, comme si, par exemple, le nombre 666,666 sortait d’un million de nombres. Nous voyons ici d’un coup d’œil tous les rapports du numérateur avec le dénominateur de la fraction de probabilité et nous pensons en même temps à la possibilité que quelqu’un ait à dessein choisi ce numéro. On est maîtrisé par cette dernière impression, surtout quand le cas spécial qui se produit à une signification particulière. Des lettres, prises au hasard, pourraient, par exemple, former précisément le mot EUROPE, et cependant cette combinaison n’est pas plus invraisemblable qu’une autre combinaison quelconque dont les lettres juxtaposées n’offriraient aucun sens. Or, ici, le numérateur de cette fraction de probabilité est égal à 1 et le dénominateur est égal au nombre de toutes les combinaisons possibles de ces 6 lettres et encore infiniment plus grand, lorsqu’on suppose qu’elles ont été retirées au hasard des casses d’un compositeur. Ici il faut remarquer, avant toutes choses, que la réalité de pareils hasards et par conséquent aussi leur possibilité générale ne peuvent nullement être touchées par le calcul des probabilités. C’est là le point que déjà Diderot avait fait ressortir dans le 21e chapitre des Pensées philosophiques, où il dit que la production de l’Iliade et de la Henriade de Voltaire par les combinaisons fortuites des lettres, non-seulement n’est pas impossible, mais est même très-probable, pour peu que l’on puisse étendre à l’infini le nombre des expériences. — En réalité, nous comparons dans ces cas la probabilité extraordinairement faible de la formation fortuite avec la probabilité bien plus grande de la formation systématique. Ici, à vrai dire, on est fortement tenté d’admettre avec Hartmann un fantôme, pour tous ceux qui croient aux fantômes. Même Poisson, ce mathématicien si perspicace, dit en traitant de ce point, § 41 de sa Théorie du calcul des probabilités : « Quand nous avons observé un fait qui, en et pour soi, n’avait qu’une très-faible probabilité et présente quelque chose de symétrique ou d’intéressant, nous sommes très-naturellement amenés à penser que ce n’est pas un effet du hasard ou, plus généralement, d’une cause qui lui donnerait ce faible degré de probabilité, mais qu’il provient d’une cause plus puissante, telle que, par exemple, la volonté de quelque être poussé par une intention déterminée. » Ici la question est discutée avec une généralité si mathématique que l’on comprend sous une même expression l’erreur très-naturelle du sauvage attribuant le fait à un fantôme et la conclusion logique de celui qui a reçu une instruction scientifique. Cependant, malgré toutes les tentations, l’analogie ne décidera pas ce dernier à faire entrer en ligne de compte des « êtres » qui ne lui sont pas donnés, et il n’a de donnés, comme êtres agissant conformément à un but, que l’homme et les animaux supérieurs. Il peut bien étendre ses réflexions plus loin et arriver à une finalité dans l’univers mais aucun fait isolé, a priori, d’une combinaison, quelque remarquable qu’elle soit, ne l’amènera à admettre l’intervention mystique d’un « être » qui ne lui est pas représenté.

87. Il ne nous sera sans doute pas nécessaire de détruire chez nos lecteurs l’illusion qui leur ferait chercher dans la Philosophie de l’inconscient « des résultats spéculatifs obtenus par la méthode inductive conforme à la science de la nature ». On trouverait difficilement, de nos jours, un autre ouvrage ou les matériaux des sciences de la nature rassemblés à la hâte soient en opposition aussi flagrante avec tous les principes essentiels de la méthode scientifique.


NOTES DE LA TROISIÈME PARTIE


1. Voir, entre autres, les passages suivants[73] : « L’homme, pouvant dans sa représentation avoir le moi, s’élève infiniment au-dessus de tous les autres êtres qui vivent sur la terre. Par là il est une personne et, en vertu de l’unité de la conscience, malgré tous les changements qui peuvent lui arriver, une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement distinct, par le rang et la dignité, de choses telles que les animaux dépourvus de raison, dont on peut disposer à volonté. — De plus, la « note » relative à l’article : Muthmasslicher Anfang der Menschengeschishte (1786), Hartenstein, IV, p. 321 : « De cet exposé de l’histoire des premiers hommes, il résulte que la sortie de l’homme hors du paradis, dont la raison fait le premier séjour de notre espèce, n’est pas autre chose que la transition, hors de la rudesse d’une créature purement animale, à l’humanité de l’instinct qui le mène comme par des lisières à la raison qui doit se conduire elle-même ; en un mot, de la tutelle de la nature à l’état de liberté. » — Dans la critique de l’écrit de Moscati (1771), Hartenstein, II, p. 429 et suiv., Kant approuve les raisons qui font admettre à l’anatomiste italien que primitivement l’homme marchait à quatre pattes. L’article de critique se termine par ces mots : « On voit par là que le premier soin de la nature a été de conserver l’homme comme animal, lui et son espèce, et pour cela l’attitude la plus conforme à sa structure interne, à la position du fruit et à la protection contre les dangers, était celle du quadrupède ; mais, comme un germe de raison a été déposé en lui et que ce germe développé le destinait à vivre en société, l’homme s’habitua à marcher en bipède, attitude la plus en rapport avec ce but ; en cela, il acquit une grande supériorité sur les autres animaux ; mais en revanche il dut accepter les inconvénients qui résultent pour lui de ce qu’il lève si fièrement la tête au-dessus de ses anciens camarades. » Kant ne s’exprime pas avec autant de netteté sur la marche à quatre pattes, dans son Anthropologie, II, E, vom Charakter der Gattung, Hartenstein, VII, p. 647. Il y examine l’  « habileté technique » provenant de son état animal, et il finit par se demander « si la nature a fait de l’homme un être sociable ou un être érémitique, ennemi de tout voisinage. Cette dernière hypothèse lui paraît la plus plausible. »

2. Gœthe, dans ses petits écrits zur Naturwissenschaft im Allgemeinen ; — Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Principes de philosophie zoologique, vers la fin du premier chapitre, Paris, Pichon et Didier, 1830.

3. Vogt, Vorlesungen über den Menschen, Giessen, 1863, II, p. 269. [Traduit en français par J.-J. Moutinié, sous le titre : Leçons sur l’Homme]. Paris, C. Reinwald, 1865. [N. d. t.]

3 bis. Recherches sur les ossements fossiles découverts dans les cavernes de la province de Liège, par le Dr  P.-C. Schmerling. Liège, 1833. [Note du trad.]

4. Vierterljahrs-Revue der Fortschritte der Naturwissenschaften herausgegeben von der Redaktion der Gäa (Dr  H. Klein), I, Band, Leipzig und Kœln, 1873, p. 77 et suiv. : « Bien que les ossements d’elephas meridionalis trouvés par Desnoyers dans le sable tertiaire de la vallée de la Somme et présentant des entailles manifestes, ne puissent revendiquer qu’une valeur douteuse, Lyell ayant démontré victorieusement que de semblables entailles sont produites aussi par certains rongeurs dans les dépôts de cette contrée-là, cependant les entailles que l’abbé Delaunay a constatées sur deux côtes d’haliterium, vache marine éteinte de la formation tertiaire la plus récente, ne se laissent pas ramener à des lésions ultérieures, mais appartiennent évidemment à l’époque où ces os n’étaient pas encore pétrifiés. L’abbé Bourgeois a trouvé près de Pont-Levoy, sous le calcaire marneux de Beauce, une couche de cailloux qui ont été évidemment travaillés par la main de l’homme[74]. On sait combien il est parfois difficile de déterminer si l’on a affaire à des produits de l’art ou à des produits de la nature. Mais, dans le cas précité, Ed. Lartet, G. de Mortillet, Worsae et d’autres investigateurs expérimentés s’accordent à reconnaître que les silex de Thenay, près de Pont-Levoy, ont été travaillés par la main de l’homme, et qu’ils proviennent d’une couche non remaniée, appartenant à l’époque tertiaire moyenne. » — Voir, ibid., la remarquable trouvaille faite par Tardy, qui découvrit près d’Aurillac, avec des restes fossiles de dinothérium, un couteau de pierre grossièrement taillé, lequel doit avoir été confectionné à l’époque miocène.

[Voir, dans Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques, compte rendu de la IIe session, Paris, 1867, p. 67-75, le mémoire original de l’abbé Bourgeois. Pour les découvertes postérieures à ce mémoire, consulter la collection du journal mensuel Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme. Sur l’homme ou le précurseur de l’homme à l’époque miocène, consulter en outre les deux intéressants ouvrages : Notre Ancêtre, par Abel Hovelacque, 2e éd., Paris, Ernest Leroux, 1878 ; — les Enchaînements du monde animal dans les temps géologiques : Mammifères tertiaires, p. 238 et suiv., par Albert Gaudry. Paris, Savy, 1878. [Note du trad.]

5. Vierteljahrs-Revue, I, p. 99 et suiv.

[Voir, en outre : Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, IIe série, tome III, p. 335-393, 416-446, 454-514, 554-574, 578-600 ; — Reliquiæ Aquitanicæ, being contributions to the archæology and palæontology of Périgord and the adjoining provinces of southern France, by Édouard Lartet and Henry Christy, London, 1865-1875, p. 97-125 ; — Crania ethnica, les crânes des races humaines décrits et figurés d’après les collections du Muséum d’histoire naturelle de Paris, de la Société d’anthropologie de Paris, et les principales collections de la France et de l’étranger, par A. de Quatrefages et Hamy, p. 44-88. Ce dernier ouvrage, dont la première livraison a paru en 1872, n’est pas encore terminé. Paris ; J.-B. Baillière. [Note du trad.]

6. Vierteljahrs-Revue, I, p. 102 et suiv.

[De plus Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques, compte rendu de la Ve session, tenue à Bologne, 1871, p. 111-121. [Note du trad.]

7. Voir Lubbock, Die vorgeschichtliche Zeit, erläutert durch die Ueberreste des Alterthums und die Sitten und Gebräuche der jetzigen Wilden[75], Uebersetzung von Passow, mit Vorwort von R. Virchow. Jena, 1874 ; ibid., p. 110 et suiv., sur la théorie d’Adhémar, d’après laquelle l’hémisphère boréal et l’hémisphère austral reçoivent du soleil des quantités de chaleur égales, mais ne les conservent pas également, parce que l’hémisphère austral a un plus grand nombre d’heures nocturnes (accompagnées de rayonnement). Cette différence une fois accordée, on en déduit les changements d’état des deux hémisphères dans la période connue d’environ vingt et un mille ans. — Quant aux effets climatériques des variations de l’excentricité de l’écliptique, voir ibid., p. 116, une table où le calcul du temps remonte jusqu’à un million d’années et d’où ressortent deux périodes de froid extrême, dont l’une (préférée par Lyell !) aurait eu lieu environ huit cent mille ans et l’autre seulement deux cent mille ans avant notre époque.

[Voir, en outre l’Homme fossile, par H. Le Hon, 2e éd., Bruxelles et Paris, 1868, IIe partie : Influence des lois cosmiques sur la climatologie et la géoiogie, p. 291. [Note du trad.]

8. Darwin : la Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, traduit de l’anglais par J.-J. Moutinié, Paris, G. Reinwald, 1872, t. I, p. 216.

Consulter, en outre, le grand ouvrage d’Ernest Haeckel, Anthropogénie, ou Histoire de l’évolution humaine, leçons familières sur les principes de l’embryologie et de la phylogénie humaines, traduit de l’allemand sur la 2e éd. par le Dr  Letourneau, Paris, Reinwald, 1878. [Note du trad.]

9. Un outil tout à fait semblable fut trouvé par le professeur Fraas à Hohlenfels. « On avait arraché à la mâchoire inférieure (d’un ours) son condyle et son apophyse coronoïde, pour rendre le morceau maniable, et l’on avait confectionné un instrument qui, avec la dent canine de l’extrémité, devait remplacer une hachette de boucher. Sans doute la trouvaille d’une seule mâchoire inférieure façonnée de la sorte pourrait être regardée comme un fait insignifiant ; mais du moment qu’un nombre considérable de pièces traitées absolument de la même façon eut été trouvé, on reconnut dans cette forme un travail intentionnel. » — « Après avoir soigneusement examiné toutes les traces de coups visibles sur les os d’ours, j’achevai de me convaincre que la peuplade humaine en question avait l’habitude de désosser les chairs du gibier à l’aide de la mâchoire d’ours. » — « J’ai essayé de frapper sur des os frais avec la mâchoire d’ours qui comptait des milliers d’années, et j’ai produit, par exemple, très-aisément, en assénant des coups sur des os frais de cerf, les mêmes entailles que nous remarquons sur les os d’ours. » (Archiv für Anthropologie, V, 2, p. 184, citiert in der Vierteljahrs-Revue, I, p. 104 et suiv.)

10. Toutes les peuplades dont nous trouvons des traces à des époques très-reculées connaissaient-elles le feu ? Cela est, à vrai dire, douteux, attendu que, même dans les temps modernes, on a encore rencontré des peuplades sauvages qui ne connaissaient pas le feu[76]. Mais en Europe nous trouvons des traces de feu non-seulement dans les plus anciennes palafittes et dans les amas de coquilles, désignés sous le nom de « débris de cuisine » (kjoekkenmoeddinger), mais encore dans différentes cavernes, comme, par exemple, celle d’Aurignac[77], où, à côté de charbon et de cendres, on trouva des grès rougis par la chaleur et qui avaient dû former un foyer. — Près de Pasly, Colland observa une couche diluviale de très-haute antiquité, dans laquelle se rencontrèrent, à côté de charbon et de cendres, beaucoup d’ossements de mammouth, de l’ours troglodyte, du cerf gigantesque, etc. (Vierteljahrs-Revue, I, p. 94 ; voir, ibid., p. 99 et suiv., à propos des fragments de charbon dans la caverne de Cro-Magnon.)

11. Kant[78] remarque qu’aucun animal, excepté l’homme, n’a l’habitude de pousser des cris lors de son entrée dans la vie. Il pense que, dans l’origine, ces cris révélateurs et attirant l’ennemi ont dû être inconnus à l’homme ; ils ne datent que de l’époque de la vie domestique, et nous ne pouvons savoir par quel concours de circonstances la nature a produit un pareil développement. « Cette pensée, ajoute Kant, nous conduit loin, par exemple à nous demander si cette même deuxième période, après de grandes révolutions dans la nature, ne pourrait pas être suivie d’une troisième période, dans laquelle un orang-outang ou un chimpanzé transformerait les organes qui servent à marcher, à toucher les objets et à parler, en l’organisation d’un homme dont l’intérieur renfermerait un organe à l’usage de l’entendement et se développerait peu à peu par la culture sociale. »

12. Lyell, l’Ancienneté de l’homme, trad. fr. de Chaper, 2e éd. Paris, 1870, p. 212, fin de la note, et p. 213, fin de la note. Voir aussi Carl Vogt, Leçons sur l’homme, trad. fr., p. 350 et suiv. [Note du trad..]

13. Lubbock, l’Homme préhistorique, trad. fr. par Ed. Barbier ; Vierjahrs-Revue, I, p. 101 et suiv. ; Reliquiæ Aquitanicæ, p. 102-110, et Crania ethnica, p. 44-88. [Note du trad.]

14. On peut se demander à quoi a pu servir, dans un état de culture si peu avancé, un cerveau humain pleinement développé, ou à quoi il peut servir présentement à l’indigène de l’Australie ou de la Terre de feu. Wallace a utilisé cette pensée afin de rendre probables, pour le développement de l’homme, des conditions spéciales qui le sépareraient de toute la série animale. Il affirme précisément que le cerveau du sauvage est de beaucoup supérieur aux véritables nécessités de sa situation, ce qui rendrait complètement incompréhensible la formation d’un pareil cerveau par la lutte pour l’existence et par la sélection naturelle[79]. Toutefois, d’un côté, Wallace met le sauvage beaucoup trop bas relativement à l’animal ; d’un autre côté, il se fait une idée inexacte de la nature du cerveau. Le cerveau ne sert pas, comme on pouvait le croire autrefois, uniquement aux fonctions supérieures de l’intellect ; c’est un appareil de coordination pour les mouvements les plus divers. Que l’on se figure seulement quelle masse de centres de coordination et de voies de communication réclament déjà le langage seul et l’association des sons du langage avec les sensations les plus différentes ! Une fois donné cet appareil si compliqué, la différence entre les plus hautes fonctions de la pensée du philosophe ou du poète avec la pensée du sauvage peut reposer sur des différences très-fines qui, en partie, ne pourront jamais être constatées dans le cerveau, parce qu’elles sont d’une nature plutôt fonctionnelle que substantielle[80]. Comment, d’ailleurs, expliquer, — sans parler ici du sauvage et de l’homme primitif, — la structure du cerveau égale, pour les traits grossiers et fondamentaux, chez le paysan pauvre et inculte et chez son fils plein de talent et d’une haute culture scientifique ? Il est fort douteux que la grande masse des hommes civilisés exerce des fonctions intellectuelles beaucoup plus compliquées que les sauvages. Ceux qui n’inventent rien, ne perfectionnent rien et, bornés à leur métiers, nagent par imitation sur le grand fleuve de la vie, n’apprennent à connaître qu’une faible partie du mécanisme varié de la civilisation actuelle. La locomotive et le télégraphe, la prédiction d’une éclipse de soleil dans le calendrier, l’existence de grandes bibliothèques renfermant des livres par centaines de mille leur paraissent des choses toutes naturelles qui ne provoquent pas chez eux de plus amples réflexions. Puis la division du travail étant très-rigoureuse, même dans les plus hautes positions sociales, les fonctions d’un membre passif de la société actuelle sont-elles de beaucoup supérieures à celles d’un indigène de l’Australie ? C’est encore très-douteux, d’autant plus que les Australiens sont dépréciés non-seulement par Wallace, mais aussi généralement en Europe. L’Australische deutsche Zeitung, de Tamunda, reproduite par la Kölnische Zeitung, fait les réflexions suivantes sur la carte la plus récente du sud-est de l’Australie, publiée par Petermann : « Le climat extraordinairement favorable de l’Australie épargne à la tribu sauvage, peut-être la plus heureuse de toutes, la peine de construire des habitations fixes. D’ailleurs, les dispositions géographiques, la variété et le changement des paysages ne lui permettent pas de choisir des résidences fixes ; la nature du pays la condamne à une vie nomade incessante. L’indigène est partout chez lui ; il trouve partout sa table mise ; mais, s’il veut la couvrir, il ne peut le faire qu’avec les efforts les plus pénibles et au moyen des ruses les plus ingénieuses. Il sait parfaitement le temps et le lieu où tel fruit, telle baie, telle racine sont mûrs, où le canard et la tortue pondent leurs œufs, où tel et tel oiseau de passage arrive, où telle et telle larve, chrysalide, etc., devient une friandise, où l’opossum est le plus gras, où fraye tel ou tel poisson, à quelle source le kanguroo et l’émou vont se désaltérer, etc. Et c’est précisément cette vie si forcément active qui lui devient chère, se change en une deuxième nature et le rend, sous un certain rapport, plus intelligent qu’une autre peuplade sauvage quelconque. Dans les écoles bien dirigées, les enfants de ces sauvages ne sont guère inférieurs à ceux des Européens ; ils les surpassent même dans quelques branches spéciales. Ce serait une profonde erreur de regarder les noirs de l’Australie comme la race la plus inférieure. À quelques égards, il n’y a pas de peuple plus rusé qu’eux. »

14 bis. [Les Pfahlbauten du Dr  Ferdinand Keller comprennent sept rapports détaillés publiés dans les Mittheilungen der antiquarischen Gesellschaft in Zürich, de 1854 à 1877. Un huitième rapport est sous presse. Voir aussi Desor, les Palafittes ou constructions lacustres du lac de Neuchatel. Paris, C. Reinwald, 1865 ; Troyon, les Habitations lacustres, temps anciens et modernes, Lausanne, 1860 ; — A. Morlot, Études géologico-archéologiques en Danemark et en Suisse, Société vaudoise des sciences naturelles, t. VI, n° 46. Lausanne, 1860. [N. d. t.]

15. Un excellent résumé des faits ici énumérés se trouve chez Baer, Der vorgeschichtliche Mensch, p. 133 et suiv. ; voir, en outre, Naturforscher, 1874, n° 17, sur la trouvaille de Thaingen (chemin de fer de Schaffhouse à Constance), contenant, entre autres choses, une corne de renne sur laquelle on voit l’esquisse d’un renne offrant « une délicatesse de formes et un fini d’exécution » qui la placent au-dessus de tous les dessins trouvés jusqu’ici dans les grottes du midi de la France. Le rapporteur[81] remarque que ces dessins d’animaux se trouvent associés exclusivement à des outils en silex non poli ; il les considère comme plus anciens que les plus anciennes palafittes, où ne se rencontre rien de semblable. Ainsi donc, une peuplade plus ancienne, d’une civilisation bien moins développée, se serait déjà élevée ici à une perfection artistique qui se perdit dans la suite.

[L’esquisse du renne de Thaingen est égale, mais non supérieure, comme exécution aux objets similaires trouvés dans les grottes et cavernes de France. Consulter, du reste, sur la trouvaille de Thaingen et en général sur les dessins, gravures et sculptures de l’âge du renne, le magnifique atlas des Reliquiæ Aquitanicæ et les nombreuses reproductions renfermées dans l’excellent journal mensuel : Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, fondé en 1864 par Gabriel de Mortillet et continué par Émile Cartailhac. — Nous regrettons d’autant plus vivement de ne pas voir publier les remarquables produits artistiques de cette même époque du renne que possèdent les belles collections de feu le marquis de Vibraye et de M. Peccadeau de l’Isle, qu’il nous a été donné de les admirer. [Note du trad.]

16. Darwin, la Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, trad. fr. par J.-J. Moutinié, t. I, p. 59.

17. Nous serions entraîné trop loin, si nous approfondissions ici la question récemment si controversée de l’origine du langage. Contentons-nous de dire que la tentative faite pour trouver dans un facteur quelconque du langage, par exemple dans la formation de racines significatives, une différence absolue entre l’homme et l’animal, doit échouer aussi complètement que toute autre démonstration de pareilles différences réputées absolues. Pris un a un, tous les facteurs de l’existence de l’homme et de la culture humaine sont d’une nature générale ; mais en tant que chaque caractère spécial, nettement accusé, a dans sa fixité quelque chose d’absolu, on peut dire qu’il existe une différence « absolue » entre l’homme et les animaux dans la manière spéciale dont toutes les différences relatives concourent à produire une forme particulière. Naturellement, les espèces animales possèdent aussi, dans ce sens, la même propriété absolue de la forme, ce qui n’implique nullement l’invariabilité en soi. Toutefois, chez l’homme, ce caractère prend une importance supérieure, non au point de vue de l’histoire naturelle, mais au point de vue moral, et ici il suffit parfaitement pour établir la différence entre le spirituel et l’ « animal ».

18. On a voulu faire plus tard, précisément de ce cas d’un croisement artificiel qui a réussi, un argument en faveur de l’invariabilité des espèces. On prétendait en effet que les lièvres aux trois huitièmes de M. Roux, en poursuivant la sélection, reviennent entièrement au type maternel des lapins[82]. Mais d’abord on ne réfute pas du tout par là la résistance de la race croisée ; on ne peut nier, d’autre part, que les « nouveaux » lapins présentent une différence essentielle et durable avec la souche maternelle primitive, sans quoi la production de ces animaux n’aurait pas de but. Il n’y a donc plus un mot à perdre sur le fond de la question, aujourd’hui que ces animaux avec d’autres formations semblables constituent une branche importante de commerce. Quant à la tendance de la forme intermédiaire à revenir à l’un des deux types conservés et consolidés pendant des milliers d’années, elle concorde parfaitement avec les idées développées plus haut p. 80 et suiv.

19. La « descendance simienne » n’acquiert naturellement son côté hideux pour la réfutation populaire du darwinisme que par la comparaison avec les espèces de singes aujourd’hui vivantes, suivant lesquelles seules est formée la représentation populaire de l’essence du singe. Peu importe donc que cette forme de souche éteinte soit désignée ou non zoologiquement, par le nom de « singe », puisque, en tout cas, elle avait des qualités fort distinctes de celles des singes actuels. Oscar Schmidt[83] dit à ce propos : « Dans leur développement, les singes anthropomorphes ont dévié des ancêtres humains les plus rapprochés, et l’homme ne peut pas plus se transformer en gorille que l’écureuil en rat. »… « Le crâne de ces singes-là est arrivé à un extrême, comparable à celui du bœuf domestique. Mais cet extrême ne se manifeste que peu à peu, dans le cours de la croissance, et le veau n’en présente encore que peu de chose ; il possède au contraire la forme du crâne des ancêtres de l’espèce antilope. »… « Comme le crâne juvénile des singes anthropomorphes montre avec une évidence irrécusable leur descendance d’ancêtres ayant un crâne mieux conformé et encore flexible, et une denture tout à fait semblable à celle de l’homme, la transformation de ces parties comme celle du cerveau, (ce dernier à cause du volume moindre resté constant), est entrée, chez les singes, dans une voie que l’on peut appeler désastreuse, tandis que, dans la branche humaine, la sélection contribue à la conservation plus grande de ces qualités du crâne. » Voir aussi la conférence du même auteur : Die Anwendung der Descendenzlehre auf den Menschen, Leipzig, 1873, p. 16-18. — Hæckel, Natuerliche Schöpfungsgeschichte, vierte Auflage, p. 577 [traduite en français par le Dr  Letourneau sous le titre : Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, 2e éd., C. Reinwald, 1877, p.574. [N. d. t.]

20. Voir Histoire du Matérialisme, tome Ier, p. 360 et 522, note 72.

21. Müller, Handbuch der Physiologie des Menschen, tome Ier, dritte Auflage, 1837, p.855.

22. Die Phrenologie, von Dr  M. Castle, Stuttgart, 1845, p. 27 et suiv.

23. Voir Longet, Anatomie et Physiologie du système nerveux de l’homme et des animaux vertébrés, Paris, Fortin et Masson, 1842, tome Ier p. 757 et suiv.

24. Longet, ibid., tome Ier, p. 683 et suiv.

25. Voir Piderit, Gehirn und Geist. Entwurf einer physiologischen Psychologie, Leipzig und Heidelberg, 1863. Ici, à vrai dire, l’idée de ramener l’activité de l’esprit à l’activité réflexe se trouve encore unie à la distinction insoutenable d’un « organe de la représentation » et d’un « organe de la volonté ». Wundt, qui a non-seulement conçu, mais encore brillamment réalisé une « psychologie physiologique », démontre, p. 828 et suiv. d’une façon très-claire la complète analogie entre les « réflexes composés du cerveau » et ceux de la moelle épinière. — Voir aussi Horwicz, Psychologische Analysen, Halle, 1872, p. 202.

26. Voir Pflüger, Die sensorischen Functionen des Rückenmarks der Wirbelthiere, Berlin, 1853 ; et sur la contre-expérience : Goltz, Die Functionen der Nervencentren des Frosches in den Königsberger medicinischen Jahrbüchern, II, (1860). — Voir un compte rendu détaillé, notamment de la dernière expérience, chez Wundt, Vorlesungen über die Menschen-und Thierseele, Leipzig, 1863, II, p. 427 et suiv. — Voir de plus Wundt, Physiologische Psychologie, p. 824-827.

27. Nous ne sommes donc nullement disposé à regarder le réflexe lui-même comme ce qui répond objectivement à la sensation (subjective) ; cette dernière correspondrait plutôt à la résistance que le réflexe doit surmonter dans l’organe central, de sorte qu’il faudrait admettre d’autant moins de sensation que le cours du réflexe serait moins entravé. Si le réflexe est arrêté par un centre supérieur, il faudra admettre que l’endroit où se produit la sensation est maintenant aussi transféré dans le centre supérieur, et peut-être, chez un animal complet, à cerveau développé, une sensation nette et distincte n’a-t-elle généralement lieu que dans le cerveau, tandis que les faits de sensation des centres subordonnés ne contribuent qu’à l’harmonie du sentiment commun. Ici se présente la très-difficile question de la conscience ; car il est évident que l’on ne peut indiquer aucun degré précis d’un état d’excitation physique dans une partie quelconque des organes centraux, lequel serait en soi et nécessairement rattaché à la conscience, Il semble au contraire que l’entrée d’un état d’excitation dans la conscience dépend toujours d’une relation entre les forces de toutes les excitations appartenant au domaine de la sensation et existant en même temps. Ainsi le même phénomène physique pourrait avoir lieu exactement avec le même effet réflexe, une première fois d’une manière consciente, une seconde fois d’une manière inconsciente. Cela est à noter en même temps pour la théorie des représentations « latentes » ou « inconscientes », sur lesquelles règne encore tant d’incertitude, même à l’époque actuelle. Naturellement il ne s’agit pas d’une « conscience inconsciente », mais tout simplement du jeu inconscient du même mécanisme, qui, dans un autre état d’ensemble, se rattache à l’effet subjectif d’une représentation déterminée. Qu’il y ait, dans ce sens, des représentations latentes, c’est l’ABC de toute psychologie empirique, et un examen rigoureux doit constater que non seulement des actes visant un but quoique inconscients, mais encore des faits d’association de l’espèce la plus variée résultent de ce jeu du même mécanisme, qui est en connexion avec la représentation dans un autre état d’ensemble du cerveau.

Cette incontestable influence de l’état d’ensemble dans le tout relié organiquement nous fait reconnaître avec Wundt qu’il n’est nullement indifférent pour la question de la conscience de savoir si un centre de la moelle épinière est encore en connexion avec le cerveau ou en est séparé[84]. Nous serions aussi d’accord avec lui sur ce point, c’est que, dans la moelle épinière d’un animal qui, par l’effet de son organisation, ne possède pas un cerveau, on doit admettre une conscience plus lucide que dans la moelle épinière, séparée, d’un animal d’une organisation supérieure. En outre, il est indubitable que l’hypothèse d’une conscience dans les centres distincts de deuxième et de troisième rang ne contribue pas du tout à l’explication des mouvements[85]. Par contre, nous différons d’avis avec Wundt, quand il croit que le manque de tout souvenir et celui de tout mouvement spontané qui en résulte[86] chez la grenouille décapitée fournit un argument contre l’existence réelle de la conscience. Sans doute, et Wundt aussi le reconnaît, à chaque conscience semble appartenir une synthèse ; mais celle-ci n’a pas un besoin absolu de s’étendre sur un long espace de temps ni de réunir en une unité des sensations diverses. Dans la simple connexion de l’état nouveau avec l’état précédent gît déjà une synthèse qui rend possible logiquement une conscience. Il faut et il suffit que la sensation ait rapport à un changement d’état. — Répétons d’ailleurs ici qu’il ne peut jamais être question d’expliquer les mouvements par la conscience partielle simplement hypothétique ; c’est l’inverse : il faut, à l’aide de l’association particulière d’un mécanisme plus simple et plus facile à comprendre avec la conscience partielle, expliquer comment, grâce à une complication infiniment plus grande, l’ensemble peut obéir à une mécanique rigoureusement physiologique et être en même temps te substratum d’un certain nombre de représentations variées. On doit expliquer la machine par ses rouages distincts, mais ne pas donner à un rouage distinct, outre ses autres propriétés, une puissance mystique qui lui reviendrait comme à une portion de la machine.

28. Müller, Handbuch der Physiologie, I, dritte Auf. p. 845.

29. Voir Huschke, Schœdel, Hirn und Seele, Jena, 1854, p. 177 et suiv.

30. Voir surtout Meynert, vom Gehirne der Säugethiere, dans Stricker : Handbuch der Lehre von den Geweben, Leipzig, 1871, p. 694 et suiv.

31. Voir Hermann, Grundriss der Physiologie, vierte Auflage, p. 316 et suiv. — Wundt, Physiologische Psychologie, p. 104 et passim.

32. Ici vient en aide un principe très-important : un faible état d’irritation qui existe déjà dans un nerf augmente l’irritabilité du nerf pour une excitation nouvelle ; voir Hermann, Physiologie, vierte Auflage, p. 323. Cette connexion jette notamment une vive clarté sur l’association des représentations.

33. Nothnagel in Virchow’s Archiv für pathologische Anatomie und Physiologie, tome LVII, p. 196 et suiv.

34. Nothnagel, ibid., p. 201 et p. 205.

35. Hitzig, Untersuchungen über das Gehirn, Berlin, 1874, p. 31 et 56.

36. Ferrier parle de ses recherches dans ses rapports de 1873 sur ses visites dans les asiles d’aliénés de l’Ouest. Une courte note se trouve dans le journal Academy, 1er  nov. 1873. Voir, du reste, rapport et critique chez Hitzig, Untersuchungen über das Gehirn, p. 63-113.

37. Hitzig, Untersuchungen, p. 52 ; voir Fechner, Elemente der Psychophysik, I, p. 7.

38. Wnndt, Grundzügen der physiologischen Psychologie, Leipzig, 1873, p. 226 et 228.

39. L’exemple qui suit aurait peut-être été omis dans la 2e édition, si un malentendu très-caractéristique ne m’avait prouvé que de pareils éclaircissements sont nécessaires pour beaucoup de lecteurs, et que même on devrait, si c’était possible, les accompagner d’un commentaire, et cela pour des cercles de lecteurs, que l’on croirait plus intelligents. Ainsi le professeur R. Seydel, dans une conférence[87] a soumis l’exemple donné par nous à une critique détaillée, et de plus, avec une étonnante naïveté, il a qualifié de « bévue » (!) flagrante précisément le point capital, qui seul nous avait déterminé à donner un exemple. Seydel dit (p. 17) :

« Ici, sur un point seulement, Lange a commis une bévue, que nous ne pouvons attribuer à la conception mécanique comme telle. On comprend très-bien que la dépêche, comme objet physique, c’est-à-dire le papier, le plomb et les ondulations lumineuses, ne pouvait pas être admise dans cette série causale ! Il est évident que ce qui a fait bondir le négociant, c’est uniquement la teneur de la dépêche, c’est-à-dire non les lettres alphabétiques, mais le sens qui résultait de ces lettres. Autant cela se conçoit de soi-même, etc. »

Ici vraiment je ne puis m’empêcher d’exprimer le vœu qu’enfin, même chez les « philosophes », on veuille bien s’habituer à apprendre régulièrement une chose avant de se mêler d’en parler. Quiconque a la notion même la plus superficielle de la logique d’une série causale, en physique, à plus forte raison de la loi de la conservation de la force, doit savoir qu’assurément ici « le papier, le plomb et les ondulations lumineuses » font partie de la série causale, et quiconque suivra attentivement l’ensemble de mon développement, verra nécessairement que je n’ai admis l’exemple que pour cette apparence paradoxale. Je voulais par là forcer le lecteur attentif de se faire une idée claire de la conception mécanique de l’univers dans toute sa logique, et cette contrainte doit réussir chez tous ceux qui sont assez versés en physique pour savoir que « contenu et « signification » ne sont pas des forces qui passent de la dépêche en moi, mais qu’elles naissent seulement en moi. Il n’entre en moi que ces ondulations lumineuses, et maintenant on peut se borner à se demander si l’on veut déduire ou non les conséquences de la conception mécanique du monde. Il faut savoir si l’on affirme ou si l’on nie la question que Hermann[88] formule avec une incomparable clarté : « Le même enchaînement d’impressions centripètes n’aurait-il pas toujours dans le même organisme un effet toujours le même (le même mouvement volontaire en apparence) ? » Il faut savoir si, avec Helmholtz[89] l’on veut, oui ou non, appliquer aussi aux êtres vivants la loi de la conservation de la force.

Sans doute il y a assez de matérialistes débonnaires qui ne se sont encore jamais fait une idée bien claire de cette logique et qui, en face d’un exemple tel que le nôtre, ne répugnent aucunement à se réfugier derrière les mots de « contenu » et de « signification » ; mais ce sont précisément des gens qui n’ont jamais rien appris de sérieux. D’un autre côté, il y a aussi des penseurs graves, des intelligences perspicaces qui reculent devant cette extrémité et se laissent dérouter par l’application à l’homme de la loi de la conservation de la force. Une populaire « réfutation du matérialisme » pourrait donc spécieusement s’appuyer sur notre exemple et argumenter à peu près en ces termes : « Si la conception mécanique de l’univers est exacte, tout l’effet qui suit doit provenir des ondulations lumineuses pénétrant dans l’œil, de concert avec les forces de tension qui existent déjà dans le cerveau. Or, cela est incroyable, donc, etc. » — Mais en réalité la chose n’est pas aussi incroyable, si l’on tient compte des éléments de la psychologie physiologique. En général, nous avons devant les yeux non seulement des « ondulations lumineuses », mais encore des formes déterminées et des combinaisons de lettres de l’alphabet. La série de ces impressions, dans l’acte de la lecture, agit directement sur l’organe du langage en partie par le nerf optique, en partie par le centre de mouvement des muscles de l’œil, à l’aide des fibres du système d’association. C’est alors que sont émis des mots d’une importante « signification ». Qu’est-ce que cela veut dire, physiologiquement parlant ? Tout simplement qu’un groupe de cellules et de nerfs est excité, lequel possède des conduits infiniment nombreux et forts, qui aboutissent à d’autres régions de l’écorce cérébrale. Un processus très-vif de l’ « association » des représentations se manifeste en tous sens et met le cerveau entier dans un état de vive excitation, tandis que des mots « sans signification », c’est-à-dire des mots qui n’ont que des communications faibles ou pas du tout de communications anciennes et vigoureuses avec d’autres parties du cerveau, ne pourraient en faire autant. L’effet du bond en sursaut, etc., se produit ensuite au moyen du mécanisme « téléologique » connu, qui déjà joue son rôle dans la grenouille décapitée.

Naturellement nous ne donnons pas ici une « explication » du fait physique, mais seulement l’indication de la possibilité d’une explication pour ceux des lecteurs qui, comme Seydel, pourraient trouver « évidente » que la chose se passe différemment. Le fondement réel du principe de la conservation de la force est, d’après notre théorie logiquement construite d’un bout à l’autre, sa nature axiomatique comme principe de l’enchaînement du monde des phénomènes. Quant à la « réfutation du matérialisme », il faut la puiser en partie aux sources les plus profondes de la théorie de la connaissance ; elle se trouve déjà précisément en rapport avec notre exemple dans les remarques que nous avons faites plus haut à propos des Grenzen des Naturerkennens de Du Bois-Reymond. Voir en particulier les détails, p. 161-174.

40. Die Grundlegung der mathematischen Psychologie. Ein Versuch zur Nachweisung des fundamentalen Fehlers bei Herbart und Drobisch. Duisburg, 1865 (aujourd’hui à la librairie Bleuler-Hausheer et Cie, à Winterthur). Cornelius a essayé[90] une réfutation qui, malgré le ton hautain de l’auteur, ne me paraît pas mériter de réplique. Une comparaison calme et impartiale des arguments pour et contre suffirait à démontrer que la psychologie mathématique est insoutenable. — Wittstein a essayé de donner de nouveaux fondements à la psychologie mathématique, laquelle évite le défaut que j’ai reproché à Merbart, mais en même temps conduit à des résultats bien différents de ceux obtenus par Herbart. Cependant il est aisé de voir que du moment où l’on renonce à tirer du principe de rigoureuses déductions métaphysiques, il n’y a, jusqu’ici, en méthodologie, pas de raison déterminante pour établir une pareille théorie.

41. Herbart, Psychologie als Wissenschaft, I, p. 44. (Anfang von § 17) : « Nous avons vu paraître récemment une Histoire de la psychologie[91] par Carus, ouvrage ayant, sans contredit, du mérite ; mais nous préférerions de beaucoup une critique de la psychologie dans le genre de la Critique de la morale[92], écrite par Schleiermacher. »

42. Voir Brentano, Psychologie vom empirischen Standpunkte, Leipzig, 1874, p. 13.

43. La théorie du « sens interne » a ses racines dans les réflexions d’Aristote[93] sur la perception des perceptions. Elle est développée chez Galien, qui distingue trois sens internes le φανταστικόν, le διανοητικόν et le μνημονευτικόν. Leur tâche est de saisir et de connaître avec conscience le matériel fourni par les sens externes (le sensus communis des scolastiques répondant au φανταστικόν de Galien), d’obtenir ainsi d’autres connaissances par réunion ou par séparation (cogitatio, διανοητικόν) et de conserver les connaissances, pour les rendre à la conscience par la mémoire (memoria μνημονευτικόν). À ces trois sens internes furent assignés des organes cérébraux particuliers dans les parties antérieure, centrale et postérieure de la tête. Au-dessus, comme étant d’une nature essentiellement différente, était placée la raison (Vernunft). Cette théorie resta prédominante[94] jusqu’à Descartes qui abandonna la base galénienne et établit une tout autre classification, bien des fois confondue plus tard avec les traditions d’un sens externe et d’un sens interne. En effet, selon Descartes, les sens ne fournissent au cerveau que des images corporelles des choses, images qui sont perçues par l’âme. Cet antbropomorphisme d’une incroyable naïveté, qui installe tout simplement un homme dans l’homme, se joint à une abstraction non moins naïve : les images corporelles des choses dans le cerveau sont étendues ; mais leur « perception » (perceptio) par l’âme est un acte de tac « pensée » (cogitare) dans le sens le plus large c’est-à-dire un acte sans étendue d’un être sans étendue. Ainsi l’objet de la représentation, qui est cependant à vrai dire l’objet qui remplit notre conscience, est détaché arbitrairement et absurdement de l’acte de la représentation. Ainsi seulement devient possible la pensée purement immatérielle et sans étendue dans l’espace, dont la théorie se prolonge à travers toute la philosophie moderne (on trouve la plus vive opposition contre ce fantôme chez Berkeley) et l’on parle des « représentations » de l’âme avec une singulière naïveté, comme si elles embrassaient le contenu de la pensée qui est pourtant la seule chose essentielle ; mais dès qu’il s’agit d’affirmer la non-étendue de l’âme, on conçoit de nouveau la représentation comme un simple acte de la faculté de représenter c’est à-dire comme quelque chose qui, détaché de l’objet représenté est un pur néant. Leibnitz nous apporta ensuite la distinction entre la « perception » (chez Descartes « perceptio » est la perception de l’âme) et l’ « aperception », qui est la compréhension consciente de l’objet par l’âme ; à son tour, cette distinction fut confondue dans la tradition avec le « sens interne » et le « sens externe », encore que Leibnitz ne se soit nullement préoccupé de la théorie du sens interne. Au reste, ni Wolff, ni Bilfinger, ni les autres successeurs éminents n’ont expressément traité de cette théorie. Cependant Wolff parle, dans sa Psychologie rationnelle d’un « acumen » interne et externe du sens (§ 269) et il entend par ce mot la subtilité (Schärfung) donnée par une cause interne ou externe à la faculté de percevoir par les sens ; c’est donc une nouvelle distinction tout à fait différente des autres. — Tetens se plaint[95] de ce que Wolff n’utilise pas le concept du sens interne. Lui-même, se rapprochant fortement de la « réflexion » de Locke, appelle, par opposition à « sensation », « représentations du sens interne » celles « que nous avons de nous-mêmes, de nos modifications internes, de nos facultés et de notre entendement

Kant paraît avoir introduit le « sens interne » par le même motif qui lui fit accorder en général aux concepts de la psychologie et de la logique traditionnelles une influence si large et si décisive sur son système il croyait en effet trouver dans le réseau de concepts ancien, et en quelque sorte éprouvé, une garantie en faveur de l’intégralité des phénomènes étudiés. Pour lui, la chose essentielle partout était non la théorie, mais la classification traditionnelle ; c’est ce qu’il prouve par la liberté et aussi par la réserve de ses définitions, qui se rattachent toujours le moins possible aux concepts traditionnels et ne visent qu’à une délimitation de la matière, exacte et ne préjugeant rien sans nécessité. — D’après Cohen[96] Kant admet le sens interne pour réfuter l’ « idéalisme matériel » précisément sur le terrain où il cherchait son appui principal, et pour enlever au dogme de la substance de l’âme son fondement essentiel. C’est ainsi que Kant déclare expressément, ou qu’il ne faut pas du tout admettre de sens interne, ou que le sujet qui en est l’objet doit être un phénomène, aussi bien que les objets du sens externe. Nous n’examinerons pas ici jusqu’à quel point Kant était déjà, d’après Cohen, sur la voie d’une saine psychologie, qui transformait les « facultés » en processus. En tout cas, l’effet immédiat de l’hypothèse du « sens interne » a été fâcheux et a conduit à l’erreur. On peut aussi affirmer encore que la déduction transcendantale du temps, en connexion avec la théorie du « sens interne », est loin d’offrir la même évidence que celle de l’espace ; qu’elle est, au contraire, exposée aux plus graves objections.

44. On peut ici avouer volontiers, que, dans ces derniers temps, l’observation des phénomènes que l’on appelle « internes » a fait de grands progrès et que d’utiles services ont été rendus sur ce terrain, non-seulement par des physiologistes mais encore par des hommes qui travaillent à fonder une psychologie empirique ; ainsi, par exemple par Stumpf dans sa dissertation finement exposée sur la représentation des surfaces fournie par le sens de la vue[97]. Il est toutefois aisé de constater qu’ici le procédé est absolument le même que dans l’observation externe, et que cette espèce d’ « observation de soi-même », si l’on veut employer cette expression, s’étend rigoureusement aussi loin que l’imagination, dont les fonctions ont une si étroite affinité avec celles de la perception externe. — Brentano[98] adopte complètement notre critique de l’ « observation de soi-même », suivant la méthode de Fortlage ; mais il prétend (p. 41) que, fourvoyé sur ce terrain, j’ai eu tort de nier la « perception » interne, c’est-à-dire par conséquent aussi le « sens interne » (voy. la note précédente). On ne peut jamais, dit-il, prêter une attention immédiate aux faits psychiques, ni par conséquent les « observer » ; mais on peut les « percevoir », et, à l’aide de la mémoire, soumettre cette perception à un examen rigoureux. À la « perception interne » et non la perception externe on doit rapporter, d’après Brentano, les « phénomènes psychiques », qu’il faut savoir distinguer des phénomènes physiques par lécritérium de l’ « inexistence intentionnelle », c’est-à-dire du rapport à quelque chose comme objet (p. 127). Par suite, Brentano met au nombre des phénomènes physiques non-seulement les phénomènes que les sens nous font connaître, mais encore les tableaux que l’imagination enfante psychique est pour lui la représentation en tant qu’acte de la représentation (p. 103 et suiv.). De la sorte, Brentano obtient sans contredit, comme Descartes (voy. la note précédente), une différence sûre entre le physique et le psychique mais au risque de fonder tout son système sur une pure illusion. Nous avons déjà montré (note 43) l’impossibilité de séparer l’acte de la représentation d’avec son contenu. Mais comment se comportent les mouvements de l’âme ? La colère, par exemple, est, d’après Brentano, un phénomène psychique, parce qu’elle a rapport à un objet. Mais que peut-on percevoir en étudiant la colère et observer au moyen de la mémoire ? Bien que des symptômes sensoriels, dont la perception offre partout une analogie parfaite avec la perception externe ordinaire. L’élément spirituel dans la colère git dans la manière et le mode, le degré, l’enchaînement et la série de ces symptômes, mais non dans un processus séparable et pouvant se percevoir en particulier.

45. Schaller, Psychologie, Weimar, 1860, p. 17.

46. Dans ce domaine aussi, depuis la publication de notre première édition, la science a vu se produire quelques débuts qui promettent beaucoup. D’un côté, nous avons l’essai de Bert sur les impressions lumineuses chez les Cypris, qui semble démontrer que, pour ces animaux comme pour l’homme, les mêmes rayons produisent exactement la même sensation de lumière[99] ; d’un autre côté, les recherches d’Eimer et de Schœbl[100] sur les organes du tact dans le museau de la taupe et dans l’intérieur de l’oreille des souris, où se rencontre une si grande abondance d’appareils du tact que nous sommes forcés de nous figurer la sensibilité et le fonctionnement de ces organes tout différents sous le rapport spécifique de ce que nous appelons sensation du toucher. Des expériences exactes sur ce fonctionnement font défaut jusqu’ici, il est vrai, de même qu’à l’inverse, l’on attend encore l’explication physiologique et anatomique du fonctionnement ; connu depuis longtemps, du « sens de la chauve-souris » (d’après les expériences de Spallanzani). Les petits cils aussi, agités par les ondulations sonores sur la surface libre du corps des écrevisses[101] ainsi que les cils nerveux (Nervenhaare) sur le dos des jeunes poissons et d’amphibies nus[102] pourraient bien transmettre des sensations d’une qualité toute différente de celle de nos sensations. — Wundt[103] dit : « Il faut d’ailleurs admettre qu’il peut y avoir des organismes dans lesquels la disposition, existant seulement comme aptitude chez l’homme, à une continuité des sensations de l’odorat et du goût, est parvenue à un réel développement, de même que, par contre, il existe très-vraisemblablement des organismes chez lesquels manque la continuité, que possède l’homme, des sensations de l’ouïe et de la vue, de sorte qu’au lieu de cela on ne trouve que des variétés de sensations discrètes. »

47. Voir Kussmaul, Untersuchungen über das Seelenleben des neugeborenen Menschen, Leipzig und Heidelberg, 1859.

48. Bastian, Der Mensch in der Geschichte, Leipzig, 1860, 3 volumes ; Beiträge zur vergleichenden Psychologie, Ethnologische Forschungen, 1871. — C’est surtout dans l’écrit : Das Beständige in den Menschenrassen, Berlin, 1868, que Bastian s’est laissé entraîner à une opposition rude et excessive contre le darwinisme, ce qui ne diminue pas toutefois la valeur de son idée fondamentale n’expliquer les analogies dans l’état intellectuel des peuples et notamment dans leurs traditions mythologiques que par la similitude de leurs facultés psychologiques, qui devait nécessairement aboutir à ces fictions analogues et homogènes de la superstition et de la tradition légendaire.

49. Domrich, Die psychischen Zustände ; ihre organische Vermittelung und ihre Wirkung in Erzeugung kœrperlicher Krankheiten, Jena, 1849

50. Dans mes cours de psychologie, j’ai toujours fait intervenir des expériences de ce genre et j’ai pu, de la sorte, me convaincre de plus en plus de leur force probante et de leur valeur didactique.

51. Voir les dissertations contenues dans les Berichten der königlichen sächsischen Gesellschaft der Wissenschaften, philologische historische Classe, 1866, p. V, 26 mai, p. 75 et suiv., et 1871, p. V, 1er  juillet, p. 1 et suiv. Dans ces recherches novatrices, Drobisch a d’abord donné un remarquable exemple de l’application de la méthode numérique à la philologie ; il a ensuite fourni la preuve psychologiquement importante que, dans la prose comme dans la poésie, il se produit des régularités, de l’apparition de chacune desquelles les écrivains n’est pas conscience. Ce qui subjectivement apparaît comme tact, sentiment, goût, se montre objectivement comme un instinct de perfectionnement, obéissant à des lois déterminées. Par là, entre autres résultats, se projette une lumière nouvelle sur les nombreuses « lois » métriques que, depuis les recherches de RitschI sur Plaute, on a découvertes chez les poëtes latins. Bien des faits que, non sans étonnement, on regardait comme des régies conscientes, passent aujourd’hui pour les conséquences d’une loi de la nature dont l’action est inconsciente.

52. Voy. Herbert Spencer, Principles of psychology, 2. éd., London, 1870 et 1873 ; Pricipes de psychologie, traduits en français par Th. Ribot et Espinas. Paris, Germer Baillière ; — Alexander Bain, The senses and the intellect, 2. éd., London, 1861 ; Des sens et de l’intelligence, traduit en français par Gazelles. Paris, Germer Baillière ; — The emotions and the will, 2. éd., London, 1865. Du même auteur a paru, en outre, dans la Bibliothèque internationale, t. III, l’Esprit et le Corps, théories de leurs relations réciproques, Paris, Germer Baillière.

53. Dr  Johnson, Die Abteilung der Raumvorstellung bei den englischen Psychologen der Gegenwart, in der Philosophischen Monatsheften, 1er  janvier 1873, p. 43 et suiv. — Dr  Carl Stumpf, Ueber den psychologischen Ursprung der Raumvorstellung, Leipzig, 1873.

54. Spencer, Principles of psychology, 2. éd., p. 140, § 56 : « Under its subjective aspect, Psychology is a totally unic science, independant of and antithetically opposed to all other sciences whatever. » (Sous son aspect subjectif, la psychologie est une science complètement unique, indépendante de toute autre science quelconque, à laquelle elle est opposée par antithèse).

55. Bain, Esprit et Corps, p. 46 : « Une modification, nettement accusée, de la sensation, une augmentation proportionnelle de bien-être ou de souffrance se produisent suivant que la température s’élève de 10, 20 ou 30 degrés. Ainsi, pour tous les cas, il y a un équivalent sensationnel de l’alcool, des odeurs, de la musique, etc. »

56. Ibid., p. 59 et suiv.

57. On a tenté récemment (par exemple Stumpf, Brentano, etc.) d’éliminer de la psychologie les représentations « inconscientes » ou « latentes ». Si, en cela, on s’appuie sur Lotze, nous n’avons pas grande objection à y faire, car ce dernier admet expressément que les représentations sont liées à des fonctions du cerveau qui, même sans éveiller la conscience, prennent cependant part au cours de nos pensées[104]. Toutefois, Lotze attribue les associations (§ 411), non à la physiologie, mais à une « psychologie métaphysique » ; en cela, il commet une inconséquence qu’un peu de réflexion doit aisément faire disparaître. Le reste est pure logomachie. Mais assurément Brentano tombe dans une erreur matérielle, quand il espère se tirer partout d’embarras avec des représentations primitivement conscientes, puis oubliées. Voir notamment l’insuffisance avec laquelle Brentano essaye de réfuter les hypothèses de Maudsiey sur le travail intellectuel inconscient[105]. Gœthe, dont Brentano utilise le propos un talent extraordinaire n’est qu’une légère déviation d’un talent ordinaire, pour établir le travail inconscient du génie, Gœthe s’est exprimé si souvent et si clairement sur les processus inconscients d’où naît la production artistique, que l’on sera forcé d’accepter son témoignage comme ayant un poids décisif. On n’a rien dit en disant que les penseurs originaux sont rares, car l’originalité de la production n’a pas besoin, elle aussi, d’être rare. On la trouve plus ou moins dans chaque artiste. — Un recueil de phrases, sur cette question, attribuées à des écrivains et à des artistes, a été donné par J.-G. Fischer, Das Bewusstsein, Leipzig, 1874, im sechsten Capitel.

58. Le matérialisme moral n’a guère le droit de convertir en science spécifiquement matérialiste la statistique morale, à cause de l’opposition de cette dernière au libre arbitre ; c’est ce que prouve un fait intéressant le meilleur travail paru jusqu’ici sur la statistique morale a pour auteur un théologien franchement luthérien, qui s’efforce d’établir son éthique chrétienne sur ce fondement empirique. Voir Œttingen, Die Moralstatistik. Inductiver Nachweis der Gesetzmässigkeit sittlicher Lebensbewegung im Organismus der Menschheit, Erlangen, 1868. La deuxième édition a paru récemment. À vrai dire, la statistique morale n’est pas plus orthodoxe dans le sens luthérien que dans le sens matérialiste.

59. La démonstration spéciale des points ici indiqués devrait être fort approfondie pour dispenser jusqu’à un certain point le lecteur de puiser à d’autres sources ; mais elle est d’autant moins nécessaire que, sans compter les manuels de physiologie et les monographies plus développées de Helmhottz et d’autres, nous avons de ce dernier les Populäre Vorträge, Braunschweig, 1865 und 1871 ; de plus, Wundt, Physiologische Psychologie, où sont traitées en détail toutes les questions dont nous nous occupons ici. Voy. encore Fick, Die Welt als Vorstellung, akademischer Vortrag, Würzburg, 1870, et Preyer, Die fünf Sinne des Manschen, Leipzig, 1870.

60. Que ce n’est pas chose complètement indifférente, comme il était dit dans la première édition, c’est ce que m’a montré notamment la manière dont les kantiens modernes s’obstinent à parler de l’organisation spirituelle, ce qui fait naître l’idée que celle-ci est quelque chose de tout particulier. Par contre, c’est assurément plus exact, c’est même conforme à l’opinion de Kant, de ne voir dans cette organisation « spirituelle » que le côté transcendant de l’organisation physique telle qu’elle nous apparaît, la « chose en soi du cerveau », comme Ueberweg avait coutume de dire. — Voy. plus haut la note 25 de la première partie, p. 613.

61. Lichtenberg’s vermischte Schriften herausgcgeben von Kries, II, p. 31 et p. 44.

61 bis. Hente und Pfeuffer, III, V. 268 et suiv.

62. Helmholtz, Handbuch der physiologischen Optik, § 29, p. 606 et suiv. et p. 594 ; tr. fr. p. Javal et Klein, Paris, Masson.

63. Le mérite relatif et didactique, exposé ici, de la théorie Müller-Ueberweg, ne peut pas même être diminué par la nouvelle évolution que Stumpf a essayé d’imprimer à la théorie de la projection[106]. C’est à tort que Stumpf m’accuse d’approuver absolument la théorie d’Ueberweg[107], tandis que la différence des points de vue que nous avons fait ressortir cette fois-ci avec plus de détails est pourtant déjà indiquée suffisamment dans la première édition et résulte aussi, comme conséquence naturelle, de mon point de vue dans la théorie de la connaissance. À l’égard d’Ueberweg, Stumpf débute par la supposition que celui-ci n’a pas fait attention à la différence entre « représenter quelque chose comme se trouvant à distance » et « avoir sa représentation à cette distance ou se la représenter comme se trouvant à cette distance. » Il ne faut pas traiter Ueberweg d’une façon aussi légère ; car sa conception du monde, malgré l’étrangeté de l’ensemble, est parfaitement combinée dans toutes ses parties. La question même : Que veut dire en réalité se représenter quelque chose comme situé à distance ? peut être regardée comme le point de départ de ses constructions psychologiques, car Ueberweg trouvait que ces mots n’ont pas de sens, à moins que l’on ne se figure l’éloignement même comme une chose pareillement sensible. D’après lui, la seconde proposition est seule claire et exacte ; la première repose sur l’illusion scholastique cartésienne d’une représentation séparable de son contenu. La manière dont Stumpf traite l’image de la plaque d’une chambre obscure admise par Ueberweg (p. 191) repose aussi sur un malentendu complet. Naturellement l’image de la plaque n’embrasse que son apparition extérieure, sans ce qui est dessiné dessus, comme nous apercevons par l’extérieur un homme dans le cerveau duquel nos regards ne peuvent pas pénétrer. Aller jusqu’à identifier l’image avec le « moi » véritable de la plaque, c’est ce dont ne peut s’aviser aucun de ceux qui cherchent à être équitables envers l’opinion d’Ueberweg. — Nous ne nous occuperons pas de l’ingénieuse mais hardie déduction de Stumpf, d’après laquelle l’image visuelle doit avoir primitivement trois dimensions ; mais quand, pour simplifier le problème de la perception des profondeurs, il évite l’idée du « hors de nous » et, au lieu de cela, ne parle que de voir les choses « à distance », le fond de la question de la projection n’est nullement décidé de la sorte ; car la question porte toujours sur la distance des objets à notre corps et des objets représentés aux corps représentés.

63 bis. Zeitschrift für exoterische Philosophie, IV, 334 et suiv.

64. Ueberweg a riposté à cette critique dans les éditions plus récentes de sa Logique et dans son Précis de l’histoire de la Philosophie[108]. En ce qui concerne la réalité du temps, il remarque[109] que (dans le sens de notre critique) on aurait tort de transférer le temps à d’autres êtres, s’il était une simple forme d’intuition ; mais qu’il est une « réalité psychique », parce que (cela doit être démontré dans le § 40) nous concevons nécessairement telles qu’elles sont les images psychiques qui se trouvent présentement en nous. Mais la « conception » est déjà un nouveau processus psychique, dans lequel ce qui est conçu ne peut rester sans modification. Or, en général, la représentation de temps paraît ne se manifester que dans les images psychiques secondaires. Dans l’intuition simple, entière et spontanée, même d’objets en mouvement, comme par exemple de nuages qui passent, d’un fleuve qui coule, etc., je ne trouve pas la moindre conscience de temps. Mais, si l’on s’en tient au simple fait que, comme toujours, nous avons la représentation du temps, que, par conséquent, la représentation de temps est réellement en nous, le temps n’a, sous ce rapport, pas le moindre avantage sur l’espace, et il est impossible de porter, par analogie, aucun jugement sur d’autres êtres en général, mais seulement, ainsi que l’admettait Kant, sur d’autres êtres, qui sont comme nous façonnés pour la connaissance. — La démonstration d’Ueberweg touchant la réalité transcendante de l’espace à trois dimensions repose entièrement sur l’assertion qu’une connaissance mathématique des objets ne serait pas possible, comme elle l’est pour nous (par exemple en astronomie), si le nombre des dimensions du monde existant en soi ne concordait pas avec celui du monde des phénomènes. Que même, sans la réalisation de ces conditions, un ordre mathématique quelconque des phénomènes serait possible, c’est ce que Ueberwg ne nie pas du tout. Mais jusqu’à quel point le monde est-il donc intelligible pour nous ? L’astronomie n’est qu’un cas spécial qui, dans d’autres conditions, pourrait être remplacé par autre chose. Au reste, nous manquons de tout critérium absolu sur ce que l’un pourrait en général exiger pour cette intelligibilité du monde, et déjà pour cette raison le point de vue d’Ueberweg aboutit à une pétition de principe cachée.

65. Les assertions énoncées ici sur la possibilité des représentations de l’espace avec plus ou moins de trois dimensions, sont empruntées sans modifications à la première édition ; elles sont donc antérieures aux spéculations « métamathématiques » connues de Helmholtz et de Riemann, lesquelles, depuis ce temps-là, ont fait tant de sensation. Ainsi, pour éviter toute confusion de théories il faut d’abord faire observer que dans le texte il n’est question que de la possibilité de conception d’espace ou de quelque chose d’analogue à l’espace, ayant plus ou moins de trois dimensions ; nous disons de quelque chose d’analogue, par rapport aux intuitions d’un espace à plus de trois dimensions pour lesquelles assurément nous ne pouvons trouver aucune analogie dans ce que nous appelons l’espace. Nous pourrions donc décliner le blâme sévère que dernièrement Lotze a exprimé[110] contre l’abus de l’idée d’espace pour des « récréations logiques » s’occupant de quatre ou cinq dimensions. Lotze va toutefois beaucoup trop loin quand il s’écrie « Il faut résister à toutes les tentatives de ce genre ; ce sont des grimaces scientifiques qui intimident la conscience ordinaire par des paradoxes tout à fait inutiles et la trompent sur son bon droit dans la délimitation des concepts. » Ce droit de la conscience ordinaire en face de la science n’existe pas ; il existe moins encore pour les mathématiciens, habitués depuis longtemps à atteindre leurs plus beaux résultats par les généralisations les plus téméraires. Voir les quantités négatives, incommensurables, imaginaires et complexes, les exposants brisés et négatifs, etc. — La condamnation, prononcée par Dühring[111] n’est pas non plus suffisamment motivée, encore qu’elle s’appuie sur un ingénieux essai de l’auteur[112] fait pour éliminer de la mathématique l’élément mystique en formulant les concepts avec plus de rigueur. L’ « élément mystique » s’est tellement accru dans la mathématique la plus récente qu’il ne suffit plus de critiquer des concepts pris isolément. Il faudra un jour qu’une philosophie de la mathématique s’occupe de l’ensemble de la question et qu’elle se demande comment il se peut que le renversement, par la généralisation, de toutes les limites de l’intuition et de la possibilité réelle conduise précisément aux formules les plus simples, qui, dans leur application à la réalité, restent incontestées. Ce que Dühring[113] dit de la « démonstration par l’impossible » effleure à peine le véritable problème. — D’un autre côté, ce serait trop se presser, à notre avis, d’employer avec Liebmann[114] ces spéculations mathématiques comme des arguments positifs en faveur de la phénoménalité de l’espace, attendu qu’elles ne sont jusqu’ici que des démonstrations de la simple possibilité de concevoir une idée générale de l’espace, laquelle contiendrait en soi comme spécialité notre espace euclidien.

66. Brentano[115] remarque, relativement à l’assertion précitée sur le raisonnement de l’œil dans les phénomènes de la tache aveugle, qu’il ne voit pas trop si je suis disposé à reconnaître un « processus intermédiaire » analogue au raisonnement conscient. La chose me paraît assez simple. Il s’agit d’une subsumption sous une majeure supérieure acquise inductivement. Le procédé conscient dirait : toutes les fois que j’ai les phénomènes partiels ; x¹, x², x³… il faut qu’il y ait devant moi une surface proportionnelle. Or les phénomènes x¹, x², x³, etc. sont donnés ; j’ai donc devant moi une surface proportionnelle. Le processus physiologique correspondant serait tout simplement que, suivant l’habitude (grâce aux voies de transmission établies) de l’excitation de certaines parties du cerveau par x¹, x², x³, etc., résulte chaque fois la représentation d’une surface (c’est-à-dire les conditions mécaniques de la synthèse dans la représentation d’une surface). Lorsque donc se manifestent les phénomènes x¹, x², x³, etc., il s’ensuivra immédiatement, si l’on veut, la représentation d’une surface dans le cas concret. En d’autres termes, l’ « intermédiaire » consiste simplement en ce que le cas spécial de la mineure se heurte au mécanisme déjà complet de la majeure ; ainsi le raisonnement final, la vue des surfaces, se produit de lui-même. Mais il ne me semble pas qu’un autre « intermédiaire » ait lieu dans le processus habituel de raisonnement, à moins que l’on ne fasse entrer dans le processus de raisonnement la recherché du concept intermédiaire, c’est-à-dire de la majeure qui trouve son application dans ce cas. Cette recherche de l’idée intermédiaire devient, dans notre cas, naturellement superflue. Les deux prémisses se trouvent aussitôt et sont réunies par une nécessité naturelle.

En ce qui concerne le reproche, étendu aussi à Helmholtz, ZœIIner et autres, de ne pas s’être assurés si l’explication au moyen de raisonnements inconscients était la seule possible et si en particulier on aurait du recourir à un essai pour expliquer les phénomènes par les lois de l’association, on peut répondre que l’explication assurément très-facile et très-naturelle par les associations ne contredit nullement celle par un raisonnement inconscient. S’il faut en effet, pour garder les termes précités, qu’après les phénomènes x¹, x², x³, l’image de la surface se produise suivant les lois d’association, cette image a dû être déjà souvent unie à ces phénomènes, et cela est identique avec l’existence de la thèse supérieure inductive, sous laquelle le nouveau cas spécial est subsumé. Les psychologues associationnistes, quand ils sont logiques, n’expliquent-ils point par des associations le raisonnement ordinaire et conscient ? Mais il est aisé de comprendre pourquoi ceux qui étudient la nature d’une manière plus exacte ne se complaisent pas dans de semblables méthodes d’explication, car, à vrai dire, ce ne sont pas des explications, mais des substitutions à des explications qui font défaut.

67. Voy. Rokitansky, Der selbstœntige Werth des Wissens, Wien, 1869, p. 35.


NOTES DE LA QUATRIÈME PARTIE


1. C’est à tort que l’on a souvent séparé les deux principaux ouvrages d’Adam Smith, en traitant sa Théorie morale[116] comme la production d’un novice, incomparablement dépassée par le livre sur la Richesse des nations. Smith a fait mûrir simultanément en lui-même les pensées fondamentales de ses deux ouvrages, c’est ce que Buckle[117] a prouvé jusqu’à l’évidence ; d’ailleurs Smith déclare lui-même dans la préface d’une des éditions subséquentes de sa Théorie morale, que les deux écrits étaient la conséquence d’un plan commun ; toutefois la Richesse des nations ne constituerait qu’un fragment d’un volumineux ouvrage, politique et social, qui devait suivre la Théorie morale. Néanmoins il est permis de douter avec Lexis[118] qu’Adam Smith ait été conscient dans l’emploi de la méthode d’abstraction, lorsqu’il donne pour mobile à l’homme, dans un ouvrage l’égoïsme, et dans l’autre la sympathie seule. Buckle, qui entre dans des détails pour établir cette opinion, trouve ce procédé préférable à l’induction, laquelle prend les faits pour point de départ. En simplifiant les principes, on facilite l’emploi du procédé déductif, et le défaut d’un point de vue unique doit être corrigé par l’application de principes différents, pris comme points de départ, de telle sorte que la réalité se composerait des influences que la Théorie morale fait naître de la sympathie, et de celles que la Richesse des nations fait provenir de l’égoïsme. À l’encontre de cette opinion de Buckle, Lexis fait remarquer avec raison que l’on ne peut ni additionner ni soustraire les mobiles humains, mais que leur concours les rend tout autres qu’ils ne sont pour soi en réalité. Au reste, Smith ne s’est nullement occupé de cette question méthodologique. Bien plus, on peut déjà lire entre les lignes de sa Théorie morale qu’au fond les actes humains sont égoïstes et modifiés uniquement par l’influence de la sympathie. Dans la Richesse des nations, le domaine cultivé par Smith est tel que, d’après son opinion, les effets directs de la sympathie sont équivalents à zéro et que seuls sont pris en considération les effets indirects, c’est-à-dire la protection du droit par l’État. Comparez par exemple renonciation suivante[119] : « In the race for wealth and honours, and preferments, he may run as hard as he can, and strain every nerve and every muscle, in order to outstrip all his competitors. But if he should justle, or throw down any of them, the indulgence of the spectators is entirely at an end. » (Dans la carrière de la richesse, des honneurs et des dignités, il pourra courir de toute la vitesse dont il est capable, tendre tous ses nerfs et tous ses muscles, dans le but de dépasser ses compétiteurs, mais s’il en heurtait ou renversait un, l’indulgence des spectateurs serait épuisée.) Cela s’accorde très-bien avec la pensée que, dans la poursuite de la richesse par tous les individus, pourvu qu% le droit soit protégé, l’humanité se rapproche en même temps du but de la richesse. Le malaise social qui résulte de cette poursuite acharnée de tous vers la fortune, Smith ne l’a pas connu dans toute son étendue (à laquelle n’a pas peu contribué sa propre théorie), et, autant qu’il l’a connu, il l’a tenu pour irrémédiable. Il ne trouvait pas de forme de sympathie qui put lutter avec succès contre ce malaise ; aussi n’avait-il rien à ajouter sur la sympathie dans cette section de son ouvrage politique et social. Si nous possédions l’ouvrage complet, nous trouverions peut-être la question traitée différemment dans d’autres sections.

2. On peut partager en deux classes la grande masse des économistes allemands, d’après leurs tendances et la manière dont ils ont appliqué la méthode scientifique ceux qui rendent hommage à la déduction, sans savoir qu’elfe est fondée sur l’abstraction, et ceux qui, évitant l’abstraction, veulent prendre la réalité pour point de départ, mais ne savent pas manier la méthode inductive. Lexis fait sur ce point une honorable exception, car sous tous les rapports, depuis les éléments de la logique jusqu’à la démonstration mathématique, il prouve qu’il est un maître dans la méthode scientifique. Le peu d’attention accordée jusqu’ici à son ouvrage classique Ueber die französischen Ausfuhrprämien (Bonn, 1870) est une des preuves les plus significatives du peu de profondeur de nos économistes, aussi bien de l’école du « libre échange » que de celle des « socialistes professeurs Lexis regarde toute la théorie déductive de l’économie politique comme de simples préliminaires qui nous aident à nous orienter dans les problèmes ensuite seulement vient la véritable science, fondée essentiellement sur la statistique. Peut-être que cette opinion va trop loin ; en tout cas, les rapports entre la déduction et l’induction s’accentueront de plus en plus à mesure que nous obtiendrons des recherches inductives réellement solides.

3. Voir de plus amples détails à cet égard dans le chapitre « le Bonheur » de mon écrit Die Arbeitfrage, 3e éd., p. 113-132, et les notes afférentes.

4. Quant à la fable des Abeilles, de Mandeville, voir les passages désignés dans l’index du premier volume, surtout la note 75 de la partie IV, p. 523. Il faut citer d’ailleurs le jugement très-modéré, équivalant presque à une adhésion, porté par Adam Smith, dans la Théorie morale, partie VII, sect. II, ch. IV, où il est dit que la fable des Abeilles n’aurait jamais pu produire une émotion pareille, si elle n’eût renfermé des vérités que l’exagération seule avait défigurées. Le défaut principal de Mandeville consisterait à avoir représenté toutes les passions comme des vices, en adoptant certaines idées ascétiques répandues parmi le peuple.

5. Schulze-Delitzsch, Capitel zu einem deutschen Arbeiterkatechismus, Leipzig, 1863. Voir ibid., p. 49 et suiv., où l’on montre que le progrès industriel naît de l’intérêt personnel, lequel est défini : « l’amour que chacun a pour son propre moi » de plus, p. 91 et suiv., la réfutation de la « fraternité comme principe économique. Il est dit, p. 93 : « Elle (la fraternité) commence où l’économie et l’État cessent ; ni le gain, ni le droit, ni le devoir ne constituent son royaume ; elle ne s’appuie pas sur la contrainte, mais sur l’amour libre, » Voir, sur ce passage, ma dissertation : Mill’s Ansichten über die sociale Frage (Duisburg, 1866), p. 14 et suiv.

6. Sur Cooper, voir Roscher, Volkswirtschaft, I, note 2, au § 12. — Le passage en question de Max Wirth se trouve dans la section de la rente foncière[120] : « Peu importe de quelle espèce était antérieurement cette prestation de service, ce travail. L’immeuble peut avoir été acquis primitivement par échange ou par conquête. »… « Dans la conquête, le terrain occupé est l’indemnité pour le danger auquel l’entrepreneur avait exposé son capital suprême, sa vie ; c’est en même temps la compensation du capital matériel dépensé pour les frais de guerre. »

7. On trouve une preuve plus complète dans le chapitre sur « le Bonheur », 2e et 3e éd. de l’Arbeiterfrage.

8. Roscher, System der Volkswirtschaft, I, § 204, avec les notes. — Aujourd’hui, c’est notamment l’influence des grandes compagnies de chemins de fer qui se fait sentir en Suisse, et plus encore aux États-Unis, au préjudice d’une saine politique républicaine.

9. Il s’agit ici principalement de prouver qu’une rente provient, pour le possesseur d’un objet, du travail d’autrui, et le cas spécial le plus important de cette rente est la rente foncière. L’idée de la rente foncière, en tant que « rente de priorité », a été plus amplement développée et plus nettement précisée dans les deux dernières éditions de mon écrit Die Arbeiterfrage, au chapitre VII : « Propriété, droit de succession et rente foncière » ; dans la 3e éd., p. 297-322, avec les notes correspondantes.

10. Franklin, Observations concerning the increase of mankind, 1751. Voir Mohl, Geschichte und Litteratur der Staatswissenschaft ; III, p. 476. Ibid., sur d’autres prédécesseurs de Malthus ; de plus, Roscher, Volkswirtschaft, I, § 242, note 15, et Carl Marx, Das Kapital, erste Auflage, p. 603, note 76.

11. Voir mon article Vivès dans l’Encyclopœdie des gesammten Erziehungs und Unterrichtswesens, tome IX, p. 737-814, en particulier p. 761 et suiv.

12. Voir Lang, Versuch einer christlichen Dogmatik, allen denkenden Christen dargeboten, zweite Auflage. Berlin, 1868, p. 3-6. Le reproche élevé contre mon point de vue (p. 5), qu’il est « complètement indifférent » de savoir si le philosophe, « comme homme religieux », se prosterne devant Marie ou devant le Dieu personnel, se réduit à ce que nous admettons dans la vie des idées de l’humanité une marche nécessaire de développement. Toute poésie quelconque ne peut nous être utile, mais seulement celle qui répond à notre temps et au degré de notre culture. — Si Lang revient à la « tenue des livres en partie double », cela tient à l’exclusivisme avec lequel il essaye de tout concevoir, au point de vue de la connaissance, en dépit des déclarations les plus catégoriques. C’est ainsi qu’il a pu arriver à énoncer la proposition suivante : « S’il existe, dans le monde, un dualisme aussi absurde entre la foi et la science, il ne peut pas y avoir de connaissance scientifique du monde, » Pourquoi pas, si la science s’en tient exclusivement au savoir ? Il n’y a que le théologien incarné qui s’obstine à croire que ses articles de foi doivent aussi entrer en ligne de compte. « Un monde dualiste n’est pas un objet de la science, qui ne peut connaître qu’un monde unitaire. » Mais la science ne connaît pas d’univers dualiste car, pour elle, toute vie dans l’idée ne repose que sur des processus psychologiques, qui, malgré leur délicatesse et leur profondeur infinies, n’en suivent pas moins, en dernière analyse, les mêmes lois de la nature que tous les autres faits psychiques. Jusqu’ici l’exigence du monisme est parfaitement justifiée. Mais lorsqu’on veut supprimer aussi le dualisme de la connaissance et de la poésie, de la sensation et de la volonté, de la perception et de la création, on agit d’une manière aussi insensée que si l’on voulait supprimer l’opposition entre le jour et la nuit pour l’unité de la connaissance. Ainsi donc, l’opposition entre l’idéal et la réalité continue à subsister ; quant à la connaissance scientifique, elle n’a rien à faire avec la réalité. Pour elle, l’unité s’établit en ce que le monde idéal est en même temps un fait psychologique.

13. Voir Stille Stunden, Aphorismen aus Richard Rothe’s handschriftlichem Nachlass, Wittenberg, 1872, p. 273 et suiv., p. 319 et suiv.

14. Voir l’article « Die neue Bilderstürmerei » dans le journal Neue religiöse Reform, Darmstadt, 1874, nos29-31, von Johannes Ronge.

15. Voir, entre autres, Dr  Friedrich Mook, Das Leben Jesu für das Volk bearbeitet, Zürich, Verlags-Magazin, 1873.

16. Voir les premiers numéros du journal Der Cogitant, Fiugblätter für Freunde naturalistischer Weltanschauung, publié en 1865 par le Dr  Ed. Löwenthal. L’éditeur, le Dr  Löwenthal, est auteur d’un écrit qui a eu plusieurs éditions : System und Geschichte des Naturalismus Leipzig, 1862.

17. Edouard Heich, Die Kirche der Menschheit, Neuwied, 1873.

18. Voir Mill, Auguste Comte and positivism, London, 1865, p. 140 et suiv. ; [tr. fr. p. G. Clémenceau, Paris, Germer-Ballière.]

19. Johannes Ronge, Religionsbuch für den Unterricht der Jugend, erster Theil Die Gesetze der Natur sind Gesetze Gottes und in Harmonie mit den Gesetzen der Sittlichkeit, oder die natürliche und sittliche Weltordnung Gottes als freies Vorbild unsrer Lebensordnung, Frankfurt-am-Hein, 1863. (Avec une couverture noire, Pourquoi ?)

20. Stuart Mill, dans ses dissertations récemment publiées sur la religion[121], appelle les sentiments que nous éprouvons pour le bonheur de l’humanité tout entière, et l’élan moral que donne le souvenir des grands hommes ou d’amis défunts, une véritable religion. En même temps, il déclare que l’essence de la religion est la forte et sérieuse tendance de nos sentiments vers un objet idéal, que nous reconnaissons comme excellent et de beaucoup supérieur à tous les objets d’une convoitise égoïste. Mesurés à cette échelle, tous les drames de Schiller et les deux tiers de ses poésies lyriques sont de la poésie religieuse. Bien plus, la poésie elle-même, appréciée dans toute sa dignité, s’identifie avec la religion, tandis que cependant elle rentre comme cette dernière dans un concept supérieur. (Loc. cit., p. 109.)

21. Büchner, Kraft und Stoff, Frankfurt, 1855, p. 256 et suiv., traduit en français sous le titre : Force et Matière, études populaires d’histoire et de philosophie naturelles, 5e édition, Paris, C. Reinwald, 1876. [N. d. t.]

22. Büchner, Die Stellung des Menschen in der Natur, Leipzig, 1870, note 104, p. CXLIII et suiv. [traduit en français par le Dr  Letourneau sous le titre L’Homme selon la science, son passé, son présent, son avenir ou D’où venons-nous ? — Qui sommes-nous ? — Où allons-nous ? 2e édition, Paris, C. Reinwald, 1875. [N. d. t.]

23. Voir ma notice : Friedrich Ueberweg von F.-A. Lange, Berlin 1871. (Extrait de l’Altpreussische Monatsschrift publié par Reicke et Wichert, tome VIII, fascicule 5/6, p. 487-522). — La lettre, qui y est mentionnée, d’Ueberweg « au professeur Dilthey (p. 37) ayant trait spécialement aux rapports d’Ueberweg à Kant, n’est, en réatité, pas adressée à Dilthey, mais au Dr  Hermann Cohen, l’auteur de Kant’s Theorie der Erfahrung. Cette lettre avait été envoyée par Cohen au professeur Dilthey, par celui-ci à l’éditeur d’Ueberweg, le Dr  Tœche et par ce dernier à moi, sans couvert ni désignation plus précise, avec d’autres matériaux.

24. À ce propos, encore une petite rectification à ma notice sur Friedrich Ueberweg : p. 16, au lieu du « Lazarus Herbartien », il vaudrait mieux mettre Dr  Lasson, qu’Ueberweg appelait souvent « Lazarus », dans ses lettres, le Dr  Lasson portant le nom de Lazarussohn (fils de Lazarus) avant de se convertir au christianisme.

25. Lasson, Zum Andenken an Friedrich Ueberweg, extrait des Philosophische Monatshefte, de Bergmann, tome VII, fascicule 7, Berlin, 1871 ; voir ibid., p. 20.

26. Voir plus haut, p. 415 et suiv. — Voir de plus ma notice Friedrich Ueberweg, p. 12 et suiv.

27. Dans une lettre du 9 janvier 1863, Ueberweg cherche encore à montrer qu’un simple mécanisme existe seulement là où les états internes de la matière restent invariables et n’exercent aucune influence sur la direction du mouvement. Mais cela lui paraît très-invraisemblable pour les faits psychiques. Il ne veut pas cependant contester le « droit d’existence scientifique » à une hypothèse qui n’essaye d’expliquer tous les mouvements que par la loi de la conservation de la force, c’est-à-dire d’une manière purement mécanique. Il serait même opportun de poser enfin cette hypothèse, et celui qui la démontrerait avec le plus de succès, obtiendrait une place d’honneur dans l’histoire de la psychologie. — C’est à tort que le professeur Dilthey, dans sa dissertation Zum Andenken an Friedrich Ueberweg[122], attribue à Ueberweg la proposition suivante : « et c’est à chaque point le même processus réel, qui apparaît double comme processus psychique et comme processus de mouvement. » Ueberweg distingue souvent cette opinion, comme spinoziste, de la sienne propre, suivant laquelle les états internes sont provoqués par un mouvement extérieur et ont de l’influence sur la direction de ce mouvement, mais ne s’identifient pas avec lui.

28. On comprendra sans peine que, sous ce rapport, j’apprécie le caractère d’Ueberweg absolument comme l’a fait Czolbe. Je suis persuadé qu’Ueberweg, s’il eût prévu sa mort (d’après Czolbe, il compta sur une guérison jusqu’au dernier instant), n’eût lui-même pas eu de repos, tant que ses idées principales, parfaitement coordonnées, n’auraient pas été mises en état d’être publiées.

29. Ces lettres me furent remises par Czolbe, avec quelques autres, pour que j’en fisse usage librement ; voilà pourquoi, même après la mort de Czolbe, elles sont restées dans mes papiers.

30. Ueberweg exprima dans une lettre, en date du 12 février 1865, les impressions que lui fit la lecture de mon Arbeiterfrage (sans doute la première édition, encore très-défectueuse).

31. Lettres qu’Ueberweg m’écrivit les 12 novembre 1860 et 28 décembre 1861.

32. Maintenant encore je ne puis renoncer à l’explication psychologique de cette lettre émue, explication que j’ai donnée p. 22 de ma notice sur Friedrich Ueberweg ; toutefois je dois, d’un autre côté, accorder présentement à son jugement rigoureux sur le christianisme une plus grande importance que celle d’une irritation momentanée.

33. Die Lehre von den Menschenpflichten in ihrem Verhältniss zur christlichen Sittenlehre. Aus den hinterlassenen Papieren eines Philosophen herausgegeben von Rudolph Valliss. Winterthur, 1868.

34. Voir : Postface comme préface de la nouvelle édition de son écrit : Der alte und der neue Glaube, von David Friedrich Strauss, Bonn, 1873, p. 22 et suiv. — [L’Ancienne et la Nouvelle Foi, traduite en français par A. Véra ; Paris, Germer-Baillière. [Note du trad.].

35. Ibid., p. 28 et suiv. : « Ce mot du maître sera-t-il réellement le dernier mot dans la question, c’est ce que le temps seul pourra finir par décider ; heureusement puis m’en contenter pour le moment, tout en conservant mon opinion personnelle. Il s’agit pourtant d’un point où l’autorité d’un maître quelconque n’a rien à faire et où le jugement de tout homme qui comprend la question vaut tout autant.

36. En attendant, nous avons quelques points d’appui dans l’excellent ouvrage de Zeller : David Friedrich Strauss, in seinem Leben und seinen Schriften geschildert, Bonn, 1874. Ce n’est pas une biographie complète et Zeller lui-même le fait remarquer p. IV de la préface.

37. Der alte und der neue Glaube, zweite Auflage, p. 63 et 64.

38. Der alte und der neue Glaube, zweite Auflage, p. 141-147. Il faut remarquer le pitoyable sophisme par lequel Strauss cherche (p. 145) à réfuter le pessimisme : « Si le monde est mauvais, la pensée du pessimiste l’est aussi. Si elle est mauvaise, le monde doit être bon ! »

39. Bornons-nous à dire en passant que même le minimum de religion, exigé par Strauss, a encore ses dogmes non prouvés et ses principes qui, dans un but de morale, dépassent la réalité. Indémontrée et indémontrable est avant tout la grandeur infinie de l’univers ; mais l’optimisme est une pieuse erreur, car lui, comme son opposé, le pessimisme, ne sont que des produits de l’idéologie humaine. Le monde de la réalité n’est en soi ni bon ni mauvais.

40. À l’équation A = A, prise strictement, ne répond nulle part la réalité ; c’est ce que récemment A. Spir a fait ressortir avec énergie et ce qu’il donne pour base à son propre système de philosophie. Toutes les difficultés, que ce procédé implique, peuvent cependant s’aplanir bien plus aisément sur une autre voie. L’équation A = A est sans doute le fondement de toute connaissance, mais elle n’est pas elle-même une connaissance ; elle est un fait de l’esprit, un acte de synthèse primitive, qui établit comme début nécessaire à toute pensée une égalité ou une persistance qui se retrouvent dans la nature comparativement et approximativement, mais jamais absolument ni parfaitement. L’équation A = A indique donc aussi, dès l’entrée de la logique, la relativité et l’idéalité de toute notre connaissance.

41. J.-G. Fichte, Beitrag zur Berichtigung der Urtheile des Publikums über die Französische Revolution, 1793 ; livre I, fin du chapitre 1er  [traduit en français par Jules Barni, sous le titre : Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française Paris, Chamerot, 1859. [N.d.t.].

42. J.-H. Fichte, deducirter Plan einer zu Berlin zu errichtenden höhern Lehranstalt ; geschrieben im Jahre 1807. Stuttgart und Tübingen, 1817, p. 59 et suiv.

  1. Il s’agit du discours prononcé par Tyndall, comme président de l’Association britannique pour l’avancement des sciences, à la session de Belfast en 1874. Voir la traduction in-extenso de ce discours dans la Revue scientifique du 19 septembre 1874, tome VII, 2e série, page 265. [Note du trad.]
  2. De l’iode notamment.(Note du trad.)
  3. C’est le docteur Amiel, alors maire d’Aurignac, qui, suivant l’énergique expression de Carl Vogt, « a commis ce crime de lèse-science ». (Note du trad.)
  4. Cité dans la Physiologie de Müller.
  5. La Question ouvrière, son importance pour le présent et l’avenir ; par F.-A. Lange, 3e édition, traduite par B. Pommerol (sous presse).
  6. Kant’s Psychologie, 1870.
  7. Einleitung, p. 1-3.
  8. In der Altpreussischen Monatsschrift, tome VII (imprimé séparément Kœnigsberg, 1870).
  9. Note sur la page XXII ; Hartenstein, III, p. 20 et suiv.
  10. Histoire du Matérialisme, t. 1er, p. 478, note 55.
  11. History of the inductive sciences et Philosophy of the inductive sciences.
  12. On induction, with especial reference to Mr. Mill’s System of Logic.
  13. Philosophy of the inductive sciences, I, p.92.
  14. Philosophy of the inductive sciences, I, p. 130.
  15. Voir Kritik der reinen Vernunft, Elementarlehre, II Theil, I Abtheitung, II Buch, 2. Hauptst., 3. Abschnitt, Hartenstein, IV, p. 157.
  16. Einleitung zur zweiten Ausgabe, V, l.
  17. Vorlesungen über die complexen Zahlen, erster Theil ; Leipzig, 1867, p. 53.
  18. System of Logic, book II, c. VI, § 2 ; trad. fr. par L. Peisse (n. d. t.).
  19. Logik, Tübingen 1873.
  20. Vorlesungen über die complexen Zahlen, I, p. 9 et suiv.
  21. Voir sa Lineale Ausdehnungslehre, Leipzig 1844, traitée d’une manière tout à fait philosophique et sa Ausdehnungslehre, plus détaillée et rédigée plus strictement sous la forme mathématique,
  22. Theorie des menschlichen Vorstellungsvermögens, Prag und Jena 1789.
  23. Voir à ce propos la dissertation approfondie du Dr  Emile Arnoldt, Kant’s transscendentale Idealitaet des Raumes und der Zeit. Königsberg 1870 (imprimée séparément d’après l’Allpreussische Monatsschrift, Band VII) ainsi que le Dr  Cohen, Kant’s Theorie der Erfahrung, V, p. 63-79.
  24. Beiträge zur Geschichte und Kritik des Materialismus, Leipzig 1867.
  25. Neuer Beitrag zur Geschichte des Materialismus, Winterthur 1867.
  26. Gedichte, Abtheilung Gott, Gemüth und Welt.
  27. Kant’s Theorie der Erfahrung, p. 207.
  28. Kritik der praktischen Vernunft.
  29. Systematische Vorstellung aller Grundsätze.
  30. Metaphysische Anfangsgründe.
  31. Einleitung zur zweiten Ausgabe VI.
  32. Kritik der praktischen Vernunft, Hartenstein, V, p. 105.
  33. Geschichte des Materialismus, I, p. 327 et suiv.
  34. Geschichte der deutschen Philosophie, p. 824.
  35. Voir Tomaschek. Schiller in seinem Verhalten zur Wissenschaft, p. 130.
  36. Rœnne, Unterrichtswesen des Preussischen Staates, II, p. 42.
  37. Voir Ueberweg, Grundriss der Philosophie, III, dritte Auflage, p. 319.
  38. Grundriss, III, p. 361 et suiv.
  39. Darstellung und Kritik der Philosophie Feuerbach’s, Leipzig, 1847.
  40. Voir Kraft und Stoff, erste Auflage, p. 22 et suiv. ; Natur und Geist, p. 82 et suiv.
  41. Sechs Vorlesungen über die Darwin’sche Theorie, Leipzig, 1868, p. 383 et suiv.
  42. Natur und Geist, Frankfurt, 1857.
  43. Die Stellung des Menschen in der Natur, Leipzig, 1870, a été traduit en français par le Dr  Letourneau, voir la note 22 de la quatrième partie, p. 689.
  44. Dans la 3e édition de Natur und Wissenschaft, Leipzig, 1874.
  45. Ueber die Erhaltung der Kraft ; [a été trad. en fr. v. p. 645.]
  46. Ueber die Wechselwirkung der Naturkräfte.
  47. Ueber das Verhältnis der Naturwissenschäften zur Gesammtheit der Wissenschaft (Populäre Vorträge, I, p. 16 et suiv.).
  48. Archiv für physische Heilkunde.
  49. Archiv für pathologische Anatomie, XVI.
  50. Untersuchungen ueber den Einfluss des Kochsalzes, des Kaffees und der Muskelbewegungen. München, 1860.
  51. Geschichte der Chemie, II, p. 307 et suiv.
  52. Loc. cit.
  53. Voir Kopp, Geschichte der Chemie, Il, p. 288.
  54. Histoire du Matérialisme, tome Ier, p. 271, et les notes afférentes.
  55. Weihrich, Ansichten der neueren Chemie, p. 44.
  56. Die modernen Theorie der Chemie, zweite Auflage, 1872, §§ 181 et 182.
  57. Grundriss der Thermochemie, Braunschweig, 1869.
  58. Opera ; Amstelodami. 1728, I, p. 10 et suiv.
  59. Voir Dühring, Principien der Mechanik, p. 163.
  60. Natur und Geist, p. 86.
  61. Atomenlehre, zweite Auflage, p. 153.
  62. Mémoire sur a conservation de la force, précédé d’un exposé élémentaire de la transformation des forces naturelles, par H. Helmholtz, traduit par Louis Pérard ; Paris, Victor Masson, 1869. [N. d. t.]
  63. Der Darwinismus und die Naturforschung Newton’s und Cuvier’s Braunschwcig, 1874, t I, p. 421.
  64. Natur der Kometen.
  65. Einige Ideen zur Schöpfungs-und Entwickelungsgeschichte der Organismen ; Leipzig, 1873, p. 88 et suiv.
  66. Die Ansichten der neueren Chemie ; Mainz, 1872, p. 43 et suiv.
  67. Generelle Morphologie, I, p. 198.
  68. Ueber die Erforschun gdes Lebens ; Jena, 1873, p. 22.
  69. Generelle Morphologie, I, p. 198.
  70. Generelle Morphologie, p. 265 et suiv.
  71. Kant’s Teleologie und ihre Erkenntnisstheoretische Bedeutung ; Berlin, 1874.
  72. Voir Sachs, Grudzüge der Pflanzenphysiologie, Leipzig, 1873 ; Hofmeister, Allgemeine Morphologie der Gewächse, Leipzig 1868 ; Pfeffer, Physiologische Untersuchungen, Leipzig, 1873 ; en outre Naturforscher, 1871, n° 49 ; Botanische Zeitschrift, 1871, n° 11 et 12 ; Naturforscher, 1872, n° 4, etc.
  73. Anthropologie, § 1.
  74. G. de Mortillet et Émile Cartailhac, Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, 2e série, t. V, p. 297 et suiv.
  75. L’Homme préhistorique, étudié d’après les monuments retrouvés dans les différentes parties du monde, suivi d’une description comparée des mœurs des sauvages modernes, trad. de l’anglais par Ed. Barbier. 2e éd. fr., Paris, Germer Baillière, 1876. [N. d. t.]
  76. Voir Lubbock, l’Homme préhistorique, trad. fr. par Ed. Barbier.
  77. Voir Lyell, l’Ancienneté de l’homme prouvée par la géologie, trad. française par M. Chaper, 2e éd. Paris, J.-B. Baillière, 1870, p. 200 et suiv. — [En outre Ed. Lartet, Nouvelles recherches sur la coexistence de l’homme et des grands mammifères fossiles réputés caractéristiques de la dernière période géologique (Annales des sciences naturelles, 4e série, t. XV, année 1861, p. 177.) L’Homme fossile en France, Paris, J.-B. Baillière, 1864, p. 190 et 196. — E. Dupont, L’Homme pendant les âges de la pierre, dans les environs de Dinant-sur-Meuse, Bruxelles, 1872. Note d’E. Cartailhac, Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, t. VII, p. 207 [Note du trad.]
  78. Anthropologie, II, E, der Character der Gattung, VII, p. 652 et suiv.
  79. La Sélection naturelle, Essais, par Alfred-Russel Wallace, trad. fr. par Lucien de Candolle. [N. d. t.]
  80. Voir plus haut le chapitre : Le cerveau et l’âme.
  81. A. Heim, in den Mittheilungen der antiquarischen Gesellschaft in Zürich, t. XVIII, p. 125.
  82. Voir Revue des deux mondes, 15 mars 1869, p. 413 et suiv.
  83. Descendenzlehre und Darwinismus, p. 272 et suiv.
  84. Voir Physiologische Psychologie, p. 714 et suiv.
  85. Wundt, ibid., p.829.
  86. Wundt, ibid., p. 825 et suiv.
  87. Widerlegung des Materialismus und der mechanischen Weltanschauung, Berlin, 1873.
  88. Physiologie, vierte Auflage, p. 459.
  89. Populäre Vorträge, zweite H., p. 200.
  90. In der Zeitschrift für exoterische Philosophie, Band VI, H. 3.
  91. Geschichte der Psychologie.
  92. Kritik der Sittenlehre.
  93. Περὶ Ψυχῆς, III, c. 2.
  94. Voy. p. ex., in Melanchthon’s Psychologie, le chapitre De sensibus interioribus.
  95. Philosophischer Versuch über die menschliche Natur, 1777, I p. 45.
  96. Kant’s Theorie der Erfahrung, X, p. 146 et suiv.
  97. Ueber den psychologischen Ursprung der Raumvorstellung, I. Capitel, Leipzig, 1873.
  98. Psychologie vom empirischen Standpunkte, I, Leipzig, 1871.
  99. Comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris, 2 août 1869.
  100. Archiv für microskopische Anatomie, VII, Heft 3 ; cité dans Naturforscher, IV, n° 26.
  101. Hensen, Studien über das Gehörorgan der Decapoden, Leipzig, 1863, citirt bei Helmholtz, Lehre von den Tonenempfindungen, p. 234 et suiv.
  102. D’après F. H. Schultze, in Müller’s Archiv : 1861, p. 759.
  103. Physiologische Psychologie, p. 342, note 1.
  104. Medicinische Psychologie, §§ 409 et 410.
  105. Psychologie vom empirischen Standpunkte, p. 138 et suiv.
  106. Ueber den psychologischen Ursprung der Raumvorstellung, Leipzig, 1873.
  107. Note de la page 190.
  108. Grundriss der Geschichte der Philosophie, III, § 27.
  109. Voy. au § 44 in der 4. Auflage der Logik, herausgegeben von J. B. Meyer, p. 85, note.
  110. Logik, p. 217, Leipzig, 1871.
  111. Dühring, Principien der Mechanik, p. 488 et suiv.
  112. Natürliche Dialektik et surtout la remarquable dissertation De tempore spatio, causalitate atque de analysis infinitesimalis logica, Berolini, 1861.
  113. Natürliche Dialektik, p. 162 et 163.
  114. Voy. en particulier son article dans les Philosophische Monatshefte VII, Band 2. Hälfte, 8. H. p. 337 et suiv. : Ueber die Phänomenalität des Raumes.
  115. Psychologie, I, p. 144.
  116. Voy. entre autres traductions françaises celle de Mme  de Condorcet, intitulée : Théorie des sentiments moraux, précédée d’une introduction par H. Baudrillart. Paris, Guillaumin. [Note du trad.]
  117. History of civilization, c. xx, [traduite en français par A. Baillot, Paris, 1865, librairie internationale A. Lacroix, Verbœckhoven. [N. d. t.]
  118. Französischen Ausfuhrprämien, p. 5.
  119. Théorie morale, IIe part., sect. 2, chap. II.
  120. National Œkonomie, I, 2, 9.
  121. Three essays on religion, London, 1874 ; tr. fr. par Cazelles, sous le titre : Essais sur la religion, Paris, Germer-Baillière. [N. d. t.]
  122. Im 28. Band der Preussischen Jahrbücher.