Histoire du matérialisme/Tome II/Partie III/Chapitre 2

Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 2p. 343-395).


CHAPITRE II

Le cerveau et l’âme.


Les difficultés du sujet n’ont apparu plus distinctement qu’avec le progrès des sciences. Conséquences nuisibles de la psychologie universitaire. — La phrénologie. — Les mouvements réflexes comme éléments fondamentaux de l’activité psychique. Les expériences de Pflüger. — Malentendus divers et interprétations défectueuses d’expériences physiologiques. — Le cerveau ne produit aucune abstraction psychologique. — Théories défectueuses de Carus et de Huschke. — Les idées psychologiques des universités doivent avant tout être éliminées. — Persistance du préjugé de la localisation des facultés intellectuelles. — Recherches de Meynert relatives au cerveau. — Importance psychologique des voies motrices. — Homogénéité des phénomènes d’excitation dans tous les nerfs. — Expériences de Hitzig, Nothnagel et Ferrier. Leur signification. — Assertions de Wundt sur les phénomènes élémentaires physiologiques par rapport aux fonctions psychiques. — Démonstration de la loi de la conservation de la force par les fonctions du cerveau. — La valeur intellectuelle du contenu de la sensation.


Nous touchons ici au vieux thème favori du matérialisme, avec lequel on ne joue plus sans doute aussi aisément aujourd’hui qu’au siècle dernier. La première ivresse des grandes découvertes physiques et mathématiques est passée. De même que le monde, après une énigme déchirée, en présentait toujours une nouvelle et semblait s’agrandir, se dilatera vue d’œil, la vie organique révéla aussi des abîmes de connexions inconnues qu’à peine on avait entrevues auparavant. L’époque, qui pouvait croire très-sérieusement qu’avec les chefs-d’œuvre mécaniques d’un Droz et d’un Vaucanson (2) on était parvenu à découvrir la trace des secrets de la vie, était à peine en état d’apprécier les difficultés qui, à mesure que l’on avançait, s’accumulaient devant l’explication mécanique des phénomènes psychiques. On pouvait encore alors exposer comme hypothèse scientifique la conception naïvement enfantine que, dans le cerveau, chaque idée avait sa fibre déterminée et que les vibrations de ces fibres constituaient la conscience.

Les adversaires du matérialisme montrèrent, il est vrai, qu’entre la conscience et un mouvement extérieur se trouvait un abîme à combler ; mais le sentiment naturel ne se préoccupait pas de cet abîme, attendu qu’on s’aperçoit bientôt qu’il est inévitable. Sous une forme quelconque revient toujours l’opposition entre le sujet et l’objet ; seulement, dans les autres systèmes, il est plus facile avec une phrase de franchir la difficulté.

Si, au XVIIIe siècle, à la place de cette objection métaphysique, on eût fait toutes les expériences physiques dont nous disposons aujourd’hui, on aurait peut-être combattu le matérialisme avec ses propres armes. Peut-être aussi que non ; car les mêmes faits, qui détruisent les conceptions d’alors sur l’essence de l’activité du cerveau, frappent peut-être avec autant de force sur les idées chères à la métaphysique. Car il paraît presque impossible de poser relativement au cerveau et à l’âme une thèse quelconque qui ne soit réfutée par les faits. Sont naturellement exceptées quelques vagues généralités, comme le cerveau est l’organe le plus important pour l’activité de l’âme. Sont aussi exceptées les thèses relatives à la connexion de certaines parties du cerveau avec l’activité de nerfs déterminés. La stérilité des études faites jusqu’ici sur le cerveau ne repose toutefois qu’en partie sur la difficulté de la matière. La cause principale paraît être le manque total d’une hypothèse utilisable d’une manière quelconque, ou d’une idée telle quelle sur la nature de l’activité du cerveau. C’est ainsi que même des hommes instruits retombent toujours, comme par désespoir, dans les théories, depuis longtemps réfutées par les faits, d’une localisation de l’activité du cerveau, suivant les différentes fonctions de l’intelligence et du cœur. Nous nous sommes prononcé à plusieurs reprises contre le préjugé qui regarde le simple maintien de conceptions surannées comme une entrave aussi forte à la science qu’on l’admet ordinairement ; mais ici l’on dirait en venté que le fantôme de l’âme, apparaissant sur les ruines de la scolastique, embrouille constamment toutela question. Nous pourrions aisément prouver que ce fantôme, s’il nous est permis de désigner ainsi les derniers échos des vieilles doctrines de la psychologie scolastique, joue encore un grand rôle chez les hommes, qui s’en croient complètement débarrassés, chez nos chefs du matérialisme ; bien plus, toute leur conception de l’activité du cerveau est entièrement dominée par les idées vulgaires que l’on avait jadis sur les facultés imaginaires de l’âme. Nous croyons pourtant que ces idées, s’il surgit seulement une conception positive et raisonnable de ce que l’on doit réettement attendre des fonctions du cerveau, disparaîtront avec une rapidité égale à la ténacité avec laquelle elles se maintiennent, présentement.

Nous ne pouvons nous empêcher ici de parler, avant tout, de la forme la plus grossière de ces théories de localisation, savoir de la phrénologie. Elle est non-seulement un point nécessaire pour nos considérations historiques, mais en même temps, à cause de ses développements clairs et précis, une occasion favorable pour élucider les principes critiques qui acquerront dans la suite une large application.

Lorsque Gall posa sa théorie de la composition du cerveau, formé d’une série d’organes distincts pour des facultés de l’âme distinctes, il partit de l’idée parfaitement juste que les facultés primitives de l’âme ordinairement admises, telles que l’attention, le jugement, la volonté, la mémoire, etc., sont de simples abstractions, qu’elles classent différents modes d’activité du cerveau, sans d’ailleurs avoir l’importance élémentaire qu’on leur attribue. À la suite des observations les plus diverses, il admit une série d’organes élémentaires du cerveau, dont le développement prépondérant devait donner à l’individu certaines qualités durables et dont l’activité totale devait déterminer tout le caractère de l’homme. Voici comment Gall faisait ses découvertes et établissait ses preuves il cherchait quelques exemples tout à fait remarquables de particularités déterminées, telles qu’elles se rencontrent souvent chez les criminels, les aliénés, les hommes de génie ou les originaux excentriques. Il cherchait sur le crâne de chacun de ces individus une protubérance particulière. Quand il la trouvait, il regardait l’organe comme provisoirement découvert, puis il faisait appel à l’« expérience », à l’anatomie comparée, à la psychologie animale et à d’autres sources pour confirmer sa découverte. Maints organes furent aussi simplement constatés d’après des observations faites dans le monde animal et étudiés ensuite chez l’homme. Quant à une méthode scientifique plus rigoureuse, il n’y en a pas la moindre trace chez Gall, circonstance qui ne fut pas défavorable à la propagation de son système. Pour des recherches de ce genre, chacun a du talent et de l’habileté ; les résultats en sont presque toujours intéressants, et l’« expérience » confirme régulièrement les doctrines fondées sur ces théories. C’est la même expérience qui confirmait aussi l’astrologie, la même qui confirme encore aujourd’hui l’efficacité et la réussite de la plupart des recettes médicales (sans compter les homœapathiques !), et qui met si bien en relief tous les jours par des miracles surprenants l’assistance visible des saints et des dieux. La phrénologie n’est donc pas en mauvaise compagnie elle n’est pas un retour grossier à un état fabuleux d’imagination maladive ; elle est un fruit du terrain où germent en commun les prétendues connaissances qui forment encore aujourd’hui la grande masse du savoir dont se glorifient d’ordinaire les jurisconsultes, les médecins, les théologiens et les philosophes. Toutefois le terrain où elle s’élève est mal choisi, en ce qu’il admet très-bien l’emploi de toutes les précautions des sciences exactes, et que néanmoins il continue à être cultivé sans que l’on tienne le moindre compte des exigences de la méthode scientifique ; c’est encore un point qu’elle a de commun avec l’homœopathie.

Les phrénologues actuels défendent habituellement leurs opinions en attaquant avec violence les objections, trop souvent lancées à la légère contre leur prétendue science, personne ne voulant étudier sérieusement la question. Par contre, on cherchera vainement un essai quelconque de démonstration positive dans les derniers écrits relatifs à la phrénologie. Gall et Spurzheim produisaient leurs théories à une époque ou les méthodes pour l’étude des questions de ce genre n’étaient pas encore complètement développées, tandis que les phrénologues de nos jours s’agitent dans une polémique stérile, sans tenir le moindre compte des énormes progrès de la science. Encore aujourd’hui est valable ce que Jean Müller disait dans sa Physiologie : « En ce qui concerne le principe, il n’y a en général et a priori pas d’objection à faire contre sa possibilité ; mais l’expérience nous apprend que cette organologie de Gall manque totalement d’une base expérimentale, et l’histoire des lésions de la tête parle même contre l’existence de régions particulières du cerveau pour des activités intellectuelles différentes » (21).

Donnons quelques exemples pour mieux nous faire comprendre. Castle cite, dans sa Phrénologie (22), d’après Spurzheim, plusieurs cas où des individus perdirent une quantité considérable de cervelle, sans qu’il en résultât, assure-t-on, de trouble dans leurs facultés intellectuelles. Il se plaint de ce que, dans tous ces cas, la partie lésée n’est pas nettement indiquée. Si les lésions mentionnées avaient été faites à l’occiput, un phrénologue lui-même pourrait avouer, sans la moindre difficulté, que la faculté de penser pouvait rester intacte ». Ici déjà le point de vue apologétique est incontestable. On penserait, la possibilité contraire étant non moins plausible, que le phrénologue aurait dû chercher à se procurer des cas semblables on s’attendrait tout d’abord à ce que, dans un cas observé par lui-même, il se fût efforcé de déterminer avec précision les parties lésées du cerveau et la gravité de la lésion, et à ce qu’il eût observé en suite et constaté avec le plus grand soin et la plus grande sagacité les activités intellectuelles du blessé comme une véritable instantia prœrogativa. Au lieu de cela, Castle pousse la bonhomie jusqu’à nous régaler du récit suivant :

« J’ai eu moi-même l’occasion d’étudier un cas semblable. Un Américain avait reçu dans l’occiput une certaine quantité de grains de plomb, ce qui lui avait fait perdre une partie de la boîte osseuse et de plus, selon son expression, plusieurs cuillerées de cervelle (several spoons full of brain). On disait que ses facultés intellectuelles n’en avaient pas souffert. Il prétendait que le seul malaise qu’il ressentait provenait des nerfs. Sa profession le forçait de parler très-souvent en public mais il avait perdu l’énergie et la fermeté qui le caractérisaient auparavant. On fit valoir ce fait contre les phrénologues (argument tout aussi fort que les autres de la même espèce), et cependant il est aisé de voir que ce fait concorde pleinement avec les principes de la phrénologie. La partie lésée du cerceau n’était pas le siège des facultés intellectuelles, mais celui de l’énergie animale, qui fut par conséquent seule à en souffrir. »

Voilà qui suffit en réalité. Pas un mot sur les organes lésés, sur l’étendue de la blessure ou de la cicatrice ! Vu le grand rôle que la « dualité » des organes du cerveau joue dans l’apologie de théories insoutenables, il aurait du moins fallu indiquer si la lésion de l’ « occiput », laquelle enleva « une portion de la boîte osseuse » et « quelques cuillerées de cervelle » avait atteint un endroit, tel que l’on pût s’attendre à la conservation d’une moitié des organes. Si le coup eût atteint le milieu de l’occiput à un faible degré, il aurait pu facilement détruire l’organe de l’« amour paternel ». Que s’était-il passé ? Qu’était devenu (de penchant pour l’unité et la vie sédentaire » ? Qu’était devenu « l’attachement » ? Rien de tout cela ! Et cependant tous ces organes ont leur siége à l’occiput et le cas de leur destruction partielle aurait été d’une valeur inappréciable pour un homme à tendances scientifiques, si toutefois un pareil homme pouvait être phrénologue. L’« énergie animale » avait souffert. Cette expression pourrait la rigueur s’appliquer au « penchant guerrier », situé à la partie latérale de l’occiput ; malheureusement on doit conjecturer que, si le coup avait atteint justement ce prétendu organe, Castle aurait a peine évité de nous en faire part. Cet homme n’avait-il pas en effet « perdu l’énergie et la fermeté qui le caractérisaient antérieurement » ?

Il ne faut donc pas non plus s’étonner si les phrénologues continuent à regarder gaiement le cervelet comme l’organe du penchant sexuel, bien que Combette ait remarqué, en 1831, ce penchant fortement prononcé chez un individu qui manquait complètement de cervelet ; bien que Flourens ait vu le penchant sexuel persister citez un coq auquel il avait enlevé une grande partie du cervelet et qu’il avait ensuite gardé vivant pendant huit mois ! (23)

Les lobes antérieurs du cerveau se composent de nombre d’organes si importants que la destruction d’une partie de ces lobes dans les lésions graves de cette région du cerveau devrait toujours se faire sentir, d’autant plus qu’il s’agit ici d’intelligence, de talent, etc., dont la disparition est plus facile à constater que la modification d’un trait du caractère. Mais, malgré le grand nombre de lésions du cerveau, il la partie antérieure de la tête, soumis à un examen scientifique rigoureux, on n’a encore jamais rien trouvé qui, sans la plus grande violence, se prêtât à cette interprétation. Naturellement on se tire d’embarras à l’aide de la dualité des organes ; mais d’où vient que la réduction de moitié d’un organe ne change pas notablement le caractère, alors qu’une dépression ou un renflement modéré du crâne suffirait pour expliquer les contrastes les plus surprenants de toute la vie intellectuelle ? N’affaiblissons pas toutefois la critique avec un exposé auquel on peut du moins opposer une hypothèse. Il y a en effet des cas où les deux lobes antérieurs du cerveau étaient fort malades et même détruits en grande partie sans que l’on remarquât la moindre perturbation apportée à l’intelligence. Longet cite deux cas semblables dans son Anatomie et physiologie du système nerveux où les observations ont été très-bien faites. Or un seul cas de ce genre suffit pour renverser tout le système de la phrénologie (24).

Et ce n’est pas seulement le système de la phrénologie qui a été renversé ; car bien des anatomistes, partant d’un point de vue moins restreint, ont partagé l’opinion de ceux qui font résider l’intelligence dans les deux lobes antérieurs du cerveau, et cependant il n’y a rien de vrai même dans la localisation plus générale par groupes plus étendus de facultés intellectuelles. On a examiné des séries de crânes d’hommes remarquables, choisis au hasard, et on leur a trouvé le plus souvent, pas toujours, un front haut et large. Toutefois on a oublié que, même si deux gros lobes antérieurs coïncidaient ordinairement avec une grande intelligence, rien ne prouverait encore l’activité localisée de ces parties du cerveau. Car, tandis que tous les faits observés jusqu’ici portent à croire que les différentes parties du cerveau ont, au fond, la même destination, il se pourrait très-bien néanmoins qu’une organisation particulièrement favorable de l’ensemble fût aussi en connexion avec une forme particulière du cerveau.

Parmi les reproches qu’une partie de nos phrénologues repousse énergiquement, se trouve aussi la remarque que la phrénologie conduit nécessairement au matérialisme. Cela n’est pas plus vrai que ne le sont d’ordinaire les thèses générales de ce genre ; c’est au contraire une fausseté évidente. Si la phrénologie avait une base scientifique, elle se laisserait non-seulement très-bien enter sur le système de Kant, mais encore concilier avec les conceptions surannées d’après lesquelles le cerveau est à « l’âme » à peu près ce qu’un instrument plus ou moins parfait est au musicien qui en joue. Remarquons toutefois que nos matérialistes, et dans le nombre, il y a des hommes de la part de qui on ne s’y attendait guère, ses ont prononcés, d’une manière étonnamment favorable, pour la phrénologie. Tels sont B. Cotta et particulièrement Vogt ; ce dernier, dans ses Tableaux de la vie animale, a écrit avec une précipitation caractéristique : « La phrénologie serait donc vraie jusquedans’ses moindres applications ? Chaque modification de fonction serait précédée ou plutôt accompagnée d’une modification matérielle de l’organe ? — Je ne puis dire que : oui, c’est ainsi, c’est réellement ainsi. »

Le motif de cette sympathie se devine aisément. En effet, la thèse générale, que la pensée est une activité du cerveau, peut, dans cette généralité, devenir très-vraisemblable, sans êtrepour cela très-efficace. C’est seulement lorsque l’on aura réussi à poursuivre plus spécialement cette activité, à la décomposer d’une manière quelconque en éléments et à démontrer, même dans ces éléments, la concordance du physique et de l’intellectuel ; c’est alors seulement que l’on admettra généralement cette conception et qu’on lui attribuera une grande valeur dans la formation de la théorie complète de l’univers. Si finalement on peut, avec cette connaissance, construire le caractère de l’homme, comme l’astronomie précise à l’avance la position des astres, d’après les lois de leurs mouvements, l’esprit humain ne pourra plus résister à un système qui produit des fruits semblables. Nos matérialistes sans doute ne sont pas rêveurs au point de croire la phrénologie actuelle en état de rendre de pareils services Vogt s’est exprimé bien des fois, dans d’autres écrits, d’une façon non équivoque, sur le caractère anti-scientifique de cette doctrine ; Büchner, il est vrai, traite la phrénologie avec de grands ménagements, ce qui ne l’empêche pas d’avouer qu’elle a contre elle les « scrupules scientifiques les mieux fondés ». Quant aux malheureuses « idées innées », elles sont poursuivies jusque dans l’asile d’une phrénologie simplement possible. Pour détruire une catégorie d’idées innées, qui est complètement étrangère à la philosophie moderne, et qui n’a cours que dans les écrits et discours populaires et édifiants, Büchner croit devoir combattre même les conclusions que l’on a tirées de la phrénologie en faveur des idées innées. La chaleur du combat l’empêche de voir que des idées innées qui résultent, avec nécessité, de la structure et de la composition du cerveau, concordent parfaitement avec le matérialisme le plus logique : bref, qu’une pareille hypothèse va en tout cas plus loin et s’accorderait plus complètement avec ses autres thèses que le point de vue de la tabula rasa de Locke auquel il s’arrête lui-même. Mais de même qu’aucun philosophe moderne, ayant quelque renom, n’admet des idées qui se développent sans aucune influence du monde extérieur ou résident déjà toutes faites dans la conscience du fœtus, de même aucun phrénologue n’oserait admettre que le sens musical puisse se manifester en l’absence des sons, le sens des couleurs en l’absence des couleurs. La lutte n’existe qu’entre l’opinion exclusive de Locke, qui domina à un degré incompréhensible le XVIIIe siècle et d’après laquelle toutes nos idées viennent des sens, et l’autre opinion d’âpres laquelle le cerveau ou l’âme apportent avec eux certaines formes qui déterminent à l’avance la transformation des impressions des sens en représentations et en intuitions. Peut-être s’est-on parfois trop représenté ces formes comme des matrices, dans lesquelles on verse le métal à convertir en caractères d’imprimerie ou comme des vases d’argile, remplis par les impressions des sens comme par de l’eau de source. On a beau ensuite briser les parois, il n’en reste pas moins vrai qu’il y a là des conditions qui exercent sur la formation des idées une influence très-essentielle. Pour résister à une pareille influence en considération d’une phrénologie simplement possible, Büchner suppose que les relations des organes phrénologiques avec les impressions extérieures peuvent aussi être inverses, vu « qu’à l’époque où le cerveau est en voie de croissance et de formation, les impressions extérieures continuées et répétées, ainsi que l’activité psychique déployée dans une certaine direction, fortifient aussi matériellement l’organe phrénologique en question, — absolument comme l’exercice fortifie un muscle. » — « Soit, dira Ie phrénologue, mais les muscles sont pourtant innés ; ils sont pourtant différents dès la naissance et l’on ne peut guère nier qu’à conditions égales un enfant à muscles vigoureux exercera mieux ses muscles qu’un enfantà muscles faibles. Nie le cerveau inné et tu auras nié en même temps les tendances innées de l’activité de l’esprit ! » Cependant Büchner n’y entend pas malice. Il s’écrie : « La nature ne connaît ni intentions ni but, ni conditions quelconques, spirituelles ou matérielles, qui lui soient imposées du dehors ou d’en haut ! » Eh bien, s’il n’y a pas autre chose, si les conditions de la formation de nos idées sortant de l’intérieur et provenant de la nature elle-même sont admises, à quoi bon ensuite ce tapage ?

Nous voici ramenés directement au point central de toute notre polémique matérialiste. Pourquoi tout ce tapage ? Peut-être pour résister à l’hypocrite suffisance’de la haute science d’aujourd’hui. Jamais l’abîme entre les idées de la classe privilégiée et celles des masses ne fut plus profond qu’il l’est à présent, et jamais cette classe privilégiée n’a conclu sa paix particulière et égoïste aussi complètement avec la déraison de l’état de choses actuel. Seuls les temps qui précédèrent la ruine de la culture ancienne offrent un phénomène semblable mais ils n’avaient rien de cette démocratie du matérialisme qui de nos jours, plus ou moins consciente, se révolte contre cette philosophie aristocratique. Au point de vue de cette dernière, il est aisé de réfuter le matérialisme en théorie ; mais il est malaisé de l’éliminer. Dans la discussion pratique, le matérialisme brise en se jouant toutes les subtilités ésotériques, après avoir broyé les grossières conceptions exotériques, avec lesquelles cette philosophie a conclu une alliance si trompeuse. « Mais nous n’avons jamais pensé à pareille chose » s’écrie la science épouvantée ; elle reçoit pour seule réponse : « Parle clairement et de façon à être comprise de tous, ou bien meurs ! » C’est ainsi qu’après que l’on a fait la critique logique du matérialisme on voit s’élever à une hauteur immense son importance historique ; aussi ne peut-il être complètement apprécié que dans un examen historique.

Admettons maintenant, nous aussi, un instant, comme Büchner, qu’il existe une phrénologie, et, nous référant à cet exemple, soumettons la théorie tout entière de la localisation des fonctions intellectuelles à une critique dans laquelle nous laisserons de côté provisoirement les faits contraires présentés par l’anatomie pathologique. Pour plus de commodité, prenons la théorie telle qu’elle a été exposée par Spurzheim, Combe et autres, telle aussi qu’elle est assez généralement répandue en Allemagne. Nous obtiendrons de la sorte à peu près le tableau suivant des phénomènes de la pensée concrète.

Chaque organe agit pour soi, à sa manière, et cependant l’activité de tous concourt à produire un effet d’ensemble. Chaque organe pense, sent et veut pour soi ; la pensée, le sentiment, la volonté de l’homme sont les résultats de la somme de ces activités. Il y a dans chaque organe divers degrés d’activité intellectuelle. La sensation s’élève et se transforme d’abord en idée, finalement en imagination, suivant que l’excitation pensante de l’organe est plus faible ou plus forte ; l’émotion peut devenir enthousiasme ; l’inclination, désir et enfin passion. Ces activités n’ont rapport qu’à la matière qui, dans chaque organe, est conforme à sa nature. « Chaque organe intellectuel, dit un de nos phrénologues les plus spirituels, parle sa langue spéciale et ne comprend que cette langue spéciale ; la conscience parle quand il est question du juste et de l’injuste ; la bienveillance, quand il faut souffrir ou se réjouir avec autrui, etc. » — Par leur connexion avec l’ensemble, les organes donnent naissance aux phénomènes plus généraux tels que l’« intellect », résultat de l’activité réunie des trente-six facultés mentales ; mais ils concourent aussi à des activités déterminées et discrètes de l’homme, soit en résistant, soit en s’entr’aidant, en se modifiant, etc., comme fait un groupe de muscles, lors du mouvement d’un membre.

On voit au premier coup d’œil que toute cette théorie se meut à travers les abstractions les plus fantastiques. Gall voulut mettre à la place de nos facultés mentales ordinaires des bases naturelles et concrètes de psychologie. Il y réussit en apparence, grâce à l’hypothèse de ses prétendus organes mais, dès qu’il faut faire agir ces organes, on voit recommencer l’antique fantasmagorie. Il est vrai que Gall lui-même s’est peu occupé de fournir sur ce point des explications, et, aujourd’hui encore, c’est à peine si la plupart de ses disciples comprennent qu’il faut pouvoir se rendre compte du fonctionnement de ces organes, si l’on veut aboutir à des démonstrations quelconques. La phrénologie pourrait même être effectivement vraie, en tant qu’il s’agit de la corrélation de la structure du crâne avec les facultés intellectuelles, sans que par là nous eussions le moindre éclaircissement sur le mode d’après lequel le cerveau fonctionne. Si le cerveau, et avec lui le crâne, se voûte notablement au sommet de la partie antérieure de la tête chez les personnes bienveillantes, il ne s’ensuit nullement que les circonvolutions situées dans cette région soient exclusivement occupées à se condouloir et à se conjouir.

Qu’est-ce donc, à proprement dire, que la compassion ? Lorsque j’entends un enfant, dans la rue, pousser des cris lamentables, j’éprouve, outre le choc des ondes sonores, encore une série de sensations, surtout dans les muscles des organes respiratoires ; aussi les anciens logeaient-ils l’âme dans la poitrine. Dans cette circonstance, l’un peut sentir son cœur battre avec plus de rapidité ; l’autre, éprouver un sentiment particulier dans la région stomacale ; un troisième, ressentir une émotion qui le force à crier avec l’enfant. En même temps se produit l’idée de porter secours. Une légère innervation de certains muscles a lieu ; il me semble que je dois me retourner, me diriger vers l’enfant, lui demander ce qu’il a. L’association des idées me représente mes propres enfants ayant besoin d’être secourus ; je vois en imagination les parents de l’enfant, qui pourraient le consoler, mais qui ne sont pas là ; je pense à la cause des cris peut-être l’enfant est-il égaré ; peut-être a-t-il faim, froid, etc. Enfin, avec ou sans idée arrêtée, je vole au secours de l’enfant qui crie. — J’ai été compatissant ; je me suis peut-être rendu ridicule par une pitié inutile ; peut-être aussi suis-je survenu à temps. En tout cas, j’étais organisé de telle façon que les symptômes décrits plus hauts se manifestent chez moi plus aisément et plus vite que chez d’autres de même qu’après avoir prisé du tabac, telle personne éternuera plus tôt que telle autre. Le jugement moral nomme la première qualité bonne, la dernière indifférente, mais physiquement les deux faits ont de l’afmiité ; c’est ainsi qu’une ligne d’une symphonie de Beethoven se compose de tons successifs tout aussi bien qu’un air joué par un ménétrier de kermesse. — Qu’est-ce donc maintenant que la compassion ? Le son des cris de l’enfant fut-il dirigé vers l’organe de la bienveillance, lequel seul comprit ce langage ? Est-ce seulement dans cet organe que naquirent la sensation, l’émotion, l’impulsion, puis enfin la volonté et la réflexion ? Le désir de porter secours fut-il ramené de cet organe au foyer central du mouvement, dans la moelle allongée qui, pour ce cas, se mit à la disposition de l’organe de la bienveillance ? En expliquant ainsi le fait, on recule tout simplement la difficulté. On se figure l’activité du cerveau comme analogue à celle de tout un homme ; on a l’anthropomorphisme le plus vide d’idées, appliqué à telle ou telle partie du corps humain. Il faut que tout se réunisse dans l’organe de la bienveillance la pensée, le sentiment, la volonté, l’ouïe et la vue. Si je renonce à cet anthropomorphisme, qui ne fait que reculer l’explication, rien ne peut être plus vraisemblable pour moi que d’admettre que, dans le phénomène en question, mon cerveau tout entier a dû fonctionner, bien qu’à des degrés différents d’activité.

Ici le phrénologue se jette sur moi et me reproche de ne pas du tout connaître sa science. Lui aussi admet l’activité du cerveau tout entier ou du moins de groupes considérables de ses organes ; seulement, dans ce cas, la bienveillance prend le commandement. Quel était l’objet de la pitié ? Un enfant ? — Ainsi l’ « amour paternel ou maternel » est en jeu Comment aider l’enfant ? Dois-je lui montrer son chemin ? — Voilà le « sens de la topographies qui paraît. L’« espérance », la « loyauté » paraissent aussi ; la « faculté de poser des conclusions » participe semblablement au fait. Mais ces organes pensent, sentent, veulent chacun pour soi ; chacun d’eux entend le cri de l’enfant ; chacun voit l’enfant ; chacun se représente dans son imagination les causes et les conséquences ; car chacun de ces organes à son imagination. La seule différence, c’est que la bienveillance donne le ton principal avec la pensée : « Ici quelqu’un souffre ; ici il faut porter secours ! » « Infailliblement », dit la loyauté ; « aider ses semblables est un devoir, et il faut que l’on remplisse inviolablement ses devoirs ». « Il sera bien facile de consoler l’enfant », dit l’espérance. Ici l’opposition s’agite dans l’occiput. Seulement pas d’étourderie », s’écrie la vanité, et la prudence fait observer que la vanité, sa voisine, pourrait bien avoir raison ; la chose mérite réflexion. Le « sentiment musical » fait valoir là-dessus quelques raisons égoïstes en faveur du secours ; enfin le « penchant de l’activité » propose de clore le débat et de voter. Nous voyons réunis en parlement de petits hommes dont chacun, comme cela arrive aussi dans de véritables parlements, ne possède qu’une idée, qu’il cherche continuellement à faire valoir.

Au lieu d’une âme, la phrénologie nous en donne près de quarante, chacune aussi énigmatique en soi que la vie de l’âme au reste nous apparaît d’ordinaire en son entier. Au lieu de la décomposer en éléments réels, elle la décompose en êtres personnels de caractères différents. L’homme, l’animal, les machines les plus compliquées nous sont les plus familiers ; on oublie qu’il y a là une explications donner ; ou l’on ne comprend bien la chose que lorsqu’on peut se représenter partout de petits hommes, qui sont les véritables agents de l’activité entière, « Monsieur le pasteur, il y a pourtant un cheval là dedans ! » s’écrièrent les paysans de X…, après que leur chef spirituel eut passé des heures à leur expliquer la structure d’une locomotive. Avec un cheval dans la machine, tout est clair, lors même que le cheval serait d’une nature un peu étrange. Quant au cheval, on n’a plus besoin de l’expliquer.

La phrénologie prend son élan pour franchir le point de vue du fantôme de l’âme, mais elle n’obtient d’autre résultat que de peupler de fantômes le crâne tout entier. Elle retombe au point de vue naïf, qui ne peut jamais se rassurer, à moins que dans l’ingénieuse machine de notre corps’ne réside un machiniste, qui dirige tout ; un virtuose, qui joue de cet instrument. Un homme qui, pendant toute sa vie, a regardé avec étonnement une locomotive sans en avoir une idée, pourrait bien croire que dans le cylindre doit être cachée une petite machine à vapeur, qui fait monter et descendre le piston.

Était-ce bien la peine de parler ainsi au long de cette phrénologie si anti-scientifique, pour ne rien gagner, si ce n’est un nouvel exemple de cette « irrésistible tendance à la personnification », tendance connue depuis fort longtemps et qui nous a fourni toute cette troupe de facultés intellectuelles actives ? Encore que quelques représentants du matérialisme se soient rapprochés de cette théorie plus qu’ils n’auraient dû le faire, elle n’a exercé qu’une médiocre influence sur l’entier développement de la physiologie moderne des nerfs.

C’est bien ! mais le mal principal, qui jusqu’ici a empêché d’élucider les rapports du cerveau avec les fonctions psychiques, nous paraît se trouver simplement dans la cause qui a aussi fait échouer la phrénologie, dans la personnification d’idées abstraites mises à la place de la simple compréhension du réel, autant du moins qu’il peut être saisi. Quelle voie nous conduit au cerveau ? Les nerfs ! En eux nous avons, pour ainsi dire, développée devant nous une partie de ces masses compliquées. Nous pouvons expérimenter sur les nerfs, car nous pouvons les prendre et les étudier un à un avec succès. Nous y trouvons des directions, des courants électriques, des influences sur la contraction des muscles, sur la sécrétion des glandes ; nous constatons des réactions sur les organes du centre. Nous rencontrons le phénomène spécial des mouvements réflexes, qui déjà, plus d’une fois, avec une évolution, riche en promesses, vers le mieux, a été regardé comme l’élément fondamental de toute activité psychique (25). Mais combien la personnification est ici un obstacle ou plutôt avec quelle difficulté surgit du milieu des idées habituelles la pensée exacte, qui consiste à déduire le personnel de l’impersonnel, voilà ce qu’établit, comme l’exemple le plus remarquable, l’histoire des expériences de Pflüger sur l’importance psychique des centres de la moelle épinière. Pflüger montre avec beaucoup de sagacité et un grand talent d’expérimentation que des grenouilles et d’autres animaux décapités, même des queues de lézard séparées du corps, continuent à faire longtemps des mouvements auxquels nous ne pouvons refuser le caractère de la finalité. Voici le cas le plus intéressant une grenouille décapitée reçoit une goutte d’acide sur le dos ; elle essuie la goutte avec la patte dont elle peut le mieux se servir à cet effet. On lui coupe alors cette patte ; elle essaye avec le moignon et, après plusieurs tentatives inutiles, elle finit par prendre la patte opposée et exécute avec elle le mouvement. Ce n’est plus là un simple mouvement réflexe ; la grenouille paraît délibérer. Elle conclut qu’avec une patte elle ne peut plus atteindre son but ; aussi essaye-t-elle d’y arriver avec l’autre. Il semble démontré qu’il y a des âmes de la moelle épinière et des âmes de la queue ; car une âme seule peut penser. Encore que ce soit une âme matérielle, là n’est pas la question ; la grenouille tout entière est donc représentée dans sa moelle épinière. En cet organe elle pense et elle se décide, comme peuvent le faire les grenouilles. — Un adversaire scientifique prend alors une malheureuse grenouille, la décapite et la fait cuire lentement. Pour que l’expérience soit complète, il faut faire cuire en même temps une autre grenouille non décapitée, et qu’une troisième grenouille, celle-ci décapitée, soit placée près du vase, afin d’obtenir une comparaison exacte. Or il arrive maintenant que la grenouille décapitée se laisse cuire sans résister à son malheur comme son compagnon d’infortune plus complet. Conclusion : il n’y a pas d’âme de la moelle épinière car, s’il y en avait une, elle aurait dû s’apercevoir du danger résultant de la chaleur croissante et penser à s’enfuir ! (26).

Les deux conclusions sont également logiques ; cependant l’expérience de Pflüger est plus importante, plus fondamentale. Que l’on élimine la personnification ; que l’on renonce à chercher partout dans les membres de la grenouille des grenouilles qui pensent, sentent et agissent ; que l’on cherche au contraire à expliquer le fait par d’autres faits plus simples, c’est-à-dire par des mouvements réflexes, non par l’ensemble, par l’âme inexpliquée. Alors on arrivera aisément à constater qu’il existe dans ces enchaînements déjà si compliqués de sensation et de mouvement un commencement d’explication des activités psychiques les plus compliquées. Telle serait la voie à suivre.

Où est l’empêchement ? Est-ce le manque d’esprit d’invention ou de dextérité pour les expériences les plus difficiles ? Assurément non. Mais on ne veut pas comprendre que, pour expliquer la vie de l’âme, il faut revenir à des faits isolés qui constituent une partie nécessaire du mécanisme, mais diffèrent totalement de l’action d’un organisme complet.

Or le mouvement réflexe s’opère sans conscience ; ainsi l’activité même la plus compliquée en ce genre ne peut expliquer la conscience

Autre objection provenant du préjugé le plus grossier. Pour prouver que la conscience n’existe que dans le cerveau, Moleschott cite l’observation célèbre de Jobert de Lamballe : une jeune fille blessée dans la partie supérieure de la moelle épinière eut encore conscience de son état pendant une demi-heure, bien qu’à l’exception de la tête tout son corps fût paralysé. « Ainsi toute la moelle épinière peut être rendue inerte, sans que la conscience en souffre. » Soit ; mais, en concluant de ce fait que des animaux décapités n’ont aucun sentiment et aucune conscience, Moleschott oublie que la tête, séparée de la moelle épinière, pouvait nous faire connaître sa conscience d’une manière intelligible pour l’homme, mais non le tronc. Nous ne pouvons absolument pas savoir ce qui peut rester ou non de sentiment et de conscience dans les centres de la moelle épinière séparés de la tête. Nous pouvons seulement admettre avec certitude que cette conscience ne pourra rien faire qui ne soit fondésur les conditions mécaniques de la direction centripète et centrifuge des nerfs ainsi que sur celles de l’organisation du centre.

On ne peut non plus conclure par conséquent les centres de la moelle épinière sentent et peuvent, par suite, faire plus que ne le pourrait un simple mécanisme. Au contraire, la chose se passe d’une manière strictement mécanique, c’est ce que l’on peut établir a priori et ce que démontre encore surabondamment la contre-expérience de la caléfaction lente. Pour la première classe d’excitations, il existe dans la moelle épinière de la grenouille un mécanisme servant aux mouvements réflexes adaptés à un but, mais non pour la seconde. Nous ne savons pas si, dans ce dernier cas, la sensation fait défaut ou seulement la faculté de réagir sur la sensation par des mouvements variés. Mais, bien qu’ici nous puissions nous appuyer seulement sur l’analogie, il est probable que partout où naît une sensation, il existe un appareil qui réagit sur la sensation par contre, on peut bien admettre que tout appareil relatif aux mouvements réflexes implique en soi la possibilité de sensations, quelque faibles qu’elles soient, tandis qu’il reste fort douteux si, chez un animal sain et entier, il entre jamais dans la conscience, et cela d’une manière distincte, quelque chose de cette sensation des centres subordonnés (27).

On sent que nous sommes ici en bonne voie pour commencer à rendre le matérialisme conséquent, et, en réalité, ce sera la condition préalable et nécessaire de recherches fructueuses sur les rapports de l’âme avec le cerveau, sans pour cela que le matérialisme soit justifié au point de vue métaphysique. — Si le cerveau peut produire toute la vie de l’âme humaine, il sera bien permis d’attribuer une simple sensation à un centre de moelle épinière. En ce qui concerne finalement les animaux décapités, on fera bien de se rappeler que, pour réfuter Descartes, on avait l’habitude de démontrer que les animaux ne sont pas de simples machines. Nous ne pouvons non plus voir leurs sensations comme telles ; nous concluons qu’elles existent seulement d’après les marques de douleur, de joie, de frayeur, de colère, etc., qui, chez les animaux, concordent, avec les gestes correspondants de l’homme. Mais chez les animaux décapités, nous trouvons en partie les mêmes marques. Nous devrions en conclure qu’elles indiquent pareillement de la sensation. Des animaux auxquels on a enlevé le cerveau crient ou se convulsent quand on les pince. Flourens trouva des poules privées de leur cerveau, dans un état d’assoupissement qui lui fit croire qu’elles n’éprouvaient pas de sensations. Ces mêmes animaux pouvaient marcher et se tenir debout. Ils se réveillaient quand on les poussait, ils se relevaient quand on les couchait sur le dos. Jean Müller a donc raison d’en tirer des conclusions toutes différentes : « Flourens a conclu, il est vrai, de ses expériences sur l’ablation des hémisphères, que seules ces parties sont les organes centraux de la sensation, et qu’un animal qui en est privé ne sent plus rien. Toutefois cela ne résulte pas de ses expériences d’ailleurs si intéressantes ; c’est tout juste le contraire, comme Cuvier l’a déjà fait remarquer dans son rapport sur ces expériences. Il est vrai qu’un animal devient hébété quand il a perdu les hémisphères du cerveau ; il donne cependant des marques évidentes de sensation et non de simple réflexion (activité réflexe) (28). »

Müller se trompe à son tour, en regardant la sensation de l’animal privé de son cerveau comme étant à peu près la même que celle de l’animal sain et entier. Cela provient de ce que Müller est exclusivement préoccupé de la théorie de la localisation. Pour lui, la moelle allongée est le centre de l’influence de la volonté ; le cerveau est le siège des représentations et par conséquent de la pensée. Il dit, par exemple, à propos de l’insensibilité des hémisphères du cerveau : « L’endroit du cerveau où les sensations se transforment en représentations et où les représentations sont emmagasinées pour reparaître en quelque sorte comme ombres de la sensation, est lui-même insensible. » De ces remarquables processus nous ne savons absolument rien. On se demande aussi très-sérieusement si ce que l’on appelle nos « représentations est autre chose que des faisceaux de sensations très-délicates. Müller charge la moelle allongée de s’occuper de volonté et de sensation ; il assigne spécialement aux sensations des sens les organes placés à la base du cerveau et veut que la pensée se produise dans le cerveau. Ce sont de nouveau des abstractions auxquelles on assigne différentes régions. La personnification de l’abstrait n’est pas aussi visible que dans la phrénologie, mais elle n’en existe pas moins. Si la réflexion du savant était concentrée tout entière sur le processus de la pensée, du sentiment et de la volonté, son premier soin serait de considérer le débordement de l’excitation d’une partie du cerveau sur l’autre, et le dégagement progressif des forces de tension comme l’objectif de l’acte psychique ; il ne chercherait pas les sièges des différentes forces, mais les voies de ces courants, leurs connexions et leurs combinaisons.

Pour appuyer sa théorie du cerveau, Müller fait appel, entre autres, à l’anatomie comparée, c’est-à-dire au domaine, qui est encore aujourd’hui la plus importante, presque l’unique base de cette conception, depuis que l’anatomie pathologique s’est montrée si récalcitrante. Il faut avouer en effet que le développement graduel des hémisphères du cerveau, dans le monde animal, permet de conclure avec une probabilité extrême que c’est dans cet organe important que doit être cherchée la cause essentielle de la supériorité intellectuelle de l’homme. Mais il ne s’ensuit pas que ce soit nécessairement le siège des activités supérieures de l’âme. Il est logiquement manifeste que, sur ce point, il reste à faire un pas considérable. Essayons de rendre la chose évidente. Un moulin en communication avec un très-grand étang alimenté par un petit cours d’eau toujours égal travaillera plus régulièrement durant tout l’été, qu’un moulin relié à un étang très-petit ou même nul. Il peut aussi, en cas de besoin, se donner un grand supplément de force, sans s’épuiser promptement ; il est, à tout prendre, mieux situé et travaille à meilleur marché. L’étang est la cause de ce travail à meilleur marché, qui du reste n’a pas lieu dans l’étang ; il résulte de l’eau qui en découle et qui vient faire mouvoir un ingénieux mécanisme. — Comme nous ne voulons ici qu’indiquer la lacune logique, et non poser nous-même une hypothèse, nous ajouterons une autre comparaison. La simple presse de Gutenberg faisait peu d’ouvrage comparativement à nos presses à vapeur si compliquées. La supériorité de ces dernières ne gît pas dans la forme, mais dans leurs ingénieux rouages ; doit-on admettre pour cela que l’impression a lieu dans ces rouages ? On peut même prendre nos sens comme exemple. L’œil mieux organisé qu’un autre donne une vision meilleure ; quant à la vision elle-même, elle n’a pas lieu dans l’œil, mais dans le cerveau. — Ainsi la question du siège des fonctions supérieures de l’esprit est pour le moins encore ouverte, si toutefois elle n’est pas mal posée. Mais on peut avouer sans difficulté que les hémisphères du cerveau ont pour ces fonctions une importance décisive.

Müller, il est vrai, croit aussi que Flourens, avec son scalpel, a fourni la preuve directe que le siège des fonctions supérieures de l’esprit se trouve dans le cerveau. On connaît le propos de Büchner : Flourens a amputé l’ « âme » de ses poules, morceau par morceau. Mais, en accordant même que les fonctions supérieures de l’intelligence de la poule, fonctions difficiles à définir, furent réellement éliminées, lors de ces vivisections, il ne s’ensuit pas que la supposition fût fondée, le cerveau ne servant encore que comme un simple facteur nécessaire pour la réalisation de ces fonctions, mais n’en étant nullement le siège. Il est, en outre, à remarquer que, dans le corps organique, l’ablation d’un organe comme le cerveau ne peut nullement être effectuée sans que l’animal tombe malade et que notamment les régions voisines soient fortement troublées dans leurs fonctions. C’est ce que prouve, par exemple, une expérience de Hertwig[1] un pigeon auquel on avait enlevé la partie supérieure de l’hémisphère resta sourd pendant quinze jours, recouvra enfin l’ouïe et vécut encore deux mois et demi. Dans les expériences de Flourens, les animaux perdaient régulièrement, outre l’ouïe, la vue, ce qui fit croire à ce savant que ces animaux n’avaient plus de conscience. Longet a prouvé, au contraire, par une expérience extrêmement remarquable, qu’en ménageant avec soin les couches optiques et les autres régions du cerveau, à l’exception des hémisphères, la faculté visuelle des pigeons est conservée en partie. Que l’on prenne maintenant un écrivain quelconque, plein d’esprit, qu’on le prive de la vue et de l’ouïe, qu’on lui paralyse la langue et qu’on lui donne en outre une fièvre modérée ou une ivresse permanente on lui laissera le cerveau et, malgré cela, nous en sommes convaincus, il ne fournira pas grandes preuves de ses facultés supérieures d’esprit. Que peut-on alors attendre d’une poule mutilée ?

Les dernières études faites sur le cerveau, desquelles nous allons bientôt nous occuper, assurent au cerveau un rôle prépondérant, sous un tout autre rapport. Il n’apparaît pas ici comme une « âme » ni comme un organe produisant, d’une manière incompréhensible, l’« intelligence et la « volonté », mais comme l’organe qui donne naissance aux combinaisons les plus compliquées de la sensation et du mouvement. Ce n’est pas la « volonté » comme telle qui y est produite, c’est un effet entièrement semblable aux réflexes, seulement d’une composition plus variée et déterminée par des impulsions plus variées, provenant d’autres parties du cerveau. Le cerveau n’enfante pas d’abstraction psychologique, devant seulement ensuite se transformer en action concrète ; il donne l’action concrète, de même que dans le réflexe, comme conséquence immédiate de l’état du cerveau et des excitations qui se meuvent dans les différentes voies. On n’enlève donc pas pièce par pièce l’ « âme » à la poule, mais le scalpel détruit un appareil de combinaisons formé uniquement de molécules discrètes ayant le rôle le plus varié et le mieux déterminé. Le caractère individuel de l’animal, son originalité vivante continuent de subsister jusqu’à ce que le dernier souffle de vie soit éteint. Mais la conscience se rattache-t-elle exclusivement aux fonctions de l’appareil cérébral ? c’est ce qui reste toujours en question (voir la note 27).

Comme exemples de philosophie du cerveau exclusive et arbitraire, nous pouvons encore mentionner les théories de Carus et de Huschke, qui, légèrement modifiées, ont eu un grand retentissement, bien qu’elles reposent entièrement sur le principe de la personnification d’abstractions traditionnelles. Nous revenons ainsi, à vrai dire, au domaine de la philosophie de la nature, sans trop nous éloigner cependant du point de vue actuel de la science ; car, en ce qui concerne l’étude du cerveau, on n’a encore guère, même de nos jours, dépassé l’horizon de la philosophie de la nature.

Huschke enseigna, dès l’année 1831, dans une dissertation, qu’aux trois vertèbres du crâne correspondent aussi trois parties principales du cerveau, et qu’il faut par conséquent admettre trois facultés principales de l’esprit. C’était là un étrange enchaînement causal, mais tout fait dans les idées de l’époque. À la moelle allongée et au cervelet est attribuée la volonté aux lobes pariétaux, la sensibilité aux lobes frontaux, la pensée. Naturellement la « polarité » joue un rôle dans cette théorie. Le cervelet est opposé polairement au cerveau ; le premier sert au mouvement le second, à la sensibilité et à la pensée ; le premier à une activité active ; le second, une activité réceptive. Sous ce rapport, les parties de la base du cerveau se relient entièrement au cerveau ; mais ensuite, au sein de cette masse, se produit de nouveau l’opposition polaire. Comme document éclaircissant la théorie de la naissance des idées scientifiques, on verra toujours avec intérêt que Huschke tenait les célèbres expériences de Flourens, qui furent publiées quelques années plus tard, pour une démonstration expérimentale de sa doctrine (29).

Carus établit plus tard une tripartition tout à fait semblable, mais il voulut trouver le siège primitif de l’âme exclusivement dans les tubercules quadrijumeaux, tandis que Huschke revendique en outre pour ce siège les couches optiques, les lobes postérieurs du cerveau et d’autres parties. Huschke trouve les tubercules quadrijumeaux trop insignifiants pour une fonction aussi importante que celle de la vie de l’âme, et cela d’autant plus qu’ils perdent visiblement de leur importance dans l’histoire du développement de l’homme comme dans la série ascendante des animaux. Cette circonstance ne peut embarrasser Carus, qui prend pour point de départ la disposition primitive, et déclare absurde la théorie qui localise l’âme, l’intelligence et la volonté de l’homme adulte au point « de les emprisonner, pour ainsi dire, chacune dans une des trois sections du cerveau ». Mais ce doit être autre chose « quand nous parlons de la disposition première de ces formes, où les fibres de transmission ne sont pas encore développées du tout ou ne le sont guère, et où il ne peut pas encore être question des fines nuances de la vie de l’âme en général ». C’est dans cette simple disposition de l’organe au développement ultérieur de l’activité intellectuelle, que seraient ensuite localisées les trois tendances principales de cette même activité. Si Carus n’entend par toute cette localisation que le symbole d’un développement spécial de l’esprit, sa théorie échappe à la critique, attendu qu’elle se perd dans les ténèbres de la métaphysique.

Examinons les arguments des deux physiologistes, dont les théories sont si rapprochées l’une de l’autre, et nous rencontrerons aussitôt cet emploi étendu de l’anatomie comparée, dans lequel se fond a priori, d’une manière si remarquable, le système de la philosophie de la nature avec celui de la science positive. Comme l’anatomie comparée repose sur la connaissance la plus approfondie des détails, comme, pour arriver à ses points d’appui, il lui faut les observations les plus exactes, notamment en ce qui concerne l’anatomie du système nerveux, les savants ne sont que trop portés, dans leurs recherches, à transporter la conviction qu’ils ont de l’exactitude de cette science aux conclusions qu’ils croient devoir tirer de la comparaison des formes analogues. Or tirer des conclusions sur les rapports de la conformation du cerveau aux facultés intellectuelles, c’est là une opération en soi déjà très-compliquée. On compare des organismes humains visibles à des organismes animaux. Soit ; cette comparaison admet la méthode exacte. On peut peser la masse des tubercules quadrijumeaux d’un poisson ; on peut calculer dans quel rapport au cerveau tout entier se trouve le cervelet chez les oiseaux. On peut comparer ce rapport à celui que l’on rencontre chez les hommes. Jusque-là le chemin est aplani. Il me faudrait ensuite connaître au même point les fonctions intellectuelles des animaux, les comparer entre elles et à celles de l’homme ; c’est ici que l’on rencontrerait la tâche la plus difficile. Je devrais maintenant adapter, pour ainsi dire, les analogies et les différences frappantes d’un domaine à celles de l’autre, comparer le degré et la régularité des phénomènes observés, découvrir peu à peu un réseau de correspondances de ce genre et devenir ainsi plus sur des détails. Dans cette opération, il importerait d’éviter les illusions que notre imagination féconde sait nous inspirer en si grand nombre.

Pourtant, au lieu d’accumuler les difficultés, nous aimons mieux indiquer avec netteté l’impossibilité du procédé. Cette impossibilité a pour cause l’absence d’une psychologie comparée. Or en psychologie, nous ne pouvons ni disséquer, ni peser, ni mesurer, ni montrer de préparations. Penser, sentir, vouloir ne sont que des mots. Qui en limitera le sens avec précision ? Donnerons-nous des définitions ? C’est un élément mobile ! Aucune d’elles n’est bonne, du moins elles ne peuvent servir à des comparaisons exactes. Et à quoi rattacherons-nous nos observations ? Avec quelle mesure mesurerons-nous ? En tâtonnant ainsi dans les ténèbres, le préjugé enfantin et naïf ou l’élan prophétique du métaphysicien sont seuls assurés de trouver quelque chose. L’intellect n’a qu’une voie. Il ne peut que comparer aux organes des animaux les actes positifs, attestés, visibles qu’ils exécutent. Il faut qu’il ramène la question à celle des modes et des causes du mouvement. C’est une voie pour l’avenir ; car des hommes tels que Scheitlin, Brehm et autres amis du monde animal peuvent déjà à peine, malgré tout leur mérite, être regardés comme ayant ouvert la voie aux études qu’il faudrait avoir achevées pour marcher d’un pas quelque peu sûr au milieu de semblables comparaisons.

Que répondre à ceux qui prétendent que chez les oiseaux et les mammifères, si le cervelet est plus grand, c’est que le caractère moteur prédomine chez eux par opposition à l’essence plus réceptive de l’homme ? Il est clair qu’en général, dans cette voie, on ne peut rien savoir. — Un anatomiste remarquera que, chez la brebis, la paire antérieure des tubercules quadrijumeaux est grande ; la paire postérieure, petite que c’est l’inverse chez le chien. Celale portera à croire que la paire antérieure est sensible et la paire postérieure propre au mouvement. Une pareille idée peut-elle aboutir à autre chose qu’à diriger tout au plus les recherches ultérieures ? Mais ces recherches ne devront pas consister dans l’entassement d’observations semblables interprétées d’une façon aussi capricieuse ; elles devront être transportées sur un domaine limité, qu’il faudra exploiter au moyen de l’expérimentation. Avant toutes choses, il faut éliminer les idées générales de la psychologie des universités. Si quelqu’un me prouve qu’une légère blessure à une partie quelconque du cerveau fait oublier à un chat, d’ailleurs bien portant, la chasse aux souris, je croirai que l’on est entré dans la véritable voie des découvertes psychiques. Mais alors même je n’admettrai pas que cette blessure ait atteint le point où les représentations de chasse aux souris ont leur siège exclusif. Quand une pendule sonne mal les heures, parce qu’un de ses rouages est détérioré, il ne s’ensuit pas encore que ce rouage sonnât les heures.

Avant toutes choses, nous devons nous convaincre que, dans tous les paragraphes de l’ancienne psychologie des universités, il n’est jamais question de choses que nous puissions espérer retrouver parmi les éléments fonctionnels du cerveau. Il en est de cela à peu près comme si l’on voulait trouver localisées dans les tuyaux d’ébullition ou dans certaines parties déterminées d’une locomotive les différentes fonctions de cette machine, autant qu’on peut les observer extérieurement ici la faculté d’expulser la fumée, celle de lancer les bouffées de vapeur ; ici la force qui fait tourner les roues, là la faculté d’aller vite ou lentement ; ailleurs enfin la faculté de traîner des fardeaux. Dans toute notre psychologie traditionnelle les actions de l’homme sont classées, sans aucune considération des éléments de leur production, d’après certains rapports avec la vie et le but de notre existence, et, il est vrai, de telle sorte que déjà la simple analyse psychologique indique souvent avec évidence combien peu ce que l’on désigne par un seul mot constitue une véritable unité. Qu’est-ce, par exemple, que le courage » du marin dans la tempête et, d’autre part, lors de prétendues apparitions de fantômes ? Qu’est-ce que la « mémoire » ? Qu’est-ce que la « faculté de raisonner », lorsqu’on tient compte de ses formes différentes et des domaines où se produisent ses effets ? Presque toutes ces idées de la psychologie nous donnent un mot au moyen duquel une partie des phénomènes de la vie humaine est classée d’une manière très-imparfaite à ce mot se joint l’illusion métaphysique d’une cause substantielle commune de ces phénomènes ; il faut que cette illusion soit détruite.

Un fait presque émouvant de la vie et des actes de l’un des premiers investigateurs qui se sont appliqués à ces études nous montre encore jusqu’à quelle profondeur peut être enraciné le préjugé de la localisation des facultés intellectuelles. Flourens qui, de 1820 à 1825 environ, se fit une réputation européenne par ses vivisections, revint quarante ans plus tard aux recherches sur les fonctions cérébrales et y suivit une méthode dont il faut admirer la nouveauté et la sagacité. Il appliqua, chez des animaux, de petites boules métalliques à la surface du cerveau et les laissa s’y enfoncer lentement. Ces boules descendirent, dans tous les cas, après un assez long espace de temps, jusqu’à la base du cerveau, sans qu’il en résultât un trouble quelconque dans les fonctions. C’est uniquement lorsque la boule se posait verticalement sur le nœud vital que la mort s’ensuivait après que la boule avait complètement traversé le cerveau. Flourens rapporte ces expériences dans une dissertation sur la possibilité de guérir les lésions cérébrales (62e Compte rendu) ; il y constate en outre que les cas de semblables blessures abondent où l’animal n’éprouva aucun mal ; les lésions cérébrales se guérissent même avec une surprenante rapidité. Et dans cette même dissertation, Flourens déclare que le partage des facultés intellectuelles d’après les organes du cerveau est le but de la science !

C’est seulement dans ces derniers temps que l’on est entré finalement dans une meilleure voie, et quelque minces que puissent être encore les résultats positifs, un terrain solide se montre immédiatement, et la recherche a un point de départ plus sûr.

Avant tout, il faut mentionner ici (30) les recherches et théories anatomiques de Meynert sur la structure du cerveau. Meynert a le premier essayé, en faisant abstraction de toutes les théories psychologiques, d’obtenir une vue d’ensemble de la structure du cerveau et de la coordination de ses parties, et de déterminer ainsi le cours général de toutes les fonctions cérébrales par rapport aux voies possibles des phénomènes physiologiques. Comme solide point de départ pour ces dernières recherches, il s’appuie uniquement sur la nature connue, en partie sensitive, en partie motrice des cordons nerveux de la moelle épinière qui pénètrent dans le cerveau. Il les poursuit dans leurs ramifications, en remontant jusqu’à l’écorce du cerveau, dont les différentes régions acquièrent ainsi une première et solide caractéristique ; puis il redescend de l’écorce du cerveau, par des degrés déterminés que lui indique l’anatomie, vers la moelle épinière et les nerfs périphériques.

Voici en peu de mots le tableau général qui résulte de cette théorie, en tant qu’elle nous concerne ici les fibres nerveuses se ramifient en montant vers l’écorce du cerveau et se réunissent en descendant. Les régions où a lieu cette ramification sont les organes de la substance grise, et par conséquent les points de réunion des cellules ganglionnaires que traverse la substance blanche des filets conducteurs. Dans les mêmes organes, les voies conductrices s’entre-croisent d’une façon très-variée. La substance grise, qui facilité sans doute ces jonctions et ramifications, se fractionne, au point de vue de cet agencement, pour ainsi dire, en trois parties c’est en premier lieu l’écorce du cerveau, la substance grise de premier ordre ; viennent ensuite les grands noyaux à la base du cerveau comme substance grise de second ordre ; enfin la « substance grise centrale des cavités », comme troisième degré. Parallèlement, il est vrai, s’étend encore la substance grise du cervelet, qui est l’organe d’un réseau particulièrement riche et varié de voies’sensitives et motrices. Meynert en fait, pour simplifier, une quatrième classe de la substance grise ; mais cette quatrième classe ne rentre pas dans cette division ; sa place est distincte ; elle se coordonne de préférence avec les organes de deuxième ordre.

Les fibres conductrices (substance blanche) sont rangées sommairement par Meynert en deux systèmes celui d’association et celui de projection. Les fibres du premier système servent à unir différentes parties de l’écorce du cerveau ; celles du second servent aux relations de l’écorce du cerveau avec le monde extérieur, qui se projette en quelque sorte, au moyen des nerfs, dans l’écorce du cerveau. Cette idée de la projection du monde extérieur dans l’écorce du cerveau pourrait, à la vérité, être considérée comme une addition psychologique perturbatrice mais l’auteur lui maintient une portée si générale qu’on peut même la séparer de la conclusion, nécessaire en apparence, que la conscience est une fonction de l’écorce du cerveau. Au fond, l’on peut dire que le monde extérieur se projette dans chaque centre nerveux sous la forme la plus grossière, la plus simple, déjà dans la substance grise de la moelle épinière et des cavités du cerveau d’une manière plus parfaite dans les grands noyaux ; et enfin de la manière la plus parfaite, la seule véritablement humaine, dans l’écorce du cerveau. En cela, il faut bien faire attention à une certaine répartition des fonctions. La substance grise de troisième ordre facilité les réflexes. Ceux-ci peuvent être arrêtés à certaines places de la deuxième partie ; l’impression reçue ne réagit plus dès lors immédiatement vers l’extérieur, mais elle est transformée en une représentation psychique plus compliquée, ou bien elle est, en quelque sorte emmagasinée provisoirement pour produire un état de tension. Toutefois les organes de la deuxième partie sont, à leur tour, quelques-uns du moins, de nature réflexe. Ce sont les réflexes les plus compliqués, dirigés vers un but vital, qui se forment ici. Une excitation qui arrive ici, tantôt ne donne lieu à aucun mouvement, tantôt peut-être détermine toute une série de mouvements simultanés ou successifs, suivant la nature de cette excitation et l’état du centre.

Mais ces réflexes de la deuxième partie peuvent à leur tour être arrêtés et modifiés par l’intervention de la troisième, la plus élevée de toutes, l’écorce du cerveau. Ici, dit-on, c’est la volonté consciente qui intervient, et cependant l’appareil, les effets de la fonction sont de la même espèce que dans la seconde partie ; seulement ils sont considérablement plus variés et plus compliqués. La volonté consciente elle-même paraît donc ne se représenter physiologiquement que comme un cas suprême de mouvement réflexe, ce qui, soit dit en passant, ne porte atteinte ni à sa conscience ni à sa dignité morale en tant que « volonté ». Nos fonctions psychiques restent ce qu’elles sont, encore que nous devant nous, dans leur mode d’apparition physiologique rien qu’un mécanisme parfait et dépassant de beaucoup, dans sa structure, nos explications mathématiques.

Nous nous sommes un peu écarté de l’exposé de la théorie de Meynert. Il s’attache strictement à décrire l’organisation morphologique du cerveau ; mais le plus grand avantage d’une morphologie vraiment lumineuse, claire dans ses classements, est de nous faciliter l’intuition immédiate des fonctions. Cela sera mieux compris encore quand nous poursuivrons un peu plus spécialement les directions des trajets nerveux.

Le système de projection a en effet une double voie. L’une conduit de l’écorce du cerveau, par la base du pédoncule cerébral, à la moelle épinière, l’autre par la supérieure du pédoncule. Dans la première voie, Ia deuxième classe de substance grise est représentée principalement par le noyau caudé et le noyau lenticulaire ; dans la seconde, par les couches optiques, les tubercules quadrijumeaux et la protubérance interne du corps genouillé ; la première est purement motrice, la seconde est mixte. La voie qui traverse la base du pédoncule cérébral s’élargit, avec les noyau, qui y sont insérés, lorsqu’on s’élève dans la série animale, proportionnellement au développement des hémisphères du cerveau. Chez l’homme, la base du pédoncule cérébral et le noyau lenticulaire sont très-fortement développés ; la hauteur de la base du pédoncule cérébral égale celle de la calotte, tandis que chez le chevreuil, par exemple, la proportion est de 1 à 5. Nous devons en conclure que les formes de mouvements et les sensations les plus indispensables à la vie animale sont dirigées et se réunissent sur la voie de la calotte. Les grands noyaux encastrés ici sont aussi et essentiellement des lieux où se forment des réflexes composés qui, à ce qu’il semble, partant de l’écorce du cerveau, sont seulement arrêtés, fortifiés et en général régularisés. Mais par la voie de la base du pédoncule cérébral paraissent être transmis surtout les mouvements dont la combinaison s’opère dans ecorcemême du cerveau.

On pourrait être étonné que ce soit précisément une voie motrice, dont le développement supérieur marche parallèlement à l’accroissement des hémisphères et atteint son maximum chez l’homme. Beaucoup d’animaux ne sont-ils pas supérieurs à l’homme par la vigueur et la rapidité des mouvements ? Le gibbon, qui s’ébat sur les branches des arbres, ne défie-t-il point par sa légèreté et son adresse les hommes les plus habiles aux exercices gymnastiques ? D’autre part, ne sommes-nous pas supérieurs aux animaux précisément par la force et la variété de nos sensations ? Nos perceptions scientifiques n’exigent-elles pas un exercice des sens, qui est inconnu aux animaux ? Bien plus, si toute notre conscience est construite de sensations, ne devrait-on pas alors s’attendre a priori à ce qu’un développement relativement plus grand des voies sensitives marche de front avec le développement de la vie intellectuelle ?

À cela on peut répondre en faisant ressortir l’importance du langage et de la main industrieuse de l’homme pour la vie intellectuelle. Quant au langage, nous connaissons même déjà la partie de l’écorce cérébrale où les sous se combinent pour former des mots significatifs, et de tous les phénomènes de perturbation psychique, il n’y en a présentement aucun, sans doute, qui soit mieux expliqué que celui de l’aphasie. Or le langage et la main industrieuse nous prouvent qu’en première ligne il ne s’agit pas du tout de la vigueur et de la rapidité des mouvements, mais de leur diversité et de leur finalité exactement mesurée. Mais il faut précisément à cet effet un appareil étendu de coordination avec des connexions qui, de chaque point d’un système donné, aboutissent aux points divers d’autres systèmes. Quant à la parole, il ne s’agit pas seulement de mesurer la pression des lèvres qui produit un B ou un P, ou de faire que les mouvements des organes de la parole, qui forment un mot difficiles prononcer, se succèdent aisément les uns aux autres. Il faut aussi que la parole ait une signification, et c’est pour cela que, de l’endroit où se combine un mot il faut que des jonctions multiples aillent s’opérer aux endroits où se combinent les impressions des sens. On ne peut guère se figurer ces jonctions que de la façon suivante chaque sensation déterminée, chaque impulsion déterminée vers le mouvement musculaire trouve sa représentation dans toute une série de cellules de l’écorce du cerveau, lesquelles à leur tour ont toutes leurs connexions particulières. De même que dans l’appareil de Corti (limaçon) toute une série de nerfs se tient prête à recevoir des impressions, et pourtant quelques-uns seulement sont mis en réquisition pour transmettre un son déterminé, de même l’on doit aussi se figurer, dans les centres nerveux, particulièrement dans ceux des parties supérieures, qu’une excitation qui y arrive est reçue par de nombreuses cellules, dans un petit nombre desquelles seulement le phénomène d’excitation acquiert immédiatement une signification psychique ; une impulsion motrice, destinée à ébranler un groupe de muscles, peut semblablement provenir de nombreuses cellules du cerveau, tandis que leur connexion avec d’autres parties du cerveau décidesi l’impulsion sera réellement donnée ou non. Il est vrai que l’on cherchera vainement dans le cerveau un appareil qui régularise ce choix d’activité aussi simplement que les vibrations de la membrana brasilaris régularisent le fonctionnement des nerfs auditifs dans le limaçon. Mais dès quel’on admet que la direction ou la non-direction des processus nerveux dépend surtout de l’état d’excitation dans les fibres et les cellules, état déjà existant et déterminé aussi par les directions secondaires, on n’a plus besoin de chercher un autre mécanisme analogue à celui des aiguilles sur les chemins de fer : le principe régulateur est donné.

En ce qui concerne la direction de la main humaine, nous devons non-seulement admettre un riche développement de l’appareil des combinaisons pour les régions motrices du cerveau, à cause de sa grande mobilité et utilité pour les opérations les plus ingénieuses, mais aussi tenir compte, par exemple, de l’écriture, qui a les relations les plus étroites avec la parole. Si ensuite nous songeons au savoir-faire d’un pianiste, d’un peintre, d’un chirurgien, etc., savoir-faire où la mesure la plus délicate des impulsions de mouvement seconde toujours les combinaisons les plus variées, le besoin d’une grande extension de l’appareil moteur du cerveau pour l’activité de l’homme nous paraîtra aussitôt évident. Ajoutons-y encore la mobilité des traits du visage, l’importance extraordinaire du mouvement des yeux, qui joue un rôle essentiel même dans la formation des images de la vue, dans la perception de relations fines et délicates. L’exercice des sens pour des perceptions scientifiques réclame donc aussi le concours de l’appareil moteur. La vue est en étroite connexion avec le fonctionnement des muscles de l’œil, le tact avec le sens musculaire de la main. Toutefois, même dans le mouvement général du corps, l’homme est bien supérieur à tous les animaux, par la diversité et la finesse des attitudes et des mouvements, malgré tous les exploits gymnastiques des singes. Nous n’avons donc pas besoin de rappeler ici l’habileté des danseurs, la dextérité des jongleurs japonais, la facilité avec laquelle les acteurs prennent des poses pantomimiques ; la marche, l’attitude verticale, le libre fonctionnement des bras amènent nombre de mouvements que nous comprenons immédiatement comme expression de l’esprit et dans lesquels même le plus’maladroit fait connaître son caractère par des gestes nettement accentués. — Parmi les sensations, les plus importantes sont peut-être précisément celles du sens musculaire (que l’on se rappelle la parole, les traits du visage, les mouvements des yeux), soit qu’elles aient directement leur siège dans l’appareil moteur, soit que le fonctionnement de cet appareil les détermine.

La physiologie également n’est pas restée inactive dans l’intervalle elle nous a appris que les processus de tous les nerfs, dans l’état d’excitation, sont essentiellement les mêmes (neurilité) (32). Il n’y a pas de processus nerveux distincts pour la sensation et le mouvement le processus physique est essentiellement le même dans tous les cas d’excitation d’un nerf ; il ne diffère que par la force ou la faiblesse, la rapidité ou la lenteur, etc. D’ailleurs toute fibre irritée à une partie quelconque de son parcours transmet aussi bien par la voie centrifuge que par la voie centripète ; seulement dans les fibres sensitives, la première direction ; dans les fibres motrices, la dernière reste inefficace. Nous avons donc déjà ici, dans un cas tout à fait sûr, le principe qu’une direction qui s’étend en plusieurs sens n’est pourtant efficace que sur l’une de ses voies, et rien ne nous empêche d’appliquer ce principe, dans la mesure la plus large, aux fonctions du cerveau (32).

Enfin l’expérimentation directe a aussi rempli son office. Les expériences de Hitzig et de Nothnagel en Allemagne, de Ferrier en Angleterre, ont montré que l’écorce des lobes antérieurs du cerveau exerce de l’influence sur des mouvements déterminés. Un lapin, par exemple, dont une patte antérieure est affectée par la destruction d’une petite portion déterminée de l’écorce cérébrale, n’est pas précisément paralysé ; il peut bien encore exécuter quelques mouvements combinés, tels qu’ils peuvent se produire dans les centres inférieurs ; mais l’animal est indécis, il pose sa patte obliquement, laisse placer, sans résistance, la patte malade dans une autre position, et paraît ne pas avoir nettement conscience de l’état de ce membre. Quoique les animaux finissent par périr à la suite d’une lésion faite au cerveau, cependant un espace de six à dix jours, si l’animal vit encore assez longtemps, suffit pour supprimer le trouble produit dans les mouvements. Comment expliquer cela ? Un des auteurs de ces expériences, Nothnagel, croit qu’il s’agit, en quelque sorte, d’une paralysie partielle du « sens musculaire » ; mais que ce n’est pas proprement le centre final, la véritable « station dernière » qui a été blessée ; que c’est seulement une station de la même voie ; aussi d’autres voies peuvent-elles s’ouvrir pour la même fonction (33). Une région avoisinante ayant été lésée, on ne constata point d’atteinte portée au « sens musculaire », seulement il se manifesta une déviation déterminée dans la position de la patte ; cette perturbation aussi finit, par disparaître insensiblement. Ici Nothnagel admet une station pour l’impulsion excitatrice de la volonté, mais ce n’est pas encore la station finale. « La restitutio in integrum exige la conclusion qu’il n’y a ici qu’une voie interrompue et qu’on ne peut avoir éliminé la partie du cerveau, d’où l’impulsion volontaire passe aux fibres des nerfs, en d’autres termes le point où la formation de l’impulsion volontaire trouve exclusivement sa place. Pour qu’un rétablissement complet soit possible, il faut que d’autres voies interviennent comme auxiliaires ou du moins que la faculté de produire l’impulsion volontaire appartienne encore à d’autres régions. » Les expériences où l’on détruisait les régions correspondantes des deux hémisphères ne réussirent pas. On ne peut donc savoir au juste si le rétablissement progressif des fonctions est opéré par l’intervention de l’hémisphère demeuré intact ou par la naissance de voies nouvelles dans le même hémisphère. En tout cas, l’expérimentateur se croit autorisé à conclure ainsi : « S’il était possible qu’une région circonscrite, dans laquelle doivent naître des fonctions psychologiques, fût, après son élimination, remplacée par une autre, on finirait néanmoins par arriver nécessairement à la conclusion qu’il n’existe pas de stricte localisation des fonctions intellectuelles dans des centres déterminés de l’écorce du cerveau (34). »

Occupons-nous d’abord un instant de la première proposition, c’est-à-dire de l’axiome qui revient souvent une région médiatrice, conductrice, peut seule être remplacée après avoir été détruite ; quand l’organe primitif et particulier d’une fonction psychologique est détruit, il est inconcevable que son remplacement soit possible.

Pourquoi donc ? Est-ce parce que, avec la suppression de la faculté intellectuelle, disparaît aussi sa tendance à se manifester et par conséquent la cause d’une nouvelle formation organique ? Cela aboutirait à un dualisme inconciliable avec le principe de la conservation de la force. Serait-ce que la fonction psychologique constitue quelque chose d’éminemment primordial, qui ne peut être reproduit par la connexion organique avec des fonctions correspondantes, peut-être subalternes des régions voisines ? Entièrement nouveau serait le principe, qui attribue àlaccordination intellectuelle des faits une influence physiologique, laquelle ne se manifeste nulle part et contredit en réalité tous les principes de l’analyse physiologique. Nous ne voyons donc dans les hésitations du rapporteur qu’un résultat de l’ancienne théorie des facultés intellectuelles, qui a si longtemps rendu infructueuses les recherches relatives au cerveau. Si le « sens musculaire » ou « l’impulsion volontaire » est personnifié, dans le système de cette vieille psychologie, comme une « faculté que doit servir une portion plus ou moins grande du cerveau, la « faculté de l’âme » est, d’après la doctrine matérialiste, détruite en même temps que la partie correspondante du cerveau qui, d’après la doctrine dualiste, est l’instrument indispensable de cette faculté ; dès lors il est impossible d’entrevoir d’où pourrait venir l’impulsion qui doit la remplacer. Si au contraire on se garde d’oublier qu’au point de vue de la physiologie, même dans la production d’une impulsion consciente de la volonté, il ne peut être question que d’un phénomène organique semblable à tout autre, que la « faculté » psychologique n’est qu’un mot à l’aide duquel on élève en apparence à l’état d’une réalité particulière la possibilité du phénomène, enfin que l’examen de la classification intellectuelle des fonctions n’a rien à faire avec la physiologie, alors il n’y a pas le moins du monde à entrevoir pourquoi la « station finale » d’une voie psychique ou la place d’origine d’une « faculté » ne pourrait pas, comme toute autre partie du cerveau, être remplacée dans son activité par des voies nouvelles.

Ici pourrait s’élever sur le terrain de l’ancienne psychologie encore un autre scrupule, assez étrange, mais digne cependant d’être mentionné, parce qu’il faut poursuivre les préjugés de cette espèce jusque dans leur dernier refuge. On pourrait en effet être choqué de ce que l’impulsion volontaire, ayant pour but de mouvoir une partie déterminée du corps, est anéantie, tandis que la domination de la volonté sur les autres parties continue à exister. La volonté elle-même, qui est pourtant quelque chose d’unitaire, n’apparaît par là que comme une somme de fonctions partielles. — Mais pourquoi donc pas ? devra-t-on demander encore ici ; car d’abord nous ne savons absolument rien si ce n’est que certains actes de l’animal disparaissent et reparaissent, après qu’une certaine partie du cerveau a été lésée. Cesactes sont de l’espèce de ceux dont la connexion causale est la plus compliquée et que nous attribuons à une « volonté ». Mais que savons-nous donc de cette volonté ? Abstraction faite des inventions des psychologues, rien du tout, excepté ce que nous trouvons dans les faits, dans les manifestations de la vie. Si, en un certain sens, on a raison de parler de l’unité de la volonté, cette unité ne peut exister que dans la forme : unité du caractère, du mode et de la manière. Mais cette unité formelle appartient aussi à la somme des manifestations particulières de la vie et, au fond, uniquement à cette somme. Quand, avec cela, nous parlons de « volonté », nous ajoutons un mot compréhensif pour ce groupe de phénomènes vitaux. Mettre une réalité distincte sous le mot, c’est dépasser les données de l’expérience et par conséquent cela est nul scientifiquement.

Maintenant nous saurons pareillement s’il faut nous attendre ou non à pouvoir constater une « stricte localisation des fonctions intellectuelles dans des centres déterminés de l’écorce du cerveau. » Nothnagel a parfaitement raison de dire que ses expériences sont contraires à cette stricte localisation ; elles le seraient même si le rétablissement des fonctions pouvait s’expliquer par l’intervention du deuxième hémisphère. Car alors aussi, après ce processus de rétablissement, l’impulsion volontaire part d’un autre point qu’auparavant. Mais l’impulsion volontaire, même celle qui porte à mouvoir un membre déterminé, n’est jamais qu’un nom pour une somme de fonctions, laquelle conduit à un résultat extérieur déterminé. Les fonctions élémentaires des cellules isolées et des filets conducteurs peuvent être, en cela, strictement localisées, et cependant il est possible de se figurer que, dans des circonstances particulières, le même résultat soit semblablement atteint par une autre voie. Or, dès que nous revoyons le même résultat, nous disons, d’après tes’idées psychologiques ordinaires l’impulsion volontaire est rétablie. Mais ce qui avait été détruit n’a pas été rétabli ; c’est tout simplement le même produit qui a été créé par d’autres facteurs.

Il est de toute importance d’être clair sur ce point ; car il est très-probable que les substitutions les plus diverses de cette espèce n’ont lieu que dans les plus hautes fonctions intellectuelles de l’homme. Celui, par exemple, qui est plus habitué à penser par les idées (Begriffen) que par les intuitions (Anschauungen), celui-là verra probablement sa pensée entravée au début par un accès d’aphasie jusqu’au moment où il parviendra à passer du principe à la conclusion par la simple intuition et à atteindre de la sorte le but auquel il n’arrivait auparavant qu’à l’aide du « langage muet ». Il est très-probable que la participation des différentes régions du cerveau à l’activité de la pensée diffère déjà beaucoup chez des hommes à l’état de santé, alors que le résultat, la pensée, reste le même.

Tandis que Nothnagel concluait de ses expériences que les fonctions psychologiques ne sont pas localisées dans le cerveau, Hitzig conclut au contraire « que certainement quelques fonctions de l’âme et probablement toutes, à leur entrée dans la matière ou à leur naissance, sont forcées de recourir aux centres circonscrits de l’écorce du cerveau » (35). L’opposition entre les opinions des deux savants n’est pas aussi grande qu’elle le paraît ; car Hitzig se montre affranchi de la vieille théorie psychologique, et par « fonctions de l’âme il n’entend pas des mots personnifiés, mais seulement des processus psychiques réellement simples, attendu qu’il s’agit des fonctions de parties du cerveau les plus simples possible, et l’on ne peut trouver ici la simplicité qu’en se rattachant très-étroitement au fait physique correspondant. La volonté de plier tel membre déterminé ou de l’étendre est transportée tout simplement et tout naturellement au point de l’écorce du cerveau dont l’excitation électrique produit le mouvement en question. En cela Hitzig a ouvert la voie à l’aide d’expériences tellement délicates qu’il réussit à décomposer le processus physique en éléments plus fins qu’il ne le sont, en un certain sens, dans le processus psychique. Si, par exemple, à partir d’un point déterminé de l’écorce du cerveau, une oreille, une oreille seule, éprouve une violente secousse, on a le droit de se demander si jamais la volonté a pu produire un semblable effet partiel. Elle n’en a d’ailleurs pas besoin, attendu que la vie n’est nullement en jeu. La délicatesse des fonctions psychiques consiste en d’autres points, où, il est vrai, aucune expérience physiologique ne peut la suivre même de loin avant toute chose dans l’intensité incroyablement rigoureuse et précise de chaque excitation et dans la mesure exacte du mouvement correspondant ; puis dans l’accord de plusieurs mécanismes musculaires pour un mouvement d’ensemble visant un but. Que l’on se rappelle ici de nouveau les fonctions de la main humaine, de la langue, des muscles du visage dans l’expression mimique, et l’on verra aisément où est placé l’élément intellectuel. Nous le trouvons partout dans la mesure, dans la forme, dans le rapport des fonctions psychiques, qui concourent ensemble, où le plus petit trait, surtout dans les œuvres artistiques, acquiert la plus haute importance. Mais, dans le processus envisagé du côté purement physique, les éléments de ces mélanges très-délicats des différentes impulsions peuvent nous être montrés isolément, tels que la volonté ne les saurait produire.

Il n’est pas sans intérêt de savoir que Ferrier (36), dans ses répétitions, grossières et inexactes au point de vue de la méthode, des expériences de Hitzig, rencontra, bien plus souvent que ce dernier, la naissance de mouvements de finalité achevés, dont il attribuait la naissance à l’excitation d’une partie déterminée du cerveau. Par l’emploi de courants trop forts, il avait irrité en même temps des régions avoisinantes, et comme par exemple les centres de courbure, d’allongement, d’adduction et de rotation d’un membre sont tous voisins les uns des autres, il est très-naturel que l’irritation simultanée de plusieurs centres dans leur action totale puisse amener par exemple un mouvement de course ou chez un chat le mouvement ayant pour but d’égratigner. Les expériences de Hitzig, qui isolent plus exactement, ont bien plus de valeur en physiologie ; mais pour la psychologie, il serait d’un intérêt particulier de voir comment on pourrait faire naître, artificiellement et avec un calcul exact des impulsions isolées, les mouvements visant un but. Il n’est d’ailleurs pas invraisemblable que dans les couches plus profondes de l’écorce du cerveau se trouvent des cellules par l’excitation desquelles toute une série des points situés à la surface peut chaque fois être excitée simultanément et secondairement d’une manière déjà régularisée. Mais de quelque nature que soit le mécanisme de coordination qui réunit chaque fois un groupe d’effets élémentaires pour une activité visant un but, nous avons, dans tous les cas, de bonnes raisons pour ne pas assigner à la représentation de cette activité visant un but et à la volonté de la provoquer d’autre siège que la partie de l’écorce du cerveau dans laquelle cette activité elle-même prend naissance.

Il faudrait qu’il en fût tout autrement, si nous n’avions pas de notre propre activité musculaire une conscience immédiate, qui doit être rangée au membre des sensations, dans la plus large acception du mot. On devrait alors admettre que, dans un centre sensitif quelconque, se formerait la représentation de l’acte en question, et que, partant de là, une transmission s’effectuerait jusqu’au mécanisme du système moteur ; mais, suivant toutes les probabilités, les deux espèces de « représentation » doivent être regardées comme juxtaposées, pour répondre aux exigences d’une psychologie rationnelle. La représentation d’une action, par exemple de la course, telle qu’elle pourrait se former dans un centre sensitif, ne peut sans doute jamais être, lorsqu’elle résulte des images des objets, absolument la même chose que la représentation qui naît spontanément. Cependant toutes deux peuvent rendre les mêmes services dans une série d’idées. Ainsi nous pouvons, en poursuivant un récit, développer en nous les images tranquillement et objectivement ; mais, quand notre émotion est plus vive, nous avons coutume de nous mettre à la place du personnage en action, et alors chacun peut remarquer sur soi-même que la représentation d’un coup est souvent unie à une sensation dans le bras ; la représentation d’un saut à un désir de sauter. Chez l’homme s’ajoute le langage comme le foyer le plus important des représentations, et ici il n’est finalement guère possible de douter que la représentation du mot ait son siège là où il est produit. On a déjà souvent remarqué que notre pensée est un langage à voix basse, en quelque sorte interne. Mais quiconque fait bien attention remarquera très-facilement qu’à ce langage « interne » se joignent très-fréquemment, et toujours quand on est plus vivement ému, de véritables impulsions dans les organes de la parole.

Tout cela pourrait aussi être l’effet de l’ « association » ; mais il n’est guère possible de faire concorder l’association elle-même avec les données de la physiologie, qu’en la ramenant d’une part à l’existence des transmissions les plus variées, d’autre part à l’identité partielle des sphères d’excitation.

Les faits de mnémonique prouvent que de la représentation de « château » la transition est facile à celle de « muraille », de « tour », de « montagne », de « noblesse », de « moyen âge », de « villa », de « Rhin », etc. La transition est particulièrement facile quand à est question d’assonances, comme du château habitable (bewohnbares « Schloss »), à la serrure de la porte (« Thürschloss »), à la clef (« Schlüssel »), au serrurier (« Schlosser »), etc. — D’après la théorie d’association du XVIIIe siècle, toutes les fibres distinctes, que l’on regardait comme les agents de semblables représentations, auraient du être juxtaposées dans la rangée la plus proche pour faire passer la vibration de l’une à l’autre. Toutefois on aboutit ici à la plus évidente impossibilité, surtout quand on se rappelle l’expédient, simple et facile à répéter des mnémonistes, qui relient entre elles les idées les plus hétérogènes qu’on puisse leur jeter, à l’aide d’un ou tout au plus de deux mots intercalés. Il faudrait que tout fût juxtaposé à tout. Mais si l’on admet, pour une représentation, des régions d’excitation étendues et, outre cela, les liaisons convenables entre l’image purement objective de représentation et les foyers moteurs d’excitation qui sont en corrélation avec cette image, ainsi que le centre phonétique du mot correspondant, on sera facilement porté à admettre pour des représentations congénères une identité partielle de la région d’excitation.

En tout cas, il sera utile, pour éviter de retomber dans les vieilles représentations psychologique set pour contribuer à la victoire de la vraie théorie, de montrer comment on peut expliquer même les images psychologiques les plus compliquées à l’aide des éléments simples dont s’occupent aujourd’hui les recherches exactes. Du reste, il faut complètement approuver la réserve de Hitzig, qui croit devoir s’abstenir de toutes spéculations ultérieures sur l’activité du cerveau et de l’esprit. Le savant, une fois entré dans la bonne voie, est guidé plus sûrement par les résultats étroitement limités, mais pourtant considérables de son travail, que par des théories hâtives, et c’est par l’exemple même de son travail qu’il agit le plus sûrement et le plus vivement sur ses confrères. Hitzig cite un propos de Fechner, d’après lequel la conservation, la fécondité et la profondeur d’une conception générale ne dépendent pas du général, mais de l’élémentaire (37). L’important est de saisir avec justesse ce qui est élémentaire ; aussi les recherches sur le cerveau auront-elles fait un pas immense quand enfin on reconnaîtra généralement que l’élémentaire, dans les fonctions psychiques, ne peut être que l’élémentaire physiologique. De la sorte, le matérialisme aussi sera devenu bien plus logique sur ce terrain, et par conséquent il sera conduit à sa fin, car sa logique est sa perte.

Nous possédons désormais dans les excellents Principes de la psychologie physiologique, de Wundt, un ouvrage qui a pris pour base d’une large élucidation du domaine psychologique, les conceptions nouvelles et seules fécondes. Écoutons Wundt traiter le point décisif :

« Nous pouvons nous représenter qu’une fibre nerveuse déterminée ou une cellule ganglionnaire déterminée ne fonctionne que dans la forme de la sensation de la lumière ou de l’impulsion motrice, mais non comment peut-être certains éléments centraux doivent servir l’imagination et d’autres l’intellect. Évidemment la contradiction gît ici en ce qu’on se figure des fonctions complexes rattachées à des organes simples. Mais nous devons nécessairement admettre que des organes élémentaires ne sont susceptibles que de fonctions élémentaires. Or ces fonctions élémentaires sont, dans le domaine des fonctions centrales, des sensations, des impulsions de mouvement et non de l’imagination, de la mémoire, etc. » Tout ce que nous appelons volonté et intelligence, dit Wundt plus loin, se résout, dès que l’on remonte jusqu’à ses phénomènes physiologiques élémentaires, en impressions sensitives qui se transforment en mouvements (38).

Mais que deviendra « l’unité de la pensée », si la simple représentation est quelque chose d’infiniment complexe ? Tout simplement ce que devient l’unité d’un édifice artistement construit, quand nous l’examinons sous le point de vue de l’agencement des pierres. C’est une unité formelle, qui peut très-bien exister en même temps que la complexité des éléments matériels grâce auxquels elle se réalise. Quant à cette matière et à ses éléments, la sensation et la conscience des impulsions motrices, il s’agit de réaliser, dans la plus stricte acception du mot, la loi de la conservation de la force. Telle est la voie de ce matérialisme logique qui nous conduit immédiatement aux « limites de la connaissance de la nature ».

Essayons de faire du matérialisme logique avec un exemple (39).

Un négociant est assis commodément dans son fauteuil et ne sait même pas si la majeure partie de son moi s’occupe de fumer, de dormir, de lire un journal ou de digérer. Entre un domestique avec une dépêche portant : « Anvers, etc. Jonas et Cie ont fait faillite. » — « Que Jacques attelle les chevaux ! » Le domestique vole. Le négociant a bondi, ayant complètement repris possession de lui-même ; après avoir fait quelques douzaines de pas dans sa chambre, — il descend au comptoir, donne des ordres aux commis, dicte des lettres, remet des dépêches et monte en voiture. Les chevaux sont haletants ; il est à la banque, à la bourse, chez ses confrères. Une heure n’est pas écoulée que, de retour chez lui, il se jette de nouveau dans son fauteuil en soupirant Dieu merci, j’ai paré le plus mauvais coup ; maintenant, réfléchissons ! »

Voilà une belle occasion de faire un tableau psychologique ! Frayeur, espérance, sensation, calcul, — ruine, victoire, sont accumulés en un instant. Et tout cela provoqué par une seule représentation Que n’embrasse pas la conscience humaine !

Doucement ! Examinons notre homme comme objet du monde matériel. — Il se lève brusquement. Pourquoi se lève-t-il brusquement ? Ses muscles se sont contractés comme le cas l’exigeait. Pourquoi ? Ils furent frappés par une impulsion de l’activité nerveuse, qui rendit libre la provision de force de tension emmagasinée. D’où vient cette impulsion ? Du centre du système nerveux. Comment y naquit-elle ? Par l’ —— « âme ». Le rideau tombe ; un saut périlleux nous a fait passer de la science dans la mythologie.

Pourtant nous voulions un matérialisme logique. Que l’âme soit le cerveau ! L’impulsion est donc sortie du cerveau. Si maintenant nous nous arrêtons ici, la question sera tout aussi mythique qu’auparavant. Tout cela n’est d’aucun secours. Suivons, il le faut, la série causale physique, sans tenir aucun compte de ce qu’on appelle la conscience, à travers le cerveau, jusqu’à l’origine première de tout ce mouvement subit. Ou bien devons-nous prendre le chemin opposé ? Qu’est-ce qui est entré dans cet homme ? L’image de quelques traits marqués au crayon sur du papier blanc. Certains rayons de lumière atteignirent la rétine, lesquels par leurs vibrations ne développèrent en soi pas plus de force vive que d’autres rayons de lumière. La force vive pour le processus de transmission est préparée dans le nerf, comme celle de la contraction musculaire, dans les muscler ; elle ne peut qu’être dégagée par l’impulsion infiniment faible de l’ondulation lumineuse, comme les forces de tension du baril de poudre le sont par l’etincelle brillante. Mais d’où vient que précisément ces lignes ont produit cet effet chez cet homme ? Toute réponse qui recourt ici a des « représentations » ou à d’autres choses semblables ne mérite pas même d’être appelée réponse. Je veux voir les transmissions, les voies de la force vive, l’étendue, la propagation et les sources des processus physique et chimique d’où émanent les impulsions des nerfs qui mettent en mouvement, dans le mécanisme servant aux bonds, d’abord le muscle psoas, puis le rectus femoris, les vasti et tout le faisceau coopérateur des muscles. Je veux voir les courants nerveux bien plus importants qui se répandent dans les organes de la parole, dans les muscles respiratoires, qui provoquent l’ordre, la parole, l’appel, qui renouvellent au décuple le mêmejeu par la voie des ondulations sonores et des nerfs auditifs d’autres individus. Je veux en un mot faire cadeau, pour le moment, aux pédants d’école de ce qu’on appelle l’action psychique, et expliquer par des causes physiques l’action physique que j’ai sous les yeux.

Le lecteur ne m’accusera pas d’exiger des impossibilités pour recourir finalement à un deus ex machina. Je pars du principe que l’homme est parfaitement compréhensible, et quand on ne peut pas, à l’instant même, expliquer le tout, je sais me résigner. De même que, pour le paléontologiste, une seule mâchoire trouvée dans le bassin de la Somme représente toute une race d’hommes des temps anciens avec toutes ses générations, de même je serais content, pour peu que l’on voulût m’élucider la connexion entre la première impression produite par l’onde lumineuse et les impulsions de mouvement liées à l’examen plus attentif des lettres de l’alphabet, et me la faire comprendre à peu près aussi bien que le mouvement réflexe dans la contraction d’une cuisse de grenouille. Au lieu de cela, on fouille dans le cerveau pour y trouver la « pensée », le « sentiment », la « volonté », comme si l’on voulait découvrir dans les muscles de la partie inférieure du bras d’un pianiste les dièses, les bémols, les allégro, les adagio et les fortissimo, chacun dans une cachette particulière.

Sans doute la physiologie du cerveau, à peine naissante et traitée rationnellement ; ne pourra de longtemps encore résoudre de pareils problèmes ; dans un certain sens, on commence seulement à avoir l’intuition de la profondeur infinie des problèmes qui s’accumulent ici. L’ancien matérialisme et l’idéalisme de l’ancienne métaphysique trouvent des solutions avec une égale facilité, mais ce ne sont que de simples mots ; car admettre une âme immatérielle et lui attribuer simplement le nombre des « facultés » nécessaire pour expliquer les phénomènes, ou bien faire de ces mêmes « facultés » des fonctions de la matière, sont des procédés indifférents, alors qu’il s’agit d’établir s’il n’y a là que des mots ou un savoir réel. Dans les deux cas, le mot, qui cache le phénomène au lieu de l’expliquer, remplace le problème physique. On a beau critiquer en myope la conception mécanique du monde, elle n’en possède pas moins une grande supériorité sur ses rivales ; car, tout en nous faisant entrevoir un nombre infini de problèmes, elle nous accorde un premier petit succès, qui nous prouve que nous sommes entrés dans la bonne voie.

On me dit : « Mais la crainte, l’espérance, l’ardeur de ton négociant sont pourtant aussi quelque chose ; cet homme ressent pourtant quelque chose. Cela n’aurait-il donc pas de cause ? » En fait, nous avons presque oublié le nervus sympathicus, l’influence du nervus vagus sur le mouvement du cœur et tous les effets, si nombreux, répandus dans le corps entier, de la révolution qui s’opère dans le cerveau, quand une si faible impulsion, venue du monde extérieur, jette l’homme dans le mouvement le plus violent. Nous voulons aussi apprendre à connaître ces courants avant de nous déclarer satisfaits. Nous voulons savoir exactement comment naissent les nombreuses sensations, tantôt fortes tantôt faibles à l’extrême, que l’un éprouve à la langue, un autre dans la région de l’estomac, un troisième dans les mollets, un quatrième dans le dos si c’est uniquement dans les parties centrales ou par un mouvement circulaire de transmissions centrifuges et centripètes. Ce mouvement circulaire joue un rôle considérable dans toutes les sensations ; cela ressort, avec certitude, d’un grand nombre de phénomènes.

Czolbe fut vivement critiqué par ses adversaires, parce qu’il exigeait pour la naissance de la conscience un mouvement rétrograde du fluide nerveux qui, suivant lui, s’opérait dans chacun des globules ganglionnaires. J’ai toujours été étonné de ce que la circulation réelle de l’activité des nerfs, qui joue un si grand rôle dans toutes les sensations, n’a jusqu’ici presque pas attiré l’attention. Lors de toute excitation un peu vive de l’activité cérébrale, un courant d’effets positifs ou négatifs parcourt le corps entier, à l’aide des nerfs végétatifs et moteurs, et c’est seulement quand nous éprouvons, grâce aux nerfs sensitifs, les réactions des changements ainsi opérés dans notre organisme, que nous ressentons notre propre émotion morale. L’état subjectif, que nous appelons sensation, est-il connexe avec toute cette circulation, ou avec les états de tension qui, après son accomplissement, naissent dans l’organe central, ou avec d’autres mouvements et états de tension qui naissent simultanément dans les organes centraux ? c’est ce que nous n’examinerons pas ; il serait à désirer que l’on pût nous démontrer l’existence de ces états de tension et nous révéler les lois de cette circulation avec ses combinaisons qui se comptent par millions.

On objecte que nous perdons de vue la chose elle-même à force de nous occuper de purs symptômes. Mais quelqu’un pourrait-il nous prouver qu’après l’élimination de tous les symptômes que nous voudrions étudier, il resterait encore une chose à examiner ? Que l’on veuille bien s’expliquer ce que l’on aurait encore à chercher, quand on connaîtrait les courants nerveux et les états de tension de l’acte de la sensation. Ce ne pourrait être ou que l’état subjectif de celui qui éprouve la sensation, pu que la valeur intellectuelle du contenu de la sensation. Naturellement personne n’aura jamais conscience du premier, si ce n’est le sujet lui-même, et les nombreuses discussions provoquées par la célèbre comparaison des urines, de Vogt, ont démontré clairement que l’on ne peut pas considérer la « pensée » comme un produit particulier, à côté des phénomènes matériels, mais que l’état subjectif lui-même de l’individu qui éprouve la sensation est en même temps, pour l’observation externe, un état objectif, un mouvement moléculaire. Cet état objectif doit, d’après la loi de la conservation de la force, être intercalé dans la série causale qui ne présente pas de lacunes. Que l’on nous représente cette série aussi complète que possible Cela doit pouvoir se faire sans égard à l’état subjectif, celui-ci n’étant pas un anneau particulier dans la chaîne des phénomènes organiques, mais seulement pour ainsi dire l’observation d’un de ces phénomènes à un autre point de vue. Il est vrai que nous rencontrons ici une limite du matérialisme, mais seulement si nous voulons le suivre jusqu’au bout avec une logique rigoureuse. Nous pensons effectivement que dans la sensation, en dehors et à côté des phénomènes nerveux précités, il n’y a à peu près rien à chercher ; seulement ces phénomènes eux-mêmes se manifestent encore d’une tout autre manière, savoir celle que l’individu appelle sensation. Il est permis de croire que l’on arrivera un jour à déterminer avec plus de précision la partie des phénomènes physiques qui coïncide, sous le rapport du temps, avec la naissance d’une sensation de l’individu. Ce serait très-intéressant, et l’on ne pourrait certainement rien objecter si l’on désignait alors simplement par « sensation » cette portion déterminée de la circulation des processus nerveux. Quant à une détermination plus précise des rapports du processus subjectif de sensation avec le processus nerveux étudié objectivement, elle pourrait bien être impossible.

En ce qui concerne la valeur intellectuelle du contenu de la sensation, elle non plus ne pourra guère se laisser séparer complètement du phénomène physique. Un chef-d’œuvre de sculpture et sa copie grossière apportent sans doute à la rétine de l’observateur un nombre analogue d’excitations lumineuses ; mais pour peu que l’œil suive les lignes, d’autres sensations de mouvement se produisent dans les muscles des yeux. Ces dernières excitations étendent plus loin leur action, non d’après la masse absolue du mouvement, mais d’après les rapports numériques les plus délicats entre les différentes impulsions motrices, ce qui ne doit pas nous sembler contraire à la nature, si nous réfléchissons au rôle que les rapports numériques jouent dans la première formation des impressions sensorielles. Il est vrai que précisément ce point fait partie des dernières et plus difficiles énigmes de la nature. Nous n’avons pourtant pas le moindre motif pour chercher en dehors des processus ordinaires de la sensation ce qui à une importance intellectuelle, la sensation façonnée artistiquement ou la pensée ingénieuse. Seulement on ne doit certes pas procéder comme ferait un homme qui voudrait découvrir dans les tuyaux isolés les mélodies qu’un orgue peut produire.

Le concours d’impulsions nerveuses très-nombreuses et extraordinairement faibles, si on les étudie une à une, devra nous donner la clef de l’explication physiologique de la pensée, et la forme suivant laquelle s’opère ce concours est ce qui caractérise chaque fonction prise séparément. Ce qui ici reste inexpliqué, la manière dont le processus externe de la nature est en même temps un processus interne pour le sujet pensant, voilà précisément le point qui dépasse en général les limites de la connaissance de la nature.



20. Voir Histoire du Matérialisme, tome Ier, p. 360 et 522, note 72.

21. Müller, Handbuch der Physiologie des Menschen, tome Ier, dritte Auflage, 1837, p.855.

22. Die Phrenologie, von Dr  M. Castle, Stuttgart, 1845, p. 27 et suiv.

23. Voir Longet, Anatomie et Physiologie du système nerveux de l’homme et des animaux vertébrés, Paris, Fortin et Masson, 1842, tome Ier p. 757 et suiv.

24. Longet, ibid., tome Ier, p. 683 et suiv.

25. Voir Piderit, Gehirn und Geist. Entwurf einer physiologischen Psychologie, Leipzig und Heidelberg, 1863. Ici, à vrai dire, l’idée de ramener l’activité de l’esprit à l’activité réflexe se trouve encore unie à la distinction insoutenable d’un « organe de la représentation » et d’un « organe de la volonté ». Wundt, qui a non-seulement conçu, mais encore brillamment réalisé une « psychologie physiologique », démontre, p. 828 et suiv. d’une façon très-claire la complète analogie entre les « réflexes composés du cerveau » et ceux de la moelle épinière. — Voir aussi Horwicz, Psychologische Analysen, Halle, 1872, p. 202.

26. Voir Pflüger, Die sensorischen Functionen des Rückenmarks der Wirbelthiere, Berlin, 1853 ; et sur la contre-expérience : Goltz, Die Functionen der Nervencentren des Frosches in den Königsberger medicinischen Jahrbüchern, II, (1860). — Voir un compte rendu détaillé, notamment de la dernière expérience, chez Wundt, Vorlesungen über die Menschen-und Thierseele, Leipzig, 1863, II, p. 427 et suiv. — Voir de plus Wundt, Physiologische Psychologie, p. 824-827.

27. Nous ne sommes donc nullement disposé à regarder le réflexe lui-même comme ce qui répond objectivement à la sensation (subjective) ; cette dernière correspondrait plutôt à la résistance que le réflexe doit surmonter dans l’organe central, de sorte qu’il faudrait admettre d’autant moins de sensation que le cours du réflexe serait moins entravé. Si le réflexe est arrêté par un centre supérieur, il faudra admettre que l’endroit où se produit la sensation est maintenant aussi transféré dans le centre supérieur, et peut-être, chez un animal complet, à cerveau développé, une sensation nette et distincte n’a-t-elle généralement lieu que dans le cerveau, tandis que les faits de sensation des centres subordonnés ne contribuent qu’à l’harmonie du sentiment commun. Ici se présente la très-difficile question de la conscience ; car il est évident que l’on ne peut indiquer aucun degré précis d’un état d’excitation physique dans une partie quelconque des organes centraux, lequel serait en soi et nécessairement rattaché à la conscience, Il semble au contraire que l’entrée d’un état d’excitation dans la conscience dépend toujours d’une relation entre les forces de toutes les excitations appartenant au domaine de la sensation et existant en même temps. Ainsi le même phénomène physique pourrait avoir lieu exactement avec le même effet réflexe, une première fois d’une manière consciente, une seconde fois d’une manière inconsciente. Cela est à noter en même temps pour la théorie des représentations « latentes » ou « inconscientes », sur lesquelles règne encore tant d’incertitude, même à l’époque actuelle. Naturellement il ne s’agit pas d’une « conscience inconsciente », mais tout simplement du jeu inconscient du même mécanisme, qui, dans un autre état d’ensemble, se rattache à l’effet subjectif d’une représentation déterminée. Qu’il y ait, dans ce sens, des représentations latentes, c’est l’ABC de toute psychologie empirique, et un examen rigoureux doit constater que non seulement des actes visant un but quoique inconscients, mais encore des faits d’association de l’espèce la plus variée résultent de ce jeu du même mécanisme, qui est en connexion avec la représentation dans un autre état d’ensemble du cerveau.

Cette incontestable influence de l’état d’ensemble dans le tout relié organiquement nous fait reconnaître avec Wundt qu’il n’est nullement indifférent pour la question de la conscience de savoir si un centre de la moelle épinière est encore en connexion avec le cerveau ou en est séparé[2]. Nous serions aussi d’accord avec lui sur ce point, c’est que, dans la moelle épinière d’un animal qui, par l’effet de son organisation, ne possède pas un cerveau, on doit admettre une conscience plus lucide que dans la moelle épinière, séparée, d’un animal d’une organisation supérieure. En outre, il est indubitable que l’hypothèse d’une conscience dans les centres distincts de deuxième et de troisième rang ne contribue pas du tout à l’explication des mouvements[3]. Par contre, nous différons d’avis avec Wundt, quand il croit que le manque de tout souvenir et celui de tout mouvement spontané qui en résulte[4] chez la grenouille décapitée fournit un argument contre l’existence réelle de la conscience. Sans doute, et Wundt aussi le reconnaît, à chaque conscience semble appartenir une synthèse ; mais celle-ci n’a pas un besoin absolu de s’étendre sur un long espace de temps ni de réunir en une unité des sensations diverses. Dans la simple connexion de l’état nouveau avec l’état précédent gît déjà une synthèse qui rend possible logiquement une conscience. Il faut et il suffit que la sensation ait rapport à un changement d’état. — Répétons d’ailleurs ici qu’il ne peut jamais être question d’expliquer les mouvements par la conscience partielle simplement hypothétique ; c’est l’inverse : il faut, à l’aide de l’association particulière d’un mécanisme plus simple et plus facile à comprendre avec la conscience partielle, expliquer comment, grâce à une complication infiniment plus grande, l’ensemble peut obéir à une mécanique rigoureusement physiologique et être en même temps te substratum d’un certain nombre de représentations variées. On doit expliquer la machine par ses rouages distincts, mais ne pas donner à un rouage distinct, outre ses autres propriétés, une puissance mystique qui lui reviendrait comme à une portion de la machine.

28. Müller, Handbuch der Physiologie, I, dritte Auf. p. 845.

29. Voir Huschke, Schœdel, Hirn und Seele, Jena, 1854, p. 177 et suiv.

30. Voir surtout Meynert, vom Gehirne der Säugethiere, dans Stricker : Handbuch der Lehre von den Geweben, Leipzig, 1871, p. 694 et suiv.

31. Voir Hermann, Grundriss der Physiologie, vierte Auflage, p. 316 et suiv. — Wundt, Physiologische Psychologie, p. 104 et passim.

32. Ici vient en aide un principe très-important : un faible état d’irritation qui existe déjà dans un nerf augmente l’irritabilité du nerf pour une excitation nouvelle ; voir Hermann, Physiologie, vierte Auflage, p. 323. Cette connexion jette notamment une vive clarté sur l’association des représentations.

33. Nothnagel in Virchow’s Archiv für pathologische Anatomie und Physiologie, tome LVII, p. 196 et suiv.

34. Nothnagel, ibid., p. 201 et p. 205.

35. Hitzig, Untersuchungen über das Gehirn, Berlin, 1874, p. 31 et 56.

36. Ferrier parle de ses recherches dans ses rapports de 1873 sur ses visites dans les asiles d’aliénés de l’Ouest. Une courte note se trouve dans le journal Academy, 1er  nov. 1873. Voir, du reste, rapport et critique chez Hitzig, Untersuchungen über das Gehirn, p. 63-113.

37. Hitzig, Untersuchungen, p. 52 ; voir Fechner, Elemente der Psychophysik, I, p. 7.

38. Wnndt, Grundzügen der physiologischen Psychologie, Leipzig, 1873, p. 226 et 228.

39. L’exemple qui suit aurait peut-être été omis dans la 2e édition, si un malentendu très-caractéristique ne m’avait prouvé que de pareils éclaircissements sont nécessaires pour beaucoup de lecteurs, et que même on devrait, si c’était possible, les accompagner d’un commentaire, et cela pour des cercles de lecteurs, que l’on croirait plus intelligents. Ainsi le professeur R. Seydel, dans une conférence[5] a soumis l’exemple donné par nous à une critique détaillée, et de plus, avec une étonnante naïveté, il a qualifié de « bévue » (!) flagrante précisément le point capital, qui seul nous avait déterminé à donner un exemple. Seydel dit (p. 17) :

« Ici, sur un point seulement, Lange a commis une bévue, que nous ne pouvons attribuer à la conception mécanique comme telle. On comprend très-bien que la dépêche, comme objet physique, c’est-à-dire le papier, le plomb et les ondulations lumineuses, ne pouvait pas être admise dans cette série causale ! Il est évident que ce qui a fait bondir le négociant, c’est uniquement la teneur de la dépêche, c’est-à-dire non les lettres alphabétiques, mais le sens qui résultait de ces lettres. Autant cela se conçoit de soi-même, etc. »

Ici vraiment je ne puis m’empêcher d’exprimer le vœu qu’enfin, même chez les « philosophes », on veuille bien s’habituer à apprendre régulièrement une chose avant de se mêler d’en parler. Quiconque a la notion même la plus superficielle de la logique d’une série causale, en physique, à plus forte raison de la loi de la conservation de la force, doit savoir qu’assurément ici « le papier, le plomb et les ondulations lumineuses » font partie de la série causale, et quiconque suivra attentivement l’ensemble de mon développement, verra nécessairement que je n’ai admis l’exemple que pour cette apparence paradoxale. Je voulais par là forcer le lecteur attentif de se faire une idée claire de la conception mécanique de l’univers dans toute sa logique, et cette contrainte doit réussir chez tous ceux qui sont assez versés en physique pour savoir que « contenu et « signification » ne sont pas des forces qui passent de la dépêche en moi, mais qu’elles naissent seulement en moi. Il n’entre en moi que ces ondulations lumineuses, et maintenant on peut se borner à se demander si l’on veut déduire ou non les conséquences de la conception mécanique du monde. Il faut savoir si l’on affirme ou si l’on nie la question que Hermann[6] formule avec une incomparable clarté : « Le même enchaînement d’impressions centripètes n’aurait-il pas toujours dans le même organisme un effet toujours le même (le même mouvement volontaire en apparence) ? » Il faut savoir si, avec Helmholtz[7] l’on veut, oui ou non, appliquer aussi aux êtres vivants la loi de la conservation de la force.

Sans doute il y a assez de matérialistes débonnaires qui ne se sont encore jamais fait une idée bien claire de cette logique et qui, en face d’un exemple tel que le nôtre, ne répugnent aucunement à se réfugier derrière les mots de « contenu » et de « signification » ; mais ce sont précisément des gens qui n’ont jamais rien appris de sérieux. D’un autre côté, il y a aussi des penseurs graves, des intelligences perspicaces qui reculent devant cette extrémité et se laissent dérouter par l’application à l’homme de la loi de la conservation de la force. Une populaire « réfutation du matérialisme » pourrait donc spécieusement s’appuyer sur notre exemple et argumenter à peu près en ces termes : « Si la conception mécanique de l’univers est exacte, tout l’effet qui suit doit provenir des ondulations lumineuses pénétrant dans l’œil, de concert avec les forces de tension qui existent déjà dans le cerveau. Or, cela est incroyable, donc, etc. » — Mais en réalité la chose n’est pas aussi incroyable, si l’on tient compte des éléments de la psychologie physiologique. En général, nous avons devant les yeux non seulement des « ondulations lumineuses », mais encore des formes déterminées et des combinaisons de lettres de l’alphabet. La série de ces impressions, dans l’acte de la lecture, agit directement sur l’organe du langage en partie par le nerf optique, en partie par le centre de mouvement des muscles de l’œil, à l’aide des fibres du système d’association. C’est alors que sont émis des mots d’une importante « signification ». Qu’est-ce que cela veut dire, physiologiquement parlant ? Tout simplement qu’un groupe de cellules et de nerfs est excité, lequel possède des conduits infiniment nombreux et forts, qui aboutissent à d’autres régions de l’écorce cérébrale. Un processus très-vif de l’ « association » des représentations se manifeste en tous sens et met le cerveau entier dans un état de vive excitation, tandis que des mots « sans signification », c’est-à-dire des mots qui n’ont que des communications faibles ou pas du tout de communications anciennes et vigoureuses avec d’autres parties du cerveau, ne pourraient en faire autant. L’effet du bond en sursaut, etc., se produit ensuite au moyen du mécanisme « téléologique » connu, qui déjà joue son rôle dans la grenouille décapitée.

Naturellement nous ne donnons pas ici une « explication » du fait physique, mais seulement l’indication de la possibilité d’une explication pour ceux des lecteurs qui, comme Seydel, pourraient trouver « évidente » que la chose se passe différemment. Le fondement réel du principe de la conservation de la force est, d’après notre théorie logiquement construite d’un bout à l’autre, sa nature axiomatique comme principe de l’enchaînement du monde des phénomènes. Quant à la « réfutation du matérialisme », il faut la puiser en partie aux sources les plus profondes de la théorie de la connaissance ; elle se trouve déjà précisément en rapport avec notre exemple dans les remarques que nous avons faites plus haut à propos des Grenzen des Naturerkennens de Du Bois-Reymond. Voir en particulier les détails, p. 161-174.

  1. Cité dans la Physiologie de Müller.
  2. Voir Physiologische Psychologie, p. 714 et suiv.
  3. Wundt, ibid., p.829.
  4. Wundt, ibid., p. 825 et suiv.
  5. Widerlegung des Materialismus und der mechanischen Weltanschauung, Berlin, 1873.
  6. Physiologie, vierte Auflage, p. 459.
  7. Populäre Vorträge, zweite H., p. 200.