Histoire du matérialisme/Tome II/Partie II/Chapitre 4

Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 2p. 263-316).


CHAPITRE IV

Darwinisme et téléologie.


L’intérêt pour la polémique darwinienne s’est beaucoup accru, les questions ont été spécialisées, mais les lignes principales sont restées les mêmes. — La superstition de l’espèce. — Nécessité de d’expérimentation. — La téléologie. — L’individu. — Le réseau des divisions du règne animal devient inutile pour les animaux inférieurs. — Stabilité des formes organiques comme conséquences nécessaires de la lutte pour l’existence. — L’équilibre des formes. — L’imitation (mimicry). — Corrélation de la croissance. Espèces morphologiques. La loi de développement. — Différences entre des formes primitives semblables les unes aux autres. — Descendance monophylétique et polyphylétique. — Téléologie fausse et vraie. — La téléologie de Hartmann comme modèle de fausse téléologie fondée sur une grossière méprise relative au calcul des probabilités. — La valeur de la Philosophie de l’inconscient n’est pas déterminée par là.


Lorsque parut la première édition de mon Histoire du Matérialisme, le darwinisme était, encore de fraîche date ; les partis commençaient, à prendre position ou mieux le parti, rapidement croissant, des « darwinistes allemands » se constituait encore et la réaction, qui voit aujourd’hui dans la question des espèces le point le plus menacé de l’ancienne conception du monde, n’avait pas encore endossé son armure, parce que cette réaction ne pas encore très-bien la portée de cette grande question et la puissance interne de la nouvelle doctrine.

Depuis lors, l’intérêt pour ou contre s’est tellement concentré sur ce point que, non-seulement il est né une vaste littérature sur Darwin et le darwinisme, mais que l’on peut encore affirmer que la polémique relative au darwinisme est aujourd’hui ce qu’était alors la polémique plus générale touchant le matérialisme. — Büchner, il est vrai, trouve toujours de nouveaux lecteurs pour Force et Matière, mais on n’entend plus de feuille littéraire pousser un cri d’indignation quand il en paraît une édition nouvelle ; Moleschott, le véritable auteur de notre mouvement matérialiste, est presque oublié du grand public ; Carl Vogt lui-même n’est plus, guère mentionné, à moins qu’il ne s’agisse de questions spéciales d’anthropologie ou de quelques saillies inoubliables de sa verve caustique. Au lieu de cela tous les journaux prennent parti pour ou contre Darwin ; presque quotidiennement des écrits plus ou moins volumineux se publient sur la théorie de la descendance, la sélection naturelle et particulièrement, cela se comprend, sur l’origine de l’homme, tant d’individus de l’espèce humaine se trouvant tout affolés quand surgit un doute sur l’authenticité de leur arbre généalogique.

Malgré ce grand mouvement, nous pouvons, aujourd’hui encore, maintenir intact presque tout ce que nous avons écrit, il y a huit ans, à propos du darwinisme ; mais cela ne suffit plus actuellement. Les publications se sont multipliées, bien que les résultats scientifiques obtenus ne soient pas en rapport avec la masse de papier employée les questions se sont spécialisées. Alors Darwin était le seul représentant influent non-seulement de la théorie de la descendance, mais on peut presque dire de l’explication naturelle des formes organiques en général. Aujourd’hui on voit diriger de vives attaques contre Darwin et le darwinisme par des gens qui s’en prennent exclusivement à la théorie de la sélection naturelle, comme si tout le reste fût né sans l’intervention de Darwin. Les nuances les plus diverses des théories, qui à cette époque-là n’existaient encore qu’en germe, se sont accentuées aujourd’hui et ont apporté de nouveaux arguments, de nouvelles objections. Ce que nous avons dit alors de cette question ne peut donc plus guère servir présentement que d’introduction générale à une discussion plus approfondie ; mais comme plusieurs de nos assertions d’alors ont été soit approuvées, soit critiquées, nous allons les reproduire intégralement, en nous réservant seulement d’ajouter les modifications nécessaires dans des notes ou des suppléments ultérieurs. — Il n’existe peut-être pas, dans toute la science moderne, d’exemple d’une superstition aussi insoutenable, aussi grossière que celle de l’espèce, et, sur peu de points sans doute, on s’est bercé et endormi du sommeil dogmatique à l’aide de plus faibles arguments (54). On a peine à comprendre qu’un naturaliste, qui se préoccupe, depuis vingt ans, d’établir l’idée d’espèce, qui entreprend de poser un nouveau critérium de l’espèce dans la faculté de se propager, ne fasse, pendant tout ce temps, aucune expérience relative à cette question, mais se contente, en véritable historien de la nature, de passer au crible, comme critique, les récits que le hasard lui a transmis. Sans doute, sur le terrain de l’étude de la nature aussi, on doit admettre la division du travail entre l’expérimentation et l’appréciation critique des expériences, et cela dans un sens plus large que d’ordinaire. Mais lorsqu’on voit un champ demeurer encore inculte aussi complètement que celui de la formation des espèces, la première pensée, à laquelle nous conduisent forcément la saine raison et la méthode des sciences de la nature, est que, sur ce terrain comme sur tous les autres, l’expérimentation peut seule nous apprendre quelque chose. Or André Wagner s’est égaré si loin hors du sentier de l’étude de la nature, qu’il s’imagine opérer de grandes choses en réclamant une constatation judiciaire pour les prétendues formations d’hybrides, et qu’en attendant il maintient ses dogmes comme inébranlables (55). C’est sans doute la le procédé convenable, quand on regarde comme sa propriété personnelle un préjugé que l’on a pris en affection, et que l’on oppose la prescription il quiconque veut l’enlever ; mais ce point de vue n’a pas la moindre analogie avec la recherche scientifique. Un trait suffira pour caractériser cette méthode, et l’approfondir davantage serait prodiguer son temps en pure perte.

Il existe une série de formations évidentes d’hybrides, produites par le caprice de quelques amateurs ou par le hasard, formations plus ou moins authentiques et qui passent de bouche en bouche. Or grâce à ces matériaux est tranchée la question de la fécondité 1o des hybrides entre eux ; 2o des hybrides avec la race mère. On voit au premier coup d’œil, quand on passe en revue ces admirables matériaux, que : 1o il n’existe pas ou presque pas d’exemples de la fécondité des hybrides entre eux, parce que l’on ne possédait qu’un hybride, qui ne pouvait être apparié avec un hybride semblable, ou parce que l’on avait séparé ou donné les hybrides de sexes différents, personne ne s’étant avisé d’expérimenter sur la formation de nouvelles races ; 2o est constatée la grande vérité que les hybrides reviennent peu à peu à la race primitive, parce que de génération en génération, on ne les a accouplés qu’à des individus de cette race. De là on déduit la grande conclusion que les hybrides ou sont stériles ou ne peuvent se reproduire que par accouplement avec la race de leurs parents ; car aux énonciations contraires « la preuve légale fait défaut ». L’antagoniste perd nécessairement son procès ; l’inventaire des traditions est sauvé.

Chacun sait comment il faudrait s’y prendre, si l’on voulait, non pas sauver la tradition, mais découvrir la vérité, ce qui serait certes un but digne d’un homme qui s’est occupé pendant vingt ans de la question des espèces. Il faudrait évidemment opérer d’abord des croisements sur une plus large échelle, comme par exemple entrée linottes et serins des Canaries, avec toute la sollicitude que les sciences actuelles, de la nature portent habituellement sur les autres terrains et à laquelle elles doivent, en général, leurs brillants succès. Une série prolongée de croisements est nécessaire, non-seulement pour éliminer le hasard et obtenir une movenne, mais encore pour résoudre un problème qui exige des expériences plus ou moins nombreuses. Que l’on rassemble en nombre égal des couples d’hybrides semblables, de plus que l’on apparie les hybrides avec des individus de la race soit paternelle, soit maternelle. Que l’on place, autant que possible, ces couples dans des conditions égales d’âge relatif et absolu, de soins, de milieu, ou que l’on diversifie méthodiquement ces conditions, et l’on obtiendra un résultat permettant déjà quelques conclusions probables ; on rendrait ainsi à la science des services assurément plus considérables qu’en discutant vingt ans, comme André Wagner, l’authenticité de récits de grandes chasses.

Darwin a fait un pas puissant vers l’achèvement d’une conception de d’univers philosophico-naturelle, et cette conception peut satisfaire tout à la fois le cœur et l’esprit, car en même temps qu’elle est fondée sur la base solide des faits, elle représente en traits grandioses l’unité du monde, sans contredire les données particulières. Mais son exposé de l’origine des espèces veut, en tant qu’hypothèse de la science de la nature, être confirmé par l’expérimentation, et Darwin aura rendu de grands services s’il parvient à appeler l’esprit des recherches méthodiques sur un terrain qui lui promet la plus abondante récolte, au prix, il est vrai, d’un dévouement et d’une persévérance extrêmes. Plusieurs des expérimentations nécessaires dépasseront peut-être les forces et même la durée de la vie active de l’expérimentateur, et les générations futures pourront seules cueillir ce que l’époque présente aura semé. Mais c’est précisément en cela que se manifestera un nouveau progrès dans la conception grandiose de l’œuvre de la science et, si l’on saisit bien la portée de cette œuvre, on verra nécessairement se fortifier le sentiment de la solidarité universelle et de la communauté des buts vers lesquels tendent les entreprises les plus hardies de l’humanité.

Cette influence de la théorie de Darwin sur les savants provient de la simplicité, de la clarté, du fini de la pensée fondamentale, dont le germe se rencontrait déjà dans les expériences et les exigences méthodiques de l’époque actuelle et devait aisément résulter de la combinaison occasionnelle de plusieurs idées de notre temps. Mais la science doit bien plus encore sans doute à la persévérance avec laquelle Darwin étudia une question qui, dès l’année 1837, le maîtrisa puissamment, à son retour d’un voyage de circumnavigation entrepris dans un but scientifique, question à laquelle il consacra dès lors sa vie entière. Les riches matériaux recueillis par ce naturaliste n’ont, pour la plus grande partie, pas encore été publiés ; les preuves les plus convaincantes de ses assertions font encore défaut, et un grand ouvrage, qui paraîtra plus tard, nous exposera dans toute leur étendue, comme il faut l’espérer, les gigantesques travaux de cet homme éminent (56). Bien des savants suspendent leur jugement sur la théorie de Darwin jusqu’à l’apparition de cet ouvrage, et cette prudence n’est point blâmable, car assurément, même dans ce monument de l’activité et de la sagacité humaines, la critique aura fort à faire pour séparer ce qui doit rester d’avec ce qui est transitoire et subjectif. Mais on fera bien de ne point perdre de vue qu’une vérification suffisante de cette remarquable hypothèse ne peut nullement dépendre de ces seuls matériaux ; il faudra les travaux originaux de nombreux savants et peut-être les expérimentations faites par des générations successives, pour confirmer la théorie de la sélection naturelle par la sélection artificielle qui, dans un temps très-court relativement, peut accomplir une œuvre pour laquelle la nature a besoin de milliers d’années. D’un autre côté, la théorie de Darwin a déjà, dans sa forme actuelle, une importance qui dépasse de beaucoup la portée d’une question posée fortuitement. Son recueil d’observations n’a pas la moindre analogie avec les ineptes protocoles de Wagner sur l’authenticité de quelques récits de chasses. Darwin sait mettre d’accord avec sa théorie toute l’histoire naturelle des plantes et des animaux, en combinant avec finesse et perspicacité des observations irrécusables. Tous les rayons se concentrent en un foyer et le riche développement de la théorie fait entrer dans le courant de la démonstration les phénomènes de la vie organique en apparence les plus disparates. Mais, si l’on veut caractériser la partie la plus remarquable des résultats qu’il a obtenus, il faut montrer que ces applications de la pensée fondamentale, ces appuis que lui fournissent les propositions et les hypothèses auxiliaires, n’offrent presque nulle part rien de capricieux ni de forcé ; bien plus, maintes d’entre ces applications sont non-seulement plus évidentes en soi que l’idée principale, mais encore t’égalent et même la surpassent en importance scientifique. Ici notamment nous avons en vue la théorie de la lutte des espèces pour l’existence et les rotations profondes de cette théorie avec la téléologie.

La théorie de l’origine des espèces nous fait remonter vers un passé qui prend une teinte mystérieuse, en ce qu’aux fictions des mythes ne s’oppose ici qu’une somme de possibilités, dont le grand nombre restreint extrêmement la crédibilité à chacune d’elles. Au contraire, la lutte pour l’existence se déroute sous nos yeux, et cependant, durant des siècles, elle a échappé à l’attention d’une époque avide de vérité. Un critique de l’Isis de Radenhausen, laquelle était, dans ces dernières années (57), un système de la nature excellent, quoique dépourvu de profondeur ; un critique croit devoir faire une remarque, qui nous prouve combien il est difficile, même à un observateur assez impartial, de jeter un regard d’ensemble sur toutes ces questions, dans un moment où tout juge compétent est nécessairement amené à une conclusion précise. Radenhausen utilise la théorie de Darwin pour tirer des conséquences qui nous ramènent à l’antique opposition radicale d’Empédocle à la téléologie ; mais à avoue que la démonstration complète de la théorie de Darwin fait encore défaut. Deux assertions de son critique, dans le Literarisches Centralblatt, fournissent l’occasion de faire une remarque, qui d’ailleurs se présenterait inévitablement à notre esprit, et que nous ne faisons ici que parce qu’elle se présente naturellement à nous : « On préfère, dit le critique anonyme, mettre la possibilité d’heureux hasards à la place de l’action d’une cause située en dehors de l’univers, tendant vers un but, mais agissant d’une manière merveilleuse, et l’on trouve dans le développement successif que reçoit ce qu’un heureux hasard a commencé, une compensation à ceci que tous les phénomènes de l’univers, en dernière analyse, n’ont ni sens ni but, et que le beau et le bien ne se rencontrent pas au commencement, mais seulement à la fin ou du moins au milieu du cours des temps. Tant que ces découvertes (probantes) n’auront pas été faites, il sera permis de se demander si les hypothèses que ce naturalisme croit avoir le droit d’imaginer, sont moins hardies et risquées que les présuppositions de la conception téléologique de l’univers. »

Ce critique est un type ; la plupart de ceux qui, en face de la science actuelle de la nature, pensent encore devoir s’en tenir à la téléologie, se cramponnent aux lacunes de la connaissance scientifique, et ne voient pas qu’au moins la forme antérieure de la téléologie, la forme anthropomorphique, a été complètement éliminée par les faits, peu importe que la théorie naturaliste soit suffisamment établie ou non. La téléologie entière à ses racines dans l’idée que l’architecte des mondes agit de telle sorte que l’homme est forcé de trouver que ses actes visent un but à la façon de la raison humaine. Telle est déjà au fond la doctrine d’Aristote, et même la théorie panthéistique d’un but « immanent » maintient l’idée d’une finalité répondant à l’idéal humain, dût-elle supprimer la personne placée en dehors de l’univers, laquelle, à la façon des hommes, imagine d’abord ce plan et le réalise ensuite. Or il est aujourd’hui indubitable que la nature procède d’une manière qui n’a aucune analogie avec la finalité humaine ; bien plus, les principaux moyens qu’elle emploie sont tels que, apprécies par l’intellect humain, ils ne peuvent être comparés qu’au hasard le plus avenue. Sur ce point, nous n’avons plus à attendre de démonstration ultérieure ; les faits parlent avec une telle évidence, avec une telle unanimité, sur les terrains les plus divers de la nature, que l’on ne peut plus admettre aucune conception de l’univers en opposition avec ces faits et avec le sens que t’en est forcé de leur donner.

Si un homme, pour tuer un fièvre, tirait des millions de coups de fusil dans une vaste plaine et dans toutes les directions si, pour entrer dans une chambre close, il achetait dix mille clefs différentes et qu’il les essayât toutes ; si, pour avoir une maison, il bâtissait une ville et qu’il abandonnât ensuite aux vents et aux intempéries les maisons dont il n’aurait pas besoin, nul ne dirait qu’il agit d’après un plan ; on conjecturerait bien moins encore que de pareils procédés cachent une sagesse supérieure, des motifs secrets et une prudence consommée (58). Or quiconque, dans les sciences actuelles de la nature, voudra prendre connaissance des lois de la conservation et de la propagation des espèces — même des espèces dont nous ne comprenons pas la destination, comme par exemple les vers intestinaux, — trouvera partout une énorme profusion de germes vitaux. Depuis le pollen des plantes jusqu’à l’ovule fécondé ; depuis le grain de semence jusqu’à la plante germante ; depuis cette plante germante jusqu’à la plante adulte, portant à son tour des semences, nous voyons toujours revenir le mécanisme qui, à l’aide de la production par milliers d’êtres condamnés à une mort immédiate, et du concours fortuit des conditions favorables, conserve la vie autant que nous la voyons conservée dans les êtres survivants. La mort des germes de vie, l’insuccès de ce qui a commencé, est la règle ; le développement « conforme à la nature » est un cas spécial entre des milliers ; c’est une exception, et cette exception constitue la nature, dont le téléologie myope admire la conservation comme l’œuvre de la finalité. « Nous voyons, dit Darwin, la face de la nature resplendissante de sérénité ; nous voyons souvent surabondance de nourriture ; mais nous ne voyons pas ou nous oublions que les oiseaux qui, autour de nous, chantent si insoucieux, vivent habituellement d’insectes ou de semences et détruisent ainsi constamment la vie nous oublions jusqu’à quel point ces chanteurs, leurs œufs ou leurs petits sont dévorés par des oiseaux de proie ou d’autres animaux ; nous ne songeons pas que la pâture, qui surabonde à cette heure, fait défaut à d’autres époques de chaque année qui revient. » La rivalité pour une motte de terre, le succès ou l’insuccès dans la poursuite et l’anéantissement de la vie d’autrui déterminent l’extension des plantes et des animaux de toute espèce. Des millions d’animalcules spermatiques, d’œufs, de jeunes créatures flottent entre la vie et la mort, pour que quelques individus puissent se développer. La raison humaine ne connaît pas d’autre idéal que la meilleure conservation, le meilleur perfectionnement possible de la vie une fois commencée, jointe à la diminution des naissances et des morts. Pour la nature, la production exubérante et la destruction douloureuse ne sont que deux forces agissant en sens contraires et cherchant à s’équilibrer. — L’économie politique n’a-t-elle pas révélé, même pour le monde « civilisé », la triste loi d’après laquelle la misère et la disette sont les grandes régulatrices de l’accroissement de la population ? Même sur le terrain intellectuel, la méthode de la nature paraît être de livrer au dépérissement et au désespoir des milliers d’esprits également doués, également ambitieux, pour former un seul génie, qui doit son épanouissement à un concours de circonstances favorables. La compassion, la plus belle fleur des organismes terrestres, ne parvient à éclore que sur des points isolés et, même pour la vie de l’humanité, elle est un idéal plutôt qu’un des ressorts ordinaires. Ce que nous appelons hasard, dans le développement des espèces, n’est naturellement pas un hasard dans le sens des lois générales de la nature, dont le grand mécanisme produit tous ces effets mais il y a hasard, dans la plus stricte acception du mot, quand nous considérons cette expression par opposition aux actes d’une intelligence qui calcule à la façon humaine ; toutefois lorsque, dans les organes des animaux et des plantes, nous découvrons une certaine convenance, nous pouvons admettre que, dans l’éternel massacre des faibles, des formes innombrables et moins appropriées a leurs fins ont été détruites, de telle sorte qu’ici encore ce qui subsiste n’est qu’une exception heureuse dans l’océan des naissances et des morts. Ce serait là, au fond, une partie de la conception de l’univers d’Empédocle, traitée si dédaigneusement, conception confirmée par les matériaux infinis, mis au jour par les seules recherches exactes des dernières décades d’années.

Et cependant la question à une autre face. Est-il bien vrai, comme le prétend le critique de Radenhausen, que l’action merveilleuse de la causalité soit simplement remplacée par la « possibilité » de hasards heureux ? Ce que nous voyons n’est point possibilité, mais réalité. Pour nous le cas individuel n’est que « possible », pour nous il est « fortuit », parce qu’il est déterminé par le mécanisme des lois de la nature qui, au regard de notre intellect humain, n’ont rien à faire avec cette conséquence spéciale de leurs actions réciproques. Mais, dans le grand tout, nous pouvons reconnaître la nécessité. Parmi les cas innombrables doivent aussi se trouver les cas heureux ; car ils existent réellement, et tout ce qui a de la réalité est produit par les lois éternelles de l’univers. Et de fait, on n’élimine pas ainsi toute téléologie, mais l’on acquiert plutôt une intuition de l’essence objective de la finalité dans le monde des phénomènes. Nous voyons clairement que, dans les cas particuliers, cette finalité n’est pas la finalité humaine ; bien plus, autant que ses moyens d’action nous sont connus, elle n’est pas, comme on pourrait le croire, établie par une sagesse supérieure, mais par des moyens qui, décidément et évidemment, sous le rapport de leur valeur logique, sont les plus bas que nous connaissions. Or une telle appréciation elle-même n’est fondée que sur la nature humaine, et la conception métaphysique, religieuse des choses qui, dans ses fictions, dépasse ces limites, conserve toujours une sphère d’action pour rétablir la téléologie, laquelle reste simplement et définitivement éliminée de l’étude de la nature et de la philosophie naturelle critique.

L’étude du monde animal inférieur, qui, dans les dernières décades d’années, surtout depuis les découvertes de Steenstrup sur les générations alternantes, a fait des progrès considérables, élimine, du reste, l’antique idée d’espèce et projette aussi une vive lumière sur une question toute différente, du plus haut intérêt pour l’histoire du matérialisme sur la question de l’essence de l’individu organique (59). Grâce à leur connexion avec la théorie des cellules, les découvertes modernes commencent à exercer une influence si profonde sur nos conceptions physique set philosophiques, que les antiques questions sur l’essence de l’être paraissent adressées, aujourd’hui pour la première fois, sous une forme nette et claire, aux investigateurs et aux penseurs. Nous avons vu comment l’antique matérialisme tombe dans l’absurdité la plus complète, en considérant les atomes comme seuls existants, eux qui pourtant ne peuvent être les agents d’une unité supérieure, puisqu’ils n’ont d’autres rapports que ceux qui résultent du choc et de la pression. Mais nous avons vu aussi que précisément cette contradiction entre la multiplicité et l’unité est propre en général à l’intelligence humaine, et qu’elle se manifeste seulement avec le plus de clarté dans l’atomistique. Ici encore, le seul moyen de nous tirer d’embarras consiste à voir dans l’opposition de la multiplicité à l’unité une conséquence de notre organisation à admettre que, dans le monde des choses en soi, cette opposition s’explique d’une manière qui nous est inconnue, ou plutôt que cette opposition n’existe même pas. De la sorte nous échappons à la cause intime de la contradiction, qui consiste généralement dans l’admission d’unités absolues lesquelles ne nous sont données nulle part. Si nous concevons toute unité comme relative, si nous ne voyons dans l’unité que la synthèse qui se fait dans notre pensée, nous n’avons sans doute pas atteint à l’essence suprême des choses, mais bien rendu possible une marche conséquente dans la recherche scientifique. L’unité absolue de la conscience du moi y trouve peu son compte, il est vrai, mais il n’y a pas d’inconvénient à éliminer une idée en faveur depuis plusieurs milliers d’années. Dans ce chapitre, nous nous en tiendrons avant tout aux phénomènes généraux de la nature organique.

Gœthe, dont la morphologie nous apparaît comme une des conceptions les plus saines et les plus fécondes de la période troublée, de tant de façons, que remplit la philosophie de la nature, était arrivé au point de vue vers lequel nous poussent énergiquement aujourd’hui toutes les découvertes les plus récentes, simplement en pénétrant par la pensée dans les formes et transformations du monde végétal et animal. « L’être vivant, dit-il, n’est pas unique, mais multiple ; même quand il nous apparaît comme individu, il n’en reste pas moins une collection d’êtres vivants, distincts, qui sont égaux idéalement et virtuellement, mais qui peuvent, dans la manifestation phénoménale, devenir égaux ou semblables, inégaux ou dissemblables. Ces êtres sont en partie juxtaposés dès l’origine, en partie ils se rencontrent et se réunissent. Ils se séparent, se recherchent de nouveau, et donnent lieu ainsi à une production infinie, de toute manière et dans toutes les directions. — Plus la créature est imparfaite, plus ses parties sont égales ou semblables les unes aux autres, et plus elles ressemblent au tout. Plus la créature devient parfaite, plus les parties deviennent dissemblables entre elles. Dans le premier cas, le tout ressemble plus ou moins aux parties ; dans le second, il ne ressemble pas aux parties. Plus les parties se ressemblent, moins elles sont subordonnées les unes aux autres. La subordination des parties indique une créature plus parfaite. »

Virchow, qui a utilisé cette pensée de Gœthe, dans une excellente conférence sur les atomes et les individus (60), doit être rangé au nombre des hommes qui, par des recherches positives et une théorie pleine de sagacité, ont contribué à nous faire comprendre les rapports des êtres, dont l’intime communauté forme « l’individu ».

La pathologie, jusqu’alors champ rempli de préjugés grossiers et d’idées superstitieuses, fut expliquée par lui d’après cette même vie des cellules, qui, dans ses phénomènes normaux, produit l’ensemble de la vie de l’individu à l’état de santé. L’individu est, d’après sa définition, « une communauté unitaire dans laquelle toutes les parties concourent à un but homogène ou, comme on peut aussi l’exprimer, agissent d’après un plan déterminé ». Ce but est nommé plus loin par Virchow interne et immanent. « Le but interne est en même temps une mesure extérieure que ne dépasse point le développement de l’être vivant. » L’individu, qui porte en lui son but et sa mesure, est par conséquent une unité réelle par opposition à l’unité de l’atome qui n’existe que dans la pensée.

Ici donc, dans la reconnaissance d’un but immanent, nous retrouvons l’élément formel primitif, dont la conception de la nature a un besoin tel qu’il est admis par Carl Vogt lui-même. Avec une précision que nous ne sommes pas habitués à rencontrer chez cet écrivain, il déclare, dans ses Tableaux de la vie animale, après avoir expliqué comment les premières formes reconnaissables de l’embryon sortent de l’agglomération cellulaire du vitellus de l’œuf : « Ce n’est donc ici encore qu’avec l’apparition de la forme qu’est donné l’organisme comme individu, tandis qu’auparavant existait seulement la matière informe (61). » Cette proposition touche de près à Aristote. La forme constitue l’essence de l’individu ; si cela est vrai, on peut aussi la nommer substance, même quand, par une nécessite naturelle, elle résulte des propriétés de la matière. Mais, examinées à la lumière, ces propriétés ne sont, à leur tour, que des formes qui, par leur réunion, donnent naissance à des formes supérieures. La forme est aussi le vrai noyau logique de la force, si l’on sépare de l’idée de force la conception accessoire et fausse d’une puissance impérieuse, analogue à celle de l’homme. Nous ne voyons que la forme, de même que nous ne ressentons que la force. Examinez la forme d’une chose, vous en avez l’unité ; faites abstraction de la forme, vous avez la multiplicité ou la matière, comme nous l’avons exposé dans le chapitre de la scolastique.

Vogt fait ressortir, plus purement en théorie, l’idée métaphysique d’unité ; Virchow s’attache de préférence ai l’idée physiologique, à la communauté du but de la vie, et cette idée nous montre très-clairement la relativité de l’opposition entre l’unité et la multiplicité. Dans le règne végétal, je puis considérer comme unité, non-seulement la cellule et la plante entière, mais encore la branche, la pousse, la feuille, le bourgeon. Des raisons pratiques nous permettent de regarder comme individu la pousse isolée qui peut, en qualité de marcotte, mener une existence distincte ; alors chaque cellule n’est qu’une partie de la pousse et la plante, une colonie. Toutefois la différence est relative. Si chaque cellule d’une plante supérieure ne peut mener une existence distincte sans rester dans l’entourage des autres cellules, la marcotte ne le peut pas davantage, sans avoir ses racines soit dans la plante, soit dans le sol. La vie n’est possible, au total, que dans la connexion avec un entourage conforme à la nature, et l’idée d’une vie distincte est une abstraction pour le chêne entier aussi bien que pour le plus petit fragment d’une feuille arrachée. Nos modernes aristotéliciens attachent de l’importance à ceci que la partie organique ne peut naître et vivre que dans l’organisme. Mais on n’a que faire de la domination mystique exercée par le tout sur lapartie. En réalité, la cellule végétale arrachée continue sa vie de cellule, de même que le cœur arraché à la grenouille palpite encore. Si la cellule ne reçoit plus de sève, elle meurt, comme meurt en pareil cas l’arbre tout entier ; la durée plus ou moins longue de l’existence dépend des circonstances et non de l’essence de la chose. Il vaudrait mieux attacher de l’importance à ceci, à savoir que les plantes ne résultent pas d’une agglomération extérieure de cellules, que chaque cellule ne se forme pas directement de la substance nutritive pour se réunir ainsi au tout, mais naît toujours d’autres cellules par la division de ces dernières. En réalité, la thèse aristotélique, que le tout existe avant la partie, s’applique principalement au monde organique autant que nous pouvons le voir ; mais, quoique la nature en général agisse de la sorte, nous n’avons pas le droit de donner à cette thèse une trop grande extension. Déjà le simple fait de la greffe suffit pour la ramener aux étroites limites des thèses empiriques ordinaires. Au XVIIIe siècle, on se plaisait à faire l’opération de la transfusion du sang du corps d’un animal dans un autre, et cette opération réussissait parfois (62). De nos jours, on a directement transporté des parties organiques d’un corps sur un autre et on leur a ainsi donné la vie, encore l’expérimentation, dans cette branche, des conditions vitales, ne fait-elle guère que commencer. Bien plus, dans des plantes inférieures se rencontre la réunion de deux cellules en une seule à côté de leur division, et chez des animaux inférieurs on a même observé la réunion complète de deux individus. Les appendices radiants, suite de la génération des animalcules campaniformes (vorticella) se rapprochent souvent les uns des autres, se juxtaposent intimement et, au point de contact, se produit d’abord un aplatissement, puis une réunion complète. Un semblable processus d’accouplement a lieu chez les grégarines ; Siebold trouva même pour un ver, le diplozoon, qu’il naissait de la réunion de deux diporpes (63).

L’unité relative se manifeste d’une manière particulièrement remarquable chez les animaux inférieurs, chez les polypes, qui possèdent un tronc commun sur lequel apparaissent, par bourgeonnement, quantité de formes que, sous certains rapports, on peut regarder comme distinctes, et sous d’autres, comme des organes du tronc entier. On est amené à l’hypothèse que, chez ces êtres, même les mouvements de la volonté sont d’une nature tantôt générale, tantôt spéciale ; que les sensations de tous ces troncs à moitié indépendants sont en rapport les unes avec les autres et ont pourtant aussi leur action particulière. Vogt à tout à fait raison de comparer à la polémique relative à la couleur de la barbe de l’empereur, la polémique relative à l’individualité de ces êtres. « Des transitions se produisent peu à peu. L’individualisation augmente progressivement » (64).

Voilà ce que nous disions dans la première édition. — Nous revenons maintenant à l’idée d’espèce, et nous avons d’abord à faire quelques réflexions relatives moins à des découvertes et à des observations récentes qu’à l’examen plus précis de toute la question et, des principes de la lutte pour l’existence. La première réflexion est que l’idée d’espèce, à la suite d’un examen plus précis, apparaît comme un produit des temps où l’attention de l’homme se concentrait sur les créatures grandes et douées d’une organisation supérieure, et où l’on ne connaissait encore ni le microscope ni les séries infinies du monde inférieur des plantes et des animaux. Cela devient encore plus évident quand, outre l’espèce, on examine aussi les genres, ordres et classes, qui, encore au temps de Linné, paraissaient comprendre si complètement l’ensemble du règne animal. Aujourd’hui ce réseau tout entier ne s’applique plus qu’à l’extrémité supérieure de la série animale, et plus l’observateur descend, plus il se trouve dans l’embarras. Quantité de caractères nouveaux semblent tantôt concorder, tantôt se croiser et réclamer déjà à leur tour, pour des groupes très-restreints, la même variété de divisions et de subdivisions qui suffirait, à l’extrémité supérieure de la série animale, pour commodément embrasser, par exemple, tout le « type » des vertébrés. Mais, d’un côté, tandis qu’en descendant, la richesse des formes devient si grande qu’aucun réseau logique ne peut plus l’enlacer, de l’autre, l’antique critérium d’une origine commune devient ici tout à fait insaisissable. Si donc Hœckel, dans sa Philosophie des éponges calcaires (65), fait naître douze systèmes différents, en partie naturels, en partie artificiels, uniquement de la conception plus ou moins compréhensive de l’idée d’espèce, on ne doit y voir ni un jeu incompatible avec les caractères, ni une anomalie isolée. Si l’homme eût commencé son étude des êtres de la nature par les animaux inférieurs, l’idée d’espèce, si sacrée aux yeux de maints savants, ne serait probablement jamais, née. L’opinion que nous devons aujourd’hui nous faire de toute la série des organismes n’est plus celle d’une gradation régulière et facile à voir, du plus bas au plus haut ; mais nous avons devant nous une base énorme du système entier, sans cesse en mouvement, et sur cette base s’élèvent les formes des végétaux et animaux supérieurs, de plus en plus nettes et distinctes à mesure qu’elles montent. Ici se rattache une deuxième remarque, concernant surtout les formes organiques supérieures. Si en effet nous admettons que celles-ci se sont constituées et différenciées, dans le cours de très-longues périodes, telles que nous les voyons maintenant, il s’ensuit nécessairement qu’elles doivent en général posséder un très-haut degré de stabilité, et que des variétés, des formes intermédiaires ne peuvent plus guère survenir dans la nature libre, tant que les conditions relatives de l’existence des espaces ne se modifient pas avec le climat, la culture du sol et d’autres circonstances. Car précisément, lorsqu’on part d’un état de variabilité et qu’on laisse la lutte pour l’existence se produire durant de longs espaces de temps, il faut nécessairement que les formes qui vont le mieux au but restent maîtresses du champ de bataille et, il est vrai, non-seulement les formes en soi qui vont le mieux au but, mais encore le groupe, allant le mieux au but, des espèces qui, dans leur concurrence, déploient, pour ainsi dire, le maximum de vitalité. Chez les animaux, par exemple, l’appétit et la force du lion se mettront ainsi en équilibre avec la vélocité des gazelles, les deux espèces se mettant également en équilibre avec tous les autres concurrents dans la lutte pour l’existence. Cette corrélation s’accorde avec « le principe de la variabilité décroissante », posé par Fechner ; mais, telle que nous la comprenons, elle est une simple déduction des principes de la théorie de ta descendance et de la lutte pour l’existence, tandis que Fechner essaye de développer a priori un principe cosmique de ce genre, conçu dans le sens le plus universel possible (66).

On n’a pas toujours assez eu devant les yeux les conséquences de cette observation si naturelle, sans quoi l’on ne se serait pas tant préoccupe, par exemple, des formes de transition qu’exige la théorie de la descendance. Nous pouvons regarder l’influence de l’homme comme une modification des conditions naturelles, laquelle rend possible l’existence de certaines formes, qui, dans la nature libre, en face des formes plus anciennes éprouvées par la lutte pour l’existence, ne tarderaient sans doute pas à disparaître. Or nous voyons l’homme, par exemple, pour les chiens et tes pigeons, obtenir, en un petit nombre de générations successives, de nouvelles formes qui, tant qu’on tes maintient dans les mêmes conditions protectrices, doivent acquérir très-vite la pureté et te caractère exclusif d’une espèce distinctes et ne rester « variétés que pour complaire à la théorie (67). Et peut-être que cela n’a pas lieu seulement dans la voie de la sélection « artificielle », qui travaille sur un modèle déterminé à l’avance, mais aussi dans la sélection « inconsciente ou naturelle » (68), c’est-à-dire en vertu du procédé qui amène une variété à présenter la perfection et la persistance croissantes d’un nouveau type, par la simple tendance à conserver la pureté de la race et à en développer une particularité, de sorte que, pour le reste, la nature tend librement, pour ainsi dire, vers un modèle déterminé, où il y a temps d’arrêt. Ce nouveau type, une fois obtenu, peut se conserver sans changement durant les périodes de temps les plus longues.

Nous pouvons donc admettre, par analogie, que les modifications, dans les organismes abandonnés à eux-mêmes, ne se sont pas tout à fait réalisées, en général, avec une lenteur aussi imperceptible que la conception personnelle de Darwin semble l’exiger, mais qu’après chaque modification importante des conditions d’existence, il s’est effectué, pour ainsi dire, d’une manière saccadée un prompt développement de certaines formes et un mouvement rétrograde des autres. Nous pouvons bien admettre aussi que toute rupture analogue de l’équilibre naturel produit une tendance à varier et occasionne ainsi la naissance de nouvelles formes, qui se fixent et se perfectionnent rapidement, quand les circonstances leur sont favorables. Tous les divers principes que récemment des investigateurs ont introduits dans la théorie de la descendance, pour compléter le principe de la sélection naturelle, comme par exemple le déplacement, l’isolement des espèces, etc., ne sont que des cas spéciaux, plus ou moins heureusement choisis, du principe capital et prépondérant de la rupture de l’équilibre, lequel doit nécessairement donner de la stabilité aux espèces quand l’égalité des conditions vitales se prolonge.

Il est facile de voir comment sont éliminées de prime abord, par cette conception de la « théorie de la transmutation nombre d’objections qu’on lui a opposées, tandis que, d’autre part, le système de Darwin est modifié sur un point essentiel. La théorie de Darwin est parallèle à la géologie de Lyell, en ce que l’importance la plus grande est attachée aux modifications silencieuses et continues, bien qu’imperceptibles pour l’observation ordinaire, qui se réalisent sans interruption, mais dont le résultat ne devient visible qu’après de très-longs espaces de temps. Sur cette base, Darwin admet que les modifications des espèces se produisent d’abord d’une manière purement fortuite et que la majeure partie disparaît sans avoir acquis d’importance, comme les monstruosités ordinaires, tandis qu’un petit nombre de modifications favorables l’être en question dans la lutte pour l’existence se maintiennent et acquièrent de la fixité par la sélection naturelle et par l’hérédité.

Nous devons naturellement, dans notre théorie, avouer qu’il peut se produire des changements de forme très-lents, surtout quand ils sont provoqués par des modifications très-lentes des conditions d’existence, comme par exemple dans l’exhaussement ou l’affaissement insensibles de contrées entières. Il est vrai que, même dans ce cas, nous trouverons plus vraisemblable une certaine force de résistance opposée par les formes organiques à la modification de leurs conditions vitales, résistance qui conserve leur intégrité jusqu’à ce que les influences perturbatrices, parvenues à un certain degré, amènent une crise perturbatrice. Nous n’excluons cependant pas l’hypothèse d’une transformation lente et nous ne demandons même pas que notre idée de la réalisation d’un état d’équilibre soit entendue dans le sens d’un état d’invariabilité absolue. Par contre, on doit évidemment révoquer en doute le développement d’espèces nouvelles par la naissance purement fortuite de propriétés nouvelles, en tant, du moins, qu’on veut y voir précisément le levier principal du changement.

Rappelons-nous que nous ayons affaire à de longues périodes, et qu’au commencement de chacune de ces périodes, la tendance générale à la variation a dû atteindre son point culminant. Alors on comprendra aisément qu’à une certaine époque la série des variations effectuées a, pour ainsi dire, déjà fait ses preuves, et ce qui, au commencement de la période, n’a pas abouti à la formation d’une nouvelle espèce, y aboutira de moins en moins, les conditions d’existence restant les mêmes, parce que les formes deviennent de plus en plus distinctes et accentuées. Mais si nous voulons faire régir, du moins exclusivement en soi, par la loi de la conservation des hasards utiles, la période que nous considérons comme la période d’adaptation pour les rapports indiqués, nous voyons surgir de nouvelles objections de différente nature.

Et d’abord nous prenons pour point de départ que la période d’adaptation succède à une rupture de l’équilibre et que, par cela même, elle renferme une plus forte tendance à la variation. Pourquoi donc exclurait-on maintenant tout lien immédiat de causalité entre le changement des conditions d’existence et le changement des formes ? Est-ce que l’on ne réhabilite pas aujourd’hui, et avec raison, Lamarck, pour avoir déduit de causes efficientes immédiates, unies à l’hérédité, toutes les modifications des formes, pour avoir montré, par exemple un organe quelconque grossissant, se fortifiant et se perfectionnant grâce à son fonctionnement répété ? Or ici peuvent agir des forces encore inconnues et multiples, sans que nous soyons réduits à invoquer une intervention mystique du principe téléologique. Fechner admet de plus ici des influences psychiques, et cela sans sortir de la sphère de la conception mécanique de la nature, les phénomènes psychiques étant en même temps des phénomènes physiques.

« Le coq, remarque-t-il, a des ergots, une crinière de plumes, une crête rouge et élevée. On explique les ergots et la crinière d’après le principe de la lutte pour l’existence : les coqs, dit-on, fortuitement munis de ces appendices, triomphèrent de leurs adversaires par leurs ergots, tandis que la crinière les préservait des morsures ; ils restèrent ainsi maîtres du champ de bataille. Mais on aurait été incontestablement forcé d’attendre longtemps l’apparition de tels hasards, et si l’on pense qu’il faudrait admettre des hasards semblables chez tous les autres animaux, pour expliquer la naissance de ces perfectionnements, la pensée éprouvera le vertige. Je me figure plutôt que, lorsque l’organisation était encore facilement variable, l’effort psychique fait pour frapper vigoureusement l’adversaire dans le combat, pour se garantir de ses attaques, et la colère contre lui, laquelle, encore aujourd’hui, met l’ergot en mouvement, hérisse la crinière de plumes et gonfle la crête ; cet effort, dis-je, pouvait faire naître ces appendices, par une modification convenable des processus de formation, chez les coqs adultes, ou du moins leur en donner le germe de manière à ce qu’ils pussent le transmettre à leurs descendants ; en cela naturellement je ne vois dans les efforts et états psychiques que le côté interne des processus physiques, dont ces transformations dépendaient ; mais je regarde l’action des impulsions psychiques comme unie à celle de l’organe physique qui leur sert de hase par le principe général de tendance vers un état stable, et je n’essayerai pas une explication plus spéciale » (69).

Nous n’apprécierons pas la valeur de cette pensée, nous nous contenterons de faire remarquer qu’il y a certainement aussi peu de motifs pour la rejeter sans l’avoir examinée que pour l’admettre sans preuves. Mais parmi les autres phénomènes difficile sa expliquer par la simple sélection, il s’en trouve un de tout à fait déterminé et d’extrêmement répandu, qui semble nettement, exiger une causalité directe et positive entre la forme et les conditions vitales. C’est l’« imitation » (mimicry), adaptation, chez les animaux, de forme et de couleur, à leur entourage ou même à d’autres organismes (70), répandue surtout dans le monde des insectes et donnant lieu aux erreurs les plus étranges.

D’après le principe général, cette décevante imitation de formes étrangères semble parfaitement s’adapter à la sélection naturelle, car elle est toujours une protection de l’animal en question contre ceux qui le poursuivent. On peut donc facilement admettre que des individus ayant subi fortuitement une modification dans ce sens tutélaire, ont dû se conserver plus longtemps et exercer une plus grande influence que les autres sur la propagation de leur espèce. Cela étant une fois accordé, l’adaptation à la forme et à la couleur protectrices dut nécessairement progresser sans cesse. Mais ici se présente la grande difficulté il est très-malaisé d’expliquer la première variation dans le sens protecteur. Un adversaire de Darwin, M. Bennett (71), a mis en relief que la ressemblance de maints insectes avec le sol sur lequel ils se tiennent, avec la couleur d’écorce d’arbre desséchée, de feuilles tombées ou avec les teintes éclatantes des fleurs, sur lesquelles ils se posent habituellement, se réalise à travers une si longue série de traits et de dessins trompeurs, qu’on ne doit pas admettre l’apparition subite d’un pareil changement, et cela d’autant moins que les espèces les plus rapprochées ont souvent un extérieur complètement différent. M. Bennett ajoute que l’apparition fortuite d’une partie de ce nouveau dessin ne pouvait être d’aucune utilité pour l’animal, parce que ce changement n’aurait certainement pas trompé ses persécuteurs. Mais jusqu’à ce que, par un simple accident de variation, qui, d’après la nature de la chose, peut avec une égale facilité se produire dans telle ou telle direction, toutes les teintes et modifications de forme se combinent au point que l’illusion soit complète, il faut une telle accumulation de hasards que le calcul des probabilités tomberait dans des nombres infinis. Il faudrait donc aussi corrélativement admettre des espaces de temps énormes pour qu’une semblable coïncidence unique de toutes ces modifications pût être attendue. En traitant des questions de cosmogonie, nous avons, il est vrai, combattu, de propos délibéré, ta crainte aveugle inspirée par les grands nombres ; mais ici la question est toute différente. La « mimicry » ne peut se développer que dans une période de conditions climatériques à peu près semblables, en face des mêmes ennemis, de la même végétation, et nous ne devons pas, en général, accorder à ces périodes une trop longue durée.

Darwin explique l’imitation protectrice en admettant que l’animal en question a dû avoir, dès d’origine, une certaine ressemblance grossière avec une portion quelconque de son entourage, de sorte que la sélection naturelle n’aurait eu besoin que de développer un commencement si important, soit en accentuant davantage la ressemblance protectrice, soit en adaptant les habitudes de la vie à l’utilisation de cette protection. Et de fait, cette explication paraît la seule qui soit conciliable avec l’application exclusive du principe de la sélection. Au lieu du concours fortuit de quantité de lignes et teintes délicates, nous aurions donc un ensemble grossier et primitif, qui pouvait, du moins dans certains cas, déjà tromper les ennemis et donner ainsi l’impulsion au processus connu de la sélection naturelle. Mais on doit remarquer qu’il y a des cas auxquels tout ce mode d’explication ne peut nullement être appliqué. Ce sont, en général, tous les cas où la forme protectrice et notamment la couleur diffèrent considérablement et étonnamment des formes et couleurs des espèces les plus rapprochées. Or ces cas sont extrêmement nombreux. Bennett en cite un où une espèce de papillons s’éloigne beaucoup de tous ses congénères presque entièrement blancs, et imite les couleurs brillantes d’un papillon d’une classe toute différente. Ce dernier est venimeux pour tes oiseaux qui le poursuivent, aussi l’évitent-ils ; mais le papillon imitateur, qui serait fort du goût des oiseaux, se protége par sa ressemblance avec les papillons venimeux.

Des cas pareils doivent nécessairement nous conduire à admettre ici encore d’autres agents, inconnus pour le moment, qui produisent les phénomènes de l’imitation. On comprend sans peine, du reste, qu’une étude rationnelle de la nature, malgré la difficulté de ces cas, ne recourra pas à une force téléologique intervenant mystiquement, mais appliquera ici également le principe de la compréhensibilité de l’univers. Nous sommes aidés en cela par un fait qui n’est d’ailleurs nullement inouï, l’influence de l’entourage sur la coloration des animaux, communiquée vraisemblablement par les yeux et le système nerveux. Nous mentionnons ici notamment les expériences faites par Pouchet sur les variations de couleur chez les turbots et les perches (72). On savait depuis longtemps que les poissons prennent très-souvent la teinte du fond des eaux qu’ils habitent, et il n’y a pas lieu de douter que, dans cette « mimicry » très-simple, bien des fois la sélection naturelle a été le moyen principal par lequel s’est effectuée cette coloration. Mais, dans les expériences de Pouchet, les mêmes poissons changent de teinte, dans l’espace de quelques heures, suivant la couleur du fond au-dessus duquel on les placés. Or s’il existe aussi chez les poissons, dans les cellules variables du pigment qu’ils possèdent, un mécanisme que nous ne retrouverons guère dans les ailes des insectes et qui explique le fait d’un changement si rapide de coloration, le point principal n’en reste pas moins entièrement semblable dans les deux cas les couleurs des objets extérieurs produisent des couleurs analogues chez les animaux, grâce à l’intervention du système nerveux. Cette action des nerfs se relie-t-elle avec une excitation interne du désir et de la volonté ? Cette question peut d’abord paraître tout à fait indifférente. La solution du problème ou plutôt le problème lui-même à résoudre gît dans le mécanisme encore inconnu qui produit cet effet et que l’on peut très-bien ranger parmi les « réflexes réguliers », pour peu que l’on s’habitue à l’idée qu’à côté des phénomènes réflexes se passant instantanément, il peut y en avoir d’autres qui ne se produisent que très-lentement et dont l’action ne se manifeste qu’au bout de plusieurs générations. Ces phénomènes réflexes, semblables aux réflexes réguliers bien connus de la moelle épinière des vertébrés, visent en même temps un but, et l’on peut très-simplement les ramener à l’antique principe d’Empédocle, d’après lequel les êtres appropriés à leurs fins peuvent seuls se maintenir et se développer, tandis que les êtres mal conformés, qui sont pareillement possibles en soi et fréquents, périssent et disparaissent sans laisser de traces.

Au reste la théorie que nous exposons ici comme la plus naturelle et la plus vraisemblable, ne doit en aucune façon faire éliminer la sélection naturelle ni la lutte pour l’existence. Nous regardons au contraire ces puissants leviers de tout développement comme également constatés au point de vue empirique et au point de vue rationnel et nous pensons qu’ils concourent, dans toutes les circonstances, avec les influences plus positives, à la production des formes, de telle sorte que le véritable perfectionnement et achèvement de toutes les formes, l’élimination des formes intermédiaires et imparfaite set le maintien complet de l’équilibre entre les organismes, reposent essentiellement sur le grand facteur introduit par Darwin dans l’étude de la naturel On ne doit pas, il est vrai, oublier qu’au perfectionnement et à l’achèvement des formes organiques peuvent encore coopérer d’autres facteurs plus positifs sans doute, auxquels ne se rattachent la sélection et la lutte pour l’existence, que comme un grand régulateur favorisant ce qui est parfait et détruisant ce qui est imparfait. Mentionnons d’abord le principe de la « corrélation de la croissance » (73), mis en relief à plusieurs reprises par Darwin lui-même. D’après ce principe, les modifications de formes, qui en soi n’ont rien à faire avec la lutte pour l’existence, naissent comme conséquences nécessaires d’une première modification, déterminée par la sélection naturelle ; or la connexion des modifications secondaires qui se produisent ainsi, avec la première, est tantôt facile à discerner, tantôt enveloppée dans d’épaisses ténèbres. Ainsi, par exemple, nous pouvons comprendre, d’après les principes de la mécanique, que les oreilles lourdes et pendantes de quelques espèces de lapins doivent exercer sur le crâne une pression modificatrice ; nous concevons aussi que, lorsque les membres de devant sont fortement accentués, ceux de derrière ont une tendance à s’amincir ; mais pourquoi les chats blancs, à yeux bleus, sont-ils généralement sourds ? Pourquoi les dahlias acquièrent-ils des corolles dentelées et écarlates ? Voilà des questions auxquelles, pour le moment, il nous est impossible de répondre. Or, comme de pareilles connexions existent en très-grand nombre, nous voyons par là que, dans la structure des organismes, règnent des lois qui nous sont encore inconnues, non-seulement quant à la portée, mais encore quant au mode de leur action. En cela, il n’est évidemment pas nécessaire de penser à des forces quelconques qui nous sont encore inconnues ; un concours spécial des forces de la nature généralement connues suffit pour expliquer ces conséquences bizarres, que l’on peut résumer en disant avec Darwin il ne se produit jamais de modification partielle sans modification de toutes les autres particularités de la forme.

Or les lois de formation, qui tendent à compléter le tout organique et qui se manifestent ici, sont vraisemblablement tes mêmes qui, dans des circonstances données, produisent des « espèces purement morphologiques » sans utilité apparente dans la lutte pour l’existence. La naissance de pareilles espèces fut d’abord énergiquement affirmée par Nægeli, qui émit en même temps l’idée que les organismes ont une tendance innée vers un développement progressif. Darwin a reconnu, dans les dernières éditions de son ouvrage, l’existence de caractères morphologiques, sans toutefois admettre la théorie de la tendance naturelle vers un développement progressif, théorie qui semble, en effet, à première vue, contredire formellement le darwinisme entier (74). Ainsi Kœlliker, qui admet la loi du développement des organismes, la déclare inconciliable avec l’hypothèse de Darwin (75). Le défaut fondamental de cette hypothèse, suivant lui, est l’adoption du principe d’utilité comme base de l’ensemble de la doctrine, principe qui « ne signifie rien ». Nous sommes parfaitement d’accord avec Kœlliker sur ce point qu’il faut admettre des causes positives de développement, fondées non sur le principe d’utilité, mais sur la disposition interne des organismes ; cependant, à côte de toutes ces causes positives, le principe d’utilité à sa valeur incontestable, car il se concilie avec la loi de la lutte pour l’existence, qui domine, d’une façon négative, l’aveugle mouvement de la naissance et de la croissance, et sépare les formes réelles d’avec les formes possibles en vertu de la « loi de développement ».

Kœlliker remarque que Darwin et ses partisans ont pense aussi, dans l’explication de la variabilité, à des causes internes « mais, en agissant de la sorte, ils abandonnent le terrain de leur hypothèse et se rangent du côté de ceux qui admettent une loi de développement et posent comme agents de la transformation des organismes des causes placées dans l’intérieur même de ces organismes ».

Il est vrai que Darwin, avec cet exclusivisme grandiose et si souvent victorieux que nous trouvons fréquemment surtout chez les Anglais, a établi son principe comme s’il devait tout en déduire ; et attendu que ce principe, d’après notre présupposition, influe partout, d’une manière décisive, sur la production du réel, ce procédé devait être poussé très-loin. La cause, partout coopérante, fut traitée comme si elle eût existé seule ; mais affirmer dogmatiquement qu’elle existe seule ne constitue pas un élément nécessaire du système. Partout où Darwin se voit amené à la coopération de causes internes, il l’admet avec tant de naïveté dans son explication des formes de la nature, que l’on peut croire qu’il considère cette coopération comme se comprenant d’elle-même. En puisant le moins possible à cette source, mais au contraire le plus possible à celle de la sélection naturelle, il suit derechef une méthode parfaitement légitime, lui le représentant d’un principe nouvellement introduit dans la science ; car l’action de la sélection naturelle, expliquée par la sélection, artificielle, est quelque chose de parfaitement intelligible, — du moins d’après son côté négatif et régulateur que nous avons, déjà à plusieurs reprises, fait ressortir, comme étant le point capital de la question. La lutte pour l’existence nous est parfaitement intelligible, et par conséquent chaque réduction d’un phénomène à ce grand facteur de la création est une explication réelle du fait, tandis que le recours aux lois de développement n’est, pour le moment, qu’un renvoi à l’avenir, où peut-être un jour nous pourrons jeter un coup d’œil sur l’essence de ces lois de développement.

Malgré tout cela, on doit reconnaître que Nægeli et Kœlliker ont puissamment contribué à mettre en relief les causes positives et internes de la formation, et un examen philosophico-critique de l’ensemble du développement rendra nécessairement pleine justice aux deux points de vue et reliera convenablement leurs efforts pour faire comprendre les phénomènes.

On regarde avec raison comme un exemple particulièrement frappant de l’action d’une loi de développement la transformation de quelques axolotls à branchies en une forme de salamandres sans branchies. Des centaines de ces animaux qu’on avait transportés du Mexique à Paris, la grande majorité s’arrêta au degré le plus bas ; quelques-uns sortirent de l’eau et devinrent des animaux à poumons et respirant l’air. Ils atteignirent une forme comparativement à laquelle leur forme antérieure est larviforme et comme un premier degré de développement, de sorte que tout le phénomène se classait naturellement dans une série de phénomènes déjà connus. Généralement, il faut qu’un animal qui passe par différents stades de développement arrive au plus haut degré avant de pouvoir se reproduire ; mais on connaît déjà de nombreuses exceptions à cette règle ; on peut même empêcher artificiellement les tritons d’atteindre le dernier degré de leur développement. Quand on les garde dans un bassin d’eau couvert, ils ne perdent pas leurs branchies, restent à l’état de larves de tritons, mais pourtant deviennent adultes et capables de se reproduire. Des conditions particulières d’existence pour les animaux amènent souvent de semblables modifications sans le concours de l’homme ainsi une espèce de grenouille passe, déjà dans l’œuf, par la forme de têtard et sort de l’œuf comme grenouille complète. Dans tous ces cas, le concours des causes internes de développement avec les conditions d’existence est évident, et l’on ne peut nier que la sélection naturelle ne joue parfois un rôle décisif ; mais pour l’axolotl, qui d’animal aquatique se transforme subitement en animal terrestre, il ne peut être question ni de sélection ni de lutte pour l’existence. Au point de vue du darwinisme exclusif, on ne peut comprendre le fait qu’en expliquant toute la transformation par le principe de la variation, et peut-être en donnant la translation dans un autre climat comme cause de la variation. Dans la nature libre, la nouvelle forme aurait à subir la lutte pour l’existence et à se consolider par la sélection, avant que le processus de la formation spécifique fût achevé pour elle. — Mais on voit aisément qu’une pareille extension de l’idée de variation renferme en soi, au fond, tout ce que peuvent désirer les champions de la loi de développement ; car personne ne croira que cette transformation soit fortuite et qu’à côté d’elle d’autres transformations quelconques auraient pu tout aussi bien se produire ; mais on voit qu’il s’est opéré ici un mouvement sur une voie, pour ainsi dire, tracée d’avance (76).

Toute la difficulté consiste à saisir exactement l’idée de la loi de développement. Ce mot a un son suspect pour l’oreille de plus d’un naturaliste ; c’est à peu près comme s’il était question d’un « plan de la création » et que l’on pensât à l’action réitérée et graduelle de forces surnaturelles. Mais il n’existe pas la moindre raison de présupposer dans les causes internes dont il est ici question, une intervention mystique quelconque dans la marche ordinaire des forces de la nature. Ainsi la « loi de développement », d’après laquelle les organismes s’élèvent par une gradation déterminée, peut donc aussi n’être pas autre chose que le concours des lois générales de la nature, envisagées dans leur harmonieuse unité pour produire le phénomène du développement. La « loi de développement » de Kœlliker, aussi bien que les nombreuses lois morphologiques posées par Hæckel, est, au point de vue logique, tout d’abord simplement une « loi dite « empirique », c’est-à-dire un résumé, fourni par l’expérience, de certaines règles des phénomènes naturels, dont nous ne connaissons pas encore les causes dernières. Nous pouvons cependant essayer de nous faire une idée des vraies causes naturelles qui servent de base à la loi de développement, ne fût-ce que pour montrer qu’il n’y a nullement lieu de recourir à une conception mystique.

Hæckel a émis la pensée que sa théorie des plastides doit être ramenée à une théorie du carbone, c’est-à-dire qu’il faut chercher dans la nature du carbone — d’une manière, il est vrai, encore complètement obscure — la cause des mouvements particuliers que nous remarquons dans le protoplasme et que nous considérons comme les éléments de tous les phénomènes vitaux. Cette pensée n’est pas une acquisition importante ; mais nous pouvons l’utiliser pour éclairer notre idée de l’essence de la loi de développement.

Si nous examinons de plus près la chimie des combinaisons du carbone, nous trouverons que, pour la formation des acides organiques, il existe déjà aujourd’hui une théorie complète, que nous pouvons très-bien comparer à une loi de développement. Le « plan » de tout ce développement est tracé dans la théorie de la « valeur possible » des atomes, et comme, d’après un principe déterminé de substitution, tout acide organique donné peut être transformé en un autre, nous avons devant nous, à ce qu’il paraît, une possibilité infinie de formations de plus en plus compliquées, de plus en plus variées, qui, malgré leur énorme multitude, ne suivent qu’une voie étroite et strictement délimitée. Ce qui peut naître ou ne pas naître est déterminé à l’avance par certaines propriétés hypothétiques des molécules (77).

Nous pourrions nous arrêter ici et nous borner à comparer le plan, connu dans ses lignes fondamentales, de toutes les substances organiques possibles, comme image explicative, au plan encore inconnu de toutes les formes animales possibles. Mais nous voulons avancer d’un pas et rappeler la connexion qui existe entre la forme du cristal et la constitution de la matière cristallisée. Dire qu’une connexion analogue existe aussi entre la matière et la forme dans les organismes ce n’est pas émettre une idée nouvelle. L’analogie est évidente et on l’a déjà utilisée pour des réflexions de toute espèce. Si l’on finit ainsi par revenir aux propriétés des molécules, cela s’explique naturellement. Quant à notre but, peu importe que l’on mette la forme en rapport avec une matière déterminée, caractérisant l’animal et prenant une place déterminée sur l’arbre généalogique des éléments, ou qu’on la regarde comme la résultante du concours de tous les éléments qui existent dans le corps d’un animal. Du reste l’un et l’autre peuvent revenir au même. Il suffit d’admettre une connexion quelconque entre la forme et la matière pour avoir sous nos yeux, visible et palpable, la loi du développement des organismes comme la loi de la substitution des combinaisons du carbone.

Quoi qu’il en soit, cette démonstration suffira pour prouver qu’il ne faut rien voir de surnaturel ou de mystique dans la loi de développement ; ainsi serait écartée la cause principale qui empêche de reconnaître l’importance de cette loi. Elle nous donne les formes possibles ; la sélection naturelle choisit dans l’immense multitude de ces formes celles qui sont réelles ; mais elle ne peut rien produire qui ne soit renfermé dans le plan des organismes, et le simple principe de l’utilité devient, en réalité, impuissant si l’on veut lui demander une modification du corps animal opposée à la loi de développement. Mais ici Darwin n’est pas atteint, car il se borne à choisir ce qui est utile parmi les variations qui se produisent spontanément ; sa théorie n’est complétée qu’en tant que l’on peut admettre que le cercle des variations’possibles est déterminé par une loi générale de développement.

On pourrait croire maintenant que l’adoption d’une pareille loi de développement rend superflue la théorie de la sélection naturelle, la multitude des formes devant même se produire dans la suite des temps sans sélection. Une semblable idée empêche tout d’abord de voir l’énorme importance de la lutte pour l’existence, qui n’est plus seulement une théorie, mais un fait constaté. Il faut en même temps établir que la loi de développement (nous pouvons nous figurer, caché derrière, ce que nous voulons) n’est en aucun cas une puissance agissant d’une façon mystérieuse, et maîtresse absolue de produire les formes pures répondant à ses exigences. Si déjà dans la cristallisation, soumise à des conditions beaucoup plus simples, nous découvrons les irrégularités les plus variées, au point que le cristal en théorie n’est à proprement dire qu’un idéal, nous verrons aisément dans les organismes que la loi de développement ne peut empêcher les perturbations et les monstruosités de tout genre, les formes mixtes à côté des formes pures, l’imperfection à côté du type idéal, bien que cette loi exerce son influence sur toutes les formes naissantes. Mais si déjà le nombre des formes pures, selon la loi développement, se perd dans l’infini, la quantité des formes possibles est considérablement augmentée par l’effet des variations, et cependant elle n’est jamais qu’une fraction de l’imaginable, Tout ne peut provenir de tout, comme l’avaient compris les matérialistes de l’antiquité. Dans cette luxuriance de formes intervient la lutte pour l’existence, décimant, conservant et établissant l’équilibre dont nous avons parlé plus haut et que nous avons reconnu comme le maximum de la vie simultanée possible. Nous n’examinerons pas si les formes auxquelles aboutit finalement la sélection naturelle, et que cette sélection rend stables, sont définitivement les types les plus purs, d’après la loi de développement ; en tout cas on admettra une persistance d’autant plus grande dans les espèces que cette coïncidence sera plus souvent atteinte.

Une question plus grave, qui se présente ici, est celle de savoir si, en admettant l’action mécanique d’une loi de développement, il faut regarder comme réellement homogènes ou non les formes primitives, homogènes en apparence, des organismes dont nous faisons découler toutes les formes actuelles. En posant cette question, nous ne prétendons pas ébranler la loi que les principaux représentants de la théorie de la descendance proclament si importante la loi de la concordance entre l’ « ontogénie » et la « phylogénie », comme dit Hæckel, ou la théorie suivant laquelle tout être répète sommairement les stades de sa préhistoire dans l’histoire de son propre développement, surtout dans la vie embryonnaire. Remarquons seulement que, sans doute, cette loi est d’une extrême importance heuristique pour les théoriciens de la descendance, mais qu’on n’en aperçoit guère la nécessité au point de vue du darwinisme pur. Il faut donc qu’il y ait des causes chimiques et physiques qui rendent nécessaire le parcours de ces stades, ce qui implique la reconnaissance de la loi de développement telle que nous la concevons. Mais si l’on demande les formes qui paraissent semblables ou analogues ont-elles réellement une structure manies ou analogues ont-elles réellement une structure identique ? on pourrait conclure le contraire du simple fait qu’elles donnent naissance à des différences. Si, par exemple, l’embryon du chien à une ressemblance frappante avec l’embryon humain après un développement de quatre semaines, cela n’empêche pas l’un de devenir un chien et l’autre un homme. On pourrait maintenant admettre que cette différence notable ne s’est développée que peu à peu, l’un des deux embryons semblables étant continuellement nourri de sucs de chien et l’autre de sucs humains mais cette explication quelque peu grossière devient insuffisante quand il s’agit, par exemple, des œufs d’oiseaux. En réfléchissant au principe, si bien démontré par Darwin, de l’hérédité des qualités acquises, nous verrons bientôt combien est plus subtile la façon dont nous devons nous représenter icile véritable état de la question. Prenons, par exemple, deux œufs de pigeon, dont l’un contienne un individu ayant la faculté de faire la culbute en volant ; l’autre, un individu semblable le plus possible, mais ne possédant pas cette faculté. Où gît maintenant la différence ? Elle ne peut plus venir du dehors. Il faut donc qu’elle, soit dans l’œuf ; mais comment ? C’est ce que nous ignorons. Tout ce que nous savons à présent, c’est que l’homogénéité apparente est à une distance infinie de l’homogénéité de l’essence. Hæckel, qui attache un très-grand prix à l’identité des premiers stades, parce qu’il y voit une preuve convaincante de l’unité primitive d’essence de tous les organismes, reconnaît cependant la nécessité d’admettre des différences internes. « Les différences, dit-il, qui existent réellement entre l’ovule des divers mammifères et l’ovule humain ne résident pas dans la conformation extérieure, mais bien dans la composition chimique, dans la constitution moléculaire des substances carbonées albuminoïdes, qui constituent essentiellement l’ovule. Sans doute ces délicates différences individuelles des ovules, qui reposent sur l’adaptation indirecte ou potentielle (spécialement sur la loi de l’adaptation individuelle) ne peuvent être perçues directement ni sensoriellement par les moyens de connaissance extrêmement grossiers de l’homme, mais elles peuvent être reconnues comme les causes premières de la différence de tous les individus, grâce à des conclusions indirectes bien établies » (78).

Toutefois les différences chimiques sont des différences essentielles ; nous avons donc sous les yeux, dans les œufs qui se ressemblent, des choses très-différentes d’après leur essence, bien que leurs formes extérieures se ressemblent, évidemment par l’effet d’une loi générale, mais encore inconnue. Pourtant nous ne savons pas si les différences de structure ne jouent pas aussi un rôle dans cette question. Que voulons-nous dire, en effet, quand nous parlons de l’absence de structure dans le protoplasme ? Tout simplement qu’avec nos moyens imparfaits d’observation nous n’y pouvons discerner aucune structure. Tant que l’on n’aura pas expliqué mécaniquement les phénomènes du mouvement du protoplasme, la question de sa structure restera pendante (79). En dernière analyse d’ailleurs la constitution chimique des molécules n’est-elle pas aussi une structure ?

Que l’on se figure des pierres toutes taillées, les unes pour une cathédrale gothique, les autres pour une église romane, disposées en deux tas de formes semblables et de dimensions les plus strictes, de telle sorte que tous les interstices aient été utilisés et que les deux masses se ressemblent parfaitement à l’extérieur. Il est très-facile de s’imaginer qu’à une certaine distance ces tas de matériaux paraîtront en quelque sorte identiques. Si les pierres sont séparées les unes des autres et exactement assemblées, il ne pourra résulter de l’un des tas qu’une cathédrale gothique, de l’autre qu’une église romane.

Cela posé, il faut déduire les conséquences, ou reconnaître que les relations chimiques ont leur règle et, pour ainsi dire, leur plan de développement, ou déterminer tous les rapports de la morphologie avec la genèse des organismes. Nous devons en effet admettre la théorie d’après laquelle des propriétés inconnues de la matière, vraisemblablement chimiques, peuvent exercer une influence décisive sur le développement des êtres, sur leur forme future et leurs habitudes vitales, tandis que ces mêmes propriétés existent déjà dans les formes élémentaires premières, sans nous offrir de différence qu’il soit possible de constater.

Or ce qui est applicable à l’individu doit l’être aussi à l’ensemble des organismes dans leur développement historique les formes primitives simples, par lesquelles tous les êtres doivent passer, ne sont pas nécessairement identiques quant à leur essence. Elles peuvent, dans une structure délicate, imperceptible pour nous, ou dans leur composition chimique, différer autant qu’elles paraissent morphologiquement identiques. Quelque importante que puisse donc être la théorie de la gastrula de Hæckel comme achèvement de la morphologie et comme complément hypothétique de toute la théorie de la descendance, on n’y trouvera cependant jamais de preuve en faveur de la descendance mono phylétique, c’est-à-dire de l’origine de tous les organismes comme provenant d’une seule et même espèce d’êtres primitifs (80).

A priori, il est naturellement bien plus vraisemblable que, dès le commencement de la vie, il existait un plus grand nombre de germes quelque peu dissemblables et non susceptibles d’un développement identique, soit que l’on fasse provenir ces germes de la poussière météorique de l’espace cosmique, soit que la vie ait dû son développement aux monères du fond de la mer. Mais si l’on accorde une valeur particulière à l’origine « polyphylétique » des organismes, parce qu’elle semble fournir les moyens de séparer l’homme d’avec le reste du monde animal, nous retrouverons, dans le chapitre suivant, l’occasion de montrer qu’à cette possibilité ne se rattache pour le philosophe aucun intérêt bien grave. Ici donc la lutte des opinions peut se donner un libre cours dans la conception et l’appréciation des faits. Il n’y est question des principes qu’au tant qu’il s’agit de la loi de développement, qui toutefois n’est pas décidée sur ce terrain. Si par hasard un darwinisme extrême voulait entendre la descendance monophylétique de façon à nier toutes les différences de constitution interne dans les formes organiques primitives et à ramener toutes les différences survenues depuis, à la sélection naturelle, sans aucun concours de causes internes de développement, ce serait sans doute une métaphysique très-rationnelle, mais une théorie très-invraisemblable en fait de science de la nature. Par contre, la méthode modérée et prudente par laquelle Hæckel établit la descendance, monophylétique comme la plus vraisemblable, du moins pour le règne animal et notamment pour les formes supérieures de ce règne, est parfaitement admissible (81). En cela, on s’appuie principalement sur la théorie du « centre de créations » de chaque espèce distincte et de chaque genre, et l’on soutient derechef empiriquement cette théorie en faisant remarquer que la sphère d’extension, parfois étrangement délimitée, des espèces, se laisse en général fort bien expliquer, si l’on adopte un lieu de naissance déterminé et si l’on discute les possibilités d’un déplacement à partir de ce lieu de naissance, en tenant compte de l’état où la terre se trouvait vraisemblablement à une époque antérieure.

Toute cette théorie recèle encore quantité d’hypothèses et de doutes, ce qui n’en diminue pas la valeur, car il s’agit des premiers fondements d’une histoire des organismes. Un examen plus approfondi, une appréciation plus exacte des probabilités résulteront ici, comme partout, des progrès de la science. Par contre, on ne doit pas oublier que toute la théorie du centre unitaire de création, si elle veut éviter de prendre une teinte métaphysique et même mystique, pourrait bien n’être qu’une règle de recherches et une observation empirique valable pour la majorité des cas. Elle ne se prête nullement à une généralisation par induction, attendu qu’il est impossible de se figurer une cause empêchant une seule et même espèce nouvelle de naître d’une forme souche fort répandue, et cela sur deux points différents à la fois. Pour le même motif, il ne faut pas exagérer la valeur de l’appui donné à la théorie monophylétique par l’hypothèse des centres de création. L’exactitude de cette dernière pourrait être démontrée empiriquement dans les neuf dixièmes des cas, sans que pour cela même la première naissance des organismes les plus simples dût nécessairement provenir d’un pareil centre unitaire.

La question change naturellement d’aspect quand on se borne strictement au point de vue morphologique ; car ici l’on pourrait certes imaginer des causes qui forceraient tous les organismes parcourir une certaine gradation de formes ; peu importe que leur essence interne — c’est-à-dire leur composition chimique — fût identique ou non. Toutefois la différence se trahirait alors en ce qu’une partie de ces organismes serait condamnée à rester toujours aux degrés inférieurs, tandis que les autres s’élèveraient à des formes supérieures sous l’influence de la sélection naturelle et de la loi immanente de développement.

Notre tâche ne peut être de discuter ici toutes les questions intéressantes, sous le rapport formel et matériel, soulevées par le darwinisme et par ses adversaires. Ce qui nous importe, c’est de montrer comment toutes les améliorations et restrictions que l’on a déjà apportées et que l’on peut encore apporter à la théorie de Darwin, doivent, au fond, être faites au point de vue d’une étude rationnelle de la nature, n’admettant que des causes intelligibles. L’application rigoureuse du principe de causalité, l’élimination de toute hypothèse obscure sur des forces, laquelle serait déduite de purs concepts, doit nécessairement rester notre principe dirigeant dans tout le domaine des sciences de la nature, et ce qui, dans ce développement systématique de la conception mécanique de l’univers, pourrait mécontenter et blesser notre sentiment, trouvera, comme nous le prouverons amplement, sa compensation sur un autre terrain.

Si donc l’opposition contre Darwin part, d’une manière plus ou moins franche, plus ou moins inconsciente, de sa prédilection pour la vieille explication téléologique de l’univers, une saine critique ne peut, en revanche, que tracer des limites et affirmer qu’aucune réfutation du darwinisme n’a de valeur, aux yeux de la science de la nature, si, à l’instar du darwinisme lui-même, elle ne prend pour point de départ le principe de l’intelligibilité du monde joint a l’emploi continu du principe de causalité. Toutes les fois, par conséquent, que, dans l’hypothèse auxiliaire d’un « plan de création » et d’idées analogues, se cache la pensée que, d’une source pareille un agent étranger peut s’introduire dans le cours régulier des forces de la nature, on ne se trouve plus sur le terrain de l’étude de la nature, mais sur celui d’un mélange confus de conceptions naturalistes et métaphysiques ou plutôt théologiques en général. Toute intervention d’une force mystique qui détourne un certain nombre de molécules de la voie où elles se meuvent en vertu des lois de la nature, pour les disposer et les coordonner, en quelque sorte, d’après un plan esquisse à l’avance, — toute intervention de ce genre aurait pour effet, selon les principes de la science, un travail appréciable par équivalents, mais rompant la série des équivalents, comme un lapsus calami survenu au milieu d’une équation, gâte toute la solution. Tout le « plan de création » que nous reconnaissons, tous les résultats des découvertes scientifiques faites jusqu’à ce jour, cette belle harmonie d’une loi égale et unitaire qui s’étend au monde entier, seraient détruits comme un fragile jouet d’enfant. Et dans quel but ? — Pour substituer à une explication réelle, quoique encore incomplète, le lambeau d’une conception de l’univers dont les principes ne permettent qu’un faible semblant d’explication rationnelle, qu’un classement des phénomènes d’après des idées creuses et de lourdes fantaisies anthropomorphiques.

Toutes ces brèches faites à la série causale se laissent ramener, en dernière analyse, à l’essence de la fausse téléologie, sur laquelle nous aurons encore un petit mot à dire. Cependant il existe aussi une téléologie non-seulement conciliable, mais encore presque identique avec le darwinisme, et il y a en outre des démonstrations idéales, des développements spéculatifs de cette téléologie exacte qui reposent sur un terrain transcendant et, pour cette raison, ne peuvent jamais entrer en conflit avec les sciences de la nature.

Si, comparativement à la téléologie lourde et anthropomorphique, le darwinisme apparaît comme une théorie de hasard, c’est qu’on l’observe seulement par son côté négatif, d’ailleurs parfaitement justifiable. Ce qui est conforme au but provient de la conservation de formes relativement fortuites mais ces formes ne peuvent être appelées fortuites qu’au tant que nous sommes hors d’état d’expliquer pourquoi telle forme apparaît précisément à tel moment. Dans le grand tout, chaque chose est nécessaire et déterminée par des lois éternelles ; il en est donc de même de l’apparition de ces formes qui, par l’effet de l’adaptation et de l’hérédité, deviennent la base de créations nouvelles. Sans doute ces lois ne produisent pas immédiatement ce qui est conforme au but ; mais elles font naître quantité de variations, quantité de germes parmi lesquels le cas spécial du convenable, du durable est peut-être relativement fort rare. Nous avons montré que ce mode de former ce qui est conforme au but, jugé d’après la finalité humaine, est très-peu élevé ; mais aussi l’homme est le plus compliqué des innombrables organismes que nous connaissons ; il est doué d’un appareil infiniment complexe, afin de pouvoir faire face à des besoins spéciaux de la manière la plus spéciale et la plus propre à sa nature. Le mécanisme qui opère ainsi reste caché à la propre conscience de l’être en qui il se développe ; aussi l’activité humaine et quasi-humaine apparaît-elle, au point de vue d’une observation grossière et non scientifique, comme l’effet immédiat d’une force qui émane de la pensée seule et saisit son objet, tandis que ce n’est en réalité que l’effet très-indirect d’une force extrêmement subtile. Si on laisse de côté les erreurs qui découlent de cette manière de voir, le mécanisme au moyen duquel la nature atteint son but doit à sa généralité, pour le moins, une perfection aussi grande que celle que son rang, comme cas spécial le plus parfait, assigne à la finalité humaine. Il serait facile de démontrer que, même dans les actes les plus élevés de l’homme, le principe de la conservation de ce qui est relativement le plus conforme au but joue encore son rôle, et concourt partout avec les appareils les plus délicats que l’activité spécifique de l’homme fait servir à ses réactions contre les causes extérieures. Même les grandes découvertes et inventions, qui forment la base de la culture supérieure et du progrès intellectuel, sont encore soumises à cette loi générale de la conservation du plus fort, bien qu’elles soient contrôlées d’après les méthodes les plus délicates de la science et de l’art.

Toute la question de la téléologie légitime peut se résumer ainsi on recherche jusqu’à quel point, dans cette disposition de la nature et dans cette action mécanique de la loi de développement, on peut trouver quelque chose de comparable à un « plan de l’univers ». Si nous avons la précaution d’écarter toutes les raisons qui tendent à démontrer l’existence d’un « architecte des mondes », pensant à la façon de l’homme, la question se réduira logiquement à ce point essentiel ce monde-ci est-il un cas spécial parmi d’innombrables mondes pareillement concevables qui seraient demeurés éternellement dans le chaos ou dans l’inertie, ou bien est-il permis d’affirmer que, quelle qu’ait été la constitution originelle des choses, il en devait résulter, d’après le principe de Darwin, finalement un ordre, une beauté, une perfection tels que nous les observons ? On peut élargir la question en se demandant si un monde même régulier et progressif aurait été nécessairement intelligible pour l’homme qui a besoin de s’orienter à l’aide de classes et de genres déterminés des choses, ou s’il ne serait pas possible d’imaginer une telle variété de formes et de phénomènes qu’elle restât nécessairement inintelligible pour un être organisé comme l’homme ?

On accordera sans doute que, dans ce sens, notre monde peut être qualifié de cas spécial car quelque facile qu’il soit de tirer mathématiquement, de données très-simples, tout le développement des phénomènes, il faut néanmoins recourir à des données positives qui rendent possible la formation de notre monde et qui, sans cette considération, pourraient être toutes différentes. Sous ce rapport, Empédocle lui-même présente des éléments téléologiques ; car, malgré la logique avec laquelle il fait toujours sortir la convenance dans l’organisation individuelle du simple essai de toutes les combinaisons possibles, le jeu de la réunion et de la séparation dans le grand tout n’en résulte pas moins nécessairement des propriétés des quatre éléments et des deux forces motrices fondamentales. Que l’on suppose l’absence de ces dernières, et l’on aura l’éternelle inertie ou l’éternel chaos. Il en est de même avec le système des atomistes. On peut, il est vrai, s’appuyer ici sur la théorie de l’infinité des mondes pour conclure que le cas spécial de notre monde est relativement un accident ; mais les principes nécessaires à l’intelligibilité de ce monde se trouvent déjà dans les hypothèses fondamentales sur les propriétés et le mode de mouvement des atomes. Que l’on suppose, par exemple, un monde ne renfermant que des atomes ronds et lisses, et rien ne pourra se former de cet ordre fixe des choses que nous voyons autour de nous. On a fait justement ici, en remontant aux origines, l’application consciente du principe de l’intelligibilité du monde, pour démontrer que la formation du monde est un cas spécial entre mille autres, dans la théorie ingénieuse et profonde qui limite la richesse des formes atomiques.

Dans la philosophie de Kant, qui plus que toute autre a approfondi ces questions, le premier degré de la téléologie est, par conséquent, identifié directement avec le principe qu’à plusieurs reprises nous avons appelé l’axiome de l’intelligibilité du monde, et le darwinisme, dans la plus large acception du mot, c’est-à-dire la théorie d’une descendance intelligible d’après les lois rigoureuses de la science de la nature, non-seulement n’est pas en contradiction avec cette Idéologie, mais au contraire la présuppose nécessairement. La finalité « formelle » du monde n’est que son adaptation aux besoins de notre esprit, et cette adaptation exige nécessairement la domination absolue de la loi de causalité sans intervention mystique d’aucune espèce ; elle présuppose, d’autre part, la possibilité de jeter un regard d’ensemble sur les choses, grâce à leur coordination en formes déterminées (82).

Kant traite encore, il est vrai, d’un deuxième degré de la téléologie, l’« objectif », et lui-même ici, comme dans la théorie du libre arbitre, n’a point suivi partout une ligne rigoureusement critique ; mais sa théorie sur ce point n’entre pas non plus en conflit avec l’objet scientifique de l’étude de la nature. Les organismes nous apparaissent, d’après la théorie de Kant, comme des êtres dans lesquels chaque partie est généralement déterminée par chaque autre, et nous sommes ensuite amenés, en vertu de l’idée rationnelle d’une détermination réciproque et absolue des parties dans l’univers, à regarder les organismes comme s’ils étaient le produit d’une intelligence. Kant déclare cette conception indémontrable et sans valeur démonstrative ; seulement il a le tort d’y voir une conséquence nécessaire de l’organisation de notre raison. Cependant, pour la science de la nature, cette téléologie « objective » ne peut jamais être autre chose qu’un principe heuristique elle n’explique rien, et, en dernière analyse, la science de la nature ne dépasse pas l’explication mécanique causale des choses. Si Kant croit que pour les organismes cette explication ne sera jamais complète, il ne faut nullement entendre cette opinion, qui du reste ne forme pas une portion nécessaire du système, en ce sens que l’explication mécanique de la nature puisse se heurter n’importe où, contre une limite fixe, au delà de laquelle apparaîtrait l’explication téléologique ; Kant ne se figure au contraire dans l’explication mécanique des organismes qu’un processus allant à l’infini, où il y aura toujours un reste insoluble, comme dans l’explication mécanique de l’univers. Mais cette vue de Kant n’entre pas en conflit avec le principe de l’investigation scientifique de la nature, encore que la plupart des naturalistes puissent être disposés à se faire, sur cette question, que l’expérience ne saurait résoudre, des idées différentes de celles de Kant.

C’est pour la même raison que la téléologie de Fechner est inattaquable au point de vue de la science de la nature. Il concilie, à l’aide du principe de la « tendance vers la stabilité » la causalité et la téléologie, en admettant que les lois générales de la nature elles-mêmes produisent nécessairement et peu à peu des êtres toujours plus parfaits, et en cela il trouve un ordre téléologique de l’univers, qu’il fait concorder plus loin avec une intelligence créatrice. Le principe de la tendance vers la stabilité est lui-même une hypothèse conforme à la science de la nature, et en même temps une pensée métaphysique ; et, des deux côtés, il devra se soumettre à la critique ; aller plus loin, c’est se confier à des articles de foi qui dépassent les données de l’expérience.

D’autant plus grossière et plus palpable est représentée dans la Philosophie de l’inconscient, de Hartmann, la fausse téléologie, qui tire du néant le travail mécanique et détruit ainsi l’enchaînement causal de la nature. Hartmann, il est vrai, proteste que sa « finalité » « n’existe pas à côte ou en dépit de la causalité », mais sa démonstration de la « finalité » et notamment la manière remarquable dont il la tonde par un prétendu calcul des probabilités, prouvent dès l’abord que précisément la rupture du rigoureux enchaînement causal de la nature forme la base de toute sa théorie, qui revient complètement à la foi du charbonnier et des grossières peuplades à l’état de nature (83).

Cette contradiction apparente s’explique aisément par ta manière dont Hartmann distingue l’esprit d’avec la matière, les causes intellectuelles d’avec les causes matérielles. « Bien loin, dit-il de sa téléologie, de nier l’absence d’exceptions à la loi de la causalité, elle suppose au contraire, cette absence non-seulement pour les matières entre elles, mais encore pour l’esprit par rapport à la matière et pour l’esprit par rapport à l’esprit. » Bientôt après, il développe avec une grande placidité l’hypothèse que la cause efficiente d’un événement quelconque, appelée m, n’est pas fondée complètement sur les circonstances matérielles existant simultanément, que « par conséquent » il faut chercher sur le terrain spirituel la cause suffisante de m.

La difficulté d’analyser complètement les circonstances matérielles simultanées n’inquiète point Hartmann. Très-rares sont les cas « où, en dehors d’un cercle local étroit, il existe, pour le fait, des conditions essentielles, et l’on n’a pas besoin de tenir compte de toutes les circonstances non essentielles ». On regarde donc autour de soi, dans le « cercle local étroit », avec tout l’intellect, toute la connaissance de la nature que, par hasard, on peut posséder ; on emploie peut-être un microscope, un thermomètre ou autres instruments semblables, et ce qu’alors on n’a pas encore découvert n’existe pas ou n’est pas essentiel. Si, après cela, on n’a pas trouvé l’explication complète de m, c’est que quelque diable (devil-devil) s’en mêle (84).

On ne doit pas supposer que, même dans le « cercle local étroite agissent une infinité de forces et de dispositions matérielles ; sans quoi il n’y aurait pas de « philosophie de l’inconscient ». Il est vrai que, dans des cas semblables, le naturaliste se borne à dire que la cause physique de m n’est pas encore découverte ; et, dans toute l’histoire de sa science toujours en mouvement, il trouvera l’impulsion qui le portera vers de nouvelles recherches et le rapprochera du but. Mais le nègre d’Australie et le philosophe de l’inconscient s’arrêtent là où cesse leur faculté d’explication naturelle, et ils renvoient tout le reste à un nouveau principe, grâce auquel tout est expliqué par un seul mot, d’une manière très-satisfaisante. La limite où s’arrête l’explication physique pour être remplacée par une apparition fantastique, diffère chez les deux, mais la méthode scientifique est la même Pour le nègre de l’Austral, par exemple, l’étincelle de la bouteille de Leyde est probablement de la diablerie (devil-devil) tandis que. Hartmann peut encore l’expliquer naturellement ; mais la méthode de transition d’un principe à un autre est absolument la même. La feuille qui se tourne vers le soleil, est pour Hartmann ce que la bouteille de Leyde est pour le nègre d’Australie. Tandis que les chercheurs, avec une ardeur infatigable, font tous les jours, précisément sur ce terrain, de nouvelles découvertes, toutes propres à prouver que ces phénomènes aussi ont leur cause mécanique, le philosophe de l’inconscient s’est arrêté dans ses études botaniques, par hasard, juste en un point qui laisse subsister le mystère dans son entier, et là naturellement aussi se trouve la limite où apparaît le reflet fantastique de l’ignorance personnelle, la « cause spirituelle », pour expliquer sans plus de peine ce qui est encore inexplicable (85).

Les causes spirituelles de Hartmann sont identiques avec le devil-devil du nègre d’Australie, c’est ce qu’il est à peine nécessaire de démontrer. La science ne connaît qu’une espèce d’esprit, celui de l’homme ; et toutes les fois qu’il est question de « causes spirituelles », dans le sens scientifique, il est toujours sous-entendu que ces causes se manifestent par l’intervention de corps humains. Ce que par hasard nous admettons de plus en fait d’« esprit », est transcendant et appartient au domaine des idées. Après avoir traversé le matérialisme pour arriver à l’idéalisme, nous avons le droit de déclarer que tout ce qui existe est de nature spirituelle, en tant que toute chose n’est d’abord pour nous qu’une représentation de notre esprit ; mais tant que nous établissons une distinction entre l’esprit et la matière, nous n’avons pas le droit d’inventer des esprits et des causes spirituelles qui ne nous sont pas donnés.

En ce qui concerne l’esprit de l’homme, admettons une fois que l’on puisse aussi soutenir la thèse qui fait disparaître le travail mécanique dans le cerveau et le change en « esprit », puis réciproquement fait naître de l’« esprit » seul une quantité déterminée de travail. Nous avons déjà suffisamment prouvé que cette thèse n’est pas la nôtre, mais que nous admettons, au contraire, pour les phénomènes matériels une série non interrompue de causes ; cependant supposons une fois ici le contraire, afin que nous arrivions du moins à un exemple de « causes spirituelles » produisant des effets matériels. On peut d’autant moins généraliser cette cause hypothétique que toute analogie entre les phénomènes de la nature et ceux qui se manifestent dans l’homme nous fait défaut. Il est bien permis ici de rappeler la condition posée par Du Bois-Reymond Si, dit-il, vous voulez me faire admettre une âme du monde, montrez-moi quelque part dans l’univers le cerveau correspondant à cette âme. Pourquoi cette condition nous semble-t-elle si étrange ? Uniquement parce que, pour les choses de la nature à propos, desquelles se présente le plus aisément une conception anthropomorphe, nous n’avons pas du tout l’habitude de penser au cerveau et moins encore aux mouvements moléculaires qui s’y produisent. Ce sont plutôt les mains d’hommes que nous transformons en mains de dieux ; ce sont les manifestations vitales d’êtres imaginaires que nous faisons intervenir dans le cours des choses, d’après l’analogie des actes humains, et non des mouvements de cerveaux humains. Le croyant voit dans la série des événements « la main de Dieu » et non un mouvement moléculaire dans le cerveau de l’âme de l’univers. Les peuples à l’état de nature se figurent présents partout des êtres fantastiques à formes humaines, bien que surhumaines. De ces représentations, et non de la théorie du cerveau, sont nées en général les idées de causes immatérielles ; bref, toute l’hypothèse d’un «monde spirituel », pour les effets que nous observons, n’est qu’une conception dérivée de ces créations diverses de la foi et de la superstition. La science ne connaît pas ce « domaine spirituel » et ne peut, par conséquent, lui emprunter de causes. Ce qu’elle ne peut expliquer naturellement, d’après les principes de la conception mécanique du monde, elle ne l’explique pas du tout. Le problème reste pour le moment sans solution. Mais la foi du charbonnier et la fausse philosophie se sont toujours accordées à expliquer l’inexplicable par des mots, derrière lesquels se cache, plus ou moins grossièrement dissimulé, le domaine des fantômes, c’est-à-dire le reflet fantastique de notre ignorance.

Or sur ces principes repose aussi la possibilité d’un calcul des probabilités très-intéressant. Il faut, pour l’établir, un raisonnement disjonctif en forme. Si par « causes spirituelles » on se représentait quelque chose de net, par exemple les actes d’un être divin, à formes humaines ou anthropomorphes, la disjonction ne serait pas sûre. Il se pourrait très-bien qu’il existât des causes d’une troisième espèce, comme, par exemple, la magie, l’influence des génies sidéraux, le spiritisme, etc., toutes choses qu’à ce point de vue on discuterait très-sérieusement. Mais, pour peu que l’on entende par « spirituel » tout ce qui pour le moment ne peut se démontrer matériellement, la disjonction est complète. On élimine celles des causes matérielles qui peuvent ne pas avoir été découvertes, et tout le reste est devil-devil.

Maintenant on peut démontrer que la probabilité de la présence du devil-devil, dans tous les phénomènes de la nature, équivaut à la certitude. Hartmann ne l’établit pas pour la totalité des phénomènes de la nature, mais seulement pour la partie qui s’adapte à la philosophie de l’inconscient. Or la méthode est aussi simple que son applicabilité générale est évidente. On appelle la probabilité que m a une cause matérielle, la probabilité de la « cause spirituelle » est ainsi . Si l’on ne peut ensuite trouver les causes matérielles, devient d’une petitesse presque imperceptible et le contraire de la certitude exprimée par .

La chose prend une tournure encore plus belle quand on examine un phénomène de la nature isolé et distinct. On a, en effet, ici, l’avantage de pouvoir décomposer ce phénomène en une série entière de phénomènes partiels, différents les uns des autres, tous permettant naturellement de douter s’ils sont fondés sur des bases purement physiques. On peut alors se montrer généreux sans péril en s’appuyant sur une thèse connue, empruntée aux éléments du calcul des probabilités. Mais on a beau attribuer une assez grande valeur à la probabilité que les phénomènes isolés sont dus à des causes matérielles, la probabilité de leur rencontre n’en sera pas moins fort petite, puisqu’elle n’est que la résultante de probabilités discrètes. Supposons, par exemple, que lorsqu’on a 15 phénomènes partiels, la probabilité de la cause matérielle soit égale à 0,9. Le naturaliste, il est vrai, sera porté à la déclarer, sans autre formalité, = 1 ; mais il agit de la sorte uniquement parce qu’il fait entrer en ligne de compte les causes naturelles non encore observées, et parce que, de la marche antérieure de l’étude de la nature, il a conclu, par induction, qu’en prolongeant suffisamment cette étude, on doit aboutir finalement à pouvoir tout expliquer par les lois ordinaires de la nature. Avec une semblable présupposition, le tour d’adresse de la philosophie de l’inconscient cesse d’être possible. Mais si l’on s’en tient à la probabilité 0,9, la probabilité, pour l’ensemble des phénomènes, sera, d’après l’hypothèse précitée, égale à la quinzième puissance de 0,9, ce qui donnera une fraction très-petite, en face de laquelle la partie adverse, la « cause spirituelle », présentera l’éclat d’une probabilité très-notable.

De la même manière il est facile de démontrer qu’un homme ne peut pas gagner dix fois de suite au jeu de dés sans l’aide de la fortuna ou d’un spiritus familiaris. Il n’y a que le premier pas qui coûte. On doit affirmer avec une naïve assurance la proposition disjonctive qu’à chaque coup heureux il y a concours de la fortune ou non. On égale à dans chaque cas, la probabilité du gain sans le concours de la fortune, et aussitôt on a la dixième puissance de cette fraction pour probabilité du gain répété dix fois de suite. Le concours de la fortune se rapproche alors de la certitude.

Quiconque connaît un peu plus à fond le calcul des probabilités sait que la probabilité pour chaque série déterminée de faits également possibles est égale en soi ; que par conséquent le cas où, par exemple, notre joueur gagnera au premier coup, perdra aux deuxième, troisième et quatrième, regagnera au cinquième et au sixième, reperdra au septième, regagnera aux huitième et neuvième, reperdra au dixième, est tout à fait aussi improbable que la supposition qu’il gagnera dix fois de suite (86). La réalité elle-même, quand elle dépend de beaucoup de circonstances distinctes, ou quand elle est un cas spécial, dans de très-nombreuses possibilités, apparaît toujours, a priori, comme très-peu probable, ce qui ne change rien à sa réalité. La simple explication du fait est que toute la théorie des probabilités est une abstraction des causes efficientes que nous ne connaissons pas, tandis que nous connaissons certaines conditions générales, dont nous faisons la base de notre calcul. Quand le dé a reçu son impulsion et qu’il se trouve en l’air, les lois de la mécanique ont déjà déterminé quelle face restera finalement en haut, tandis que, pour notre jugement a priori, la probabilité pour cette face comme pour toute autre est encore égale à .

Si une urne contient un million de boules et que j’y introduise la main pour en retirer une, la probabilité pour chaque boule n’est qu’un millionième, et cependant il y en aura une, une distincte de toutes les autres, qui sera nécessairement retirée. Ici la fraction de probabilité ne signifie que le degré de notre incertitude subjective sur ce qui arrivera, et il en est absolument de même pour les exemples que Hartmann emprunte à la nature organique. Que, par exemple, parmi les causes naturelles de la vue, certains cordons nerveux reçoivent la lumière après être sortis du cerveau et s’être épanouis dans la rétine, c’est là un fait dont les conditions sont si compliquées et encore si inconnues, qu’il serait ridicule de parler ici d’une « probabilité » = 0,9, ou même = 0,25. La probabilité que ce fait arrivera fortuitement est, au contraire, égale à zéro, et pourtant le fait est réel et, comme tout naturaliste sérieux l’admettra, même nécessaire, d’après des lois générales de la nature. Ici recourir, cause de « l’improbabilité », qui n’est que l’expression mathématique de notre incertitude subjective, à un principe placé au delà de l’étude de la nature, c’est tout simplement jeter la science aux vents et sacrifier la saine méthode à un fantôme.

Il n’entre pas dans notre plan d’examiner davantage la philosophie de l’inconscient. » La voie, menant du point où nous quittons cette philosophie jusqu’à la fausse téléologie, à travers les empiétements de « l’inconscient », apparaît nettement et nous n’avons affaire ici qu’aux « fondements » du nouvel édifice métaphysique. Nous avons déjà prouve suffisamment que, d’après notre théorie, la valeur des systèmes de métaphysique n’est pas liée à leur base démonstrative qui repose généralement sur une illusion. Si la « philosophie de l’inconscient » devait un jour exercer sur les arts et la littérature contemporaine une influence prépondérante et devenir ainsi l’expression du principal courant intellectuel, comme ce fut jadis le cas pour Schelling et Hegel, alors même que sa base serait encore plus ruineuse elle serait par le fait justifiée comme une philosophie nationale de premier rang. La période à laquelle elle donnerait son nom serait une période de décadence intellectuelle mais la décadence aussi à ses grands philosophes, comme Plotin dans les derniers temps de la philosophie grecque. En tout cas, c’est un fait remarquable que, si peu de temps après la campagne de nos matérialistes contre l’ensemble de la philosophie, ait pu trouver tant d’écho un système qui se place, vis-a-vis des sciences positives, dans une opposition plus vive que celle de n’importe quel système antérieur (87), et qui, sous ce rapport, renouvelle toutes les fautes de Schelling et de Hegel sous une forme bien plus palpable et bien plus grossière.



54. Le concept absolu d’espèce, ici combattu, a une double racine, dans la signification métaphysique de l’εἶδος de Platon et d’Aristote, et — dans la tradition relative à l’arche de Noé. On comprend aisément que la distinction des formes organiques par espèces peut non-seulement faciliter l’opération pratique d’une vue d’ensemble, mais encore prétendre à une certaine valeur matérielle, sans qu’il faille aucunement recourir au dogme de l’immutabilité et du fondement transcendant des espèces. On peut déduire du darwinisme même, à l’aide du principe de la stabilité progressive, qu’au bout de périodes de temps considérables, les organismes doivent avoir acquis la tendance à se grouper par espèces et à se délimiter réciproquement. Mais c’est là tout autre chose que le concept absolu d’espèce, qui se produisit à l’époque de la réaction contre le matérialisme de Vogt et d’autres, souvent d’une façon contraire à tous les principes de l’étude de la nature.

55. André Wagner, Naturwissenschaft und Bibel, en opposition à Kœhler der glaube de Vogt ainsi qu’à Bory le ressuscité, traduit du français en allemand, Stuttgart, 1855. Voir, par exemple, p. 29 : « Ces assertions (relatives à des métis féconds) se fondent sur les dires d’agronomes et de voyageurs, auxquels fait défaut la preuve rigoureuse telle que l’exige un juge d’instruction pour la constatation irrécusable d’un fait. » — P. 31 : « Ou ces assertions sont fausses, ou elles manquent de la certitude exigée en matière judiciaire, » etc.

56. Au lieu d’un seul et grand ouvrage, ont paru de nombreuses publications spéciales, parmi lesquelles on remarque comme particulièrement riche en matériaux l’ouvrage sur La Variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication, traduit de l’anglais par J.-J. Moulinié, Paris, C. Reinwald, 1868.

57. Mon jugement sur l’Isis de Radenhausen ne serait plus aussi favorable aujourd’hui, notamment en ce qui regarde les démonstrations tant historiques qu’historico-psychologiques, qui renferment beaucoup d’assertions hasardées et d’inexactitudes. Au reste, cela importe peu en ce qui concerne le développement, des pensées relatives à ta téléologie. Ajoutons en passant que le rédacteur du Literarisches Centralblatt (1863, p. 486) le loue en disant : « Le livre est écrit d’un bout à l’autre avec le calme de l’impartialité et avec une assurance sèche qui rappelle Spinosa. » L’attaque, mentionnée dans le texte, de ce que nous pouvons appeler la théorie d’Empédocle, se trouve dans le Literarisches Centralblatt, 1864, p. 843 et suiv.

58. Wigand[1] s’est entièrement mépris sur le sens de ce passage lorsqu’il s’imagine « que le caractère de la nature est représenté ici comme étant ce qu’il y a de moins conforme à la finalité et comme constituant ce qu’il y a de plus fortuit tandis qu’il s’agit simplement de faire ressortir le contraste existant entre la manière dont la nature poursuit un but et celle dont l’homme poursuit semblablement un but. On devrait considérer comme dépourvue de finalité la façon d’agir d’un homme imitant la nature ; il est donc démontré que la façon d’agir de la nature (expression figurée dont nous nous servons pour abréger) est en tout cas essentiellement différente de celle de l’homme et que, par conséquent, l’anthropomorphisme de ta téléologie, dont il est question ici dans l’enchaînement des idées, constitue une théorie entièrement insoutenable. Je n’ai dit nulle part que la nature procède « avec une très-grande économie ». Je me borne à comparer la conduite de l’homme à celle de la nature dans la poursuite d’un but. Que la nature atteigne réellement le sien, comme le fait remarquer Wigand, en contradiction apparente avec mon opinion, c’est la présupposition évidente de toute ta discussion. Mais lorsque Wigand ajoute « et il est vrai, sans préjudice des autres buts, » ce n’est là, comme toute la suite de sa réflexion, qu’une métaphysique optimiste, à laquelle on peut opposer avec un droit au moins égal une métaphysique pessimiste fondée sur les faits. — Voir, du reste, dans le texte, les mots du dernier alinéa se référant à cette question : « Et cependant la médaille a un revers, etc. »

59. Nous avons également reproduit ici ce passage de la première édition, sans y rien changer, bien qu’il n’ait plus un rapport direct avec le darwinisme. « Individu » et « espèce » sont corrélatifs, du moins au point de vue de la théorie de la connaissance. C’est le même processus synthétique qui concentre dans l’un et l’autre de ces concepts ce qu’il y a de diversité dans le phénomène, et la question de la priorité du tout ou des parties n’est au fond qu’une autre forme de la question de la préexistence platonicienne de l’idée comparée à l’individuel.

60. Virchow (Rudolphe), Vier Reden über Leben und Kranksein, Berlin, 1862, p. 37-76 ; voir surtout p. 58 et 59.

61. Vogt, Bilder aus dem Thierleben, Frankfurt, 1852, p. 233. — En ce qui concerne cette proposition, il paraît être contredit par la découverte récente des monéres et notamment du bathybius, mais il est difficile de préciser le degré d’individualité que l’on peut attribuer à ce grumeau visqueux vivant. On ne peut fonder l’absence de structure des formations protoplasmiques sur l’impossibilité où nous sommes de reconnaître une structure avec les instruments dont nous disposons. Cette question ne sera élucidée que lorsqu’on expliquera le mécanisme de ces phénomènes les plus simples de la vie ; mais nous sommes encore loin de ce but.

62. On sait que ces essais ont été renouvelés de nos jours et que les résultats en ont souvent été satisfaisants.

63. Voir Vogt, Bilder aus dem Thierleben, p. 124-142. Les nouvelles découvertes, relatives à cette question, sont résumées par Gegenbaur, Grundzüge der vergleichenden Anatomie, Leipzig, 1870, p. 110 et suiv., traduction française sous la direction de Carl Vogt intitulée : Manuel d’anatomie comparée, Paris, C. Reinwald, 1874, p. 105 et suiv. — Bornons-nous à signaler le fait (p. 108 de la trad. fr.) que même trois actinosphaeriums peuvent se réunir ainsi. Voir, du reste, pour toute cette question, Hæckel, théorie de l’individualité, dans la Generelle Morphologie, I, p. 265 et suiv.

64. Un des faits les plus remarquables appartenant à cette question est le système nerveux colonial dans les souches ramifiées de bryozoaires. Voir Gegenbaur, Grundzüge der vergleichenden Anatomie, p. 190 et suiv. ; p. 180 et suiv. de la trad. fr.

65. Hæckel, Die Kalkschwämme, monographie en deux volumes, texte et atlas. 1er vol. Biologie der Kalkschwämme, Berlin, 1872. 4e partie : Philosophie der Kalkschwämme, p. 476 et suiv.

66. Le principe de Fechner, la tendance vers la stabilité, a une certaine analogie avec la manière dont Zœllner[2] cherche, à l’aide de la philosophie de Schopenhauer et du principe mécanique de la plus petite contrainte, à déduire que chaque système de mouvements d’atomes, dans un espace donné, tend à réduire à un minimum le nombre des chocs et, par conséquent, celui des sensations désagréables. — Dans le principe de la tendance vers la stabilité, Fechner trouve en même temps la conciliation de la causalité avec la téléologie, la terre, d’après ce principe, devant nécessairement arriver à un état où « toutes choses s’adapteront le mieux possible les unes aux autres[3]. » — Mais si nous nous contentons de l’adaptation relative des organismes aux conditions d’existence d’une grande période donnée, la tendance vers la stabilité sera ici le résultat immédiat du principe de la lutte pour l’existence.

67. Voir Darwin, La Variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication I, p. 140 et 141 de la trad. fr. On montre ici que les pigeons domestiqués, lesquels descendent tous d’une seule espèce sauvage, forment plus de 150 races et devraient être partagés au moins en cinq genres nouveaux, si on les traitait d’après les mêmes principes que tes races trouvées à l’état sauvage.

68. Darwin, La Variation des animaux et des plantes, I, p. 227 de la trad. fr.

69. Fechner, Einige Ideen zur Schöpfungs-und Entwickelungsgeschichte, p. 71 et suiv.

70. Voir Atfred-Russet Wallace, La Sélection naturelle, Essais, traduits en français par Lucien de Candolle, Paris ; C. Reinwald.

71. Nous nous attachons à un discours reproduit par le Naturforscher, IV, n° 15, 1871, p. 118 et suiv. Ce discours fut prononcé par Bennet à l’association pour l’avancement des sciences à Liverpool ; il a obtenu « de tous côtés l’approbation des juges compétents ».

72. Voir le rapport sur ces essais dans le Naturforscher, IV, n° 38, 1871, p. 310 et suiv.

73. Darwin, Origine des espèces, p. 155-159 ; trad. faite sur la 6e éd. anglaise par Ed. Barbier, Paris, C. Reinwald, 1877. De plus, La Variation des animaux et des plantes, t. II, p. 340 et suiv. de la trad. fr.

74. Darwin, Origine des espèces, p. 231 et suiv. — Voir Nægeli, Entstehung und Begriff der naturhistorischen Art, München, 1865. — Voir aussi Oscar Schmidt, Descendenzlehre und Darwinismus, Leipzig, 1873 (Internationale Bibliothek), p. 146 et suiv.

75. Kölliker, Morphologie und Entwicklungsgeschichte des Pennatulidenstammes, nebst allgemeinen Betrachtungen zur Descendenzlehre, Frankfurt-a.-M., 1872 ; voir en particulier, p. 26 et suiv.

76. Voir Hæckel, Natürliche Schöpfungsgeschichte, vierte Auflage, p. 215 et suiv. ; p. 213 et suiv. de la trad. fr.

77. Weihrich[4] rend compte de la théorie de Kolbe, d’après laquelle un atome d’hydrogène peut être remplacé par du méthyle C²H³. Or le méthyle contient à son tour de l’hydrogène, à chaque atome duquel on peut substituer un atome de méthyle. Grâce à de pareilles substitutions, l’acide formique est converti en acide acétique, l’acide acétique en acide propionique, celui-ci en acide butyrique, etc. — Il est clair que l’idée générale, développée dans le texte, est indépendante de cette théorie spéciale ; toutefois celle-ci fait très-bien comprendre ce que l’on peut se représenter par loi de développement, pourvu que l’on se figure les formations plus compliquées naissant successivement des formations plus simples.

78. HæckeI, Histoire de la création, 2e éd. fr. p. 263 et suiv. — Il est dit pareillement avec beaucoup de justesse, ibid., p. 293 Tous les phénomènes vitaux, tous les processus de l’évolution des organismes, dépendent étroitement de la constitution chimique et des forces de la matière organique comme les phénomènes vitaux des cristaux inorganiques, c’est-à-dire leur croissance, leurs formes spécifiques, dépendent de leur composition chimique et de leur état physique. » — Haeckel dit[5] : Nous savons « que ces commencements très-simples de tous les individus organiques sont dissemblables et que de très-petites différences dans leur composition matérielle, dans la constitution de leur substance albuminoïde suffisent pour effectuer les différences subséquentes de leur développement embryonnaire. Car ce ne sont assurément que de minimes différences de ce genre qui produisent, par exemple, la transmission héréditaire des qualités individuelles paternelles aux descendants, par la quantité minime d’albumine dans le spermatozoaire. » — Mais ne pourrait-on pas déduire des conséquences ultérieures de cette vue exacte, dans laquelle apparaît éclatante de lumière l’importance des « causes internes » en fait de développement ? Ainsi l’importance exagérée que l’on attribue à l’égalité simplement morphologique, ne disparaîtrait-elle pas nécessairement devant le fait que nous trouvons déjà fondées dans le germe les différences les plus importantes des êtres, tandis qu’avec nos instruments actuels nous pouvons à peine espérer pouvoir démontrer d’une façon directe ces différences ? Certes personne ne trouvera insignifiante la cause première de la différence entre Mozart et un homme complètement anti-musical ou la première différence entre Gœthe et une poule, parce que la cause de cette différence est rattachée à une quantité de matière d’une petitesse imperceptible. Cette quantité a jusqu’ici été complètement insaisissable pour nous, circonstance qui autorise le naturaliste à ne pas s’en occuper d’une manière spéciale, pour éviter de stériles recherches ; on peut d’ailleurs, dans une étude purement morphologique, ne pas tenir compte de cette quantité tout à fait insaisissable ; mais, dès qu’il s’agira de se faire une idée de l’essence du développement, alors que le point de vue morphologique seul ne suffit pas, on commettrait, en négligeant cette quantité, une faute aussi grave que si, dans un calcul, on voulait effacer un des facteurs les plus importants, sous prétexte qu’il est inconnu, car naturellement il ne s’agit plus ici de la quantité matérielle en soi, mais de la valeur des effets de sa présence.

79. Voir Preyer[6] : « Les mouvements du protoplasme dans le germe imperceptible d’une graine changent la terre environnante, l’air et l’eau, sous l’influence de la chaleur, en un arbre gigantesque le mouvement du protoplasme dans l’œuf chauffé transforme son contenu en un animal vivant. D’où vient l’impulsion ? Qu’est-ce qui force les éléments à se coordonner de telle sorte que la vie en résulte ? La chimie tâtonne en vain pour trouver une réponse. »

80. Hæckel[7] remarque : « À notre avis c’est chose assez indifférente pour la théorie générale et fondamentale de l’évolution organique de savoir si, dans la mer primitive, alors qu’eut lieu le premier antagonisme, naquirent en différents endroits de nombreuses monères, primitivement différentes, ou s’il naquit beaucoup de monères semblables les unes aux autres, qui ne se différencièrent que plus tard, par de légères modifications dans la constitution atomistique de l’albumine. Si, depuis cette époque-là, Hæckel passa de plus en plus à l’affirmation exclusive de la descendance monophylétique, pour laquelle il trouve surtout des arguments péremptoires dans la forme gastrula des éponges calcaires, nous pouvons expliquer cette tendance par la prédominance du point de vue purement morphologique. À propos de la théorie de l’individualité[8], Hæckel a fait une distinction lumineuse entre l’individualité morphologique et l’individualité physiologique. Si l’on voulait appliquer la même distinction à la théorie de la descendance, on n’aurait pas, à notre avis, d’objection grave à faire contre un monophylétisme purement morphologique ; cependant nous attachons une plus grande valeur à la question de la structure interne et aux rapports de celle-ci avec le développement futur et nécessaire.

81. Histoire de la création, 2e éd. fr., p. 370. La thèse qui y est énoncée, et d’après laquelle les hypothèses monophylétiques de la descendance ont en général plus de vraisemblance interne que les polyphylétiques, n’est pas, comme on pourrait le croire, la simple interversion de notre thèse, énoncée dans le texte. Cette dernière a exclusivement rapport à la naissance première de la vie, autant qu’on peut en apprécier les conditions et en conclure à la marche des faits ; Haeckel au contraire est préoccupé de l’origine de toutes les espèces existantes quelconques ou de leur forme primitive hypothétique, ainsi que de la question de savoir si, dans l’origine, cette forme se produisit en plusieurs endroits et avec des variations correspondantes, ou seulement en un seul endroit et avec une seule et même structure, de telle sorte que, par exemple, le phénomène de ramification d’une espèce devrait être ramené à une migration et non à une naissance simultanée en différents endroits. — Voir aussi la note précédente.

82. La conception de la téléologie kantienne, que nous exposons ici, n’est pas, nous l’avouons, celle à laquelle on est accoutumé. En cela nous sommes guidé soit par nos propres études, soit par la publication récemment parue d’Auguste Stadler[9]. Stadler va peut-être quelquefois trop loin en établissant un accord continuel entre Kant et les principes fondamentaux des sciences de la nature et en atténuant de véritables faiblesses de Kant ; en revanche, il démontre avec un plein succès que seule cette conception satisfait aux principes de la philosophie transcendantale et réduit au minimum les contradictions de Kant. Ne pouvant plus ici entrer dans les détails, nous nous contenterons de-renvoyer à cette dissertation.

83. Voir Philosophie des Unbewussten. Introduction, II. Comment en venons-nous à admettre des fins dans la nature ? [La Philosophie de l’inconscient, par Édouard de Hartmann, traduite en français par D. Nolen, Paris, Germer-Baillère, 1877. [Note du trad.]

84. Waitz, Anthropologie der Naturvölker, fortgesetzt von Gerland, VI. Theil, Leipzig, 1872, p. 797 ; voir aussi Oscar Schmidt, Descendenzlehre und Darwinismus, Leipzig, 1873, p. 280, [traduit en Français sous le titre : Descendance et Darwinisme, Paris, Germer Baillière.] — Les indigènes de l’Australie rapportent à devil-devil (diable) tout ce qu’ils ne comprennent pas dans la nature ; « devil est évidemment un nom anglais donné à une divinité, laquelle ne peut plus sans doute être représentée clairement ». C’est avec raison qu’Oscar Schmidt blâme la futilité de cet argument en faveur de l’adoption par les sauvages de représentations religieuses antérieures mieux développées, mais tombées dans l’oubli. Il est au contraire évident que tout expliquer par devil-devil constitue les rudiments d’une philosophie qui n’a pas besoin de dieux spéciaux et distincts. Aux yeux des nègres de l’Australie, devit-devil est sans doute omniscient, omnipotent, etc., sans être pour cela une personnalité, absolument comme l’ « inconscient ! ».

85. Il y a quelque intérêt à comparer la manière complètement anti-scientifique dont Hartmann parle de l’ « instinct » dans le règne végétal aux recherches scientifiques les plus récentes sur les phénomènes dont il est ici question, la croissance des plantes, l’héliotropisme, l’ouverture et la fermeture des fleurs, les vrilles des plantes grimpantes, etc. Les découvertes, éminemment propres à éclairer la question, de Sachs, Hofmeister, Pfeffer, Frank, Batalin, Famintxin, Prillieux et d’autres ont été faites, sans exception, grâce à l’hypothèse d’une cause strictement mécanique de ces phénomènes dans la vie végétale, et cette hypothèse s’est déjà brillamment réalisée dans un grand nombre de cas. Rappelons brièvement que l’héliotropisme a été ramené à un retard de la croissance par la lumière et par suite à une courbure concave qui en résulte ; que l’enlacement d’objets par des plantes grimpantes dépend de l’irritabilité, démontrable par l’expérience, du côté qui croît le plus faiblement que ta position diurne et nocturne des feuilles de l’Oxalis a pour cause l’influence de la lumière sur des points déterminés, susceptibles de courbure, et que la plante se laisse tromper (malgré l’omniscience de l’ « inconscient » ) quand on fait tomber les rayons d’une lumière spéciale exclusivement sur ces points, etc. — Comparez à cela l’observation de Knight, qui éleva des plantes autour de l’axe d’une roue tournant avec rapidité et trouva que les principales racines poussaient dans le sens de la force centrifuge ; de plus, les expériences de Sachs relatives à l’influence de l’humidité du sol sur la direction des racines[10]. Qu’auraient bien pu devenir toutes ces précieuses recherches, si les naturalistes en question avaient ramené les phénomènes à l’intervention, visant un but, de l’ « inconscient s ou de quelque autre fantôme.

86. Voir sur cela les lumineuses dissertations de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 6e principe. L’éditeur de la traduction allemande (Langsdorf, Heidelberg, 1819) fait précisément ici une objection (note de la p. 20) et blâme la division des cas possibles en ordinaires et extraordinaires, ces derniers étant identiques avec les moins probables ; il prouve par là qu’il n’a pas compris la force de cette très-fine remarque psychologique. Il s’agit de montrer que nous comprenons et reconnaissons instantanément parmi certains cas également invraisemblables (et au point de vue d’une complète abstraction sans doute également « extraordinaires »), les uns comme étant tout à fait extraordinaires, par exemple, 1 sur des millions, tandis que d’autres cas se fondent psychologiquement avec une grande série de cas analogues et ont, par conséquent, l’air d’être des cas ordinaires, bien que leur probabilité soit aussi petite que celle des cas de la première catégorie. Tel est le cas, cité dans le texte, d’un joueur qui gagne d’abord dix fois de suite, puis, dans une série nettement déterminée, gagne et perd alternativement.

Laplace, au reste, fait concorder cette distinction avec une rétro-conclusion tirée d’un phénomène et reportée sur les causes de ce phénomène, et, soit dit en passant, c’est aussi là le point du calcul d’où Hartmann aurait dû partir, au lieu de s’en tenir lourdement et illogiquement au troisième principe de Laplace, dont on ne peut ici tirer qu’une conclusion, c’est que les cas compliqués sont effectivement des cas compliqués. Dans les cas du sixième principe, les cas remarquables ou extraordinaires sont toujours ceux qui portent en eux pour ainsi dire le type de la finalité humaine, ne fût-ce que dans une certaine symétrie purement extérieure, comme si, par exemple, le nombre 666,666 sortait d’un million de nombres. Nous voyons ici d’un coup d’œil tous les rapports du numérateur avec le dénominateur de la fraction de probabilité et nous pensons en même temps à la possibilité que quelqu’un ait à dessein choisi ce numéro. On est maîtrisé par cette dernière impression, surtout quand le cas spécial qui se produit à une signification particulière. Des lettres, prises au hasard, pourraient, par exemple, former précisément le mot EUROPE, et cependant cette combinaison n’est pas plus invraisemblable qu’une autre combinaison quelconque dont les lettres juxtaposées n’offriraient aucun sens. Or, ici, le numérateur de cette fraction de probabilité est égal à 1 et le dénominateur est égal au nombre de toutes les combinaisons possibles de ces 6 lettres et encore infiniment plus grand, lorsqu’on suppose qu’elles ont été retirées au hasard des casses d’un compositeur. Ici il faut remarquer, avant toutes choses, que la réalité de pareils hasards et par conséquent aussi leur possibilité générale ne peuvent nullement être touchées par le calcul des probabilités. C’est là le point que déjà Diderot avait fait ressortir dans le 21e chapitre des Pensées philosophiques, où il dit que la production de l’Iliade et de la Henriade de Voltaire par les combinaisons fortuites des lettres, non-seulement n’est pas impossible, mais est même très-probable, pour peu que l’on puisse étendre à l’infini le nombre des expériences. — En réalité, nous comparons dans ces cas la probabilité extraordinairement faible de la formation fortuite avec la probabilité bien plus grande de la formation systématique. Ici, à vrai dire, on est fortement tenté d’admettre avec Hartmann un fantôme, pour tous ceux qui croient aux fantômes. Même Poisson, ce mathématicien si perspicace, dit en traitant de ce point, § 41 de sa Théorie du calcul des probabilités : « Quand nous avons observé un fait qui, en et pour soi, n’avait qu’une très-faible probabilité et présente quelque chose de symétrique ou d’intéressant, nous sommes très-naturellement amenés à penser que ce n’est pas un effet du hasard ou, plus généralement, d’une cause qui lui donnerait ce faible degré de probabilité, mais qu’il provient d’une cause plus puissante, telle que, par exemple, la volonté de quelque être poussé par une intention déterminée. » Ici la question est discutée avec une généralité si mathématique que l’on comprend sous une même expression l’erreur très-naturelle du sauvage attribuant le fait à un fantôme et la conclusion logique de celui qui a reçu une instruction scientifique. Cependant, malgré toutes les tentations, l’analogie ne décidera pas ce dernier à faire entrer en ligne de compte des « êtres » qui ne lui sont pas donnés, et il n’a de donnés, comme êtres agissant conformément à un but, que l’homme et les animaux supérieurs. Il peut bien étendre ses réflexions plus loin et arriver à une finalité dans l’univers mais aucun fait isolé, a priori, d’une combinaison, quelque remarquable qu’elle soit, ne l’amènera à admettre l’intervention mystique d’un « être » qui ne lui est pas représenté.

87. Il ne nous sera sans doute pas nécessaire de détruire chez nos lecteurs l’illusion qui leur ferait chercher dans la Philosophie de l’inconscient « des résultats spéculatifs obtenus par la méthode inductive conforme à la science de la nature ». On trouverait difficilement, de nos jours, un autre ouvrage ou les matériaux des sciences de la nature rassemblés à la hâte soient en opposition aussi flagrante avec tous les principes essentiels de la méthode scientifique.

  1. Der Darwinismus und die Naturforschung Newton’s und Cuvier’s Braunschwcig, 1874, t I, p. 421.
  2. Natur der Kometen.
  3. Einige Ideen zur Schöpfungs-und Entwickelungsgeschichte der Organismen ; Leipzig, 1873, p. 88 et suiv.
  4. Die Ansichten der neueren Chemie ; Mainz, 1872, p. 43 et suiv.
  5. Generelle Morphologie, I, p. 198.
  6. Ueber die Erforschun gdes Lebens ; Jena, 1873, p. 22.
  7. Generelle Morphologie, I, p. 198.
  8. Generelle Morphologie, p. 265 et suiv.
  9. Kant’s Teleologie und ihre Erkenntnisstheoretische Bedeutung ; Berlin, 1874.
  10. Voir Sachs, Grudzüge der Pflanzenphysiologie, Leipzig, 1873 ; Hofmeister, Allgemeine Morphologie der Gewächse, Leipzig 1868 ; Pfeffer, Physiologische Untersuchungen, Leipzig, 1873 ; en outre Naturforscher, 1871, n° 49 ; Botanische Zeitschrift, 1871, n° 11 et 12 ; Naturforscher, 1872, n° 4, etc.