Histoire du matérialisme/Tome II/Partie II/Chapitre 1

Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 2p. 139-190).


DEUXIÈME PARTIE

LES SCIENCES PHYSIQUES


CHAPITRE PREMIER

Le matérialisme et les recherches exactes.


Matérialistes et spécialistes ; dilettantisme et école dans les sciences physiques et dans la philosophie. — Manière de penser conforme aux sciences physiques et à la philosophie. — Les limites de la connaissance de la nature. — Du Bois-Reymond. — Malentendus des matérialistes et des théologiens. — Rectification des conséquences des hypothèses de Du Bois-Reymond. — Les limites de la connaissance de la nature sont les limites de la connaissance en général. — La conception mécanique de l’univers ne peut pas nous dévoiler l’essence intime des choses. — Le matérialisme change la théorie en réalité et la donnée immédiate, en apparence. — La sensation est un fait plus fondamental que la mobilité de la matière. — Même l’hypothèse d’une matière sensible ne lève pas toutes les difficultés. Le tiers inconnu. — Reproches injustes faits au matérialisme. — Le matérialisme est vaincu par la science philosophique et historique. — Valeur des théories. — Le matérialisme et l’idéalisme dans l’étude de la nature.


Le matérialisme s’est toujours appuyé sur l’étude de la nature ; aujourd’hui, il ne peut plus se borner à expliquer dans sa théorie les phénomènes de la nature d’après leur possibilité il faut qu’il se place sur le terrain des recherches exactes, et il accepte volontiers ce forum, parce qu’il est persuadé qu’il y gagnera nécessairement son procès. Beaucoup de nos matérialistes vont jusqu’à prétendre que la conception de l’univers, qu’ils ont adoptée, est une conséquence nécessaire de l’esprit des recherches exactes ; un résultat naturel de l’immense développement en largeur et en profondeur, qui a été donné aux sciences physiques, depuis que l’on a renoncé à la méthode spéculative pour passer à l’étude précise et systématique des faits. Ne nous étonnons donc pas si les adversaires du matérialisme s’attachent avec un plaisir tout particulier à chaque phrase d’un savant sérieux, qui rejette cette prétendue conséquence, et représente même le matérialisme comme expliquant mal les faits, comme une erreur naturelle de chercheurs superficiels, pour ne pas dire de simples bavards.

Liebig formulait un jugement de ce genre lorsque, dans ses Lettres sur la chimie, il traitait les matérialistes de dilettanti. Quoique en général ce ne soient pas précisément les chercheurs les plus sérieux, les inventeurs et les hommes de découverte, les maîtres les plus remarquables sur un terrain spécial, qui ont l’habitude de propager la doctrine matérialiste et quelques fautes qu’aient commises des hommes comme Büchner, Vogt ou même Czolbe aux yeux des juges, partisans d’une méthode rigoureuse nous ne pouvons accepter sans restriction le mot de Liebig.

Et d’abord il est tout naturel qu’aujourd’hui, par suite de la division du travail, le spécialiste, qui a concentré tous ses efforts intellectuels sur le développement d’une branche particulière de la science, n’ait ni le désir, ni souvent la capacité de parcourir le vaste domaine des sciences physiques, afin de recueillir partout les faits les mieux garantis résultant des recherches d’autrui et d’en former une vue d’ensemble. Ce serait pour lui un travail ingrat. Son importance personnelle dépend de ses découvertes ; et il ne peut espérer les faire que sur son terrain spécial. Il est juste de demander que tout physicien acquière un certain degré de connaissances scientifiques générales, et étudie aussi bien que possible notamment les branches qui se rapprochent le plus de sa spécialité ; mais, même avec cela, le principe de la division du travail ne sera qu’améliore dans ses résultats, sans être supprimé. Il peut même arriver qu’un spécialiste, cherchant à acquérir la connaissance généraLe des sciences de la nature, parvienne à une conception bien déterminée sur l’essence de l’univers et les forces qui y régnent, sans éprouver le moindre désir d’imposer ses idées aux autres hommes ou de prétendre qu’elles ont seules une valeur réelle. Une semblable réserve peut être inspirée par les plus sages réflexions, car le spécialiste aura toujours conscience de la différence considérable qui existe entre son savoir spécial et la valeur subjective des notions puisées dans les travaux d’autrui.

Le spécialisme inspire donc de la prudence ; mais parfois aussi il pousse à l’égoïsme et à l’arrogance. C’est ce que l’on remarque surtout quand un spécialiste déclare seule valable sa façon d’envisager les sciences voisines, quand il prétend interdire à tout autre le droit d’émettre un jug-ement quelconque sur les choses de son ressort personnel, quand, par conséquent, il rejette absolument le modedepenser nécessaire à celui qui a pris la vue d’ensemble de la nature pour but de ses recherches. Si, par exemple, le chimiste veut interdire au physiologiste de dire un mot sur la chimie, ou si le physicien veut repousser le chimiste comme dilettante, quand il se permet une parole à propos de la mécanique des atomes, qu’il ait soin d’avoir sous la main de solides arguments pour prouver la légèreté de son adversaire. Mais si ce n’est pas le cas, s’il réclame, pour ainsi dire, au nom des droits prétendus de sa profession, l’expulsion officielle de l’ « intrus », avant que l’ouvrage de ce dernier ait été sérieusement examiné, il montre une prétention que l’on ne saurait blâmer assez fortement. Cette arrogance est très-condamnable surtout quand il ne s’agit pas d’émettre des vues nouvelles, mais simplement de coordonner d’une autre façon des faits dûment constatés, enseignés par les spécialistes eux-mêmes, de les combiner avec des faits empruntés à un autre domaine pour en tirer des conclusions à longue portée, ou bien de les soumettre à une nouvelle interprétation relativement au mode d’après lequel le phénomène provient des causes dernières des choses. Si les résultats des sciences ne pouvaient être interprétés que par les inventeurs — et telle serait la triste conséquence de cette prétention, — on mettrait en péril l’enchaînement systématique des sciences, et la culture supérieure de l’esprit en général. Sous certains rapports, c’est le cordonnier qui apprécie le mieux une chaussure ; sous d’autres rapports, c’est celui qui la porte ; sous d’autres rapports enfin, c’est l’anatomiste, le peintre et le sculpteur. Un produit industriel est jugé non-seulement par le fabricant, mais encore par le consommateur. Souvent celui qui achète un outil sait mieux s’en servir que celui qui l’a confectionné. Ces exemples sont applicables ici, malgré leur trivialité. Celui qui a parcouru attentivement tout le domaine des sciences de la nature, pour se faire une idée de l’ensemble, appréciera souvent l’importance d’un fait isolé mieux que celui qui l’aura découvert.

On voit du reste aisément que le travail de celui qui veut obtenir une vue d’ensemble de la nature est essentiellement philosophique ; on peut donc se demander si le matérialisme ne mérite pas à bien plus juste titre que les doctrines adverses le reproche de dilettantisme philosophique. C’est en effet ce qui est arrivé assez souvent, mais cela ne nous aide en rien pour une critique impartiale du matérialisme. D’après le sens rigoureux du mot, on devrait appeler dilettante celui qui n’a pas fait d’études sérieuses ; mais quelle est l’école philosophique assez sûre de la solidité de son enseignement pour pouvoir tracer une ligne de démarcation entre les juges compétents et les juges incompétents ? Aujourd’hui, dans les sciences positives comme dans les arts, nous pouvons partout dire ce qu’est une école ; mais non en philosophie. Si nous faisons abstraction du sens spécial qu’acquiert le mot, quand il s’agit de la transmission individuelle de la pratique de l’art d’un grand maître, on sait encore très-bien ce qu’est un historien, un philologue, un chimiste ou un statisticien formé à bonne école ; à propos de « philosophes », au contraire, on n’emploie le plus souvent le mot de dilettantisme que d’une façon abusive. Bien plus, l’abus de l’idée elle-même par l’application irréfléchie qu’on en fait, a nui considérablement à la dignité et à l’importance de la philosophie. Si l’on voulait, abstraction faite des élèves d’une école, déterminer d’une manière générale ce qu’est une véritable éducation philosophique, que faudrait-il pour cela ? Avant tout, une culture rigoureusement logique par l’étude sérieuse et assidue des règles de la logique formelle et des principes de toutes les sciences modernes, de la théorie des probabilités et de celle de l’induction. Où trouver aujourd’hui une pareille instruction ? Sur dix professeurs d’universités, c’est à peine si un seul la possède ; il faut encore moins la chercher chez les gens dont le nom se termine en « — iens », hégéliens, herbartiens, trendelenburgiens ou disciples de n’importe quel autre chef d’école. La deuxième condition à réaliser serait une étude sérieuse des sciences positives, non au point de les posséder chacune en détail, ce qui est impossible et serait d’ailleurs inutile ; mais pour comprendre, d’après leur développement historique, leur marche et leur état actuels ; pour approfondir leurs connexions et saisir leurs méthodes d’après les principes de toute méthodologie. Ici nous demanderons encore une fois : Où sont les hommes qui ont reçu une éducation vraiment philosophique ? Certainement point parmi les gens en « — iens ». Hegel, par exemple, qui s’est dispensé très-étourdiment de remplir la première condition, a du moins sérieusement travaillé pour satisfaire à la seconde. Mais ses « disciples » n’étudient pas ce que Hegel a étudié. Ils étudient Hegel. Ce qui résulte de là, nous l’avons vu suffisamment : une phraséologie creuse et vide, une philosophie fantaisiste dont l’arrogance devait dégoûter tout homme, d’un savoir sérieux. — Ce n’est qu’en troisième ou quatrième ligne qu’arriverait, dans un système régulier d’éducation philosophique, l’étude approfondie de l’histoire de la philosophie. Si l’on fait de celle-ci, comme c’est assez l’usage aujourd’hui, la première et l’unique condition, si l’on y joint l’adoption d’un système quelconque de philosophie déterminé, la conséquence infaillible, c’est que l’histoire de la philosophie devient elle-même une pure fantasmagorie. Les formules sous lesquelles les penseurs des temps passés cherchaient à comprendre l’univers, sont détachées du fonds scientifique sur lequel elles sont nées et perdent ainsi toute valeur réelle.

Laissons donc de côté le reproche de dilettantisme, puisque l’on ne sait en quoi consiste au juste la qualité opposée, et que, précisément sur le terrain philosophique, l’avantage d’une vigoureuse originalité contre-balance souvent toutes les traditions d’école. Vis-à-vis les sciences exactes, les matérialistes sont justifiés par la tendance philosophique de leur travail, mais seulement s’ils constatent les faits avec précision et s’ils se bornent à tirer des conclusions de ces mêmes faits. Quand l’enchaînement de leur système les force de hasarder des hypothèses qui empiètent sur le domaine des sciences empiriques, ou quand ils ne tiennent aucun compte des résultats importants des recherches scientifiques, ils encourent à juste titre, comme tout philosophe en pareil cas, le blâme des juges compétents ; mais ces derniers n’acquièrent point par là le droit de traiter dédaigneusement tout l’effort de pareils écrivains. Néanmoins, à l’égard de la philosophie, les matérialistes ne sont point encore complètement justifiés, quoique nous devions affirmer que, dans le cas présent, le reproche de dilettantisme ne signifie rien de précis.

Et d’abord tout système qui prétend fonder une conception philosophique de l’univers exclusivement sur les sciences physiques, doit, à notre époque, être qualifié de demi-philosophie de la pire espèce. Le même droit qui permet au philosophe de l’empirisme et des sciences de la nature de se poser, comme Büchner, en opposition au spécialiste exclusif, autorise tout philosophe dont la culture est générale à se poser comme adversaire de Büchner et à lui reprocher tous les préjuges qui résultent nécessairement de d’étroitesse de son horizon.

On peut toutefois élever deux objections contre cette prétention de la philosophie la première est proprement matérialiste la deuxième sera appuyée par beaucoup d’hommes qui, adonnés aux sciences exactes, n’entendent absolument pas être rangés au nombre des matérialistes.

Il n’y a rien en dehors de la nature. Telle est la première objection contre le désir de la philosophie, qui veut que l’on cherche une hase plus large à la connaissance. Votre métaphysique est un semblant de science sans fondements solides ; votre psychologie n’est que la physiologie du cerveau et du système nerveux ; quant à la logique, nos succès sont la meilleure preuve que les lois de la pensée nous sont mieux connues qu’à vous avec vos impuissantes formules d’école. L’éthique et l’esthétique n’ont rien de commun avec les principes théoriques qui servent de base à l’univers, et se laissent ptacer sur des fondements matérialistes aussi bien que sur tous autres. S’il en est ainsi, quelle valeur peut avoir pour nous l’histoire de la philosophie ? Elle ne saurait être par sa nature qu’une histoire des erreurs humaines.

Nous voici amenés à la question, devenue si célèbre de nos jours, des limites de la connaissance de la nature, question que nous ne tarderons pas à approfondir. Mais auparavant, encore quelques remarques sur la deuxième objection.

Les philosophes, dit-on assez souvent dans le camp des sciences physiques, ont une manière de penser totalement différente de la nôtre. Tout contact avec la philosophie ne peut donc que préjudicier à l’étude de la nature. Ce sont là des domaines distincts et ils doivent rester distincts.

Cette assertion est-elle bien souvent sincère ? Que de fois, au contraire, n’est-ce qu’une litote de pédant pour exprimer la pensée que la philosophie n’est qu’un tissu d’absurdités Mais ne nous occupons pas de cela. En réalité, la majeure partie des naturalistes est persuadée qu’il y a complète disparité entre leur point de vue et celui des philosophes. Cette conviction a été exprimée avec une vivacité toute particulière dans un discours que l’éminent botaniste Hugo von Mohl a prononcé à propos de la création d’une faculté des sciences physiques et naturelles à l’université de Tubingue (1). Naturellement les matérialistes ne se regardent pas comme compris dans cette définition de la « philosophie ». Ils affirment arriver à leur conception de l’univers par la voie de l’investigation scientifique ; tout au plus accordent-ils qu’ils font usage de l’hypothèse plus que les recherches spéciales ne le permettent.

Toute cette théorie repose sur la considération exclusive de l’histoire de notre philosophie après Kant ; elle méconnaît complètement le caractère de la philosophie moderne, depuis Descartes jusqu’à Kant. Les procédés des schellingiens, des hégéliens, des néo-aristotéliciens et d’autres écoles contemporaines ne sont tous que trop de nature à justifier le dégoût avec lequel les naturalistes s’éloignent habituellement de la philosophie ; par contre, tout le principe de la philosophie moderne est entièrement différent, pourvu que l’on fasse abstraction des excentricités idéologiques du romantisme allemand. Nous avons alors devant nous, sauf d’insignifiantes exceptions, une explication rigoureusement scientifique de tout ce qui nous est donné par les sens ; mais généralement aussi des essais tentés pour corriger, à l’aide de la spéculation, ce que la conception de l’univers obtenue dans cette voie peut avoir d’exclusif.

Descartes est moins fort comme physicien que comme mathématicien. Il s’est plus d’une fois trompé gravement, mais, sur quelques points, il a réellement fait progresser la science, et personne n’afurmera qu’il ait été étranger à la véritable méthode de la science. Il admettait cependant à côté du monde des corps, un monde de l’âme, dans lequel tous les objets extérieurs sont seulement « représentés ». Quelque grands que soient les défauts de son système il mit le doigt précisément sur le point où doit s’arrêter tout matérialisme, et où finissent par aboutir tes recherches même les plus exactes. Spinoza, le grand champion de l’absolue nécessité de tout ce qui arrive et de l’unité de tous les phénomènes de la nature, a été si souvent classé au nombre des matérialistes qu’il est presque nécessaire d’établir pluot ce qui le sépare que ce qui le rapproche de la conception matenahste de l’univers. Ces dissidences s’accentuent encore sur le même point que chez Descartes : l’image de l’univers, à laquelle nous conduit la conception mécanique, n’est qu’une face de l’essence des choses, face qui, à la vérité, s’harmonise parfaitement avec l’autre, la spirituelle. Dès l’époque de Bacon, presque tous les philosophes anglais emploient une méthode qui se concilie très-bien avec celle de la science de la nature ; on n’a d’ailleurs jamais connu en Angleterre cet antagonisme de la philosophie et de l’étude de la nature, dont il est tant question chez nous. Le monde des phénomènes est compris par les principaux philosophes anglais d’après les mêmes principes que par nos matérialistes, encore que peu d’entre eux s’arrêtent, comme Hobbes, simplement au matérialisme. Locke qui, pour l’étude de la nature, admettait, comme Newton, les atomes, ne fonda pas sa philosophie sur la matière, mais sur la subjectivité, il est vrai, dans un sens sensualiste. À ce propos, il doute que notre entendement soit apte à résoudre tous les problèmes qui se présentent : c’est un commencement du criticisme de Kant, que Hume développa considérablement dans la suite. De tous ces philosophes, il n’en est pas un seul qui ne regarde comme évident que tout dans la nature se produit par des moyens purement naturels et leurs concessions occasionnelles à la doctrine de l’Église sont assez transparentes. Mais, l’exception de Hobbes, ils sont loin d’identifier simplement avec l’essence absolue des choses ce qui apparaît à notre entendement et à nos sens comme l’image de l’univers. Malgré les évolutions les plus diverses des systèmes, partout revient le point de vue qui sépare la philosophie moderne de la philosophie ancienne l’idée que notre conception du monde est essentiellement une représentation particulière à notre esprit.

Chez Leibnitz, l’idée du monde comme représentation est poussée à l’extrême dans la théorie de la représentation des monades ; et cependant il reconnaît, dans sa conception du monde des phénomènes, le mécanisme le plus rigoureux, et son procédé, dans les questions de physique, ne diffère pas de celui des autres physiciens. — Enfin Kant explique avec la plus grande clarté les rapports de la philosophie avec le matérialisme. L’homme qui développa le premier la théorie de la naissance des corps célestes par la simple attraction de la matière dispersée ; l’homme qui connaissait déjà les principes du darwinisme et ne craignait pas, dans ses conférences populaires, de trouver naturel que l’homme eût passé de l’état primitif de la brute à celui d’homme ; le philosophe qui rejetait comme irrationnelle la question du « siège de l’âme » et laissait bien souvent entrevoir que pour lui, l’âme et le corps n’étaient qu’une seule et même chose perçue par des organes différents : — ce philosophe n’avait presque rien à apprendre du matérialisme, car toute la conception cosmique du matérialisme est en quelque sprte incorporée dans le système de Kant, sans en modifier le caractère idéaliste. Kant pensait d’une façon rigoureusement conforme à la méthode de la science de la nature sur tous les objets du domaine de cette science. C’est là un fait incontestable ; car les Principes métaphysiques de la science de la nature ne renferment qu’un essai, pour trouver a priori les axiomes fondamentaux, et ne rentrent point, par conséquent, dans le ressort des recherches empiriques, lesquelles s’appuient toujours sur l’expérience, et regardent les axiomes comme des données indiscutables. Kant laisse donc tout le contenu de la pensée concernant la science de la nature, à sa place et dans sa dignité, comme le grand et unique moyen d’étendre nos expériences sur le monde donné par les sens, de les coordonner, et de nous faire ainsi comprendre ce monde dans l’enchaînement des causes de tous les phénomènes. Ferait-on bien, par conséquent, alors qu’un pareil homme ne se contente néanmoins pas de la conception physique et mécanique de l’univers, alors qu’il affirme que la question n’est pas vidée par là, que nous devons aussi tenir compte du monde de nos idées, et que ni le monde des phénomènes ni celui des idées ne peuvent être pris pour la nature absolue des choses, — ferait-on bien de passer outre avec indifférence ou d’ignorer toutes ces affirmations, sous prétexte que nous n’éprouvons pas le besoin de recherches plus longues et plus approfondies ?

Si d’aventure le spécialiste craignait, en poursuivant de semblables idées, de trop s’écarter de l’objet de ses études, et si, par suite, il préférait se contenter, sur ce terrain, de quelques vagues notions, ou s’éloigner de la philosophie comme d’un domaine qui lui est étranger, il n’y aurait pas grande objection à lui faire. Mais celui qui, à la manière de nos matérialistes, se pose en « philosophe » et se croit même appelé à faire époque comme réformateur de la philosophie, ne pourra guère laisser de côté ces questions. Les examiner complètement, est pour le matérialiste le seul moyen de conquérir une place durable dans l’histoire de la philosophie. Sans ce travail intellectuel, le matérialisme, qui ne fait d’ailleurs qu’exprimer, en termes nouveaux, de vieilles idées, n’est qu’un bélier d’assaut dans la lutte contre les idées les plus grossières de la tradition religieuse et un symptôme significatif de la fermentation profonde des esprits (2).

Or il est à remarquer que le point dépassé si négligemment par les apôtres systématiques de la conception mécanique de l’univers, — la question des limites de la connaissance de la nature, — a été pleinement traité par des spécialistes plus profonds. On voit en même temps que les recherches sérieuses et approfondies des spécialistes, jointes à une instruction générale solide, peuvent aisément nous fairee pénétrer plus avant dans l’essence de la nature qu’une simple excursion encyclopédique à travers tout le domaine de l’étude de l’univers. Quiconque est maître incontesté sur un seul terrain, où son œil perçant sonde toutes les profondeurs des problèmes, possède les moyens de juger avec perspicacité tous les terrains analogues. Il s’orientera partout facilement et arrivera ainsi avec promptitude à une vue d’ensemble, que l’on peut appeler éminemment philosophique, tandis que des études relatives à la philosophie de la nature, qui commencent par s’étendre sur trop d’objets, s’embourbent bientôt dans cette demi-science propre à tout dogmatisme oublieux des questions relatives à la théorie de la connaissance. Faisons donc ressortir ce fait important que les plus remarquables investigateurs de la nature, à notre époque, qui ont osé s’engager sur le terrain de la philosophie, se sont presque tous heurtés, quel que fût leur point de départ, précisément contre les questions de la théorie de la connaissance.

Examinons en premier lieu le célèbre exposé, fait par Du Bois-Reymond, en 1872, à Leipzig, Sur les limites de la connaissance de la nature, au congrès des naturalistes et médecins allemands. L’exposé lui-même et quelques-unes des répliques qu’il a provoquées nous fourniront amplement l’occasion d’éclairer de la plus vive lumière le point saillant dans toute la critique du matérialisme.

Toute connaissance de la nature aboutit en dernière analyse à la mécanique des atomes. Du Bois-Reymond pose donc comme un but suprême, que jamais l’esprit humain ne pourra atteindre, sans toutefois qu’il soit incapable de le comprendre, l’entière connaissance de cette mécanique. Se rattachant à une proposition de Laplace, il déclare qu’une intelligence qui, pour un très-court moment donné, connaîtrait la position et le mouvement des atomes de l’univers, devrait être en état, d’après les règles de la mécanique, d’en déduire aussi tout l’avenir et tout le passé. Un tel génie pourrait, par une discussion convenable de sa formule du monde, nous dire qui était le Masque de fer ou comment sombra le Président. De même que l’astronome prédit le jour où, après de longues années, une comète, revenue des profondeurs de l’univers, doit reparaître à la voûte céleste, de même ce génie lirait, dans ses équations, le jour où la croix grecque brillera de nouveau sur la mosquée de Sainte-Sophie, le jour où l’Angleterre brûlera son dernier morceau de houille. S’il mettait dans sa formule du monde , l’énigmatique état primitif des choses se révélerait à ses yeux. Il verrait dans l’espace infini la matière ou déjà en mouvement ou inégalement distribuée, car avec une répartition uniforme l’équilibre instable n’aurait jamais été troublé. En faisant croître à l’infini dans le sens positif, il apprendrait si le théorème de Carnot menace, dans un espace de temps infini ou déjà dans un espace de temps fini, l’univers d’un état d’immobilité glaciale. » — Toutes les qualités ne naissent que par les sens. « Ce passage de Moïse : La lumière fut, est faux au point de vue physiologique. La lumière ne fut que lorsque le point visuel rouge d’un infusoire distingua, pour la première fois, la clarté d’avec l’obscurité. » « Muet et sombre en soi, c’est-à-dire dépourvu de toute qualité pour l’analyse subjective, le monde l’est également pour la conception mécanique résultant de l’observation objective, conception qui, au lieu du son et de la lumière, ne connaît que les vibrations d’une substance primordiale, dénuée de qualités, qui se change là en matière pondérable, ici en matière impondérable. »

Il y a donc deux points où même le génie imaginé par Laplace devrait s’arrêter. Nous ne sommes pas en état de comprendre les atomes, et, à l’aide des atomes et de leur mouvement, nous ne pouvons pas même expliquer le moindre phénomène de la conscience.

Que l’on tourne et retourne, comme on voudra, l’idée de la matière et de ses forces, on finira toujours par rencontrer un dernier point incompréhensible, peut-être même quelque chose d’entièrement absurde, comme lorsque l’on admet des forces qui agissent à distance au travers du vide. Il ne reste aucun espoir de jamais résoudre ce problème : l’obstacle est transcendant. Il consiste en ce que nous ne pouvons finalement rien nous représenter qui soit entièrement dépourvu de qualités sensibles, tandis que toute notre connaissance tend à convertir les qualités en rapports mathématiques. Ce n’est donc pas sans motif que Du Bois-Reymond va jusqu’à soutenir qu’en réalité tout ce que nous savons de la nature n’est pas encore une connaissance, mais seulement un simulacre (Surrogat) d’explication. Nous n’oublierons jamais que toute notre culture repose sur ce simulacre qui, sous des rapports nombreux et importants, remplace parfaitement la connaissance prétendue absolue ; mais il n’en reste pas moins vrai que la connaissance de la nature, si nous la poussons jusqu’à ce point, et si nous cherchons à avancer au moyen du même principe qui nous a guidés jusqu’ici, nous révèle sa propre insuffisance et se limite elle-même.

Du Bois-Reymond ne trouve pas de difficulté sérieuse, pour la connaissance de la nature, dans la naissance des organismes. Où et sous quelle forme la vie apparut-elle pour la première fois, c’est ce que nous ne savons pas ; mais le génie imaginé par Laplace et possédant la formule cosmique, pourrait le dire. Un cristal et un organisme diffèrent l’un de l’autre, comme une simple bâtisse diffère d’une fabrique avec ses machines et ses constructions, où affluent les matières brutes et d’où sortent en abondance les objets manufacturés, les produits chimiques et les déchets. Nous ne sommes en face que d’un « problème de mécanique extrêmement difficile ». Le riche tableau d’une forêt vierge des tropiques n’offre à la science analytique que de la matière en mouvement.

Ce n’est donc pas ici que se trouve la deuxième limite de la connaissance de la nature ; elle se rencontre à la première apparition de la conscience. Au reste, il ne s’agit nullement ici de l’esprit humain dans la plénitude de sa science et de sa poésie. « De même que l’action la plus énergique et la plus compliquée du muscle d’un homme ou d’un animal n’est, en réalité, pas plus obscure que la simple contraction d’un seul faisceau de fibres musculaires primitives ; de même qu’une seule cellule sécrétoire recèle tout le problème de la sécrétion ; de même aussi la plus sublime faculté de l’âme n’est pas au fond plus incompréhensible, par des causes matérielles, que la conscience à son premier degré, la sensation. Avec la première impression de plaisir ou de douleur qu’éprouva l’être le plus simple, au début de la vie animale sur la terre, s’ouvrit cet abîme infranchissable ; dès lors le monde devint doublement incompréhensible. »

La preuve, Du Bois-Reymond veut la donner, indépendamment de toutes les théories philosophiques, d’une manière évidente même pour le naturaliste. À cet effet, il suppose que nous ayons une connaissance parfaite (« astronomique ») de ce qui se passe dans le cerveau, non-seulement des phénomènes dont nous sommes inconscients, mais encore de ceux qui chronologiquement coïncident toujours avec les phénomènes intellectuels, et doivent, par conséquent, se trouver en connexion nécessaire avec eux. Nous remporterions certes alors un grand triomphe « si nous pouvions dire qu’à l’occasion d’un fait intellectuel déterminé a lieu un mouvement déterminé d’atomes déterminés dans les globules déterminés des ganglions et dans les tubes nerveux ». « L’intuition sans voile des conditions matérielles des phénomènes intellectuels nous édifierait plus que n’importe quel résultat obtenu jusqu’ici par l’étude de la nature ; mais les phénomènes intellectuels eux-mêmes resteraient pour nous tout aussi incompréhensibles qu’ils le sont aujourd’hui. « La connaissance astronomique du cerveau, la plus haute à laquelle nous puissions atteindre, ne nous y révèle qu’une matière en mouvement. » Mais si l’on se figurait pouvoir comprendre, à l’aide de cette connaissance, du moins certains phénomènes ou facultés intellectuels, comme la mémoire, la série des idées, etc., on se ferait illusion ; nous n’apprenons à connaître que certaines conditions de la vie intellectuelle, mais nous n’apprenons pas comment de ces conditions provient la vie intellectuelle elle-même.

« Quelle connexion imaginable existe-t-il d’une part entre des mouvements déterminés d’atomes déterminés dans mon cerveau, et d’autre part les faits pour moi primitifs, indéfinissables, incontestables comme ceux-ci : « j’éprouve une douleur, j’éprouve un plaisir ; je perçois une saveur douée, je respire, un parfum de rose, j’entends un son d’orgue, je vois une couleur rouges, et la certitude non moins immédiate qui en résulte : « donc je suis » ? Il est impossible d’entrevoir comment la conscience pourrait naître du concours des atomes. Quand même je donnerais de la conscience aux atomes, je n’expliquerais pas la conscience, et je ne gagnerais rien qui me fit comprendre la conscience unitaire de l’individu.

Cette deuxième limite de la connaissance de la nature est aussi qualifiée d’absolue par Du Bois-Reymond on ne peut se figurer aucun progrès des sciences de la nature, qui la fasse jamais dépasser. Le naturaliste n’en maintiendra pas moins son droit de se former, « par la voie de l’induction, sa propre opinion sur les rapports de l’esprit et de la matière, sans se laisser égarer par les mythes, les dogmes et les systèmes fiers de leur antiquité ».

Il voit, dans mille occurrences, des conditions matérielles influer sur la vie intellectuelle. Son esprit, libre de toute prévention, n’aperçoit aucun motif de douter que les impressions des sens se communiquent réellement à ce qu’on appelle l’âme. Ilvoit l’esprit humain croître, pour ainsi dire, avec le cerveau »… « Aucun préjugé théorique ne l’empêche, comme Descartes, de reconnaître dans les âmes des bêtes, des membres, parents de l’âme humaine, et graduellement moins parfaits, de la même série de développement. » Il voit comment, chez les vertébrés, se développent par degrés, à mesure que croît l’activité de l’âme, celles des parties du cerveau que la physiologie aussi est forcée de regarder comme les agents des fonctions supérieures de l’entendement. « Enfin la théorie de la descendance, combinée avec celle de la sélection naturelle, lui impose l’idée que l’âme est la résultante insensiblement progressive de certaines combinaisons matérielles, et que peut-être, pareille a d’autres facultés héréditaires, utiles à l’individu, dans la lutte pour l’existence, eue s’est élevée et perfectionnée à travers une série innombrable de générations. »

On pourrait presque croire que cela suffit pour contenter le matérialisme. Par surcroît de concessions, Du Bois-Reymond prend formellement sous sa protection le propos si décrié de Vogt : Les pensées sont au cerveau ce que la bile est au foie ou l’urine aux reins (3). La physiologie ne connaît pas de hiérarchie fondée sur des considérations esthétiques. Pour elle, la sécrétion des reins est un objet aussi digne que les fonctions des organes plus nobles. « On ne peut guère non plus blâmer Vogt de faire de l’activité de l’âme un produit des conditions matérielles du cerveau. » Il a eu tort seulement de faire revivre la pensée que, d’après sa nature, l’activité de l’âme peut aussi bien s’expliquer par la structure du cerveau que la sécrétion par la structure de la glande.

Mais c’est là précisément ce qui révolte le matérialisme. S’il reste quelque chose d’  « incompréhensible », le matérialisme peut bien encore être une excellente formule d’étude de la nature (ce qu’il est en effet, suivant nous), mais il n’est plus une philosophie. D’autres doctrines, notamment le scepticisme, peuvent adopter l’incompréhensible et même en faire la base de leur système ; mais le matérialisme est, par son essence, une philosophie positive, qui expose ses théories fondamentales avec une assurance toute dogmatique et qui, entre autres affirmations importantes, prétend pouvoir faire comprendre sans peine l’ensemble de l’univers. Nos matérialistes actuels ont beau être portés, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, à des velléités de scepticisme et de relativisme ; ils ont beau parler de l’incompréhensibilité des causes dernières de tout être, ou représenter le monde tel qu’il apparaît à l’homme, comme le seul objet de la recherche scientifique en élaguant la question qu’il pourrait y avoir une autre conception des choses, — ils n’en affirment pas moins que le monde spirituel est compréhensible, parce qu’une des tâches principales que s’impose le matérialisme, c’est d’expliquer complètement par les fonctions de la matière l’activité de l’âme aussi bien chez les animaux que chez l’homme.

Il y a ici un grand malentendu, comme nous l’avons suffisamment expliqué dans notre premier volume. Mais nulle part nous n’en trouvons une preuve plus palpable que dans la polémique qui s’est élevée contre Du Bois-Reymond, dans l’intérêt du système matérialiste. On peut en réalité dire de ses adversaires ce que Kant disait de ceux de Hume (voir plus haut, p. 48) « Ils admettaient toujours comme constaté ce qu’il révoquait en doute, tandis qu’ils démontraient avec vivacité et le plus souvent avec une grande arrogance ce dont il ne s’était jamais avisé de douter. »

C’est une remarque que l’on peut faire surtout chez le médecin aliéniste docteur Langwieser, qui, dans une petite brochure (Vienne, 1873), a parlé des Limites de la connaissance de la nature, de Du Bois-Reymond. Langwieser a écrit, en 1871, un Essai d’une mécanique des états psychiques, opuscule qui contient quelques indications précieuses, quoique mal présentées, pour la future compréhension des fonctions cérébrales. L’auteur s’exagère naturellement la portée des explications qu’il hasarde quand, à son point de vue, il croit avoir expliqué ta conscience en démontrant le fonctionnement mécanique du cerveau, il tombe dans une erreur qui lui est commune avec tous les matérialistes. On pourrait croire qu’un semblable écrivain lorsqu’un investigateur tel que Du Bois-Reymond entre en scène, devrait au moins « secouer son sommeil dogmatique », et discerner exactement le point principal de la question ; au lieu de cela, nous nous trouvons en face d’un malentendu complet. Mais nous ne nous arrêterions pas longtemps à la méprise d’un seul écrivain, si nous ne pensions avoir devant nous, pour ainsi dire, le modèle classique de toute une série de méprises analogues, et si précisément ce point n’était pas de la plus haute importance pour l’appréciation du matérialisme.

La méprise est tellement grossière que Langwieser (p. 10) déclare formellement : Du Bois-Reymond se met en contradiction avec lui-même, alors qu’il adopte la thèse de Laplace relative aux prédictions fondées sur une formule cosmique irréprochable. Pour calculer, par la voie de la mécanique des atomes, les événements du passé ou de l’avenir, dans lesquels l’esprit humain a figuré ou figurera comme agent essentiel, il faudrait que les diverses dispositions mentales de l’humanité appartinssent pareillement au domaine de la mécanique connaissable des atomes, ce que Du Bois-Reymond nie catégoriquement. »… « Mais s’il répliquait que le génie imaginé par Laplace connaîtrait et apprécierait aussi les mouvements des atomes de tous les cerveaux de l’humanité, de manière à pouvoir calculer, d’après ces données, l’influence des processus intellectuels de l’homme sur les événements matériels, tandis que l’explication des faits intellectuels lui serait impossible à l’aide de ces mouvements d’atomes, il y aurait là une nouvelle contradiction. Car pour peu qu’il puisse calculer chaque pensée comme un mouvement d’atomes et en prévoir les suites et conséquences ultérieures, il reconnaît aussi par les effets l’essence de la chose, dans la’sphère des faits intellectuels aussi bien que partout ailleurs ; car l’essence d’une chose est ce qu’elle apparaît par ses effets et non autre. »

Nous avons donc ici précisément le cas où l’adversaire admet comme reconnu et évident ce que Du Bois-Reymond révoque en doute ; le reste de la brochure est ensuite consacré à prouver ce dont le célèbre physiologiste n’a jamais douté, ce dont l’élucidation lui a valu un renom mérité.

Un lecteur impartial et compétent de la dissertation Sur les limites de la connaissance de la nature ne doutera pas un seul instant que l’auteur, par tous les atomes, entende aussi les atomes du cerveau de l’homme, et que pour lui l’homme, avec tous ses actes « volontaires », ne soit aux yeux du naturaliste qu’une portion absolument homogène aux autres parties de l’ensemble du vaste univers. Par contre, Du Bois-Reymond se garderait bien de parler de « l’influence des faits intellectuels sur les faits matériels», car si l’on y regarde de près, une pareille influence est scientifiquement incompréhensible. Si un seul atome du cerveau pouvait, par l’effet de la pensée, s’écarter seulement de l’espace d’un millionième de millimètre, de la voie qu’il doit suivre en vertu des lois de la mécanique, la « formule de l’univers » ne serait plus du tout applicable et deviendrait vide de sens. Mais les actions des hommes, même celles des soldats, destinés à planter la croix sur la mosquée de Sainte-Sophie, celles de leurs généraux, celles des diplomates prenant part à l’opération, etc., — toutes ces actions considérées au point de vue de la science de la nature, ne résultent pas de pensées, mais de mouvements des muscles, que ceux-ci servent à faire une marche, à tirer ie glaive hors du fourreau, à manier la plume, à prononcer un mot de commandement militaire ou à diriger les regards vers un point menacé. Les mouvements des muscles sont provoques par l’action des nerfs ; celle-ci provient des fonctions du cerveau, complètement déterminées par la structure du cerveau, par les voies de communication, les mouvements des atomes que produit t’échange de la matière, etc., sous l’influence supplémentaire de l’action centripète des nerfs. On doit comprendre que la loi de la conservation de la force, dans l’intérieur du cerveau, ne peut admettre aucune exception, a moins de devenir complètement vide de sens ; et il faut savoir s’élever à la conclusion que, par conséquent, tous les faits et gestes des hommes, de l’individu comme des peuples, pourraient avoir lieu de même qu’ils ont lieu réellement, sans que d’ailleurs, même dans un seul individu, il y eût quelque chose comme une pensée, comme une sensation, etc. Les regards des hommes pourraient être tout aussi « animes », le son de leur voix tout aussi émouvant ; seulement aucune « âme » ne correspondrait à cette expression ; personne ne serait « ému » : les traits de la figure se changeraient d’une manière inconsciente pour prendre comme une expression plus tendre, ou le mécanisme des atomes du cerveau amènerait soit un sourire sur les lèvres, soit des larmes dans les yeux. — Voilà, et non autrement, comme Descartes se figurait le monde animal ; et il n’existe pas le moindre motif pour combattre cette hypothèse comme opposée aux lois de la science de la nature. Elle est fausse, mais nous ne le savons que par l’analogie des symptômes des sensations animales avec ceux que nous constatons en nous-mêmes. C’est ainsi qu’à l’exception de nous-mêmes, nous prêtons à tous les autres hommes la conscience, en concluant par analogie. Nous trouvons en nous cette conscience rattachée aux actes du corps, et nous en concluons avec raison qu’il doit en être de même chez les autres ; mais, en vertu des lois de la science de la nature, nous ne pouvons connaître, soit dit une fois pour toutes, que les signes et les « conditions » de la pensée en dehors de nous, et non cette pensée elle-même. On peut donner à l’opinion qui sert de point de départ à Du Bois-Reymond l’expression la plus nette, je dirais la plus victorieuse, si l’on se représente deux mondes également remplis d’hommes et de leurs actions, le cours de l’histoire universelle étant le même, ainsi que l’expression des gestes et le son de la voix, — pour celui qui l’entendrait, c’est-à-dire non-seulement pourrait en conduire les vibrations par le nerf auditif jusqu’au cerveau, mais encore en avoir la conscience. Les deux mondes seraient absolument égaux, avec cette seule différence que, dans l’un, tout le mécanisme agirait comme les rouages d’un automate, sans aucune trace de sentiment ou de pensée, tandis que l’autre monde serait le nôtre ; la formule de l’univers resterait alors identiquement la même pour ces deux mondes. On ne pourrait les distinguer l’un de l’autre, au point de vue des recherches exactes.

Si nous ne croyons pas à l’un de ces deux mondes, c’est uniquement par l’effet Immédiat de notre conscience personnelle, intime, telle que chacun de nous ne la connaît que dans son for intérieur ; nous la reportons sur tout ce qui nous ressemble extérieurement. Mais nous confondons si étroitement la perception des signes extérieurs de la pensée et l’interprétation que notre conscience nous en donne par une habitude enracinée en nous depuis notre niissance, qu’il faut un penseur perspicace et exempt de préjugés pour séparer ces deux facteurs réunis.

Une question toute différente est celle de la relation de cause à effet entre les faits matériels et les états intellectuels qui se rattachent à ces faits. Du Bois-Reymond reconnaît formellement que, sous ce rapport, on peut professer l’entière dépendance du spirituel à l’égard du physique, sans sortir des limites de la connaissance de la nature, et si les matérialistes n’ont d’autre désir que de voir disparaître les interventions et les accidents surnaturels, l’expose de cette doctrine peut les t’assurer complètement. Du Bois-Reymond admet tout au plus comme possible et même vraisemblable ce qu’eux-mêmes affirment avec une assurance dogmatique ; du reste, dans l’idée de Laplace, sous ce rapport, il y a déjà plus qu’une simple possibilité, comme Langwieser l’a très-bien fait remarquer : le spirituel et le physique ont beau être réunis d’une manière énigmatique ; la nature de ce dernier a beau être inexplicable, on doit néanmoins affirmer la soumission générale du spirituel au physique, des qu’il est prouvé que, d’une part, les deux phénomènes correspondent parfaitement, et que, d’autre part, les phénomènes physiques obéissent à des lois rigoureuses et immuables, qui ne sont qu’une expression de fonctions de la matière. On trouvera plus loin les modifications qu’une méditation plus approfondie pourra apporter à cette théorie.

Mais, comme les matérialistes, leurs antipodes, les théologiens et les philosophes théologisants, ont mal compris la théorie exposée dans les Limites de la connaissance de la nature. Sans se préoccuper du caractère nettement matérialiste des opinions que développe Du Bois-Reymond, on s’en tient au point capital il pose à l’étude de la nature des barrières absolues, insurmontables. On ne peut expliquer la force ni la matière ; la connaissance atomistique n’est que « l’ombre » (Surrogat) de la connaissance réelle ; ainsi le matérialisme est repoussé, repoussé par un de nos premiers investigateurs de la nature. Pourquoi la spéculation et la théologie ne reviendraient-elle pas gaiement pour exploiter le terrain abandonné et pour enseigner, avec une grande autorité, ce que la science de la nature avoue ne pas savoir ? Elles-mêmes n’en savent pas davantage, mais cela n’y fait rien. Le célèbre physiologiste a déclaré la conscience et même la plus simple sensation inaccessibles à l’étude de la nature ; pourquoi la métaphysique et l’antique et savante idéologie ne reviendraient-elles pas montrer leurs marionnettes et les faire danser de nouveau sur l’emplacement évacué ? L’épouvantail redouté a disparu le naturaliste, qui n’enseigne que ce qu’il sait, a promis de ne prendre aucune part à la représentation. Réoccupons donc joyeusement nos domaines ! On se remet à l’œuvre comme s’il n’existait pas d’étude de la nature, cette dernière n’ayant rien à faire sur le domaine spirituel !

Si de pareils malentendus sont possibles, cela provient en partie de l’habitude profondément enracinée de ne pas définir avec précision le concept de la connaissance, et d’identifier l’acte de comprendre les choses et celui d’en saisir l’enchaînement causal. La faute en doit aussi, sans doute, être attribuée en partie à l’auteur de l’opuscule, moins toutefois à ce qu’il dit qu’à ce qu’il passe sous silence, et finalement à la manière dont il arrache ici un feuillet du livre qui contient la critique de toute connaissance pour le jeter au public sans éclaircissements suffisants sur la connexion du point qu’il traite avec d’autres questions. Il est possible d’ailleurs que l’auteur ne sût pas bien s’orienter sur ce terrain, encore qu’il paraisse ne pas ignorer l’histoire de la philosophie. Nous ne trouvons une explication plus profonde que vers la fin de la dissertation : Du Bois-Reymond se demande (p. 33) si les deux limites extrêmes de la connaissance de la nature ne seraient point par hasard les mêmes, « c’est-à-dire si, comprenant l’essence de la matière et de la force, nous ne pourrions pas comprendre en même temps comment la substance, qui leur sert de substratum, serait, dans de certaines conditions, capable de sentir, désirer et penser ». Voilà un revirement tout à fait matérialiste, qui pourrait suggérer au partisan du criticisme la question suivante si nous comprenions complètement le rapport dela conscience à la manière dont nous concevons les objets de la nature, ne verrions-nous pas alors avec une parfaite clarté pourquoi, dans la pensée scientifique, nous sommes réduits a nous représenter la substance de l’univers comme force et matière ? Il est, en réalité, plus que vraisemblable que les deux problèmes sont identiques. En fin de compte, on aboutirait à une tautologie et l’on en viendrait à se demander si ceci peut se ramener cela ou si cela peut se ramener à ceci. Et cependant l’une de ces explications à une tendance matérialiste, et l’autre une tendance idéaliste. Il est vrai que la solution imaginée, si toutefois elle était possible, supprimerait l’antagonisme du matérialisme et de l’idéalisme.

Dans cette dissertation si bien conçue, il ne se trouve qu’un passage qui non-seulement prête aux malentendus, mais encore est positivement Inexact ; c’est à ce passage que s’adresseront, dès ce moment, nos observations critiques. Dans le monde mobile du génie supposé par Laplace, se meuvent aussi (p. 28) les atomes du cerveau, « comme dans un jeu muet ». On trouve plus loin : « D’un regard il parcourt leurs cohortes, il perce leurs retranchements, mais il ne comprend pas leurs gestes ; il ne leur attribue pas dépensées, et, par ce motif, son monde reste privé de qualités. »

Rappelons-nous d’abord que ce génie embrasse d’un coup d’œil aussi les actions des hommes comme conséquences naturelles des mouvements des atomes du cerveau ! Rappelons-nous que la loi de la nécessité, dont ce génie possède la clef, régit tous les mouvements, même les plus délicats et les plus expressifs, des regards, des traits du visage, ainsi que les modulations de la voix ; et que la manière dont les hommes agissent et coopèrent les uns avec les autres, dans la haine, l’amour, la plaisanterie, la discussion, la lutte et le travail, doit être parfaitement intelligible pour ce génie, du moins sous le rapport du phénomène extérieur. Il peut prédire l’ombre la plus subtile d’une jalousie cachée ou d’un accord tacite, a l’aide d’un seul regard de l’homme, aussi bien que nous prédisons une grossière éclipse de lune. Rappelons-nous encore que ce génie est supposé parent avec l’homme, que par conséquent lui-même est capable de tous les mouvements de l’âme que ses formules mathématiques expriment. Pourra-t-il donc s’abstenir de transporter ses propres sensations dans ce qu’il voit extérieurement devant lui ? C’est d’ailleurs ce que nous faisons, quand nous remarquons, chez les autres hommes, de l’envie, de la colère, de la reconnaissance ou de l’amour. Nous n’apercevons comme lui que les gestes et nous les interprétons d’après notre for intérieur. Il est vrai que ce génie calculateur n’a que ses formules, tandis que nous possédons l’intuition immédiate. Mais nous n’avons qu’à lui prêter un peu d’imagination, une imagination éminemment intelligente, telle que nous la possédons aussi, et il saura bien transformer les formules en intuitions.

Sans doute, les formules seules ont maintenant un langage pour lui, car elles lui expriment les apparences extérieures, que nous aussi connaissons par la vie quotidienne ; mais, s’il discerne parfaitement la connexion causale du phénomène extérieur avec le mouvement des atomes du cerveau, il lira bientôt dans ce mouvement leurs causes et conséquences ; dès lors il comprendra « les gestes » de ces atomes par leur influence sur les gestes extérieurs des hommes tout aussi bien que par exemple l’employé du télégraphe, après un peu d’exercice, entend immédiatement les dépêches d’après le bruit régulier de sa manivelle, sans avoir besoin de lire les signes imprimés sur le papier.

Sans doute, si ce génie possédait, outre les autres qualités humaines élevées graduellement à un plus haut point, la sagacité critique considérablement développée, il comprendrait sans peine qu’il ne perçoit pas la vie intellectuelle par la voie de la connaissance objective, pas plus dans la vie quotidienne que dans la science, mais qu’il transporte, tantôt dans ses formules, tantôt dans ses intuitions, ce qu’il a puisé dans sa propre expérience. Il avouerait aussi, volontiers, qu’il ne lui est pas donné une connaissance immédiate des sensations d’autrui et qu’il n’a aucune idée du mode dont la sensation et la conscience naissent des mouvements matériels. Sur ce point, il prononcerait placidement son ignorabimus avec Du Bois-Reymond malgré cela, il serait le plus partait des psychologues que nous puissions imaginer ; et la psychologie, comme science, ne pourra jamais être pour nous autre chose qu’un fragment de la connaissance que ce génie possède déjà dans toute sa plénitude.

Mais si l’on y regarde de près, on verra qu’il en est exactement de même pour toutes les sciences sans exception, en tant qu’il ne s’agit pas d’une pure apparence de savoir. Dans un certain sens, tout est connaissance de la nature ; car toute notre connaissance a pour but l’intuition. C’est sur l’objet seul que notre connaissance s’oriente par la découverte de lois fixes ; c’est dans notre sujet que nous prenons les moyens d’expliquer et d’animer les formes diverses, en tant que nous les rapportons à la vie spirituelle. La connaissance immédiate du spirituel réside uniquement dans notre conscience ; mais quiconque, avec la conscience seule, sans être guidé par l’objet, voudra construire une science, se trompera lui-même inévitablement.

S’il en est ainsi, quelle importance attacher à la preuve que la connaissance de la nature a des limites ? Le caractère méthodologique de ce qu’on appelle « les sciences de l’esprit » a beau différer de celui des sciences physiques, Du Bois-Reymond ne les en a pas moins réunies dans son idéal des sciences de la nature, en tant qu’elles reposent sur un savoir réel et non sur l’imagination seule (4). On pourrait croire que, par là, le triomphe du matérialisme est décidé, et que les remercîments adressés par les adversaires de cette doctrine à la courageuse « profession de foi » du célèbre physiologiste, n’ont plus de raison d’être. Mais si l’on se rappelle notre chapitre sur Kant, on trouvera aisément qu’il n’en est pas ainsi. Les « limites de la connaissance de la nature », prises dans leur sens idéal, sont identiques avec les limites de la connaissance en général. Mais c’est là précisément ce qui en rehausse l’importance ; et toute la recherche, exécutée avec sagacité, est une confirmation au point de vue de la science du principe critique, dans la théorie de la connaissance.

La limite de la connaissance n’est pas en réalité une barrière immobile, qui s’opposerait brutalement au progrès naturel de cette connaissance, en un point déterminé de sa voie. La conception mécanique de l’univers a devant et derrière elle une tâche immense, mais envisagée comme un tout, et dans son essence elle porte en elle-même une barrière qui ne la quitte en aucun point de son parcours. Est-ce que par hasard le physicien expliquerait la lumière rouge en nous montrant le nombre correspondant de vibrations ? Il explique du phénomène ce qu’il en peut expliquer, et il renvoie le reste au physiologiste. À son tour, celui-ci explique ce qu’il peut expliquer ; mais quand même nous attribuerions à sa science une perfection qu’elle ne possède pas encore, il n’a, au total, comme le physicien, que des mouvements d’atomes à sa disposition (5). L’arc de cercle finit chez lui par la transformation des courants nerveux centripètes en centrifuges. Il ne peut donc renvoyer le reste à un autre, et il proclame la « limite de la connaissance de la nature ». Mais la ligne de démarcation est-elle ici autrement constituée que chez le physicien, ou avons-nous une garantie quelconque que les vibrations de ce dernier ne sont pas liées nécessairement, comme celles du physiologiste, à un phénomène de toute autre espèce ? L’analogie ne doit-elle pas, très-naturellement et à bon droit, conclure que derrière ces vibrations il y a autre chose de caché ? Derrière les vibrations du cerveau sont cachées nos propres sensations ; nous pouvons donc marquer sur ce point la limite de la connaissance de la nature ; mais en réfléchissant, nous devons trouver très-peu vraisemblable qu’elle n’existe que là, et non pas plutôt dans le caractère de la connaissance elle-même.

Ce n’est pas sans raison que nous rencontrons ici un point auquel se rattachent les spéculations les plus diverses. Du Bois-Reymond rejette l’idée d’une « âme du monde » en disant que, dans la structure de l’univers, nous n’apercevons aucune analogie avec la structure du cerveau humain (p. 32). Cet argument est assez fort contre toute représentation anthropomorphe de cette âme de l’univers, mais non pas contre l’idée sous une forme générale. D’autres conceptions, comme par exemple l’identification, par Schopenhauer, de la volonté et de l’impulsion motrice ; « l’éther du monde », avec lequel Spiller (6) entre en campagne contre Du Bois-Reymond ; la matière, d’Ueberweg, capable de sentir, etc., peuvent être éconduites comme spéculations transcendantes ; mais le terrain sur lequel croissent ces spéculations reste et, sous le point de vue négatif, nous pouvons répondre avec assurance nous ne savons rien du monde mort, muet et silencieux des atomes vibrants, si ce n’est qu’ils constituent pour nous une représentation (Vorstellung) nécessaire, quand nous voulons exposer scientifiquement l’enchaînement causal des phénomènes. Cependant comme nous avons vu, dans un passage, que cette représentation nécessaire n’explique pas les données immédiates de l’expérience, savoir nos sensations, mais seulement un certain ordre dans leur naissance et leur disparition, nous devons comprendre que cette représentation, d’après toute sa nature et ses principes nécessaires, n’est pas propre à nous révéler l’essence dernière, intime des choses.

On obtient tout à fait le même résultat quand on prend pour point de départ la force et la matière. Il est facile de montrer que la physique théorique, qui s’appuie sur toute représentation donnée, a devant elle encore une quantité infinie d’explications et d’analyses mathématiques de plus en plus délicates, tandis que la difficulté qui s’oppose ici à la connaissance reste toujours la même. Mais sans avoir besoin de revenir aux atomes, on trouve partout des traces de l’insuffisance de la conception mécanique. Comme on le sait, Hume cherchait (voir plus haut, p. 8) à éliminer les objections contre une explication matérialiste de la pensée, en prétendant trouver la même incompréhensibilité dans tous les autres cas de rapport causal, que dans le cas présent. En cela, il avait raison ; mais l’appui que, sur ce point, il donne au matérialisme, tourne, sur un autre point, au détriment du système. Puisque les contradictions ne peuvent être inhérentes à la «chose en soi », elles doivent avoir leur origine dans notre mode de connaître.

Si la conscience et le mouvement du cerveau coïncident, sans que l’on puisse comprendre l’influence de l’un sur l’autre, il n’est g’uère possible d’éviter la vieille pensée spinoziste, dont l’écho se retrouve souvent chez Kant, que les deux ne sont qu’une seule et même chose, en quelque sorte projetée sur différents organes de la connaissance. Le matérialisme se cramponne si fort à la réalité et aux mouvements de sa matière, qu’un partisan sincère de cette doctrine n’hésite pas longtemps à soutenir que le mouvement du cerveau est le réel et l’objectif, tandis que la sensation n’est qu’une espèce d’apparence ou de reflet trompeur de l’objectivité. Or « l’apparence trompe », et même l’idée d’apparence a été fréquemment reconnue comme illusoire. Les philosophes de l’antiquité notamment faisaient preuve d’une grande naïveté en croyant être débarrassés d’une chose quand ils pouvaient la qualifier d’ « apparence ». Comme si l’idée d’apparence n’était pas relative ! Une lueur, une traînée de brouillard semblent être une forme, mais existent réellement comme lumière et brouillard. Lorsque, par exemple, le mouvement est déclaré une apparence, on peut avoir certes un motif pour regarder la chose en soi comme éternellement immobile ; mais le mouvement visible brave ce jugement. C’est une donnée incontestable comme la lueur et la traînée de brouillard précitées.

Voilà comment on doit aussi apprécier le mode suivant lequel le matérialisme traite de la sensation, si l’on veut élever le mouvement du cerveau à sa véritable essence. Ce point est discuté notamment par Langviescr, sur le ton le plus formel, dans sa polémique contre Du Bois-Reymond. Il dit (page 12) : « Notre conscience ne peut guère nous faire connaître l’anatomie de notre corps ou du moins les fibres de notre cerveaux aussi n’est-elle pas une conscience dans le sens objectif du mot ; de même nous ne pouvons reconnaître subjectivement nos sensations pour ce qu’elles sont. »

Comme on le voit, l’antique et naïve conception des impressions des sens est encore renforcée par l’introduction des concepts modernes d’objectif et de subjectif. À proprement parler, le subjectif n’existe pas ; en d’autres termes, l’être subjectif n’est pas l’être vrai, réel, avec lequel seul la science a affaire. Notre propre conscience — le point de départ de toute pensée pour les philosophes depuis Descartes — n’est qu’un phénomène subjectif de ce genre. Quand nous connaîtrons les portions du cerveau où le phénomène se realise, et les courants qui se meuvent dans ces parties, alors seulement nous saurons ce qu’est cette chose nous aurons reconnu la conscience objectivement et atteint par là tous les résultats que l’on peut raisonnablement désirer.

À cette conception d’un matérialiste philosophe de la nature, qui méprise la philosophie comme mysticisme, nous allons opposer la proposition d’un savant qui a reçu une éducation philosophique. L’astronome Zœllner montre, dans son remarquable et profond livre De la nature des comètes, que nous ne pouvons arriver à nous représenter un objet quelconque autrement que par la sensation. Les sensations sont les matériaux avec lesquels se construit le monde réel extérieur. L’espèce la plus simple de sensations, que nous pouvons imaginer, pour peu que nous pensions à une combinaison de sensations successives dans un organisme, renferme déjà en soi l’idée de temps et de causalité. « Il semble résulter de là, conclut Zœllner, que le phénomène de la sensation est un fait d’observation bien plus fondamental que la mobilité de la matière, que nous sommes forcés de lui associer, comme sa propriété la plus générale, comme la condition de la compréhensibilité des modifications sensibles »  (7).

Et de fait on peut aisément déduire de la sensation l’idée des atomes et de leurs mouvements, mais non déduire la sensation du mouvement des atomes. On pourrait donc essayer de partir de la sensation pour renverser les barrières de la science physique et faire, pour ainsi dire, de la nature entière le domaine de la psychologie ; mais, comme nous le verrons encore suffisamment plus tard, une pareille psychologie n’a pas en elle-même les moyens de devenir une science exacte. C’est seulement quand nous ramenons nos sensations et représentations de sensations, en abstraction, aux éléments les plus simples, à l’impénétrabilité, à la résistance et au mouvement, que nous obtenons la base nécessaire aux opérations de la science. En tant que, dans ces représentations du sensible les plus abstraites de toutes, se produit un accord nécessaire de tous les hommes, en vertu des éléments a priori de notre connaissance, ces représentations sont réellement « objectives », comparées aux sensations plus concrètes, accompagnées de plaisir et de déplaisir, que nous appelons « subjectives », parce que notre sujet ne s’y trouve pas en accord général et nécessaire avec tous les autres sujets sensibles. Malgré cela, tout, au fond, est dans le sujet, le mot « objet » ne signifiant, à l’origine, que les « matériaux sur lesquels opère notre pensée. La sensation et la représentation de la sensation sont le général ; la représentation des atomes et de leurs vibrations est le particulier. La sensation est réelle, elle est donnée ; quant aux atomes, ils n’ont au fond rien de réel, rien de donne, si ce n’est ce restant, de sensations effacées au moyen desquelles nous parvenons à former leur image. La pensée qu’à cette image correspond quelque chose d’extérieur, d’entièrement indépendant de notre « sujet », peut être très-naturelle ; mais elle n’est ni absolument nécessaire ni irrésistible ; sans quoi il n’y aurait jamais eu des idéalistes de la trempe de Berkeley.

Si donc il faut opter entre la sensation et le mouvement des atomes, s’il faut déclarer réalité l’une de ces choses et qualifier l’autre de simple apparence, on aurait de meilleures raisons pour déclarer réalités la sensation et la conscience, tandis que les atomes et leurs mouvements passeraient pour de simples apparences. De ce que nous fondons notre science de la nature sur ces apparences, cela ne fait rien à l’affaire. Dans ce cas, la connaissance de la nature serait uniquement un analogue de la connaissance réelle ; ce serait un moyen de nous orienter, comme une carte géographique, qui nous rend de très-grands services, quoiqu’elle soit loin d’être le pays même que nous visitons en pensée.

Mais une pareille distinction n’est ni nécessaire ni utile. Sensation et mouvement des atomes sont pour nous également « réels » en tant que phénomènes ; la première, toutefois, est un phénomène immédiat ; le mouvement des atomes n’est qu’un phénomène médiat, pensé. L’étroite connexion qu’établit entre nos représentations l’hypothèse de la matière et de son mouvement vaut à la matière l’épithète d’ « objective » ; car c’est grâce à elle seulement que la diversité des objets devient un seul « objet », grand, compréhensif, que nous opposons comme le « fond » permanent de notre pensée, au contenu changeant de notre moi. Or toute cette réalité est une réalité empirique, très-conciliable avec l’idéalité transcendantale.

Au point de vue de la philosophie critique, fondée sur la théorie de la connaissance, disparaît réellement toute nécessité de renverser les « barrières de la connaissance de la nature », dont il est ici question, ces barrières n’étant pas une puissance étrangère et ennemie qui se pose en face de nous, mais notre propre essence. Néanmoins si l’on s’obstine à tenter un dernier effort pour éliminer, d’une façon plus populaire, l’apparence d’un dualisme irréconciliable, on peut entrer dans la voie frayée, entre autres, par Zœllner, attribuer la sensation à la matière en soi et se figurer les processus mécaniques régulièrement et universellement combinés avec des phénomènes de sensation. Toutefois on ne devra jamais oublier que l’explication ainsi obtenue n’est point une donnée de la science de la nature, mais de la spéculation, et qu’elle recule seulement au lieu d’éliminer l’énigme capitale, l’incompréhensibilité du phénomène. — Pour avoir une autorité scientifique, il faudrait que cette théorie pût nous expliquer la naissance de la sensation humaine à l’aide des processus sensitifs des parties en mouvement il faudrait qu’elle pût nous l’expliquer au moins avec autant de clarté que la structure du corps-à l’aide de cellules ou la transformation du mouvement mécanique provenant du monde extérieur dans les états de notre système nerveux. Malgré cela, deux énigmes resteraient toujours à résoudre l’idée de force et de matière continuerait de présenter toutes les difficultés existant auparavant, augmentées d’une nouvelle plus grande encore. Il est vrai qu’un lien rattacherait la conscience à la matière, mais son unité par rapport à la multiplicité des sensations constituantes renfermerait en soi, au fond, la même incompréhensibilité que contenait auparavant la conscience, dans son rapport avec les vibrations des atomes cérébraux.

Au reste, il y a lieu de se demander si, dans le cas où une pareille théorie serait victorieusement démontrée, on n’en viendrait pas à rejeter complètement les atomes et leurs vibrations, comme on fait d’un échafaudage quand l’édifice est terminé. Le monde de la sensation, le seul donné, serait expliqué par ses propres éléments et n’aurait plus besoin d’un appui étranger. Si cependant il existait un motif suffisant quelconque pour maintenir néanmoins l’idée d’atomes, le monde matériel serait encore un monde de la représentation, et la conjecture que, derrière les deux mondes corrélatifs, le monde matériel et le monde de la sensation, il en existe un troisième, inconnu, cause commune de tous deux, cette conjecture nous ferait pénétrer plus avant (dans la vérité) que la simple identification (des deux autres mondes).

Nous voyons donc comment l’étude approfondie de la nature nous fait, sans contredit, par ses propres conséquences, dépasser le matérialisme. Maiscela n’arrive jamais que lorsque nous sommes forcés de concevoir le monde entier de l’étude de la nature comme un monde de phénomènes, à côté duquel les phénomènes de la vie spirituelle, malgré leur dépendance apparente de la matière, conservent une essence étrangère et hétérogène. En prenant d’autres points de départ, comme, par exemple et notamment la physiologie des organes des sens, on arrive à constater la même limite de la connaissance de la nature ; mais on ne peut trouver, dans toute la conception mécanique de l’univers, aucun point qui ne puisse s’accommoder de l’existence de cette limite et qui permette d’établir l’inexactitude de la conception mécanique par des recherches matérielles approfondies. En général, les critiques que l’on a pu faire du haut du tribunal d’une érudition compétente contre le « dilettantisme » des matérialistes, ou bien n’ont pas de solidité, ou bien n’atteignent pas l’essence du matérialisme, mais tout au plus une assertion fortuite d’un de ses adhérents.

Cela est vrai notamment de quelques-unes des sorties que Liebig s’est permises contre les matérialistes dans ses Lettres sur la chimie. Il dit par exemple dans la 23e lettre « Les recherches exactes dans la science de la nature ont démontré qu’à une certaine période la terre possédait une température où toute vie organique est impossible ; car à 78 degrés de chaleur, le sang se coagule. Elles ont prouvé que la vie organique avait eu un commencement sur la terre. Ces vérités sont d’un grand poids, et quand même elles seraient les seuls résultats obtenus par notre siècle, elles n’en forceraient pas moins la philosophie à rendre grâce à la science de la nature. »

Eh bien, les recherches exactes dans la science de la nature ont aussi peu prouvé cela que Lyell a prouvé la perpétuité de l’état actuel de notre globe. Tout ce terrain n’est a priori accessible qu’à une hypothèse plus ou moins confirmée par les faits. L’histoire nous apprend comment les grandes théories surgissent et disparaissent, tandis que chaque fait établi par l’expérience et l’observation, grossit le trésor durable et permanent de nos connaissances. Au surplus la philosophie est assez ingrate pour réclamer comme son propre bien tous les prétendus résultats acquis par les sciences exactes. Lorsque Kant nous montre que notre entendement cherche nécessairement à chaque cause une cause antérieure, à chaque commencement apparent un commencement antérieur, tandis que les tendances unitaires de la raison réclament une conclusion, l’origine anthropologique des théories qui se combattent les unes les autres est complètement mise à nu. On pourra donc continuer les démonstrations, mais il ne faudra jamais exiger de la philosophie qu’elle méconnaisse ses propres enfants, quand elle les retrouve sous le costume bigarré des sciences delanature.

La prétention de « démontrer » le commencement de la vie organique à son pendant chez Liebig, dans le regard de mépris qu’il lance sur les « dilettanti » qui, pour faire sortir toute vie, sur la terre, du plus simple organisme de la cellule, disposent, sans aucun scrupule, d’une série infinie d’années.

Il serait intéressant de trouver un argument quelconque, d’apparence raisonnable, pour démontrer qu’en établissant une hypothèse sur la naissance des corps naturels existant aujourd’hui, on n’a pas le droit de disposer d’une série infinie d’années. On peut attaquer l’hypothèse de la formation graduelle des organismes en s’appuyant sur d’autres arguments ; c’est une question a part. Mais si l’on prétend la condamner parce qu’elle a besoin d’une quantité extraordinaire d’années, on commet une des fautes les plus étranges du mode habituel de penser. Quelques milliers d’années sont peu de chose à nos yeux ; poussés par les géologues, nous pouvons aller jusqu’à compter par millions. Bien plus, depuis que les astronomes nous ont appris à imaginer des distances évaluées à des billions de lieues, on peut aussi admettre des billions d’années pour la formation de la terre, encore que ce nombre nous semble quelque peu fantastique, parce que nous ne sommes pas, comme en astronomie, forces par le calcul à poser de pareilles hypothèses. Derrière ces nombres, limite extrême jusqu’où nous avons coutume de nous élever, vient l’infini, l’éternité. Ici nous nous retrouvons dans notre élément ; l’absolue éternité notamment est pour nous une idée familière, depuis l’école élémentaire, bien qu’il soit depuis longtemps évident pour nous que nous ne pouvons en avoir une véritable représentation. Ce qui est situé entre le billion ou le quatrillion et l’éternité nous semble une région fabuleuse, où ne s’égare que l’imagination la plus désordonnée. Et cependant la plus stricte logique nous dit qu’a priori et avant que l’expérience ait prononcé son arrêt, le nombre le plus grand que l’on voudrait assigner à l’âge des organismes n’est pas plus vraisemblable qu’une puissance quelconque de ce même nombre. Ce ne serait même pas une règle rigoureusement logique d’admettre les plus petits nombres possibles, tant qu’un nombre plus grand n’est pas rendu vraisemblable par des faits d’expérience. On ferait donc mieux de retourner la question, attendu que, précisément, quand il s’agit de changements très-lents et très-considérables, le véritable problème consiste à se demander combien d’années il faudrait aux forces de la nature pour accomplir ces changements. Moins le chiffre supposé s’élève, plus les preuves devront être convaincantes, car le plus court espace, de temps est a priori le moins vraisemblable. En un mot il faut démontrer le minimum et non, comme l’admet le préjugé, le maximum. Il ne faut donc pas confondre la peur des grands nombres avec celle qu’inspirent les hypothèses hardies ou nombreuses. L’hypothèse de la naissance lente et progressive peut sembler, pour d’autres motifs, hardie et injustifiée ; mais la grandeur des nombres ne la rend nullement plus hasardée.

Liebig ne se montre pas moins dépourvu de critique, quand il émet cette assertion catégorique : « Jamais la chimie ne réussira à produire dans son laboratoire une cellule, une fibre de muscle, un nerf, en un mot une des parties de l’organisme véritablement organiques, douées de toutes les propriétés vitales, à plus forte raison pas l’organisme lui-même. » Pourquoi pas ? Parce que les matérialistes ont confondu les matériaux de l’organisme avec les parties organiques ? Cela ne saurait cependant motiver cette assertion. On peut corriger cette confusion ; et la question de la reproduction chimique de la cellule n’en restera pas moins en suspens et non entièrement oiseuse. On avait cru, pendant quelque temps, que les matières de la chimie organique ne pouvaient naître que dans l’organisme. Cette croyance est tombée. Maintenant on prétend nous faire croire que l’organisme lui-même ne peut naître que d’organismes. Un article de foi est mort ; vive son successeur ! Ne devons-nous pas conclure plutôt que la valeur scientifique de pareils dogmes n’est pas d’une solidité à toute épreuve ?

En réalité, les recherches exactes ne produisent pas le matérialisme, mais elles ne le réfut ent pas, du moins dans le sens où la majorité des antimatérialistes voudrait le voir réfuté ; car les « limites de la connaissance de la nature », prises dans leur véritable signification, sont loin de suffire à la masse des adversaires. Il faut être arrivé à un haut degré de culture philosophique pour trouver dans ces limites la solution de la question, et pour s’en tenir à cette solution.

Avec tout cela, l’étude de la nature, dans la vie et dans l’échange quotidien des opinions, ne se comporte pas d’une façon aussi neutre ou même aussi négative envers le matérialisme que ce serait le cas, si l’on raisonnait avec une extrême rigueur. Ce n’est certainement pas l’effet du hasard si la rénovation de la conception matérialiste du monde a été opérée en Allemagne presque uniquement par des naturalistes (Naturforscher). Ce n’est pas non plus un effet du hasard si, en ce moment, après que le matérialisme a été tant de fois « réfuté », on publie plus que jamais des livres et des articles de journaux ayant pour but de populariser les sciences de la nature et s’appuyant sur les principes du matérialisme avec tant de confiance que l’on croirait la question vidée depuis longtemps. Ce phénomène s’explique amplement par les détails dans lesquels nous sommes entré plus haut ; car, si le matérialisme ne peut être éliminé que par la critique de la théorie de la connaissance, tandis qu’il triomphe partout sur le terrain des questions positives, aussi longtemps que l’on perd de vue cette grande limite, il est aisé de prévoir que, pour la grande masse de ceux qui étudient les sciences de la nature, leur regard voit se dérouler exclusivement la série des conséquences matérialistes. À deux conditions seulement, on peut échapper à cette tendance nécessaire l’une est derrière nous, c’est l’autorité de la philosophie et la profonde influence de la religion sur les cœurs ; l’autre est devant nous, à une assez grande distance, c’est l’extension générale d’une culture philosophique (8) à tous ceux qui se vouent aux études scientifiques.

La culture historique marche de front avec la culture philosophique. Immédiatement après le mépris pour la philosophie, on trouve une disposition matérialiste dans le sentiment non-historique qui s’esta fréquemment associé à nos sciences exactes. De nos jours, on entend souvent par sens « historique » celui des conservateurs. Cela vient en partie de ce que la science historique s’est souvent avilie pour de l’argent et des honneurs au point d’appuyer des pouvoirs décrépits et de servir les intérêts de brigands en ravivant des dominations éteintes et en favorisant l’usurpation de droits pernicieux pour les nations. Les études relatives à la nature ne se prêtent pas aisément à de semblables abus. Peut-être aussi que les privations forcées, habituelles à ceux qui se livrent aux recherches exactes, trempent le caractère. Envisagé sous ce dernier point de vue, le sentiment non-historique reproché aux investigateurs des sciences de la nature ne peut que tourner à leur louange.

Mais il y a un revers à la médaille : l’absence du sentiment historique rompt le fil du progrès général ; des idées étroites dirigent la marche des recherches ; au mépris du passé se joint un orgueil prudhommesque, inspiré par l’état actuel des sciences ; on adopte comme axiomes les hypothèses qui courent les rues, et des traditions aveugles passent pour les résultats de la science.

L’histoire et la critique ne sont souvent qu’une seule et même chose. Les nombreux médecins qui tiennent encore un fœtus de sept mois pour plus viable qu’un fœtus de huit mois admettent généralement ce fait comme démontré par l’expérience. Lorsqu’on a découvert la source de cette opinion dans l’astrologie (9), et que l’on est suffisamment éclairé pour douter de l’influence mortelle de Saturne, on doute aussi de l’exactitude du fait allégué. Quiconque ne connaît pas l’histoire tiendra pour salutaires tous ceux des remèdes usuels, dont les expériences récentes n’ont pas expressément démontré les vertus contraires. Mais celui qui a vu une seule fois une recette du XVIe ou du XVIIe siècle et qui s’est dit, après mûre réflexion, que les malades furent néanmoins « guéris » au moyen de ces mélanges effroyables et absurdes, celui-là ne se fiera plus à « l’expérience » vulgaire ; bien au contraire, il ne croira plus qu’aux effets strictement déterminés d’un remède ou d’un poison quelconque, effets solidement établis par les recherches modernes les plus consciencieuses des sciences positives. Ignorant l’histoire de la science, on fut amené, il y a une quarantaine ou une cinquantaine d’années, à regarder comme définitivement démontrés les « éléments » principaux de la chimie moderne, tandis qu’aujourd’hui nous nous convainquons de plus en plus que non-seulement il faut trouver de nouveaux éléments et peut-être décomposer quelques-uns des anciens ; mais encore l’idée générale d’élément n’est guère qu’un terme provisoire employé pour les besoins actuels.

Beaucoup de chimistes commencent encore à Lavoisier l’histoire de leur science. De même que dans les ouvrages historiques destinés aux enfants, t’exposé de la sombre période du moyen âge se termine souvent par ces mots : « Alors parut Luther », — de même ces chimistes parlent de l’avènement de Lavoisier qui vint dissiper la superstition du phlogistique ; après la disparition de ce fantôme, la science, disent-ils, naît spontanément du sens commun. Naturellement ! Il faut envisager la chose comme nous l’envisageons ! Un homme raisonnable ne saurait agir autrement ; il y a longtemps que l’on serait entré dans la bonne voie, — sans ce maudit phlogistique ! Comment se fait-il que le vieux Stahl ait pu être aussi aveugle !

Mais celui qui voit dans l’histoire l’indissoluble mélange d’erreur et de vérité ; celui qui comprend que, pour s’approcher de plus en plus du but infiniment éloigné, à savoir la connaissance parfaite, il faut franchir d’innombrables degrés intermédiaires ; celui qui voit comment l’erreur même devient un agent de progrès varié et durable, celui-là ne conclura pas aisément, d’après l’incontestable progrès du présent, à la valeur définitive de nos hypothèses. Celui qui a vu que le progrès ne résulte pas de ce qu’une théorie erronée se dissipe subitement comme un brouillard devant les regards d’un homme de génie, mais sait que l’erreur n’est refoulée que par une théorie supérieure, péniblement trouvée à l’aide des méthodes de recherches les plus ingénieuses, celui-là n’accueillera pas aisément, avec un sourire moqueur, les efforts d’un savant occupé à démontrer une idée neuve et inaccoutumée ; celui-là, dans toutes les questions fondamentales, se fiera peu à la tradition, beaucoup à la méthode et pas du tout à une intelligence dépourvue de méthode.

Feuerbach, en Allemagne, et Comte, en France, ont répandu l’idée que l’esprit scientifique n’est autre que le simple bon sens parvenu à la pleine possession de toute sa force, après avoir refoulé l’imagination dont les’fantaisies lui barraient le chemin. L’histoire ne nous montre aucun exemple de ce bond subit, effectué par le sens commun, se bornant à écarter les obstacles dont l’imagination avait encombré sa voie ; elle nous montre au contraire partout les idées nouvelles, se frayant la voie à travers les obstacles suscités par le préjugé ; ces idées fusionnent avec l’erreur même qu’elles doivent faire disparaître ou se servent de cette erreur pour agir dans une direction oblique ; en règle générale, ce n’est qu’à la fin du processus que s’effectue la complète élimination du préjugé, comme le nettoyage d’une machine ne se fait qu’après qu’elle est achevée entièrement. Bien plus, par concision et pour continuer la comparaison, — je dirai que l’erreur n’apparaît assez souvent dans l’histoire que comme le moule dans lequel est fondue la cloche de la vérité, moule que l’on brise seulement après que l’opération est terminée. Nous pouvons mentionner ici les rapports de la chimie avec l’alchimie ; de l’astronomie avec l’astrologie. Il est naturel que les résultats positifs les plus importants ne soient acquis que lorsque les bases de la science ont été posées. Dans les détails, nous devons à Copernic très-peu de nos connaissances actuelles en astronomie ; Lavoisier, qui gardait encore un reste d’alchimie, en cherchant l’acide primordial, ne serait qu’un enfant dans la chimie actuelle. Quand les bases exactes d’une science sont posées, on trouve sans doute une masse de conséquences spontanément et avec des efforts d’esprit relativement très-faibles : il est plus facile de sonner une cloche que de la fondre. Mais, lorsque l’on fait en avant un pas très-important dans la voie des principes, on est presque toujours témoin du même spectacle une idée nouvelle se fait place en dépit du préjugé, quelquefois même à l’aide de ce préjugé. C’est seulement en s’épanouissant qu’elle brise ses enveloppes pourries. Quand cette idée n’existe pas et par conséquent ne peut s’épanouir, on ne gagne rien à éliminer le préjugé. Au moyen âge, bien des personnes étaient exemptes des préjugés astrologiques à toutes les époques, on trouve des traces de l’opposition ecclésiastique et laïque à cette superstition ; malgré cela, c’est de l’astrologie seule que sortirent les progrès de l’astronomie.

Le résultat le plus important des études historiques est la placidité académique avec laquelle on accueille nos hypothèses et nos théories telles qu’elles sont, sans hostilité et sans foi, comme des degrés sur la voie infinie qui nous rapproche de la vérité, but probable de notre développement intellectuel. Il est vrai qu’ainsi se trouve complètement supprimé tout matérialisme, en tant que présupposant la croyance à l’existence transcendante de la matière. En ce qui concerne le progrès des sciences positives, les plus nombreuses découvertes ne seront certainement pas faites par celui qui méprise la théorie d’hier et ne jure que par celle d’aujourd’hui, mais par celui qui, dans toutes les théories, ne voit que le moyen de se rapprocher de la vérité, d’obtenir une vue d’ensemble des faits, et d’en disposer pour les utiliser.

Même en refusant de croire aux théories comme à des dogmes, on n’en a pas moins le droit de les mettre à profit. D’un autre côté, on s’éloignerait également de la bonne voie, si l’on voulait étouffer, dès leur naissance, toutes les idées générales sur la connexion des choses et se cramponner obstinément aux faits isolés, à ceux que l’on peut expliquer par les sens. De même que l’esprit de l’homme ne trouve son plaisir suprême, bien au delà du domaine des vérités scientifiques, que dans les idées qu’il fait sortir des profondeurs créatrices de son âme, de même il ne peut se consacrer avec succès au travail âpre et sérieux de l’investigation scientifique, sans, pour ainsi dire, se reposer dans l’idée, dans la pensée universelle et y puiser une vigueur nouvelle. Les idées de genres et les lois nous servent, d’un côté, comme Helmholtz l’a prouvé très-judicieusement, de moyens mnémoniques, de récapitulation pour une somme d’objet set d’événements qui, sans cela, se prolongeraient à perte de vue ; d’un autre côté ce résumé, qui ramène à l’unité la multiplicité des phénomènes, répond au penchant synthétique qui caractérise notre entendement, avide d’unité dans toutes ses études il nous faut, dans la conception d’ensemble du vaste univers, comme dans les détails les plus simples, des idées qui résument une multitude d’objets. Nous n’attribuerons plus aujourd’hui au général, comparé au particulier, comme faisait Platon, une réalité plus vraie et une existence indépendante de notre pensée ; mais dans l’intérieur de notre subjectivité, ce sera pour nous plus que le simple lien de fer qui réunit les faits.

Et ces besoins subjectifs de notre nature ont aussi leur importance pour le savant ; car il n’est pas simplement une machine à découvertes, mais un homme, chez qui toutes les facultés constitutives de l’essence humaine agissent avec une indissoluble unité. Mais ici nous retrouvons l’opposition du matérialisme. La même tendance d’esprit qui, d’une part, conduit à transformer en un dogme rigide les grandes hypothèses sur le substratum des phénomènes, est hostile, d’autre part, à la coopération des idées dans l’étude de la nature. Nous avons vu comment le matérialisme resta stérile dans l’antiquité, parce qu’il s’en tenait, avec une intraitable fixité, à son grand dogme des atomes et de leur mouvement, parce qu’il avait peu degoûtpour les idées neuves et hardies. Par contre, les écoles idéalistes, notamment les platoniciens et les pythagoriciens, amassèrent pour l’antiquité la plus riche moisson de notions scientifiques.

Dans les temps modernes les choses sont bien plus favorables au matérialisme, en ce qui concerne sa part d’inventions et de découvertes. Ainsi l’atomistique, qui ne menait jadis qu’à des réflexions sur la possibilité des phénomènes, est devenue, depuis Gassendi, la base des recherches physiques sur les faits réels ! Et cela n’a pas empêché l’explication mécanique, depuis Newton, d’étendre ses conquêtes à la nature entière ! De la sorte, si nous oublions pour un moment les « limites de la connaissance de la nature », le matérialisme forme aujourd’hui non-seulement le résultat, mais encore le point de départ de toutes les recherches relatives à la nature. Il est vrai que plus ce fait devient général et palpable, plus aussi s’établit chez les naturalistes, et surtout chez les plus célèbres et les plus profonds, le point de vue critique de la théorie de la connaissance, lequel, à son tour, supprime le matérialisme en principe. La marche conquérante des recherches naturelles n’est nullement entravée par la disparition de la foi naïve à la matière ni par la découverte, derrière la scène de la nature, d’un nouveau monde infini, en connexion des plus étroites avec le monde des sens, monde peut-être identique à ce dernier et seulement considéré sous une autre face ; toutefois ce nouveau monde est aussi familier à notre sujet, à notre moi avec toutes ses aspirations, comme constituant la véritable patrie de son essence intime, que le monde des atomes et de leurs oscillations éternelles reste froid et étranger pour lui.

Sans doute le matérialisme cherche aussi à faire du monde des atomes la véritable patrie de l’esprit. Cela ne peut rester sans influence sur la méthode. Il se fie aux sens. Sa métaphysique aussi est façonnée par analogie sur le monde de l’expérience. Ses atomes sont de petits corpuscules. Il est vrai que l’on ne peut pas se les représenter aussi petits qu’ils sont, cela dépasse toute représentation humaine ; on peut cependant se les représenter comparativement, comme si on les voyait et sentait. Toute la conception de l’univers est réalisée, pour le matérialiste, au moyen des sens et des catégories de l’entendement. Mais précisément ces organes de notre esprit sont éminemment de la nature des choses. Ils nous donnent les choses, bien que pas la chose en soi. Une philosophie plus profonde découvre que ces choses sont nos propres représentations ; mais elle ne peut empêcher la classe de ces représentations, qui ont rapport aux choses par l’intermédiaire de l’entendement et du sensible, d’avoir précisément les plus grandes fixité, sûreté et régularité, et, par suite, probablement aussi la plus étroite connexion avecun monde extérieur, dirigé par des lois éternelles.

Le matérialisme aussi fait de la poésie, quand il se représente les éléments du monde des phénomènes ; mais il fait de la poésie du genre le plus naïf, sous la direction des sens. En s’attachant continuellement à ceux des éléments de notre connaissance qui ont les fonctions les plus régulières, il possède une source intarissable de règles infaillibles, une protection contre l’erreur et les inventions de l’imagination, et un sens droit pour le langage des choses.

Mais en même temps il est puni par le contentement placide que lui donne le monde des phénomènes, et qui lui fait confondre en un tout indissoluble les impressions des sens et la théorie. De même qu’il n’éprouve pas le désir de franchir l’apparente objectivité des phénomènes sensibles, il ne ressent pas davantage l’envie d’arracher aux choses, par des questions paradoxales, un langage entièrement nouveau, ni de recourir à des expériences qui, au lieu de viser à un simple perfectionnement de l’édifice de la connaissance dans les détails, renversent au contraire la conception dominante et ouvrent des perspectives toutes nouvelles sur le domaine des sciences. Bref, le matérialisme est conservateur dans les sciences de la nature. On verra plus tard comment il devient néanmoins, dans certaines circonstances, un ferment révolutionnaire pour les questions les plus importantes de la vie.

L’idéalisme est, de sa nature, une fiction métaphysique ; il peut nous apparaître, à vrai dire, comme le représentant inspiré de vérités supérieures et inconnues. Un instinct poétique et créateur a été déposé au fond de notre cœur ; dans la philosophie, dans l’art et la religion, il entre souvent en opposition directe avec le témoignage de nos sens et de notre entendement, ce qui ne l’empêche pas de donner le jour à des créations, que les hommes les plus généreux et les plus sensés tiennent pour supérieures à la simple connaissance cela prouve que l’idéalisme aussi est en rapport avec la vérité inconnue, mais d’une tout autre façon que le matérialisme. Sur le témoignage des sens, tous les hommes sont d’accord. Les purs jugements de l’entendement ne sont ni hésitants ni trompeurs. Les idées sont les créations poétiques de l’individu, assez puissantes peut-être pour dominer, par leur charme, des époques et des nations ; cependant elles ne sont jamais universelles et moins encore immuables.

Malgré cela, l’idéaliste pourrait, dans les sciences positives, marcher d’un pas aussi sûr que le matérialiste, pourvu qu’il ne perdît pas de vue que le monde des phénomènes, — quoique toujours simple phénomène, — forme cependant un tout continu, dans lequel on ne saurait intercaler de membres étrangers, sans risquer de tout ébranler. Mais l’homme, qui à une fois pénétré dans un monde idéal, court sans cesse le danger de le confondre avec le monde des sens et de falsifier ainsi l’expérience, ou de donner ses fictions pour « vraies » ou « exactes » dans le sens prosaïque où ces expressions n’appartiennent qu’aux connaissances des sens et de l’entendement. Car, si nous faisons abstraction de ce que l’on appelle la « vérité intime » de l’art et de la religion, dont le critérium ne consiste que dans le contentement et l’harmonie du cœur et n’a absolument rien de commun avec la connaissance scientifique, nous ne pouvons nommer vrai que ce qui paraît nécessairement, à tout être d’organisation humaine, tel que cela nous paraît à nous-mêmes, et cet accord ne peut se trouver que dans les connaissances dues aux sens et à l’entendement.

Or une connexion existe aussi entre nos idées et ces connaissances sensibles : la connexion dans notre esprit, dont les conceptions ne dépassent la nature que comme opinions et intentions, tandis que, comme pensées et produits de l’organisation humaine, elles sont néanmoins aussi des membres de ce monde des phénomènes où nous trouvons tout enchaîné par des lois nécessaires. En un mot : nos idées, nos chimères, sont des produits de la même nature, qui donne naissance aux perceptions de nos sens et aux jugements de notre entendement. Elles n’apparaissent pas dans l’esprit fortuitement, irrégulièrement et comme étrangères mais considérées par le sens et l’entendement, elles sont le produit d’un processus psychologique, dans lequel nos perceptions. sensibles jouent aussi un rôle. L’idée se distingue de la chimère par sa valeur, non par son origine. Mais qu’est-ce que la valeur ? Un rapport avec l’essence de l’homme, avec son essence parfaite, idéale. C’est ainsi que l’idée se mesure à l’idée ; et la racine de ce monde de valeurs spirituelles se perd tout aussi bien que la racine de nos représentations sensibles dans l’essence la plus intime de l’homme, laquelle se dérobe à notre observation. Nous pouvons psychologiquement expliquer l’idée comme un produit du cerveau ; comme valeur intellectuelle, nous ne pouvons que la mesurer à des valeurs analogues. La cathédrale de Cologne ne se compare qu’à d’autres cathédrales ; ses pierres, à d’autres pierres.

L’idée est aussi indispensable que le fait pour le progrès des sciences. Elle ne conduit pas nécessairement à la métaphysique, encore que chaque fois elle dépasse l’expérience. Jaillissant inopinément et rapidement des éléments de l’expérience, comme le jet d’un cristal, elle peut se replier sur l’expérience et y chercher sa confirmation ou sa condamnation. L’entendement ne peut faire l’idée ; mais il la juge et il lui rend hommage. L’idée scientifique naît comme l’idée poétique, comme l’idée métaphysique, de l’action réciproque de tous les éléments de l’esprit individuel ; mais elle suit un autre cours en se soumettant au jugement de la science, où siègent seuls en conseil les sens, l’entendement et la certitude scientifique. Ce tribunal n’exige pas la vérité absolue, sans quoi le progrès de l’humanité en souffrirait. L’utilité pratique, l’accord avec le témoignage des sens dans l’expérience provoquée par l’idée, l’incontestable supériorité sur les conceptions adverses, — voilà qui suffit pour donner à l’idée le droit de bourgeoisie dans le royaume de la science. La science enfantine confond toujours l’idée avec le fait ; la science développée, devenue méthodiquement certaine, transforme l’idée sur la voie des recherches exactes, d’abord en hypothèse, finalement en théorie.

Même l’idéaliste le plus exclusif ne dédaignera jamais complètement de tenter de faire reconnaître à l’expérience elle-même sa propre insuffisance. Si, dans les faits du monde sensible lui-même, il ne se rencontrait aucun indice attestant que les sens nous donnent seulement une image colorée et peut-être tout à fait insuffisante des choses réelles, la conviction de l’idéaliste ne reposerait pas sur une base solide. Mais déjà les plus ordinaires illusions des sens viennent confirmer son opinion. La découverte du rapport numérique des tons musicaux résulta d’une idée des pythagoriciens qui contredit la donnée primitive des sens ; car, à propos de sons, notre oreille ne nous donne pas la moindre conscience d’un rapport numérique. Cependant les sens eux-mêmes ont rendu témoignage en faveur de l’Idée la division de la corde, les différentes dimensions des marteaux métalliques furent trouvées sensiblement d’accord avec les différents tons. Ainsi l’idée de la théorie des vibrations de la lumière fut d’abord rejetée et admise plus tard sur le témoignage des sens et des calculs de l’entendement ; on pouvait voir les phénomènes d’interférence.

De là résulte déjà que l’idéaliste lui-même peut être un savant ; mais ses investigations auront habituellement un caractère révolutionnaire, de même qu’il représente la pensée révolutionnaire en regard de l’État, de la vie sociale et des mœurs dominantes.

Ici il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une différence en plus ou en moins. Si l’on fait abstraction du petit nombre de représentants de systèmes conséquents, il y a dans la vie aussi peu d’idéalistes et de matérialistes — en tant que classes distinctes d’individus — qu’il y de flegmatiques et de bilieux. Il serait puéril de croire qu’aucun homme, à conceptions fortement matérialistes, ne pourrait avoir une idée scientifique renversant de fond en comble les notions traditionnelles. Aujourd’hui notamment que la marche des intelligences est dirigée dans ce sens, nos savants ont presque tous suffisamment d’idéalisme, encore qu’ils n’admettent guère que ce qu’ils peuvent voir et sentir.

Dans l’histoire des sciences modernes, nous ne pouvons pas, avec la même certitude que pour l’antiquité, discerner les influences du matérialisme d’avec celles de l’idéalisme. Tant que nous ne possédons pas des biographies circonstanciées, embrassant l’homme tout entier, des principaux chefs du progrès scientifique, nous sommes placés sur des sables mouvants. La pression de l’Église a le plus souvent empêché la manifestation sincère de la pensée ; et plus d’un homme éminent ne nous a jusqu’ici parlé que par les faits qu’il a découverts, tandis que nous pouvons supposer en lui une riche intelligence, de puissantes luttes de l’esprit et un trésor d’idées profondes.

La plupart de nos savants ne font guère cas des idées, hypothèses et théories. Par contre, Liebig va de nouveau trop loin dans sa haine contre le matérialisme, quand il rejette complétèrent l’empirisme, dans son discours sur Bacon.

Bacon attribue, dans la recherche, une haute valeur à l’expérimentation, dont cependant il ne connaît pas l’importance il la regarde comme un outil mécanique qui, mis en mouvement, exécute l’œuvre par lui-même ; mais, dans la science de la nature, toute recherche est déductive ou apriorique ; l’expérimentation n’est qu’un moyen auxiliaire pour le processus de la pensée, pareil au calcul ; il faut nécessairement que la pensée la précède dans tous les cas, si l’expérimentation doit avoir un sens quelconque.

» Une recherche empirique de la nature n’existe pas dans le sens propre du mot. Une expérimentation, que ne précède pas une théorie, c’est-à-dire une idée, est à l’étude de la nature ce qu’est à la musique une crécelle d’enfant. »

Voilà de bien grands mots ! Mais, en réalité, l’empirisme n’est pas si malade. L’excellente analyse que Liebig a faite des essais de Bacon, analyse dont les philosophes et les historiens doivent réellement lui savoir gré, nous a montré non-seulement que les essais de Bacon furent stériles, mais encore qu’ils devaient l’être. Nous en trouvons assez de causes dans la frivolité et la légèreté de sa méthode, dans son ardeur capricieuse à saisir et à abandonner ses sujets d’études, dans son défaut de concentration et de persévérance, enfin surtout dans la prodigalité des fantaisies méthodiques, des procédés détournés, qui encombrent la partie pratique de sa méthode et favorisent le caprice et la paresse sans préparer aucune application pratique. Si Bacon s’était borné à développer l’idée d’induction, ainsi que la théorie nullement insignifiante des cas négatifs et prorogatifs, sa propre méthode lui aurait imposé une plus grande fixité. Il imagine au contraire ces classifications incertaines et se prêtant à tous les caprices de la fantaisie, des cas migrants, solitaires, clandestins, etc., sans doute avec le désir confus de pouvoir démontrer ses idées favorites. À notre avis, il est probable, pour ne pas dire certain, qu’une idée le guida dans ses recherches. Sa théorie de la chaleur, par exemple, que Liebig révèle d’une façon si impitoyable, à tout l’air d’une opinion préconçue.

En surchargeant sa théorie de la démonstration d’idées superflues, Bacon décèle les funestes influences de la scholastique qu’il combattait ; toutefois ce ne furent pas ses idées fantastiques qui l’empêchèrent de faire des recherches fructueuses ce fut son manque absolu des qualités, qui seules rendent apte aux recherches. Bacon eût été aussi incapable de publier une édition critique d’un auteur ancien que d’instituer une expérience régulière  (10).

Les idées fécondes ont précisément pour caractère distinctif de ne se développer, en règle générale, que lorsque l’esprit s’occupe avec profondeur et persévérance d’un sujet déterminé ; or un semblable travail peut être fécond, même quand il n’est pas guidé par des théories. Copernic consacra sa’vie entière à l’étude des corps célestes ; Sanctorius, à sa balance. Le premier était guidé par une théorie, à laquelle depuis de longues années la philosophie et l’observation l’avaient conduit. Mais, de son côté, Sanctorius n’était-il pas aussi un savant (11) ?



1. Nous reproduisons ici un passage de la première édition qui a dû, dans le texte, céder la place à une exposition plus rigoureuse de la marche des idées et aux nouveaux matériaux dont nous avons à parler ici. Je disais, relativement au fait de la formation d’une Faculté spéciale des sciences de la nature :

« Les anciennes Facultés se formèrent assez rapidement après la naissance de l’Université de Paris, dont l’organisation servit de modèle à l’Allemagne. Elles ont chacune les rapports les plus intimes avec une profession pratique déterminée, car la Faculté philosophique ne forma un tout spécial qu’après qu’elle se fut détachée des trois autres. Elle resta la Faculté générale à l’égard des trois autres Facultés spéciales et fut consacrée en partie à la préparation commune des études spéciales, en partie à la science libre. Toutes les sciences nouvellement créées lui échurent naturellement en partage, à moins qu’elles ne se rattachassent, par les liens les plus étroits, à l’une quelconque des trois autres Facultés. Si le principe primitif de la formation des universités avait conservé sa vitalité, plusieurs Facultés nouvelles se seraient peut-être déjà formées exactement sur le modèle des premières, comme, par exemple, une Faculté des finances, une de pédagogie et une d’agronomie. En soi, il n’y a pas d’objection à faire à la formation d’une Faculté nouvelle d’après un principe nouveau ; nous tiendrions seulement à constater qu’il en est ainsi ; puis nous examinerions de plus près le nouveau principe. Nous avons sous les yeux une véritable guerre entre les Facultés, et certes la philosophie y joue le plus triste rôle. Les médecins proposent d’abord l’érection d’une Faculté des sciences de la nature. Les naturalistes veulent tous s’arracher des bras maternels de la Facultas artium. Ceux qui ont été jusqu’ici leurs collègues ne veulent pas les abandonner ; c’est une véritable guerre d’émancipation ! On conçoit qu’un philologue, renfermé dans ses études spéciales, se laisse entraîner trop loin par le désir d’une certaine unité dans la formation des professeurs futurs ; mais un véritable philosophe ne devrait jamais s’opposer au besoin réel d’une pareille séparation, en se cramponnant à l’organisation actuelle. Il ferait mieux de se demander en quoi consiste la force répulsive qui exige la séparation ; il ferait mieux de s’efforcer d’être, par ses propres œuvres, indispensable à ceux qu’il prétend retenir. Si une université n’a pas d’hommes qui, en pareil cas, sachent s’élever au-dessus du différend et se demander, avant tout, quelle est l’essence de la question, on peut dire qu’elle n’a pas de philosophes. Quand Feuerbach affirme que le caractère distinctif d’un philosophe consiste à n’être pas professeur de philosophie, il exagère considérablement ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’aujourd’hui un penseur original et indépendant obtiendra difficilement en Allemagne une chaire de professeur. On se plaint de ce que les sciences de la nature sont négligées, on pourrait se plaindre de ce que la philosophie est étranglée. On ne doit pas en vouloir aux naturalistes de Tübingue des efforts qu’ils font pour se séparer d’un cadavre ; mais il faut contester que cette séparation soit réclamée par l’essence des recherches physiques et de la philosophie.

» Les sciences de la nature ont, dans leur méthode claire et lumineuse, dans la force convaincante de leurs expériences et de leurs démonstrations, une puissante protection contre la falsification de leur enseignement par des hommes qui travaillent dans un sens diamétralement opposé au principe de leurs recherches. Et cependant, la philosophie une fois complètement opprimée et éliminée, le temps pourrait venir où un Reichenbach professerait, dans les Facultés des sciences naturelles, la théorie d’Od, et où un Richter réfuterait la loi de Newton. En philosophie, un délit intellectuel est plus facile à commettre et plus facile à pallier. Il n’est pas pour le sain et le vrai de critérium aussi sensiblement évident, aussi logiquement certain que celui des sciences de la nature. Nous voulons en proposer un provisoirement comme ressource extrême. Quand les naturalistes se rapprocheront de nouveau spontanément de la philosophie sans modifier d’un iota la rigueur de leur méthode ; quand on commencera à reconnaître que toutes les démarcations entre les Facultés sont inutiles ; quand la philosophie, au lieu d’être un extrême, formera au contraire le trait d’union entre les sciences les plus différentes et facilitera un échange fructueux des résultats positifs, alors nous admettrons qu’elle a repris sa tâche principale, qui consiste à précéder notre siècle, avec le flambeau de la critique, en concentrant dans un foyer les rayons de la connaissance, en facilitant et en adoucissant les révolutions de l’histoire.

» Si les sciences naturelles sont négligées en Allemagne, on le doit à la tendance conservatrice, qui opprime et dénature la philosophie. En premier lieu, l’argent a manqué et il se passera malheureusement bien du temps encore avant que, sous ce point de vue, nous ayons atteint au niveau de l’Angleterre et de la France. » (Ceci n’est plus exact en ce qui concerne la France), « M. R. von Mohl a vu, dans le cabinet de physique d’une université d’Allemagne, une machine effrayante, qui devait représenter une machine pneumatique. La commission académique, chargée d’accorder et de régulariser les demandes du professeur de physique, avait, pour empêcher de confier le travail à un mécanicien étranger, fait confectionner la machine pneumatique par un fabricant de pompes à feu. Il y a là de quoi gémir sur la tutelle exercée envers le professeur de physique par ses collègues de la Faculté. Mais ne pourrait-on pas imaginer l’allocation des fonds nécessaires, faite au professeur de physique, qui en disposerait librement, sans pour cela séparer les Facultés ? Et, dans l’état actuel des choses, le philosophe qui doit connaître les méthodes scientifiques et les conditions de leur application, n’est-il pas i’allié naturel du professeur de physique ?

» Cependant non ! Voilà où gît la difficulté. Descartes, Spinoza, Leibnitz, Kant joueraient ce rôle ; mais la majorité de nos professeurs actuels de philosophie !… Ah ! oui, M. de Mohl a raison ; seulement il ne devrait pas faire retomber sur la philosophie elle-même, et précisément sur l’essence de la pensée philosophique, les difficultés qui s’opposent aujourd’hui à une semblable coopération. »

2. Büchner, à propos de la douzième édition de Force et Matière, a rédigé une « critique de lui-même[1], dans laquelle il se félicite d’avoir aidé la philosophie à recouvrer ses droits sur le terrain des sciences de la nature. Il avoue que d’autres circonstances encore y ont contribué, mais « Force et Matière commença par aplanir la voie et inaugura la lutte de manière à obtenir les sympathies générales aussi bien dans le monde savant que dans le monde non-savant, et l’auteur ne put dès lors plus se rendormir sans avoir obtenu un résultat déterminé. Dans ce sens, on peut et on doit dire que Force et Matière « fait réellement époque ». Ce livre devra être mentionné et discuté comme tel, et le sera, dans l’histoire des sciences, tant qu’une pareille histoire existera. » Büchner pourrait bien plutôt prétendre que son nom sera cité d’une manière durable dans l’histoire générale de la culture ; car, au moment opportun, il a suspendu avec un grand succès à la grosse cloche ce que beaucoup pensaient et ce que certainement plus d’un aurait pu élucider mieux que lui, tant au point de vue des sciences naturelles qu’à celui de la philosophie. Aurait-il eu autant de succès ? C’est là une autre question, car justement le manque de précision scientifique et la persistance à ne voir que la surface des phénomènes ont déterminé le succès de Büchner. Quand Büchner attribue à sa « théorie » une importance scientifique, il se fait certainement illusion, car il n’a innové ni dans l’ensemble ni dans les détails ; bien au contraire, il reste souvent fort en arrière des exigences de sa tâche qui était d’esquisser à grands traits l’image complète de la conception mécanique de l’univers. Ainsi, par exemple, Büchner représente la théorie de la conservation de la force, dans sa critique de lui-même, comme un complément ultérieur et confirmatif de son point de vue, en la faisant dater, avec une grande naïveté, de la cinquième édition de son livre, tandis que tout naturaliste et tout philosophe d’une instruction encyclopédique devaient connaître cette importante théorie dès l’année 1855, époque de l’apparition de la première édition de Force et Matière. En 1842, Mayer avait déjà énoncé cette loi ; en 1847 parut la dissertation de Helmholtz sur la Conservation de la force[2] et, en 1854, la dissertation populaire du même savant sur l’action réciproque des forces de la nature[3] était déjà arrivée à sa deuxième édition.

3. Remarquons ici, par forme de supplément, que « l’énonciation de Vogt », de laquelle il a été tant parlé, se trouve déjà, quant aux points principaux, dans les œuvres de Cabanis. Le cerveau effectue la sécrétion de la pensée ». Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, 1844, p. 138. L’éditeur, L. Peisse, remarque à ce propos que « cette phrase est restée célèbre ».

4. Mill, dans sa Logique, a fait ressortir nettement la différence qui existe entre les « sciences de l’esprit » et les « sciences de la nature ». Il réclame, à vrai dire, pour ces dernières la même méthode de recherche, quant au fond ; par contre il exagère considérablement (au point de vue de la psychologie des Anglais) les avantages de l’observation subjective, la seule presque dont il tienne compte ici, tandis qu’il déprécie beaucoup trop l’impulsion donnée à ces sciences par ceux qui s’orientent d’après le phénomène correspondant au fait psychologique (méthode physiologique). Helmholtz établit plus exactement cette différence dans sa conférence sur les rapports des sciences de la nature avec l’ensemble des sciences[4]. Il y fait ressortir la différence qui résulte de la diversité des matériaux, des méthodes et des moyens de preuve. On peut permettre à Helmholtz d’exiger en même temps pour l’historien, le philologue, le jurisconsulte, etc., « une conception une et richement façonnée des mouvements de l’âme humaine », qui s’appuie, à son tour, sur « une certaine chaleur de sentiments et sur l’intérêt que présente l’observation des états de l’âme chez autrui ». Ce sont précisément les moyens de concevoir avec plus de délicatesse et de promptitude, et de mieux analyser les signes soumis à l’observation extérieure, tels que les paroles, les écrits, les gestes, les vestiges et les monuments de toute espèce. Le génie imagine par Laplace n’a besoin, sous ce rapport, d’aucune intelligence supérieure ; l’intelligence moyenne des hommes lui suffit pour posséder l’intuition la plus parfaite de toutes les sciences de l’esprit, autant du moins que ses sentiments lui permettent de les suivre ; car sa connaissance des faits extérieurs lui fournit les moyens de contrôler et de corriger les règles de l’interprétation des signes et, comme en même temps il comprend toutes les langues (car sa formule de l’univers renferme les détails de la naissance et de la transformation de tous les sons qui ont une signification), il sait aussi comment l’entendement humain, depuis le mieux doué jusqu’au plus borné, explique les signes des choses intellectuelles, mais assurément il ne pourrait devenir un poète, malgré l’infinité de ses connaissances, s’il n’était naturellement doué du talent poétique.

5. Lorsque Kirchmann, Czolbe, Spiller, etc., exigent que les qualités regardées, depuis Locke, et même au fond, depuis Démocrite, comme « secondaires » et simplement subjectives, doivent avoir une réalité objective, leur demande d’abord est fondée sur une théorie insuffisante de la connaissance, et il n’y a rien à changer à cela, savoir que « rouge », « saveur acide » « son des cloches », etc., constituent des phénomènes dans le sujet. Toutefois lorsque la physique ne me montre aussi dans le cerveau que des mouvements d’atomes pour les phénomènes correspondants, tandis que pourtant les sensations existent indubitablement (ont une réalité empirique), je puis très-bien conjecturer que, dans la corde vibrante aussi, il se trouve encore autre chose, qui, à vrai dire, n’est pas adéquat à ma représentation des objets sonores ou colorés, mais cependant a beaucoup plus d’analogie avec ces objets que l’atome ondulant.

6. Spitter( Phil.), Das Naturkennen nach seinen angeblichen und wirklichen Grenzen. Berlin, 1873. Cet écrit, opposé à Du Bois-Reymond, est pareillement riche en malentendus de l’espèce indiquée dans le texte.

7. Zöllner, Ueber die Natur der Kometen. Beiträge zur Geschichte und Theorie der Erkenntnis. zweite Auflage, Leipzig, 1872, p. 320 et suiv.

8. Nous donnons ici encore quelques passages de la première édition, qui (se rattachant au discours du botaniste von Mohl), traitent spécialement de la culture philosophique que doivent posséder les naturalistes.

Nous demandons au naturaliste d’aujourd’hui une plus grande culture philosophique, mais pas un penchant plus fort à créer lui-même des systèmes originaux. Au contraire, sous ce rapport, nous ne sommes pas encore guéris du mal que nous a fait l’époque de la philosophie de la nature : le matérialisme est le dernier rejeton de cette époque-là, où le moindre botaniste ou physiologiste croyait devoir imaginer un système pour le bonheur du genre humain. »

Qui donc engagea Oken, Nees von Esenbeck, Steffens et autres naturalistes à philosopher plutôt qu’à étudier la nature ? Un philosophe quelconque a-t-il jamais prétendu, même dans la plus mauvaise période de vertige, remplacer sérieusement la recherche exacte par son système personnel ? Même Hegel, le plus orgueilleux des philosophes modernes, n’a jamais considéré son système comme la conclusion définitive de la connaissance scientifique, dans le sens où cela aurait dû se prendre, d’après la conception que nous combattons. Il reconnaissait très-bien qu’aucune philosophie ne peut dépasser la somme des idées de son temps. Sans doute, il était assez aveugle pour méconnaître les riches trésors philosophiques que les différentes sciences mettent chacune à la disposition du penseur et notamment pour déprécier la valeur intellectuelle des sciences exactes. Par contre, les naturalistes d’alors se prosternaient dans la poussière devant la spéculation comme devant une idole. Si leur propre science avait été mieux établie en Allemagne, elle aurait bravé avec plus de succès les ouragans de la spéculation poussée jusqu’à la fureur. »

Plus loin il est dit, relativement à l’assertion de von Mohl, que souvent une entente réciproque est absolument impossible entre l’étude de la nature et la philosophie :

« Ainsi le naturaliste apprend par les choses ; le philosophe veut tirer tout savoir de lui-même et c’est pour cela qu’ils ne se comprennent pas. Le malentendu ne peut pourtant exister que là où tous deux, parlant des mêmes choses, démontrent un point différent d’après des méthodes différentes. En cela, ils sentent ou ils ne sentent pas qu’ils procèdent d’après des méthodes différentes. Quand, par exemple, un professeur de philosophie veut démontrer aux médecins « par la voie des sciences naturelles » toutes sortes de fariboles métaphysiques, ce professeur, et entièrement lui seul, est alors cause des malentendus. Tout véritable philosophe repoussera un pareil anthropologiste aussi catégoriquement, peut-être plus encore, que ne le fera le naturaliste, précisément parce que, connaissant les deux procédés, il entrevoit plus rapidement la faute commise, sous le rapport de la méthode. Un exemple de ce genre, en fait de police scientifique, fut donné, il y a quelques années, par Lotze dans son pamphlet (1857) contre l’Anthropologie de Fichte fils. Seulement il commit alors la faute de proposer, à la façon des héros d’Homère, une poignée de main et des cadeaux réciproques à celui qu’il avait complètement éliminé du terrain scientifique. Les héros d’Homère ne faisaient plus de cadeaux à l’adversaire qu’ils avaient tué ! »

« Il peut en être absolument ainsi, quand un naturaliste commet la même faute, c’est-à-dire quand il veut débiter comme faits constatés ses billevesées métaphysiques. Seulement, dans ce cas, ce sera précisément un naturaliste plus rigoureux qui fera souvent la plus prompte justice du délit, parce qu’il possède la connaissance la plus exacte de la genèse des faits en question. On sait que précisément nos matérialistes ont parfois essuyé une semblable mésaventure. »

« Mais lorsque le philosophe et le naturaliste ont conscience de la disparité de leurs méthodes, c’est-à-dire lorsque le premier procède spéculativement et le second empiriquement, il n’y a pas pour cela de contradiction dans leurs doctrines, parce que le dernier seul parle d’un fait d’expérience, que l’intellect doit apprécier, tandis que le premier cherche a satisfaire un besoin de l’âme, un instinct créateur. Si, par exemple, un hégélien définit la sensation « ce en quoi la nature entière apparaît comme un tissage sourd de l’esprit en soi », et si le physiologiste l’appelle « la réaction du processus nerveux sur le cerveau » ou « sur la conscience », il n’y a là aucun motif pour que les deux interlocuteurs s’irritent et se tournent le dos. Il faut que le philosophe comprenne le physiologiste ; quant à celui-ci, c’est affaire de goût ou, si l’on veut, c’est un besoin, s’il désire continuer à écouter le métaphysicien.

» Lorsque nous exigeons du naturaliste une culture philosophique supérieure, ce n’est pas du tout la spéculation, que nous voudrions lui recommander si instamment, mais la critique philosophique, qui lui est indispensable, précisément parce que lui-même ne pourra jamais, malgré toute l’exactitude des recherches spéciales, étouffer, dans ses propres pensées, la spéculation métaphysique. C’est justement pour mieux reconnaître comme telles ses propres idées transcendantes et pour les distinguer plus sûrement de ce que l’empirisme lui donne, qu’il a besoin de la critique des concepts. »

« Si donc en cela on adjuge à la philosophie certaines fonctions judiciaires, ce n’est pas qu’elle prétende à un droit de tutelle. Car, outre que chacun peut être philosophe, dans ce sens, lorsqu’il sait manier les lois générales de la pensée, la sentence du juge ne s’applique jamais à ce qui est réellement empirique, mais à la métaphysique qui peut s’être insinuée dans la discussion ou au côté purement logique de la conclusion et de la formation du concept. À quoi bon, par conséquent, la comparaison des rapports des sciences de la nature à la philosophie avec l’attitude de la philosophie en face du dogme des théologiens ? Si l’on veut indiquer ainsi la nécessité d’une nouvelle émancipation, nous avons devant nous un violent anachronisme. Il est parfaitement clair que la philosophie ne doit nullement se régler sur ces dogmes. Au contraire, elle revendiquera toujours le droit d’examiner ces dogmes, comme objets de ses recherches. Le dogme n’est pas pour le philosophe une thèse de la science de la nature, mais l’expression des tendances de la foi et de l’activité spéculative d’une période de l’histoire. Il doit chercher comprendre la naissance et la disparition des dogmes dans la connexion avec le développement historique de la culture humaine, s’il veut pouvoir s’acquitter de sa tâche sur ce terrain. »

« Enfin, il faut que les recherches exactes soient le pain quotidien de tout philosophe. Quand même l’empirique se retirerait, par fierté, sur son domaine spécial, il ne pourra jamais empêcher le philosophe de l’y suivre. Actuellement une philosophie ne se conçoit plus sans recherches exactes ; de leur côté, les recherches exactes ont continuellement besoin d’être élucidées par la critique philosophique. Le philosophe ne fait pas de dilettantisme, quand il se familiarise avec les résultats les plus importants et avec les méthodes de recherches de toutes les sciences de la nature ; car cette étude est la base nécessaire de toutes ses opérations. De même, le naturaliste ne fait pas de dilettantisme, quand il se forme une opinion exacte, fondée sur l’histoire et la critique, relativement au processus de la pensée humaine, auquel il se rattache indissolublement, malgré l’apparente objectivité de ses recherches et de ses conclusions. Mais nous appellerions dilettantisme condamnable (sans nier d’ailleurs que des intelligences privilégiées puissent réellement embrasser les deux domaines) le fait d’un philosophe qui, à la manière de Bacon, avec un esprit insuffisamment préparé et avec une main peu exercée, bâcle des expériences à tort et à travers, aussi bien que le fait d’un naturaliste qui, sans se préoccuper de ce que l’on a pensé et dit avant lui, bouleverse tous les concepts traditionnels pour se façonner au hasard un système de métaphysique, »

Mais il n’est pas moins vrai que le philosophe et le naturaliste peuvent s’entraider avec succès, quand ils se transportent sur le terrain qui leur est et doit leur rester commun à tous deux : la critique des matériaux des recherches exactes, relativement aux déductions possibles. En supposant que des deux côtés on se serve d’une logique saine et rigoureuse, les préjuges héréditaires sont exposés à un feu croise efficace, et, de la sorte, les deux parties se rendent service. »

« Que signifie maintenant la théorie du laisser-aller réciproque, à cause de l’impossibilité absolue de s’entendre ? Il nous semble que c’est justement dans ce principe que gît l’exclusivisme suprême du matérialisme. La conséquence d’une application générale de ce principe serait que tout se morcellerait en cercles égoïstes. La philosophie tombe complètement sous le joug de l’esprit de coterie des Facultés. La religion — et ce trait appartient aussi au matérialisme moral — s’appuie, sous la forme d’une grossière orthodoxie, sur les possessions territoriales et les droits politiques de l’Église ; l’industrie, sans âme, poursuit les profits instantanés des entreprises ; la science devient le mot de passe (Schiboleth) d’une société exclusive ; l’État penche vers le césarisme. »

9. D’après les règles de l’astrologie, la lune douteuse gouverne le septième mois ; le sinistre Saturne gouverne le huitième ; le neuvième obéit à Jupiter, l’astre du bonheur et de la perfection. Par suite de cela, on regardait une naissance, survenue sous l’influence de Saturne, comme menacée de bien plus grands malheurs que celle qui se présentait sous l’influence de la lune.

10. Voir pour le caractère scientifique et personnel de Bacon, tome 1er, p. 217 et 481, note 60.

11. Dans la première édition se trouvait ici une discussion méthodologique trop détaillée pour le but de l’ouvrage ; nous en reproduisons cependant le passage suivant, dont l’intérêt ne nous semble encore nullement éteint

« Peut-être avons-nous le droit d’appeler matérialiste un caractère particulier des nouvelles études de la nature ; il consiste dans l’opposition à la rigueur de la recherche exacte ; sans doute ce n’est pas une opposition qui s’appuie sur le libertinage de l’idée ; elle provient au contraire de l’importance excessive accordée au témoignage immédiat des sens. »

« Pour ne pas tomber ici dans de vagues généralités, nous rattacherons nos réflexions à l’exemple remarquable de cette opposition, telle qu’elle s’est produite en Allemagne, durant ces dernières années. C’est la réaction de quelques physiologistes contre une dissertation du mathématicien Radicke sur le sens et la valeur de procédés d’arithmétique. Radicke publia, en 1858[5], un long travail, ayant pour but de soumettre à un triage critique les matériaux luxuriants et surabondants des découvertes physiologico-chimiques. Il suivit en cela une méthode aussi et originale que correcte pour justifier logiquement le rapport de la moyenne arithmétique, résultant des séries d’expériences, aux déviations de cette moyenne que les expériences isolées présentent. Il fut prouvé, dans l’application des principes développés à beaucoup de recherches jusqu’alors fort estimées, que les séries d’expériences de ces recherches n’avaient généralement pas donné de résultats scientifiques, parce que les observations distinctes présentaient des différences trop fortes pour que la moyenne arithmétique apparût, avec une probabilité suffisante, comme le produit de l’influence à rechercher. Contre cet écrit d’une haute importance, et qui ne fut nullement attaqué sous le point de vue mathématique, se déchaînèrent quelques médecins éminents, et leur polémique donna naissance aux bizarres jugements, que nous croyons devoir mentionner ici. Vierordt, notamment, tout en approuvant la dissertation en général, fit observer que, outre la logique du calcul des probabilités, purement formelle, qui démontre avec une certaine rigueur mathématique, il existe encore, dans des cas nombreux, une logique des faits eux-mêmes qui, employée avec l’habileté convenable, possède, pour l’homme compétent, un degré plus ou moins élevé de force démonstrative. Le terme, « logique des faits », séduisant en apparence, mais très-mal choisi au fond, trouva de l’écho chez bien des personnes que gênait sans doute la rigueur absolue de la méthode mathématique ; toutefois il fut réduit à une valeur très-modeste par le professeur Ueberweg, logicien éminemment apte à élucider de pareilles questions[6]. Ueberweg démontra victorieusement que ce que l’on pourrait, à la rigueur appeler la « logique des faits », est peut-être dans beaucoup de cas de quelque utilité comme premier degré d’une recherche exacte, « à peu près comme l’appréciation à l’œil nu, tant que l’on ne peut pas mesurer avec une précision mathématique » mais qu’après un calcul effectué consciencieusement, il ne pouvait plus être question d’un résultat différent, obtenu à l’aide de la logique des faits. En réalité, la conviction immédiate, que l’homme compétent obtient en faisant ses expériences, est sujette à l’erreur tout aussi bien que la formation d’un préjugé quelconque. Nous n’avons aucun motif de douter que de pareilles convictions puissent se former durant l’expérimentation, ni aucun motif d’admettre qu’il faille leur attribuer plus de valeur qu’à la formation en général de convictions par une voie non scientifique. Ce qui, dans les sciences exactes, est réellement probant n’est pas le fait matériel, l’expérience dans son action immédiate sur les sens, c’est la réunion des résultats, opérée dans l’esprit. Or beaucoup de savants et surtout de physiologistes sont naturellement portés à regarder l’expérience elle-même, et non sa signification logico-mathématique, comme le point essentiel de la recherche. De là résulte donc facilement une rechute dans les théories et les hypothèses les plus capricieuses ; car l’idée matérialiste d’un commerce jamais troublé entre les objets et nos sens est en désaccord avec la nature humaine, qui sait introduire partout, même dans l’activité, en apparence la plus immédiate des sens, les effets du préjugé. Or l’élimination de ces derniers est précisément le grand mystère de toute méthode des sciences exactes, peu importe qu’il s’agisse de cas, dans lesquels on travaille avec des valeurs moyennes ou de cas, dans lesquels même une seule expérience est déjà significative. En effet, la valeur moyenne sert, avant tout, à éliminer les variations objectives mais pour éviter aussi les erreurs subjectives, la première condition est que, pour la valeur moyenne, on détermine l’erreur probable qui délimite avec exactitude le champ des explications illégitimes. C’est seulement lorsque l’erreur probable est assez petite pour que l’on puisse généralement regarder un résultat comme admissible que la série des observations se trouve placée dans son ensemble sur le même terrain logique qu’une expérience unique faite sur des terrains ou la nature de la chose n’exige pas l’élimination des fluctuations objectives à l’aide d’une moyenne certaine. Si, par exemple, le but d’une expérience est d’examiner la manière dont un nouveau métal se comporte à l’égard de l’aimant, l’expérience isolée suffira déjà pour donner une démonstration pourvu que l’on use de toutes les précautions habituelles et que l’on emploie de bons appareils, le phénomène dont il s’agit, pouvant aisément être répété, sans que les petites inégalités dans l’intensité de l’effet, qui se produiront toujours, exercent une influence sur la thèse que l’on veut prouver. »

« C’est d’après ce qui précède qu’il faut juger aussi la polémique plus modérée que dirigea Voit[7] contre Radicke. Souvent, en effet, dans ses propres recherches, il trouve des inégalités entre les valeurs d’observations particulières, qu’il ne faut pas considérer comme des variations accidentelles, mais plutôt comme des inégalités déterminées par la nature de l’organisme et se manifestant avec régularité ainsi, par exemple, le chien soumis à l’expérimentation et recevant la même nourriture en viande sécrète d’abord une plus faible, puis une plus forte quantité d’urée ; le contraire a lieu quand cet animal est condamné à jeûner. Mais quand on conjecture que ces inégalités existent dans la nature de la chose, il est tellement évident que l’on n’opère pas sur des valeurs moyennes qu’il est difficile de comprendre comment ce cas a pu être utilisé pour combattre Radicke. Faut-il, comme le prétend Voit, attribuer, dans ce cas, la valeur d’une expérience à chaque essai distinct ? Cela dépend complètement, comme pour toutes les expériences, de la facilité que l’on a de les répéter, dans des circonstances semblables. Mais, lors de la répétition, il faudra constater si ce qui doit être démontré se présente avec une suffisante clarté, à chaque essai distinct, ou s’il est nécessaire d’instituer une série d’expériences tout autrement combinée pour en déduire les valeurs moyennes »

« Si, par exemple, dans la première série d’essais, on obtient les va)eurs a, b, c, d,… qui, au lieu de simples variations, montrent plutôt une progression déterminée, il faut, pour constater cette progression, recourir à un nouvel essai, qui pourra donner les valeurs a¹, b¹, c¹, d¹,… Si alors la progression se manifeste encore plus nettement et si l’on se borne à vouloir la constater en général, on peut en rester là. Toutefois, si l’on veut obtenir des résultats numériquement exacts et si l’accord n’est pas complet, il ne reste qu’à continuer au moyen d’une troisième série a², b², c², d², et ainsi de suite jusqu’à an, bn, cn, dn, d’où résultera de soi-même qu’il faudra combiner entre elles les valeurs a¹, a², a³,… an, avec les valeurs b¹, b², b³,… bn. Mais alors la méthode établie par Radicke devra, dans toute sa rigueur, s’appliquer à ces combinaisons. »

  1. Dans la 3e édition de Natur und Wissenschaft, Leipzig, 1874.
  2. Ueber die Erhaltung der Kraft ; [a été trad. en fr. v. p. 645.]
  3. Ueber die Wechselwirkung der Naturkräfte.
  4. Ueber das Verhältnis der Naturwissenschäften zur Gesammtheit der Wissenschaft (Populäre Vorträge, I, p. 16 et suiv.).
  5. Archiv für physische Heilkunde.
  6. Archiv für pathologische Anatomie, XVI.
  7. Untersuchungen ueber den Einfluss des Kochsalzes, des Kaffees und der Muskelbewegungen. München, 1860.