Histoire du matérialisme/Tome I/Partie IV/Chapitre 4

Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. 412-436).


CHAPITRE IV

La réaction contre le matérialisme en Allemagne.


La philosophie de Leibnitz essaie de vaincre le matérialisme. — Influence populaire et véritable sens des doctrines philosophiques ; la théorie de l’immatérialité de l’âme. — L’optimisme et ses rapports avec la mécanique. — La théorie des idées innées. — La philosophie de Wolff et la théorie de l’unité de l’âme. — La psychologie animale. — Écrits contre le matérialisme. — Insuffisance de la philosophie universitaire contre le matérialisme. — Le matérialisme refoulé par la tendance idéale du XVIIIe siècle. — Réforme des écoles depuis le commencement du siècle. — La recherche de l’idéal. — Influence du spinozisme. — Gœthe, son spinozisme et son opinion sur le Système de la nature. — Élimination de toute philosophie.


Nous avons vu que le matérialisme prit de bonne heure racine en Allemagne ; mais c’est aussi dans ce pays que se produisit une violente réaction contre ce système ; ce mouvement qui se prolongent durant une grande partie du XVIIIe siècle, mérite d’être étudié. Dès le commencement de ce siècle se répandit la philosophie de Leibnitz, dont les traits principaux témoignent d’un effort grandiose pour échapper directement au matérialisme. Personne ne peut méconnaître la parenté des monades avec les atomes des physiciens (92). L’expression « principia rerum » ou « elementa rerum », que Lucrèce emploie au lieu de celle d’atomes, pourrait tout aussi bien servir à désigner comme idée générique à la fois les monades et les atomes. Les monades de Leibnitz sont assurément les êtres primitifs, les vrais éléments des choses dans son monde métaphysique ; et depuis longtemps on a reconnu que le dieu, qu’il a admis dans son système comme la « cause suffisante des monades », joue un rôle pour le moins aussi superflu que celui des dieux d’Épicure, qui, pareils à des ombres, circulent dans les intervalles des mondes (93). Leibnitz, qui était un diplomate et un génie universel, mais qui, suivant la judicieuse critique de Lichtenberg (94), avait « peu de solidité », savait, avec une égale aisance, se plonger dans les abîmes de la spéculation et éviter, dans les eaux peu profondes de la discussion quotidienne, les écueils dont la vie pratique menace le penseur persévérant. Il serait inutile d’expliquer les contradictions de son système uniquement par la forme décousue de ses écrits d’occasion, comme si ce riche génie eût possédé une conception du monde parfaitement claire, comme s’il ne nous eût caché que par hasard une transition, une explication quelconque qui nous donneraient tout d’un coup la clef des énigmes contenues dans ses ouvrages. Ces contradictions existent ; elles peuvent aussi être les indices d’un caractère faible ; mais nous ne devons pas oublier que nous ne faisons ressortir ici que les ombres dans le portrait d’un homme véritablement grand (95).

Leibnitz, qui introduisit Toland chez sa royale amie Sophie-Charlotte, devait savoir lui-même que les arguments lltihles et équivoques de sa théodicée n’étaient, contre le matérialisme, qu’une digue impuissante, pour ne pas dire nulle, aux yeux d’un penseur sérieux. Séréna aura été aussi peu tranquillisée par cet ouvrage, que sérieusement inquiétée par le Dictionnaire de Bayle et les Lettres de Toland. Quant à nous, nous n’attachons d’importance qu’à la théorie des monades et de l’harmonie préétablie. Ces deux idées ont plus de valeur philosophique que maint système largement développé. Il suffira de les expliquer pour en comprendre l’importance.

Nous avons vu, à plusieurs reprises, combien il est difficile, impossible même pour le matérialisme, quand il admet des atomes, de rendre compte du lieu ou s’opère la sensation et en général de tous les faits de la conscience (voir p. 240). Sont-ils dans l’union des atomes ? Alors ils sont dans une abstraction, c’est-lt-dire objectivement nulle part. Sont-ils dans le mouvement ? Ce serait la même chose. On ne peut admettre que l’atome, en mouvement lui-même, comme siége de la sensation. Or comment les sensations se réunissent elles pour former la conscience ? Où est cette dernière ? Dans un atome isolé, ou encore dans des abstractions, ou même dans le vide, qui alors ne serait pas vide, mais rempli cl” une substance immatérielle et particulière ?

Pour l’action des atomes les uns sur les autres, le choc est la seule explication plausible. Ainsi une quantité innombrable de chocs se succédant tantôt d’une manière, tantôt de l’autre, produirait la sensation dans l’atome ébranlé. Cela paraît à peu près aussi concevable que la production du son par la vibration d’une corde ou d’une partie de l’air. Mais où est le son ? Finalement, autant que nous pouvons en avoir connaissance, dans l’atome-central imaginé par hypothèse, c’est-à-dire que notre image ne nous est d’aucune utilité. Nous ne sommes pas plus avancés qu’auparavant. Il nous manque dans l’atome le principe compréhensif qui transforme une multitude de chocs en l’unité qualitative de la sensation. Nous nous trouvons toujours en face de la même difficulté. Que l’on se figure les atomes comme on voudra, avec des portioncules fixes ou mobiles, avec des sous-atomes, susceptibles ou non d’« états intérieurs » ; à la demande : comment et où les chocs passent-ils de leur multiplicité à l’unité de la sensation ? non-seulement il n’y a pas de réponse, mais, en approfondissant la question, on ne peut ni se représenter ni même comprendre un pareil phénomène. C’est seulement quand nous éloignons, pour ainsi dire, notre œil intellectuel qu’un semblable concours de chocs à la production de la sensation nous paraît naturel, de même que plusieurs points semblent se réunir en un seul, quand nous en éloignons notre œil physique. Les choses ne seraient-elles compréhensibles qu’au tant que nous restreignons systématiquement l’emploi de notre intelligence, comme le disent les philosophes écossais dans leur théorie du « sens commun » ? Ce n’eût pas été un rôle pour Leibnitz ! Nous le voyons en face de la difficulté : choc, comme le voulait déjà Épicure, ou action à distance, comme le voulaient les successeurs de Newton — ou — pas d’action du tout.

Voilà le saut périlleux pour l’harmonie préétablie. Nous ne demanderons pas si Leibnitz est arrivé à sa théorie par des réflexions semblables ou par une soudaine inspiration ou n’importe comment. Mais ici se trouve le point qui fait la valeur principale de cette théorie, et c’est aussi le point qui la rend si importante pour l’histoire du matérialisme. On ne peut se figurer et par conséquent on ne peut admettre que l’action des atomes les uns sur les autres ait pour résultat de produire des sensations en un ou plusieurs d’entre eux. L’atome tire ses sensations de lui-même : c’est une monade se développant d’après ses propres lois vitales internes. La monade n’a pas de fenêtres. Rien n’en sort, rien n’y entre. Le monde extérieur est sa représentation, et cette représentation prend naissance dans la monade elle-même. Ainsi chaque monade est un monde en soi ; aucune ne ressemble à une autre. L’une est riche en représentations, l’autre, pauvre. Mais l’ensemble des idées de toutes les monades forme un système éternel, une harmonie parfaite, établie avant le commencement des temps (préétablie) et restant immuable malgré les vicissitude continuelles de toutes les monades. Chaque monade se représente, obscurément ou clairement, l’univers tout entier ; la somme de tout ce qui se passe et l’ensemble de toutes les monades constituent l’univers. Les monades de nature inorganique n’ont que des idées qui se neutralisent comme chez l’homme durant un sommeil sans rêves. Les monades du monde organique sont placées à un degré supérieur ; le monde animal inférieur se compose de monades qui rêvent ; le monde animal supérieur a des sensations et de la mémoire ; l’homme a la pensée.

Voilà comment d’un point de départ rationnel, grâce à une invention de génie, on se trouve transporté dans le monde poétique des idées. D’où Leibnitz savait-il, si la monade produit d’elle-même toutes ses idées, que, hors de son moi, il existait encore d’autres monades ? Ici se présente pour lui la même difficulté que pour Berkeley qui parvint, à travers le sensualisme, au même point où nous arrivons par l’atomisme. Berkeley aussi prenait le monde entier pour une représentation et d’Holbach ne sut pas bien réfuter ce point de vue. Déjà le cartésianisme a conduit plusieurs de ses partisans à douter réellement qu’il existe dans le vaste univers (96) autre chose que leur propre être, produisant par lui-même comme autant d’idées individuelles l’action et la souffrance, le plaisir et la douleur, la force et la faiblesse. Bien des gens croiront qu’une pareille conception du monde se réfute par une douche ou une aspersion et par une diète convenable ; mais rien n’empêchera le penseur, arrivé à ce point, de se figurer que l’aspersion, le médecin, son propre corps, bref tout l’univers n’existent que dans sa propre idée, hors de laquelle il n’y a rien. Même si, de ce point de vue, on veut admettre d’autres êtres, ce que l’on peut accorder à tout hasard comme concevable, nous sommes encore loin d’en pouvoir conclure à la nécessité de l’harmonie préétablie. Les mondes imaginaires de ces êtres pourraient se contredire de la manière la plus criante que personne ne s’en apercevrait. Mais c’est assurément une pensée grandiose, noble et belle entre toutes, que celle dont Leibnitz fit la base de sa philosophie. L’esthétique et la pratique auraient-elles par hasard, même dans la philosophie, dont le but est de connaître, une influence plus décisive qu’on ne l’admet généralement ?

Les monades et l’harmonie préétablie nous révèlent la véritable essence des choses aussi peu que le font les atomes ou les lois de la nature. Mais, comme le matérialisme, elles donnent une conception du monde, claire et systématique, qui ne renferme pas plus de contradictions internes que le système matérialiste. Ce qui, néanmoins, avant tout fit accueillir favorablement le système de Leibnitz, ce fut la souplesse de ses principes qui se prêtent aux sens les plus divers, sans compter que les conséquences radicales en restent bien mieux cachées que celles du matérialisme. Sous ce rapport, rien ne vaut une abstraction bien faite. Le pédant, qui se révolte à la seule pensée que les ancêtres du genre humain pourraient bien avoir ressemblé à nos singes actuels, avale sans hésitation la théorie des monades, qui déclare l’âme humaine essentiellement semblable à celle de tous les autres êtres de l’univers, y compris la plus vile molécule de poussière. Tous ces êtres reflètent l’univers, constituent par eux-mêmes mêmes de petits dieux et portent en eux les mêmes idées, seulement coordonnées et développées différemment. On ne s’aperçoit pas immédiatement que les monades de singes font partie de la série, qu’elles aussi sont immortelles comme les monades d’hommes, et que, grâce à un développement ultérieur, elles pourront parvenir à posséder une très-belle collection d’idées. Mais quand le matérialiste pose d’une main maladroite le singe à côté de l’homme, compare celui-là à un sourd-muet et prétend l’élever et le développer comme le premier chrétien venu, on entend alors la bête grincer des dents, on la voit faire d’affreuses grimaces et des gestes lascifs ; on sent avec un dégoût extrême la bassesse et la laideur repoussante de cet être, tant au physique qu’au moral ; bref les arguments les plus concluants, mais en même temps les moins solides, affluent pour démontrer clairement et palpablement à chacun combien une pareille théorie est absurde, inconcevable et répugnante pour la raison.

L’abstraction opère dans ce cas comme dans tous les autres. Le théologien peut, et l’occasion, très-bien utiliser l’idée d’une harmonie éternelle, grandiose et divine de tout ce qui arrive. Il tire habilement parti de l’idée que les lois de la nature ne sont qu’une pure apparence, une humble méthode de connaître à l’usage de l’intelligence empirique, tandis qu’il se débarrasse aisément des conséquences de cette conception du monde, dès qu’elle se retourne contre les propres théories qu’il enseigne. En effet, ces conséquences ne sont contenues qu’en germe dans le principe leibnitzien, et l’homme qui se nourrit quotidiennement de contradictions de toute espèce n’est troublé que par des contradictions sensibles et palpables. Ainsi la démonstration de l’immatérialité et de la simplicité de l’âme fut une merveilleuse trouvaille entre toutes pour les fossoyeurs philosophiques, dont la vocation est de rendre une idée originale inoffensive en la recouvrant des débris et des décombres des idées de la vie quotidienne. On ne se préoccupa nullement de ce que cette immatérialité éliminait hardiment pour toujours, et plus nettement que le matérialisme n’aurait pu le faire, l’antique opposition entre l’esprit et la matière. On tenait une démonstration de l’immatérialité, cette idée magnifique et sublime, de la main même du grand Leibnitz ! Quels regards de mépris on pouvait lancer de cette hauteur sur la folie de ceux qui déclaraient l’âme matérielle, et qui souillaient leur conscience d’une pensée si dégradante !

Il en était de même de l’optimisme si vanté, si combattu, du système de Leibnitz. Examiné à la lumière de la raison et jugé d’après ses hypothèses et ses conséquences vraies, cet optimisme n’est que l’application d’un principe de mécanique à l’explication de la réalité matérielle. Dans le choix du meilleur des mondes possibles, Dieu ne fait rien qui ne puisse aussi s’effectuer mécaniquement, si on laisse les « essences » des choses agir les unes sur les autres comme autant de forces. En cela, Dieu procède comme un mathématicien qui résout (97) un problème minimum ; et il faut qu’il procède ainsi, parce que son intelligence parfaite est liée au principe de la raison suffisante. Ce que le « principe de la plus petite contrainte » est pour un système de corps en mouvement, le principe du plus petit mal l’est pour la création du monde par Dieu. Comme résultat, le tout équivaut à la cosmogonie de Laplace et de Darwin, fondée sur des hypothèses mécaniques. Le monde a beau être radicalement mauvais, il n’en reste pas moins le meilleur des mondes possibles. Mais tout cela n’empêche pas l’optimisme populaire de louer la sagesse et la bonté du Créateur, absolument comme s’il n’existait précisément dans le monde d’autre mal que celui que nous y introduisons nous-mêmes par notre méchanceté et notre folie. Dans le système, Dieu est impuissant ; dans l’interprétation populaire des idées acquises, sa toute-puissance se montre sous le jour le plus brillant.

Un peut en dire autant de la théorie des idées innées. Locke l’avait ébranlée ; Leibnitz la rétablit et les matérialistes, de la Mettrie en téte, le condamnent à cause de cela. Qui a raison sur ce point ? Leibnitz enseigne que toutes les pensées naissent de l’esprit lui-même et qu’aucune impression extérieure n’agit sur lui. On ne peut guère et cela faire une objection sérieuse. Mais on voit aussi dès l’abord que les idées innées des scolastiques sont de tout autre nature que celles des cartésiens. Chez ces derniers, il s’agit de choisir entre toutes les idées quelques notions générales auxquelles on a coutume d’associer celle de l’être parfait, de délivrer à ces notions comme un certificat d’origine qui les place au-dessus des autres, et fle leur assurer ainsi une autorité supérieure. Mais comme chez Leibnitz toutes les idées sont innées, toute distinction s’évanouit entre les notions empiriques et celles que l’on prétend être primordiales. Pour Locke, l’esprit commence par être entièrement vide ; d’après Leibnitz, il renferme l’univers. Locke lait provenir toutes les connaissances de extérieur, d’où, pour Leibnitz, il n’en provient aucune. Le résultat de ces théories extrêmes est, comme d’ordinaire, à peu près le même. Admettons, par hypothèse, avec Leibnitz, que ce que nous appelons l’expérience extérieure soit, par le fait, un développement intérieur : Leibnitz, à son tour, devra admettre qu’en dehors des connaissances venant de l’expérience, il n’y en a spécifiquement pas d’autres. Dans ce cas, Leibnitz n’aura au fond sauvé les idées innées qu’en apparence. Il faudra toujours ramener son système entier à une seule grande idée, — à une idée qu’on ne peut prouver, mais qu’au point de vue du matérialisme, on ne peut réfuter, et qui prend pour point de départ l’évidente insuffisance du matérialisme.

Chez Leibnitz, la profondeur allemande réagissait contre le matérialisme ; ses successeurs enthousiastes ne purent opposer à ce système que le pédantisme allemand. L’habitude vicieuse de poser des définitions sans fin, avec lesquelles on n’aboutit à rien de pratique, était profondément enracinée dans notre nation. Ce défaut étend encore sa funeste influence sur tout le système de Kant, et c’est seulement l’esprit nouveau, provoqué par l’élan de notre poésie, des sciences physiques et des efforts pratiques, qui nous délivrera peu à peu, — le procès n’est pas encore terminé, — des vaines formules qui infestent comme des pièges les grandes routes de la métaphysique. Le successeur le plus influent de Leibnitz fut un homme loyal et à idées indépendantes, mais un philosophe très-médiocre, le professeur Christian Wolff, inventeur d’une scholastique nouvelle qui s’assimila une partie étonnante de l’ancienne. Tandis que Leibnitz avait mis au jour ses pensées profondes par fragments et, en quelque sorte, avec nonchalance, chez Wolff tout devint système et formule. La netteté des pensées disparut en même temps que les mots étaient de mieux en mieux définis. Wolff logea la théorie de l’harmonie préétablie dans un coin de son système ; il réduisit au fond celle des monades à la vieille thèse scholastique que l’âme est une substance simple et incorporelle.

Cette simplicité de l’âme, qui devint un article de foi en métaphysique, joue maintenant le rôle le plus important dans la lutte contre le matérialisme. Toute la grande doctrine où se déroule le parallèle des monades et des atomes, de l’harmonie et des lois de la nature, parallèle ou les extrêmes sont si rapprochés, tout en s’opposant si nettement, se rétrécit et ne forme plus que quelques thèses de ce qu’on appelle la « psychologie rationnelle », système scolastique inventé par Wollf. Ce philosophe eut raison de protester énergiquement lorsque son élève Bilfinger, penseur doué d’une bien plus grande pénétration que le maître, imagine le nom de philosophie de Leibnitz-Wollf. Bilfinger, que d’Holbach cite avec estime dans plusieurs passages de son Système de la nature, comprenait Leibnitz tout autrement que Wollf. Il demandait qu’en psychologie on renonçât au mode, jusqu’alors suivi, de s’étudier soi-même, et que l’on adoptât une méthode conforme à celle des sciences naturelles. Au reste, Wollf aussi tendait, en paroles, vers le même but, dans psychologie empirique, qu’il laissait subsister à côté de la psychologie rationnelle. Mais, par le fait, cet empirisme était encore très-incomplet ; toutefois la tendance existait et, comme réaction naturelle des polémiques fatigantes soulevées à propos de l’essence de l’âme, s’éveilla le besoin, qui caractérise tout le XVIIIe siècle, de recueillir sur la vie de l’âme autant de données positives que possible.

Bien que ces entreprises fussent généralement dépourvues d’une critique sagace et d’une méthode rigoureuse, on y reconnaît cependant une utile velléité de méthode dans la préférence donnée à l’étude de la psychologie des animaux. La vieille polémique entre les partisans de Rorarius et ceux de Descartes n’avait jamais cessé, et voilà que tout d’un coup Leibnitz, par sa théorie des monades, déclarait que toutes les âmes étaient de même nature et ne différaient que par des nuances. Motif de plus pour renouveler la comparaison ! On compare, on examine, on rassemble des anecdotes ; et, sous l’influence du mouvement d’idées bienveillant et sympathique pour tous les êtres, qui distingue la culture du siècle dernier et surtout le rationalisme, on s’achemina de plus en plus vers l’idée que les animaux d’espèce supérieure étaient des êtres d’une très-proche parenté avec l’homme.

Cette tendance vers une psychologie générale et comparée qui embrassait l’homme et l’animal, aurait pu être très-favorable en soi au progrès du matérialisme ; mais l’honnête logique des Allemands se cramponna aussi longtemps que possible aux dogmes religieux ; elle ne pouvait nullement se faire aux procédés des Anglais et des Français qui ne se préoccupaient en aucune façon des rapports de la foi et de la science. Il ne restait qu’à déclarer les âmes des bêtes non-seulement immatérielles mais encore immortelles comme celle de l’homme. Leibnitz avait frayé la voie à la théorie qui admet l’immortalité de l’âme des bêtes. Il fut suivi, dès 1713, par l’Anglais Jenkin Thomasius, dans une dissertation sur L’âme des bêtes, dédiée à la diète germanique ; le professeur Beier de Nuremberg fit précéder cet opuscule d’une préface où il s’exprime pourtant d’une manière un peu équivoque à propos de cette question d’immortalité (98). En 1742 se forma une société d’amis des animaux qui publia, durant une série d’années, des dissertations sur la Psychologie des bêtes, toutes essentiellement conçues d’après les théories de Leibnitz (99). La plus remarquée avait pour auteur le professeur G.-F. Meier ; elle était intitulée : Essai d’une nouvelle théorie sur l’âme des bêtes et parut à Halle, en 1749. Meier ne se contenta pas d’affirmer que les bêtes avaient des âmes ; il alla même jusqu’à émettre l’hypothèse que ces âmes passent par différents degrés et finissent par devenir des esprits absolument semblables à l’âme humaine.

L’auteur de ce travail s’était fait un nom par sa polémique contre le matérialisme. En 1743, il avait publié la Preuve qu’aucune matière ne peut penser, ouvrage qu’il remania en 1751. Toutefois cet opuscule est loin d’être aussi original que la Psychologie des bêtes. Il roule entièrement dans le cercle des définitions de Wolff. Vers le même temps, Martin Knutzen, professeur à Kœnigsberg, s’attaqua à la grande question du jour : la matière peut-elle penser ? Knutzen, qui compta Emmanuel Kant parmi ses élèves les plus zélés, s’appuie d’une façon indépendante sur Wolff, et donne non seulement un squelette métaphysique, mais encore des exemples détaillés et des matériaux historiques, qui attestent une grande érudition. Cependant ici encore l’argumentation est sans aucune espère de vigueur et il n’y a pas de doute que de pareils écrits, émanés des plus savants professeurs contre une doctrine décriée comme tout à fait insoutenable, frivole, paradoxale et insensée, durent contribuer puissamment à ébranler jusque dans ses fondements le crédit de la métaphysique (100).

Ces écrits et d’autres semblables (nous laissons complètement de côté l’Historia atheismi de Reimann (1725) et des ouvrages analogues d’une portée générale) avaient vivement soulevé en Allemagne la question du matérialisme, lorsque tout à coup L’Homme-machine tomba sur la scène littéraire comme une bombe lancée par une main inconnue. Naturellement la philosophie universitaire, qui se sentait sûre d’elle même, ne tarda pas à vouloir démontrer sa supériorité en attaquant ce livre scandaleux. Pendant que l’on attribuait encore la paternité de l’ouvrage, soit au marquis d’Argens, soit à Maupertuis, soit à un ennemi personnel quelconque de Mr de Haller, il y eut un déluge de critiques et de pamphlets.

Citons seulement quelques-unes des critiques allemandes. Le magister Frantzen s’efforça de démontrer, contrairement à L’Homme-machine, l’origine divine de la Bible entière et la certitude de tous les récits de l’Ancien comme du Nouveau Testament, en usant des arguments habituels. Il aurait pu en employer de meilleurs ; mais il montre du moins qu’à cette époque même un théologien orthodoxe pouvait attaquer de la Mettrie sans passion (101).

Plus intéressant est l’écrit d’un célèbre médecin de Breslau, Mr Tralles. Celui-ci, admirateur forcené de Mr de Haller, qu’il appelait le double Apollon (comme médecin et comme poète), ne doit pas être confondu avec Tralles le physicien connu, qui vécut beaucoup plus tard, mais il pourrait bien être une seule et même personne avec l’imitateur de Haller, mentionné, en passant, par Gervinus comme l’auteur d’un pitoyable poème didactique sur les Riesengebirge (Les Monts des géants). Il écrivit en latin un gros volume contre L’Homme-machine et il le dédia à Mr de Haller, sans doute pour le consoler de la perfide dédicace de de la Mettrie (102).

Tralles débute en disant que L’Homme-machine veut persuader au monde que tous les médecins sont nécessairement des matérialistes. Il combat pour l’honneur de la religion et la justification de l’art médical. Ce qui caractérise la naïveté de son point de vue, c’est qu’il emprunte ses arguments aux quatre sciences principales, arguments dont il croit la force bien coordonnée, pour ne pas dire graduée d’après la hiérarchie des facultés. Dans toutes les questions les plus importantes, on voit revenir sans cesse les lieux communs, empruntés à la philosophie de Wolff.

Quand de la Mettrie veut conclure de l’influence des tempéraments, des effets du sommeil, de l’opium, de la fièvre, de la faim, de l’ivresse, de la grossesse, de la saignée, du climat, etc., l’adversaire répond que de toutes ces observations, il ne résulte qu’une certaine harmonie entre l’âme et le corps. Les assertions relatives à l’éducabilité des animaux provoquent naturellement la réflexion que certes personne ne disputera à L’Homme-machine le sceptre de la royauté qu’il s’agit de créer parmi les singes. Les animaux parlants t’appartiennent pas au meilleur des mondes, sans quoi ils existeraient depuis longtemps (103). Mais quand même les animaux pourraient parler, il leur serait absolument impossible d’apprendre la géométrie. Un mouvement extérieur ne peut jamais devenir une sensation interne. Nos pensées, liées aux modifications des nerfs, ne proviennent que de la volonté divine. L’Homme-machine ferait mieux d’étudier la philosophie de Wollf, pour rectifier ses idées sur l’imagination.

Le professeur Hollmann procède avec plus de finesse et d’habileté, mais avec aussi peu de solidité que Tralles. Il prend l’anonyme pour combattre un anonyme, il répond par la satire à la satire, il lutte contre un Français en français pur et coulant ; mais tout cela ne rendit pas la question plus claire (104). La Lettre d’un anonyme obtint une grande vogue, surtout grâce à la fiction humoristique qu’il existait réellement un homme-machine ne pouvant penser autrement et incapable de s’élever à des conceptions supérieures. Cette donnée se prêtait à une série de facéties qui dispensaient l’épistolier de produire des arguments. Mais ce qui irrita de la Mettrie plus que tous les sarcasmes fut l’assertion que L’Homme-machine n’était qu’un plagiat de la Correspondance intime.

Vers la fin de la Lettre d’un anonyme se manifeste de plus en plus un fanatisme vulgaire. C’est surtout au spinozisme qu’elle en veut. « Un spinoziste est à mes yeux un homme misérable et égaré, dont on doit avoir pitié et, s’il y a encore moyen de venir à son secours, il faut le faire avec quelques réflexions pas trop profondes, puisées dans la théorie de la raison et avec une explication claire de l’unité, de la multiplicité et de la substance. Quiconque aura sur ces points des idées claires et libres de tout préjugé rougira de s’être laissé égarer par les conceptions désordonnées des spinozistes, ne fût-ce qu’un quart d’heure. »

Une génération ne s’était pas encore écoulée que Lessing prononçait ἔν καὶ πᾶν (l’unité et le tout) et que Jacobi déclarait la guerre à la raison elle-même, parce que, selon lui, quiconque obéit à elle seule tombe, par une nécessité absolue, dans le spinozisme.

Si, pendant quelque temps, au milieu de cette tempête contre L’Homme-machine, la connexion entre la psychologie générale et la réaction contre le matérialisme fut perdue de vue, elle reparut cependant plus tard distinctement. Reimarus, l’auteur connu des fragments de Wolfenbüttel, était un déiste prononcé et un partisan zélé de la téléologie, par conséquent un adversaire-né du matérialisme. Ses Considérations sur les instincts artistiques des animaux, qui furent souvent réimprimées depuis 1760, lui serviront à démontrer la finalité de la création et les traces partout visibles d’un Créateur. Ainsi c’est précisément chez les deux chefs du rationalisme allemand, Wolff, que le roi de Prusse menaça de faire pendre pour ses doctrines, et Reimarus, dont les fragments suscitèrent à Lessing, son éditeur, de si graves difficultés, que nous voyons se produire avec le plus d’énergie la réaction contre le matérialisme. L’Histoire de l’âme chez l’homme et l’animal, par Henning (1774), ouvrage d’une sagacité peu remarquable, mais d’une grande érudition, qui, par ses nombreuses citations, nous fait parfaitement connaître les luttes de ce temps-là, peut être considérée, pour ainsi dire, du commencement à la fin, comme un essai de réfutation du matérialisme.

Le fils de l’auteur des fragments Reimarus, qui continua les recherches de son père sur la psychologie des bêtes, médecin habile et à idées indépendantes, publia ensuite, dans le Magasin scientifique et littéraire de Gœttingue, une série de Considérations sur l’impossibilité de souvenirs corporels et d’une faculté d’imagination matérielle, thèses que l’on peut regarder comme le produit le plus solide de la réaction du XVIIIe siècle contre le matérialisme. Mais, un an après la publication de ces thèses, arriva de Kœnigsberg un ouvrage, écrit non plus au point de rue borné de cette réaction et dont cependant l’influence décisive mit fin, pour un moment, au matérialisme et à toute la vieille métaphysique, de l’avis de tous ceux qui étaient à la hauteur de la science.

Toutefois une circonstance, qui contribua à la réalisation d’une réforme si profonde de la philosophie, fut d’abord la défaite, que le matérialisme avait fait essuyer à l’ancienne métaphysique. Malgré toutes les réfutations faites par des hommes compétents, le matérialisme continuait à vivre et peut-être gagnait-il d’autant plus de terrain qu’il se constituait en système d’une manière moins exclusive. Des hommes comme Forster et Lichtenberg penchaient fortement vers cette conception de l’univers, et même des natures religieuses et mystiques, comme Herder et Lavater, admettaient dans la sphère de leurs idées de nombreux emprunts faits au matérialisme. Cette doctrine gagna silencieusement du terrain, principalement dans les sciences positives, si bien que le docteur Reimarus put avec raison commencer ses Considérations par la remarque qu’en ces derniers temps, les opérations intellectuelles, dans différents écrits sur cette matière, pour ne pas dire dans tous, étaient représentées comme corporelles. Voilà ce qu’écrivait, en 1780 un adversaire judicieux du matérialisme, après que la philosophie avait inutilement brisé tant de lances contre ce système. À dire vrai, la philosophie des universités tout entière était alors incapable de faire contre-poids au matérialisme. Le point sur lequel Leibnitz s’était réellement montré plus logique que le matérialisme, n’était pas précisément oublié, mais avait perdu de sa force. L’impossibilité de la transformation d’un mouvement extérieur et multiple en unité interne, en sensation et en idée, est certes mise en relief à l’occasion par presque tous les adversaires du matérialisme ; mais cet argument disparaît sous un fatras d’autres preuves sans aucune valeur ou se montre sans force comme une abstraction en face de l’argumentation matérialiste si vivante. Lorsqu’enfin on traita d’une manière purement dogmatique la thèse positive de la simplicité de l’âme, et que l’on provoqua ainsi la plus vive controverse, on fit précisément de l’argument le plus fort l’argument le plus faible. La théorie des monades n’a de valeur que parce qu’elle perfectionne l’atomisme en le continuant ; celle de l’harmonie préétablie ne se justifie que comme une transformation indispensable du concept de la nécessité des lois naturelles. Dérivées de simples idées, et opposées purement et simplement au matérialisme, ces deux importantes théories perdent toute force convaincante.

D’un autre côté, le matérialisme aussi était tout-à-fait hors d’état de combler la lacune et de s’ériger en système dominateur. On se tromperait fort si l’on ne voyait en cela que l’influence des traditions universitaires et des autorités civile et religieuse. Cette influence n’aurait pu résister longtemps à une conviction énergique et générale. On était bien au contraire sérieusement fatigué de l’éternelle monotonie de la dogmatique matérialiste ; on désirait être ranimé par la vie, la poésie et les sciences positives.

L’essor intellectuel du XVIIIe siècle était défavorable au matérialisme. Il avait une tendance idéale, qui ne se prononça nettement que vers le milieu du siècle, mais qui se manifestait déjà dès les débuts de ce grand mouvement. Il est vrai qu’en prenant pour point de départ la fin du siècle, il semblerait que c’est seulement la brillante époque de Schiller et de Gœthe que la tendance idéale de la nation l’emporta sur l’aride simplicité de la période rationaliste et sur la poursuite prosaïque de l’utilité ; mais, si l’on remonte à l’origine des courants divers, qui se réunissent ici, un tableau tout différent apparaît alors. Dès la fin du XVIIe siècle, les hommes les plus clairvoyants de l’Allemagne reconnurent combien elle était restée en arrière d’autres nations. Une aspiration vers la liberté, vers le progrès intellectuel, vers l’indépendance nationale se produisit sous des formes diverses sur les terrains les plus variés, tantôt sur un point, tantôt sur l’autre, comme par manifestations isolées, jusqu’à ce qu’enfin le mouvement des esprits fût devenu profond et général. Les rationalistes du commencement du XVIIIe siècle différaient beaucoup, pour la plupart, de la société berlinoise timorée avec laquelle Gœthe et Schiller étaient en lutte. Le mysticisme et le rationalisme s’unissaient pour combattre l’orthodoxie pétrifiée qui n’apparaissait plus que comme une entrave à la pensée et un frein propre à arrêter le progrès. Depuis l’importante Histoire des Églises et des hérétiques par Arnold (1699), l’hommage rendu à la juste cause des personnes et des partis qui avait succombé dans le cours des siècles était devenu, en Allemagne, un puissant auxiliaire de la liberté de pensée (105). Ce point de départ idéal caractérise bien le rationalisme allemand. Tandis que Hobbes accordait au prince le droit d’ériger en religion une superstition générale, en vertu d’un ordre souverain ; tandis que Voltaire prétendait conserver la croyance en Dieu pour que les paysans acquittassent leurs fermages et se montrassent dociles envers leurs seigneurs, on commençait en Allemagne il remarquer que la vérité est du côté des persécutés, des opprimés et des calomniés, et que toute Église possédant le pouvoir, les dignités et les bénéfices, est naturellement portée à persécuter et opprimer la vérité.

Même la tendance utilitaire des esprits offrait en Allemagne un caractère idéaliste. L’industrie n’y prit point un essor prodigieux comme en Angleterre ; on n’y vit pas de cités sortir rapidement du sol, de richesses s’accumuler entre les mains de grands entrepreneurs : de pauvres prédicateurs et instituteurs se demandèrent ce qui pouvait être utile au peuple et mirent la main à l’œuvre pour fonder de nouvelles écoles, introduire de nouvelles branches d’enseignement dans les écoles existantes, favoriser l’éducation industrielle de l’honnête bourgeoisie, améliorer l’agriculture dans les campagnes, élever le niveau de l’activité intellectuelle, tout en développant l’activité requise par chaque profession, mettre enfin le travail au service de la vertu. La tendance opposée, l’élan vers le beau et le sublime, avait été préparée et développée longtemps avant le commencement de la période littéraire classique ; ici encore, c’est au sein des écoles que naquit et s’accentua ce mouvement vers le progrès. L’époque où disparut dans les universités l’usage exclusif du latin coïncide avec la restauration de l’ancien enseignement classique. Cet enseignement, dans presque toute l’Allemagne, était descendu à un niveau déplorable, durant la triste période où l’on étudiait le latin pour apprendre la théologie et où l’on étudiait la théologie pour apprendre le latin (106). Les écrivains classiques étaient remplacés par des auteurs néolatins, d’esprit exclusivement chrétien. Le grec était complètement négligé ou bien l’on se bornait au Nouveau Testament et à un recueil de sentences morales. Les poëtes, que les plus illustres humanistes plaçaient avec raison en tête des écrivains et qui, en Angleterre, jouissaient d’une autorité inébranlable, au grand profit de l’éducation nationale, avaient, en Allemagne, disparu des programme scolaires sans presque laisser de traces. Même dans les universités, les humanités étaient négligées et la littérature grecque complètement délaissée. On ne s’éleva point de cet humble niveau jusqu’à la brillante période de la philologie allemande qui commença à Frédéric-Auguste Wolff, par un saut brusque ni par une révolution venue du dehors, mais par de pénibles efforts successifs et grâce à l’énergique mouvement intellectuel, que l’on peut désigner sous le nom de deuxième renaissance en Allemagne. Gervinus se moque des « savants amoureux de l’antiquité, des compilateurs de matériaux, des hommes très prosaïques », qui, vers la fin du XVIIe siècle et au commencement du XVIIIe siècle, s’essayèrent partout « à poétiser dans leurs heures de loisir au lieu d’aller se promener » ; mais il oublie que ces mêmes savants, médiocres versificateurs, introduisirent silencieusement un autre esprit dans les écoles. À défaut de verve, ils avaient du moins un but et de la bonne volonté, en attendant l’apparition d’une génération élevée au milieu des excitations passionnées de la jeunesse. Chez presque tous les poëtes remarquables, qui précédèrent immédiatement l’époque classique, comme Uz, Gleim, Hagedorn etc., on peut constater l’influence de l’école (107). Ici on faisait des vers allemands, là on lisait des auteurs grecs ; mais l’esprit d’où sortaient ces deux tendances était le même ; et le rénovateur le plus influent des vieilles études classiques dans les gymnases, Jean Mathias Gesner, était en même temps un ami de la vie réelle et un zélé promoteur de la langue allemande. Leibnitz et Thomasius n’avaient pas en vain appelé l’attention sur le profit que d’autres nations retiraient de la culture de leur langue maternelle (108). Thomasius avait été forcé de livrer des combats acharnés pour obtenir l’emploi de l’allemand comme langue des cours universitaires et des traités scientifiques ; cette cause triompha peu à peu au XVIIIe siècle, et même le timide Wolff, en se servant de l’idiome national dans ses écrits philosophiques, développa l’enthousiasme naissant pour la nationalité allemande,

Chose étrange, des hommes sans vocation poétique durent préparer l’essor de la poésie ; des savants au caractère pédantesque et au goût corrompu mirent les esprits en état d’entendre la simplicité noble et les types de la liberté humaine (109). Le souvenir, presque oublié, de la splendeur de l’ancienne littérature classique poussa les esprits vers un idéal de beauté, dont ni les chercheurs ni leurs guides n’avaient une idée exacte, jusqu’au moment ou Winckelmann et Lessing firent jaillir la lumière. Le désir de se rapprocher des Grecs par l’éducation et la science avait surgi dès les commencements du XVIIIe siècle sur des points isolés ; ce désir avait grandi de décade en décade, lorsqu’enfin Schiller, par la profondeur de ses analyses, sépara, d’une manière rationnelle, le génie moderne du génie antique ; en même temps l’art grec fut, avec certaines réserves, définitivement reconnu comme digne de servir de modèle.

La recherche de l’idéal caractérise le XVIIIe siècle dans toute sa durée. Si l’on ne pouvait pas encore songer à rivaliser avec les nations les plus avancées, pour la puissance, la richesse, la dignité de l’attitude politique et le caractère grandiose des entreprises extérieures, on tâchait du moins de les surpasser dans les études les plus nobles et les plus sublimes. Ainsi Klopstock proclama la rivalité des muses allemande et britannique, dans un moment où la première n’avait encore guère de titres à se poser comme l’égale de l’autre ; et Lessing brisa, par sa puissante critique, toutes les barrières qui imposaient de fausses autorités et d’insuffisants modèles, pour frayer la voie aux entreprises les plus gigantesques, sans se préoccuper de ceux qui s’y élanceraient.

C’est dans cet esprit que les influences étrangères furent, non pas subies passivement, mais assimilées et transformées. Nous avons vu que le matérialisme anglais prit pied de bonne heure en Allemagne, mais il n’y put triompher. Au lieu de l’hypocrite théologie de Hobbes, on demandait un dieu réel et une pensée, pour base de l’univers. La manière dont Newton et Boyle, à côté d’une conception du monde grandiose et magnifique, laissaient subsister la théorie artificielle du miracle, ne pouvait pas mieux être accueillie par les chefs du rationalisme allemand. On s’accordait plus aisément avec les déistes ; mais la plus grande influence fut exercée par Shaftesbury. Ce dernier unissait à la clarté abstraite de sa conception du monde une vigueur poétique d’imagination et un amour pour l’idéal, qui contient le raisonnement dans de justes limites, de sorte que, sans avoir besoin du criticisme, les résultats de la philosophie de Kant pour la paix du cœur et de l’esprit étaient, en quelque sorte, conquis par anticipation. C’est aussi dans le sens de Shaftesbury que l’on comprenait la théorie de la perfection de l’univers, quoiqu’on eût l’air de s’appuyer sur Leibnitz ; on empruntait le texte à Leibnitz, l’interprétation à Shaftesbury, et, à la place de la mécanique des essences incréées, apparut, comme dans la philosophie juvénile de Schiller, l’hymne à la beauté du monde, dont tous les maux servent à rehausser l’harmonie générale et font l’effet de l’ombre dans un tableau, de la dissonance en musique.

À ce cercle d’idées et de sentiments le spinozisme s’adapte bien mieux que le matérialisme ; en outre, rien ne pourrait différencier plus clairement ces deux systèmes que l’influence exercée par Spinoza sur les chefs du mouvement intellectuel en Allemagne au XVIIIe siècle. Il ne faudrait cependant pas oublier qu’aucun d’eux ne fut spinoziste dans la véritable acception du mot. On s’en tenait à un petit nombre d’idées principales : l’unité de tout ce qui existe, la régularité de tout ce qui arrive, l’identité de l’esprit et de la nature. On ne s’inquiétait guère de la forme du système ni de l’enchaînement des différentes propositions ; et quand on affirme que le spinozisme est le résultat nécessaire de la méditation naturelle, ce n’est pas qu’on admette l’exactitude de ses démonstrations mathématiques, mais on croit que l’ensemble de cette conception du monde, en opposition avec la conception traditionnelle de la scolastique chrétienne, est le véritable but de toute spéculation sérieuse. Voici ce que disait l’ingénieux Lichtenberg : « Si le monde subsiste encore un nombre incalculable d’années, la religion universelle sera un spinozisme épuré. La raison, abandonnée à elle-même, ne conduit et ne peut conduire à aucun autre résultat (110). » Le spinozisme, qu’on doit épurer en lui ôtant ses formules mathématiques, où se cachent tant de conclusions erronées, n’est pas célébré comme un système final de philosophie théorique, mais comme une religion ; telle était bien la pensée réelle de Lichtenberg, qui, malgré son penchant vers un matérialisme théorique, avait l’esprit profondément religieux. Personne ne trouverait la religion de l’avenir dans le système de Hobbes, plus logique en théorie et plus exact quant aux détails. Dans le deus sive natura de Spinoza, le dieu ne disparaît pas derrière la matière. Il est là, il vit, face interne de ce même grand Tout qui apparaît à nos sens comme la nature.

Gœthe aussi s’opposait à ce qu’on regardât le dieu de Spinoza comme une idée abstraite, c’est-à-dire comme un zéro, attendu qu’il est au contraire l’unité la plus réelle de toutes, l’unité active qui se dit à elle-même : « Je suis celui qui suis ; je serai dans tous les changements de ma vie phénoménale ce que je serai (111). » Autant Gœthe s’éloignait résolûment du dieu de Newton, qui ne donne l’impulsion au monde qu’extérieurement, autant il s’attachait à la divinité de l’être intérieur, unique, qui n’apparaît aux hommes que comme l’univers ; tandis que, dans son essence, il est élevé au-dessus de toutes les conceptions des créatures. Plus avancé en âge, Gœthe se réfugiait dans l’éthique de Spinoza, quand une théorie étrangère avait fait sur lui une impression désagréable. J’y retrouve, disait-il, dans toute sa pureté et sa profondeur, la conception innée à laquelle j’ai conformé toute ma vie, celle qui « m’a appris à voir inviolablement Dieu dans la nature et la nature en Dieu (112). »

On sait que Gœthe a aussi pris soin de nous faire connaître l’impression produite sur lui, dans sa jeunesse, par le Système de la nature. L’arrêt si peu équitable qu’il prononça contre d’Holbach accuse d’une manière si frappante le contraste entre deux courants intellectuels, complètement différents, que nous pouvons ici laisser parler Gœthe comme le représentant de la jeunesse, avide d’idéal, de l’Allemagne de son temps : « Nous ne comprenions pas qu’un pareil livre pût être dangereux. Il nous paraissait si terne, si cimmérien, si cadavéreux que nous avions peine à en supporter la vue. »

Les autres considérations, que Gœthe émet ensuite et qui appartiennent à la sphère des idées de sa jeunesse, n’ont pas grande importance. Elles nous prouvent seulement que lui et ses jeunes confrères en littérature ne voyaient dans cet écrit que « la quintessence de la sénilité, insipide et même dégoûtante ». On réclamait la vie pleine, entière et telle qu’un ouvrage théorique et polémique ne pouvait ni ne devait la donner ; on demandait au travail du rationalisme le contentement de l’âme, que l’on ne rencontre que dans le domaine de la poésie. On ne songeait pas que, quand même l’univers constituerait le chef-d’œuvre le plus sublime, ce serait toujours autre chose d’analyser les éléments qui le composent et de jouir de sa beauté dans une vue d’ensemble. Que devient la beauté de l’Iliade quand on épelle ce poème ? Or d’Holbach s’était imposé la tache d’épeler, à sa manière, la science la plus nécessaire. Il ne faut donc pas s’étonner que Gœthe terminât son arrêt en disant : « Quelle impression de creux et de vide nous éprouvions dans cette triste demi-nuit de l’athéisme, où disparaissaient la terre avec toutes ses créatures, le ciel avec toutes ses constellations ! Il y aurait donc une matière mue de toute éternité, et par ses mouvements à droite, à gauche, dans toutes les directions, elle produirait, sans façon, les phénomènes infinis de l’existence. Encore nous serions-nous résignés à tout cela, si l’auteur, avec sa matière en mouvement, avait réellement construit le monde sous nos yeux. Mais il paraissait ne pas connaître la nature mieux que nous ; car, après avoir jalonné sa voie de quelques idées générales, il les quitte aussitôt pour transformer ce qui semble plus élevé que la nature ou apparaît comme une nature supérieure dans la nature, en une nature matérielle, pesante, dépourvue de forme et sans direction propre, et il se figure avoir ainsi beaucoup gagné. »

D’un autre côté, la jeunesse allemande ne pouvait faire sans doute aucun usage des arguments de la philosophie universitaire, qui établissent « qu’aucune matière ne peut penser. » « Si toutefois, continue Gœthe, ce livre nous a fait du mal, : c’est en nous rendant pour toujours cordialement hostiles à toute philosophie et surtout à la métaphysique ; en revanche, non nous jetâmes avec d’autant plus de vivacité et de passion sur la science vivante, l’expérience, l’action et la poésie (113). »





FIN DU TOME PREMIER.



92. Zeller, Gesch. d. deutschen Phil., Munich, 1873, discute, p. 99 et suiv., l’influence de l’atomistique sur Leibnitz, et ajoute ensuite : « Il revint des atomes aux formes substantielles d’Aristote pour faire avec les unes et les autres ses monades » ; et ibid., p. 107 : « Ainsi, à la place des atomes matériels, viennent des individualités intellectuelles, et, à la place des points physiques, des « points métaphysiques ». — Leibnitz lui-même nomme aussi ses monades des « atomes formels ». Voir Kuno Fischer, Gesch. d. n. Phil., 2e éd., II, p. 319 et suiv.

93. Suivant l’opinion générale, la théologie de Leibnitz était inconciliable avec les principes philosophiques de son système ; telle n’était donc pas l’opinion du seul Erdmann[1] ; Kuno Fischer le constate formellement[2], mais tout en déclarant que cette opinion était fort répandue, Kuno Fischer la combat énergiquement. Pour démontrer le contraire, il s’appuie sur la nécessité d’une monade suprême qui est alors nommée « absolue » ou « Dieu ». On peut accorder que le système présuppose une monade suprême, mais nou que celle-ci, si tant est qu’on l’imagine d’après les principes de la théorie des monades, puisse prendre la place d’un dieu qui conserve et gouverne le monde. Les monades se développent, d’après les forces qui sont en elles, avec une rigoureuse nécessité. Aucune d’elles ne peut, ni dans le sens de la causalité ordinaire ni dans le sens de « l’harmonie préétablie », être la cause productrice des autres. L’harmonie préétablie elle-même ne produit non plus les monades, mais elle en détermine seulement l’état, d’une manière absolument semblable à celle qui, dans le système du matérialisme, fait déterminer par les lois générales du mouvement l’état des atomes dans l’espace. Or il est aisé de voir que c’est une simple conséquence logique du déterminisme de Leibnitz d’interrompre ici la série des causes, au lieu de poser encore une « base suffisante » aux monades et à l’harmonie préétablie, laquelle base n’aurait autre chose à faire que d’être précisément la base suffisante elle-même. Du moins Newton donnait à son dieu quelque chose à pousser et à ravauder ; mais une base, qui n’a d’autre but que d’être la base du fondement dernier du monde, est aussi inutile que la tortue qui supporte la terre ; aussi se demande-t-on immédiatement quelle est donc la base suffisante de ce dieu. Kuno Fischer tâche de se soustraire à cette conséquence inévitable en faisant dériver non l’état des monades de l’harmonie préétablie, mais celle-ci des monades. « Elle provient nécessairement des monades, parce qu’elle s’y trouve primitivement[3]. » Ce n’est qu’une simple interversion de la thèse identique : l’harmonie préétablie est l’ordre déterminé à l’avance dans l’état des monades. Il ne s’ensuit nullement la nécessité que toutes les autres monades soient sorties de la plus parfaite. Celle-ci, dit-on, est la cause explicative de l’état des autres (pensée qui du reste n’est pas incontestable) ; mais cette circonstance ne fait pas de la monade la plus parfaite le fondement réel, et quand même elle le serait, il en résulterait sans doute, en un certain sens, un dieu supra-cosmique, mais ce ne serait pas encore un dieu qui pût s’adapter aux besoins religieux du théiste. Zeller[4] a fait une remarque très-judicieuse : « Il ne serait pas très-difficile de démontrer à l’encontre du déterminisme de Leibnitz, comme de tout autre déterminisme théologique, que développé d’une manière logique, il conduirait au delà du point de vue théiste de son auteur et nous forcerait à reconnaître en Dieu non-seulement le créateur, mais encore la substance de tous les êtres périssables. » Or cette démonstration, qui n’est pas très-difficile, rentre d’autant plus dans la critique inévitable du système de Leibnitz, qu’un génie tel que Leibnitz devait lui-même aussi faire cette découverte après Descartes, Hobbes et Spinoza. — Le seul point, qui paraisse rattacher nécessairement Dieu à l’univers, est la théorie du choix du meilleur monde parmi un nombre infini de mondes possibles. Ici nous pouvons renvoyer au traité de Baumann[5], traité savant, puisant à toutes les sources importantes. Il y est démontré que les essences éternelles des choses, auxquelles Dieu ne peut rien changer, peuvent aussi bien être regardées connue des forces éternelles, par la lutte réelle desquelles on obtient ce minimum de contrainte réciproque que Leibnitz fait réaliser par le choix (nécessaire !) de Dieu. Les conséquences logiques de sa conception du monde basée sur les mathématiques aboutissent à l’éternelle prédestination de toutes choses « par un fait simple », « tout se résume en un fait simple et nu ; rattacher les choses à Dieu, c’est aboutir à une vaine ombre » (p. 285).

94. De l’inutilité de l’idée de Dieu dans la métaphysique de Leibnitz, logiquement démontrée dans la note précédente, il ne s’ensuit pas encore, il est vrai, que subjectivement Leibnitz pût se passer de cette idée et la nature de la question empéche d’apporter ici un argument irrésistible. Il n’est pas toujours facile de distinguer entre le besoin religieux que Leibnitz éprouvait d’après Zeller (p. 103) et son besoin de vivre en paix avec le sentiment religieux de son entourage. Toutefois, sous ce rapport, nous ne mettrions pas absolument Leibnitz au même rang que Descartes. Non-seulement chez ce dernier maint passage dénote un prudent calcul, tandis que chez Lebnitz on remarque plutôt la sympathique adhésion d’une âme impressionnable, mais encore on peut trouver chez le philosophe allemand une teinte de mysticisme qui fait complètement défaut à Descartes[6]. En cela il n’y a ni une contradiction psychologique avec le clair et inflexible déterminisme de son système, ni un argument en faveur de la sincérité de ses tours d’adresse théologiques. — La citation de Lichtenberg, mentionnée dans le texte, est prise dans le premier volume de ses Vermischte Schriften, à l’article « Observations sur l’homme ». Voici le passage complet : « Leibnitz a défendu la religion chrétienne. Conclure directement de là, comme le font les théologiens, qu’il était bon chrétien, dénote une médiocre connaissance des hommes. La vanité de parler un peu mieux que les gens de métier est, chez un homme comme Leibnitz, qui avait peu de solidité, un mobile par lequel il fut poussé plutôt que par la religion. Sondons un peu mieux notre propre for intérieur, et nous verrons combien peu il est possible d’affirmer quelque chose sur le compte d’autrui. Je me flatte même de prouver que parfois on se figure croire à quelque chose et qu’en réalité on n’y croit pas. Rien n’est plus difficile à approfondir que le système des mobiles de nos actions. »

95. Un portrait caractéristique de Leibnitz, avec des considérations spéciales sur les influences qui déterminèrent sa théologie, nous a été donné par Biedermann[7]. — Biedermann a complètement raison de déclarer insuffisante notamment la célèbre apologie de Lessing défendant le point de vue adopté par Leihnitz. Lessing y parle des doctrines ésotérique et exotérique d’un ton qui nous paraît lui-même quelque peu ésotérique.

96. Voir I, 2e partie, p. 223, et la note 63, page 482. Hennings[8] fait des partisans de cette opinion une classe particulière d’idéalistes qu’il appelle « égoïstes » par opposition aux « pluralistes ».

97. Du Bois-Reymond[9] dit fort judicieusement : « On sait que la théorie des maxima et des minima des fonctions, par la découverte des tangentes, lui dut un progrès notable. Or il se figure Dieu, au moment de la création, comme un mathématicien qui résout un problème minimum ou plutôt, suivant l’expression actuelle, un problème de calcul des variations : le problème consistant à déterminer, dans un nombre infini de mondes possibles, qui lui apparaissent encore incréés, celui qui présente la somme minimum de maux nécessaires. » En cela, Dieu doit compter avec des facteurs donnés (les possibilités ou les « essences »), comme l’a très-bien fait ressortir Baumann [10]. — Il est bien entendu que l’intelligence parfaite de Dieu suit imperturbablement les mêmes règles que notre intelligence reconnaît pour les plus exactes[11], c’est-à-dire que l’activité de Dieu fait précisément que tout s’opère conformément aux lois de la mathématique et de la mécanique. — Voir plus haut, note 93.

98. Dans ma 1re édition, c’est à tort que Baier et Thomasius sont appelés « médecins de l’université de Nuremberg. » Jenkin Thomasius était un médecin anglais, qui séjournait alors en Allemagne et qui s’était probablement mis en rapport avec l’université d’Altdorf ; du moins le professeur Baier termine sa préface par ces mots : « cujus proinde laborem et stutlia, academiæ nostrae quam maxime probata, cuuctis bonarum litterarum fautoribus meliorem in modum commando. » (« dont je recommande expressément à tous les amis de la science le travail et les études, favorablement appréciés par notre académie. ») Or le Baier qui écrivit cette préface n’était pas le médecin Jean-Jacques Baier qui demeurait alors à Nuremberg, mais le théologien Jean-Guillaume Baier. — Un court extrait de l’opuscule de Kohlesius, que publia, en 1713, l’imprimerie de l’université, se trouve dans Scheitlin, Thierseelenkunde, Stuttg. et Tub., 1840, I, p.184 et suiv.

99. Je n’ai pu trouver de plus amples renseignements sur cette société dans les travaux préparatoires à ma 1re édition. Je renvoie donc, comme pièce justificative, à la Bibl. psychologica de Græsse, Leipzig, 1845, où, sous le nom de Winkler, sont communiqués les titres des dissertations dont il s’agit. L’une d’elles, publiée en 1713, traite la question : « Les âmes des bêtes meurent-elles avec leurs corps ? ». — Dans Hennings[12], le titre de ce recueil de dissertations est indiqué d’une manière un peu plus complète que chez Græsse. Le voici : Philosophische Untersuchungen von dem Seyn und Wesen der Seelen der Thiere, exposées dans six dissertations différentes par quelques amateurs de philosophie, avec une préface sur l’organisation de la société de ces personnes, publiées par Jean-Henri Winkler, professeur des langues grecque et latine à Leipzig. Leipzig, 1745.

100. On trouvera d’autres détails sur l’ouvrage ici mentionné de Knutzen chez Jürgen Bona Meyer, Kants Psychologie, Berlin, 1870, p. 225 et suiv. — Meyer se proposait de rechercher où Kant avait trouvé sa théorie de la « psychologie rationnelle » qui sert de base à la réfutation contenue dans la Kritik d. r. Vern. Le résultat est que, suivant toutes les probabilités, trois ouvrages jouent ici le rôle principal : Knutzen, Philos. Abhandl. von der immater. Natur der Seele, etc., dans laquelle on prouve que la matière ne peut pas penser, que l’âme est incorporelle, et où l’on réfute clairement les principales objections des matérialistes (1774) ; Reimarus, vornehmste Wahrheiten der naturel. Religion (1744), et Mendelsohn, Phœdon (1767). Knutzen déduit la nature de l’âme de l’unité de la conscience du moi ; c’est précisément le point contre lequel Kant dirigea plus tard toute la rigueur de sa critique.

101. Frantzen, Widerlegung des L’Homme-machine, Leipzig, 1719. C’est un livre de 320 pages.

102. Voici le titre de son ouvrage : De machina et anima humana prorsus a se invicem distinctis, commentatio, libello latere amantis autoris gallico « Homo machina » insscripto opposita et ad illustrissirmum virum Albertum Haller, phil. et med., Doct. exarata a D. Balthas. Ludovico Tralles, medico Vratisl. — Lipsiæ et Vratislaviæ apud Michel Hubertum, 1749.

103. Inutile de rappeler ici que la théorie de Leibnitz relative au monde réel comme étant le meilleur, si elle est bien comprise, n’exclut aucune espèce de développement et de commencement.

104. Hollmann, savant d’une réputation étendue mais éphémère, était alors (depuis 1737) professeur à Gœttingue. D’après Zimmermann[13], Hollmann rédigea la Lettre d’un anonyme pour servir de critique ou de réfutation au livre intitulé L’Homme-machine, laquelle parut d’abord en allemand dans les journaux de Gœttingue, puis fut traduite à Berlin. Hollmann n’aurait donc pas le mérite d’avoir écrit en français.

105. Voir Biedermann, Deutschland im 18 Jahrhundert, Leipzig, 1858, II, p. 392 et suiv.

106. Voir Justi, Winkelmann, I, p. 25 ; ibid., p. 23 et suiv., se trouvent d’intéressants détails sur l’état des écoles vers la fin du XVIIe siècle. Nous ferons seulement remarquer que le professeur de Winkelmann, Tappert, quoique connaissant peu la langue grecque, était évidemment du nombre des novateurs qui, d’un côté, on introduisant de nouvelles branches d’enseignement, tenaient compte des besoins de la vie et mettaient fin à la domination exclusive de la langue latine, mais d’un autre côté rendaient à l’étude du latin une direction humaniste au lieu de la méthode routinière du XVIIe siècle. Ce ne fut pas l’effet du hasard si, au commencement du XVIIIe siècle, on se rattacha, sur bien des points, aux traditions de Sturm dans les gymnases, et par conséquent si on redoubla d’ardeur pour imiter Cicéron, non par un respect traditionnel envers le latin, mais grâce au goût qui venait de renaître pour la beauté et l’élégance du style. — Comme exemple des plus marquants de réforme scolaire dans ce sens, nous nous contenterons de rappeler l’activité de l’inspecteur de Nuremberg, Feuerlein[14] ; nous regrettons seulement que l’auteur n’ait pas assez mis en relief les efforts de Feuerlein pour l’amélioration de l’enseignement des langues latine et grecque, ainsi que pour l’étude de l’allemand et des sciences positives. Feuerlein avait été poussé principalement par Morhof, bien connu comme érudit, et par le savant recteur d’Ansbach, Köhler, de l’école duquel sortit Jean-Mathias Gesner, qui compléta la victoire de la nouvelle réforme en publiant ses Institutiones rei scholasticæ (1715) et sa Griechische Chrestomathie (1731). Voir Sauppe, Weimarische Schulreden, VIII, Johann-Matthias Gesner. (Weimar, 1856).

107. Uz, que ses contemporains admirèrent plus tard comme l’Horace allemand, fit ses études au gymnase d’Ansbach, d’où était sorti J.-M. Gesner (voir la note précédente). Gleim vint de Wernigerode, où, à la vérité, on était arriéré en fait de grec, mais où l’on faisait avec une ardeur d’autant plus grande des vers latins et allemands[15]. À Halle, où ces jeunes gens formèrent la Société anacréontique, ils commencèrent à lire Anacréon en grec. Les deux Hagedorn, l’un poète et l’autre critique d’art, vinrent de Hambourg, où le célèbre érudit Jean Alb. Fabricius faisait de bons livres et de « mauvais vers », dit Gervmus.

108. Sur Thomasius et son influence, voir particulièrement Biedermann, Deutschland im XVIII Jahrhundert, II, p. 358 et suiv.

109. Un exemple particulièrement caractéristique nous est fourni à ce propos par Justi[16], dans l’excellent portrait du professeur Damm de Berlin, qui exerça une influence considérable sur l’étude du grec et notamment d’Homère.

110. Lichtenberg, Vermischte Schriften, publiés par Kries, ll, p. 27.

111. Voir la lettre de Gœthe, publiée par Antoine Dohrn dans les Westermanns Monatshefte, réimprimée dans les Philos. Monatshefte de Bergmann, IV, p. 516, mars 1870.

112. Dans les Annales, 1811, à propos du livre de Jacobi : Von den gœttlichen Dingen.

113. Wahrheit und Dichtung, dans le XIe livre.

  1. Voir aussi Schilling, Beitr. zur Gesch. d. Mat., p. 23.
  2. Gesell. d. neueren Phil., 2e éd., ll, p. 627 et suiv.
  3. Ibid., p.629.
  4. Gesch. d. deutschen Phil., p. 176 et suiv.
  5. Die Lehren von Raum, Zeit und Mathematik, Berlin, ISM, II, p. 280 et suiv.
  6. Voir Zeller. p.103.
  7. Deutschland im XVIII Jahrhundert, II, chap. 5 ; voir en particulier les p. 242 et suiv.
  8. Gesch. von d. Seelen der Menschen und Thiere, Halle, 1774. p. 145.
  9. Leibnitz’sche Gedanken in der modernen Naturwissenschaft (zwei Festreden), Berlin, 1871, p. 17.
  10. Lehren von Raum, Zeit und Mathemetik, II, p. 127-129.
  11. Baumann, ibid., p. 115.
  12. Hennings, Gesch. v. d. Seelen der Menschen u. Thiere, Halle, 1774.
  13. Leben des Herrn von Haller.
  14. Voir de Raumer, Gesch. d. Pœd. 3e éd., p. 101 et suiv.
  15. Voir Prœhle, Gleim auf der Schule, Progr. Berlin, 1857.
  16. Winkelmann, I, p. 34 et suiv.