Histoire du matérialisme/Introduction

Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. vii-xlviii).


INTRODUCTION


L’histoire de la philosophie n’offre pas de drame plus attachant que la lutte incessante du matérialisme et de l’idéalisme ; que la perpétuelle alternative de succès et de défaite, que l’égale impuissance des deux adversaires à fixer la victoire. Jamais ces contradictions de la fortune ne se sont produites avec plus d’éclat que de notre temps. Tandis que le premier tiers du XIXe siècle avait retenti presque exclusivement des chants de triomphe de l’idéalisme, on a vu le second tiers rempli tout entier, en quelque sorte, par la voix grossissante et de plus en plus impérieuse des représentants du matérialisme.

Les adversaires de la philosophie triomphent de ces conflits sans cesse renouvelés. Ils remarquent complaisamment que l’hydre du matérialisme remplace immédiatement par une tête nouvelle relie que son éternel ennemi triomphe prématurément d’avoir abattue. Ils oublient qu’il en faut dire autant de l’idéalisme ; et que, connue par une loi nécessaire, les deux adversaires, loin de s’affaiblir par les coups mutuels qu’ils se portent, semblent l’un et l’autre y puiser une vigueur nouvelle. Il y a la même distance entre l’idéalisme critique des successeurs de Kant, et l’idéalisme dogmatique des siècles précédents, entre la métaphysique de Hegel et celle de Leibniz, qu’entre le matérialisme de Gassendi et celui de Dühring par exemple.

Quoi qu’il en soit, il semblait bien, vers 1860, que les enseignements de Büchner, de Moleschott, de Vogt avaient momentanément réduit au silence ceux des modernes représentants de l’idéalisme. Par un étrange retour de fortune, ce n’était plus de la France ni de l’Angleterre, mais de l’Allemagne, de la patrie traditionnelle de l’idéalisme, que sortaient les coryphées du matérialisme nouveau. On était tenté de désespérer d’une cause que ses défenseurs ordinaires eux-mêmes abandonnaient. C’est alors que parut l’Histoire du matérialisme de Lange.

L’auteur entreprenait, sans doute, d’expliquer par la vérité relative du matérialisme la fortune persistante de ce système ; de démontrer l’une et l’autre par l’histoire et par la critique. Mais il prétendait établir aussi que le plus parfait achèvement du matérialisme en est la réfutation la plus invincible, et que cette philosophie est fatalement condamnée à s’ensevelir dans son triomphe lui-même.

Il ne s’agissait pas moins pour lui de faire leur part à la science et à la philosophie, de réconcilier ces deux sœurs ennemies, dont l’antagonisme ignoré du passé est devenu le trouble et le péril des intelligences dans le présent. Ni l’école de Platon et d’Aristote, ni celle de Descartes n’avaient connu ce divorce. Mais, à mesure que la science et la spéculation philosophique se perfectionnaient, la différence de leurs méthodes et de leurs principes devait s’accuser plus profondément, et rendre leur accord plus difficile. Dans l’antiquité, et même chez les cartésiens, la philosophie traitait plus souvent la science en sujette qu’en alliée. Le jour devait venir où la dernière se sentirait assez forte pour s’affranchir de cette tutelle. Par une réaction naturelle, à la dépendance résignée avait succédé bientôt l’impatient antagonisme ; à la soumission d’autrefois, les prétentions du présent. Après avoir combattu pour l’affranchissement, la science n’hésitait plus, dans l’orgueil de ses succès, à lutter pour la domination. Il fallait ramener à la modération, la science exaltée par ses récents triomphes ; la décider à se contenter d’être l’alliée, après qu’elle avait espéré un moment d’être la souveraine de la philosophie. Telle est la tâche que se proposa Lange.

Pour y réussir, bien des qualités diverses et rares étaient nécessaires. Lange lui-même nous les énumère dans le portrait qu’il trace du véritable philosophe. Le penseur idéal doit « à une forte culture logique, préparée par un commerce sérieux et soutenu avec les règles de la logique formelle et avec les principes de toutes les sciences modernes, par un usage constant du calcul des probabilités et de la théorie de l’induction, joindre l’étude approfondie des diverses sciences positives, non moins que de l’histoire de la philosophie ». L’érudition solide et de première main qui s’accuse à chaque page du premier volume ; la connaissance étendue de tous les travaux de la science moderne, qui fait l’incomparable richesse du second ; les critiques pénétrantes du logicien, qui se mêlent dans tout le cours de l’ouvrage à l’exposition historique des systèmes ; enfin la logique posthume de Lange qui a été publiée l’an dernier : tout prouve que le philosophe, chez Lange, satisfaisait pleinement aux conditions énoncées.

Ce ne sont là pourtant que les règles qui doivent présider aux études du philosophe. Une âme philosophique ne s’obtient pas à ce prix seulement. Il y faut des dons naturels, que l’éducation peut développer, mais auxquels elle ne saurait suppléer. Les généreuses dispositions dont Platon excelle à nous tracer le portrait dans le Phèdre et dans le VIIe livre de la République ; le besoin inné de l’unité de la forme ; le dégoût de la réalité sensible, qui pousse l’âme à s’envoler sur les ailes de l’imagination dans le domaine de l’idéal ; l’indépendance et la fierté naturelle, qui ne consent à voir dans la réalité physique que l’instrument fatal et toujours imparfait de la destinée morale : tous ces traits de l’âme philosophique sont résumés par Lange dans cette formule, si expressive sous sa concision, l’aptitude à « la libre synthèse ». Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût, s’écriait notre Vauvenargues. Dans un sens analogue, Lange aurait pu dire aussi : Il faut avoir de l’âme pour être philosophe. Et la vie de Lange, telle que l’a décrite son ami Cohen, avec une admiration communicative et une pieuse sollicitude, aussi bien que la lecture de son œuvre, témoignent assez que nous avons affaire en lui à un esprit parent, bien qu’à un degré éloigné, de celui de Fichte, en qui la pensée est toujours à l’unisson du caractère ; qui ne regarde pas la philosophie comme la satisfaction d’une pure curiosité, mais comme la pratique d’un devoir social, et presque l’exercice d’une mission religieuse. C’est à lui qu’on peut appliquer cette belle parole de Fichte : « Chacun suit son propre caractère dans le choix qu’il fait de sa philosophie. Un système philosophique n’est pas un meuble, une chose sans vie, que l’on rejette ou que l’on prend à sa fantaisie ; mais il est comme animé par l’âme de l’homme qui l’a adopté. Un caractère que la nature a fait mou, qu’une éducation servile, que la contagion du luxe et la vanité ont amolli ou déformé, ne s’élèvera jamais à l’idéalisme. »

L’éducation non moins que la nature avait préparé Lange à son œuvre. Il savait assez les sciences pour apprécier la nécessité de leur méthode et contrôler la valeur de leurs résultats. Il était assez bon logicien pour y faire la part de l’hypothèse et de la certitude, pour en mesurer la portée et en marquer les limites. L’histoire lui avait trop bien montré la lente et laborieuse évolution, les tâtonnements incessants de l’esprit scientifique et de l’esprit philosophique, pour qu’il se fit illusion sur le dogmatisme tranchant et les prétentions à l’infaillibilité des théoriciens. D’un autre côté, le culte de l’idéal, le besoin de l’unité, de l’harmonie dominaient trop impérieusement toute son âme, pour qu’il se contentât, comme les savants de métier, des seuls enseignements de l’expérience, et n’étendît pas son regard et sa curiosité au delà de la prise des instruments ou de la portée des calculs.

L’histoire qu’il écrivit dans ces dispositions ne ressemble à aucune autre. Elle ne se recommande ni par l’abondance, ni par la nouveauté des informations. Lange n’hésite pas à reconnaître, d’ailleurs, tout ce qu’il doit au savant travail de Zeller sur la philosophie grecque, à l’histoire si complète de la logique de Prantl, sans parler des nombreuses monographies qu’il a mises à contribution et qu’il cite avec reconnaissance. Ni sur Démocrite ni sur Épicure, ni sur Lucrèce, ni sur les matérialistes du moyen âge, il n’apporte de textes, ne produit de documents nouveaux. Nous ne méconnaissons pourtant pas que, sur certains points de détail, notamment en ce qui concerne le matérialisme du XVIIe et du XVIIIe siècle, l’investigation sagace et patiente de Lange n’ait enrichi l’histoire de quelque fait nouveau. Les esprits curieux d’érudition sauront bien démêler et apprécier à leur valeur ces découvertes de notre auteur.

Mais sa véritable originalité n’est pas là. Il la faut chercher dans la discussion philosophique, dont l’exposition des doctrines est sans cesse accompagnée. Le livre de Lange est surtout une œuvre de doctrine et de critique.

Le second volume ressemble moins encore que le premier à l’histoire d’une école philosophique. Il porterait bien plus justement le titre d’histoire des théories scientifiques au XIXe siècle, que celui d’histoire du matérialisme. Mais si l’on songe que la cause du matérialisme est intimement associée à celle de la science, que le mécanisme est le fonds solide et durable de tous deux, on ne s’étonnera pas que les progrès de l’un servent à mesurer ceux de l’autre.

En résumé, le premier comme le second volume de l’ouvrage accusent bien, par la nouveauté de la forme et de la composition, l’originalité même du dessein poursuivi par l’auteur : éclairer le sens, le rôle et la valeur, et mettre à nu les faiblesses du mécanisme scientifique, par l’histoire des efforts qui l’ont conduit successivement à sa forme actuelle, des adhésions et des résistances qu’il a rencontrées, des témoignages où se sont accusées tour à tour sa fécondité et son impuissance.

Notre intention est de nous aider des indications éparses dans l’œuvre de Lange, pour reconstruire sa doctrine sur la conciliation de la science et de la philosophie, qui est son objet capital. Quelle idée se fait-il de l’une et de l’autre ? Quelles limites leur assigne-t-il ? Comment réussit-il il faire taire des prétentions jalouses ? Et n’a-t-il pas, à son insu peut-être, fait peser surtout sur l’un des deux adversaires les conditions du traité de paix qu’il a voulu conclure entre eux ?

Telles sont les principales questions auxquelles nous nous proposons de répondre.

Qu’est-ce que la science pour Lange ? Une explication rationnelle, c’est-à-dire faite pour la généralité des intelligences, du monde subjectif de nos sensations individuelles. Pour que cette explication ait le caractère de l’universalité, il faut qu’elle soit vérifiable, indépendante de l’arbitraire des sujets connaissants. Il faut en écarter rigoureusement tout ce qui échappe au contrôle. Non-seulement l’imagination, les préjugés, les passions n’y auront aucune part ; mais toutes ces impressions qui varient avec la diversité des organisations sensibles, toutes ces certitudes que la conscience conçoit, mais dont elle ne peut fournir la preuve aux autres, en seront impitoyablement écartées. Ce n’est pas encore assez dire. La science n’est pas moins faite pour agir que pour comprendre. Elle n’aspire même à la connaissance qu’en vue de l’action. « La science est conquérante », selon le mot de notre Claude Bernard. Les faits qui ne servent pas à l’action du savant ne sont pas du domaine de l’investigation scientifique. Le monde que la science ambitionne de découvrir ou plus justement de construire, c’est le monde de la réalité et de l’action pour tous ; c’est, dans toute la force étymologique du mot allemand, la Wirklichkeit. Les faits ou les réalités qui ne sont susceptibles ni d’être vérifiés par les calculs, ni d’être modifiés par les instruments, n’ont rien à démêler avec la science proprement dite. Ce qui, encore une fois, ne signifie pas qu’ils échappent à toute connaissance, et que, à côté de la certitude scientifique, une autre certitude ne puisse les atteindre mais elle ne saurait s’appeler des noms qui sont réservés à la connaissance scientifique, c’est-à-dire, dans la langue philosophique de l’Allemagne, depuis Kant, des noms d’Erkenntniss et de Wissen.

Mais où trouver ces faits, ces qualités des êtres, qui auront le triple caractère d’être les plus universels, les plus rigoureusement vérifiables, les plus directement et les plus facilement modifiables ?

Ce seront évidemment les plus simples et les plus constants des éléments de la réalité. Les propriétés de l’étendue et du mouvement sont les seules qui répondent aux conditions énumérées. Un corps cesse d’être coloré, sapide, sonore, odorant, chaud ou froid, dur ou mou pour l’aveugle, le sourd, l’homme paralysé à des degrés différents. Mais il nous paraît toujours étendu et en mouvement, parce que le toucher général juge de ces propriétés, et que la disparition complète de ce sens serait la cessation même de la conscience et de la vie. Ce sens est, par excellence, comme l’appelait si bien Aristote, le sens universel ; et les qualités qu’il perçoit méritent bien le nom de qualités premières, que leur avait donné Descartes. En définitive donc, la science des êtres ne peut satisfaire aux conditions que notre définition lui a imposées, qu’autant qu’elle porte sur les propriétés mécaniques de la réalité.

Pour mesurer le mouvement, il faut qu’il change dans sa direction, mais non dans sa quantité : car si tout change en lui, rien ne peut se mesurer, et l’on manque de tout élément d’unité et d’ordre. Nous sommes forcés d’admettre, dans l’espace que remplit le mouvement, un principe indestructible et immuable : ce principe, c’est la matière. Comme la direction générale du mouvement nous paraît se ramener aux deux formes essentielles de l’attraction et de la répulsion, nous imaginerons partout juxtaposés dans l’espace des centres de forces indestructibles ; et, pour nous le représenter, des atomes, c’est-à-dire du plein et du vide. Les mouvements de la matière ainsi conçue devront être, à leur tour, régis par la loi de la causalité : c’est-à-dire qu’ils se produiront suivant des règles immuables, uniquement destinées à maintenir l’unité essentielle du mouvement, sous la multiplicité changeante de ses directions.

Tout se ramène donc pour le savant au mouvement. Le monde des faits n’est pour lui, suivant le mot de Descartes, qu’un immense mécanisme ; et la science, une mathématique universelle. La matière n’est pas autre chose que la quantité constante du mouvement ; le déterminisme mécanique ou la loi de la causalité n’exprime que la régularité de ses modifications. La science connaît seulement le mouvement et la matière ; car ce sont là les seuls objets vérifiables et modifiables partout. Chacun de nous a la notion du mouvement ; chacun est en état de le mesurer, de le produire lui-même.

Voilà, en traits rapides, ce qu’est et ce que veut la science.

Le savant doit s’interdire absolument la recherche des causes finales. « Tout se passe dans le monde des corps, comme s’il n’y avait pas d’esprits », répétaient à l’envi Descartes et Leibniz. Tout arrive dans le monde qu’étudie le savant, comme si aucune pensée, aucune conscience ne se rencontraient dans la réalité. C’est, encore une fois, qu’une cause finale, c’est-à-dire un dessein intelligent ; c’est qu’une pensée, constante ou non, claire ou obscure, ne sont pas des modes du mouvement, ne font pas partie de la réalité matérielle, la seule sur laquelle aient prise les instruments et les calculs de la science.

Le principal reproche que Lange fasse à Démocrite est de ne pas avoir assez rigoureusement écarté la téléologie. « Des grands principes qui servent de base au matérialisme de notre époque, un seul manque à Démocrite : c’est la suppression de toute téléologie, au moyen d’un principe purement physique, qui fasse sortir la finalité de son contraire. Un pareil principe doit être admis, toutes les fois que l’on veut sérieusement établir une seule espèce de causalité, celle du choc mécanique des atomes. » Empédocle a l’insigne mérite de l’avoir tenté le premier, dans l’antiquité. Il admet « la naissance purement mécanique des organismes appropriés à leur fin, par le jeu répété à l’infini de la procréation et de la destruction, jeu où ne persiste, en définitive, que ce qui porte un caractère de durée dans sa constitution relativement accidentelle. » C’est ainsi, du moins, qu’Épicure, et Lucrèce après lui, ont compris la théorie d’Empédocle, l’ont fondue avec l’atomisme de Démocrite et avec leur propre doctrine sur la réalisation de toutes les possibilités. Lange juge sévèrement la tentative des spiritualistes de l’école de Socrate, qu’il oppose au matérialisme comme une philosophie réactionnaire. « Le matérialisme déduisait les phénomènes de lois absolument invariables ; l’école de Socrate leur opposa une réaction anthropomorphique. »

La finalité existe sans doute dans la nature, mais à titre d’effet, non de cause. Il n’y a aucune analogie, comme nous l’imaginons trop aisément, entre l’art humain et l’activité de la nature. « Les principaux moyens qu’emploie la nature sont tels qu’ils ne peuvent être comparés qu’au hasard le plus aveugle. La mort des germes de vie, l’insuccès de ce qui a commencé est la règle ; le développement conforme à la nature, l’exception. » Qu’on ne dise pas que c’est remplacer le miracle d’une causalité véritable et intelligible par la pure possibilité des hasards heureux. Il n’y a pas de hasard à proprement parler, puisque tout se passe conformément aux lois de la nécessité mécanique. Le possible, l’accidentel n’existent que par rapport à notre entendement. Les cas heureux, dont on parle, sont aussi nécessaires que les autres : car ils dérivent de l’action des même lois.

On le voit, Lange est absolument partisan du mécanisme des darwiniens. Il accepte et célèbre le principe de la sélection naturelle. Il voudrait seulement le compléter par des principes accessoires. « Nous sommes parfaitement d’accord avec Kölliker, sur ce point qu’il faut admettre des causes positives et internes de développement pour les formes organiques. Mais il n’y a rien de surnaturel ou de mystique dans ces lois internes du développement. » Il ne s’agit toujours ici que de principes mécaniques. « L’application rigoureuse du principe de causalité, l’élimination de toute hypothèse obscure sur des forces, qui se résoudraient en purs concepts, doit nécessairement rester notre principe dirigeant dans tout le domaine des sciences de la nature ; et ce qui, dans ce développement systématique de la conception mécanique de l’univers, pourrait mécontenter et blesser notre sentiment trouvera, comme nous le prouverons amplement, sa compensation sur un autre terrain. »

Le modèle de la fausse téléologie, qu’il combat ici, Lange croit le trouver dans la philosophie de l’Inconscient.

Nous avons nous-même, dans notre introduction à la traduction de la philosophie de l’Inconscient[1], signalé les graves défauts de la téléologie de M. de Hartmann. Mais il serait injuste de ne pas tenir compte des corrections que ce philosophe s’est efforcé d’apporter à son œuvre sur ce point, soit dans le chapitre final de son opuscule sur le darwinisme[2] soit dans l’appendice à la 7e édition de la Philosophie de l’inconscient, soit surtout dans la seconde et toute récente édition de son ouvrage, autrefois anonyme : l’Inconscient du point de vue de la physiologie et de la théorie de la descendance[3].

Cependant il y a une téléologie légitime. Lange en trouve dans Kant et dans Fechner lui-même, malgré quelques excès, des exemples remarquables. Du moment où l’on admet que le monde est constitué de telle sorte qu’il comporte une explication mécanique et qu’il est intelligible, alors qu’il aurait pu être disposé de mille autres façons inaccessibles à notre entendement, on reconnaît implicitement qu’il y a une finalité dans les choses. De ce que le mécanisme ne réalise la convenance organique qu’au prix de tâtonnements et d’insuccès sans nombre, il n’en reste pas moins vrai que cette façon d’atteindre son but rachète par sa généralité et sa simplicité ce qu’elle semble avoir de grossier si on la compare aux procédés plus subtils de l’art humain. Quoi qu’il en soit, le monde actuel est bien un cas spécial entre une infinité d’autres, et par suite il comporte, dans l’ensemble, une explication téléologique. Mais que nous concevions le monde particulier des organismes, ou l’univers entier, ce grand organisme, comme les produits d’un art intelligent, cela ne nous apprend rien sur le détail des phénomènes, et ne fait pas que le mécanisme ne demeure la méthode exclusive de l’investigation scientifique.

Qu’on lise la pénétrante analyse du beau discours de Dubois-Reymond sur les limites de la connaissance scientifique, si l’on veut mesurer toute l’étendue du mécanisme.

« S’appuyant sur une affirmation de Laplace, Dubois-Reymond démontre qu’un esprit qui connaîtrait, pour un espace de temps déterminé, même très-petit, la position et le mouvement de tous les atomes dans l’univers, serait en état d’en déduire, à l’aide des règles de la mécanique, tout l’avenir et le passé du monde. Il pourrait, par une application convenable de sa formule, nous dire qui était le masque de fer, où et comment périt le président Lincoln. Comme l’astronome prédit le jour où, après bien des années, une comète doit reparaître à la voûte céleste des profondeurs de l’espace ; ainsi cet esprit lirait, marqué dans ses équations, le jour où la croix grecque brillera de nouveau au sommet de la mosquée de Sainte-Sophie, le jour où l’Angleterre brûlera son dernier morceau de coke… Toutes les qualités (que nous prêtons à la matière) viennent des sens. Le mot de Moïse : « La lumière fut », est une erreur physiologique. La lumière ne fit son apparition que le jour où le premier point visuel rouge d’un infusoire fit, pour la première fois, la distinction du clair et de l’obscur… Muet et sombre en soi, c’est-à-dire sans aucune des propriétés qu’il doit à l’intermédiaire de l’organisme du sujet, tel est le monde que les recherches objectives de l’intuition mécanique nous ont révélé. À la place du son, de la lumière, la science ne connaît que les vibrations d’une matière primitive, dénuée de toute propriété, qui tantôt est pesante, tantôt échappe à toute pesée. »

La moindre infraction aux règles du mécanisme universel troublerait les calculs, dérangerait les équations. Spinoza disait plus énergiquement encore : « Un atome de matière anéanti, et le monde s’écroule. »

Il ne saurait donc pas plus y avoir de liberté que de finalité dans le monde du mouvement, parce que les lois du mouvement sont nécessaires, et que rien ne saurait les troubler.

Si Lange bannit de la science la téléologie, au nom du grand principe du mécanisme, il ne peut davantage admettre la psychologie traditionnelle. Puisqu’il n’y a de vérifiable, de démontrable scientifiquement que les rapports mathématiques des phénomènes ; puisque tout, pour la science, se réduit au mouvement de la matière, il suit qu’il n’y a pas de science, à proprement parler, des faits psychologiques, c’est-à-dire des faits qui ont justement pour caractère essentiel, comme Descartes l’avait si bien entendu, d’échapper à l’étendue, de constituer l’antithèse du mouvement matériel. Kant n’était pas moins fortement pénétré de cette vérité, lorsqu’il disait, dans la préface de ses Principes métaphysiques de la science de la nature, que la psychologie est encore bien plus éloignée que la chimie du rang de science, parce qu’il n’y a de science que là où les objets de la pensée comportent des explications mathématiques, et se ramènent à l’étendue et au mouvement. Dans son Anthropologie il faisait le procès aux vices incurables de la psychologie, à la méthode favorite de la plupart des psychologues, la méthode de l’observation directe par la conscience.

Lange reprend et développe les objections du père de la philosophie critique. Le chapitre où il analyse les défauts de la psychologie traditionnelle et les remèdes qu’il convient de leur opposer, est incontestablement un des plus instructifs du livre.

À l’exemple de Kant, il s’élève énergiquement tout d’abord rentre la distinction consacrée du sens extérieur et du sens interne. « À quoi bon cette distinction du dedans et du dehors ? Je ne puis avoir aucune représentation en dehors de moi. Voir et penser sont aussi bien des faits internes que des faits externes… Il n’est pas bien difficile de voir que la nature de toute observation est la même. Il n’y a de différence entre les observations, qu’en ce que les unes peuvent être faites avec nous ou recommencées après nous par nos semblables, tandis que les autres (celles que nous faisons directement sur nous-mêmes) échappent à cette appréciation, à ce contrôle. »

C’est surtout la méthode somatique, celle qui exige que « dans la recherche psychologique on se tienne autant que possible aux processus corporels, qui sont associés d’une manière indissoluble et régulière aux phénomènes psychiques » ; c’est la méthode ordinairement appliquée par les psychologues anglais de ces dernières années, par Spencer, par Bain et par Lewes, que Lange recommande comme la vraie méthode de la psychologie scientifique.

Il faut commencer par abandonner toutes les spéculations de l’ancienne psychologie sur la nature de l’âme. Le psychologue doit ignorer l’existence de l’âme. Que dirait-on d’un physicien qui éprouverait le besoin de définir et de démontrer, au début d’un traité de physique, l’essence de la matière ? Le petit nombre d’observations psychologiques un peu exactes qui ont été faites jusqu’ici ne permet en aucune façon de conclure à l’existence d’une âme quelconque. On n’obéit, en soutenant cette hypothèse, qu’à l’empire ignoré de la tradition, qu’à une protestation secrète du cœur contre les doctrines desséchantes du matérialisme.

« Les faits autorisent seulement à supposer que (les pensées), ces effets de l’action simultanée des sensations simples, reposent sur des conditions mécaniques, que nous parviendrons peut-être à découvrir avec les progrès de la physiologie. La sensation, et, par suite, toute la vie spirituelle, n’est, à chaque seconde, que le résultat changeant de l’action combinée d’une infinie diversité d’activités élémentaires, associées d’une manière infiniment variée, qui peuvent se localiser en soi : c’est ainsi que les tuyaux d’un orgue se laissent localiser, mais non les mélodies qu’il exécute. »

Il ne résulte pas de là qu’il n’y ait pas, à titre d’explication empirique et provisoire toutefois, d’autre psychologie possible que la psychologie somatique. Stuart-Mill a eu raison de défendre contre Comte le droit à l’existence d’une psychologie indépendante de la physiologie. Comte soutenait que les phénomènes spirituels échappent par eux-mêmes à tout déterminisme, qu’ils doivent leur régularité tout entière aux états physiologiques dont ils sont les produits ou dans lesquels ils se trouvent enveloppés. Stuart-Mill maintenait, au contraire, la légitimité de la psychologie fondée sur le principe de l’association. Voici quelle est l’opinion de Lange sur cet intéressant débat :

« En tant que la doctrine de l’association des représentations peut être fondée sur les données de l’expérience, elle a droit à prétendre au titre de science : qu’on se fasse du dernier fondement des représentations et de leur dépendance vis-à-vis les fonctions cérébrales l’opinion que l’on voudra… Des faits bien constatés et des lois établies par l’expérience gardent leur prix, sans qu’il soit nullement besoin de remonter aux causes dernières des phénomènes. Autrement, on serait également autorisé à rejeter la physiologie des nerfs tout entière, parce qu’elle n’est pas encore ramenée à la mécanique des atomes, laquelle doit pourtant nous donner les principes derniers de toute explication pour les phénomènes de la nature. »

Il n’en faut pas moins reconnaître que, sous le rapport des principes et de l’autorité scientifique des résultats, la psychologie associationniste laisse infiniment à désirer. Lange, entre autres critiques, lui conteste qu’elle ait démontré que l’association des représentations peut être soumise aux règles inflexibles d’une causalité immanente. Où trouver un principe d’unité qui soit, pour l’activité consciente de la pensée, ce qu’est le principe de la conservation de l’énergie pour l’activité physiologique du cerveau, et qui permette de ramener à des lois les états variables de la conscience, comme on fait les modifications mécaniques de la matière cérébrale ? « Tout le contenu de la conscience peut descendre du plus haut degré au zéro de l’énergie mentale, tandis que par rapport aux fonctions correspondantes du cerveau, la loi de la conservation de l’énergie garde invariablement toute sa valeur. Où est donc la possibilité d’une exactitude, même approximative, pour la psychologie de l’association ? »

La psychologie de l’association ne peut donner que des probabilités empiriques, puisqu’elle manque d’un principe de mesure. Et, en somme, on voit que Lange incline à la ramener à la physiologie cérébrale, à la physiologie des réflexes ; qu’il n’accorde, en un mot, une valeur rigoureuse qu’à la méthode somatique en psychologie.

En résumé, la méthode scientifique, pour Lange, c’est la méthode même des sciences physiques : la déduction et l’induction mathématiques, et la seconde à titre de méthode provisoire, comme l’avait enseigné avant lui Leibniz.

On ne peut souhaiter une conception plus arrêtée et en même temps plus conforme aux exigences de la méthode des sciences positives.

Mais Lange ne se préoccupe pas moins de protéger les principes du mécanisme scientifique contre les fautes des savants eux-mêmes, que de les défendre contre les partisans de la finalité et des hypothèses a priori, ou de l’observation par le sens intime. C’est pour cela que, dans cette critique approfondie des diverses sciences qui remplit le second volume, les savants ne sont pas jugés avec moins d’indépendance et critiqués avec plus de ménagements que leurs adversaires.

Si Lange reproche à Liebig de prétendre que la science ne doit pas admettre trop facilement des périodes illimitées pour la réalisation de ses hypothèses, il ne blâme pas moins Lyell de soutenir l’éternité du monde actuel. Le naturaliste, selon lui, s’engage, à ce sujet, sur un terrain qui n’est pas le sien. Ce sont là des questions qui relèvent de la philosophie.

Liebig manque également du sens critique, aussi nécessaire au savant qu’au philosophe, lorsqu’il soutient que la chimie ne réussira pas à fabriquer de toutes pièces dans ses laboratoires le moindre organisme, même le plus élémentaire, parce que l’expérience n’a pas encore montré que cela soit possible. Mais n’affirmait-on pas aussi, il y a quelques années à peine, que les matières organiques n’étaient pas réalisables artificiellement : et l’on sait ce que la synthèse chimique a fait de cette assertion.

Avec quelle ferme raison Lange expose et discute les hypothèses récemment émises sur la cessation de la chaleur et de l’organisation dans notre système planétaire, sur la possibilité d’une renaissance indéfinie de la vie dans des mondes différents du nôtre ! Bien qu’il incline, pour son propre compte, à l’idée kantienne du renouvellement sans fin de l’activité créatrice, il nous recommande et sait pratiquer lui-même une haute et sereine résignation à l’ignorance, sur tous les problèmes dont une saine critique nous interdit la solution momentanément ou pour jamais. Il n’admet pas plus la foi sentimentale du matérialiste Czolbe dans l’éternité du monde, que les illusions naïves de la croyance populaire sur le commencement et sur la fin des choses.

Il n’excelle pas moins, dans la question de la génération spontanée, à faire la part de l’expérience et celle de la raison. La seconde ne peut pas ne pas affirmer, au nom du principe de causalité, ce que la première n’a point encore réussi à constater et ce qu’elle est peut-être impuissante à découvrir jamais, soit à cause des conditions de l’existence actuelle, soit par le fait de la grossièreté de nos organes.

Mais Lange est surtout intéressant à entendre sur les questions tant controversées de l’antiquité et de la descendance simienne de l’homme. On apprend, par son exemple, comment le vrai philosophe se tient à égale distance du respect superstitieux ou intéressé pour la tradition d’un Wagner, et de l’incrédulité paradoxale et vaniteuse d’un Büchner. « Quant à l’âge que l’on doit assigner aux restes d’hommes fossiles (découverts dans les cavernes d’Engis et d’Engihoul et dans la vallée de la Somme, plus récemment à Cro-Magnon, à Aurillac, à Hohlenfels, les opinions sont tellement variables et tellement divergentes, que l’on en peut déduire uniquement la grande incertitude de tous les modes de calculs essayés jusqu’à ce jour. Il y a une dizaine d’années, on admettait assez généralement des périodes de cent mille ans. Aujourd’hui une forte réaction s’est opérée contre ces hypothèses, bien que les matériaux concernant l’homme des temps diluviens se soient considérablement accrus, et qu’on ait même découvert des traces de l’existence du genre humain à l’époque tertiaire. » Dans l’examen de cette question, comme dans celle de la descendance de l’homme, il faut s’affranchir des préjugés religieux ou politiques, non moins que de l’orgueil et de la passion. « Nous trouverons alors que provenir d’un corps animal déjà parvenu à un haut degré d’organisation, et d’où la force créatrice fait jaillir à un moment la lumière de la pensée, est plus convenable et plus agréable que de sortir d’une motte de terre. » Et il conclut en ces termes : « Ainsi, même pour des motifs psychologiques, on ne peut rejeter la parenté originelle de l’homme avec le singe, à moins toutefois que l’on ne considère le singe et le chimpanzé comme des animaux beaucoup trop doux et trop pacifiques, pour que des êtres de cette espèce aient pu donner naissance à ces troglodytes qui triomphaient du lion gigantesque des anciens temps, et qui, après lui avoir brisé le crâne, humaient avidement sa cervelle fumante. »

Les critiques que Lange dirige contre les écarts de la science soi-disant spiritualiste ne sont pas plus acerbes que celles qu’il dirige contre le matérialisme naïf de la phrénologie et de la physiologie prétendues scientifiques. Les phrénologues, de Gall jusqu’au docteur Castle, se laissent égarer par les dénominations équivoques et les divisions arbitraires de la psychologie traditionnelle. En localisant les facultés, ils ne font que réaliser des abstractions, donner un corps à des chimères, que peupler le cerveau d’âmes et d’entités multiples. On en doit dire autant de bien des physiologistes. Même chez Pflüger, dont les savantes découvertes sur les réflexes ont ouvert des voies nouvelles, ce défaut est encore très-sensible. Ce n’est que depuis les travaux de Meynert sur l’anatomie cérébrale des mammifères, depuis les belles expériences de Hitzig, de Ferrier et de Nothnagel sur la physiologie du cerveau, que la physiologie est devenue véritablement expérimentale, et en a décidément fini avec les hypothèses et les abstractions.

Jamais la cause de la science positive, comme elle s’appelle, n’avait été plaidée avec plus de chaleur et d’autorité. À coup sûr, les savants ne pouvaient exiger ni même attendre d’un philosophe une intelligence plus vive de leurs méthodes, une sollicitude plus inquiète et plus éclairée pour l’intégrité et l’indépendance de leurs principes, une revendication plus jalouse enfin de leurs droits. Ce n’était pas moins contre la timidité ou l’inconséquence de ses propres partisans que contre les prétentions ou l’hostilité de ses adversaires, que Lange défendait la science tour à tour. Le mécanisme était enfin professé dans toute la rigueur de ses lois et proclamé la règle unique, la mesure inflexible de toute certitude scientifique, présenté comme le mode fondamental d’explication, auquel tous les autres empruntent leur vérité et dont ils ne peuvent s’écarter que provisoirement.

Si Lange avait assez fait ainsi pour la cause de la science, il n’avait encore rien fait pour celle de la philosophie. Son œuvre n’était jusque-là qu’un commentaire, approprié aux problèmes contemporains, des principes et des méthodes de la philosophie positive, ou de la philosophie exclusivement scientifique.

Lange comprenait que la tâche du philosophe est autre que celle du savant. Ce dernier cherche une explication des faits qui nous permette de les gouverner plus encore que de les comprendre. Mais l’esprit ne se contente pas de savoir que le mécanisme ou l’application du principe des causes efficientes nous aide, comme disait excellemment Leibniz, « à nous procurer des phénomènes ». Nous voulons davantage.

Ce qui caractérise, à proprement parler, le philosophe et le distingue du savant, c’est le besoin de s’interroger sur l’autorité des principes, sur la valeur logique de la certitude scientifique ; c’est aussi le désir de pousser aussi loin que possible notre connaissance du vrai, en suppléant aux lacunes de l’expérience et du calcul, et de donner satisfaction à nos instincts du beau et du bien, aux aspirations de notre imagination et de notre cœur, dont le savant n’a que faire, ou plutôt dont il doit constamment se défier.

Évidemment le matérialisme ne répond pas à ces besoins nouveaux de l’âme philosophique. Le même Lange, que nous avons vu si bien glorifier les services rendus par le matérialisme à la cause de la science, ne se complaît pas moins maintenant à en faire ressortir l’irrémédiable pauvreté, les vices incurables.

Le matérialisme affirme l’existence de la matière et du mouvement : mais que sont la matière et le mouvement ? À toutes les époques, avec Démocrite et Épicure dans l’antiquité, avec Gassendi, Hobbes, de la Mettrie et d’Holbach aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec Moleschott et Büchner de notre temps, nous n’obtenons que des réponses contradictoires ou insuffisantes. Tantôt la matière semble se réduire au mouvement ; tantôt elle est, à la fois, le principe mystérieux du mouvement et de la pensée. Ici elle se résout en une collection d’atomes ; là elle est identifiée, sous le nom obscur de nature, avec le principe universel et unique de la vie. Quand les matérialistes définissent la matière comme l’atome en mouvement, ils n’analysent pas assez l’idée de matière et celle de mouvement, pour s’apercevoir que ces deux idées supposent celles du temps et d’espace, et que ces dernières, à leur tour, appellent la discussion philosophique. Au contraire, ils n’hésitent point, par un grossier sophisme, à faire dériver les idées de temps et d’espace de celles de matière et de mouvement. L’atome, auquel la matière se réduit pour eux, ne saurait être une donnée des sens : et cependant les matérialistes invoquent l’expérience comme l’unique principe de toute certitude. Le calcul mathématique leur sert à interpréter les données de l’expérience, et au besoin à les compléter : mais ils ne se demandent pas quelle est la nature, quels sont les titres de cette interprétation. Si quelques-uns d’entre eux, comme Feuerbach, font de la sensation le principe même de toute réalité, ils ne voient pas que la sensation est tout autre chose que la matière. Enfin, ils sont hors d’état avec l’atome de rendre compte de la pensée la plus élémentaire. Là est, comme le répète sans cesse Lange, le point vulnérable du matérialisme. Ce n’est qu’au prix de perpétuelles contradictions, d’obscurités calculées, ou d’une impardonnable légèreté, qu’il échappe à la difficulté. S’inspirant de Dubois-Reymond et de Zœllner, Lange résume son argumentation contre l’insuffisance théorique du matérialisme, en deux propositions qu’il nous paraît bon de citer : « 1o Le matérialisme confond une conception théorique, une abstraction (la matière) avec la réalité. De la donnée immédiate de la conscience, c’est-à-dire de la sensation, il fait une pure apparence. 2o La sensation est un fait plus fondamental que le mouvement matériel. »

Le matérialisme n’est pas moins impuissant devant le besoin de l’idéal. L’art, la morale, la religion, n’ont pas de fondement dans sa métaphysique. Qu’on lise, dans le premier volume, la réfutation ingénieuse de l’esthétique matérialiste de Diderot, des conceptions insoutenables de d’Holbach sur la religion et sur la morale ; qu’on médite surtout le dernier chapitre du second volume : on reconnaîtra sans peine que nul esprit n’a eu le sentiment plus profond des faiblesses du matérialisme, que l’historien qui s’en est montré l’interprète le plus autorisé, l’avocat le plus convaincu.

« Le matérialisme est le degré le premier, le plus bas, bien qu’il soit le plus solide comparativement de la philosophie. Étroitement attaché à la science de la nature, il ne devient un système qu’à condition d’en franchir les bornes. Sans doute la nécessité, qui domine dans le système des sciences naturelles, donne au système qui s’appuie directement sur ces dernières une certitude égale de toutes ses parties à un degré remarquable. La certitude et la nécessité de chacun des éléments rejaillit sur le système lui-même ; mais c’est là une apparence illusoire. Ce qui fait du matérialisme un système, la supposition fondamentale qui relie toutes les sciences particulières en un tout systématique, n’est pas seulement la partie la plus hypothétique, mais encore la moins capable de résister à la critique. »

Le matérialisme n’en a pas moins le mérite d’intervenir utilement, toutes les fois que les droits de la science sont méconnus ou contestés par la métaphysique. « Toute explication fausse de la réalité ébranle la base même de notre existence spirituelle. À l’encontre des rêveries métaphysiques, qui prétendent pénétrer l’essence de la nature et découvrir par la vertu de purs concepts ce que l’expérience seule peut nous apprendre, le matérialisme est comme contre-poids un véritable bienfait. » — « L’homme sans doute a besoin de compléter le monde réel par un monde idéal, produit de sa création ; et les plus hautes comme les plus nobles fonctions de son esprit concourent dans de telles productions. Mais les produits de cette libre activité continueront-ils de se présenter sous la forme d’un savoir démonstratif ? Alors le matérialisme renaîtra toujours pour détruire ces audacieuses spéculations, et satisfaire le besoin d’unité de l’esprit par la synthèse qui dépasse le moins les données de la réalité et de la démonstration. »

Mais que la reconnaissance due à ses bienfaits ne nous fasse pas oublier « qu’il est, indépendamment de son insuffisance théorique, pauvre en excitations, stérile pour l’art et la science, indifférent ou égoïste dans les rapports sociaux ».

La métaphysique du matérialisme n’est donc pas celle de Lange.

Si nous cherchons définir la métaphysique de notre auteur, il nous en faut chercher les traits épars dans tout son ouvrage. Bien qu’il ne soit pas très-facile de dégager une métaphysique conséquente des affirmations trop diverses de Lange, et de démêler une préférence décidée à travers les témoignages multiples de sa mobile sympathie, l’idéalisme moral et religieux de Fichte paraît bien être le modèle dont il tend le plus à se rapprocher.

En dépit de certaines déclarations sceptiques de sa théorie de la connaissance, Lange ne s’interdit pas plus que Fichte de jeter un coup d’œil sur le monde des choses en soi ; et, soutenu par sa foi morale, de soulever un coin du voile qui nous en dérobe le mystère : « La science n’est pas le moins du monde contrariée dans sa marche conquérante, parce que la foi naïve dans la matière s’évanouit ; et parce que, derrière la nature, un monde infini se découvre, qui est peut-être bien la même chose vue seulement d’un autre côté ; parce que cette autre face des choses parle à toutes les aspirations de notre cœur, et que notre moi y reconnaît la véritable patrie de son être intime, tandis que le monde des atomes et de leurs vibrations éternelles lui paraît étranger et froid. » On reconnaît aisément dans ces lignes un écho de la pensée de Fichte[4].

Ce qui fait surtout l’excellence de la doctrine de Fichte aux yeux de Lange, c’est qu’elle unit intimement le sentiment religieux et la préoccupation sociale à l’inspiration métaphysique. Fichte a compris, selon lui, que la religion seule communique une efficacité véritable au sentiment qu’a l’individu de sa dépendance vis-à-vis du tout. Seule elle donne à l’impératif catégorique du devoir assez de force pour briser la résistance des passions. Pénétré de cette vérité que, pour toute âme vraiment religieuse, la foi spontanée, le sentiment l’emportent sur le dogme et sur les pratiques du culte, Fichte a essayé, sous le nom de philosophie de la religion, la conciliation de la raison philosophique et de la religion traditionnelle. Il a aussi été le premier « qui ait soulevé en Allemagne la question sociale ».

Que le christianisme transformé suffise à la mission moralisatrice et sociale que Lange, d’accord avec Fichte, assigne à la religion de l’avenir, ou que l’idée religieuse soit destinée à revêtir une autre forme, « il est certain que la religion de l’avenir devra unir deux choses : une idée morale capable d’enflammer le monde, et une tentative de régénération sociale assez énergique pour relever d’une manière sensible le niveau des masses opprimées ».

Cette religion aura son clergé, son culte, ses fêtes, ses chants. Il est curieux de suivre les discussions qui s’échangeaient à ce sujet entre Lange et son ami Uberweg. Celui-ci voulait que la religion de l’avenir professât, comme l’antique hellénisme, le culte de la nature et de la vie, enseignât la sérénité et la joie, par « opposition au christianisme qui a négligé cette mission ». Lange exigeait que la religion contînt à la fois des enseignements pour les déshérités comme pour les heureux de ce monde.

« Je demandais qu’on conservât au moins auprès de l’édifice nouveau et plus riant de la religion de l’avenir… une chapelle gothique pour les cœurs affligés. Je voulais que, dans le culte national, fussent instituées certaines fêtes qui apprendraient aux heureux de la vie à abaisser de temps en temps leurs regards dans les abîmes de la souffrance humaine, et à se sentir avec les malheureux et même les méchants dans un commun besoin de délivrance… Je me rappelle très-bien qu’un jour où nous nous entretenions de la nécessité qu’il y aurait à faire entrer nos meilleurs chants d’Église dans le culte nouveau, Uberweg me demanda quel chant des livres protestants je prendrais volontiers. Je lui répondis avec la pleine conscience de la différence qui nous séparait, par le chant qui commence ainsi : « Ô tête couverte de sang et de blessures ! » Uberweg se détourna et renonça désormais à s’entendre avec moi sur la poésie religieuse de l’avenir. »

L’avenir verra-t-il s’élever de nouvelles cathédrales, ou se contentera-t-il de halles spacieuses et bien éclairées ? « Le chant de l’orgue et le son des cloches ébranleront-ils l’air avec une puissance nouvelle ; ou la gymnastique et la musique, au sens grec, deviendront-elles les arts préférés d’une nouvelle époque ? En aucun cas, l’œuvre du passé ne sera complètement perdue ; en aucun cas, ce qui a fait son temps ne reviendra sans s’être modifié à la vie. Dans un certain sens, d’ailleurs, les idées de la religion sont indestructibles. Qui songe à réfuter une messe de Palestrina, à discuter la vérité d’une madone de Raphaël ? À tous les âges, le Gloria in excelsis exercera son empire sur le cœur de l’homme. Il retentira à travers les siècles, aussi longtemps que la sensibilité de l’homme sera secouée par la religieuse émotion du sublime. »

Quoi qu’il en soit, la religion n’est pas moins nécessaire que la métaphysique et l’art pour compléter l’œuvre de la science et assurer le progrès de la société.

L’humanité ne goûtera de paix durable qu’autant qu’elle saura découvrir dans la poésie le principe immortel qui est au fond de l’art, de la religion et de la philosophie ; qu’autant que, sur le fondement d’une telle connaissance, reposera l’accord, cette fois définitif, de la science et de la poésie trop longtemps divisées. Alors entre le vrai, le bien et le beau s’établira une riche harmonie, au lieu de cette unité morte que la plupart des libres penseurs, des réformateurs socialistes poursuivent avec passion, et croient trouver en prenant la vérité empirique comme le principe unique.

Mais Lange prévoit que cette paix des puissances de l’âme, dans l’individu et dans la société, ne se réalisera pas sans de longs efforts, sans de pénibles secousses, sans un douloureux ébranlement des consciences et des institutions. « Les conflits qui se préparent seraient adoucis, si les hommes qui sont à la tête de la société étaient tous ouverts à l’intelligence du développement de l’humanité et du processus historique ; et il ne faut pas désespérer que, dans un avenir éloigné du moins, les plus profondes transformations pourront s’opérer sans que l’humanité soit mise à feu et à sang. Ce serait sans doute la plus belle récompense pour le penseur, s’il pouvait, par ses labeurs, frayer à la réalisation de l’inévitable une voie non ensanglantée par les sacrifices, et aider à transmettre sans aucune altération les trésors de la culture passée aux générations nouvelles. Mais cette espérance est bien faible… Le penseur n’en a pas moins le devoir de parler, bien qu’il sache que ses enseignements seront peu écoutés par les hommes du jour. »

C’est par ces paroles émues et résignées que le philosophe réformateur prend congé du lecteur. Elles peignent en traits saisissants cette âme militante et rêveuse de dialecticien et de mystique, de savant et de poëte, qui rappelle par tant de côtés la généreuse nature de Fichte.

Il nous reste à porter une appréciation sommaire sur les mérites et les défauts de l’œuvre de Lange, à juger la valeur de sa tentative de conciliation entre la science et la spéculation. Nous avons cru devoir nous attacher surtout à rassembler les traits essentiels de cette pensée si complexe, à préparer en quelque sorte pour le lecteur les éléments d’un jugement définitif. Nous ne voulons cependant pas nous soustraire à l’obligation de dire notre sentiment personnel sur le livre de Lange. Nous n’avons aucunement sans doute la prétention de diriger, encore moins d’enchaîner l’opinion d’autrui. Mais notre conscience de philosophe nous fait un devoir de rendre hommage, à notre tour, à la grande cause que défend Lange, en signalant et les services qu’il lui a rendus et les torts qu’il lui a involontairement causés.

Le défaut le plus apparent de l’ouvrage, c’est le manque d’unité.

Ce vice tient sans doute, et tout d’abord, à la nature même du livre, qui n’est purement ni une œuvre d’histoire, ni une œuvre de critique ; qui paraît, dans le premier volume, exclusivement consacré à la justification du mécanisme, à l’apologie du matérialisme scientifique, et qui, dans le second, se montre destiné surtout à mettre en lumière la vérité de la thèse idéaliste, à résoudre le mécanisme en une hypothèse subjective. Il faut reconnaître encore que les additions considérables faites, dans la seconde édition, à la critique des sciences positives, ont troublé, en bien des endroits, l’économie de la composition primitive.

Mais ce ne sont pas seulement des vices de forme que nous avons à signaler dans l’histoire du matérialisme. C’est sur l’incertitude, la confusion, les contradictions trop fréquentes des doctrines mêmes de l’auteur, qu’il importe d’insister particulièrement.

La doctrine critique de Lange repose essentiellement sur l’opposition de la science et de la croyance ; sur la distinction solidement établie et fermement maintenue de la certitude démonstrative et de la certitude métaphysique. Mais, pour être de nature différente, ces deux espèces de certitude sont-elles inégales ? et, dans ce cas, quelle est celle des deux qui nous rapproche le plus de la vérité absolue ? Il semble d’abord, lorsqu’on lit Lange, que toute certitude, toute réalité nous viennent de la science positive. Mais bientôt tout ce monde, si laborieusement édifié par la science, et qui reposait sur le solide fondement de l’expérience et de la démonstration, se dissout sous l’effort de la critique, et ne nous apparaît plus que comme un mirage trompeur, comme une vaine apparence. En un mot, on ne voit pas clairement où est la vérité la plus haute, sinon la vérité définitive. Réside-t-elle dans l’idéal ou dans la réalité sensible ? Ou encore, tous deux ne seraient-ils pas d’égales illusions, avec cette différence toutefois que l’illusion sensible serait, après tout, la commune illusion, tandis que l’illusion métaphysique est mobile et capricieuse comme les individus ? La science aurait alors l’avantage sur sa rivale.

Il nous est interdit de nous arrêter à cette pensée. Nous ne pouvons oublier que les catégories, ces règles suprêmes de la connaissance scientifique, nous sont présentées par Lange comme des données de l’expérience psychologique, comme des principes, dont le nombre est incertain, dont l’origine est empirique. La complaisance avec laquelle Lange revient, soit à propos de Protagoras, soit à propos de Hobbes, sur la thèse du relativisme de la connaissance, et le prix qu’il attache à la théorie de la probabilité, semblent indiquer que les principes comme les résultats de la science ne reposent pour lui que sur la vraisemblance.

Mais il n’a pas plus le droit de parler de vraisemblance que de certitude. Car où est le principe qui servira de mesure à la vraisemblance ? Est-ce l’expérience, mobile et bornée comme l’individu, comme l’humanité ?

Ainsi, on le voit, nous sommes enfermés par Lange dans un double cercle d’illusions, le premier plus étroit, plus inflexible, le second plus vaste, mais aussi plus mobile. Illusions scientifiques, illusions métaphysiques nous dérobent également la vraie face des choses. Nous ne connaissons la vérité, la réalité de rien.

Cette conclusion, un disciple de Lange, Vaihinger, n’hésite pas à la dégager de l’œuvre du maître et à la formuler dans toute sa désespérante rigueur. Est-ce bien celle de Lange ? En avons-nous fini avec les fluctuations de sa pensée, nous ne pouvons dire de son système ? Sommes-nous certains au moins d’une chose, à savoir que rien n’est certain ? Ce serait là, sans doute, une proposition contradictoire, qui se détruirait elle-même ; mais enfin nous aurions saisi le dernier mot de Lange.

M. de Hartmann, dans sa récente réponse aux critiques de Vaihinger, a mis habilement en relief le nihilisme sceptique de Vaihinger, en poussant à l’extrême le subjectivisme critique que ce dernier emprunte à Lange. Il imagine spirituellement entre le philosophe et une dame un dialogue sentimental et philosophique, où la dame finit par repousser fièrement les tendres déclarations d’un galant trop peu convaincu de la réalité de ses charmes et de son existence même. Mais M. de Hartmann fait surtout le procès à Vaihinger. Il voit très-bien que le subjectivisme du second s’emporte bien au delà de limites où le sens éminemment pratique du premier fait effort pour se contenir.

Lange, en effet, à tant d’autres contradictions, que nous lui avons déjà reprochées, en joint une nouvelle, la plus heureuse, si l’on veut, mais à coup sûr la plus flagrante de toutes. Son idéalisme subjectif repose, comme celui de Fichte, sur un dogmatisme moral très-décidé. La loi du devoir, l’obligation de subordonner l’individu au tout est affirmée par lui, avec insistance et énergie, comme la plus haute vérité, comme la suprême certitude. Les inspirations de la foi métaphysique voient alors leur vérité mesurée au rapport qu’elles ont avec notre besoin moral ; et la science, avec son hypothèse mécaniste, doit, à son tour, sa vérité et son prix à ce qu’elle est l’instrument nécessaire du commerce des intelligences, la condition sine qua non de l’ordre moral des esprits. C’est à la lumière supérieure de la conscience morale que, comme Kant et plus encore comme Fichte, Lange se hasarde, en passant sans doute, mais avec une foi entière, que ne connaissent pas l’ironie critique et le scepticisme indifférent de Vaihinger, à des hypothèses sur le fond dernier de la réalité, sur le monde des choses en soi, qui rappellent, nous l’avons montré, celle des métaphysiciens les plus hardis.

Et il semble bien que les inspirations métaphysiques de ce dogmatisme moral dominent au fond la doctrine de Lange ; et qu’on serait injuste envers sa pensée, en insistant trop longtemps sur les contradictions de détail, sur les conséquences sceptiques que nous avons dû relever. Ce n’en est pas moins un grave reproche à faire à un philosophe, qui excelle si bien à critiquer les autres, que d’être obligé de tenir moins compte de ses affirmations expresses que de ses tendances morales. Sous cette réserve, nous accordons volontiers à Lange le bénéfice de son dogmatisme moral. Nous croyons que la métaphysique de Fichte, commentée et agrandie par les récentes découvertes de la science, pourrait bien être, au fond, le dernier mot de sa philosophie.

L’unité du système ne peut donc être maintenue qu’à condition que Lange supprime le divorce de la raison théorique et de la raison pratique ; qu’il se décide à subordonner la première à la seconde, à faire de la liberté le principe commun de la connaissance et de l’action. Nous n’ignorons pas que Lange nie le libre arbitre, aussi décidément qu’un matérialiste. Il ne consent même pas à reléguer, comme Kant, la liberté dans le monde des noumènes. Il parle pourtant sans cesse de la « libre synthèse » de l’esprit, de la spontanéité que le moi déploie dans ses créations idéales. Ici comme précédemment, nous aurions à mettre en lumière, à développer, plus que Lange ne l’a fait lui-même, les germes de dogmatisme moral que contient surtout le dernier chapitre de son œuvre.

Ce ne serait pas assez de corriger les contradictions générales dont nous venons de parler, celles du scepticisme et du dogmatisme, du relativisme scientifique et du dogmatisme moral, de la raison théorique et de la raison pratique, de la liberté et du déterminisme. Nous n’en finirions pas, si nous voulions relever toutes les incohérences de détail que le livre renferme. Et cela est tellement vrai, que Vaihinger se croit autorisé par certains textes à soutenir que Lange fait de l’antinomie la loi même de la pensée. Selon le disciple, l’opposition du réel et de l’idéal, de la liberté et de la nécessité, du fini et de l’infini, du phénomène et de la chose en soi, du pessimisme et de l’optimisme, de la science et de la métaphysique, du mécanisme et de la finalité, pour ne parler que des antinomies les plus importantes, a été élevée par la critique de Lange et la hauteur d’un principe nouveau et déclarée absolument réfractaire à toutes les tentatives de conciliation. Nous persistons à plaider avec Lange contre Vaihinger, au besoin contre Lange lui-même. Nous croyons que la métaphysique de Lange, entendue dans le sens de l’idéalisme pratique, n’est pas condamnée à l’antinomie.

De ce point de vue, il nous serait facile de combler les lacunes des conceptions spéculatives de Lange, après en avoir fait cesser les contradictions. Ni sur l’art, ni sur la morale, Lange ne nous donne des explications suffisantes. Sans doute il oppose à l’esthétique, à l’éthique du matérialisme les principes très-décidés de son idéalisme pratique. Il nous invite à voir dans l’art et la morale des produits de la même libre synthèse qui se joue dans les constructions de la métaphysique. Mais il ne nous dit pas quel est le lien de ces diverses synthèses. Il ne nous éclaire pas sur les relations qu’ont entre elles ces formes diverses de l’idéal. Le beau est-il une pure création de l’esprit, sans rapport avec la réalité ? La nature ne doit-elle être considérée que comme un mécanisme sans vie, sans beauté propre ? Est-elle étrangère à toute finalité ? Ces divers problèmes restent sans solution dans le livre de Lange. Il semble que le beau, le vrai, le bien habitent des sphères séparées et étrangères ; ou encore que la pensée revête arbitrairement de formes absolument indépendantes les unes des autres, suivant la faculté spéciale à travers laquelle il la contemple, une réalité mystérieuse, qui n’a rien de commun avec ces apparences diverses. Ainsi le même œil peut voir les objets sous les aspects les plus contraires, en interposant capricieusement entre eux et lui des prismes de couleur et de formes différentes. Où est cette harmonie du beau, du vrai et du bien, cette unité des puissances de l’âme que Lange nous fait un devoir de réaliser ? En supprimant tout rapport entre l’idéal et la réalité, ne risque-t-il pas d’amoindrir le prix et l’attrait du premier ? Je comprends que Platon et qu’Aristote placent les formes pures dans une région supérieure à celle des sens. Mais ils font de l’idéal le but suprême qu’aspire à réaliser la nature, bien qu’elle y soit éternellement impuissante. Et Kant n’asservit pas moins impérieusement le monde sensible que la conscience de l’homme aux fins supérieures de la raison pratique. Cette harmonie des puissances de la nature et de la pensée, nous la cherchons en vain dans la doctrine de Lange. Et par ce côté, elle est bien inférieure à l’œuvre des grands idéalistes.

Nous ne croyons pas non plus que Lange serve aussi bien qu’eux la cause de l’action et du progrès moral. Nous l’avons dit à maintes reprises, la nature de Lange est éminemment pratique. Ce qu’il poursuit avant tout, c’est l’harmonie de diverses énergies de l’âme. Il veut faire cesser le divorce de la science et de la spéculation, de l’idéal et du réel, où s’épuisent les meilleures intelligences ; et tourner contre l’ennemi commun, c’est-à-dire contre la souffrance physique et morale, contre la misère sociale en un mot, les forces combinées de la science, de l’art, de la moralité, de la spéculation. Il ne combat si énergiquement en faveur des droits du mécanisme contre les prétentions de la métaphysique, que parce que le premier est le seul instrument efficace de la lutte engagée par l’esprit contre les puissances de la matière ; et il ne brise, à leur tour, les fausses idoles du matérialisme, avec une si généreuse impatience, que parce que l’égoïsme économique en fait ses divinités protectrices. S’il veut protéger contre le souffle glacé des abstractions scientifiques les inventions délicates de l’imagination poétique, ou les nobles inspirations de la métaphysique, c’est qu’il croit à leur vertu éducatrice, à leurs bienfaisantes influences. Il n’insiste sur la mission sociale de la religion, et n’appelle de toutes les forces de son âme l’accord du christianisme et de la culture moderne, que parce qu’il est profondément convaincu de l’efficacité pratique de la foi religieuse.

Mais a-t-il bien suivi la voie qui doit conduire à la transformation morale et sociale de l’humanité ? Est-ce nous intéresser à la cause de la métaphysique et de la religion, que nous demander d’y travailler sans y croire ? Ne réduit-il pas l’art à n’être qu’une distraction élégante, qu’un amusement d’oisifs, en lui refusant de servir d’interprète et de modèle à la réalité ? Il risque même de détourner les esprits de la science, en interdisant à la science tout commerce avec la réalité vraie. Mais surtout il ne saurait persuader aux hommes de travailler à l’œuvre collective de l’émancipation et du progrès, alors qu’il semble enchaîner les actions humaines, comme l’évolution de la nature elle-même, au déterminisme inexorable des lois mécaniques. Sans doute, c’est aux tendances sceptiques de la philosophie de Lange que nous faisons encore ici le procès. On nous accordera sans peine qu’elles ne sont propres qu’à diminuer l’efficacité de son enseignement pratique.

Ainsi l’absence d’autorité pratique n’est pas moins sensible que le manque d’unité dans l’œuvre de Lange. Tous nos reproches se ramènent à un grief plus général, l’incertitude de sa métaphysique.

Hâtons-nous de reconnaître que le dessein de Lange excuse en partie les défauts de son livre.

Ce n’est pas, en effet, une métaphysique qu’il s’est proposé de nous donner, mais une théorie de la connaissance, au point de vue spécial et restreint d’une analyse critique du mécanisme scientifique. Il cherchait avant tout à rapprocher les savants et les philosophes, en défendant avec les premiers les droits imprescriptibles, en soutenant avec les seconds l’insuffisance théorique et pratique du mécanisme. Les savants qu’il s’agissait de gagner au respect d’abord, et ensuite, s’il était possible, au culte de la spéculation philosophique, avaient besoin d’être éclairés sur les sophismes et la pauvreté du matérialisme, non d’être initiés prématurément aux hypothèses toujours discutables d’une doctrine métaphysique. Il était bon de faire appel à leur sens de l’analyse et de la méthode contre un système superficiel et trompeur. Il n’eût pas été prudent d’y soumettre trop tôt des conceptions, dont la subtilité et l’étrangeté auraient déconcerté et alarmé bien vite leur philosophie mal assurée ; dont ils auraient surtout, avec leurs habitudes d’esprit, méconnu trop aisément le caractère provisoire. D’un autre côté, ce n’est pas aux philosophes qu’il était nécessaire de démontrer le prix de la métaphysique, la valeur poétique et morale des spéculations idéalistes. Et l’histoire de la spéculation était assez riche d’indications précieuses, de suggestions fécondes, d’hypothèses séduisantes et légitimes, pour qu’il ne fût pas nécessaire d’enrichir d’un système nouveau la série de ces généreuses fantaisies, où s’est complue l’imagination et dont a vécu la conscience du passé. Les philosophes du présent avaient bien plutôt besoin d’être conquis à l’intelligence, au respect du mécanisme scientifique. Il fallait, en un mot, dissiper chez eux l’ivresse de cet idéalisme chimérique qui avait égaré depuis Kant les plus hautes intelligences, et rabattre chez leurs adversaires l’orgueilleuse suffisance du savoir positif, ses vaines prétentions à résoudre l’énigme de l’univers, et à remplir la vaste capacité du cœur de l’homme. Cette double tâche, Lange a l’impérissable honneur de l’avoir tentée et victorieusement résolue.

Il a mieux que tout autre compris que le réel et l’idéal sont, à des titres divers, mais également imprescriptibles, le double champ de notre activité, la double patrie de nos âmes. Les fleurs de l’idéal ne peuvent être cultivées et cueillies que sur le terrain préparé et fécondé par les sciences et l’industrie de l’homme. Se contenter de l’activité matérielle et du mécanisme scientifique qui la doit diriger, c’est se borner à préparer les conditions de la vraie vie, mais renoncer à la vivre, et, comme dit le poëte, propter vitam vivendi perdere causas. Nul n’a plus éloquemment que Lange signalé le danger que le développement des sciences positives et de l’industrialisme fait courir aux sociétés modernes ; nul n’a mieux compris qu’affaiblir le sens de l’idéal, c’est accroître celui de l’égoïsme. Sans doute la cause de l’art, de la spéculation avait trouvé avant lui d’éloquents défenseurs : elle n’avait jamais été plaidée, depuis Kant, avec cette largeur de vues, je veux dire avec la claire et profonde conviction qu’il est nécessaire de ne rien retrancher à la science et au mécanisme de ce qu’on accorde à la spéculation et à l’esprit.

C’est surtout en regard des tentatives semblables de ces dernières années qu’il faut placer l’œuvre de Lange, pour en bien mesurer l’originalité. En France, en Allemagne, en Angleterre, la cause de la conciliation de la science et de la philosophie a trouvé d’habiles et vaillants interprètes. Sans parler des tentatives que les noms de Lotze et de Hartmann recommandent en Allemagne ; de la distinction maintenue par Spencer entre le domaine de la croyance et celui de la connaissance ; de la confession finale de Stuart-Mill dans ses Essais sur la religion : bornons-nous à rappeler ici les tentatives, estimables à des titres divers, qui ont été faites dans notre pays par des penseurs éminents. Est-ce que la Critique de Renouvier, la Métaphysique et la Science de Vacherot, le rapport de M. Ravaisson sur la Philosophie française du XIXe siècle, le livre de M. Caro sur le Matérialisme et la Science, l’ouvrage récent de M. Janet sur les Causes finales, ne sont pas pénétrés du même besoin auquel l’Histoire du matérialisme doit naissance ? On trouvera peut-être que la science y fait parfois les frais de la conciliation poursuivie. Mais n’est-ce point, par contre, la philosophie qui les paye trop souvent dans le livre de Lange ? Et cette différence marque justement l’originalité de l’entreprise de notre auteur en regard d’essais semblables. Nulle part le déterminisme scientifique, nulle part le mécanisme cartésien n’ont trouvé de notre temps un interprète aussi ferme, aussi pénétrant.

Il nous resterait à parler de l’influence qu’ont exercée les idées de Lange sur les penseurs contemporains. Les préoccupations sociales et religieuses qui s’accusent dans les écrits, remarquables à des titres divers, de M. de Hartmann et de Strauss, semblent bien inspirer, pour les combattre sans doute, des conceptions de Lange. Signalons surtout ce mouvement d’études kantiennes dont l’apparition de l’Histoire du matérialisme a donné en quelque sorte le signal.

En résumé, ni l’originalité, ni l’opportunité, ni l’influence n’ont manqué à l’œuvre de Lange.

Avec ses rares qualités et ses graves défauts, l’Histoire du matérialisme est, à nos yeux, une des lectures les plus fortifiantes qui puissent être recommandées aux esprits que trouble trop facilement le spectacle des dissentiments et des contradictions de la pensée contemporaine.

Elle leur enseignera comment il faut juger l’opposition séculaire, mais trop aisément déclarée insurmontable de la spéculation et de la science positive. Ils y verront réduites à leur juste valeur les accusations passionnées, les craintes irréfléchies et les inquiétudes calculées, que provoque chez les esprits superficiels ou prévenus le nom seul du matérialisme ou l’idée du mécanisme physique. Ils comprendront mieux aussi quelle secrète affinité relie la métaphysique et la poésie. Lange leur apprendra, à tout le moins, qu’il n’est pas plus légitime de triompher contre la philosophie de la variété des doctrines philosophiques, que de tirer avantage contre l’art de la diversité des préférences esthétiques.

Plus que dans le reste de l’Europe, enfin, c’est peut-être chez nous que le divorce de la science et de la spéculation divise le plus profondément les intelligences. L’exemple de Lange réussira sans doute à les convaincre de la possibilité, disons mieux, de l’impérieuse nécessité d’associer la culture scientifique aux méditations de la philosophie.

D. Nolen.



Montpellier, août 1877.



  1. La Philosophie de l’Inconscient, traduite de l’allemand sur la 7e édition, par D. Nolen. Paris, Germer-Baillière, 1877.
  2. Le Darwinisme, traduction de G. Guéroult (idem).
  3. Das Unbewusste vom Standpunkt der Physiologie und Descendenztheorie. Berlin, Duncker, 1877.
  4. Nous prenons la liberté de renvoyer le lecteur à notre livre sur et la Critique de Kant et la Métaphysique de Leibniz », p. 398 et suiv., Germer-Baillière, Paris, 1876.