Histoire du donjon de Loches/Introduction

Edmond Gautier
Impr. de A. Nuret (p. i-vii).


Il y a quelques années, le château de Loches n’était connu que dans un rayon fort restreint, et visité seulement par de rares étrangers. Aucune étude spéciale ne lui avait été consacrée. Son histoire se trouvait éparse dans un petit nombre de livres, dont quelques-uns ne se rencontrent plus que dans les bibliothèques publiques ou dans les collections particulières.

Aujourd’hui que des communications faciles et rapides amènent chaque jour dans nos murs des visiteurs de plus en plus nombreux, nous avons pensé faire une œuvre utile en rassemblant pour eux les documents historiques qui composent l’histoire du Donjon.

En 1869, la réunion à Loches du Congrès archéologique de France, sous la direction du savant et regretté M. de Caumont, nous avait donné l’occasion d’écrire sur ce sujet encore peu connu une notice de quelques pages. Malgré l’accueil bienveillant qu’elle a reçu des touristes, nous n’avons jamais cherché à nous dissimuler que les limites en étaient trop étroites, et que de nombreuses lacunes restaient à combler.

Onze ans se sont écoulés depuis cette époque. Nous avons essayé de les mettre à profit, par une étude constante et approfondie du monument, et des auteurs qui pouvaient nous livrer un lambeau de son histoire.

De plus, aidé et encouragé par quelques amis qui partagent nos goûts et professent avec nous le culte de notre histoire locale, nous avons entrepris et mené à bonne fin des fouilles considérables. Nous avons découvert et débarrassé un étage entier du vieux Donjon, complètement oublié[1].

C’est le résultat de ces recherches, et de nos études de onze années, que nous publions aujourd’hui.

Nous ne connaissons guère d’auteurs qui se soient spécialement occupés du Donjon de Loches. M. Baillargé, architecte, est le seul qui lui ait consacré quelques pages, où brillent la sérieuse érudition archéologique et la vive imagination de l’auteur, mais où le côté historique est traité trop rapidement. Ce petit livre a été notre premier guide ; d’autres sont venus ensuite, en tête desquels il faut citer le Dictionnaire de l’arrondissement de Loches, par Dufour (1812) : à part quelques erreurs, c’est le plus sérieux et le plus sûr que l’on puisse encore consulter. — Chalmel, dans son Histoire de Touraine (1826), et le Cher Adolphe de Pierres, dans ses Tablettes chronologiques de l’histoire de Loches (1843), ne se recommandent ni par une grande exactitude, ni par une critique bien sévère ; ces ouvrages, — dont le dernier n’est qu’une suite sans liaison de notes chronologiques extraites principalement de Dufour et de Chalmel, — embrassent en même temps l’histoire générale de la ville.

Il est assez difficile en effet d’isoler l’histoire du château de celle de la ville, et même, dans le commencement, de celle des comtes d’Anjou. Notre donjon fut, presque au même titre qu’Angers, le berceau de la puissance des princes angevins, et le plus illustre d’entre eux voulut même avoir sa sépulture prés de la forteresse dont il avait été le maître et probablement le fondateur.

Du jour où le château de Loches leur fut confié pour garder la vallée de l’Indre contre les invasions normandes, nous voyons ses possesseurs, fidèles à leur mission d’origine, marcher pas à pas et de siècle en siècle vers le but indiqué, tantôt par les armes, tantôt par des traités et des mariages ; conquérir les domaines de leurs ennemis héréditaires, et, refoulant hors de France la puissance normande, les poursuivre au delà des mers, et s’asseoir à leur place sur le trône d’Angleterre, où règnent encore aujourd’hui les descendants de Foulque le Noir et de Geoffroy le Bel ; — tandis qu’à partir de ce moment les rois de France, agissant en sens inverse mais dans un intérêt semblable, luttent avec acharnement contre les successeurs des Plantagenets, et finissent par déposséder la race angevine, devenue désormais étrangère et ennemie, des provinces où elle avait pris naissance, et qui lui appartenaient par droit d’héritage et de conquête.

Pendant ce temps-là une petite ville s’est formée au pied du château, et désormais elle vivra de sa vie propre. Elle aura aussi ses monuments, ses remparts, son organisation ; son importance ira en grandissant à mesure que celle du château diminuera. Forteresse ou prison, le Château est le domaine du roi ; et bien que l’administration et les intérêts de la ville en restent distincts, on comprendra que les points de contact seront nombreux et que leurs histoires se confondront souvent. Les événements se mêlent quelquefois à ce point, qu’il est difficile de savoir où commence l’une et où finit l’autre.

Mais une histoire ainsi conçue, pour être une œuvre sérieuse, demanderait des volumes. Renvoyant donc à des temps plus éloignés, — si Dieu nous prête vie et loisir, — l’histoire de la ville proprement dite, nous avons, pour être plus exact et plus précis, restreint notre sujet. Le Donjon à lui seul nous a paru digne d’être étudié séparément. Nous avons essayé, — sans nous flatter d’y avoir toujours réussi, — de faire une part à chaque chose, et de distinguer autant que possible, sans les séparer d’une manière absolue, l’histoire du château de celle de la ville.

Si nos devanciers ont eu sur nous les avantages de la supériorité scientifique ou littéraire, et de l’autorité qui s’acquiert avec le temps, pas plus que nous ils n’ont eu la passion de la recherche, l’amour de nos antiquités nationales, le respect absolu de la vérité historique. — Et nous avons en outre cette bonne fortune inappréciable d’être né à l’ombre de ce vieux donjon ; de l’avoir eu sans cesse, en grandissant, devant les yeux et dans la pensée ; d’avoir pu et de pouvoir encore lui consacrer une étude de tous les jours et de toutes les heures ; et de nous être, pour ainsi dire, tellement identifié à lui, qu’il nous semble qu’il nous appartient.

Il ne nous a pas paru nécessaire de surcharger de notes et de renvois le bas de chaque page, pour indiquer les sources auxquelles nous avons puisé. C’eût été l’occasion, sans doute facile, de faire étalage l’érudition, en accumulant les uns sur les autres les cinquante noms des tablettes de M. de Pierres, auxquels on pourrait encore en ajouter facilement une vingtaine. Il eût fallu souvent citer dix ouvrages pour le même fait. Nous nous sommes contenté d’indiquer, quand cela nous a paru plus particulièrement utile, le nom de l’auteur à la suite du passage cité.

Nous avons surtout recueilli avec grand soin, toutes les fois que cela nous a été possible, les documents inédits contenus aux archives de la ville. Ces témoignages précieux, contemporains des faits qu’ils constatent, sont, pour l’histoire locale, les plus authentiques, les plus indiscutables des preuves, et nous nous sommes bien gardé de les négliger.

Nous voudrions espérer que chaque lecteur trouvera dans notre livre ce qu’il cherche : — le touriste, les grands faits historiques dont notre vieux Donjon fut autrefois le théâtre ; — l’archéologue et l’homme d’étude, des recherches consciencieuses et le fruit d’un examen longtemps mûri dans une sorte d’intimité avec le monument, et poursuivi avec une passion qui a souvent fait le charme et le délassement du travail aride et des efforts perdus.

Des dessins, des plans, et de nombreuses inscriptions recueillies sur les murs compléteront et éclaireront le texte ; les visiteurs pourront emporter du château de Loches quelque chose de plus durable que le souvenir d’une visite passagère et rapide.

On pourra sans doute nous reprocher — et nous le confessons à l’avance — biens des imperfections, des lacunes, des inexactitudes involontaires. Mais nous espérons que l’on voudra bien aussi nous tenir compte des difficultés pour ainsi dire personnelles que nous avons rencontrées, en raison de notre éloignement des grands dépôts scientifiques, de la pénurie des livres et des sources d’information à laquelle on se heurte sans cesse dans une petite ville ; en raison aussi des trop rares loisirs que nous avons pu consacrer à un travail qui voulait être conduit avec suite, et qui trop de fois, bien malgré nous, a été interrompu et repris ; et l’on nous saura peut-être gré d’avoir, avec ces faibles moyens, et dans ces limites restreintes, recherché scrupuleusement et exclusivement la vérité.

Edmond Gautier.
Loches, 5 février 1880.
  1. Une société archéologique, composée de quelques membres seulement, s’est formée à Loches dans le cours de l’année 1875, et, avec ses seules ressources, a entrepris le déblaiement de l’étage inférieur de la tour. Ce travail n’a pas donné moins de 5,000 mètres cubes de matériaux de démolition à extraire. Un ancien puits de 2 mètres de diamètre a été vidé jusqu’à une profondeur de 75 pieds. — M. Chabbert, gardien-chef de la prison, dirigeait et surveillait les fouilles avec un zèle pour lequel la Société française d’archéologie lui a décerné une médaille de bronze en 1878.