Histoire du Consulat et de l’Empire (Lerminier)



HISTOIRE
DU
CONSULAT ET DE L’EMPIRE
PAR M. A. THIERS.

En terminant la lecture des trois premiers volumes de cette histoire, nous avons l’ame remplie par une émotion aussi profonde qu’élevée. Ces volumes racontent la grandeur de la France. Nous y avons trouvé le tableau des belles années qui, au commencement du siècle, virent luire sur notre pays une gloire non moins irréprochable qu’éclatante. Ici la raison n’est pas en lutte avec le patriotisme, et, sur cette grande époque, le penseur le plus sévère peut avoir les sentimens du peuple.

C’est donc la France qui fait le fond de ce livre et qui en est, pour ainsi parler, la noble matière. Quarante ans nous séparent à peine de cette partie de l’histoire nationale, tracée par un homme politique qui, dans les évènemens contemporains, joue un des premiers rôles. C’est établir d’un mot la compétence de l’historien. Il y a des choses qui ne peuvent être écrites que par des hommes qui ont agi ; ainsi pensaient les anciens, chez lesquels la vie publique était l’initiation nécessaire à l’art d’écrire l’histoire. À Florence, Machiavel et Guichardin ne furent pas d’un autre avis.

Toutefois, quand on se préoccupe plus encore des affaires politiques de son temps que des jouissances désintéressées de l’esprit, il est permis de regretter qu’un homme d’état éminent ait le loisir d’écrire l’histoire, quand il devrait en faire. Ce n’est guère ici le cas de répéter : Deus nobis hæec otia fecit, car il n’est pas d’une politique prévoyante de se priver long-temps du concours d’un talent supérieur. Mais d’un autre côté, pour l’homme d’état momentanément séparé des affaires, il n’est pas d’occupation plus naturelle, de dédommagement plus noble que d’écrire l’histoire : c’est d’ailleurs encore un exercice des facultés politiques qui trouvent dans de grands sujets une carrière assez large pour se mouvoir à l’aise. Seulement la carrière ne sera-t-elle pas semée d’écueils, si l’homme d’état historien ne craint point de peindre une époque dont beaucoup d’acteurs n’ont pas disparu, dont beaucoup de problèmes sont encore à résoudre ?

Tout en se félicitant que M. Thiers écrivit l’histoire du consulat et de l’empire, ceux qui le considèrent comme un des représentans nécessaires de la politique de notre époque pouvaient craindre que la publicité immédiate d’un pareil livre n’eût pour l’homme d’état d’assez graves inconvéniens. Comment parler d’un passé si glorieux pour la France et si peu éloigné, sans blesser l’Europe, sans offusquer les cabinets, sans éveiller des susceptibilités hostiles ? Ces appréhensions étaient naturelles : jusqu’à un certain point, nous les avons partagées ; mais vraiment elles tombent devant le livre même. Il y règne une modération si haute, une impartialité si calme, une estime si sincère pour les grandes qualités des hommes et des gouvernemens qui ont été les adversaires de la France, que personne en Europe ne pourra avec quelque ombre de justice s’irriter du patriotisme de l’auteur.

Ce que les anciens appelaient la gravité dans l’histoire se retrouve dans le livre de M. Thiers. Cette gravité, c’est l’harmonie de toutes les bonnes qualités d’un esprit ferme et grand aux prises avec un sujet immense, et n’y étant pas inférieur. On sent chez l’historien une sérénité d’intelligence, et, pour ainsi dire, une égalité d’humeur qui le montrent tout-à-fait maître de lui-même et de ses innombrables matériaux. Aussi, dès qu’on s’est engagé quelque peu dans le grand récit qu’il déroule, on prend confiance en lui, dans la sûreté de son coup d’œil, dans l’équité de ses jugemens. Assurément, chez M. Thiers, l’homme perce à travers l’historien, et c’est un des principaux charmes de son livre. Dans l’historien de Napoléon, nous retrouvons toutes les qualités qui ont mis M. Thiers si haut comme orateur politique ; mais si à la tribune, au plus vif des luttes parlementaires, M. Thiers se montre si lucide et si calme, soit qu’il approfondisse une question épineuse, soit qu’il apprécie un point du passé, on peut juger si, dès qu’il prend la plume de l’histoire, toutes ces belles aptitudes ne s’élèvent pas chez lui à une puissance plus grande encore. Il y a chez l’historien des convictions très fermes et très nettes, mais jamais elles n’empiètent sur le domaine, sur la vérité des faits : l’histoire enfin entre les mains de l’homme politique ne perd rien de son incorruptible véracité ; elle reste ce qu’elle est dans son essence, suivant l’expression d’un maître immortel, testis temporum, lux veritatis.

Au surplus, peu d’historiens ont eu, comme M. Thiers, autant de moyens de connaître et d’exposer la vérité : jamais un plus riche trésor de documens authentiques n’a été mis à la disposition d’un écrivain. Toutes les archives du royaume ont été ouvertes à M. Thiers, celles des affaires étrangères, celles du ministère de la guerre. Enfin il a été donné à M. Thiers de pénétrer dans le secret des archives de la secrétairerie d’état, qui contiennent en originaux tous les papiers, tous les écrits émanés de Napoléon lui-même. Ces papiers, ces écrits sont les irréfragables témoins de l’activité, de la puissance d’esprit de l’empereur, activité, puissance surhumaines qui lui ont permis d’enfermer dans un espace de quinze ans plus de résultats qu’il n’en faudrait pour illustrer plusieurs vies d’homme. L’empereur disait quelquefois que ce n’était pas par son épée qu’il avait conquis et gouverné le monde, mais par sa plume. Par des communications directes, par des notes concises et frappantes, il animait de sa pensée ses ministres, ses ambassadeurs, ses conseillers d’état, ses aides-de-camp. Les dépêches de M. de Talleyrand, quand il avait le portefeuille des affaires étrangères, ne furent souvent que le développement des pensées que l’empereur avait jetées sur le papier. Au camp de Boulogne, Napoléon, qui avait emmené avec lui le ministre de la marine, M. Decrès, lui adressait, dans la même journée, de nombreux billets ; c’était un ordre à exécuter sur-le-champ, c’était un plan pour l’avenir, une idée dont il fallait dès à présent préparer l’exécution. Avant M. Thiers, personne n’avait été admis à consulter ces précieux monumens de la pensée de Napoléon. Personne sans doute ne réclamera contre un pareil privilége. Ce que le gouvernement ne saurait confier à un écrivain sans mission, sans caractère, il a pu, il a dû le communiquer à un ancien président du conseil, à un homme d’état qui, par son passé et son avenir, a d’incontestables droits à ces hautes confidences. M. Thiers a trouvé aussi dans plusieurs cabinets étrangers un empressement vraiment courtois à mettre sous ses yeux des pièces intéressantes, des documens utiles. N’est-il pas de l’intérêt commun qu’un écrivain, ayant la position et l’autorité de M. Thiers, tienne entre ses mains tout ce qui peut éclairer sa religion d’historien ? Nous avons donc ici une histoire vraiment : puisée aux sources, aux sources primitives et les moins altérées.

Mais il se trouve, et ceci n’étonnera que les hommes qui n’ont pas réfléchi sur la science et l’art de l’histoire, qu’avec le nombre et l’abondance des matériaux la difficulté d’élever un monument augmente. Pour les modernes, la science et l’art de l’histoire sont dans de tels rapports, que plus la science recule ses limites, plus l’art de l’écrivain a d’obstacles à vaincre. Sans doute, si l’antiquité nous a légué, dans la littérature historique, d’admirables artistes, c’est surtout au génie naturel de ces hommes privilégiés que nous devons ce précieux héritage ; toutefois il faut faire la part de la civilisation politique au milieu de laquelle ces hommes vivaient. Les faits et les évènemens se produisaient pour ainsi dire avec une simplicité classique qui était, pour la mise en scène, comme une préparation première. Dans nos sociétés modernes, que de complications dans les faits, que de ramifications dans les évènemens et dans les choses ! Tout est complexe et immense : raconter les destinées d’un des grands états de l’Europe, c’est avoir à vaincre tout ensemble les difficultés d’une histoire particulière et d’une histoire générale. Que sera-ce s’il s’agit de la France au moment où elle accomplit sa révolution, où elle soulève toutes les questions tant pour elle que pour les autres peuples, où elle est en lutte avec tous les gouvernemens de l’Europe, où elle enfante, au milieu des tempêtes, une société nouvelle ! C’est de cette mêlée ardente de questions et de choses, de cette masse immense de matériaux qu’accumulent la succession rapide des plus grands évènemens, les discussions des assemblées, les bulletins des généraux, la correspondance des diplomates, les rapports de tous les agens politiques, c’est de cette masse immense et confuse qu’il faut tirer non pas une compilation intéressante, mais une œuvre d’art, si l’on veut prendre place dans la famille des grands historiens. Ces difficultés sont si grandes, qu’avec la plus sincère confiance dans les qualités supérieures de l’esprit de M. Thiers on pouvait craindre qu’il ne parvînt pas entièrement à les surmonter ; mais, disons-le sur-le-champ, elles ont été tout-à-fait vaincues, et de cette lutte le talent de l’écrivain est sorti plus grand et plus fort que nous ne l’avions encore vu.

L’Histoire du Consulat et de l’Empire est composée avec un art merveilleux. Grace à la connaissance anticipée du troisième volume que nous devons à la bienveillante communication de l’auteur, nous avons pu embrasser tout l’ensemble du tableau que déroule M. Thiers depuis le 18 brumaire jusqu’au consulat à vie. Ce grand sujet est partagé en quatorze livres dont chacun reçoit son titre du fait principal et dominant au récit duquel il est consacré ; tantôt c’est l’Administration intérieure, le Concordat, tantôt c’est Ulm et Gênes, Héliopolis, la Paix générale. Chaque livre est complet et vaste, mais il y a de la mesure dans l’étendue. Ce n’est pas ici le cas de dire que chaque acte en sa pièce est une pièce entière. Non, chaque partie dépend harmoniquement de l’autre, et toutes concourent à la grandeur de l’ensemble. Le lecteur est conduit, entraîné sans s’en apercevoir ; le spectacle auquel il assiste est grand, varié, infini, jamais confus. Une progression irrésistible qui sort des faits eux-mêmes, et c’est le triomphe de l’art, vous mène, vous pousse, et c’est non-seulement sans fatigue, mais avec un plaisir sérieux, avec une sorte d’enthousiasme intime et sévère, que vous parcourez toute l’étendue de cette carrière immense, à la suite d’un guide qui n’a ni dévié ni fléchi.

La lecture de l’Histoire du Consulat et de l’Empire causera plus d’une surprise à ceux qui avaient supposé que l’auteur puiserait surtout ses inspirations dans une admiration sans réserve et sans critique du génie de Napoléon et de ses actes. À entendre quelques personnes, le livre ne devait être qu’un pamphlet napoléonien. Cette maligne espérance se trouve déçue. Devant la sublime figure de Bonaparte, M. Thiers a gardé toute sa liberté d’esprit ; il n’a pas affublé le premier consul d’une grandeur fantastique : c’est un homme, et non pas un héros idéal que nous avons sous les yeux. La grandeur de Bonaparte ressort d’autant plus vive qu’elle est plus simplement rendue et plus librement jugée. Dans cette première période même, où tout est si jeune, si pur et si glorieux, il y a des degrés, des nuances que M. Thiers a exprimées de la manière la plus heureuse. Avec la gloire de l’homme, les exigences du dictateur s’accroissent. Un an après Marengo, Bonaparte était plus impérieux. En représentant l’impatience que lui causait l’opposition du tribunat, M. Thiers ajoute : « N’ayant pas vécu dans les assemblées, il ignorait cet art de ménager les hommes, que César lui-même, si puissant qu’il fût, ne négligeait pas et qu’il avait appris dans le sénat de Rome. Le premier consul exprimait son déplaisir publiquement, audacieusement, avec le sentiment de sa force et de sa gloire, et n’écoutait guère le sage Cambacérès, qui, fort expérimenté dans le maniement des assemblées, lui conseillait vainement la mesure et les égards. » (T. III, p. 323). Quand M. Thiers nous montre le premier consul recevant à Lyon, des députés de l’Italie, le titre de président de la république italienne, il s’exprime ainsi : « Cette fois comme tant d’autres, il ne fallait souhaiter au général Bonaparte qu’une chose, c’est que le génie qui conserve accompagnât chez ce favori de la fortune le génie qui crée. » (T. III, p. 398.) Enfin, lorsque la paix d’Amiens fut signée, lorsque, après dix années de la plus grande et de la plus terrible lutte, on posait les armes, arrivé à ce grand moment, l’historien fait entendre ces graves paroles : « Qui avait fait cela ? qui avait rendu la France si grande et si prospère, l’Europe si calme ? Un seul homme, par la force de son épée et par la profondeur de sa politique. La France le proclamait ainsi, et l’Europe entière faisait écho avec elle. Il a vaincu depuis à Austerlitz, à Iéna, à Friedland, à Wagram ; il a vaincu en cent batailles, ébloui, effrayé, soumis le monde. Jamais il ne fut si grand, car jamais il ne fut si sage ! » (Ibid., p. 437.) On le reconnaît, même en face de prospérités sans nuages et sans taches, l’historien ne peut se défendre de reporter sa pensée sur d’autres époques, et cette préoccupation naturelle, que partage avec lui le lecteur, éloquemment exprimée d’intervalle en intervalle, empreint les récits les plus brillans d’une mélancolique gravité.

À la grandeur de Napoléon M. Thiers n’a rien sacrifié, ni dans les choses ni dans les hommes. Si nécessaire que fût au commencement du siècle la dictature du premier consul, l’historien nous montre qu’elle trouvait sa plus grande force dans les institutions qui étaient les conséquences naturelles du génie modéré de la révolution française. Le premier consul n’est pas grand aux dépens et au détriment de la France ; il est grand parce qu’il sait comprendre et conduire un pays plein de sève et de vie, dont le génie souple et vigoureux passe avec promptitude d’excès affreux au régime réparateur de l’ordre et de la gloire. Telle est l’impression vraie, profonde, qu’on reçoit du livre de M. Thiers. La figure des contemporains illustres de Bonaparte n’est pas effacée dans l’intention d’exhausser encore le héros. Le génie militaire de Moreau est loué dignement ; on comprend tout ce qui le distingue et le distance de Bonaparte, et de trois ou quatre hommes de guerre comme Annibal et César ; en même temps on reconnaît combien est glorieuse la place que lui font dans l’histoire les batailles qu’il a livrées, notamment celle de Hohenlinden. « Cette bataille, dit M. Thiers, est la plus belle de celles qu’a livrées Moreau, et assurément l’une des plus grandes de ce siècle, qui en a vu livrer de si extraordinaires. On a dit à tort qu’il y avait un autre vainqueur de Marengo que le général Bonaparte, et que c’était le général Kellermann. On pourrait dire, avec bien plus de raison, qu’il y a un autre vainqueur de Hohenlinden que le général Moreau, et que c’est le général Richepanse ; car celui-ci, sur un ordre un peu vague, avait exécuté la plus belle manœuvre. Mais, quoique moins juste, cette assertion serait injuste encore. Laissons à chaque homme la propriété de ses œuvres, et n’imitons pas ces tristes efforts de l’envie, qui cherche partout un autre vainqueur que le vainqueur lui-même. » (T. II, p. 253, 254.) Voilà la justice et l’éloquence d’un grand historien.

En parlant des contemporains du premier consul, nous ne saurions oublier les portraits de Fouché et de M. de Talleyrand. Quand un portrait historique n’est qu’un prétentieux assemblage de rapprochemens plus forcés que naturels, d’antithèses plus brillantées que justes, nous en faisons peu de cas. Dans ce genre, des écrivains médiocres peuvent réussir, et à un examen superficiel produire quelque illusion. Au contraire, si, à travers un large récit, vous vous trouvez en face d’un portrait vigoureux et ressemblant, qui est comme la concentration bien éclairée de toutes les qualités qui constituent un des principaux personnages de l’action historique, alors le portrait n’est plus un accessoire capricieux, mais une pièce nécessaire d’un grand ensemble. À entendre quelques personnes, M. Thiers devait se faire l’apologiste de Fouché. Voici comment il le juge : « M. Fouché, ancien oratorien et ancien conventionnel, était un personnage intelligent et rusé, ni bon ni méchant, connaissant bien les hommes, surtout les mauvais, les méprisant sans distinction, employant l’argent de la police à nourrir les fauteurs de troubles autant qu’à les surveiller ; toujours prêt à donner du pain ou une place aux hommes fatigués d’agitations politiques, procurant ainsi des amis au gouvernement, s’en procurant surtout à lui-même, se créant mieux que des espions crédules ou trompeurs, mais des obligés qui ne manquaient jamais de l’instruire de ce qu’il avait intérêt à savoir ; ayant de ces obligés dans tous les partis, même parmi les royalistes qu’il savait ménager et contenir à propos, toujours averti à temps, n’exagérant jamais le danger ni à lui-même, ni à son maître, distinguant bien un imprudent d’un homme vraiment à craindre, sachant avertir l’un, poursuivre l’autre, faisant, en un mot, la police mieux qu’on ne l’a jamais faite, car elle consiste à désarmer les haines autant qu’à les réprimer ; ministre supérieur si son indulgence extrême avait eu un autre principe que l’indifférence la plus complète au bien et au mal, si son activité incessante avait eu un autre mobile qu’un besoin de se mêler de tout, qui le rendait incommode et suspect au premier consul, et lui donnait souvent les apparences d’un intrigant subalterne. Du reste, sa physionomie intelligente, vulgaire, équivoque, rendait bien les qualités et les défauts de son ame. » N’est-ce pas là une manière de peindre simple et large ? Évidemment l’historien qui, en quelques lignes, livre au lecteur un personnage aussi vivant, l’a long-temps étudié dans ses actes et dans sa vie. L’écrivain n’arrive à des résumés puissans qu’à travers la patience d’une analyse exacte. Nous ne transcrirons pas ici le portrait de M. de Talleyrand, quelque achevé qu’il soit ; il faut savoir se borner. Nous relèverons en passant un trait charmant. M. Thiers dit que M. de Talleyrand était doué d’une paresse utile, et qu’il rendait au premier consul de véritables services par son penchant même à ne rien faire. C’est avec une pleine indépendance que l’historien du consulat et de l’empire apprécie le célèbre diplomate. Nous disions ici, il y a deux ans, en parlant des brillans Éloges de M. Mignet, que le moment de juger M. de Talleyrand n’était pas encore venu. Pour M. Thiers seul, en possession de tous les documens que nous avons indiqués plus haut, le moment a pu venir, et nous croyons que, sauf des révélations imprévues, le jugement porté par M. Thiers sera définitif.

Dans le portrait de M. de Talleyrand, et au sujet de sa conversation, nous n’aurions pas trouvé le nom de Voltaire, qu’il nous eût été impossible de ne pas établir une comparaison entre l’auteur de l’Essai sur les mœurs des nations et l’historien du consulat et de l’empire. Tous deux portent dans l’histoire au même degré la rapidité du coup d’œil, un bon sens supérieur, une clarté irrésistible. Nous parlons du bon sens de Voltaire, quand la vivacité de ses passions anti-chrétiennes ne l’égare pas. Maintenant constatons les différences. Il y a dans la prose de l’auteur du Siècle de Louis XIV une continuité d’élégance qu’on retrouve dans toutes les parties, dans tous les détails, quelque rapide que soit la marche de l’écrivain. L’historien de Napoléon n’a pas cette égalité classique dans l’éclat du style ; mais pour les qualités du fond il a sur Voltaire de notables avantages, il est sérieux et politique. C’est la gloire de Voltaire que son scepticisme n’ait rien ôté à son dévouement pour la cause de l’humanité, mais il faut reconnaître que ce scepticisme l’a souvent empêché, en dépit du plus admirable talent, d’atteindre l’austère grandeur de l’histoire. L’homme qui dans sa correspondance a écrit cette phrase : « J’ai pris les deux hémisphères en ridicule, c’est un coup sûr, » a dû plus d’une fois défigurer ce genre humain qu’il voulait peindre. On n’est pas plus juste en se moquant toujours de l’humanité qu’en l’exaltant outre mesure. D’ailleurs, Voltaire, si sagace qu’il fût, ne pouvait deviner ce qu’il lui avait été impossible d’apprendre. Tout l’esprit d’un homme de lettres est insuffisant là où il faut l’expérience d’un homme politique. Depuis quinze ans, M. Thiers est dans la vie publique ; depuis quinze ans, il siège au parlement, il a été tour à tour sous-secrétaire d’état des finances, ministre du commerce, de l’intérieur, des affaires étrangères. Voilà pour un historien une école que rien ne peut remplacer. Sans parler du matériel des choses, que dirons-nous de la connaissance qu’on acquiert des hommes, de l’expérience qu’on a des partis, des enseignemens parfois douloureux que ne vous épargne pas le présent, et qui tournent au profit de l’écrivain ?

On reconnaît, en lisant le livre de M. Thiers, les opinions modérées, les vues hautes, les sentimens généreux et conciliateurs qu’il doit à l’expérience des quinze ans qui viennent de s’écouler. On voit tout ce que l’historien doit à l’homme politique. Si M. Thiers n’avait pas passé quinze ans dans les épreuves et les tourmentes de la vie publique, il eût pu être ce qu’il s’était déjà montré sous la restauration, le plus ingénieux des publicistes et un écrivain militaire du premier ordre ; mais il n’eût pas traité avec la supériorité dont nous avons les preuves sous les yeux toutes les questions fondamentales de politique intérieure et étrangère. Il est avoué aujourd’hui que M. Thiers n’a pas de rival dans l’art d’expliquer un plan de campagne, d’en décrire les développemens et de faire assister le lecteur à ces grandes rencontres auxquelles les hommes demandent un triomphe éclatant pour leurs idées ou leurs passions. L’Histoire du Consulat et de l’Empire fortifiera encore cette gloire originale. On comprend non moins vivement qu’un homme du métier les actions de Marengo et de Hohenlinden racontées par M. Thiers, qui nous fait admirer la descente en Italie par le mont Saint-Bernard comme une témérité raisonnable. Toute l’affaire d’Égypte, qui n’est cependant qu’un épisode de cette grande histoire, est traitée avec une ampleur qui ne laisse rien à désirer. La victoire d’Héliopolis, ce beau modèle de la bataille d’Isly, parle à l’imagination comme un évènement merveilleux, et cependant elle n’est que le résultat prévu de la supériorité du courage tranquille sur la fougue barbare. C’est le réveil de Kléber, la réparation de ses fautes, la glorieuse expiation des mauvaises passions qui l’avaient animé contre Bonaparte. L’incapacité de Menou, qui succède à Kléber dans le commandement, est démontrée au lecteur par la haute critique de l’historien ; elle amena l’évacuation de l’Égypte. Néanmoins M. Thiers, avec son équité ordinaire, a des paroles d’estime pour la conduite de Menou dans les derniers momens. Menou, en effet, résista avec constance dans Alexandrie qu’assiégeaient les Anglais. Or, le courrier d’Égypte qui apportait la nouvelle de la reddition d’Alexandrie arriva à Londres quelques heures après la signature des préliminaires de la paix d’Amiens. Il faut rendre cette justice au ministère anglais, qu’il ne témoigna à nos négociateurs aucune humeur de n’avoir pas connu ce résultat plus tôt. « Toutefois, dit M. Thiers, c’est une preuve que la résistance d’Alexandrie avait été utile, et que même, dans une cause désespérée, la voix de l’honneur, qui conseille de résister le plus long-temps possible, est toujours bonne à écouter. » C’est ainsi que l’histoire contient des leçons pour tous ceux qui sont appelés à l’honneur de servir leur pays.

Revenons aux idées et aux institutions de l’ordre civil. Après avoir expliqué et critiqué le mécanisme de la constitution de l’an VIII, M. Thiers expose l’administration intérieure de la France. L’assemblée constituante et la convention nationale avaient, sur les ruines de l’ancien régime, improvisé des organisations administratives qui n’avaient abouti qu’à l’anarchie. Le pouvoir était partout, excepté au centre ; il était fractionné en d’innombrables municipalités cantonales que détruisit la constitution de l’an VIII, pour leur substituer la circonscription par arrondissement. À la tête de chaque arrondissement et de chaque département, le premier consul plaça un représentant du pouvoir exécutif ; c’est le préfet et le sous-préfet, qui eurent à côté d’eux une petite assemblée délibérante, telle qu’un conseil de département, d’arrondissement ou de commune. Ainsi, à chaque degré de l’échelle administrative, on créait l’union du pouvoir exécutif et du pouvoir administratif. Cette idée nous paraît aujourd’hui bien simple ; il fallut cependant un homme de génie pour la trouver et l’exécuter. Les pages que M. Thiers consacre à toute cette organisation, à l’appréciation de l’état de nos finances, à l’établissement du conseil d’état, qu’il nous montre comme étant alors un grand conseil politique, sont excellentes. « Le premier consul, dit M. Thiers, qui n’aimait pas la discussion publique, parce qu’elle agitait alors les esprits trop long-temps émus, la recherchait, la provoquait même dans le sein du conseil d’état. C’était son gouvernement représentatif à lui. Il y était familier, original, éloquent, s’y permettait tout à lui-même, y permettait tout aux autres, et, par le choc de son esprit sur celui de ses contradicteurs, faisait jaillir plus de lumière qu’on n’en peut obtenir d’une grande assemblée, où la solennité de la tribune, les inconvéniens de la publicité, gênent et compriment sans cesse la vraie liberté de la pensée. » C’est dans la discussion du code civil que le premier consul étonna les jurisconsultes qui siégeaient au conseil d’état. Par des lectures rapides et bien choisies, il s’était mis au courant des principes élémentaires de la science des lois : ces principes lui suffirent pour discuter avec supériorité les théories entre lesquelles il fallait choisir. Qui croirait qu’à cette époque quelques gens d’esprit qui faisaient des discours au tribunat n’avaient pour le projet du code civil que de malveillantes et frivoles épigrammes ? C’est qu’ils avaient beaucoup d’humeur et très peu de connaissances positives.

Le livre XII, qui a pour titre le Concordat, est un des plus remarquables de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, et nous croyons qu’il produira une sensation profonde au milieu du choc d’idées et de querelles religieuses dont nous avons le spectacle. Jamais l’intervention du bon sens avec toute sa netteté et toute sa puissance ne fut plus désirable et plus nécessaire. Des imaginations plus ardentes que fortes s’agitent dans un triste chaos. Les uns nous apportent comme une nouveauté, comme une panacée sociale, la risible théorie du mariage des prêtres ; d’autres semblent croire qu’on fabrique des dogmes nouveaux avec des mots sonores, prophètes singuliers qui sont, au surplus, trop gens d’esprit pour se croire eux-mêmes. Cependant, comme pour prendre une triste revanche, dans les rangs du clergé on attaque les lois de l’état. Un prince de l’église commence une croisade contre les plus vieilles maximes de la monarchie française, et une partie de l’épiscopat paraît disposée à le suivre. Des deux côtés, ces écarts sont fâcheux. À ces esprits malades ou agités, nous offrirons les graves paroles de M. Thiers sur le rôle des religions positives dans les affaires et les sociétés humaines.

« Il faut une croyance religieuse, il faut un culte à toute association humaine. L’homme, jeté au milieu de cet univers, sans savoir d’où il vient, où il va, pourquoi il souffre, pourquoi même il existe, quelle récompense ou quelle peine recevront les longues agitations de sa vie ; assiégé des contradictions de ses semblables, qui lui disent, les uns qu’il y a un Dieu, auteur profond et conséquent de toutes choses ; les autres qu’il n’y en a pas ; ceux-ci qu’il y a un bien, un mal, qui doivent servir de règle à sa conduite ; ceux-là qu’il n’y a ni bien ni mal, que ce sont là les inventions intéressées des grands de la terre : l’homme, au milieu de ces contradictions, éprouve le besoin impérieux, irrésistible, de se faire sur tous ces objets une croyance arrêtée. Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il s’en fait une. Partout, en tout temps, en tout pays, dans l’antiquité comme dans les temps modernes ; dans les pays civilisés comme dans les pays sauvages, on le trouve au pied des autels, les uns vénérables, les autres ignobles ou sanguinaires. Quand une croyance établie ne règne pas, mille sectes, acharnées à la dispute comme en Amérique, mille superstitions honteuses comme en Chine, agitent ou dégradent l’esprit humain. Ou bien, si, comme en France en 93, une commotion passagère a emporté l’antique religion du pays, l’homme, à l’instant même où il avait fait vœu de ne plus rien croire, se dément après quelques jours, et le culte insensé de la déesse Raison, inauguré à côté de l’échafaud, vient prouver que ce vœu était aussi vain qu’il était impie.

« À en juger donc par sa conduite ordinaire et constante, l’homme a besoin d’une croyance religieuse. Dès-lors, que peut-on souhaiter de mieux à une société civilisée qu’une religion nationale fondée sur les vrais sentimens du cœur humain, conforme aux règles d’une morale pure, consacrée par le temps, et qui, sans intolérance et sans persécution, réunisse, sinon l’universalité, au moins la grande majorité des citoyens, au pied d’un autel antique respecté ?

« Une telle croyance, on ne saurait l’inventer quand elle n’existe pas depuis des siècles. Les philosophes même les plus sublimes peuvent créer une philosophie, agiter par leur science le siècle qu’ils honorent : ils font penser, ils ne font pas croire. Un guerrier couvert de gloire peut fonder un empire ; il ne saurait fonder une religion. Que dans les temps anciens, des sages, des héros, s’attribuant des relations avec le ciel, aient pu soumettre l’esprit des peuples et lui imposer une croyance, cela s’est vu ; mais, dans les temps modernes, le créateur d’une religion serait tenu pour un imposteur, et, entouré de terreur comme Robespierre, ou de gloire comme le jeune Bonaparte, il aboutirait uniquement au ridicule.

« On n’avait rien à inventer en 1800. Cette croyance pure, morale, antique, existait : c’était la vieille religion du Christ, ouvrage de Dieu suivant les uns, ouvrage des hommes suivant les autres, mais, suivant tous, œuvre profond d’un réformateur sublime ; réformateur commenté pendant dix-huit siècles par les conciles, vastes assemblées des esprits éminens de chaque époque, discutant, sous le titre d’hérésies, tous les systèmes de philosophie, adoptant sur chacun des grands problèmes de la destinée humaine les opinions les plus plausibles, les plus sociales, les adoptant pour ainsi dire à la majorité du genre humain, produisant enfin ce corps de doctrine invariable qu’on appelle unité catholique, et au pied duquel Bossuet, Leibnitz, après avoir pesé le dire de tous les philosophes, sont venus soumettre leur superbe génie. Elle existait cette religion qui avait rangé sous son empire tous les peuples civilisés, formé leurs mœurs, inspiré leurs chants, fourni le sujet de leurs poésies, de leurs tableaux, de leurs statues, empreint sa trace dans tous les souvenirs nationaux, marqué de son signe leurs drapeaux tour à tour vaincus ou victorieux ! Elle avait disparu un moment dans une grande tempête de l’esprit humain ; mais, la tempête passée, le besoin de croire revenu, elle s’était retrouvée au fond des ames comme la croyance naturelle et indispensable de la France et de l’Europe.

« Quoi de plus indiqué, de plus nécessaire en 1800, que de relever cet autel de saint Louis, de Charlemagne et de Clovis, un instant renversé ? Le général Bonaparte, qui eût été ridicule s’il avait voulu se faire prophète ou révélateur, était dans le vrai rôle que lui assignait la Providence, en relevant de ses mains victorieuses cet autel vénérable, en y ramenant par son exemple les populations quelque temps égarées. Et il ne fallait pas moins que sa gloire pour une telle œuvre ! De grands génies, non pas seulement parmi les philosophes, mais parmi les rois, Voltaire et Frédéric, avaient déversé le mépris sur la religion catholique, et donné le signal des railleries pendant cinquante années. Le général Bonaparte, qui avait autant d’esprit que Voltaire, plus de gloire que Frédéric, pouvait seul, par son exemple et ses respects, faire tomber les railleries du dernier siècle.

« Sur ce sujet, il ne s’était pas élevé le moindre doute dans sa pensée. Ce double motif de rétablir l’ordre dans l’état et la famille, et de satisfaire au besoin moral des ames, lui avait inspiré la ferme résolution de remettre la religion catholique sur son ancien pied, sauf les attributions politiques qu’il regardait comme incompatibles avec l’état présent de la société française.

« Est-il besoin, avec des motifs tels que ceux qui le dirigeaient, de rechercher s’il agissait par une inspiration de la foi religieuse, ou bien par politique et par ambition ? Il agissait par sagesse, c’est-à-dire par suite d’une profonde connaissance de la nature humaine, cela suffit. Le reste est un mystère que la curiosité, toujours naturelle quand il s’agit d’un grand homme, peut chercher à pénétrer, mais qui importe peu. Il faut dire cependant à cet égard que la constitution morale du général Bonaparte le portait aux idées religieuses. Une intelligence supérieure est saisie, à proportion de sa supériorité même, des beautés de la création. C’est l’intelligence qui découvre l’intelligence dans l’univers, et un grand esprit est plus capable qu’un petit de voir Dieu à travers ses œuvres. Le général Bonaparte controversait volontiers sur les questions philosophiques et religieuses avec Monge, Lagrange, Laplace, savans qu’il honorait et qu’il aimait, et les embarrassait souvent, dans leur incrédulité, par la netteté, la vigueur originale de ses argumens. À cela il faut ajouter encore que, nourri dans un pays inculte et religieux, sous les yeux d’une mère pieuse, la vue du vieil autel catholique éveillait chez lui les souvenirs de l’enfance, toujours si puissans sur une imagination sensible et grande. Quant à l’ambition, que certains détracteurs ont voulu donner comme unique motif de sa conduite en cette circonstance, il n’en avait pas d’autre alors que de faire le bien en toutes choses, et sans doute, s’il voyait, comme récompense de ce bien accompli une augmentation de pouvoir, il faut le lui pardonner. C’est la plus noble, la plus légitime ambition, que celle qui cherche à fonder son empire sur la satisfaction des vrais besoins des peuples.

« La tâche qu’il s’était proposée, facile en apparence, puisqu’il s’agissait de satisfaire à un besoin public très réel, était cependant fort épineuse. Les hommes qui l’entouraient, presque sans exception, étaient peu disposés au rétablissement de l’ancien culte, et ces hommes, magistrats, guerriers, littérateurs ou savans, étaient les auteurs de la révolution française, les vrais, les uniques défenseurs de cette révolution alors décriée, ceux avec lesquels il fallait la terminer en réparant ses fautes, en consacrant définitivement ses résultats raisonnables et légitimes. Le premier consul avait donc à contrarier vivement ses collaborateurs, ses soutiens, ses amis. Ces hommes, pris dans les rangs des révolutionnaires modérés, n’avaient pas, avec Robespierre et Saint-Just, versé le sang humain, et il leur était facile de désavouer les grands excès de la révolution ; mais ils avaient partagé les erreurs de l’assemblée constituante, répété en souriant les plaisanteries de Voltaire, et il n’était pas facile de leur faire avouer qu’ils avaient long-temps méconnu les plus hautes vérités de l’ordre social. Des savans comme Laplace, Lagrange, et surtout Monge, disaient au premier consul qu’il allait abaisser devant Rome la dignité de son gouvernement et de son siècle. M. Rœderer, le plus fougueux monarchiste du temps, celui qui voulait le plus promptement, le plus complètement possible, le retour à la monarchie, voyait cependant avec peine le projet de rétablir l’ancien culte. M. de Talleyrand lui-même, le prôneur assidu de tout ce qui pouvait rapprocher le présent du passé et la France de l’Europe, M. de Talleyrand, l’ouvrier en second, mais l’ouvrier utile et zélé de la paix générale, voyait néanmoins avec assez de froideur ce qu’on appelait la paix religieuse. Il voulait bien qu’on ne persécutât plus les prêtres ; mais, gêné par des souvenirs personnels, il ne désirait guère qu’on rétablît l’ancienne église catholique avec ses règles et sa discipline. Les compagnons d’armes du général Bonaparte, les généraux qui avaient combattu sous ses ordres, dépourvus la plupart d’éducation première, nourris des vulgaires railleries des camps, quelques-uns des déclamations des clubs, répugnaient à la restauration du culte. Quoique entourés de gloire, ils semblaient craindre le ridicule qui pouvait les atteindre au pied des autels. Enfin, les frères du général Bonaparte, vivant beaucoup avec les lettrés du temps, encore imbus des écrits du dernier siècle, craignant pour le pouvoir de leur frère tout ce qui avait l’apparence d’une résistance sérieuse, et ne sachant pas voir qu’au-delà de cette résistance intéressée ou peu éclairée des hommes qui approchaient le gouvernement, il y avait le besoin réel et déjà senti des masses populaires, lui déconseillaient fortement ce qu’ils regardaient comme une réaction imprudente ou prématurée.

« On assiégeait donc le premier consul de conseils de toute espèce. Les uns lui disaient de ne pas se mêler des affaires religieuses, de se borner à ne plus persécuter les prêtres, et de laisser les assermentés et les insermentés s’entendre comme ils pourraient. Les autres, reconnaissant le danger de l’indifférence et de l’inaction, l’engageaient à saisir l’occasion au vol, à se faire sur-le-champ le chef d’une église française, et à ne plus laisser ainsi dans les mains d’une autorité étrangère l’immense pouvoir de la religion. D’autres enfin lui proposaient de pousser la France vers le protestantisme, et lui disaient que, s’il donnait l’exemple en se faisant protestant, elle suivrait cet exemple avec empressement.

« Le premier consul résistait de toutes les forces et de sa raison et de son éloquence à ces vulgaires conseils. Il s’était formé une bibliothèque religieuse composée de peu de livres, mais bien choisis, relatifs pour la plupart à l’histoire de l’église, et surtout aux rapports de l’église avec l’état ; il s’était fait traduire les écrits latins de Bossuet sur cette matière, il avait dévoré tout cela dans les courts instans que lui laissait la direction des affaires, et, suppléant par son génie à ce qu’il ignorait, comme dans la composition du code civil, il étonnait tout le monde par la justesse, l’étendue, la variété de son savoir sur la matière des cultes. Suivant sa coutume quand il était plein d’une pensée, il s’en expliquait tous les jours avec ses collègues, avec ses ministres, avec les membres du conseil d’état ou du corps législatif, avec tous les hommes enfin dont il croyait utile de redresser l’opinion. Il réfutait successivement les systèmes erronés qu’on lui proposait, et le faisait par des argumens précis, nets, décisifs. » (T. III, p. 205-212.)

Il faut se donner dans notre historien le spectacle de la persévérance avec laquelle le premier consul poursuivit le triomphe de son plan pour amener la réconciliation de l’église et de l’état, et la restauration du culte catholique. Les négociations furent longues tant à Rome qu’à Paris ; elles étaient même traversées par M. de Talleyrand, que la cour de Rome avait blessé ; mais enfin la volonté du premier consul l’emporta, et, le 15 juillet 1801, le concordat fut signé. L’année suivante, les articles organiques furent rédigés, et le nouvel épiscopat institué ; enfin, le 15 avril 1802, un Te Deum solennel, auquel assistait le premier consul environné de tous les corps de l’état, était chanté à Notre-Dame pour célébrer en même temps la paix générale et la réconciliation avec l’église. Rien ne manque à cette peinture, car M. Thiers a soin d’y joindre la mention d’un article qui paraissait au Moniteur ce même jour de Pâques. Cet article était écrit par M. de Fontanes, qui rendait compte du Génie du Christianisme. M. Thiers dit aussi son mot sur le livre de M. de Châteaubriand, mot d’un classique orthodoxe qui sait cependant tempérer la vérité de son jugement par cette brillante image : « Le Génie du Christianisme vivra, fortement lié à une époque mémorable ; il vivra, comme ces frises sculptées sur le marbre d’un édifice vivent avec le monument qui les porte. »

Nous arrivons ainsi à la fin du troisième volume, à l’établissement du consulat à vie. C’est terminer par une grande scène politique où tout est admirablement mis en relief, les impatiences de la famille Bonaparte, plus empressée que son chef lui-même à rétablir la monarchie ; l’opinion de la France, qui voulait que le pouvoir fût déclaré viager dans la personne du premier consul ; le silence de Napoléon, qui ne dit pas sa pensée ; la méprise du sénat, qui s’imagine qu’une prorogation de dix ans suffit à l’ambition du dictateur ; l’utile dextérité de Cambacérès, qui fait changer la position de la question ; enfin toutes les institutions réformées ou pratiquées suivant le génie de la monarchie. M. Thiers clôt son troisième volume en citant cette parole de Tronchet : « Ce jeune homme commence comme César ; j’ai peur qu’il ne finisse comme lui. »

Quand après cette lecture on interroge ses impressions et ses souvenirs, on trouve que l’Histoire du Consulat et de l’Empire est singulièrement propre à instruire les esprits et à les élever, sans leur inspirer une exaltation fâcheuse ou stérile. L’instruction féconde qu’on recueille à travers l’ouvrage nous a rappelé ce qu’un des grands hommes de l’antiquité, Cicéron, demande à une histoire vraiment digne de ce nom : « L’exposition des faits exige l’ordre des temps, la description des lieux ; dans les évènemens importans qui méritent d’être transmis à la postérité, on veut connaître la pensée qui les a préparés, puis l’exécution, enfin le résultat. Aussi l’écrivain doit d’abord énoncer son opinion sur l’entreprise elle-même, faire connaître non-seulement tout ce qui s’est fait et dit, mais de quelle manière, et, quand il arrive aux résultats, en indiquer fidèlement les causes, sans oublier de faire la part du hasard, de la prudence et de la témérité. Il ne se contentera pas de rapporter les actions des personnages célèbres, il peindra leurs mœurs et leur caractère[1]. » En vérité, on dirait qu’en composant son livre, l’historien du consulat et de l’empire a toujours eu devant les yeux ces conseils légués par un des plus grands esprits de l’ancienne Rome. Son livre, en effet, ne convient pas moins à ceux qui savent ou croient savoir beaucoup qu’à ceux qui le liront en ignorant ce dont il traite, car ces derniers y puiseront toute l’instruction nécessaire. Cette instruction, M. Thiers la donne par ses récits ; il la donne par ses critiques. Comme le demande la grande autorité que nous venons de citer, il exprime son opinion sur les choses, et, dans l’appréciation des résultats, il fait la part du génie de l’homme et celle de la fortune. La masse des connaissances positives que le lecteur devra à l’historien ne recommande pas seule son livre, que rehausse encore un sentiment moral profond et pur. L’amour éclairé de l’ordre, de la grandeur raisonnable de la France, et des bienfaits de la paix, quand elle est honorable et digne, anime l’historien, et de son ame passera dans celle du lecteur. On sent que l’historien est fier de son pays, mais il ne le flatte pas, même quand il parle de ses plus éclatans triomphes.

Si, en cherchant à apprécier l’Histoire du Consulat et de l’Empire, notre pensée s’est, à deux ou trois reprises, reportée vers l’antiquité, ce n’est pas sans raison. Il y a dans ce livre un ton, une physionomie qui rappelle l’art antique. Ce n’est pas là une impression fugitive : à travers tout l’ouvrage, cette impression est durable. Après tout, si Bonaparte rappelle César, si l’empire rappelle en certains points le règne d’Auguste, pourquoi l’historien de Bonaparte et de l’empire n’aurait-il pas quelque chose des écrivains de l’antiquité ? Il en a la simplicité ; comme eux, il a la puissance et l’industrie de dire beaucoup dans des compositions d’une étendue modérée. C’est le triomphe de l’art historique : c’est la manière des grands maîtres, c’est celle de Thucydide et de Tacite. Ainsi s’écrivent les livres qui durent. L’Histoire du Consulat et de l’Empire nous paraît destinée à prendre une belle place dans la littérature nationale et à la garder.

Quand on compare ce dernier ouvrage avec l’Histoire de la Révolution française, quels progrès a faits l’écrivain ! Les premiers volumes consacrés à la constituante sont un commencement presque timide et à coup sûr incomplet d’un grand ouvrage : l’historien ne se révèle qu’au milieu des orages de la gironde ; enfin, quand il faut raconter les campagnes d’Italie, il entre tout-à-fait en possession de lui-même. Dans l’Histoire du Consulat et de l’Empire, dès le début l’allure de l’écrivain est pleine de fermeté ; il aborde son sujet, il marche devant lui avec l’aisance facile d’un homme qui connaît le but où il tend et tous les chemins qui l’y doivent conduire. Pour le style, la transformation n’est pas moins complète. Quinze années d’action et d’étude ont fait de M. Thiers un grand écrivain.

Puisque nous avons rapproché ces deux histoires qui sont l’œuvre, l’une d’une jeunesse déjà puissante, l’autre d’une maturité vigoureuse, nous dirons, pour terminer, qu’en laissant de côté la question de la gloire littéraire, ces deux histoires sont un double service rendu au pays. Sous la restauration, M. Thiers, et avec lui M. Mignet, relevait l’image oubliée de la révolution française. C’était une action politique pleine de courage et d’opportunité. Nous avions alors besoin de connaître l’histoire de la liberté et des efforts de nos pères pour la conquérir ; aujourd’hui M. Thiers, par l’Histoire du Consulat et de l’Empire, nous apprend comment la société nouvelle a été fondée, comment une main puissante a établi l’ordre, donné au gouvernement une centralisation féconde, et glorifié la France aux yeux du monde. Dans ce second enseignement, il n’y a pas moins d’utilité et d’à-propos. Il est beau d’être doué de la force de produire un pareil livre au milieu des agitations de la vie politique. Dans quelques jours, ce livre sera dans toutes les mains, dans le cabinet de l’homme d’état, dans les salons, sur la table de l’étudiant, dans les ateliers de l’ouvrier ; il aura passé la frontière. Il ira satisfaire toutes les curiosités qui l’attendent : il soulèvera bien des controverses et des critiques, peut-être même bien des colères, en dépit de la modération si haute et si sincère qui s’y fait sentir ; mais nous croyons que les amis de M. Thiers peuvent être tranquilles sur le résultat définitif d’une si redoutable épreuve, et que l’opinion reconnaîtra dans l’Histoire du Consulat et de l’Empire le livre d’un grand esprit et d’un noble cœur.


Lerminier.
  1. [texte latin] (De Oratore, lib. II, c.XV.)