Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 98

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 61-65).

LETTRE XCVIII.

Miss Byron à Mylady G…

3 Octobre.

Mille remercimens, chere Mylady, pour votre derniere Lettre. Vous m’avez rassurée. Il me semble que je ne serois pas heureuse, avec l’affection même de Sir Charles, si je remarquois de la diminution dans l’amitié de ses deux Sœurs. Qui peut vous connoître toutes deux, & se contenter d’être aimé de vous à demi ?

J’ai reçu de la Comtesse de D… une longue Lettre, où sa générosité n’éclate pas moins que son amitié. Elle me félicite sur sa conversation avec votre Frere, & le détail qu’elle m’en fait est extrêmement flatteur pour ma vanité. Je serai heureuse, ma chere, si vous continuez de m’aimer, & si j’apprends que Clémentine n’est pas malheureuse. J’allois dire que cette derniere certitude est nécessaire à ma tranquillité, car votre Frere peut-il se promettre quelque bonheur, s’il voit manquer quelque chose à celui d’une Femme dont la maladie a tenu son cœur en suspens, dans le tems même qu’il n’avoit aucune vue sur elle ?

Je plainds du fond du cœur Mylady Anne S… Quel sort, d’aimer sans espérance ! d’aimer un objet que tout le monde en reconnoît digne, & dont on n’entend retentir que les louanges ! Combien de femmes verront échouer leurs premieres amours, par la préférence de votre Frere pour une seule, quelle, ma chere, qu’elle puisse être ! Cependant, sur un mille, qu’il y en a peu qui obtiennent l’homme de leur choix !

Mylady D… pousse la bonté, dans sa Lettre, jusqu’à me demander la continuation de notre correspondance. Je serois bien ingrate, & j’entendrois mal mes intérêts, si je n’allois pas au-devant de ses offres. J’ai reçu une Lettre du Chevalier Meredith, elle ressemble à celles que vous avez vues. Même cœur, même honnêteté, mêmes assurances d’un amour paternel. Vous aimez ce vieux Sir Roland, & vous apprendrez avec joie que la santé de son digne Neveu se rétablit. Cependant je ne puis me réjouir du dessein qu’ils ont de me voir encore une fois. M. Fowler se flatte, dit-il, quoiqu’il n’espere rien de cette visite, que le reste de sa vie en sera plus tranquille. Étrange maniere de penser, en supposant que sa maladie soit de l’amour. N’en jugez-vous pas de même ? J’ai reçu aussi une Lettre de M. Fenwick, qui m’annonce une visite, dans des vues qu’il n’explique point. Si c’est pour solliciter ma protection auprès de Lucie, je ne veux pas qu’elle ait ce reproche à me faire. Il n’est pas digne d’elle.

M. Greville est le plus opiniâtre, comme le plus audacieux des hommes. Les autres emploient la politesse pour gagner l’affection d’une Femme ; mais pour lui, l’orgueil, le mauvais naturel & l’impétuosité sont des preuves d’amour. Il se croit maltraité, sur-tout depuis l’augmentation de sa fortune, parce qu’on ne la regarde pas du même œil. M. Deane, qu’il a forcé d’entendre ses plaintes, lui ayant dit nettement qu’il s’intéressoit pour un autre, il s’est emporté en insolentes menaces contre tous ceux qu’il pourra trouver dans son chemin. « Il ne doute pas, dit-il, que le favori de M. Deane ne soit le Chevalier Grandisson ; mais si des Amans si froids obtiennent la préférence sur un homme aussi ardent que lui, il se trompe dans les idées qu’il a toujours eues de la conduite & du jugement des Femmes en amour. Un Amant discret, ajouta-t-il, est un caractere qui blesse la nature. Les Femmes, suivant cet odieux Personnage, veulent être dévorées : que dites-vous, ma chere, d’un tel monstre ? & si Miss Byron se contente des restes d’une autre Femme, car il est, dit-il, bien informé, il sait ce qu’il devra penser de sa fierté. » De-là il s’est jetté, à l’ordinaire, dans les plus malignes réflexions sur notre sexe. Les menaces de cet homme-là me causent de l’inquiétude. Plaise au Ciel que votre Frere ne trouve point, à mon sujet, d’autres embarras de la part des Insolens !

Des visites qui nous surviennent, & l’heure de la poste, m’obligent de finir plus tôt que je ne l’aurois souhaité.

N. B. M. Deane écrit à Sir Charles pour lui expliquer l’origine, la fortune & les espérances de Miss Byron. Son bien, qui n’étoit que d’environ douze mille livres sterling de capital, devient plus considérable des deux tiers par les donations de ses Parens, & sur-tout par celle d’un homme qui ne se nomme point, mais qu’on reconnoît aisément pour M. Deane même. Il ajoute que Miss Byron ignore ce qu’ils font en sa faveur. Sir Charles répond avec toute la noblesse & le désintéressement possible. Il promet d’envoyer l’état de son bien, &c. Une Lettre de Miss Byron à Mylady G… lui apprend qu’on a cessé de lui cacher les arrangemens de sa Famille. On lui a fait voir celle de M. Deane, & la réponse de Sir Charles. Elle s’extasie de la générosité de l’un & de la noblesse de l’autre. Son embarras est extrême ; c’est de l’admiration, de la reconnoissance, &c. Mylady G… lui répond plaisamment qu’elle trouve les deux Lettres excellentes, & parle d’un présent magnifique que la Signora Olivia vient d’envoyer à Sir Charles.