Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 96

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 55-60).

LETTRE XCVI.

Miss Byron à Mylady G…

25 Septembre.

Qu’ai-je fait à ma Charlotte ? N’y a-t-il point quelque chose de froid & de particulier dans votre style, surtout dans la partie de votre Lettre qui précède l’arrivée de ma chere Mylady L… ? Et dans votre addition ; vous m’accorderez une copie, dites-vous, si je suis aussi obligeante que vous l’avez toujours éprouvé. Pourquoi le serois-je moins, lorsque j’ai l’espérance de vous être plus obligée que jamais ? Je ne puis supporter ce style. Seroit-ce pour me donner une preuve de la vérité de votre observation, qu’on peut être différemment affecté du même événement, lorsqu’il est regardé de près ou de loin ? J’aurois trop à me plaindre, si la Sœur de Sir Charles pouvoit trouver, dans les attentions que son Frere a pour moi, une raison de m’en aimer moins.

Et qu’arriveroit-il, ma chere, si Clémentine se relâchoit de sa résolution ? Mes Amis en seroient affligés, sans doute, & moi je le serois aussi ; plus encore, je l’avoue, que si la visite n’avoit pas été rendue à ma Grand-Mere. Mais la profonde vénération que j’ai toujours marquée pour Clémentine n’auroit été qu’une apparence, une affectation, si, dans toutes les suppositions possibles, je n’étois résolue de faire au moins mes efforts pour calmer mon esprit, & d’abandonner mes espérances à celle qui a les premiers droits. Je croirois même sa tentative, quoique sans succès, digne de ma plus haute estime. Ce qui est une fois reconnu pour juste, doit emporter notre soumission. Ce mérite augmente par la difficulté. Votre Henriette, alors, voudroit vaincre ou mourir. Dans le premier cas, elle seroit plus grande que Clémentine même. Ô ma chere ! on ne sait point, jusqu’au moment de l’épreuve, à quoi l’émulation peut élever une ame vive & généreuse.

Vous aurez une copie des deux Lettres, transcrites par Lucie. Elles m’ont rendue fiere, peut-être trop, & j’ai besoin d’être humiliée ; mais je n’attendois pas ce service de ma Charlotte. Vous verrez avec quelle délicate reconnoissance il traite l’endroit où ma Grand-Mere lui dit, que je connois par expérience ce que c’est qu’un Amour divisé, & la préférence que nous avons donnée sur nous à Clémentine. Vous savez, ma chere, quelle est notre sincérité sur ce point. Il y a quelque mérite à reconnoître une vérité, lorsqu’elle nous est contraire.

Il me demande la permission de me voir au Château de Selby. Rien ne peut m’être plus agréable que sa visite ; mais ne seroit-il pas à souhaiter qu’il eût reçu auparavant les Lettres qu’il attend d’Italie ? Cependant quel moyen de lui faire entendre mes desirs, sans un air de doute ou de réserve ? De doute, s’il aura la liberté de suivre ses intentions ; de réserve, dans le délai que je paroîtrois lui demander. C’est ce qu’il ne me conviendroit point de laisser voir. Il pourroit penser que je veux l’attacher à moi par des protestations & des assurances ; pendant qu’il est certain que si sa situation devenoit telle, qu’il pût balancer, même en idée, & que j’en eusse la moindre connoissance, je mourrois plutôt que d’accepter sa main. Il a confirmé mon orgueil ; car j’en ai toujours eu de la distinction qu’il a marquée pour moi. Cependant je n’aurois que du mépris pour moi-même, si ce foible me rendoit capable d’arrogance ou d’affectation.

Il porte le ménagement jusqu’à me dispenser de répondre à sa Lettre… Si ma Tante ou ma Grand-Mere ne lui défendent pas, dit-il, de se présenter, il se flattera de mon consentement.

Monsieur Deane étant arrivé depuis quelques jours, on a tenu des conseils particuliers, dont on a pris le parti de m’exclure. J’en devine le sujet, & je les prie de ne pas me charger d’un excès d’obligations. Dans quelles crises n’ai-je pas été depuis long-temps ? Quand en verrai-je la fin ?

M. Deane a écrit à Sir Charles ; on ne m’en a pas communiqué le sujet. Si j’étois jamais tentée d’être riche, ce seroit pour l’amour de votre Frere, & dans la seule vue d’agrandir son pouvoir, car je suis convaincue que les soulagemens pour tous les misérables, augmenteroient dans sa sphere, suivant l’étendue de ses facultés.

Ma chere Émilie ! Ah ! Mylady, avez-vous pu croire que ma pitié pour cette aimable Innocente, n’augmenteroit pas l’affection que j’ai pour elle ? Je vous permets de me mépriser, si vous trouvez jamais dans ma conduite pour Émilie, quelle que puisse être ma situation, rien qui marque le moindre relâchement de la tendre amitié que je lui ai promise. Émilie partagera mon bonheur. Je n’ai pas de peine à me persuader que la chere Fille explique fort bien la cause de ses larmes, lorsqu’elle les attribue à l’attendrissement qui lui restoit des remords de sa Mere. Mais je vous avouerai que je ne serois pas moins affligée que Sir Charles, à l’occasion du Comte de Belvedere, si mon bonheur étoit un obstacle à celui d’autrui. Vous voyez que ce n’est pas la faute de votre Frere s’il n’est pas le Mari de Clémentine, elle souhaite qu’il épouse une Angloise. Olivia ne peut m’accuser non plus d’avoir fait manquer ses espérances : vous savez qu’elle a toujours eu ma compassion, & même avant que la Lettre de Sir Charles au Seigneur Jeronimo m’ait appris qu’elle ne me haïssoit pas. Croyez-vous, ma chere, que l’obstacle aux prétentions de Mylady Anne S… soit venu de moi ? Et quand je ne serois pas au monde, Émilie auroit-elle quelque chose à se promettre ? Non, assurément. L’Office de Tuteur, que votre Frere exerce avec tant de bonté, suffiroit seul pour lui ôter des vues de cette nature. Cependant, il est vrai que je me suis senti le cœur pénétré de pitié, en lisant le récit que vous me faites de la tendre affection d’Émilie. Soit qu’elle soit venue de son respect pour sa Mere, ou de son amour, ou d’un mêlange de ces deux sentimens, cette charmante simplicité m’a touchée aussi vivement que vous. J’ai pleuré un quart d’heure entier sur cette partie de votre Lettre, car je me trouvois seule, & j’ai regardé plus d’une fois autour de moi, en souhaitant de trouver cette chere Pupille sous mes yeux, & de pouvoir la serrer entre mes bras.

Aimez-moi toujours, autant & plus que jamais, chere Mylady ; ou, quelque situation que le Ciel me réserve, il manquera une partie essentielle à mon bonheur. J’écris à Mylady L…, pour la remercier de sa bonté à vous dicter ce qu’elle pense en ma faveur ; & je vous rends graces aussi, ma chere, de lui avoir prêté votre main. Il seroit difficile que ma santé fût parfaite. Écrivez-moi. Je ne vous demande qu’une ligne. Soulagez mon cœur d’une de ses inquiétudes, en m’assurant qu’il ne m’est échappé aucune petitesse qui puisse diminuer votre affection pour votre fidelle

Henriette.