Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 75

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 102-106).

LETTRE LXXV.

Le Chevalier Grandisson à M. Barlet.

Florence, 5 & 16 juillet.

Je ne compte pas moins de trois semaines, depuis la date de ma derniere Lettre ; mais cet intervalle n’a pas été sans agrément pour moi. J’ai reçu des nouvelles de tous mes Amis d’Angleterre & de France ; & celles qui me sont venues de Boulogne par le Prélat, le Pere Marescotti & M. Lowther, ont toujours été des plus heureuses. Le Prélat me marque particulierement, qu’on attribue aux favorables progrès de la santé du Frere, l’espérance dont on se flatte à présent de voir la Sœur bientôt rétablie.

J’ai passé quinze jours à Naples & à Portici. Le Général & sa Femme se sont fait une étude continuelle de m’obliger. À mon arrivée, le Général étant entré avec moi dans quelque explication sur mes vues, je lui fis la même réponse qu’à sa Mere. Il en parut satisfait. En nous séparant, il m’embrassa, comme son Frere & son Ami, avec des excuses fort tendres pour l’animosité dont il n’avoit pu se défendre contre moi, & la promesse formelle de se déterminer par le choix de sa Sœur, si le Ciel nous accordoit son rétablissement. Sa Femme n’a pas été plus réservée dans les témoignages de son estime. Elle m’a dit ouvertement, que ses plus ardens désirs, après la santé de Clémentine, étoient de pouvoir me donner le nom de Frere.

Quelle sera donc ma destinée, cher Docteur ? La plus forte opposition cesse : mais le Prélat, comme vous avez pu l’observer, rejette sur une autre cause le mérite que son Frere m’attribue, & dans la vue apparemment de rabattre mes espérances. J’en laisse le succès au Ciel ; mais je ne changerai rien à ma conduite.

Madame Bemont, qui a fait le voyage de Boulogne, n’est revenue que d’hier au soir. Elle me confirme tout ce qu’on m’avoit écrit de l’heureux changement du Frere & de la Sœur, & par conséquent de toute la famille. M. Lowther est accablé de louanges & de caresses. Jeronimo a déja la force de demeurer levé quelques heures ; & Clémentine, celle de lui rendre deux visites par jour. Elle a recommencé à se servir de son aiguille ; & souvent, elle se plaît à travailler dans la chambre de son Frere.

Ses égaremens d’esprit sont plus rares ; & lorsque ses idées commencent à se troubler, elle s’en apperçoit aussitôt. Alors elle s’arrête d’elle-même. Elle verse une larme ; & le parti qu’elle prend est de se retirer dans son Cabinet, ou de garder le silence. Elle parle quelquefois à M. Lowther, qu’elle trouve dans la chambre de son Frere. S’il est question de moi, ses discours sont fort réservés, & durent peu sur le même sujet ; mais elle marque beaucoup de curiosité sur tout ce qui regarde l’Angleterre, sur les usages & les manieres du Pays, particulièrement des Femmes.

Chacun s’est fait une regle, sans excepter Jeronimo & Camille, de ne jamais faire tomber la conversation sur moi. Elle ne laisse pas de demander souvent de mes nouvelles, & de compter les jours de mon absence. Un jour, se trouvant seule avec Madame Bemont, elle lui dit : ne m’apprendrez-vous pas, Madame, pourquoi tout le monde évite ici de parler du Chevalier Grandisson, & cherche à me faire changer de discours, lorsque j’en parle moi-même ? Je remarque, dans Camille, cette affectation comme dans les autres. Jeronimo même n’en est pas exempt, & je l’ai mis plus d’une fois à l’épreuve. Seroit-il capable d’ingratitude ? Peut-il être indifférent pour un Ami, dont il a reçu tant de bienfaits ? Je me flatte qu’on n’a point assez mauvaise opinion de moi, pour craindre de hazarder, en ma présence, le nom d’un homme à qui je dois autant de reconnoissance que d’estime. Dites-moi, Madame, me seroit-il échappé, dans mes malheureux momens, quelque chose d’indigne de mon caractere, de ma Famille, ou de la modestie de mon sexe ? Si j’ai commis cette faute, mon cœur y renonce : il faut qu’en effet mon malheur ait été terrible.

Madame Bemont se hâta de la rassurer. Eh bien, reprit-elle, j’espere que la modestie & la reconnoissance seront toujours dans ce cœur, au même degré. Qu’il me soit permis d’avouer que je l’estime, car j’ai ce sentiment pour lui ; & jamais il ne me fera sortir de la décence. Permettez-vous, Madame ? Parlons de lui un quart d’heure ; pas plus. Voici ma montre. C’est une montre Angloise, que j’ai achetée dans ce dessein, sans que personne le sache. N’allez pas me trahir. Ici, se défiant de sa tête, elle laissa tomber une larme, & elle sortit en silence.

Je ne vous cacherai point, cher Ami, que Madame Bemont connoît l’état de mon cœur, & qu’elle en a pitié. Elle souhaite que la raison de sa chere Amie se rétablisse ; elle craint tout de l’opposition : mais il y a, dit-elle, un homme qu’elle souhaite à Clémentine. Il y a une Femme… Providence, c’est à toi que j’abandonne ma destinée.

Madame Bemont raconte que deux jours avant son départ, Clémentine sembloit commencer à croire mon retour peu éloigné. Elle rompit le silence, dans un de ses accès : vingt jours, Camille ! dit-elle, en se tournant vers cette Femme. Elle redevint muette aussi-tôt. La veille du départ de Madame Bemont, pendant qu’elle étoit à travailler avec la Marquise, Camille entra d’un air empressé, de la part du Prélat, qui demandoit à les voir. La Marquise ayant répondu qu’il pouvoit entrer, Clémentine, qui l’entendit venir, quitta son ouvrage, changea de couleur, & prit un air de dignité. Mais lorsqu’elle vit le Prélat seul, le chagrin se peignit sur son visage, comme si son attente eut été trompée.

Adieu, cher Ami ! je compte d’être demain au soir à Boulogne. Vous aurez bientôt une seconde Lettre de moi.