Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 55

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome IVp. 83-100).

LETTRE LV.

Miss Byron à Miss Selby.

Vendredi, 24 de Mars.

Sir Charles est arrivé ce matin. Au moment qu’il est entré, un rayon de lumiere a paru se répandre sur tous les visages.

Il a fait à tout le monde des excuses d’une si longue absence, sur-tout pendant que je suis à Colnebroke ; ce sont ses expressions, qu’il a civilement accompagnées d’une profonde inclination vers moi. Je me suis figuré qu’elles avoient été suivies d’un soupir & d’un regard tendre. Mais je n’ai pas eu la hardiesse de demander à Miss Grandisson, si elle avoit apperçu quelque chose de particulier dans les complimens qu’il m’a faits. Je m’imagine que c’est sa politesse, qui ne lui a pas permis de m’adresser directement ses excuses, parce qu’il n’a pas voulu faire supposer que j’eusse attendu son retour. Je n’ai pas été fachée non plus qu’il ne m’ait pas nommée sa troisieme Sœur. Voyez, Lucie, comment le doute fait péser sur les moindres circonstances.

Au fond, je n’étois pas contente que son absence durât si long-tems ; & dans les réflexions que je faisois là-dessus, je me suis sentie portée une fois à retourner à Londres : & peut-être m’y serois-je déterminée, si je m’étois crue assez importante pour lui causer un peu de chagrin par mon départ. Femmes ! femmes ! s’écriera ici mon Oncle : je ne me vante point d’être supérieure à tous les petits foibles de mon sexe. Mais aussi-tôt que je l’ai vu, tous mes dégoûts se sont dissipés. Après l’affaire d’Anderson, celle de Danby & celle de Mylord W…, il a paru dans un jour plus brillant à mes yeux, qu’un Héros couvert de lauriers, qui retourneroit dans son Char de triomphe, avec une foule de princes captifs à sa suite. Combien le caractere d’Ami du genre humain n’est-il pas plus glorieux, que celui de Vainqueur des Nations !

Ma chere Émilie n’a pu se défendre d’un généreux embarras, en se rappellant les peines qu’elle a causées à son meilleur Ami, quoiqu’elle ignore encore la visite que sa Mere lui a rendue avec Ohara & Salmonet. Il m’a remerciée de ce qu’il nomme la bonté que j’ai eue de dérober Émilie à sa Mere, dont la vue l’auroit jettée dans une excessive frayeur ; & Mylord a reçu aussi des remercimens, de la tendresse qu’il a marquée dans cette occasion pour sa pupille.

On lui a donné la Lettre que Madame Jervins avoit laissée pour sa Fille. Il l’a présentée à Miss Émilie, sans la lire. Mais elle la lui a rendue aussi-tôt, avec tant de grace, que ne pouvant refuser de la prendre, il lui a dit qu’ils la liroient donc ensemble. Cette Lettre a donné occasion au Docteur de lui apprendre qu’il nous avoit communiqué plusieurs endroits des siennes. J’approuve, sans doute, a-t-il répondu, tout ce que le Docteur a fait ; mais que pensent mes Sœurs, des conditions que j’ai mises à la correspondance qu’elles desirent ? Mylady a déclaré naturellement qu’elle seroit charmée de voir tout ce qu’il écrivoit au Docteur, mais qu’elle ne pouvoit s’engager à rendre Lettre pour Lettre. Pourquoi donc ? a-t-il demandé ? Miss Charlotte s’est hâtée de répondre que la lecture des Lettres de Miss Byron leur avoit ôté le courage d’écrire. J’ambitionne beaucoup, a-t-il répliqué, d’obtenir une faveur qui n’a pas été refusée à Mylord L… De deux Freres, Mademoiselle, a-t-il ajouté en se tournant vers moi, exclurez vous l’un d’une confiance que vous avez eue pour l’autre ?

Des Freres, Lucie ! Je ne l’ai pas trouvé si aimable dans ce moment, que lorsqu’il est arrivé.

Cependant je suis demeurée dans quelque embarras, & je ne sais quelle auroit été ma réponse, si Miss Grandisson ne m’avoit soulagée, en lui offrant d’obtenir pour lui la communication de mes lettres, s’il vouloit s’engager aussi à nous laisser voir celles qu’il avoit écrites à M. Barlet, dans le même espace de tems, & Lettre pour Lettre. Il a demandé, si mon consentement étoit sûr à cette condition. Je me suis défendue assez long-tems ; mais les instances de ses Sœurs, & peut-être ma curiosité, l’ont emporté sur ma résistance. Miss Grandisson s’est chargée de l’exécution de ce Traité.

On est revenu à la Lettre de Madame Jervins. Il a poussé sa chaise près d’Émilie, qu’il a nommée sa chere Fille, & l’Enfant de sa compassion. Vous êtes appellée, lui a-t-il dit, à de glorieuses épreuves ; & jusqu’à présent, elles vous ont fait honneur. Je souhaiterois que cette Infortunée fût capable de la moitié seulement de l’honnêteté qu’elle est sûre de trouver dans vos dispositions. Mais lisons sa Lettre.

Il l’a tirée de sa poche. Émilie qui s’étoit levée, étoit debout près de lui, s’essuyant les yeux, & s’efforçant de vaincre son émotion. Après avoir ouvert la Lettre, il a passé le bras autour de sa Pupille. Sûrement, Lucie, il est le plus tendre, comme le plus brave des hommes. Que ne donnerois-je pas d’une peinture, qui représenteroit une partie du feu & de la tendresse qui brilloient dans ses regards, pendant qu’il les jettoit, tantôt sur la Lettre, & tantôt sur Émilie ? Malheureuse femme ! a-t-il dit deux ou trois fois, en lisant des yeux. Après avoir achevé ; vous la lirez, ma chere, a-t-il repris. J’y trouve quelques sentimens maternels. Vous reconnoîtrez une Mere, dans toutes les occasions où vous aurez le bonheur de la retrouver.

Je l’ai crue prête à lui jetter les deux bras autour du cou ; & je suis sûre que sa seule modestie l’a retenue. Ô mon cher Tuteur ! s’est-elle écriée d’un ton aussi tendre que ses regards & ses larmes. Vous voulez donc que je la lise ! Je vais me retirer dans ma chambre, pour vous obéir.

Il s’est levé, il a pris sa main ; & s’approchant de moi, il l’a mise dans la mienne. Ayez la bonté, Mademoiselle, m’a-t-il dit, de fortifier le cœur de cette chere fille, pendant une lecture qui ne peut manquer de l’attendrir. Il m’a donné la Lettre. Son compliment m’a rendue fiere. Je suis passée avec Émilie dans le cabinet voisin, où elle a lu la Lettre de sa Mere ; mais ce n’a pas été tout d’un coup, ni sans être souvent interrompue par ses larmes ; & plus d’une fois, elle m’a jetté les bras autour du cou, dans le transport d’une douleur muette, qui lui faisoit chercher comme un refuge. Je lui ai donné mille noms tendres. Mais je ne pouvois parler beaucoup. La Lettre me touchoit vivement moi-même. On m’accorde la permission de vous l’envoyer.

Ma chere Émilie.

S’il vous reste un peu d’amour & de respect pour une malheureuse Mere, dont les fautes ont été barbarement exagérées, dans la vue de justifier le mauvais traitement qu’elle a reçu d’un Mari qui n’étoit pas sans reproches, je vous conjure de me venir voir dans ma nouvelle demeure de Dean-Street, ou de me faire dire dans quel autre lieu je puis vous aller voir moi-même. Cette priere suppose qu’on ne m’accorde point la liberté de vous entretenir à Colnebroke, où je sais que vous êtes depuis quelques jours. Je ne puis me persuader que votre Tuteur, qui passe pour honnête homme, soit capable de vous refuser une permission qu’il doit à la justice autant qu’à son honneur ; du moins si vous la demandez avec un peu d’instances, comme vous y êtes obligée, si vous avez pour moi la moitié de la tendresse que j’ai pour vous, puis-je douter que vous n’y soyez disposée ? Je ne le puis. L’impatience que j’ai de vous voir est extrême. Il me tarde de vous serrer dans mes bras ; & j’ai promis au Major Ohara que vous ne ferez pas difficulté de le nommer votre Pere. C’est un homme d’une des meilleures Maisons d’Irlande, un brave & digne Officier, qui est capable de soutenir les droits d’une femme injuriée, s’il y est forcé ; mais qui souhaite de terminer par des voies paisibles.

On me parle avantageusement de vos progrès, Émilie ; & j’apprends que vous êtes fort bien partagée du côté de la taille & de la figure. Ô chere Émilie ! n’est-il pas bien douloureux pour moi que ces lumieres me viennent de la bouche d’autrui, & qu’il ne me soit pas permis de vous voir, d’admirer les perfections de ma Fille, qui doivent répandre tant de joie dans mon cœur, & qui produiront surement cet effet, malgré les indignes traitemens qu’on ne m’a point épargnés ? Mais vous, Émilie ! méprisez-vous celle qui vous a portée dans son sein ? Il est bien terrible qu’avec une fortune telle que votre Pere l’a laissée, je sois réduite à la pauvreté & à la dépendance, & qu’ensuite on en prenne droit de me mépriser. Ma fille ! ma chere fille ! si vous êtes du nombre de ceux qui méprisent votre Mere, si vous êtes élevée dans ces cruelles maximes, quel sera mon sort, malgré les heureuses espérances que je dois concevoir de mon nouveau mariage ? quelle autre attente sera la mienne, que celle d’une vie amere, & d’une mort que votre ingratitude ne manquera point de hâter. Une Mere n’a pas long-tems la force de soutenir les mépris de sa Fille ; & dans cette triste supposition, votre grande fortune ne vous mettra point à couvert des jugemens de Dieu. Mais j’espere mieux de mon Émilie, pour son indulgente & malheureuse Mere,

Hélène Ohara.

Miss Grandisson est venue à nous. Elle a serré dans ses bras la Pupille de son Frere ; & nous appelant ses deux amours, elle nous a fait rentrer dans la chambre voisine. Il m’a paru que Sir Charles avoit avoué, dans notre absence, la visite qu’il avoit reçue de M. & Madame Ohara, & qu’il se reprochoit de s’être laissé un peu emporter par son juste ressentiment. Miss Jervins lui a rendu la Lettre de sa Mere ; & tournant derriere lui, elle s’est appuyée sur le dos de son fauteuil, tandis que relisant la Lettre, il a fait quelques observations, dont je crois pouvoir me rappeler les termes.

« Une malheureuse Mere, dont les fautes ont été barbarement exagérées… » Le Pere de mon Émilie étoit un Mari fort indulgent. Il avoit pardonné à cette malheureuse femme des crimes que peu d’hommes seroient capables d’oublier. C’étoit un mariage d’inclination. Il étoit passionné pour elle. La facilité, avec laquelle il avoit fermé les yeux sur ses premiers égaremens, n’avoit servi qu’à l’endurcir. Lorsqu’il eut reconnu l’impossibilité de vivre avec elle, il changea plusieurs fois de demeure, dans la seule vue de l’éviter. Enfin, menacé de plusieurs attentats, qu’il eut le bonheur de découvrir, il prit le parti de quitter l’Angleterre, pour continuer son Commerce dans les Pays étrangers, après avoir eu, néanmoins, l’attention d’assurer à sa femme une honnête subsistance.

Elle profita de son absence pour se livrer à toutes sortes de désordres. Ensuite, elle entreprit de le suivre. Je l’avois connu à Florence. Il m’avoit paru fort honnête homme, capable des meilleurs sentimens, & toujours prêt à marquer cette disposition par ses services & ses bienfaits. De tous ceux dont il étoit connu, sa femme étoit la seule qui ne l’aimât point. Elle le pressoit alors d’abandonner leur fille à ses soins, en promettant de répondre à cette complaisance par une meilleure conduite. Son motif étoit l’intérêt. On commençoit à juger que cette jeune personne seroit une riche Héritiere. J’étois avec M. Jervins, dans la premiere visite qu’elle lui rendit à Livourne ; & quoiqu’on ne m’eût pas fait une peinture avantageuse de son caractere, je me sentis porté à la servir. Elle avoit les dehors imposans. Je m’imaginai que la plus mauvaise femme ne pouvoit être une mauvaise Mere ; & la bonté de M. Jervins ne le faisoit parler d’elle qu’avec beaucoup de ménagement. Mais elle ne sauva pas long-temps les apparences. Tout le Comptoir Anglois de Livourne fut témoin de ses excès. Elle étoit livrée particulierement à celui qui laisse une femme sans défense, & qui entraîne tous les vices en faisant disparoître une grace qui est non-seulement la gloire, mais comme la sauve-garde de son sexe. On m’assure qu’elle est aujourd’hui moins sujette à l’ivresse. Je serois charmé de lui voir donner la moindre espérance de réformation. L’effet de cette odieuse habitude fut de la rendre insensible à la honte ; elle se déshonnora ouvertement par les débauches les plus emportées.

Il n’y avoit que l’intérêt d’un Ami & la justice que je dois à son caractere, qui pussent m’engager dans cette fâcheuse explication. Pardonnez, mon Émilie. Mais ne prendrai-je pas la défense de votre Pere ? Je n’ai pas dit tout ce que je sais de sa femme. Cependant elle a la hardiesse d’écrire « que ses fautes ont été barbarement exagérées, dans la vue de justifier le mauvais traitement qu’elle a reçu d’un Mari, » qui n’étoit pas, dit-elle, sans reproches. Le mauvais traitement d’un Mari ! L’effrontée ! D’où lui vient cette audace ? Elle savoit que je lirois sa Lettre. Elle sait que j’ai sous ma garde des aveux d’ingratitude & de méchanceté, signés de sa propre main, & des témoignages authentiques de la bonté de M. Jervins.

Il s’est levé en voyant le visage de sa Pupille inondé de larmes ; il lui a pris la main. Mais, mon Émilie, a-t-il continué, vous n’avez que des sujets de joie dans le souvenir de votre Pere. C’étoit un honnête homme, dans le sens le plus étendu de ce terme. À l’égard de sa femme, il n’a jamais eu qu’un défaut, qui est l’excès de son indulgence. Dirai-je, qu’après l’avoir vue plusieurs fois au pouvoir d’un autre, abandonnée, rejettée par des Amans aussi méprisables qu’elle, il ne fit pas difficulté de la reprendre ? Elle obtint de sa pitié ce qu’elle ne pouvoit plus attendre de son amour ; & dans cette humiliation même, elle n’en usa pas mieux avec un homme, auquel il étoit plus facile de pardonner que de punir. C’est avec douleur que je rappelle d’affreuses circonstances ; mais la mémoire de mon Ami, je le répéte, ne doit pas être blessée par des impostures. Combien de fois l’ai-je vu pleurer des excès de sa femme, pendant qu’elle en faisoit gloire ? Je ne condamne point vos larmes, chere Émilie ; mais je veux les essuyer.

Il a pris le mouchoir de sa Pupille, & lui en a tendrement essuyé les joues. J’en ai dit assez, a-t-il repris, pour la justification de votre Pere. Passons à d’autres endroits de la Lettre qui vous affligeront moins.

Votre Mere vous demande une visite. Elle est, dit-elle, dans une extrême impatience de vous voir & de vous serrer dans ses bras. Elle vous félicite sur vos progrès. Elle vous recommande pathétiquement de ne pas la mépriser… Ma chere fille, vous recevrez sa visite. Le choix du lieu dépendra d’elle-même, pourvu que je sois présent. Je vous ai toujours dit que vous devez mettre de la distinction, entre le crime & celle qui s’en est noircie. L’un mérite votre horreur, l’autre a droit à votre pitié. Dites, ma chere, êtes-vous disposée à voir votre Mere ? Je le souhaite… Que les coupables mêmes ne se plaignent point que nous manquions de bonté pour eux. Il y a des fautes dont la punition appartient au Ciel, & contre les suites desquelles il nous suffit d’être en garde. Vous êtes ici sous une protection qui ne vous laisse rien à redouter. Mon Émilie peut-elle oublier les terreurs de la derniere entrevue, & se sent-elle capable, en ma présence, de se mettre paisiblement aux genoux de sa mere ?

Miss Émil. J’exécuterai, Monsieur, tout ce que vous m’ordonnerez.

Sir Ch. Il faut que vous répondiez à sa Lettre. Invitez-la respectueusement à se rendre chez votre Tuteur. Mon avis n’est point que vous alliez chez elle. Cependant, si votre inclination vous y porte, & si c’est absolument sa volonté, je consens à vous accompagner.

Miss Ém. Mais, Monsieur, dois-je reconnoître son Mari pour mon Pere ?

Sir Ch. laissez-moi ce soin, ma chere. Les petites difficultés nous arrêteront peu. Nous ne donnerons rien à l’orgueil. Mais je veux être sûr qu’ils sont réellement mariés. Il n’est pas impossible que d’un côté, l’amorce de la pension annuelle, & de l’autre, l’espérance d’une sorte de protection, ne leur ayent fait envisager à tous deux quelque avantage, dans les apparences d’une vie plus réguliere. Si votre Mere commence à sauver les dehors, c’est un point gagné pour l’avenir.

Miss Ém. Je suivrai fidélement tous vos ordres.

Sir Ch. J’ai, ma chere, un conseil à vous donner. S’ils sont mariés en effet, & si l’on peut se promettre d’eux une conduite supportable, vous leur ferez, s’il vous plaît, un présent honnête, tel que votre fortune vous le permet ; & vous leur ferez espérer qu’il sera renouvelé tous les ans, si M. Ohara continue d’en user civilement avec votre Mere. Elle se plaint d’être pauvre & dépendante : Pauvre ! C’est donc sa faute. Elle n’a pas apporté deux cens livres sterling à votre Pere. L’ingrate ! Je crois vous avoir dit qu’il l’épousa par inclination. Avec deux cens guinées, qui lui sont payées réguliérement, elle ne doit pas être pauvre. Mais, dépendante ; elle doit l’être. Votre Pere lui auroit fait une pension plus forte, s’il n’eût appris, par une longue expérience, que c’étoit lui donner de nouvelles armes contre elle-même. J’ai trouvé, depuis sa mort, cette déclaration dans ses Papiers ; & c’est la connoissance que j’ai de ses intentions, qui me porte à vous donner le conseil que je répete : s’il y a quelque espérance de réformation, je vous ouvrirai les voies, ma chere, pour vous faire honneur à vous-même de votre générosité ; & je prendrai sur moi l’avis de la restraindre à la supposition d’une bonne conduite, autant pour leur propre intérêt que pour le vôtre.

Miss Ém. Ô Monsieur ! que j’admire votre bonté ! Vous m’inspirez du courage. Je souhaite à présent de voir ma malheureuse Mere, dans l’espérance qu’elle me donnera le pouvoir de contribuer au bonheur de sa vie. Fasse le Ciel qu’elle soit mariée, & qu’elle ait les plus justes droits à tout ce que vous me conseillerez de faire pour elle !

Sir Ch. Je doute que ce M. Ohara soit l’homme pour lequel il se donne. Mais il peut avoir vécu assez long-temps, pour reconnoître ses folies. À l’égard de votre Mere, quels efforts n’ai-je pas déja faits pour la servir ? J’avois perdu l’espoir de la faire rentrer dans elle-même ; mais je souhaite que nous la trouvions réellement mariée. Cette tentative sera la derniere. Écrivez-lui, ma chere. Cependant ne lui dites rien de notre intention. Si elle n’est point mariée, les choses demeureront sur le même pied.

Émilie s’est hâtée de monter à sa chambre, d’où elle est bientôt revenue avec le billet suivant.

Madame.

Je vous supplie de croire que j’ai pour ma Mere tout le respect que je lui dois. Vous réjouissez mon cœur, en m’assurant que vous m’aimez. Mon Tuteur est si bon, qu’il n’a point attendu que je lui aie demandé la permission de vous écrire pour me la donner, avec celle de vous faire savoir qu’il me présentera lui-même à vous, le jour qu’il vous plaira de choisir pour m’accorder l’occasion de vous rendre mes devoirs dans sa maison de St. James-Square.

Permettez-moi d’espérer, ma chere Maman, que vous ne serez pas aussi fâchée contre moi que vous avez paru l’être, la derniere fois que je vous ai vue chez Madame Lane. Vous me trouverez tous les sentimens qu’un Enfant doit à sa Mere ; car je suis & je serai toujours, Votre très-humble & très-respectueuse Fille,

Émilie Jervins.

La générosité de Sir Charles lui a fait marquer quelque scrupule, sur le dernier article du billet. Il n’a pas jugé qu’après une Lettre, telle que celle de la Mere, il fallût lui rappeller des emportemens qu’elle souhaitoit peut-être d’oublier. J’étois de son avis : mais les deux Sœurs ont demandé si instamment qu’Émilie ne changeât rien à ces quatre lignes, ne fût-ce que pour la garantir d’une nouvelle Scene, en faisant honte à Madame Jervins de la derniere, que Sir Charles s’est rendu à leur opinion.

Émilie s’est retirée pour aller transcrire son Billet ; & les deux Dames étant appellées par leurs soins domestiques, je suis montée au cabinet du Docteur, à qui je dérobe quelquefois un quart d’heure, pour tirer de lui quelques nouvelles connoissances d’Histoire & de Géographie. Je n’y avois pas été long-temps, lorsque Sir Charles y est entré. Il vouloit sortir, après m’avoir apperçue. M. Barlet l’a pressé de s’arrêter un moment. Je suis demeurée interdite. Je ne m’attendois point à cette surprise. Pourquoi rougir, s’il vous plaît, d’être surprise avec le Docteur ? Mais je dois ajouter que Sir Charles m’a paru aussi dans quelque embarras. Vous me retenez, a-t-il dit au Docteur ; j’y consens : cependant si vous étiez sur quelque sujet que ma présence interrompe, je me croirai incommode, & je vais me retirer.

Nous avions fini notre sujet, a répondu le Docteur, & nous en commencions un autre. J’allois parler de Miss Jervins. Ne lui trouvez-vous pas un excellent naturel ? m’a demandé Sir Charles. Je l’ai assuré que je ne connoissois rien de plus aimable. La conversation a duré quelques momens sur les chagrins que lui cause sa Mere ; & m’attendant à quelque ouverture, sur le dessein de nous la confier en Northampton-Shire, mon cœur palpitoit de la maniere dont ce plan seroit proposé & de celle dont je devois le recevoir ; sur-tout lorsqu’on ne devoit pas supposer que j’en eusse la moindre connoissance. Qu’auroit-ce été, si j’avois eu la foiblesse de lire la Lettre ? Mais on n’a pas dit un mot qui regardât mon voyage.

Je commence à craindre, chere Lucie, qu’il n’ait changé de résolution, s’il a jamais eu cette idée. Il me semble que je souhaite plus vivement d’avoir Émilie avec nous, que je ne m’en serois jamais crue capable. Que l’apparence des choses est différente, lorsqu’elles ne sont point en notre pouvoir, & lorsque nous sommes persuadés qu’elles dépendent de nous !

Mais je ne vois pas la moindre raison d’espérer que ce qui vous flatteroit le plus arrive jamais. Je ne puis qu’y faire.

Cette petite flatteuse d’Émilie me disoit qu’elle avoit remarqué, dans ses yeux & dans ses manieres, tous les signes d’un vif attachement pour moi ! Mais je n’y vois aucun fondement. Il me paroît certain que ses affections sont engagées. Qu’il soit heureux, quels que puissent être ses engagemens ! Pendant son absence, encouragée comme je l’étois par ses Sœurs & par Mylord… je pensois assez avantageusement de moi-même : mais à présent que je l’ai devant les yeux, je lui vois tant de qualités brillantes, que mon humilité l’emporte sur mon ambition.

Mon ambition, ai-je dit. Oui, ma chere. N’est-ce pas le propre de cette passion, que nous avons la folie d’appeler noble, de nous faire exalter son objet, tandis qu’elle nous porte à nous ravaller nous-même ? La fortune me manque, du moins ! À la vérité, j’entends dire à Sir Charles que ce n’est pas le point capital pour lui, & qu’il est assez riche de son propre bien. Il ne faut pas douter que les devoirs n’augmentent avec les richesses. On peut être aussi bon, par conséquent, avec un bien médiocre qu’avec une fortune plus considérable ; & la bonté n’est-elle pas une partie essentielle du bonheur ? Dans quelque degré de la vie qu’on se suppose, a-t-on d’autre intérêt que de savoir s’y renfermer humblement & d’en remplir les devoirs ? Mais qui peut souhaiter, par de vaines considérations d’amour propre, de resserrer le pouvoir d’un homme si généreux ? Son bonheur doit croître, à chaque occasion qu’il aura d’exercer sa bonté. Non, chere Lucie, je ne vois aucune raison de nous flatter.

Sir Charles se réjouit d’un billet qu’il vient de recevoir, par lequel Sir Hargrave remet, à la semaine prochaine, la partie de dîner dans sa Maison de la Forêt de Windsor.