Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 49

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome IVp. 39-49).

LETTRE XLIX.

Miss Byron à Miss Selby.

Samedi, 18 Mars.

Jusqu’à présent, ma chere, il me semble que mon cœur n’a rien à se reprocher. Mais il s’en est peu fallu que je ne sois tombée dans une fort grande faute. Vous ne la devineriez pas. Miss Grandisson, dans l’absence de M. Barlet, qui est allé dîner aujourd’hui à quelques milles de Colnebroke, est parvenue, par des moyens qu’elle ne m’a point appris, à se saisir d’une Lettre que le bon Docteur avoit reçue ce matin de Sir Charles, & qu’il a laissée ouverte sur son pupitre. Elle est venue aussi-tôt à ma chambre. Henriette, m’a-t-elle dit, d’un air empressé, voici la Lettre qui est venue ce matin au Docteur. Peut-être ne l’ai-je pas par des voies trop honnêtes, mais on y parle de vous avec chaleur. La remettrai-je où je l’ai prise ? ou plutôt, voulez-vous partager ma faute, & la lire auparavant ? Elle me l’a présentée.

Ô Miss Grandisson ! ai-je répondu dans mon premier mouvement. On y parle de moi, dites-vous ? Permettez que j’y jette les yeux. J’ai tendu une main plus d’à demi coupable, & j’ai pris la Lettre. Mais, rentrant aussi-tôt en moi-même : ne m’avez-vous pas dit, que vous ne l’aviez point par des voies honnêtes ? Tenez, reprenez-la. Je ne veux point partager la faute. Cependant, cruelle Charlotte ! Comment pouvez-vous m’exposer à cette tentation ? Et j’ai mis la Lettre sur une chaise.

Elle m’a pressée de lire du moins les premieres lignes. Elle l’a reprise ; elle l’a ouverte, & elle me l’a remise sous les yeux.

Serpent tentateur ! me suis-je écriée. Pourquoi voulez-vous me faire imiter nos premiers Peres ! Je me suis assise, & j’ai mis les deux mains devant mes yeux. Loin, loin, ai-je ajouté ; pendant que je suis encore innocente. Chere Miss Grandisson, ne me jettez point dans une faute que je ne me pardonnerois pas. Vous l’avez reconnue vous-même. Je ne veux point la partager.

Elle m’a lu deux ou trois lignes ; & s’arrêtant : continuerai-je, Henriette ? Le mot qui suit est votre nom.

Je me suis mis les doigts dans les oreilles. Non, non, ai-je crié encore. Si vous l’aviez par des voies honnêtes, je n’aurois pas de plus grande impatience… mais vous ne me dites pas de même…

Miss Grand. (En m’interrompant). Quoi ? Qu’est-ce ? Ceux qui laissent leur Cabinet ouvert n’ont à se plaindre que d’eux-mêmes.

Miss Byr. Mais c’est un oubli, qui n’a rien de volontaire. Seriez-vous bien aise qu’on prît la liberté de lire vos Lettres ?

Miss Grand. Eh bien, je vais la remettre à sa place. Irai-je ? (la tenant suspendue devant moi). Irai-je, Henriette ? (Et deux ou trois fois elle a marché vers la porte, elle est revenue vers moi, avec un regard, le plus propre à m’exciter).

Miss Byr. Dites-moi seulement, Miss Grandisson, s’il y a quelque chose dont vous croyez que votre Frere ne veuille pas que nous soyons informées… Mais je suis presque sûre que l’obligeant Docteur, qui nous en a communiqué d’autres, auroit eu la bonté de nous lire celle-ci.

Miss Grand. Pour la moitié de ce que je possede, je ne voudrois pas ne l’avoir pas lue. Ô chere Henriette ! elle contient des détails… Paris, Florence, Boulogne !

Miss Byr. Loin, loin, Syrêne. Une Lettre est un objet sacré. Reportez-la. N’avouez-vous pas qu’elle ne vous est pas venue honnêtement ? Et je vois néanmoins…

[Ah Lucie ! J’étois prête à me laisser vaincre. Mais, rappellant mes forces ; loin, ai-je répété. Emportez cette Lettre. Je me crains moi-même.]

Miss Grand. Eh bien, Henriette ; un seul endroit. Il y en a un que vous devez lire. C’est l’affaire d’un instant.

Miss Byr. Je n’écoute point la tentation. Je ne lirai rien. J’attendrai qu’on me le communique.

Miss Grand. Mais vous pouvez être surprise alors, & ne pas savoir ce que vous aurez à répondre. Il vaudroit autant profiter de l’occasion. Prenez, lisez. On n’a jamais vu de pareils scrupules. Il est question de vous & d’Émilie.

Miss Byr. De moi & d’Émilie ! Ô Miss Grandisson ? Et que peut-il y avoir de commun entre Émilie & moi ?

Miss Grand. Quelle différence mettez-vous, chere Henriette, entre lire la Lettre & me demander ce qu’elle contient ? Je consens néanmoins à vous le dire.

Miss Byr. Non, non, vous ne me le direz point. Je ne veux point l’entendre. Je ne vous le demanderai jamais. N’y a-t-il que votre Frere, qui soit capable d’une action noble ? Il faut, ma chere amie, que vous & moi nous tirions quelque fruit de son exemple. Vous ne me direz rien.

Miss Grand. Jamais on n’a loué une femme dans ces termes ! Ce sont des louanges, Henriette… De ma vie, je n’ai rien entendu qui leur ressemble.

Miss Byr. Des louanges, Charlotte ! De la main de votre Frere !… Ô maudite curiosité ! Premiere faute de nos premiers Peres ! Mais j’aurai le courage d’y résister. Si vous m’excitez à faire des questions, riez-en : j’y donne les mains. Mais je vous demande en grace de n’y pas répondre. Chere miss, si vous m’aimez, emportez cette Lettre, & ne cherchez point à me rabaisser à mes propres yeux.

Miss Grand. Savez-vous Henriette, que vos réflexions tombent sur moi ? Mais c’est moi-même, qui veux vous faire une question. Vous sentez-vous disposée, comme une troisieme Sœur, à prendre Émilie en garde, & à la conduire avec vous en Nortamtpthon-Shire ! Répondez.

Miss Byr. Ah ! Miss Grandisson ! Et vous croyez que la Lettre contienne une proposition de cette nature ? Mais ne me répondez point, je vous en supplie. Attendez qu’on me fasse les propositions, de quelque nature qu’elles soient. Elles viendront toujours trop-tôt, si elles sont désagréables. [J’avois les larmes aux yeux.] Mais je vous assure, Mademoiselle, que je ne serai pas traitée avec indignité, par le meilleur même de tous les hommes ; & pendant que je puis me refuser à une chose que je crois indigne de moi, j’ai un titre pour agir avec fermeté, si l’occasion s’en présente. Vous êtes sa Sœur, Mademoiselle ; mais je n’ai rien à espérer ni à craindre.

Miss Grand. Je crois, ma chere, que vous prenez le ton sérieux. Deux fois Mademoiselle tout d’une haleine ! Je ne vous le pardonne point. Vous m’entendrez lire l’endroit où il est question de vous & d’Émilie, si vous ne voulez pas le lire vous-même.

Elle se disposa aussitôt à me faire cette lecture. Non, lui dis-je, en étendant la main sur la page ; je ne veux, ni la lire, ni l’entendre. Je commence à craindre que mon courage n’ait l’occasion de s’exercer ; & tandis qu’il est encore en mon pouvoir de choisir le mal ou le bien, je ne me priverai pas de la satisfaction de penser que j’ai pris le meilleur parti, quelque sort qui puisse m’attendre. Vous me pardonnerez, Mademoiselle… Et sans achever, je me suis mise en chemin vers la porte de ma chambre, lorsqu’elle est accourue sur mes pas.

Miss Grand. Chere Henriette ! Quoi ? Vous êtes irritée contre moi ? Mais que cette fierté vous sied ! J’y vois un air de dignité qui m’impose. Qu’il est digne de la seule femme du monde que je crois comparable au meilleur des hommes ! Pardon, chere Henriette. Dites promptement que vous me pardonnez.

Miss Byr. Vous pardonner, chere miss ! Ah ! c’est du fond du cœur. Mais avez-vous pu me dire que cette Lettre n’est pas tombée entre vos mains par d’honnêtes voies, & vous pardonner à vous-même ? Hâtez-vous donc de la remettre où vous l’avez prise ; & veillez sur moi, comme une véritable Amie, si dans quelque moment de foiblesse vous me trouvez de la curiosité pour des papiers qui ne me seront pas venus plus honnêtement. J’avoue que j’ai marqué de la foiblesse : si j’avois succombé, les plus flatteuses informations ne m’auroient jamais dédommagée de ce que j’aurois souffert intérieurement, en réfléchissant aux moyens qui me les auroient fait obtenir.

Miss Grand. Ame supérieure ! Dans quelle confusion vous me jettez ! Je remettrai la Lettre à sa place ; & je promets au Ciel que si je ne puis oublier ce qu’elle contient, quoiqu’il n’y ait rien que de glorieux pour mon Frere, je ne vous en dirai jamais un mot ; du moins si nous n’en obtenons pas la communication par d’autres voies.

Je lui ai jetté mes deux bras autour du cou. Elle m’a rendu mes embrassemens avec la même affection. Je ne l’en aimerai que mieux, pour avoir souffert, avec tant de bonté, que ma conduite ait condamné la sienne. Ne me félicitez-vous pas, ma chere, de la victoire que j’ai remportée sur moi-même ? Elle m’a couté beaucoup. Il est certain que ma curiosité ne pouvoit être plus vive, pour des particularités auxquelles j’avois tant d’intérêt. Mais il me semble que le plaisir de les apprendre n’auroit jamais égalé celui que je ressens d’avoir surmonté la tentation ; sans compter que mon orgueil est flatté de l’opinion que j’ai donnée de moi à Miss Grandisson. Cependant quel est ici mon mérite ? À ne consulter que la prudence, j’aurois eu tort de céder. De quel usage m’auroient été les lumieres que j’aurois obtenues par une si mauvaise voie ? Si j’avois appris quelque chose dont j’eusse été vivement affectée, ma haine pour l’artifice m’auroit infailliblement trahie. Le Docteur, ou Sir Charles, auroit pu découvrir ma faute. Aurois-je eu la bassesse d’accuser Miss Grandisson pour me justifier ? Je me serois couverte d’une tache honteuse ; & M. Barlet, qui m’accorde aujourd’hui sa confiance, supprimeroit peut-être toutes les communications que j’espere de lui. Ainsi, ma chere, la politique devoit me soutenir comme la droiture ; & je conclus que dans cette occasion je suis une heureuse fille.

Miss Grandisson vient de raconter, à sa Sœur, tout ce qui s’est passé entre nous. Mylady déclare agréablement qu’elle n’auroit pas voulu être Miss Grandisson, en prenant la Lettre ; mais que si quelqu’un la lui avoit présentée toute ouverte, elle doute qu’elle eût été Miss Byron. Là-dessus elle m’a serrée dans ses bras. Elle a répété dix fois que je serois Mylady Grandisson, que j’étois faite pour son Frere & lui pour moi. En doutez-vous ! a dit la chere Charlotte. Quelque tour que prennent les événemens, convenez, chere Lucie, qu’avec cette précieuse approbation des deux Sœurs, il est bien doux d’avoir su vaincre sa curiosité. Miss Grandisson n’a pas laissé de parler, à Mylady, de plusieurs voyages que son Frere médite en France, pour terminer les affaires de M. Danby ; à Florence, à Boulogne, & d’une visite au Château de Grandisson, où il paroît qu’elle doit l’accompagner. Vous voyez, chere Lucie, que le tems de mon départ approche. Pourquoi ne m’a-t-on pas fait souvenir que les trois mois, qui me sont accordés, étoient prêts d’expirer ? Êtes-vous disposés à recevoir une fille, qui ne retournera pas peut-être avec le cœur qu’elle avoit apporté ? Et comment reparoître néanmoins dans une si chere famille, avec un cœur, qu’on n’y reconnoîtra plus ?

Mais quel heureux naturel, que celui de Miss Grandisson ! Vous avez vu combien elle a paru touchée de notre derniere scene. Cependant il ne lui en reste aucune trace. Un air de Clavessin l’a remise dans sa situation. Elle a commencé à badiner, avec autant de vivacité & d’enjouement, que si rien ne l’avoit chagrinée. Et moi, si je m’étois laissée engager à lire la Lettre, quelle figure aurois-je fait à mes propres yeux, pendant un mois entier ? Mais n’a-t-elle pas aussi facilement oublié la mortification que son Frere lui a causée, par la découverte de son intrigue ? Dès le même jour, ne m’a-t-elle pas fait la guerre sans pitié ? Cependant elle a des qualités charmantes. On ne peut se défendre de l’aimer. Je me sens pour elle une vive tendresse. N’est-ce pas une foiblesse de voir sans refroidissement, dans une personne, des fautes qu’on trouveroit inexcusables dans une autre ? Non, Lucie, ne dites pas que c’en soit une, dans le cas de Miss Grandisson. Quelle différence à mes yeux ! Cependant elle vient de m’avouer qu’elle s’étoit reproché sa démarche, avant que de m’avoir apporté la Lettre, mais qu’elle avoit espéré de couvrir sa faute, en me la faisant partager. Je lui ai dit que c’étoit le rolle d’un petit Satan. Après tout, la chere Charlotte pensoit plus à m’obliger, qu’à se satisfaire elle-même. Il n’y a point d’amitié, direz-vous, qui puisse justifier une mauvaise action. J’en conviens, Lucie ; rien, rien n’est moins douteux : mais si vous connoissiez Miss Grandisson, vous l’aimeriez malgré vous.

[N. La Lettre de Sir Charles, qui fait le sujet de la précédente, est un long détail de ses affaires, dans lequel il ne s’explique néanmoins qu’à demi, parce que le Docteur, auquel il écrit, est informé du fond. Il parle des raisons pressantes, qui l’appellent en France & en Italie. Il nomme quelques Dames Étrangeres, sans faire connoître dans quelle espece de liaison il est avec elles. Il s’étend sur une Église neuve qu’il fait bâtir dans sa Terre de Grandisson, & prie le Docteur de se disposer à faire le Sermon de la Dédicace, pour lui épargner les louanges excessives qu’il craint dans la bouche de son Curé. Miss Byron est nommée plusieurs fois dans la Lettre, & toujours avec quelque éloge. Émilie fait le sujet d’un long article. Sir Charles, embarrassé de la situation de cette jeune personne, pendant le voyage qu’il médite, demande au Docteur ce qu’il pense du dessein qu’il a de la confier, jusqu’à son retour, à miss Byron, pour l’éloigner d’une Mere dangereuse ; elle sera tranquille en Northampton-Shire ; elle y recueillera, pour son éducation, tous les fruits du plus vertueux exemple. Ce projet donne occasion à sir Charles de faire une vive peinture du mérite extraordinaire de miss Byron ; mais sans y faire entrer d’autres sentimens que ceux de l’admiration & du respect. Enfin il propose au Docteur de se joindre à lui, pour l’exécution d’un article du Testament de m. Danby, qui regarde l’emploi de trois mille livres sterling en œuvres de piété ; & dans les principes de sa vertu, il trouve que les premiers soins doivent tomber sur tout ce qui se rapporte au bien public, comme les mariages des pauvres Filles avec d’honnêtes gens de leur état, les secours nécessaires aux Artisans industrieux, l’assistance qu’il croit due aux personnes laborieuses, qui se trouvent réduites à l’indigence par l’âge, l’infirmité, les accidens, ou par des maladies incurables, &c.]