Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 37

LETTRE XXXVII.

Madame Sherley à Miss Byron.

5 de Mars.

N’ayez, ma très-chere vie, ni peine ni honte à nous ouvrir entiérement votre cœur. Vous connoissez notre tendresse pour vous. Ce n’est pas une disgrace pour une jeune personne d’aimer un homme vertueux. L’amour est une passion naturelle. Vous avez montré par des témoignages distingués, que l’imprudence & la légéreté ne sont pas des défauts de votre caractere. M. Gréville, avec toute sa gaieté, M. Fenwick, avec toutes ses flatteries, M. Orme, que je considere beaucoup plus avec son respect & ses soumissions, ni le suppliant Fouler, ni le terrible & le menaçant Pollexfen, n’ont pu faire découvrir en vous une ombre de foiblesse ou de vanité. Avec quel bonheur ne vous êtes-vous pas tirée de tous les dangers où la passion d’être admirée engage souvent les ames d’un ordre inférieur ? Avec quelle politesse & quelle dignité ne vous êtes-vous pas acquis des droits sur l’estime & sur la vénération même de ceux dont vous avez refusé les offres ? Et quels ont été vos motifs pour refuser ? Ce n’est pas l’orgueil, c’est l’excellence vos principes ; c’est que vous n’avez pas cru devoir écouter ceux pour lesquels vous n’avez pas senti que vous puissiez jamais prendre l’affection qu’une honnête femme doit indispensablement à son Mari. Ensuite, lorsque vous avez rencontré l’homme qui méritoit votre amour, qui vous a puissamment défendue contre un odieux & lâche attentat, qui se trouve le meilleur des Freres, des Amis, des Maîtres, le plus brave & le plus vertueux des hommes : est-il surprenant qu’un cœur, jusqu’à présent invincible, laisse voir de la sensibilité, & reconnoisse un cœur qui lui ressemble ? Quelle raison auriez-vous d’en rougir ? Et pourquoi ma chere Henriette feroit-elle tomber le rideau entre elle & des Amis dont les goûts s’accordent avec les siens ? Vous voyez, ma chere Fille, que l’incertitude où nous sommes ne nous empêche point de parler avec admiration d’un homme à qui tout le monde rend la même justice. Nous sommes au-dessus des petits détours, & vous n’avez pas besoin d’être menée par une si misérable politique. Votre éducation, ma chere, ne vous a pas formée à l’artifice. Les déguisemens n’ont jamais été si mal à personne qu’à vous. Un Enfant, en amour, vous devineroit dans la plupart de vos dernieres Lettres. Mais soit que votre inclination soit heureuse, ou qu’elle manque de succès, que votre gloire soit de l’avoir placée dans un objet auquel il ne manque rien du côté des sentimens, des mœurs & de la naissance, & pour lequel tous vos Amis ont la même passion que vous. Seulement, mon tendre amour, chere Henriette, charme de ma vie & consolation de mes mauvais jours, efforcez-vous, pour l’amour de moi, de toute votre Famille, de prendre tant d’empire sur votre cœur, que si le succès ne répond point à vos desirs & aux nôtres, votre santé n’en souffre point, une santé qui nous est si précieuse ! & que vous ne tombiez point au rang de ces malheureuses Filles qui se laissent emporter par la violence d’une aveugle passion. Plus l’objet a de force pour enflammer vos desirs, plus la victoire est glorieuse si vous en avez quelqu’une à remporter. Cependant, ma chere Fille, achevez de nous ouvrir votre cœur pour nous mettre en état de vous aider de nos conseils. Et ne redoutez point le badinage de votre Oncle ; il s’en fait un amusement qui sert quelquefois aussi à nous réjouir ; mais comptez que ses raisonnemens ne font aucune impression sur nous. Vous n’ignorez pas que son cœur honnête est uni, comme les nôtres, avec celui de notre chere Fille, il ne résisteroit pas plus que nous à sa douleur, s’il arrivoit quelque disgrace à sa Niece.

Votre Tante m’a fait voir à ce moment la Lettre qu’elle vous écrit. Elle y répete quelques-unes de vos expressions, qui lui paroissent très-fortes. Pour moi, je trouve qu’elles vous font beaucoup d’honneur, parce qu’elles me prouvent que votre amour tombe moins sur les dehors que sur les qualités de l’ame. J’étois persuadée que si vous aimiez jamais, votre passion seroit de l’ordre le plus pur. N’étant pas fondée sur les sens, ne souffrez donc pas qu’elle triomphe de votre raison, & que l’impossibilité d’obtenir l’homme que vous aimez, ne vous fasse pas renoncer à tous les autres hommes. Ne vous ai-je point enseigné que le mariage est un devoir, lorsqu’on y entre avec prudence ? Quelle opinion faut-il prendre, dans l’un ou l’autre sexe, de ceux qui ont de l’aversion pour cet état, parce qu’il a ses peines, ses fatigues & ses inconvéniens ? Mettez Sir Charles à l’épreuve par cette regle. Si ce sont ces motifs qui le dégoûtent du mariage, regardez-les comme une des grandes imperfections de son caractere. Ne craignez pas de le mettre à l’épreuve. Il n’y a point d’homme absolument parfait.

Mais Sir Charles peut avoir des engagemens qu’il lui est impossible de rompre. Si telle est sa situation, je me flatte que ma Fille ne s’abandonnera point à des sentimens pour lesquels elle ne peut attendre de retour. Vous espérez, disiez-vous agréablement dans une de vos Lettres, que votre ruine ne viendra point d’un homme vertueux. Après le bonheur que vous avez eu d’échapper à Sir Hargrave, je ne crains rien pour vous d’un méchant homme. Mais si votre perte venoit d’un homme de bien, ce seroit votre faute, ma chere, puisque ni lui, ni ses Sœurs, ne vous donnent aucun encouragement. Je sais combien toutes ces suppositions peuvent blesser votre délicatesse, mais alors vous devez être doublement en garde contre vous-même, car la réalité seroit bien plus terrible que les suppositions. Quand il n’y auroit qu’un homme au monde dont vous pussiez craindre votre ruine, ne seriez-vous pas en garde contre lui ?

Je meurs d’impatience de revoir ma chere Henriette entre mes bras. Mais voici le conseil que je crois convenable à sa situation. Ne perdez, ma chere, aucune occasion de cultiver l’amitié des deux charmantes Sœurs, quoique, pour le dire en passant, si Miss Grandisson devine l’état de votre cœur, je ne trouve point que ses railleries s’accordent avec le reste de son aimable caractere. Ne leur refusez jamais votre compagnie lorsqu’elles vous la demandent. Miss Grandisson vous a promis l’histoire de leur Famille. Faites-la ressouvenir de sa promesse. Vous obtiendrez des lumieres qui pourront servir à guider vos pas. Vous saurez particuliérement si les Sœurs épousent l’intérêt de quelqu’autre femme, quoique la réserve qu’elles reprochent à Sir Charles, leur fasse peut-être ignorer les secrets de son cœur. Mais si leur faveur n’est déclarée pour personne, pourquoi ne pourroit-elle pas tomber sur vous ? À l’égard de la fortune, si l’on pouvoit découvrir quelles sont leurs prétentions, nous ferions nos efforts pour ne pas demeurer en arriere.

Mais comme j’approuve le parti auquel votre Tante s’est arrêtée, de suspendre la réponse qu’elle doit à la Comtesse de D…, quelle conduite tiendrons-nous dans cette affaire ? Voici là-dessus mes idées. Cette Dame part du principe que vos affections ne sont point engagées : votre Tante l’en a formellement assurée. Vous lui avez parlé du moins dans des termes qui ont dû lui faire naître quelque doute. Elle nous a fait annoncer sa visite pour Samedi prochain. Il faut s’attendre qu’elle demandera des explications, & nous les devons à sa franchise autant qu’à notre propre caractere, que nous sommes obligées de soutenir avec honneur. Je voudrois l’informer nettement de l’entreprise de Sir Hargrave Pollexfen, dont il me semble que vous lui avez déjà dit quelque chose, & de la généreuse protection que vous avez reçue de Sir Charles : la vérité n’attire jamais de reproche. Votre Tante avouera que vous lui avez écrit, & que vous vous refusez, avec la plus respectueuse reconnoissance, à l’honneur qui vous est proposé, ce qu’elle ne peut expliquer qu’en supposant, & se persuadant même, que par des motifs de reconnoissance, vous préférez Sir Charles à tout autre homme, mais que vous ignorez ses engagemens ; que vous n’avez aucune raison de lui croire d’autres sentimens pour vous, que ceux de la politesse dont les hommes se font honneur pour notre sexe, & que les Dames Grandisson, en vous traitant de Sœur, n’entendent par ce nom que la Sœur de leur Frere, comme la leur.

On fera ce récit à la Comtesse, sous les plus étroites loix du secret. Alors elle connoîtra le fond de la vérité. Elle en portera le jugement qu’elle doit pour elle-même. Vous ne paroîtrez coupable à ses yeux d’aucune affectation. Nous soutiendrons tous notre caractere. Si Mylady L… & Miss Grandisson, comme vous le supposez, ont déclaré à la Comtesse que les vues de leur Frere ne paroissent pas tournées sur vous, il se trouvera qu’elles ont dit la vérité, & vous savez, ma chere, que nous devons rendre justice à la bonne foi d’autrui comme à la nôtre. Elle verra que votre considération pour Sir Charles, si ce sentiment lui paroît un obstacle à son projet, vient d’une louable reconnoissance pour la protection qu’il a donnée généreusement à une jeune Fille, dont le cœur étoit absolument libre avant cet événement.

Je ne sais si je m’explique avec assez de clarté. Je ne suis plus ce que j’étois, mais je remercie le Ciel d’être encore ce que je suis ; je ne me serois pas crue capable de faire une si longue Lettre en si peu de tems. Aussi, ma chere Henriette en est le sujet, & son honneur a toujours fait mon unique soin, depuis que j’ai perdu le compagnon de ma jeunesse, le cher Mari qui partageoit avec moi ce soin & tous les autres, qui avoit pour vous la même tendresse que moi, & qui vous donneroit aujourd’hui les mêmes conseils. Qu’auroit pensé M. Sherley ? Comment se seroit-il conduit dans cette occasion ? Ce sont les questions que je me fais toujours avant que de donner mon opinion sur une affaire importante, particuliérement lorsqu’il est question de vous.

Je veux louer ici un de vos sentimens que j’ai trouvé digne de la Pupille de votre Grand-Pere. « Je n’aurois que du mépris pour moi-même, dites-vous dans une de vos Lettres, si j’étois capable de tenir un homme en suspens, tandis que je balancerois en faveur d’un autre. »

Charmante Fille ! Tenez-vous ferme à vos principes, quelque sort que le Ciel vous destine. Considérez ce monde dans le point de vue sous lequel on vous l’a tant de fois présenté. J’ai vécu long-tems ; cependant lorsque je regarde en arriere jusqu’au tems de ma jeunesse, où les espérances & les craintes qui vous agitent aujourd’hui ne m’étoient point étrangeres, que l’espace me semble court ! Si je souhaite que ma carriere soit prolongée, c’est pour voir les délices de mon cœur, ma chere Orpheline, heureuse sous la protection d’un honnête homme. Oh ! plût au Ciel que ce fût sous celle… Mais, est-ce à nous, ma chere, d’imposer des loix à la Providence ? Savons-nous quelles sont ses vues sur Sir Charles Grandisson ? Oui, le bonheur de mille autres y est peut-être attaché : comparé à nous, c’est le Public en comparaison d’un Particulier.

Ne croyez pas néanmoins, mon cher amour, que j’aie vécu trop long-tems pour être sensible à ce qui vous touche. Je suis capable encore de partager vos peines & vos plaisirs. Vos dernieres fatigues, délicate & tendre comme vous êtes, m’ont coûté des douleurs bien vives, & mes yeux ne cessent pas de rendre témoignage à la sensibilité de mon cœur, lorsque je me fais relire quelquefois ces cruelles scenes, ou que je les rappelle à ma mémoire. Mais mon intention est de vous fortifier contre des impressions trop vives, lorsqu’il sera connu, cet événement qui est aujourd’hui caché dans le sein de la Providence, dût-il être contraire à nos desirs, comme les apparences semblent l’annoncer.

Vous avez sur les bras deux Lettres qui demandent une réponse. Mais comme le tems est court jusqu’à Samedi, si vous écrivez à votre Tante, ce sera nous écrire à toutes deux. Que le Ciel préserve, dis-je, & comble de bénédictions ma chere Orpheline ! C’est la priere continuelle de son affectionnée Grand-Mere,

Henriette Sherley.