Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 3

LETTRE III.

Miss Henriette Byron, à Miss Lucie Selby.

Au château de Selby, 16 janvier.

Je vous renvoie sous cette enveloppe, ma chère Lucie, l’étrange lettre de M. Greville. Comme vous la lui avez demandée, il ne doute point que vous ne me l’ayez communiquée. Je conclus que s’il s’en informe, le meilleur parti est de lui en faire l’aveu. Mais alors, il voudra savoir ce que j’en ai pensé ; car il sait que je n’ai rien de caché pour vous.

Dites-lui donc, si vous le jugez à propos, que je suis beaucoup plus mécontente de son impétuosité, que sensible à ses flatteries. Dites-lui qu’il est fort dur pour moi, tandis que mes plus proches Parens me laissent ma liberté, qu’un homme à qui je n’ai jamais donné sujet de me refuser le respect qu’il doit à mon sexe, prenne le droit de me menacer, & de censurer ma conduite. Demandez-lui quels sont ses prétextes, pour me suivre à Londres, ou dans tout autre lieu ? Si je n’avois pas déjà quelques raisons pour me renfermer, à son égard, dans les civilités du voisinage, il m’en fourniroit aujourd’hui de très-fortes. L’Amant, qui est capable de menacer, ne peut être qu’un mari tyrannique. Ne le pensez-vous pas, ma chère Lucie ? Mais n’allez pas jusqu’à lui faire des suppositions d’amour & de mariage ; les hommes de son caractere expliquent tout en leur faveur, & prennent l’ombre pour une réalité.

Une femme, qui se voit si fort exaltée au-dessus de ce qu’elle peut mériter, n’a-t-elle pas raison de craindre que si le flatteur devenoit son mari, elle ne tombât beaucoup dans son opinion, lorsqu’elle lui auroit donné le pouvoir de la traiter suivant ce qu’elle vaut ; je dis même en supposant qu’il soit assez aveuglé par sa passion, pour n’être pas absolument de mauvaise foi dans ses complimens ? En vérité, je méprise & je redoute également les Flatteurs. Je les méprise pour leur fausseté, s’ils ne croyent pas eux-mêmes ce qu’ils ont l’effronterie de dire ; ou pour leur extravagance, s’ils peuvent se persuader tout ce qu’ils disent. Je les redoute, par une juste défiance de moi-même, qui me fait craindre que leurs discours ne soient capables, comme ils doivent se le promettre dans la premiere de mes deux suppositions, de m’inspirer une vanité qui me ravalleroit fort au-dessous d’eux, & qui leur donneroit sujet de se faire un triomphe de ma folie, dans le tems même que je serois le plus enflée de ma propre sagesse. En un mot mot, les grands complimens me révoltent toujours, & me forcent de rentrer aussi-tôt dans moi-même. Qui n’a pas quelque chose à redouter de son amour propre ? Je ne doute nullement que M. Greville n’ait souhaité que je visse sa Lettre ; & cette idée me donne une sorte d’indignation contre moi-même. Il semble que cet homme-là ait découvert, dans ma conduite, quelques fautes que je ne me pardonnerois pas si je les connoissois, & qui lui ont donné l’espérance de réussir en me traitant comme une folle.

J’espere que lui & les autres ne me suivront point à la ville, comme ils paroissent m’en menacer ; & s’ils le font, je ne les verrai assurément que lorsqu’il me sera impossible de les éviter. Cependant leur marquer là-dessus de l’inquiétude, ou les prier de se dispenser du voyage, ce seroit me mettre dans le cas de leur avoir obligation de la complaisance qu’ils auroient pour mes volontés. Il ne me convient point de leur faire des loix dans cette occasion, puisqu’ils mettroient leur soumission à trop haut prix, ou qu’ils seroient peut-être capables de se faire un mérite de leur passion, pour me refuser.

Cependant je ne puis supporter de les voir obstinés à suivre ainsi tous mes pas. Ces hommes, ma chere, pour peu d’avantage que nous leur donnassions sur nous, exerceroient plus de tyrannie sur notre liberté que nos plus sévères Parens, & sans autre motif réel que leur propre satisfaction : au lieu que nos Parens les plus despotiques n’ont en vue que notre bien, quoique leurs imprudentes filles ne se le persuadent pas toujours. Combien n’en voit-on pas néanmoins qui se laissent entraîner fort loin de leurs intentions, ou du moins fort loin de leur devoir, par ces prétendus Amans, tandis que leur résistance est invincible à toutes les volontés de leurs Parens ? Ô ma chere ! Qu’il seroit à désirer pour moi, d’avoir heureusement passé les huit ou dix années de ma vie dans lesquelles je vais entrer, du moins si je ne trouve pas, dans l’intervalle, un homme capable de fixer tous les sentimens de mon cœur ! Puissent-elles passer aussi heureusement que les quatre dernieres, qui n’étoient pas moins importantes ! Se voir en état de promener sa vue, du sommet d’une élévation de trente ans, être bien établie dans ses principes, n’avoir aucune folie essentielle à se reprocher ; quel bonheur !

Le départ de ma Cousine Reves est fixé ; l’indulgence de mes chers Parens ne cesse point, & je suis toujours dans la même résolution. Mais je ne partirai point sans avoir vu ma chere Nancy. Quoi ? Je m’engagerois dans une partie de plaisir, & j’emporterois le chagrin de penser que j’ai laissé dans les souffrances une chere Malade, avec de justes raisons de croire que j’ai appréhendé de me donner un peu de peine, tandis que je suis sure de pouvoir soulager du moins son cœur, par les tendres consolations de l’amitié ? Non, ma Lucie, croyez-moi, quand je n’aurois pas assez de générosité, j’ai assez d’amour propre pour ne pas m’exposer aux tourmens d’un remords si vif. Ainsi, comptez de voir bien-tot votre

Henriette Byron.