Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 16

LETTRE XVI.

M. Selby à M. Reves.

Samedi, 18 Février.

Oh ! M. Reves, la pauvre chere Enfant ! La fleur de l’Univers ! Comment voulez-vous qu’une si terrible nouvelle ne sorte pas de mon sein ? Quel moyen de cacher ma consternation ! Ma femme s’en est apperçue. Elle en a voulu savoir la cause. Je n’ai pu lui raconter cette fatale aventure. Hélas oui, fatale ! Sa Grand-Mere n’y survivra pas un moment. Nous la lui cacherons le plus long-tems qu’il sera possible. Mais comment la lui cacher. Et c’est donc véritablement que notre chere Fille a disparu ! Oh ! Monsieur, Monsieur Reves.

J’ai donné votre Lettre à ma Femme. Elle s’est évanouie avant que de l’avoir achevée. On m’avoit toujours représenté les Mascarades comme une extravagance, plutôt qu’une dépravation ; mais je suis convaincu à présent que c’est le plus détestable de tous les amusemens.

Vous êtes hors de vous même, Monsieur, & ce n’est pas sans raison. Qui de nous sera plus capable de se modérer ? Chere, chere Enfant ! Que n’a-t-elle peut-être pas déja souffert ? Mais devions-nous permettre qu’elle s’éloignât de nous ? C’est vous, Monsieur, qui n’avez pas voulu être refusé. C’est vous qui vous êtes obstiné à la mener dans cette Ville de perdition.

Quelque misérable Libertin, j’en suis sûr… Mais ce n’est pas Greville. On le vit descendre de sa chaise de Poste hier au soir. Il n’y avoit personne que lui. Une demie heure après, quoiqu’il fût très-tard, il nous envoya faire ses complimens & ceux de notre chere Fille, en nous faisant assurer qu’il l’avoit laissée en bonne santé, & plus heureuse, nous a-t-il fait dire dans son stile ordinaire, que disposée à faire le bonheur d’autrui. Il n’ignore pas que notre vie est attachée à la sienne.

Retrouvez-la, Monsieur. Rendez-la nous tranquille & en bonne santé ; sans quoi nous ne pardonnerons jamais à ceux qui ont été l’occasion de son voyage. Chere Niece ! Elle s’est laissée vaincre. Elle n’avoit point de passion pour voir Londres. Le plus doux, le plus obligeant caractere ! Hélas ! à quoi n’est-elle peut-être pas exposée ! Faites-la chercher de toutes parts. Mais vous n’épargnerez rien, nous n’en doutons pas. Que personne ne soit excepté de vos soupçons. Cette Mylady Williams… Un complot de cette nature ne s’est pas fait sans la participation d’une femme. N’étoit-elle pas Amie de Sir Hargrave ? Ce Sir Hargrave ! Ce ne peut être Greville. Quand nous n’en aurions pas les preuves que j’ai rapportées, Greville, tout méchant qu’il est, n’est pas capable d’une telle infamie.

Les premieres nouvelles, qui vous viendront, bonnes ou mauvaises, n’épargnez aucune dépense pour nous les communiquer.

Greville étoit ici à ce moment. Nous ne l’avons pu voir. Nous ne lui avons rien appris. Il est parti dans une grande surprise, de s’être entendu dire par un de nos Gens, que nous avons reçu quelques mauvaises nouvelles, qui ne nous permettent de voir personne. Ils n’ont pu l’instruire mieux. Cependant notre douleur & la vue de votre livrée leur fait juger qu’il est arrivé quelque chose à leur jeune Maîtresse. Ils sont tous en larmes. Ils observent notre visage en nous servant avec une curiosité muette, mais triste & avide. Nous n’ouvrons pas la bouche en leur présence, & nous ne leur expliquons nos volontés, que par des signes.

Grand Dieu ! Après tant d’années heureuses ! Heureux nous-mêmes ! Nous voir en si peu de tems les derniers des Misérables ! Ce qui ne seroit point arrivé, si… Mais n’en parlons plus. Grand Dieu du Ciel ! Que deviendra cette malheureuse Grand-mere ! Lucie, Nancy en perdront la raison ! N’en parlons plus. Hâtez-vous de nous écrire, & pardonnez le trouble de cette Lettre. Je ne sais ce qui est sorti de ma plume ; mais je n’en suis pas moins à vous.

George Selby.