Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 141

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 224-226).

LETTRE CXLI.

Mylady Grandisson à la même.

1 Juin.

Vive l’amitié ! Je la reconnois à ses charmantes ardeurs. Une Lettre du 30 Mai, signée de Mylord & Mylady Reresby, d’Émilie, de Miss Patty Holles, de ma Nancy, de M. Belcher, de mon Oncle & de mon Cousin Selby, m’assure qu’ils partent le jour suivant pour arriver ici demain tous ensemble, c’est-à-dire, presque aussi-tôt que leur Lettre même. Que j’admire cet excès de bonté & d’affection ! À ma premiere demande ! Au premier signe ! Une Reine, qui déclare ses desirs, n’est pas mieux servie. Si votre Henriette n’est pas la plus heureuse des femmes, elle n’en peut accuser qu’elle-même. Mais que je vous dois d’excuses, ma chere Grand-Maman & ma chere Tante, pour vous avoir enlevé si brusquement vos plus chers plaisirs ! ou plutôt, que je vous dois de remercimens, pour la complaisance qui vous a fait consentir à vous en priver ! Mylady Reresby me fait entendre que le mariage de mon Cousin sera célébré ici avec celui de M. Belcher, & que mon Oncle tiendra lieu de Pere & de Tuteur à Miss Holes ; surcroit d’espérance pour Sir Charles ! C’est entrer merveilleusement dans ses vues. Le Docteur Barlet, & M. Édouard Grandisson, qui est ici depuis quelques jours, iront demain au-devant des deux voitures jusqu’à Newgham avec des relais. Sir Charles iroit lui-même, s’il n’étoit absent depuis vingt-quatre heures.

Les plus grands plaisirs, ma chere Tante, ne vont gueres sans un mêlange de peines. Le 30 au soir, nous avons reçu, par un Exprès, la nouvelle d’une perte fort douloureuse pour nous ; celle de Mylord W…, Oncle maternel de Sir Charles, mort, le 29, d’une inflammation d’entrailles. Ses grands biens, qui nous reviennent, ne nous consolent point d’un si fâcheux accident. Vous avez vu Mylord W… à la Fête de mon mariage. Il promettoit une plus longue vie ; & l’excellence de son caractere nous la faisoit désirer autant pour lui-même, que pour notre jeune Tante, qui ne devoit pas s’attendre à le perdre sitôt. À la vérité, elle demeure avec un douaire considérable : mais quels avantages peuvent remplacer, dans le cœur d’une honnête Femme, un Mari qu’elle a tendrement aimé ! Sir Charles est parti dès le lendemain. Il ne lui faut pas moins de huit jours, pour rendre les derniers devoirs à Mylord, & pour mettre ordre à sa succession.

Ainsi, mon Oncle ne pouvoit arriver plus à propos. Il se chargera de divers soins que Sir Charles m’a laissés, & qui lui conviennent mieux qu’à moi ; sur-tout de veiller à l’ouvrage du Parc, que je n’ai encore vu qu’une fois, mais qui avance beaucoup, & qui me paroît un chef-d’œuvre de magnificence, de goût & d’invention. Mon rôle, avec le soin ordinaire de rendre ce séjour agréable à nos honorables Étrangers, sera de faire le plus tendre accueil aux chers Amis qui m’arrivent ; de leur procurer toutes sortes de commodités au Château de Grandisson, & de les embrasser mille fois le jour. Je vous quitte, ma chere Tante, pour me charger moi-même de leur préparer des appartemens.