Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 14

LETTRE XIV.

Miss Byron, à Miss Selby.

Mercredi au soir, 15 Février.

Enfin Mr Greville a pris congé de nous ce soir, dans la résolution de partir demain. Il m’a demandé, avec instance, un moment d’entretien particulier ; mais je me suis bien gardée d’avoir cette complaisance pour lui. « son regret, m’a-t-il dit, est de laisser à Londres le présomptueux Hargrave, & le rampant Fouler ; cependant il part satisfait de m’avoir entendu déclarer que je n’ai vu, dans l’un ni dans l’autre de ces deux hommes, celui pour lequel je puisse me sentir de l’inclination. » Vous voyez, ma chere, que c’est un compliment qu’il se fait à lui-même ; car je me souviens de mes termes : j’ai dit que je n’avois point encore vu l’homme dont je pusse penser à faire mon Mari.

Avant son départ, Mr Greville a dit mille choses plaisantes sur le caractère de ses Rivaux, sur ce qu’il appelle ma dureté de cœur, & sur les tourmens du sien. Sir Hargrave étant venu dans le même tems, j’ai vu naître une conversation fort vive, dont j’ai d’abord appréhendé les suites. Mais Mme Reves m’a proposé de jouer un air de clavecin, qui a fait prendre un autre cours à cette chaleur ; & le Baronet, apprenant que Mr Greville devoit partir demain, est sorti plutôt qu’il ne sembloit en avoir eu l’intention, dans la joie apparemment de se voir le champ libre.

En nous quittant, Mr Greville a donné carriere encore à sa folle imagination ; & ce tour d’esprit a si bien disposé pour lui Mme Reves, qu’elle le regarde, dit-elle, comme le plus amusant de tous mes Importuns. Mais qu’est-ce donc que l’art d’amuser ? J’ai répondu, d’un ton assez froid, que Mr Greville est un homme sans mœurs ; & que s’il étoit capable de rougir de quelque chose, ou de ressentir l’amour qu’il s’attribue, il ne seroit ni si gai, ni si amusant qu’il l’est en effet. Là dessus, Mr Reves a voulu savoir auquel du moins, des cinq Personnages qu’il appelle mes Amans, je pourrois donner quelque préférence. Je n’ai pas balancé à lui répondre que s’il parloit d’une préférence de goût, il n’y en avoit aucun pour lequel je me sentisse le moindre penchant ; mais que s’il n’étoit question que de mon jugement sur leur caractere, j’y mettois une différence extrême, à l’avantage de Mr Orme, qui me paroissoit digne de l’estime & de l’amitié de tous les honnêtes gens. Fort bien, a répliqué Mr Reves ; je suis donc prêt à parier que tôt ou tard la pomme est pour Mr Orme.

Je l’ai laissé dans cette opinion. Il m’a dit néanmoins qu’il seroit difficile de se défaire de Sir Hargrave ; qu’aujourd’hui même il avoit déclaré à Mylady Williams qu’il étoit résolu de l’emporter sur tous les obstacles ; que cette Dame sembloit s’intéresser pour lui, & qu’elle s’étonnoit que je pusse refuser un homme si riche & de si bonne mine, auquel on a déja proposé plusieurs partis du premier rang.

Mercredi 15.

Sir Hargrave sort d’ici. Je n’ai, ma chere, ni le tems, ni l’envie de vous raconter ce qui s’est passé avec lui depuis une demie-heure, & dans quel transport il est parti. Il avoit souhaité de me parler en particulier ; & je me suis crue d’autant plus autorisée à n’y pas consentir, qu’il n’a jamais fait scrupule de s’expliquer fort librement devant Mr & Mme Reves. Cependant comme il est demeuré sans parler, ma Cousine s’est retirée la premiere, pour l’obliger ; & Mr Reves a suivi sa femme : ils ne lui devoient pas assurément cette complaisance. Je leur en sais fort mauvais gré.

À peine étoient-ils sortis, qu’il a voulu me prendre la main. Je l’ai retirée. Mademoiselle, m’a-t-il dit d’un ton fort brusque, vous n’auriez pas cette dureté pour Mr Greville. Je suis le seul au monde que vous traitiez si mal. Je lui ai répondu civilement, que j’en userois de même avec tout homme qu’on laisseroit seul avec moi. Vous voyez, Mademoiselle, a-t-il repris, qu’il m’est impossible de vivre sans vous. Mon cœur & mon ame vous sont dévoués. J’ai de l’orgueil, je l’avoue. Pardon, si j’ajoute qu’il est piqué. Je croyois pouvoir attendre plus de bonté, de toute femme qui seroit sans engagement & qui n’auroit pas d’éloignement pour le mariage. Votre cœur est libre, dites-vous. Je souhaite, je m’efforce de le croire. Mais ce Greville…

Il s’est arrêté pour me laisser le tems de répondre. J’ai répondu que sans lui devoir aucune explication, mon usage n’étoit pas de traiter incivilement ceux qui faisoient profession pour moi de quelque estime. Il a prétendu que je n’exceptois que lui ; & revenant à ses plaintes, il m’a pressée de m’expliquer entre lui & Mr Greville. J’ai cru pouvoir échapper, en l’assurant, comme je l’avois déja fait, que je n’ai point encore vu l’homme qui doit être mon Mari. Mais son visage & ses yeux s’enflammant tout d’un coup, il a juré, à peu près dans les termes dont Mr Greville s’étoit servi dans la même occasion, que je l’avois vu, cet homme, & que si mes affections n’étoient pas engagées, il étoit devant mes yeux ! Je lui ai dit que si c’étoit l’unique sujet de sa visite, il auroit pu dispenser M. & Mme Reves de sortir ; j’ai voulu me retirer. Il m’a coupé le passage : vous ne me quitterez pas, Mademoiselle ; je vous en conjure ! Eh bien, Monsieur, que souhaitez-vous de plus ? Apprenez-moi, Mademoiselle, si vous avez du dégoût pour le mariage. Quel droit avez-vous, Monsieur, de me faire cette question ? Dites, chere miss, est-ce un état où vous ayez dessein d’entrer ? Peut-être, Monsieur ; si je rencontre un homme à qui je puisse donner entierement mon cœur. Eh ! ne puis-je l’être, cet heureux homme ? J’implore votre bonté, Mademoiselle ! Je l’implore à vos pieds ! La vie ne m’est rien sans vous ! Et le fier personnage s’est jetté à genoux devant moi, les mains serrées l’une contre l’autre, & les yeux attachés sur les miens.

Quoique ces spectacles ne manquent point de causer quelque émotion, quelle différence, ma chere, de celle que j’avois sentie en voyant Sir Rowland dans la même posture ! Il m’a paru clairement que c’étoit un rôle prémédité. Que ne m’a-t-il pas dit néanmoins pendant plus d’un quart-d’heure, sans vouloir quitter sa situation, sans me permettre de sortir de la mienne ? Je me suis vue forcée de lui répéter une partie de mes anciennes réponses. J’aurois souhaité de pouvoir le congédier civilement. Mais il ne m’en a pas laissé le pouvoir. Tout humilié qu’il étoit, le langage de sa passion, & ses prieres mêmes, étoient mêlées de menaces indirectes. Enfin, j’ai senti la nécessité de lui déclarer que je ne recevrois plus ses visites. Il m’a représenté que je le mettois au désespoir. Je n’en suis pas moins sortie de la chambre, pour rejoindre M. & Mme Reves. Il s’est levé alors, avec quelques imprécations que j’ai fort bien entendues. Il m’a traitée encore d’orgueilleuse & d’ingrate ; & me suivant dans la chambre voisine, à peine y a-t-il donné quelque marque d’attention à Mr & Mme Reves. Il a fait deux ou trois tours en silence ; & se tournant à la fin vers eux ; pardonnez, leur a-t-il dit, avec une profonde révérence. Il m’en a fait une plus cavaliere, en me disant d’un air malin ; vous me défendez donc les visites, Mademoiselle ? Oui, Monsieur, ai-je répondu d’un ton assez ferme ; & pour votre repos comme pour le mien : vous m’avez extrêmement chagrinée. La premiere fois, Mademoiselle, a-t-il repris… Il s’est arrêté un moment ; & continuant, avec un regard fier, la premiere fois que j’aurai l’honneur de vous voir, ce sera, j’espere, avec plus de succès. Il est parti.

Mr Reves est fort mécontent de toute sa conduite, & ne blâme point la résolution que j’ai prise de refuser désormais ses visites. Ainsi, je me flatte que le nom de Sir Hargrave ne reviendra plus si souvent dans mes Lettres.

Nos habits sont prêts : Mr Reves se met en Hermite, sa femme en Religieuse, & Mylady Williams en Abbesse. Je n’aime pas trop les miens, parce qu’ils ont trop d’éclat ; c’est ce que j’apprehende le plus. On me met en princesse Arcadienne ; mais ce déguisement s’accorde si peu avec l’idée que j’avois de l’habit Pastoral d’Arcadie, que c’est au contraire tout ce qu’il y a de magnifique & de recherché dans les nouvelles modes de France & d’Italie. On y vouloit joindre une Houlette ; mais je n’ai pas conçu qu’elle pût convenir avec ce riche équipage ; quoique je doive être sans panier, car on ne porte point de paniers dans l’Arcadie. Quelle figure je vais faire ! On ne se mettroit pas plus magnifiquement pour un Bal paré. Ils m’assurent tous que je verrai des Masques en habits aussi riches & mêmes aussi ridicules que le mien. Il en sera ce qu’il plaît au Ciel ; mais je souhaiterois que cette nuit fût passée. Je vous assure que c’est la derniere fois, comme la premiere, que j’assisterai aux divertissemens de cette nature. Mais il faut prendre une idée des Masquarades. Attendez-en toutes les circonstances dans ma premiere lettre. Je me représente votre impatience. Donnez comme moi, chere Lucie, quelque chose à votre imagination ; & marquez-moi quelquefois ce que vous pensez des choses, avant qu’elles arrivent. Que de jolies conquêtes ne vous imaginez-vous pas que votre Henriette va faire, sous un si bel habit ?