Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 106

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 163-167).

LETTRE CVI.

Miss Byron à Mylady G…

Lundi matin, 6 Novembre.

Je vous envoie, ma chere, une copie de la derniere Lettre de Sir Charles, transcrite pour vous par Lucie, qui veut se faire un mérite de ses petits services, pour obtenir votre amitié.

Ne me croyez-vous pas en droit de faire quelque reproche à votre Frere, du retour précipité qu’il m’annonce. Ce soir, peut-être, ou demain au matin. Je ne suis pas contente, ma chere, qu’il m’ôte le pouvoir de l’obliger au-delà de son attente. Cependant ma joie sera extrême de le revoir. Au moment qu’il paroîtra dans le lieu où je suis, je n’aurai plus rien à lui reprocher.

Ma Tante, qui l’accuse d’un peu de précipitation, est allée dîner chez ma Grand-mere, pour lui faire préparer un appartement au Château de Sherley ; Nancy est avec elle. Mon Oncle qui est prié, depuis deux jours, à dîner aujourd’hui chez M. Orme, s’est rendu à l’invitation.

Lundi après-midi.

Ô très-chere Mylady ! que vais-je devenir ? Toutes querelles sont terminées ! toute pétulance ! toute folie ! Peut-être, peut-être ne serai-je jamais à lui. Peut-être, avant son arrivée, serai-je la plus malheureuse de toutes les Femmes ! Votre Frere, le meilleur des hommes, peut avoir été… Ah ! chere Charl…

Dans l’excès d’une mortelle épouvante, ma plume est tombée de mes doigts. Je me suis évanouie. Personne n’est venu à mon secours. Je sais que je n’ai pas été long-temps sans connoissance. Mes terreurs ont eu la force de la rappeller. La mort seule étoit capable de me l’ôter plus long-temps, dans une occasion de cette nature. Que je vous cause d’effroi ! ma très-chere Mylady ! Mais Lucie arrive enfin. Qu’elle vous apprenne la cause de mes tourmens.

N. B. Ce qui suit étoit de la main de Lucie.

« À la priere de ma Cousine, pendant qu’on la porte sur son lit, je continue, Madame, de vous expliquer ses terreurs & les miennes. Cependant que les vôtres n’aillent pas trop loin. Le Ciel, nous l’espérons, nous l’en prions, protégera votre Frere. M. Greville ne sauroit être capable de la barbare, de l’infâme action dont on le soupçonne. Le Ciel protégera votre Frere.

» On vient d’apporter ici un Billet anonyme, (je ne sais ce que j’écris) un Billet, veux-je dire, d’une main inconnue, portant que plusieurs personnes ont entendu sortir de la bouche de M. Greville, des menaces contre la vie de Sir Charles ; & nous savions déja, de bonne part, qu’il a l’humeur sombre & l’esprit fort agité. Il a quitté sa maison, ce matin : c’est ce que dit le Billet ; & cela nous le savons certainement. On lui a vu prendre la route de Londres, avec plusieurs Domestiques, & d’autres personnes ; & la chere Henriette se tourmente mortellement par ses craintes. Ma Tante n’est point au logis ; mon Oncle est absent ; nous n’avons ici que des Femmes. Henriette, que je viens de trouver dans un triste état, promet de faire ses efforts pour se composer, jusqu’au retour de mon Oncle, qui est allé dîner chez M. Orme. On est allé l’avertir. Graces au Ciel ! je vois mon Oncle arriver. »

N. B. Par Miss Byron.

Eh ! De quelle utilité sera son retour, ma chere Mylady. Lucie est allée lui montrer le Billet. Ô Sir Charles ! Cher objet de mes affections ! Pardon pour tous mes caprices ! Revenez avec la protection du Ciel : revenez sans accident ! Et cœur, & main, je suis à vous, si vous le desirez, dès demain, à la pointe du jour.

Voici la copie du Billet. J’avois rompu le cachet, quoiqu’il fût adressé à mon Oncle.

À M. Selby.
En toute diligence.

Un respectueux admirateur du plus généreux & du plus noble des Hommes (j’entends le Chevalier Grandisson) se hâte, Monsieur, de vous informer que sa vie est en grand danger. J’ai entendu dire à M. Greville, & d’un ton furieux : « Je ne souffrirai jamais qu’on m’enlève mon unique bien ; j’aurai sa vie. » Il a joint un serment à cette menace. À la vérité, il étoit échauffé par le vin, & je m’arrêterois peu à ses discours, si je n’apprenois qu’il est sorti ce matin avec des gens armés. Faites l’usage qu’il vous plaira de cet avis. Vous ne saurez jamais de quelle part il vous vient. Mais le respect & l’affection que j’ai conçus pour le jeune Baronnet sont mes seuls motifs. J’en prends le Ciel à témoin.

Deux Fermiers de mon Oncle ont vu successivement le méchant Homme sur le chemin de Londres, avec son Escorte. Que deviendrai-je avant le matin, si votre Frere n’arrive pas ce soir ?

À onze heures de nuit.

Mon Oncle a dépêché deux Domestiques, avec ordre de suivre la route de Londres jusqu’au jour. Il s’est rendu lui-même chez M. Greville. On lui a confirmé qu’il étoit sorti dès le matin, bien accompagné, pour revenir le soir, a-t-on ajouté… dans la vue, peut-être, de se disposer à la fuite, après la plus noire de toutes les actions. Ma Tante est en larmes. Mon Oncle rappelle & compare les circonstances. Nancy se tord les bras. Votre Henriette languit dans une douleur muette. Elle n’est plus capable de pleurer ni d’écrire.

Mardi 7 à 8 heures du matin.

Quelle nuit j’ai passée ! Je n’ai pas fermé l’œil.

Personne ne remue encore. Chacun appréhende de paroître, dans la crainte de se voir l’un l’autre. Je me sens les yeux enflés, de larmes & d’insomnie. Il est surprenant que mon Oncle ne descende point. Il pourroit donner des ordres… mais hélas ! sur quoi !

Quels auroient été mes songes, si j’avois pu m’assoupir assez pour donner quelque apparence de réalité à de vaines ombres ! J’ai vu assez de phantômes en veillant, car je n’ai pas cessé d’avoir les yeux ouverts. Ma Femme de chambre a passé la nuit près de moi. Elle m’a remarqué des tressaillements, des absences d’esprit ! Jamais je ne m’étois trouvée dans cet état. Dieu me garde d’une telle nuit ! Il ne me reste que la force d’écrire. Mais que sert d’écrire ? À quelle fin ? Épargnez-vous de lire des inutilités… Je vais changer de posture… À présent je suis à genoux, priant, faisant des vœux au Ciel… Mais je vois entrer Lucie !

Elle est venue. Nancy est entrée après elle. Elles n’ont fait que me tourmenter toutes deux par le récit de leurs songes. Ma Tante est fort mal. Mon Oncle vient de s’endormir, après s’être abandonné toute la nuit à ses réflexions : ma Grand’Mere ne saura pas la cause de nos peines aussi long-temps qu’on pourra les lui cacher, du moins, si… Cruel si ! j’abandonne ma plume.