CHAPITRE VII LE CIRQUE ALCINDOR

Il n’y avait pas de parade, au cirque Alcindor. L’entrée était ménagée dans la toile, sous un velum, et elle était garnie au dedans de velours rouge bordé de galon d’or. Les heures des représentations et le programme du spectacle étaient affichés dans des cadres cloués aux mâts. Mme Alcindor trônait au contrôle ; Alcindor se faisait admirer de la foule, quelquefois un clown risquait une cabriole, une écuyère se montrait, ordinairement un palefre­nier en habit bleu se contentait de dire :

— Entrez, on va commencer ! Entrez ! on commence.

En allant jeter un coup d’œil sur le public qui faisait queue, Alcindor aperçut Pépé.

— Tu reviens, gamin ? lui dit-il. Ce n’est pas par là que tu dois passer… Donne-moi la main…

Il l’enleva par un bras, et comme sa femme n’avait pas vu Pépé, il le lui présenta.

Mme Alcindor était une grosse maman qui empoigna Pépé à deux mains et l’assit sur ses genoux.

— Il a une tête intelligente, cet enfant, dit-elle. Il est bien fait, mais il a besoin d’être nourri.

Elle le tournait et le retournait comme un paquet. Lui, il la regardait, avec son bonnet, dans sa robe de velours noir, de gros solitaires aux oreilles, des diamants au cou, une lourde chaîne d’or, des bras chargés de bracelets et des doigts disparaissant sous les bagues. Elle était très brune, avait les yeux noirs et de la moustache.

Pépé la sentit bonne, et, lui, il produisit aussi une excellente impression sur Mme Alcindor, car elle le déposa par terre en disant à son mari :

— Il me plaît, ce petit, tu peux le garder.

— Viens par ici, Pépé, dit Alcindor.

Il lui fit traverser le cirque pour l’introduire dans la tente des artistes.

— Tiens, Alcindor, tu ramènes Pépé, fit une femme.

Pépé ne reconnaissait pas Coralia. Elle avait un maillot jaune d’or et une robe de la même couleur avec des perles d’or brodées partout, partout.

— Tiens, Coralia, dit Alcindor, habille l’enfant et il viendra me rejoindre dans l’arène.

— Vous allez m’habiller ? demanda Pépé à Coralia.

— Oui, mon petit… Il faut me tutoyer. Dans la banque, c’est-à-dire dans notre métier, tout le monde se tutoie. Si tu disais « vous » à un camarade du cirque Alcindor, il se moquerait de toi.

— Et comment vas-tu m’habiller ? demanda Pépé, qui s’inquiétait fort du costume qu’on allait lui mettre.

— Tu vas voir.

Elle le conduisit dans la loge où les enfants s’habillaient ensemble, et elle choisit dans une malle un maillot chair avec une trousse bleue pailletée d’argent.

Elle l’en revêtit, le transforma complètement et, le conduisant devant une grande glace qui était dans la loge d’Alcindor et qui servait à toute la troupe :

— Regarde-toi, lui dit-elle.

Pépé ne se reconnaissait pas. Il s’éblouissait lui-même.

— Que je suis beau ! s’écria-t-il.

Coralia se mit à rire et le chien Moutonnet vint le flairer d’un air de satisfaction, frétillant de sa queue terminée par un pompon, devinant un brave nouveau camarade. En ce moment, Dédèle en personne n’aurait pas fait quitter le cirque à Pépé !

Gig, Pig et Rig, les trois clowns du cirque Alcindor déclarèrent que Pépé avait le corps fait pour le maillot.

— Oui, il est très gentil, dit Margarita, et comme Coralia a des enfants et que je suis fille, j’adopte Pépé.

— C’est ça, dit Coralia. Tu seras une mère pour lui.

— Après Mme Alcindor notre mère à tous, s’écria Pig.

— Viens, Pépé, lui dit Coralia : tu vas faire ton entrée.

Le cœur de Pépé palpitait d’émotion.

On entendait les sons de l’orchestre ; c’était la représentation qui commençait.

— Tu vois Alcindor, dit Coralia en lui montrant le patron, va le rejoindre.

— Attends, je vais lui faire faire son entrée devant le public, dit le clown Gig.

Et, le prenant sur ses épaules, il s’élança et fit le saut périlleux, si bien que Pépé se vit pirouetter dans l’air et tomber devant Alcindor, aussi étourdi et suffoqué que si on l’avait jeté à l’eau sans le prévenir.

— À la bonne heure ! murmura Alcindor ; voilà une entrée comme on en doit faire quand on veut embrasser notre carrière artistique.

Saisissant Pépé par la main, il agita son fouet comme s’il eût voulu battre et stimuler ses trois clowns qui faisaient le tour de la piste en roulant comme des tonneaux.

— Tu vois ce fouet, dit Alcindor à Pépé, c’est la chambrière ; c’est avec ça que je fais marcher tout le monde, bêtes et gens. Allez ! Hop ! Hop !

Ses clowns excités, il se retira en arrière.

Pépé regardait avec admiration les clowns. Rig, Gig et Pig étaient tous les trois nés sous le méridien de Paris, mais ils se disaient Anglais, et ils ne parlaient français qu’en serrant les dents et en y mêlant les quelques mots d’anglais ou supposés tels, indispensables aux clowns de profession et qu’ils avaient appris de leurs pareils.

— Bojou lé compény ! cria Pig.

Il lança en l’air son chapeau pointu, qui vint se remettre de lui-même sur sa tête.

— Oh ! fit Pépé avec admiration en battant des mains.

— Content, little boy ! dit Pig qui avait vu le geste de l’enfant. Very well. Yes.

Et il envoya son chapeau avec tant d’adresse qu’il engouffra la tête de Pépé jusqu’au cou.

— Aoh ! aoh ! fit Pig. Lui gentil, yes.

Il s’empara de Pépé par les pieds, le fit culbuter dans l’arène et le lança comme un paquet à Rig, qui, le tenant dans ses bras, sauta sur les épaules de Pig.

— Attendez ! All right ! s’écria Gig.

Et il s’élança sur Rig.

— Attrape ! cria Rig en lui passant Pépé.

— Oup ! fit Gig en enlevant brusquement le chapeau de la tête de Pépé.

Celui-ci se vit en haut des trois clowns, dominant de cette colonne les spectateurs charmés et applaudissant.

— Voyons s’il va avoir peur et s’il va pleurer, pensa Alcindor. S’il ne pleure pas, c’est qu’il a la vocation.

Pépé avoir peur !… Pépé était ravi de se voir dans cette situation, et manifestant, lui acteur, son admiration comme une chose naturelle, il se mit à claquer des mains, ce qui fit redoubler les bravos des spectateurs.

— Ah çà, il est charmant, ce Pépé, fit Alcindor. Pas de peur, de l’enthousiasme… J’en ferai quelque chose.

Les clowns descendirent Pépé comme un colis et ils sautèrent à terre.

— Gentil, l’enfant, dit Gig, en passant près du patron.

— Tu entends, dit Alcindor à Pépé : on dit que tu es gentil.

Les clowns terminèrent leurs exercices et Alcindor reprit avec Pépé le milieu de la piste

L’orchestre joua un galop.

Un domestique amena un cheval gris, sellé, harnaché, et aussitôt les clowns se reprécipitèrent dans l’arène en faisant des culbutes.

— Joli chivel, âoh ! yes ! faisaient-ils.

Alcindor alla jusqu’à la porte des écuries et reparut donnant la main à Mlle Coralia.

Celle-ci fit un grand salut au public et Alcindor lui tint le pied pour la mettre à cheval.

Coralia fit un tour de piste allongée sur son cheval, puis, tout à coup, elle se leva et frappa l’animal d’un coup de cravache en criant :

— Hop ! Hop !

Cette Coralia que Pépé avait vue négligée et qui ne lui avait pas paru belle, debout sur son cheval lui sembla une fée. Il trembla d’émotion et d’admiration quand il la vit sauter à travers des cerceaux en papier et par-dessus des banderoles que tenaient les clowns, en disant :

— Sauté ! miss Coralia, sauté ! All right ! bravo ! bravo !

Les spectateurs applaudissaient à l’unisson des clowns.

Coralia avait beaucoup de légèreté. On la rappela. Elle vint saluer le public et lui envoyer un baiser du bout de sa cravache.

Pépé voulait courir après elle pour l’embrasser, tellement il était transporté, mais Alcindor, dont il avait lâché la main, le reprit.

— Attends, dit-il.

Et il cria :

— Allons ! Hop ! hé, là-bas ! Au voleur ! Au voleur !

Un caniche s’élança dans l’arène. Il portait sur son dos un singe coiffé d’un chapeau à plume rouge, habillé comme un seigneur du temps de Louis XIII, avec un manteau de velours noir, qui avait un fusil en bandoulière et à la main une grosse bourse qu’il venait de voler. Il s’arrêta au milieu de la piste et passa, sa bourse au chien, qui la prit dans sa gueule et creusa, avec sa patte, dans la sciure de bois qui recouvrait le sol, un trou qu’il dissimula ensuite. Il avait à peine terminé sa besogne qu’un autre chien bondit sur la piste. Celui-là avait sur son dos un singe costumé en gendarme absolument moderne le chapeau galonné d’argent en bataille et le sabre à la main. Le premier chien se mit à courir en rond, poursuivi par l’autre.

Pépé ne se tenait pas de bonheur.

Se voyant près d’être atteint, le singe voleur se tourna du côté du singe gendarme, et, prenant son fusil, il l’ajusta et fit feu.

Il manqua le gendarme qui brandit son sabre et pressa sa monture. Alors, le voleur se voyant près d’être atteint chercha un refuge parmi les spectateurs. Le chien du voleur s’élança de rang en rang sur les genoux du bon public, le chien du gendarme suivit. Et ce fut des applaudissements et des éclats de rire sans fin, jusqu’à ce que le gendarme eut perdu la trace du voleur réfugié derrière les musiciens.

Le gendarme et sa monture reparurent alors dans l’arène et le chien se mit à chercher la bourse. Il découvrit l’endroit ou
elle était enfoncée, gratta, la retira de sa cachette et du bout de sa gueule la tendit à son cavalier. Celui-ci, fort satisfait, remit son sabre au fourreau et agita la bourse d’un air de triomphe. Mais, en ce moment, le voleur bondit de la tribune des musiciens, il happa la bourse au passage et s’enfuit dans les écuries, poursuivi, mais en vain, parle gendarme.

La salle croula sous les applaudissements.

— Que c’est donc amusant ! s’écria Pépé qui riait de tout son cœur.

— Veux-tu te taire, petit gredin, dit Alcindor.

— Py ouic ! Py ouic ! s’écrièrent les clowns en bondissant les uns sur les autres.

Le cirque Alcindor conservait les belles manières et les vieilles traditions, les clowns n’avaient pas de numéro dans le programme, mais ils étaient toujours en scène, occupant le public et empêchant qu’il y eût des trous dans la représentation.

— Vôlez-vô faire un petite pertie de saut de mutton ? demanda Gig.

— Aôh ! yes, dit Pig.

All right, dit Rig.

— Toi, mutton, dit Gig.

No, dit Pig.

Yes, dit Gig.

No, dit Pig.

Vlan ! Gig envoya une gifle retentissante à Pig qui étendit le bras et la rendit à Rig qui chut par terre tout de son long, raide.

— Aôh ! fit Gig en montrant Rig.

— Lui mort ! fit Pig.

— Toi avoir ésséssiné, dit Gig.

— Nô, toi.

Yes, toi.

— Nô, toi avoir.

Une nouvelle gifle de Gig à Pig, vlan ! et tous les deux tombaient assis par terre, regardant d’un air désolé leur camarade et dénonçant d’une manière expressive leur terreur d’être pendus.

Devant cette terreur commune, ils se relevaient, se donnaient la main, et emportaient le corps de Rig pour l’enterrer ; mais en route ils le laissaient tomber et Rig leur envoyait des grands coups de pied dans le derrière.

Pépé n’avait pas sommeil et ne se rappelait guère de sa nuit passée dans un tuyau. Le cirque était chaud, plein d’un public émerveillé, et le spectacle qui s’étalait à chaque instant sous ses yeux, sans cesse renouvelé, éveillait sa jeune intelli­gence et ne lui permettait pas de songer à autre chose, sinon à son beau costume qui brillait tant.

Le spectacle fut plus captivant encore lorsque les clowns rentrèrent avec Barbasson.

L’illustre Barbasson était un des artistes les plus chéris des clients du cirque Alcindor. Il avait quatre pattes et de grandes oreilles, un beau poil gris avec une croix noire sur le dos ; il était mignon et avait des manières fort dis­tinguées, résultats d’une éducation soi­gnée.

Il fit son entrée en faisant : hihan ! hihan ! mais au lieu d’arriver comme un âne ordinaire, sur ses quatre pattes, il entra sur ses pattes de derrière, les pattes de devant sous chaque bras de Pig et de Rig, et faisant de gracieux saluts à l’assistance sans cesser de braire.

Alcindor, du milieu du cirque, sa chambrière à la main, en laissant traîner le fouet, dirigeait les mouvements de l’illustre Barbasson qui fit tout seul, comme un homme, le tour de l’honorable société sur ses pattes de derrière, en remuant ses pattes de devant comme un lapin qui bat du tambour et en inclinant gracieusement la tête.

Il y avait des gamins des troisièmes qui connaissaient Barbasson comme un vieil ami et qui criaient :

— Vive Barbasson !

Et chaque fois qu’il entendait crier « Vive Barbasson ! » l’âne répondait joyeusement :

— Hihan ! hihan !

Alcindor arrêta au milieu du cirque l’illustre Barbasson.

— Maintenant, Barbasson, lui dit-il, vous allez chercher dans l’honorable société quelle est la jeune fille la plus coquette.

Le public se mit à rire et applaudit, non toutefois sans appréhension de la part des jeunes filles qui craignaient d’être désignées et des autres spectateurs qui se demandaient si l’âne n’allait point leur monter sur les genoux.

L’illustre Barbasson commença son inspection. Chaque fois qu’il s’arrêtait, les femmes qui se trouvaient en face de lui et surtout les jeunes filles se cachaient le visage en poussant des cris. Le public riait à se tordre. Enfin l’illustre Barbasson s’avança et frotta son museau contre une fillette d’une douzaine d’années, gentille et bien habillée, qui rougit comme une cerise, tandis que les spectateurs applaudissaient Barbasson.

— Barbasson, demanda Alcindor, êtes-vous certain que mademoiselle est la jeune fille la plus coquette qu’il y ait ici.

L’âne remua la tête de haut en bas.

— Ne voulez-vous pas faire encore le tour de l’honorable société pour mieux vous en assurer, dites Barbasson ?

L’âne secoua énergiquement ses oreilles.

— Voyez tout de même, Barbasson, dit Alcindor. Il est très grave de désigner une jeune fille au public comme une petite coquette si vous n’en êtes pas absolument convaincu ; vérifiez donc le fait.

Barbasson recommença son tour de l’arène et les spectateurs le suivirent des yeux, en grand silence, attendant avec une certaine oppression la décision suprême.

Barbasson revint se placer devant la même jeune fille.

— Puisque mademoiselle est la jeune fille la plus coquette de l’honorable société, dit Alcindor, et que vous l’avez désignée devant tout le monde, allez, Barbasson, lui chercher un bouquet.

L’illustre Barbasson rentra dans la coulisse et reparut bien tôt tenant entre ses dents un bouquet qu’il alla déposer, sans se tromper, sur les genoux de la jeune fille, ce qui émerveilla Pépé.

Après quoi, il fit une ruade et rentra dans son écurie aux applaudissements de l’assemblée, qui criait :

— Vive Barbasson ! Vive Barbasson !

Barbasson revint saluer.

— Hurrah pour Barbasson ! s’écria Rig.

C’était le tour d’Alcindor, du bel Alcindor, qui montait un cheval anglais en haute école. Il passa un habit noir, prit un chapeau haut de forme, sa cravache, et enfourcha un cheval élégant, bai-brun, Zéphyrin, qu’il amena au milieu de l’arène et fit mettre à genoux pour saluer l’assistance. L’orchestre joua un air de valse dont Zéphyrin marqua la mesure. Toute la troupe s’était rangée pour voir le patron, car chacun des artistes avait pour lui une grande admiration.

C’était un fort beau cavalier, maître de la monture qu’il maniait entre ses jambes. Le public lui fit fête. Tous les Parisiens adoraient Alcindor.

Mme Alcindor, qui était venue suivre l’exercice de son mari, demanda à Pépé :

— Le trouves-tu beau ?

— Oh ! oui, fit Pépé.

Mais l’âne Barbasson l’avait beaucoup plus amusé que les changements de pied de Zéphyrin.

— Voudrais-tu aussi qu’on t’applaudit ? demanda encore
Mme Alcindor.

— Oh ! oui, répondit Pépé.

— Hé bien, dit Mme Alcindor, donne la main à Moutonnet pour faire son entrée.

Moutonnet ne se fit pas prier, car il avait de suite témoigné de l’amitié à Pépé. Ce joli caniche, blanc comme de la neige, frisé comme un agneau sorti d’une boîte à joujoux, était l’élève de Mlle Margarita qui le présentait au public et lui luisait exécuter ses exercices après qu’il avait opéré son entrée avec un des enfants.

Pépé fut très fier d’être désigné pour un si bel office. Il tendit sa main à Moutonnet qui gracieusement y plaça sa patte et ils s’avancèrent.

— Le petit marche délibérément, dit Mme Alcindor, qui regardait de la porte du cirque le jeune débutant. C’est une bonne recrue.

— Il est campé, dit Alcindor.

Quant à Pépé, lui, il était on ne sait comme. Ce qu’il éprouvait au juste, il était loin de s’en rendre compte ; c’était de l’émerveillement. Lui qui n’avait dans ses courts souvenirs de trace lumineuse que son séjour à Trouville ; lui qui se savait un pauvre petit perdu ramassé dans la neige ; lui qui ne s’était vu qu’en blouse ou en grosse veste, la plupart du temps avec des sabots, dans les prés de la vallée d’Auge ; lui qui avait passé sa dernière nuit sous un ciel pluvieux dans un grand tuyau, il se voyait dans un costume brillant, se sentant chaud de la chaleur lourde des salles de spectacle et des lumières, au milieu d’une assemblée nombreuse dont tous les membres avaient les yeux sur lui. C’était comme si on l’eût fait passer d’une chambre obscure au grand soleil du mois de juin. Les applaudissements qu’il entendit éclater de toutes parts à son arrivée sur la piste, en ébranlant ses oreilles, achevèrent de le troubler et de lui faire voir la vie où le hasard le jetait à travers une sorte de prisme donnant les couleurs de l’arc-en-ciel.

Ce n’était pas que le pauvre petit Pépé pensât que ces applaudissements s’adressassent à lui ; il n’en pensait pas si long et ne connaissait point l’orgueil. Il était dans l’extase. Il aurait eu tort d’ailleurs de sentir l’orgueil aussi vite et de prendre pour lui ce qui s’adressait au chien.

Moutonnet était connu, Moutonnet avait sa part de célébrité dans le cirque Alcindor. Comme l’illustre Barbasson, il ne comptait que des amis dans la salle. Son entrée provoquait toujours de grands battements de mains et les enfants déliraient de joie. Lorsque Mlle Margarita arrivait après le chien, sa cravache à la main, si on l’applaudissait, c’était moins pour elle que pour son élève, que pour Moutonnet, le beau caniche blanc Moutonnet.

On apporta des accessoires, des tables, des chaises, des échelles ; on tendit une corde à deux pieds du sol et Moutonnet commença ses exercices. Il se tenait debout sur le dossier de deux chaises séparées entre elles, il grimpait à l’échelle, faisait le saut périlleux par-dessus la table, se tenait sur le goulot de quatre bouteilles posées sur cette même table, et dansait sur la corde.

— Bravo ! Moutonnet ! bravo Moutonnet ! criait-on.

Et Moutonnet ayant fini ses exercices, s’en allait. Mais le public, qui connaissait ses habitudes, le rappelait par ses applaudissements.

Alors Moutonnet arrivait au grand galop, un petit panier dans la gueule. Il bondissait dans les rangs des spectateurs, se pla­çait devant une personne qui lui plaisait, généralement une jeune fille ou un jeune garçon, et, assis sur son derrière, il pre­nait son panier entre ses pattes de devant et aboyait jusqu’à ce qu’on y eut laissé tomber quelques sous. Il faisait le même jeu devant une dizaine de spectateurs et on suivait les péri­péties de la quête de Moutonnet.

Quelquefois, il y avait des jeunes filles qui n’avaient pas d’argent ou qui ne voulaient pas en donner à Moutonnet. Le bon caniche les grondait fort, aboyant tant qu’il pouvait.

— On donnera ! on ne te donnera pas ! criait le public.

La jeune fille finissait toujours par jeter deux sous dans le panier de Moutonnet. Quand elle ne les avait pas, elle les demandait, à son papa.

Sa recette particulière terminée, Moutonnet rentrait dans la coulisse où il la remettait fidèlement à Margarita.

Le spectacle finissait toujours par le quadrille des enfants montés sur des poneys que Pépé avait vus à la représentation précédente.

— Tu voudrais bien être à cheval comme ceux-là ? lui dit Alcindor.

— Oh ! oui ! répondit Pépé.

— Ça viendra, dit Alcindor.

Ils rentrèrent, et, quand le public se fut écoulé, les artistes hommes étaient déshabillés, et les garçons, vêtus de longues blouses, éteignaient le lustre, secouaient, balayaient, ratissaient, fermaient.

Margarita dévêtit Pépé qui voyait avec regret ses beaux habits rentrer dans la malle.

— Tu les rauras demain, dit Margarita, si tu restes avec nous.

— Je les remettrai demain ? demanda Pépé pour recevoir deux fois cette assurance.

— Mais oui, mon petit, dit Mme Alcindor, qui assistait à la toilette.

Elle vit Margarita passer à Pépé les effets avec lesquels il était arrivé.

— On dirait que ces vêtements sont humides, dit Mme Alcin­dor. Ils sont malpropres.

— Oui, dit Margarita, cet enfant était trempé et ces nippes ne sont pas encore complètement sèches.

— Est-ce que c’est sur son dos qu’il a sé­ché ces habits ?

— Oui, dit Pépé.

— Margarita, vous n’avez pas d’habille­ments de nos enfants qui puissent lui aller ?

— Je ne vois rien qui soit à sa taille.

— Portez-le chez moi alors, dit Mme Al­cindor. Je ne veux pas qu’il revête ces guenilles humides. Il pourrait attraper du mal, ce pauvre enfant.

Margarita enleva Pépé dans ses bras et le porta chez Mme Al­cindor.

Elle avait un beau domicile forain, Mme Al­cindor, un domicile composé de deux grands fourgons que l’on joignait en abat­tant la cloison de derrière de l’un pour servir de plancher, et en relevant la cloison de l’autre pour servir de toiture. Des rideaux, en coutil rouge et gris, donnaient à cette partie de son domicile l’air d’une véranda que l’on ornait de sièges en osier et de plantes vertes dans des vases de Chine. Les deux fourgons reliés ainsi contenaient, l’un une chambre à coucher en satin bleu, capitonnée, avec un cabinet de toilette, l’autre un salon jaune, une salle à manger et une petite cuisine. Tout cet appartement était étroit, exigu, mais il était arrangé avec le soin qu’on apporte à construire les vagons de chemin de fer ; il était aménagé de manière à ce qu’il ne manquât rien. Mme Alcindor pouvait avoir une servante ou une femme de chambre qui trouvait son lit prêt sous la banquette de la salle à manger. Avec des voitures comme celles-là, on eût pu entreprendre un voyage au long cours à travers l’Europe et l’Asie sans sortir de chez soi.

Margarita déposa Pépé dans le salon où bientôt Mme Alcindor vint le rejoindre.

— Hum ! dit cette brave dame, je crois que tu as besoin de prendre un bain, mon petit. Il y a longtemps que tu ne t’es pas baigné ?

— Depuis que j’ai été à la mer, à Trouville, dit Pépé.

— Je vais te donner une couverture, tu vas te rouler dedans et tu dormiras sur le canapé, veux-tu ?

— Oui, dit Pépé.

— Et demain, je t’achèterai des habits.

On se levait avec l’aurore dans le cirque Alcindor. Le patron donnait l’exemple. De bon matin les bêtes devaient être nourries, brossées, étrillées, lavées, peignées. Après les bêtes, les hommes. Alcindor tenait à la propreté de sa troupe. On mangeait la soupe à huit heures du matin, et on répétait, dans le cirque, les exercices de la journée.

Tandis que les artistes s’exerçaient, Mme Alcindor emmena Pépé à la succursale de la Belle-Jardinière de la place Clichy, elle le fit habiller gentiment, des bottines au chapeau, et lui acheta du linge ; puis elle alla un peu plus loin lui faire prendre un bain et le regarda se frotter consciencieusement de savon.

Pépé joyeusement s’éclaboussait d’eau et plongeait dans la baignoire avec délices. Quand il s’était baigné dans la Manche, il avait trouvé que l’eau de la mer n’était pas assez chaude ; en sortant de recevoir la lame, seulement, et par réaction, il se sentait mieux ; mais, là, dans une température élevée, dans une salle chauffée, la peau enduite de savon, il s’ébrouait dans l’eau comme les chevaux d’Alcindor s’ébrouaient dans leur écurie au moment de comparaître devant le public idolâtre.

— Te sens-tu plus à l’aise mon petit ? demanda Mme Alcindor quand ils sortirent.

— Oh ! oui, dit Pépé.

— N’as-tu pas envie de nous quitter ?

— Est-ce que vous ne voulez plus me garder ? demanda Pépé anxieusement.

— Pas contre ta volonté, mon petit.

— Oh ! je veux rester, dit Pépé, et apprendre à faire des tours. C’est si beau, chez vous !

Mme Alcindor sourit.

— Est-ce vrai que tu n’as plus ni père ni mère ? lui demanda-t-elle. Tu ne t’es pas sauvé de chez toi parce qu’on t’avait battu ?

— Oh ! non, dit Pépé, qui raconta son histoire à Mme Alcindor et déclara qu’il ne voulait pas retourner en Normandie.

— Il faut que je voie cette Mme Giraud, pensa Mme Alcindor.

Elle pourrait peut-être un jour nous causer des ennuis et réclamer l’enfant, je n’en sais rien. De l’endroit où Pépé a été enlevé par le méchant Prussien on peut avoir donné des ordres pour qu’on le recherche… Si cette dame me le laisse, je serai tranquille et nous en ferons un artiste.

Elle dit à Pépé :

— Tu pourrais me conduire avenue Marceau ? Tu reconnaîtrais l’hôtel ?

— Oh ! oui, dit Pépé, je sais son numéro et je l’ai vu hier matin. Seulement, je ne veux pas qu’on dise que j’ai été chez des voleurs.

— Je ne le dirai pas, assura Mme Alcindor. Mais pourquoi le cacher puisque tu as été leur victime ?

— C’est si laid, dit Pépé, d’avoir vécu avec eux.

Mme Alcindor vêtit une luxueuse toilette de soie grise et se couvrit de diamants, puis elle fit atteler deux chevaux qui avaient une superbe allure sous le harnais, et, prenant Pépé avec elle, elle ordonna de la conduire chez Mme Giraud.

— Je vais lui faire voir, à cette millionnaire, pensa-t-elle, que je sais aussi faire de la toilette et que je suis riche, peut-être aussi riche qu’elle. Je suis certaine qu’elle n’a pas un équipage qui vaille le mien.

Ils arrivèrent devant l’hôtel.

— As-tu encore peur d’entrer ? demanda-t-elle à Pépé.

— Un peu, répondit l’enfant, mais pas beaucoup, parce que je suis convenablement habillé. Et puis, c’est bien vrai, madame, que vous voulez me garder avec vous ?

— C’est très vrai.

— Ah ! c’est que depuis que j’ai vu le cirque et que j’y ai mis un si beau costume, je ne voudrais pas vous quitter même pour revoir ma Dédèle et ma Mémée que j’aime pour­tant du fond de mon cœur. Oh ! non ! je veux rester avec vous autres, et qu’on m’ap­plaudisse fort, moi aussi.

Mme Alcindor, qui ne croyait pas qu’elle pût s’étonner de quelque chose, fut cependant surprise de la sobriété de la pièce où elle pé­nétra et de la correction des laquais.

— C’est une maison sérieuse, pensa-t-elle.

Le valet auquel elle avait remis sa carte, un nouveau, en reparaissant lui dit :

— Madame n’a pas l’honneur de connaître madame. Si madame avait la bonté de me dire ce qui l’amène ?

— Dites Mme Giraud que c’est Pépé, dit l’enfant.

Le domestique sourit de ce nom qui lui sembla singulier et, à son grand étonnement, il vit Mme Giraud accourir elle-même au-devant de l’enfant et l’embrasser.

— Qu’es-tu devenu depuis le jour de la noce d’Adèle dont tu as tant troublé la joie ? demanda Mme Giraud.

Pépé dut raconter son histoire depuis son départ de Saint-Aubin, et, entraîné par sa franchise, il la raconta, sans en rien omettre, mais en baissant les yeux quand il parlait des voleurs.

— Ce n’est pas ta faute et tu n’es pas coupable d’avoir été avec eux, dit Mme Giraud.

— Non, pour sûr, dit Mme Alcindor.

— Et maintenant, tu veux rester dans ce cirque ? demanda Mme Giraud.

— Oh ! oui, dit Pépé.

— Et Dédèle ? Et Mémée ? Elles sont encore inquiètes.

— Oh ! je les aime toujours bien, dit Pépé ; j’irai les revoir, et il faut les tranquilliser. Dites-leur que j’irai les revoir et que je les inviterai à la représentation du cirque. N’est-ce pas, madame Alcindor ?

— Tout ce que tu voudras, dit Mme Alcindor.

— J’avais espéré faire autre chose de lui, un cultivateur, un garçon de ferme, un fermier, pensa Mme Giraud ; mais enfin, si cet enfant aime ce métier, peut-être n’en sera-t-il pas plus malheureux.

Elle se tourna vers Mme Alcindor.

— Vous consentez à le garder, madame ? lui demanda-t-elle.

— Oui, madame, répondit Mme Alcindor. Il a l’air d’avoir un bon caractère, cet enfant, et il est fort bien fait.

Les mots « il est fort bien fait » inquiétèrent Mme Giraud.

— Est-ce qu’il fera des exercices ? demanda-t-elle.

— Oh ! certainement, dit Pépé. Vous ne savez pas, madame Giraud ? j’en ai déjà fait, avec Moutonnet. J’ai mis un maillot et j’étais beau comme un astre !

— C’est lui qui se charge de vous répondre, dit Mme Al­cindor.

__ S’il s’adonne à des exercices, vous allez le faire souffrir, dit Mme Giraud.

— Faire du mal à un enfant ! s’écria Mme Alcindor. Oh ! non, madame ; jamais un enfant n’a souffert chez nous. Je ne supporterais pas qu’on en frappât un seul, et j’en ai une troupe.

Mme Giraud, rassérénée par le visage franc de Mme Alcindor autant que par ses paroles, et se réservant d’ailleurs de prendre des informations relativement à la moralité du cirque Alcindor et d’en retirer Pépé si les renseignements étaient mauvais, lui dit :

— Hé bien, madame, puisque votre métier semble convenir à ce malheureux enfant, qu’il suive sa destinée. Vous me l’enverrez quelquefois.

Elle fit apporter des sacs de gâteaux et de bonbons.

— Tiens, Pépé, dit-elle, tu mangeras cela avec tes petits camarades.

Et, en effet, Pépé, quand il rentra dans le cirque, distribua à ses copains ce qu’on lui avait donné. Il ne garda même pas sa part qu’il fit manger à son bon ami le chien Moutonnet, avec lequel il s’était assis sur la paille, à côté de l’âne Barbasson auquel il offrit aussi un grand morceau de galette.

— Il n’est pas gourmand, ce petit Pépé, dit Mme Alcindor.

Et ses nouveaux camarades dirent :

— C’est un bon garçon qui partage ce qu’il a avec nous.

Cependant Pépé, à son grand regret, ne fit aucun exercice ni le soir ni les jours suivants.

— Est-ce que vous ne me ferez rien faire ? demanda-t-il à Alcindor.

— Tu crois donc, Pépé, lui répondit le patron, que ça se fait aussi facilement qu’on avale une prune, nos exercices ? Il faut s’y plier, s’y habituer, s’y rompre. Tu verras ça. Quand nous allons rentrer dans notre maison de Levallois-Perret, quand nous irons hiverner dans la maison de l’hivernage, tu te mettras à apprendre ce que tu devras faire l’an prochain, et tu regretteras peut-être ton beau temps d’à présent. Si tu n’avais pas été si malheureux, je te dirais que tu manges ton pain blanc le premier.

La fête de Montmartre était la dernière fête foraine à laquelle prenait part le cirque Alcindor. Les artistes ne tardèrent pas à rouler leur tente et à gagner leur hivernage.