CHAPITRE XIV INDUSTRIEL


Qui fut étonné la pre­mière fois qu’il entra dans une école ? ce fut Pépé.

L’école de dessin dans laquelle on le plaça était située aux Ternes. Elle se composait de deux grandes salles pratiquées dans les combles d’une école communale. De larges baies l’éclairaient de chaque côté et des vitrages dont la lumière était tamisée par des rideaux de percale blanche étaient ménagés dans le toit.

Sur des étagères posées contre le mur on voyait des modèles en plâtre ; au-dessous pendaient des motifs d’ornementation et quelques cadres contenant les travaux des meilleurs élèves.

Des tiges soutenant de larges réflecteurs verts, pour le travail du soir, descendaient du plafond. Au-dessous de ces réflecteurs qui convergeaient vers la table à modèle, étaient des barres de fer et des escabelles.

Les élèves arrivaient, ils prenaient le carton contenant le papier à dessin, ils s’asseyaient sur l’escabelle, appuyaient le carton sur la barre et sur leurs genoux et ils se mettaient à dessiner, généralement d’après le modèle vivant, toujours d’après des modèles de ronde-bosse quand il n’y avait pas de modèle vivant.

Le professeur de dessin, homme sagace, avait supprimé les études de nez, d’yeux, d’oreilles, sur lesquelles les élèves passaient un temps infini à l’époque des vieilles méthodes d’enseignement.

Pépé connut ainsi qu’il ne débutait pas trop mal lorsque, tout seul, il faisait poser ses modèles. Il se mit à travailler avec ardeur, maniant son fusain et son crayon avec une habileté qui surprit un peu le maître.

— On m’a dit que vous n’aviez jamais pris de leçon de dessin, dit celui-ci ; ce n’est pas possible, vous en ayez pris.

Pépé lui raconta ce qu’il avait fait. Le professeur voulut voir quelques-unes de ses toiles de parade, et il s’étonna de ce que Pépé parvenait à produire.

— Je vais m’occuper d’une façon particulière de ce grand garçon, dit le professeur à Mme Alcindor ; il m’intéresse. On n’a pas le génie de la couleur comme il l’a sans être destiné à devenir un grand artiste.

Effectivement, le maître surveilla de près l’élève, il affermit sa main, donna à son trait une fermeté plus grande, lui indi­qua la théorie des ombres, celle de la proportionnalité exacte des parties du corps, il rectifia son dessin, et les progrès de Pépé furent rapides.

Il allait à son cours trois fois par semaine, et, quand il ren­trait, sans négliger ses exercices de gymnaste, il trouvait de la besogne.

Sa réputation comme peintre de tableaux de parade s’éten­dait chaque jour. Au fur et à mesure qu’il finissait une toile et qu’elle parait un établissement forain, il opérait une révo­lution de plus en plus marquée dans l’art d’orner les baraques. De Paris, le bruit de son talent s’était répandu en province et jusqu’à l’étranger. Il lui arriva des commandes de Lyon, de Nîmes, de Bâle et de Bruxelles. Ces commandes réunies représentaient une somme d’argent considérable.

— Faut-il à présent quitter le cirque pour me consacrer à ces tableaux ? demanda Pépé à Mme Alcindor.

— Non, répondit la directrice, ne quitte pas le cirque et poursuis tes exercices ; c’est une forte attraction pour le public, le petit Léotard ; tu nous sers, tu grossis la dot de Colette, et Alcindor ne serait pas satisfait de te voir partir. Continue à apprendre le dessin.

— C’est ce que je fais ; mais dites-moi si je dois exécuter ces commandes ?

— Pourquoi ne les exécuterais-tu pas ?

— À moi seul ! Tout ça ! Il m’en faudrait du temps !

— Il faut prendre des aides.

— J’y songeais ; mais alors c’est une affaire que j’entreprends, je monte une industrie.

— Et je vais te faire construire un atelier.

— Un atelier ? pour moi ?

— Sans doute, pour toi. Nous pouvons bien nous livrer à cette dépense pour te faire plaisir.

— Je sais que vous êtes bons.

— Nous avons un terrain à Montmartre d’où on a une vue de toute beauté sur la plaine Saint-Denis. Je vais te faire construire là un grand atelier qui s’éclairera au nord tout naturellement, et c’est, je crois, ce qu’il faut. Tu comprends qu’il est impossible d’installer des ouvriers dans notre manège ; ils nous gêneraient et ne pourraient travailler. Quand tu étais seul et que tu t’amusais à peinturlurer, tu étais chez toi au milieu des artistes de la troupe ; pour faire un travail sérieux et prolongé il faut être chez soi. Je vais te mettre chez toi.

Elle parla à son mari de la nécessité d’installer Pépé.

— Tu vas tant faire qu’il quittera le cirque, dit Alcindor.

— Si c’est pour devenir un grand peintre ?

— Tu rêves ! En voilà un métier ! peintre ! Un beau garçon comme lui qu’on ne verrait plus qu’avec des pantalons !

Cette idée faisait évidemment horreur à Alcindor.

Sa femme cependant fit édifier l’atelier.

Sur la partie déclive de la butte Montmartre, dominant la plaine Saint-Denis et les coteaux de l’horizon, sur un terrain assez vaste et que ne pouvait masquer la maison la plus élevée, en deux mois on vit s’élever un grand atelier bâti en brique et en fer.

Aussitôt que Pépé fut en possession de cet atelier, il embaucha cinq ouvriers ayant l’habitude de peindre des stores, et il commença à exécuter les commandes qu’il avait reçues.

De grandes et hautes toiles furent montées le long du mur, les ouvriers se perchèrent sur des échelles ou s’installèrent sur le sol, et Pépé, la brosse à la main, les dirigea.

Il était beaucoup plus à son affaire avec sa palette riche de couleurs passée à son pouce, qu’il n’y était le fusain à la main, à la leçon de dessin. La précision du trait, la nécessité de ne pas surcharger le dessin, le gênaient horriblement. Il ne cessait pas de fréquenter l’école parce qu’il y puisait des principes dont il sentait tout le prix, mais les hachures du crayon-conté et les ombres laissées par l’estompe ne lui allaient qu’à demi. Le sentiment de la couleur qu’il avait dans l’œil et dans la main, il ne le pouvait laisser percer suffisamment dans les tons noirs et blancs, sous le crayon, sur le papier.

Dans l’atelier de la butte Montmartre, il se retrouva, mais il se retrouva autre que ce qu’il avait été. Ce n’était plus l’enfant peignant dans un caractère archaïque les fameux tableaux du dompteur Totor, c’était le jeune élève venant de prendre des leçons et commençant à les appliquer. Il faisait des tableaux. Son œuvre, sous une direction mieux raisonnée, avec l’aide d’ouvriers qui avaient une manière à eux, apprise aussi, ne ressembla pas à ce qu’il avait fait jusqu’alors.

Le premier tableau qu’il livra fut un désastre véritable pour sa réputation et pour son entreprise. Ce n’était plus ça, mais plus du tout ! La parade sortie de ses mains se rapprochait de celle du premier venu, ou bien c’était du store. Il avait cru remporter un triomphe : on lui décommanda plusieurs des tableaux dont on lui avait confié l’exécution.

Il conçut de son échec une sorte de rage, d’autant plus forte qu’il remarqua de la déception chez Mme Alcindor.

— Si je ne réussis pas en peinture, je n’obtiendrai jamais Mlle Colette, pensa-t-il.

Et le soir, à la représentation, il s’élança si intrépidement de son trapèze qu’il manqua celui du milieu et se rattrapa au troisième.

Le public comprit que Pépé venait de faire un tour audacieux et il l’applaudit à outrance.

Alcindor le jugea trop audacieux. Il avait eu peur.

— Je te défends de recommencer, dit-il à Pépé. C’est merveilleux ce que tu as osé, mais tu pouvais te casser les reins.

— Tant mieux, dit Pépé.

— Comment, tant mieux ?

— Est-ce que je sais ce que je fais !

Alcindor le regarda avec de grands yeux étonnés.

— Qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-il à sa femme. Lui, qui est toujours si doux et si calme !…

Le lendemain, Pépé dit à Mme Alcindor :

— Je vous en prie, menez-moi voir Mlle Colette.

— Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Je veux que vous me prouviez que vous ne m’en voulez pas d’avoir manqué des tableaux et perdu des commandes.

— Je ne t’en veux pas, mon enfant.

— Oh ! vous dites comme ça ; mais j’ai senti que vous craigniez que je ne devinsse pas un grand peintre.

— Mais…

— Oui, oui, et alors vous ne me donneriez pas Mlle Colette…

Eh bien, j’en deviendrai un, vous verrez, vous verrez !

— Je suis sûre de toi !

— Oh ! si…

— Je te le jure.

— Alors, conduisez-moi voir Mlle Colette.

— Ce pauvre enfant ! pensa Mme Alcindor, il s’est aperçu que je doutais de son talent ; mais je ne veux pas qu’il puisse supposer que je l’abandonne.

Elle le mena voir Mlle Colette.

— Chaque jour, elle devient de plus en plus jolie, dit Pépé. C’était une fillette longue et frêle, Mlle Colette ; ses robes lui allaient merveilleusement et son teint rose et blanc semblait, comme le disait quelquefois Pépé, « peint sur de la nacre », une peau de blonde cendrée aux yeux bleu clair.

Elle était joyeuse de voir Pépé, elle se répétait que si sa mère amenait si souvent ce jeune homme, c’est que ce devait être son futur mari, et elle rêvait de lui au lieu de rêver à sa poupée qui gisait délaissée dans le haut d’une armoire où elle rangeait ses objets de toilette.

— Venez avec moi à l’atelier, madame Alcindor, dit Pépé, vous allez voir ce que je m’en vais faire.

Arrivé à Montmartre, il régla le compte de ses ouvriers et les renvoya ; puis prenant, lui seul, ses pinceaux, sa palette, ses godets et ses seaux pleins de peinture, il se mit à fabriquer les tableaux demandés, à les fabriquer comme il les avait faits déjà, naïvement quoique avec plus de malice, car il se servit davantage de trompe-l’œil, de peaux, de poils pour imiter les animaux.

— Sentez-vous que ça revient ? demanda-t-il à Mme Alcindor.

Il déposa ses brosses et s’agenouillant aux pieds de sa directrice étalée dans un grand fauteuil :

— Oh ! maman Alcindor, lui dit-il, que j’ai eu peur. Il m’a paru tout à coup que vous ne me laisseriez plus approcher de Mlle Colette ! J’ai cru que vous n’alliez plus m’aimer. Hier, je me serais cassé les reins avec plaisir…

— Imprudent !…

— Qu’est-ce que je pourrais faire autre que me casser les reins si vous m’abandonniez ?

— Tu aimes donc bien Colette ?

— Oh ! oui. J’ai beau regarder les autres fillettes dans la rue, jamais je n’en vois une qui soit digne d’être à ses pieds. Il n’y a que Mlle Colette de jolie.

Mme Alcindor embrassa Pépé.

— C’est une enfant, dit-elle, que Colette, et toi aussi, tu es un enfant. Travaille, voilà tout ce que je puis te dire.

— Oh ! je sais que je dois travailler.

Il se levait de grand matin pour brosser ses toiles à son atelier, il courait à sa leçon, il se rendait au cirque. Sa journée était très occupée, et, cependant, il la chargea bientôt davantage.

En apprenant le dessin, il regrettait de lire à peine, de ne pas savoir écrire. Il voulut aller à l’école ; il y alla. Ce fut dur pour lui.

Quand les écoliers virent s’asseoir à côté d’eux, sur leurs bancs, un gaillard de seize ans, ils s’amusèrent impitoyable­ment de son ignorance. Pépé se trouvait être le plus grand de toute l’école dans laquelle on l’admettait par faveur spé­ciale ; les autres l’ayant quittée à treize ans. Il était placé parmi les plus petits et se trouvait le moins avancé des plus petits.

Les écoliers lui criaient :

— Hé ! monsieur le baudet !

— Ho ! l’écolier aux longues oreilles !

— Tu as oublié ton bonnet d’âne !

— Qu’as-tu fait depuis ta naissance pour être arrivé à ton âge sans savoir A ni B ?

Pépé ne répondait pas. Il subissait ces humiliations.

— Puisque je suis un âne, il est juste que je me l’entende dire, pensait-il.

— Au moins, lui disait-on, sais-tu lire ce que tu as sur la main, P-P ?

Et on se moquait de son nom.

Il ne soufflait mot. Qu’aurait-il pu faire ? Battre ces petits plus faibles que lui ? Il n’y aurait pas consenti. Mais le voyant à ce point débonnaire, les jeunes écoliers s’enhardirent jusqu’à tendre une corde sous ses pas pour le faire tomber. Alors, en riant, il prit les petits garçons qui se tenaient à chaque bout de la corde et leur frotta le nez l’un contre l’autre.

À partir de ce moment, on le laissa tranquille. Il ne demeura pas longtemps avec les petits. On le plaça dans une classe où il y avait des enfants de douze et treize ans, en le recommandant spécialement au maître. Il s’appliqua tellement qu’il fît de rapides progrès.

Quand il sut lire, il acheta des livres, des journaux, et les dévora le soir, après la représentation.

C’est lui-même qui apprit par un journal que les affreux bandits dont, par deux fois, il avait failli être victime étaient arrivés dans les colonies où ils se voyaient relégués pour jusqu’à la fin de leur existence.

— Bon débarras, dit Alcindor, quand Pépé lui lut la nouvelle. Nous n’en entendrons plus jamais parler.

Mais Alcindor n’était pas content.

— Tu vois, disait-il à sa femme, je te l’avais prédit. Pépé ne s’acquitte plus de ses exercices que pour s’en débarrasser ; il ne travaille presque plus le jour, il perd son temps avec ses brosses à la main ou le nez dans des livres. Il ne deviendra rien de bon.

— Si, si, et tu le verras, répondait sa femme.

— Il finira mal, te dis-je, répétait Alcindor ; il tournera au bourgeois, il deviendra peut-être gras, hélas ! Un si beau garçon !

Et il poussait un soupir à fendre le cœur.

Pépé travaillait avec rage ; il travailla l’hiver surtout, quand il n’y eut plus de représentations, sauf pendant les deux ou trois heures qu’il consacrait à sa gymnastique. Il commençait à avoir une certaine instruction primaire, et il la compléta en passant ses nuits à lire.

— Il va abîmer ses yeux et se rendre malade, disait Alcin­dor. Les nuits sont faites pour dormir.

Quelquefois, Pépé, qui avait installé un lit dans son atelier de Montmartre, ne rentrait pas à la maison de l’hivernage. Ces jours-là, Alcindor tombait chez lui de grand matin.

— Tu vas te tuer, t’étioler ! s’écriait-il. Et il lui tâtait les bras, les jambes.

— Tes muscles deviennent mous, ajoutait-il.

— Non, je vous assure, disait Pépé ; vous vous l’imaginez.

Alcindor l’emmenait ; il le faisait manger comme quatre et ils demeuraient la journée dans le manège, à s’exercer.

— Gig, vois si Pépé est aussi souple, disait Alcindor.

— Tenez, disait Pépé.

Et pour joindre la démonstration à son affirmation, il faisait un saut périlleux pour atteindre son trapèze.

— Quel gars ! s’écriait Alcindor.

Le directeur du cirque devenait rêveur, tapait d’un coup de cravache ou de chambrière une croupe de cheval, Gig, ou celui des animaux à deux ou à quatre pattes qui se trouvait à sa portée, et, répondant à sa préoccupation incessante, on l’entendait répéter :

— Vous verrez qu’on finira par ne plus le voir qu’en pantalon, ce crétin-là !

Et il lui pardonnait tout parce qu’il était beau.

— Laisse-le faire à sa tête, disait Mme Alcindor qui pensait à Colette.

Regarde-le, tiens, s’écriait Alcindor en montrant Pépé les jambes sous une table, les reins pliés, la tête penchée, les épaules remontées par la position des bras. Je voudrais qu’il devînt poitrinaire, pour te punir, et lui aussi !

— Tu le pleurerais trop, disait Mme Alcindor, en riant.

Pépé, aussi, riait ; il connaissait la bonté du patron ; mais il continuait à écrire et il était bien fier, car c’est lui, de sa bonne plume, qui envoyait de ses nouvelles aux Fougy, à sa Mémée, à sa Dédèle.

— Il faudra que j’aille revoir le manoir de Saint-Aubin, pensait-il.

Et il retournait à Montmartre.

— Je vais redevenir industriel, disait-il.

Il travailla, il lut, il peignit si laborieusement, avec tant d’énergie, qu’à la fin de l’hiver, quand le cirque Alcindor s’apprêtait à reparaître à la foire au pain d’épice, il savait écrire en mettant l’orthographe, il connaissait ses quatre règles et il était venu à bout, à lui seul, des commandes qu’on lui avait faites et qui lui étaient restées.

Il retrouva son succès de la première heure, du premier tableau, de la fameuse parade du dompteur Totor.

On lui rendit les commandes qu’on lui avait retirées, on lui en proposa d’autres ; mais il refusa tout. Il avait gagné de l’argent ; il possédait les appointements accumulés que lui avait alloués Alcindor, et il jugeait que l’heure était venue de s’adonner au « grand art ».