Histoire du Romantisme/V - Graziano

Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 44-51).



V


GRAZIANO



Bien souvent, en faisant ce long trajet de Neuilly à Paris, philosophiquement grimpé sur l’impériale de l’omnibus où du moins l’on jouit de la liberté du cigare et même du brûle-gueule, sur l’avenue de la Grande-Armée, un peu avant d’arriver au rond-point de l’Arc de l’Étoile, nos yeux se tournent par un mouvement involontaire vers une petite maison basse, n’ayant qu’un rez-de-chaussée à demi enfoui et faisant brèche dans une ligne de hautes et belles façades élevées depuis la construction déjà ancienne de la masure.

Le cabaret — car c’en est un — n’a rien de curieux en lui-même et n’est pas même pittoresque. Il est poissé d’un rouge violent qui participe du sang et du vin, et rappelle le néo-rouge-antique du vieux roi Louis de Bavière. On ne s’explique pas pourquoi cette ignoble et chétive baraque n’a pas disparu depuis longtemps de ce terrain qui a pris une si grande valeur, à moins que ce ne soit par un de ces entêtements d’avarices ignorantes fréquents chez les petits propriétaires.

Et ce n’est jamais sans un certain attendrissement que nos regards s’arrêtent sur cette tache rouge qui éclabousse la ligne de maisons blanches comme la plaque de sang de Regnault les degrés de marbre blanc de l’Alhambra, et des souvenirs de jeunesse nous reviennent en foule et nous font sourire, dans la mélancolie de l’âge mûr, d’un sourire indulgent, car il n’est pas bien sûr que nous soyons aujourd’hui beaucoup plus raisonnable qu’alors.

Si M. Joseph Prudhomme, reconnaissable à son col de chemise triangulaire, à ses lunettes d’or, à ses breloques en graine d’Amérique, auprès de qui nous sommes juché là-haut, pouvait se douter des actions que nous avons perpétrées dans cet immeuble, il se reculerait avec horreur jusqu’au bout de la banquette et même demanderait au conducteur de lui tirer le cordon pour descendre. Pandore consulterait son brigadier sur ce cas intéressant, et le brigadier répondrait avec sa sagesse habituelle qu’il y a prescription.

C’était en 183., les Champs-Élysées n’avaient pas l’aspect brillant et fastueux qu’ils ont maintenant ; la solitude s’y accouplait à l’ombre, dans de grands espaces vagues ; sous des arbres où n’arrivaient plus les pâles rayons des réverbères, des spectres obscènes ou sinistres se glissaient. Quelques cafés borgnes occupaient le centre des carrés dont les arbres avaient longtemps gardé marquée la dent des chevaux de l’Ukraine. Bien petit était le nombre des maisons groupées près de la chaussée ; le mouvement de la population ne s’était pas encore porté par là.

Les deux rotondes de la barrière de l’Étoile avec leurs colonnes aux assises alternativement rondes et carrées, subsistaient encore et même ne faisaient pas mal au bout de la perspective, le mur d’enceinte n’était pas abattu et l’on ne parlait des fortifications non plus que de la grande muraille de la Chine ; la grande route de Neuilly gagnait Courbevoie accompagnée de plus d’arbres que de maisons à travers des terrains vagues ou de limites de planches situés en contre-bas de la chaussée. Dans ces steppes poussiéreux brillait, comme le coquelicot sur le bord d’un de ces champs de blé de la banlieue ravagé par les flâneurs et les flâneuses du dimanche, le cabaret unique qui s’appelait en ce temps-là le Petit Moulin Rouge, qu’on est prié de ne pas confondre avec le Grand Moulin Rouge de l’allée des Veuves ; l’installation chère, la compagnie surtout y différaient. On n’y voyait ni lorettes, ni cocottes, ni biches, ni petites dames, ni figurantes de la danse ou du chant, ni même de grisettes. L’armée des mercenaires n’était pas encore entrée en campagne, et d’ailleurs, comme le disait Gérard de Nerval, en ce temps-là il y avait encore des amours. Il fallait entendre avec quel accent de galanterie, surannée à dessein et remontant aux délicatesses du bon vieux temps, il disait ces mots. C’était tout un poème. Chacun avait dans son coin sa Laure ou sa Béatrix pour laquelle il rimait.

L’aménagement du Petit Moulin-Rouge était des plus simples. Une salle blanchie à la chaux, un plancher saupoudré de sablon jaune avec un comptoir d’étain chargé de brocs et de mesures, un dressoir garni de ces faïences vernissées aux couleurs éclatantes représentant des coqs, des bouquets de bluets et des pavots qu’on ne trouve maintenant que dans les dernières auberges de campagne, des tables et des bancs de planches à bateaux formaient l’architecture, l’ameublement et l’outillage. Quant à l’argenterie, elle était en simple fer battu, car le vicomte de Ruolz n’avait pas trouvé le moyen de fixer son argenture sur le maillechort, et le bahut n’avait pas encore bahuté, comme on dit en termes d’inventeur. Les cristaux ne venaient pas de Baccarat, mais ils étaient de ce verre léger, scintillant, côtelé, où le vin riait dans la fougère, selon le refrain des vieilles chansons à boire.

Derrière la salle commune était pratiquée une salle réservée aux repas de corps, un cabinet de société qu’occupait l’aristocratie des clients, et qui ouvrait sur un jardinet d’une pente assez forte, distribué en berceaux et en tonnelles où l’on servait du vin, de la bière et même de l’eau de Seltz ou de la limonade gazeuse pour les raffinés.

À travers une porte entre-bâillée on entrevoyait la cuisine avec quelques casseroles pareilles à des boucliers antiques, et devant le fourneau, un homme de haute stature et de prestance sénatoriale, une veste blanche sur l’épaule, semblait rêver profondément, en proie à une nostalgie ; il avait un de ces nez immenses parfaitement nobles, parfaitement corrects, qui par leur dimension même sont la caricature de la beauté ; à ce maître nez et à l’énorme collier de barbe plus noire que la lave de Torre del Greco qui encadrait ce pâle visage grand comme un masque de théâtre, on ne pouvait méconnaître un enfant de la Grande Grèce, un pur et authentique Napolitain.

Déjà les peintres rôdaient autour de lui, oubliant qu’ils étaient entrés pour boire un cruchon de bière ou deux, et cherchaient leurs albums dans leurs poches pour profiter de ce superbe modèle qu’on serait allé chercher à Pie-di-Grotta, ou sur la Marzilline, que, par une bonne fortune extraordinaire, on rencontrait à Neuilly, dans la banlieue, devant le fourneau d’un cabaret qui ne ressemblait nullement à une osteria napolitaine.

Il se prêtait complaisamment à ces admirations d’artiste en homme habitué à les recevoir. Il prenait avec intelligence le mouvement indiqué et savait tenir la pose, qualité rare ! Il eût fait un excellent modèle ; mais, comme ce cuisinier italien dont parle Balzac dans sa nouvelle de Gambara, il était fou de son art, et son amour-propre, risible pour des septentrionaux, était parfaitement justifié ; il nous fit un macaroni au sughillo avec des tomates a se lécher les doigts jusqu’aux coudes, un macaroni sublime et que lui seul était capable de recommencer.

Le premier cénacle avait eu la mère Saguet, le second cénacle eut Graziano, et nous ne fûmes pas médiocrement fiers de notre Napolitain, qui faisait la cuisine à de pauvres ouvriers italiens, heureux de retrouver dans cette banlieue les pâtes et le fromage de leur patrie. Non-seulement nous faisions de la couleur locale dans nos vues et dans nos tableaux, mais nous en mangions. Que pouvait-on exiger de plus, et combien le macaroni de Graziano — un nom qui eût pu figurer parmi les convives de la princesse Négroni, — laissait loin derrière lui les lapins sautés de la mère Saguet !

Il nous initia successivement au stufato, aux tagliarini, aux gnocchi ; une pluie dorée de parmesan semblait descendre du ciel dans les assiettes, comme la pluie d’or de Jupiter dans le sein de Danaé ; ces orgies insensées qui nous faisaient tourner de temps en temps la tête vers le mur avec inquiétude, de peur d’y voir se dessiner des écritures phosphoriques, étaient pompeusement arrosées de petit bleu où les vins de Suresnes et d’Argenteuil rebaptisés figuraient parmi les grands crus. Mais en revanche nous étions couronnés de roses, et l’on eut dit que, comme dans ces dîners de cardinaux à la vigne du Pape, chaque convive avait son cercueil au bureau des cannes.

Ces divertissements accompagnés de lazzi, d’agudezzas, de calembours, de paradoxes, de cris étranges, et d’un dialogue rappelant tour à tour le banquet de Pluton et le bavardage effréné de Béroald de Verville dans le Moyen de parvenir, commencèrent bientôt à nous paraître fades, bourgeois, — oui, bourgeois, — manquant d’imprévu et de pittoresque. Au fond, cela n’avait rien de titanique de manger du macaroni au cabaret, et les foudres ne devaient pas s’en émouvoir dans l’arsenal céleste. Il eût fallu, pour donner du ragoût et du montant à la petite fête, quelque chose de risqué, d’audacieux, de révolté, de byronien, de satanique, en un mot.

Nous admirions fort les prouesses du jeune lord et ses bacchanales nocturnes flans l’abbaye de Newstead avec ses jeunes amis recouverts de frocs de moine dont les plis, en s’entr’ouvrant, laissaient parfois deviner des blancheurs et des rondeurs féminines ; ces banquets où circulait, pleine d’une sombre liqueur, une coupe plus blanche que l’ivoire, effleurée par des lèvres de rose avec un léger sentiment d’effroi, nous semblaient la suprême expression du dandysme, par l’absolue indifférence pour ce qui cause l’épouvante du genre humain. Il est vrai qu’il nous manquait Newstead, les cloîtres se prolongeant dans l’ombre, le cygne se jouant dans l’eau diamantée sous un rayon de lune, peut-être bien aussi les jeunes pécheresses blondes, brunes ou même rousses ; mais on pouvait se procurer le crâne ; ce fut Gérard de Nerval qui s’en chargea. Son père, en sa qualité d’ancien chirurgien d’armée, avait une assez belle collection anatomique.

Le crâne avait appartenu à un tambour-major tué à la Moskowa, et non à une jeune fille morte de la poitrine, nous dit Gérard, et je l’ai monté en coupe au moyen d’une, poignée de commode en cuivre fixée à l’intérieur de la boîte osseuse par un écrou tourné sur un pas de vis. On remplit la coupe de vin, on la fit passer à la ronde, et chacun en approcha ses lèvres avec une répugnance plus ou moins bien dissimulée.

— Garçon, de l’eau des mers ! s’écria, lorsque la tournée fut finie, un néophyte outrant le zèle.

— Pourquoi faire, mon garçon ? lui dit Jules Vabre.

N’est-il pas dit de Han d’Islande : « Il buvait l’eau des mers dans le crâne des morts » ? Eh bien ! je veux faire comme lui et boire à sa santé ; il n’y a rien de plus romantique et de plus… comique, nous n’avons pas pu nous empêcher d’en rire un peu dans les Jeunes-France.

C’est là, dans cette petite maison rouge, digne Joseph Prudhomme, respectable élève de Brard et Saint-Omer, expert assermenté près les tribunaux, que moi, ton paisible voisin d’omnibus, je buvais dans un crâne comme un pur cannibale, par bravade, ennui et dégoût de ta bêtise solennelle.