Histoire du Romantisme/IX - Le Carton vert

Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 81-89).



VIII


LE CARTON VERT



Toutes les fois qu’il nous arrive, dans nos heures de désœuvrement et de mélancolie, poussé par une de ces récurrences vers le passé dont on n’est pas maître, de rouvrir le vieux carton vert où gisent dans la poussière plus que sous l’oubli les papiers que Gérard abandonnait chez nous, comme l’oiseau laisse de ses plumes aux endroits qu’il traverse, nous pouvons être sûr qu’en voilà pour la journée.

Parmi les notes, les extraits, les brouillons, les renseignements sommaires, les commencements d’articles, les variantes de la même idée retournées de cent façons, les maximes philosophiques ou morales condensées en vers dorés de Pythagore, forme que Gérard affectionnait beaucoup, les répliques de drames taillées et numérotées comme des pierres de taille attendant leur place dans l’arc de voûte, tous les morceaux de cette architectonique littéraire disséminée et brouillée sans que nul œil, même celui de l’ami, puisse en reconnaître le plan, nous retrouvons de temps à autre d’anciennes lettres de nous imprégnées de vinaigre, lacérées aux échelles du Levant par les ciseaux de la Santé, jaunes comme les bandelettes qui enveloppent les momies, adressées à notre ami du temps de son voyage en Orient et qui, plus heureuses que nous, ont fait caravane avec lui : nous les lisons en prenant garde de briser tout à fait leurs plis cassés, et une voix basse, affaiblie, lointaine, reconnaissable encore, qui est la nôtre, nous chuchote du bout des lèvres à l’oreille, avec des mots connus, des tournures de phrases habituelles, des idées et des nouvelles ayant cours alors. Comme tout cela est loin, emporté par rapides nuées dans un oubli profond, et pourtant comme c’est près encore ! comme le cœur change peu ! comme les mêmes idées serpentent à travers les circonvolutions de la cervelle, se rencontrant et se saluant aux carrefours accoutumés ! La plupart de ces phrases, datées de trente ans, nous eussions pu les jeter à la poste hier et, à leur arrivée, elles n’auraient pas paru beaucoup plus démodées qu’écrites le même matin. L’homme ne varie pas tant qu’il s’en flatte !

Nous revoyons là nos anciens paradoxes qui gambadent avec assez d’agilité pour leur âge et dont quelques-uns sont devenus des vérités. Les jugements de notre jeunesse, dans leur insolence sincère ne sont pas toujours dictés par la passion ; il y en a d’équitables et de judicieux. On a quelquefois raison à vingt-cinq ans, et tort à soixante. Il ne faut pas renier sa jeunesse. L’homme mûr ne fait qu’exécuter les rêves du jeune homme. Toute belle œuvre est un germe planté en avril qui s’épanouira en octobre. Qui n’a pas ses idées à sa majorité, ne les aura jamais. Nous demandons pardon de philosopher ainsi et d’enfiler les aphorismes comme Sancho Pança enfilait les proverbes devant un carton à moitié vide de son contenu : une multitude de petits carrés de papier où sous formules abréviatives ; en caractères microscopiques entremêlées de signes et de chiffres aussi difficiles à lire que les notes secrètes d’un Raymond Lulle, d’un Faust ou d’un Herr Trippa, sont résumées, concentrées, quintessenciées comme quelques gouttes d’élixir, toutes les doctrines de la terre : théogonies, mythologies, religions, systèmes, interprétations, gloses, utopies, papillonnent et tourbillonnent confusément, présentant quelquefois un signe hermétique ou cabalistique, car Gérard ne dédaignait pas une visite à Nicolas Flamel et un bout de conversation avec la femme blanche et le serviteur rouge, et si l’on tirait à soi l’un de ces papiers, les quelques lignes qu’il renferme vous occuperaient, comme le cryptogame du Scarabée d’Edgard Poe, et vous demanderaient une effroyable intensité d’attention ; il faut donc choisir dans le tas cette simple lettre relativement moins jaune, moins rance, moins roussie aux réactifs de l’Enfer, et ne contenant en réalité que le sens visible. Ainsi placée sous la lumière, elle a vraiment une physionomie de bonté, de candeur et de sympathie. — Elle est d’un ami cher à nous deux, du brave Bouchardy. Cette lettre, qui n’était, en 1857, qu’un autographe, peut maintenant prendre sa place comme relique dans le carton vert consacré à l’ami défunt. Nous allons la transcrire pour faire voir quelle âme délicate et charmante c’était que Bouchardy, et quelle amitié régnait entre les membres du petit cénacle.

Bien des années pourtant s’étaient déjà écoulées depuis que Petrus Borel n’avait réuni notre petite bande, et chacun de nous s’était dispersé au pourchas de la gloire et du pain quotidien. Mais l’on peut voir combien le souvenir de notre union était resté vif entre nous :

« 12 janvier 1857.
« Mon cher Théophile,

« J’aurais assurément gardé bien secrètement dans mon cœur ma gratitude pour les bonnes et belles lignes que tu as écrites à mon sujet dans ton feuilleton du 5 janvier ; mais tu as dit dans ces lignes quelques mots des jours lointains et dorés de notre camaraderie, et comme cette époque est le seul et beau souvenir de ma jeunesse, il faut que je me donne la joie de me le rappeler avec toi.

« Nous ne pouvons trop nous en souvenir, car ce plus beau de tous les rêves, nous l’avons fait les yeux ouverts et l’esprit plein de foi, d’enthousiasme et d’amour.

« Nous ne rêvions pas… quand on ne sait quel courant rapide nous avait poussés tous sur la même rive, afin que nous pussions trouver des échos pour nos voix indécises et des âmes ardentes pour nos âmes audacieuses et ferventes.

« Sainte et belle réunion, mon cher Théo, que celle où chacun était pour le frère qui aime, l’ami qui se dévoue et le compagnon de route qui fait oublier la longueur ou la fatigue du chemin.

« Réunions plus belles qu’on ne peut le dire, où tous souhaitaient le succès de tous sans exagération insensée et sans vanité collective, où chacun de nous offrait de prêter son épaule au pied de celui qui voulait tenter de gravir et d’atteindre.

« Lesquels de nous étaient les riches ou les prédestinés ? Nous l’ignorions, car nous formions une famille sans Benjamin et sans droit d’aînesse. Tandis que les fouriéristes faisaient des phalanstères les saint-simoniens de nouveaux contrats sociaux, les démocrates des projets, sourds à tous ces bourdonnements d’alors, nous n’entendions que le murmure de l’art qui s’agitait dans l’enfantement d’un progrès. La plume, le pinceau, la lyre et le ciseau du statuaire étaient nos seules armes, les grands maîtres nos seuls dieux, et l’art le seul drapeau que nous voulions faire flotter et défendre.

« Devions-nous cette préoccupation sublime à des natures heureuses ? à des circonstances favorables ? Peu importe… les rayons d’or qui venaient nous chercher séparément nous entraînaient les uns vers les autres et se confondaient en un seul trésor, où nous puisions tous, sans jamais l’épuiser, la foi, la confiance, l’enthousiasme, l’espoir et même la générosité

« Pourquoi, mon ami, la réflexion qui glace, l’inquiétude qui énerve, la jalousie qui sépare, pourquoi ces passions mauvaises qui se glissent partout et toujours n’ont-elles jamais pu pénétrer dans nos réunions d’autrefois ?

« C’est un sublime et doux mystère, — n’est-ce pas ? — qui vient encore aujourd’hui flotter dans notre âme à la fois surprise et charmée, comme une vague réminiscence de jeunesse bienheureuse, de fraternité magnétique et de béatitude enchantée.

« Heureux temps, cher Théophile, dont nous devons nous enorgueillir, car lorsqu’on a marché dans cette vie que tant d’amertume a souvent attristée, il faut être fier d’y avoir trouvé quelques bonnes heures, il faut se vanter d’y avoir été heureux ! Remember.

« J. Bouchardy. »


Vingt-sept années déjà séparent cette date de 1830. — Le souvenir a la fraîcheur d’un souvenir d’hier : l’impression d’enchantement subsiste toujours. De la terre d’exil où l’on poursuit le voyage, gagnant la gloire à la sueur de son front, à travers les ronces, les pierres et les chemins hérissés de chausse-trapes, on retourne avec un long regret des yeux mélancoliques vers le paradis perdu (nous n’avons pourtant pas mangé de pomme ! ni désobéi en rien à notre seigneur Hugo). Une telle joie ne devait sans doute pas durer. Être jeune, intelligent s’aimer, comprendre, et communier sous les espèces de l’art, on ne pouvait concevoir une plus belle manière de vivre, et tous ceux qui l’ont pratiquée en ont gardé un éblouissement qui ne se dissipe pas. — Voyez comme une allusion à ce passé sympathique dans un article de journal va chatouiller ce bon, ce brave, ce sensible Bouchardy, jusqu’au plus tendre de l’âme ! comme il vibre toujours, comme il palpite, comme il se souvient de tout ! comme son imagination se transporte vers la petite chambre constellée des médaillons de Jehan du Seigneur et des esquisses de Louis Boulanger un de ces soirs de bonne causerie sur l’art, l’idéal, la nature, la forme, la couleur, et autres questions du même genre qui nous paraissaient alors et avec raison de la plus palpitante actualité comme elles le seraient encore aujourd’hui ! quelle ardeur il y mettrait et surtout comme il écouterait !

Cette lettre si naïve et si touchante de celui que nous appelions le Maharajah de Lahore, le prince à la peau d’or et aux cheveux bleus, rencontrée par hasard dans le champ des morts de nos cartons bientôt aussi peuplés que ceux d’Eyaub et de Scutari, par une disposition singulière d’esprit, nous a préoccupé toute la journée et a fait dévier l’article que nous avions l’intention de faire. Nous avions promis de raconter le voyage de Belkis, la reine de Saba que Gérard était allé chercher au fond de l’Orient en compagnie de la Huppe, pour l’amener soi disant à Salomon, l’érotique auteur du Sir-Hasirimi, mais réellement pour Meyer-Beer, de Berlin, l’auteur de Robert le Diable, qui voulait en faire un rôle de soprano à faire tourner la tête à toutes les prime donne. Mais il n’y a pas eu moyen. La lettre de Bouchardy exigeait à toute force l’insertion, comme un appel de l’âme des compagnons morts. Ce mot Remember au bas de la lettre était placé d’une façon impérative et mystérieuse. Souviens-toi ! oui, nous nous souvenons ! Ce travail en est la preuve. Belkis attendra ; quelques semaines ne vieilliront pas celle dont la jeunesse se compte par milliers d’années. Il faut écouter d’abord ceux qui parlent et circulent sous terre comme les taupes et le père d’Hamlet.

Cependant nous avions à vous dire de bien curieux détails sur les soixante-quinze rois préadamites qui figuraient dans le prologue et que Meyer-Beer, aussi timide alors que plus tard, avait envie de couper comme dangereux ; sur la dive Lilith, première femme d’Adam, aïeule de la reine de Saba ; sur la robe de Belkis, une robe à rendre Worth rêveur, ornée de soixante-dix espèces de pierreries et dont la queue était portée par un singe habillé de toile d’or, qui la retroussait de temps en temps avec une grimace lascive : et nous n’aurions pas manqué de décrire ce mouvement instinctif qui, faisant prendre à Belkis le pavé poli pour de l’eau, fut cause que pour ne pas se mouiller elle haussa un peu sa jupe devant Salomon.