Histoire du Privilége de Saint Romain/De la châsse actuelle de Saint-Romain


DE


LA CHÂSSE ACTUELLE


DE SAINT-ROMAIN.
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UNE châsse de Saint-Romain existe aujourd’hui dans le trésor bien apauvri de la cathédrale de Rouen. Ceux qui ont assisté à la cérémonie de l’Ascension, dans les dernières années de l’existence du privilége, ont vu cette même châsse figurer à la procession ; ils ont vu le prisonnier la porter sur ses épaules par le brancard de devant : c’est bien elle ; ils la reconnaissent, à ne pouvoir s’y méprendre. Le fait étant ainsi avéré, il fallait que cette châsse figurât dans notre ouvrage ; aussi en offre-t-il une représentation fidèle due au burin de mademoiselle Espérance Langlois, qui l’a exécutée sous les yeux de son père, avec un talent digne d’elle et de lui. Il y avait long-tems que M. Langlois s’occupait de cette châsse de Saint-Romain, si intéressante par sa destination dernière, si éminemment remarquable comme objet d’art ; il s’était autrefois proposé de la décrire[1] et M. Deville s’était livré, de son côté, à des recherches sur l’origine de ce beau morceau d’orfèvrerie. Aussi-tôt que mes deux savans confrères surent que je m’occupais d’écrire l’histoire du privilége de saint Romain, ils renoncèrent à toute publication particulière sur la châsse, et mirent à ma disposition les matériaux qu’ils avaient recueillis sur cet objet. M’approprier le fruit de leur travail eût été bien mal répondre à ce que leur procédé avait de délicat et de généreux. Nos lecteurs trouveront donc, à la fin de ce volume, les deux savantes notices de MM. Langlois et Deville, sous le nom de leurs auteurs ; et ils y reconnaîtront toute l’érudition et la saine critique qui distinguent ces deux habiles archéologues.

Mais une fois bien d’accord sur l’âge du reliquaire, et sur sa destination dans les derniers tems, nous nous demandâmes si cette dernière châsse de Saint-Romain est celle que fit faire l’archevêque Rotrou en 1179 ; qui fut brisée en 1562 par les calvinistes ; dont les morceaux, que l’on retrouva à la Monnaie, furent rajustés comme l’on put ; dans laquelle on trouva, en 1637, une prose notée contenant la vie de saint Romain, et trois actes de translation du corps de ce saint[2] ; que le chancelier Séguier vit, en 1640, « couverte de velours et de drap d’or, au lieu d’argent, comme elle l’estoit avant[3] » ; qui, dix-neuf ans après, était encore dans le même état, comme nous l’apprend Farin, dans sa Normandie chrestienne, imprimée en 1659 ; qui enfin existait toujours en 1739, comme nous l’apprend la leçon VIe. de l’office de Saint-Romain, dans l’Eucologe imprimé alors par les ordres de M. De Saulx De Tavanes, archevêque de Rouen[4]. Cette question, MM. Langlois et Deville l’avaient résolue par la négative : on verra leurs raisons dans les notices ; elles sont sans réplique.

Mais puisque cette châsse ne fut pas toujours celle de Saint-Romain, à quelle époque prit-elle ce nom, et commença-t-elle de figurer dans la cérémonie du prisonnier ? d’où venait-elle ? quelle était son ancienne destination ? par quel motif changea-t-on cette destination primitive, pour lui en donner une nouvelle ? c’est ce que je cherchais avec une extrême sollicitude, mais ce que je désespérais de trouver jamais, lorsque, tout récemment, un de nos concitoyens, averti que je m’occupais de l'histoire du privilége du chapitre de Rouen, vint m’apporter des pièces qui établissent l’origine de la nouvelle châsse de Saint-Romain. Avant d’exposer en détail leur contenu, quelques explications préalables sont necessaires.

Au xive siècle, la cathédrale de Rouen possédait dans son riche trésor une châsse de tous les saints. En 1366, aux Rogations (et non pas en 1453, comme le veut Pommeraie, Histoire de la cathédrale, page 83), on y renferma les reliques de saint Sénier ou Sénateur, évêque d’Avranches, et de saint Judius. Elle était alors portée, dans les processions de Notre-Dame, par les membres d’une ancienne confrérie de tous les saints, dont les registres capitulaires attestent l’existence[5]. En 1476, les membres de cette confrérie ayant reconnu que la châsse de tous les saints avait besoin de réparations, voulurent les faire faire à leurs frais ; ils prièrent le chapitre de leur confier la châsse ; cette compagnie y consentit, après en avoir ôté préalablement les reliques, avoir fait apprécier la châsse, les pierres qui l’ornaient, et fait prêter serment aux confrères de la rendre, ou la valeur[6]. En 1626, les reliques de saint Sénier et de saint Judius y avaient été trouvées intactes ; le 10 janvier 1639, on les retrouva dans le même état ; et on en envoya une partie à Louis XIII, sur sa demande. En 1659, époque où Farin écrivit sa Normandie chrestienne, la châsse de tous les saints figurait à la procession du jour de l’Ascension. Farin la décrit : « Elle est, dit-il, de cuivre doré, faite à la gothique, enrichie de dix-sept figures de pareil métail. Elle contient plusieurs reliques ramassées. Sa longueur est de deux pieds et demi ; sa hauteur est de deux pieds ; elle est large de quatorze pouces[7]. » À ces détails sur le style, sur le métal, sur les proportions de la châsse de tous les saints, qui ne reconnaîtra aussi-tôt la dernière châsse, la châsse actuelle de Saint-Romain, celle qui était portée dans les derniers tems de l’existence du privilége ? Mais pourquoi, à quelle époque, comment la châsse de tous les saints devint-elle celle de saint Romain ? Les manuscrits qui nous ont été confiés nous donnent la solution de ces questions. Ils nous apprennent que, le 4 avril 1776, on parla, au chapitre, de « transporter les reliques de saint Romain dans une châsse plus ornée. » Quelques chanoines, MM. Bordier et De SaintGervais, entr’autres, furent chargés de « faire faire différens dessins d’une nouvelle châsse. » Le jour de la fête de l’Ascension, le mauvais état de la vieille fierte ou châsse de Saint-Romain frappa tout le monde ; et, le 3 juin suivant, le chapitre, renonçant à l’idée de faire faire une nouvelle châsse, qui, apparemment, aurait coûté beaucoup, résolut de la remplacer par « la châsse de tous les saints, à la quelle on feroit les réparations et ornements convenables, en prenant (en outre) les moyens de la rendre plus légère » A cet effet, il fut décidé que « les reliques contenues dans la châsse de tous les saints seroient transférées dans la châsse de la Sainte-Vierge ; que les reliques de saint Romain seroient mises dans la châsse de tous les saints, la quelle doresnavant seroit appelée châsse de Saint-Romain. » Dans le mois de juin, MM. les chanoines Terrisse, Roffet, De Saint-Gervais, Delarue le jeune, et Carrel de Mésonval, ayant ouvert la châsse de la Sainte-Vierge (en argent doré), reconnurent qu’outre les reliques qui y étaient renfermées, elle pourrait encore en contenir d’autres. Le 12, assistés de MM. Papillaut, Hébert et Flavigny, leurs confrères, ils ouvrirent la châsse de tous les saints, en ôtèrent les reliques de saint Sénier ou Sénateur, et de saint Sever, évêques d’Avranches ; une côte de saint Judius, et autres reliques qui y avaient été enfermées en 1366, aux Rogations, comme l’annonçait une inscription du tems, et les placèrent dans la châsse de la Sainte-Vierge, avec cette inscription:« Anno Domini 1776, die 12o  mensis junii, plurimæ sanctorum reliquiæ, aliæ cum suis titulis, aliæ quorum tituli vetustate periêrunt, è capsâ quæ sanctorum omnium dicebatur, translatæ sunt in hanc capsellam, et in capsâ B. Mariæ Virginis reconditæ. »

Alors, on put s’occuper de la réparation et restauration de la châsse de tous les saints, qui allait devenir celle de Saint-Romain. Pour mieux caractériser la destination nouvelle qui allait lui être donnée, on plaça sur son faîte un groupe représentant saint Romain, le prisonnier agenouillé et la gargouille. Le 28 avril 1777, ce travail étant terminé, MM. les chanoines Terrisse, Carré de Saint-Gervais, Duval, Ruellon, Roffet, Papillaut et Rimbert, procédèrent, par l’ordre du chapitre, à l’ouverture de la vieille châsse de Saint-Romain, dégradée de vétusté, et dont la suppression avait été décidée. Ils y trouvèrent trois anciens actes écrits sur parchemin, contenant les procès-verbaux de différentes visites des reliques de saint Romain, faites en 1036, 1124 et 1179; avec cette inscription : « Chartes et lettres trouvées dans la châsse de sainct Romain, avec les ossements du dict sainct, la quelle châsse fut découverte de l’or et pierres précieuses estant sus icelle, et les ossements bruslés le mercredy huitième jour de juillet 1562. » Ils y trouvèrent aussi deux bourses d’une étoffe ancienne de soie, où étaient contenues différentes reliques, les unes avec des étiquettes ou inscriptions en caractères anciens, les autres sans inscriptions, parmi lesquelles reliques « étoient quelques ossements ou parties d’ossements qui paroissoient noircis, et sembloient avoir été atteints du feu, ce qui fit penser que c’étoient des portions du corps de saint Romain qui avoient été dérobées aux flammes, lorsque les calvinistes brûlèrent les reliques de ce saint, en 1562. » On mit ces ossemens dans une petite caisse en bois, avec une inscription ; on y mit aussi un autre ossement de saint Romain, donné, vers la fin du xiie siècle, à l’abbaye de Saint-Victor-en-Caux. M. Terrisse, abbé de ce monastère et doyen du chapitre, avait offert cette relique à la compagnie, qui l’avait acceptée avec empressement et reconnaissance, le 19 juillet 1776, Cette caisse de bois, scellée du sceau de l’archevêque (M. De la Rochefoucauld) et du chapitre, fut renfermée dans « l’ancienne châsse de tous les saints, nouvellement réparée et dorée » : et il fut décidé, de nouveau, qu’elle « seroit appelée doresnavant la fierte ou châsse de Saint-Romain. »

Ceci se passait le 28 avril 1777 ; le 8 mai suivant, jour de l’Ascension, on vit figurer à la procession la nouvelle fierte ou châsse de Saint-Romain, que portait, par-devant, Thomas Lemire, élu cette année pour jouir du privilége ; ce fut elle aussi que porta, en 1790, le nommé Béhérie, le dernier prisonnier qui ait joui du privilége. Telle est l’histoire de la dernière châsse, de la châsse actuelle de Saint-Romain ; et si l’on demande pourquoi elle n’est ornée que de douze figures, au lieu des dix-sept mentionnées par Farin, nous répondrons que, peut-être, les cinq figures qui manquent décoraient le toit ou faîte de la châsse, et que, lors de la restauration maladroite qu’elle eut à subir, de 1776 à 1777, on les aura supprimées, et pour la rendre plus légère, comme l’avait prescrit le chapitre, et pour y substituer les raides et lourdes images de saint Romain, du prisonnier et de la gargouille, qui furent fabriquées alors et qui la surmontent encore aujourd’hui.

  1. Essai sur la peinture sur verre, par M. E.-H. Langlois, in-8o, page 4.
  2. Reg. capit., 16 et 29 juin 1637.
  3. Manuscrit du chancelier Séguier, bibliothèque du roi.
  4. « Alteram (capsam) fieri curavit archiepiscopus Rotroldus, in quâ, comitantibus episcopis Lexoviensi et Sagiensi, sanctos cineres deposuit. Ea est quæ vocatur huc usque sancti Romani feretrum. »
  5. Reg. capit. du 2 août 1505, de 1522, 1533, 1536, 1538, etc.
  6. Reg. cap., 24 mai 1476.
  7. La Normandie chrestienne, page 520.