Histoire du Parnasse/Louis Bouilhet

Éditions "Spes" (p. 43-54).
CHAPITRE III
Louis Bouilhet

Ce qui fait la grandeur de ce mouvement, c’est qu’il n’est pas concentré dans le milieu parisien, c’est qu’il y a en France, de ci, de là, un effort pour se dégager du romantisme usé, pour le remplacer par une nouvelle forme d’art plus précise, plus nette. C’est le cas de Louis Bouilhet, un des premiers parnassiens sortis du romantisme[1]. C’est un précurseur du Parnasse.

Chaque samedi, ayant achevé à Rouen son labeur de tâcheron intellectuel, et donné ses dernières leçons de la semaine, Bouilhet s’en va à Croisset rejoindre son grand ami. Se sentant isolés dans Rouen, dédaigneux alors de la richesse littéraire, Bouilhet et Flaubert unissent leurs deux solitudes d’esprit, et sont l’un pour l’autre tout un monde artistique. En dehors du romantisme, et en opposition avec lui, les deux compagnons élaborent ensemble, dès 1852, une esthétique qui ressemble fort à la doctrine parnassienne, et la précède. Flaubert apporte les idées générales, par exemple sa conception de la moralité dans l’art : « il faudrait s’entendre sur cette question… Ce qui est beau est moral ; voilà tout, selon moi. La poésie, comme le soleil, met de l’or sur le fumier. Tant pis pour ceux qui ne le voient pas[2] ». C’est encore lui qui trouve la théorie de l’impersonnalité dans l’art, et qui s’en fait l’ardent apôtre : « il n’admettait pas, dit G. de Maupassant, que l’auteur fût jamais deviné, qu’il laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans un mot, une seule parcelle de son opinion[3] ». Pour sa part, Bouilhet étudie les problèmes de versification. Artiste scrupuleux, il se montre intraitable dans l’application de ses théories : « Nous avons, écrit-il à Louise Colet, une poétique si féroce qu’elle pourrait bien en devenir étroite[4] ». Ces lettres à la poétesse, dont il est le conseiller littéraire, sont de véritables leçons de maître à élève ; il lui reproche durement sa facilité méridionale[5]. Penser à loisir, écrire lentement, telle est sa méthode, qu’il veut enseigner à l’improvisatrice : « pour moi, c’est évident comme l’arithmétique, écrit-il le 11 mars 1853 ; il suffit d’une tournure lente, d’une rime molle, d’un vers mal porté, pour donner même aux plus belles choses, un air incomplet et grêle. Les Grecs étaient intraitables sur ces détails-là[6] ». Notons ce mot d’un humaniste qui a appris le latin et le grec à fond, en les enseignant, et qui rêve la perfection antique. On ne la peut réaliser que dans des pièces courtes : « Bouilhet, dit Maupassant dans son étude sur le roman, à force de me répéter que cent vers, peut-être moins, suffisent à la réputation d’un artiste s’ils sont irréprochables et s’ils contiennent l’essence du talent et de l’originalité d’un homme, même de second ordre, me fit comprendre que le travail continuel et la connaissance complète du métier peuvent, un jour de lucidité, de puissance et d’entraînement, par la rencontre d’un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit, amener cette éclosion de l’œuvre courte, unique, et aussi parfaite que nous la pouvons produire[7] ». Toute la doctrine des deux amis se résume dans la boutade favorite de Flaubert : « il n’y a de vrai dans ce monde qu’une phrase bien faite[8] ».

Il y en a, et beaucoup, dans la première des œuvres parnassiennes, de Bouilhet, Festons et Astragales. Le titre est bizarre, mais le recueil est exquis. C’est une suite de petits chefs-d’œuvre qui supportent toutes les comparaisons. Ainsi, dans Émaux et Camées, Th. Gautier avait réussi son Premier sourire de printemps. La perfection du vers dans ce poème était décourageante, malgré quelques petites erreurs d’histoire naturelle : Mars sème les perce-neige qui viennent en janvier, le muguet qui fleurit en mai, et « la fraise au teint vermeil » qui ne rougit qu’en juin ; cela n’empêche pas la pièce d’être délicieuse. Pourtant, Bouilhet a l’audace de reprendre le sujet, et le talent d’égaler un pareil maître : sa Chronique du Printemps se termine de la façon la plus heureuse, supérieure même à la fin de Gautier :


Hier enfin, de l’ombre épris,
Je rôdais par les vallées,
Entre les gazons fleuris
Et les voûtes étoilées,

Quand j’ai vu sur un ruisseau
Planer, tout blanc d’étincelles,
Le Silence, cet oiseau
Dont on n’entend pas les ailes[9].


Mais Bouilhet a de plus vastes ambitions : il songe à un poème sur la préhistoire et les révolutions du globe, Les Fossiles ; il les commence à Rouen, et les finit à Paris où son ami l’a envoyé chercher la gloire. Une fois seul, Bouilhet s’attriste, et travaille sans joie. Flaubert le soutient par ses encouragements, et par ses critiques : ainsi Bouilhet lui a soumis un couplet sur l’apparition de l’homme après les monstres, avec ce vers final :


Sa force est dans sa grâce et sa simplicité.


Flaubert, indigné, exige la suppression de cette platitude. Bouilhet plaide pour le pauvre vers : « je prends simplicité dans le sens physique : organisme simple, c’est-à-dire moins embarrassé dans les rouages des organes ; c’est la marche vraie de la nature… Et puis, ce vers finit bougrement bien la strophe. Si je te tenais là, je te persuaderais ». Flaubert insiste, et Bouilhet cède[10]. Son poème y gagne. Le mentor, tout heureux de ces progrès, écrit à Louise Colet : « ce brave Bouilhet vient de passer quinze tristes jours à corriger son homme futur… J’ai été enchanté de ce qu’il m’a envoyé… C’est une œuvre, Les Fossiles, mais combien y a-t-il de gens en France capables de la comprendre ? Triste ! Triste[11] ! » Les Fossiles ne sont pas, en effet, comme on l’a prétendu, une forme arriérée de la poésie descriptive au xviiie siècle ; ils représentent un genre nouveau : le poème scientifique reconstituant les siècles disparus[12]. Bouilhet cherche son inspiration dans le livre alors célèbre de Cuvier. Il ne se contente pas de lire le Discours sur les Révolutions de la surface du globe qui sert de préface à l’ouvrage ; ancien carabin, il est attiré par les Recherches sur les Fossiles. Il serait facile de montrer par des rapprochements que les cinq in-quarto de Cuvier ont nourri ce court poème[13]. Mais Bouilhet se contente de mettre à profit les descriptions de Cuvier ; il ne partage pas les convictions du géologue : Cuvier admirait la création, et le Créateur[14] ; Bouilhet reste matérialiste décidé et attristé. Dans la cinquième partie des Fossiles, où il refait le cinquième chant de Lucrèce, en des appels désespérés que nul n’a dépassés, ni Sully-Prudhomme, ni même Leconte de Lisle, Bouilhet s’écrie, en imaginant une seconde disparition de l’Homme :


Montez tous à la fois, océans irrités ;
Astres, détachez-vous des cieux épouvantés !
Et vous, formes de l’être à jamais disparues,
Gigantesques débris que heurtent les charrues,
Pressez-vous sous la terre, et, dans vos lits poudreux,
Faites-nous une place, ô frères monstrueux[15] !


Après, il imagine la réapparition de la vie. Il rêve l’Homme futur, au moins un demi-dieu, retrouvant à son tour les vestiges de l’humanité engloutie pour la deuxième fois :


Ne les méprise pas ! Les destins inflexibles
Ont posé la limite à tes pas mesurés ;
Vers le rayonnement des choses impossibles
Tu tendras comme nous des bras désespérés.

Ne les méprise pas ! Tu connaîtras toi-même.
Sous ce soleil plus large étalé dans les cieux,
Ce qu’il faut de douleur pour crier un blasphème,
Et ce qu’il faut d’amour pour pardonner aux dieux.

Tu n’es pas le dernier ! D’autres viennent encore
Qui te succéderont dans l’immense avenir ;
Toujours sur les tombeaux se lèvera l’aurore,
Jusqu’au temps inconnu qui ne doit pas finir !



Et quand tu tomberas sous le poids des années,
L’être renouvelé par l’implacable loi,
Prêt à partir lui-même au vent des destinées,
Se dressera plus fort et plus brillant que toi[16].


Flaubert exulte ; il écrit à Bouilhet, le 2 octobre 1860 : « j’ai relu ce soir Les Fossiles en entier, et ça m’a enthousiasmé plus que jamais. Quoi qu’on dise, c’est solide, va ! et c’est beau ». Trois jours après son admiration a encore augmenté : « Les Fossiles sont un chef-d’œuvre. On le reconnaîtra quelque jour[17] ». Est-ce l’ami qui parle ? Non, c’est le juge qui prononce, en n’écoutant que sa conscience d’artiste. Théophile Gautier pense presque de même : « le colossal, l’énorme, le bizarre, tout ce qui est empreint d’une couleur étrange et splendide, attire Bouilhet, et c’est à la peinture de tels sujets qu’est surtout propre son hexamètre[18] ». Il y revient, dans son Rapport de 1868 ; il admire ce vers « long, sonore et puissant, d’une facture vraiment épique, qui rappelle parfois la manière ample et forte de Lucrèce[19] ». Est-il vrai que Bouilhet supporte la comparaison avec les grands poètes ? Que le lecteur en juge : Les Fossiles sont de 1854, et Les Éléphants de 1855 : Leconte de Lisle voit passer devant sa puissante imagination une troupe d’éléphants retournant au pays natal :


Ainsi pleins de courage et de lenteur, ils passent
Comme une ligne noire au sable illimité,
Et le désert reprend son immobilité
Quand les lourds voyageurs à l’horizon s’effacent.


Dans Les Fossiles, c’est un paysage de nuit. On aperçoit çà et là comme des collines se profilant sur la clarté de l’horizon. Un gigantesque mammouth lance un cri d’appel :


Voilà que s’éveillant sous les étoiles pâles
L’horizon montueux tremble par intervalles,
Et les mornes coteaux de leur base arrachés
Le suivent lentement parmi les joncs penchés…
La plaine sous leur poids s’ébranle tout entière ;
On dirait des pieds lourds qui marchent sur la terre,
Et qui frappent ensemble, à coups multipliés ;
L’eau jaillit des marais, et les bambous pliés



Comme sous un grand vent, craquent par les campagnes.
Elle vient ! Elle vient, la troupe des montagnes !…
Et dans les longs détours du sombre défilé,
Chaque cime est vivante, et les monts ont beuglé[20] !


C’est comme un cauchemar préhistorique. Bouilhet rend la terreur des premiers hommes devant les monstres, quand Leconte de Lisle nous fait assister à un défilé pacifique. De quel côté est l’originalité ? De quel côté la puissance ? Bouilhet semble le plus grand représentant de cette poésie nouvelle.

Parce que nos poètes scientifiques sont en général médiocres, est-ce que cela prouve que l’union de la poésie et de la science est une erreur ? Les savants eux-mêmes la réclament. Un professeur à l’Université d’Aberdeen, membre de la Société Royale de Londres, met dans uii tube, contenant des émanations de radium, quelques fragments de willemite, minéral qui devient fluorescent sous les rayons du radium, en émettant une brillante lumière verte : « la willemite, dit M. Soddy, en brillant dans l’émanation du radium, donne lieu à l’un des plus admirables spectacles que je connaisse, et si l’on réfléchit à la cause de cette lumière, et à tout ce que ce phénomène symbolise pour l’humanité, on éprouve des sentiments que seul un poète saurait exactement traduire[21] ». Là où la science s’arrête, la poésie commence.

Telle est la grandeur de Bouilhet. Il pouvait traiter Leconte de Lisle de puissance à puissance et c’est bien ce qu’il fait. Louise Colet lui ayant envoyé les Poèmes Antiques en avril 1853, il les juge comme un égal : « il y a de grandes et belles inspirations : c’est une véritable nature de poète. Quel âge a-t-il ? Il lui manque encore beaucoup dans la forme et surtout dans le style ; il est plein d’inexpériences, et, malgré cela, il est grand et vigoureux ; il y a deux ou trois pièces magnifiques ». Sa conclusion fait oublier ses réserves : « un garçon avec lequel il faudra compter ; il a toute la vertu d’un véritable artiste[22] ». En échange, la poétesse a dû montrer les Fossiles en manuscrit à Leconte de Lisle, car Bouilhet, toujours un peu sur la réserve, écrit à la dame le 24 octobre 1853 : « je suis bien heureux que mes Fossiles vous paraissent une bonne chose. L’opinion de Delisle me flatte aussi infiniment. Je vous dirai de vive voix tout ce que je pense de Delisle, lequel j’admire du fond du cœur et sans restrictions, mais la sympathie n’est pas encore venue. Ne lui en dites rien, et tâchez de savoir, au fond, quel effet je lui ai produit[23] ». Mme Colet échoua, mais nous savons, nous, que Leconte de Lisle faisait lui aussi ses réserves : dans des notes personnelles qu’il garde, et qui ne seront publiées qu’après sa mort, ce juge sévère, qui définissait Musset « poète médiocre, artiste nul », dit de Bouilhet : « le dernier romantique de l’école orthodoxe. Sans originalité lyrique ou dramatique, mais ayant écrit çà et là de beaux vers. Oublié, peut-être injustement[24] ». Peut-être est une restriction inquiétante, mais disparaît dans une note postérieure : « Louis Bouilhet a été oublié injustement, puisqu’il a écrit çà et là de beaux vers, de forme parfaite[25] ». Cette perfection avait touché à ce point Leconte de Lisle qu’il avait accordé à l’ami de Flaubert deux choses rares : sa familiarité, son amitié. Après le grand succès d’Hélène Peyron, le n novembre 1858 (quatre-vingts représentations de suite à l’Odéon !) Leconte de Lisle écrit à l’heureux auteur, le lendemain de la première : « Mon cher ami, je te félicite bien sincèrement du succès mérité de ta pièce. C’est, à mon sens, la meilleure qui ait été donnée depuis fort longtemps, non seulement en raison des beaux vers faits de main de maître, éloquents ou spirituels, qui y abondent, mais aussi parce qu’on y sent une vraie force dramatique, au milieu de tant de scènes neuves et charmantes, comme toutes celles entre Hélène et Flavignac. Mon opinion vaut d’autant moins que je ne puis la donner au public, mais elle est sincère, ce qui est bien quelque chose. Merci, et tout à toi[26] ». On ne tutoie que ses vieux amis, ou ses pairs. Le chef du Parnasse a-t-il jamais tutoyé un autre poète que Bouilhet ? Je croirais volontiers que l’auteur des Fossiles avait gagné son estime et son amitié en lui lisant les poèmes inédits qui ne furent connus qu’après sa mort, quand Flaubert les publia sous le titre de Dernières Chansons. Ce beau livre posthume nous rappelle une légende, Le Poète aux étoiles, contée jadis par Bouilhet. Il les a cueillies, ces étoiles, une nuit, dans l’eau du fleuve, où il les voyait


Comme de grands sequins d’or,
Briller dans l’eau, toutes rondes.


Mais il n’a pu, avec ses étoiles, payer ni boulanger, ni tavernier, ni marchand de toile, et il est mort,


Maigre et serrant dans sa main
Ses étoiles inutiles.


On l’a mis au cercueil avec son trésor :


Dors ! ô Mendiant divin
Qui payais avec des mondes !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelque jour les fossoyeurs

Verront, tombant en prière,
Des soleils intérieurs
Luire aux fentes de ta bière,

Et sous leur pic effaré,
Brisant la planche sonore,
Feront du tombeau sacré
Jaillir une grande aurore[27] !


Après la mort de son ami, Flaubert vit briller dans ses manuscrits des poésies inconnues, rayonnantes et les publia. George Sand, surprise, écrivit à Flaubert : « Ta préface est splendide, et le livre est divin… Oui, tu as raison, il n’était pas de second ordre, celui-là[28] ! » C’est ce que devait penser Leconte de Lisle, et peut-être eût-il, suprême éloge, un petit mouvement de jalousie en lisant ce sonnet :


Kronos, roi du passé, père des jours à naître,
Seul des Olympiens sur son trône est resté ;
L’impitoyable faux au tranchant redouté
Tremble éternellement dans les mains du vieux maître ;

Sa barbe, que le feu des étoiles pénètre,
Sous ses flocons d’argent couvre l’immensité :
Il jette aux dieux nouveaux un regard de côté,
Et se détourne d’eux, sans les vouloir connaître.

À quoi bon ? rien n’est sûr, d’autres viendront encor…
N’a-t-il pas vu ses fils brisant leurs sceptres d’or
Et l’Olympe encombré du débris de leurs armes ?

Sur terre et dans les cieux, sachant que tout est vain,
Il pleure, épouvanté de ce néant divin —
Et la profonde mer n’est qu’une de ses larmes[29].


Leconte de Lisle a dû se dire : — il m’a été dérobé. — C’est la même valeur de vers, et la même force d’idées. Bouilhet pense puissamment. On peut le comparer encore à Hugo, sur un point capital : la Révolution ; pour décrire cette surprise tragique, Hugo trouve une superbe comparaison, qu’il développe comme un mythe, avec une maîtrise qui semble incomparable : la société française s’engloutit dans la révolution comme le Niagara dans sa chute. On connaît ces pages immortelles[30]. Oserai-je dire que ces pages ne nous donnent pas le choc qu’on éprouve en lisant Les Neiges d’antan[31] ? Chantant sur un air de menuet la fin de l’ancien monde, Bouilhet obtient, par contraste, un effet final plus dramatique que celui de V. Hugo : le lecteur frissonne… Et peut-être n’avons-nous pas encore là le summum de son talent, côté Parnasse ; son art devenait chaque jour plus raffiné. Poète savant, il cherchait très loin de nouvelles formes d’art. Ses amis apprirent avec stupeur qu’il se mettait au chinois ! L’un d’eux lui disait, avec une incompréhension souriante : — Aller jusqu’aux rives du Fleuve Jaune pour attraper des papillons, c’est peut-être excessif[32]. — Bouilhet eut un sourire amer ; il savait la valeur de la perle baroque qu’il avait ainsi découverte : l’empereur-poète Vou-Ti, traversant le fleuve Hoen, imagine La Chanson des rames : les mouvements de ses rameurs, scandés par leur cri monotone, sont d’abord vigoureux. Mais dès la fin de la première strophe on devine une imperceptible fatigue. La lassitude des rameurs va croissant ; la deuxième strophe, est plus courte : elle diminue en même temps que leur courage. Enfin, la répétition prolongée de leur effort change leur tristesse en désespoir : la troisième strophe est réduite à deux vers :


Bois chenus ! ah ! vent d’automne !
L’oiseau fuit ! ah ! l’herbe est jaune !
Le soleil ! ah ! s’est pâli !
J’ai le cœur ! ah ! bien rempli !

Sous ma nef, ah ! l’eau moutonne,
Et répond, ah ! monotone
À mon chant, ah ! si joli.

Quels regrets, ah ! l’amour donne !
L’âge arrive, ah ! puis l’oubli[33] !


Telle est l’œuvre du pré-parnassien Bouilhet, mort à quarante-huit ans, en pleine possession de son talent, esprit tellement magistral qu’une simple anecdote contée par lui faisait écrire aux Goncourt un roman tout entier[34]. Leconte de Lisle l’honorait d’une estime jalouse ; Théodore de Banville défendait sa mémoire[35]. Théophile Gautier pensait de lui le bien que nous avons vu. Même Catulle Mendès, dans un moment de franchise, louait en lui « un très parfait artiste », et, s’il lui refusait le génie, lui reconnaissait au moins beaucoup de talent[36]. Comment la gloire n’a-t-elle fait que l’effleurer, sans le soulever jusqu’au premier rang ? Il était venu trop tard à Paris, et n’avait pas su y prendre pied. Il était retourné trop vite à Rouen. Que l’oubli, second linceul des morts, l’ait longtemps enveloppé, rien d’étonnant. Mais comment le poète en qui l’on a voulu voir un directeur de l’évolution parnassienne au même titre que Leconte de Lisle lui-même, ne figure-t-il pas au Parnasse de 1866[37] ? Bouilhet a pourtant tous les partis pris de l’École : il déteste Lamartine, il a une froide estime pour Hugo, qui semble bien lui avoir emprunté la faucille d’or de Booz endormi, et l’Épopée du ver[38] ; il avait en horreur Musset, d’abord parce que Sainte-Beuve avait accusé, bien à tort, l’auteur de Melœnis, de ramasser les bouts de cigare de l’auteur de Rolla[39] ; ensuite, parce qu’il devinait que Musset avait soufflé Louise Colet à Flaubert :


Quoi ! vous avez jusques au fond
Sondé, sans fermer les paupières,
Ce cœur souillé,, gouffre profond
De vanités et de misères !

Et vos grands yeux, d’azur trempés,
Ont vu ces mornes solitudes
Où, comme des serpents coupés
Se traînaient les décrépitudes !…

Oh ! de peur qu’un stigmate impur
Ne vous rappelle ce jour sombre,
Ma sœur, ma sœur, à votre mur
Lavez la place de son ombre[40]


Les bouts de cigare sont payés ! Le Parnasse devrait ouvrir ses rangs pour accueillir celui qui ne respecte aucune des célébrités passées, qui bafoue Béranger, et termine une longue raillerie envoyée à Flaubert par ce bref résumé : « Béranger est une vieille croûte[41] ! » Ainsi, d’une part, Bouilhet avait tous les préjugés de l’École, et de l’autre, au moment où elle allait publier son recueil manifeste, il était à son apogée. Le 25 octobre 1866, l’Odéon avait représenté sa Conjuration d’Amboise avec un immense succès : cent cinq représentations, riert qu’à Paris, sans compter l’enthousiasme de la province[42]. Comment les Parnassiens ont-ils pu le laisser à la porte, comme un simple Lamartine ? Pourtant Kronos, Les Neiges d’Antan, La Chanson des Rames, eussent constitué un magnifique envoi, de tout premier ordre, digne de la cimaise. Y a-t-il là une éviction jalouse ? Peut-être. Des deux directeurs du Parnasse, Xavier de Ricard est incapable d’une basse manœuvre. Mais Catulle Mendès ? Son ancien collaborateur à la Revue Fantaisiste[43] était devenu d’une grandeur gênante ; ce fut bien probablement Mendès qui ferma devant Bouilhet une porte qui s’ouvrait toute grande devant Winter, Renaud, Lefébure, Forni, Coran, Luzarche, Piédagnel, Fertiault, Martin, etc. Dans le même Rapport où il vantait sa perfection artistique, Mendès glissait cette diminution sournoise, cette perfidie qui ramenait l’auteur des Fossiles aux modestes proportions d’un demi-raté : « il tenta d’être grand, sembla l’être, le fut presque ! À notre admiration doit se mêler la respectueuse condoléance qu’il ne l’ait pas plus divinement justifiée[44] ». Peut-être a-t-on voulu faire payer à Louis Bouilhet son indépendance. Il avait publié dans La Revue fantaisiste du 15 avril 1861, une pièce intitulée Soldat libre :


Soldat libre au léger bagage
J’ai mis ma pipe à mon chapeau,
Car la milice où je m’engage
N’a ni cocarde ni drapeau.

La caserne ne me plaît guère,
Les uniformes me vont peu ;
En partisan je fais la guerre,
Et je campe sous le ciel bleu !



Je suis sourd au clairon d’un maître ;
La consigne expire à mon seuil ;
Nul, hormis Dieu, ne peut connaître
Ce grand secret de mon orgueil.

Parmi les champs de poésie
Je fourrage sans mission :
Le capitaine est Fantaisie !
Le mot du guet : Occasion.


Ou bien, ce qui serait plus glorieux pour Bouilhet, Leconte de Lisle aurait-il fait à l’auteur de Kronos l’honneur de le trouver encombrant ?


  1. A. Bellessort, Journal des Débats du 25 janvier 1928 ; R. Pichon, R. D. D.-M., Ier septembre 1911, p. 134 ; cf. mon Louis Bouilhet romantique et parnassien dans la Revue des Cours et Conférences, 30 juin 1926, p. 561 sqq.
  2. Correspondance, IV, 373-374.
  3. Œuvres de Flaubert, VII, 11.
  4. Revue de Paris, Ier novembre 1908, p. 24.
  5. Ibid., 15 novembre, p. 290-291, 299-302.
  6. Ibid., p. 293.
  7. Maynial, La vie et l’œuvre de Maupassant, p. 44-45.
  8. Descharmes et Dumesnil, La Revue (des Revues), 15 mai 1912, p. 183.
  9. Œuvres, p. 102.
  10. Letellier, Louis Bouilhet, p. 191-192.
  11. Correspondance, II, 390.
  12. Fusil, La Poésie scientifique, p. 140.
  13. Cf. mon Louis Bouilhet dans la Revue des Cours, 30 juin 1926, p. 571.
  14. Cf., à la séance de l’Académie des Sciences du 14 décembre 1925, le discours du président, M. Bouvier.
  15. Œuvres, p. 138.
  16. Œuvres, p. 144.
  17. Correspondance, III, 197, 198.
  18. Portraits Contemporains, p. 184.
  19. Rapport, p. 340.
  20. Œuvres, p. 128.
  21. Le Radium (trad. Lepape, Alcan, 1919), p. 119-120 ; cf. Henry Bidou, Débats du 5 janvier 1920.
  22. Revue de Paris, 15 novembre 1908, p. 295.
  23. Revue de Paris, 15 novembre 1908, p. 302.
  24. R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 332, note.
  25. Jean Dornis, Essai, p. 227, note.
  26. P. p. Letellier, Louis Bouilhet, p. 276.
  27. Œuvres, p. 111-114.
  28. Correspondance de G. Sand, VI, 195.
  29. Dernières chansons, p. 211, ou Œuvres, p. 378.
  30. Post-Scriptum de ma vie, p. 155-159.
  31. Dernières chansons, p. 83-87, ou Œuvres, p. 324.
  32. Maxime Du Camp, Souvenirs, II, 324.
  33. Dernières chansons, p. 257, ou Œuvres, p. 392 ; cf. Letellier, Louis Bouilhet, p. 243-245.
  34. Mercure de France, 15 mai 1927, p. 62 ; Albalat, Flaubert et ses amis, p. 182 ; Journal des Goncourt, I, 311.
  35. Albalat, Revue de Paris, Ier août 1927, p. 644 ; Flaubert et ses amis, p. 37 ; Odes funambulesques, p. 116 ; Critiques, p. 123-124.
  36. Rapport, p. 106-108.
  37. Clouard, La Poésie française moderne, p. 33.
  38. Albalat, Flaubert et ses amis, p. 23-24 ; René Descharmes, Flaubert, p. 413 ; Berret, Revue universitaire, mai 1921, p. 367, 368.
  39. Lundis, V, 306. Gautier nie toute imitation de Musset par Bouilhet dans son Rapport, p. 339 ; cf. Portraits contemporains, p. 183 ; Albalat, Flaubert et ses amis, p. 21.
  40. P. p. Letellier, Revue de Paris, Ier novembre 1908, p. 20.
  41. P. p. Letellier, Bouilhet, p. 184.
  42. Id., ibid., p. 296.
  43. Ibrovac, J.-M. de Heredia, p. 76.
  44. Rapport, p. 108.