Histoire du Parnasse/Le troisième Parnasse Contemporain

Éditions "Spes" (p. 407-420).

CHAPITRE VII
Le troisième Parnasse Contemporain

En 1876, pour faire le dernier Parnasse, il est formé un jury de trois poètes : Banville, Coppée, Anatole France[1]. Chaque juré lit de son côté les envois des artistes, résume son opinion par écrit ; puis on se réunit, et on vote. Comme au Salon, il y a les hors concours : « le comité, écrit France, considère comme devant paraître sans examen : L. Ackermann, Banville, Blanchecotte, Breton, Coppée, Dierx, des Essarts, France, Heredia, d’Hervilly, Lacaussade, La Fenestre (sic), Laprade, Lemoyne, Manuel, Marc Monnier, Mérat, Ratisbonne, L. Siefert, Soulary, Sully Prudhomme, Theuriet, Valade ». Voilà les vingt-trois élus, sans compter Leconte de Lisle bien entendu.

Mais le Comité n’est pas omnipotent. Ainsi Retaï, reçu à l’unanimité, ne figure pas dans le Parnasse, tandis qu’une douzaine de poètes sur lesquels on n’a pas délibéré, sont acceptés. On se demande parfois pourquoi tel ou tel apparaît dans ce recueil officiel, quand, ni par son talent ni par son genre, il n’appartient à l’Ecole. Ce doit être l’éditeur qui procure cette réclame à un de ses édités ; Lemerre en effet, n’a pas abdiqué ses droits entre les mains du Comité : à la page 328, il publie une note en l’honneur de Saint-Cyr de Rayssac, poète inconnu, mort en 1874 : « les poètes vivants nous approuveront d’avoir fait une place parmi eux à un confrère qui, dans sa vie trop courte, ne publia rien de son œuvre ». Anatole France, lecteur chez Lemerre, insiste sur l’admission de Saint-Cyr, recommandé par le patron ; il n’est pas tout à fait indépendant comme ses deux collègues : pour Le Mouchoir Rouge de Salles, il refuse d’abord l’envoi : « ce n’est ni normand, ni français » ; puis, au vote, il change son non en oui. Salles ne figure pas sur la liste des proposés, et pourtant Le Mouchoir Rouge est publié. Au-dessus du Comité, il doit donc y avoir une Cour d’Appel que je suppose composée de Leconte de Lisle et d’Alphonse Lemerre. L’art seul n’est pas en jeu : il y a un peu de cuisine. On a pour la presse une indulgence intéressée : France vote pour Blémont parce qu’il est journaliste.

Dans ce Comité, France est dur, tranchant, et autoritaire : pour Charles Cros, il vote non, et pose la question de confiance : « je serais contraint de retirer mon envoi si le sien était admis ». Pour Prarond, l’indulgent Banville admire : « tout son envoi me paraît très remarquable ». France réplique : « Non. C’est ennuyeux comme la pluie ». Et Prarond est refusé, justement. Ici, comme dans tous les jurys, il y a l’examinateur bon enfant, providence des cancres ; un autre que les candidats refusés déclarent « rosse » ; un troisième qui est dans le juste milieu, et c’est François Coppée.

Quant aux candidats reçus, ils se livrent à une manifestation. Les amours-propres sont excités ; la jalousie littéraire fait un effort, et triomphe : on ne veut plus défiler derrière les chefs. Tous sont égaux. Ils n’admettent qu’un seul classement, l’ordre alphabétique. C’est donc celui-là que nous allons suivre, tout en tenant compte du mérite absolu et de la qualité parnassienne de ces poètes.

Mme Ackermann est magnifiquement dessinée par Théodore de Banville qui lui trouve la tête de V. Hugo jeune[2]. Anatole France est moins enthousiaste ; tout en lui reconnaissant « la robuste nudité et le geste sublime de la pensée », il l’éconduirait volontiers du Parnasse : « cette bonne Madame Ackermann… écrit… en vers aux formes usées[3] ». Théophile Gautier reconnaît qu’elle ne relève pas de l’école de Leconte de Lisle[4]. Pourtant elle a quelques-unes de ses idées ; elle doit approuver les Montreurs, elle qui nous fait cette confidence : « mon mari n’eût pas souffert que sa femme se décolletât, à plus forte raison lui eût-il défendu de publier des vers. Ecrire, pour une femme, c’est se décolleter ; seulement il est peut-être moins indécent de montrer ses épaules que son cœur[5] ». De concert avec le Parnasse, elle a encore l’amour de l’hellénisme : pour se divertir, et passer un bon jour de l’an, elle lit quelques pages des poètes grecs[6]. Mais là s’arrête la ressemblance. Sa courte pièce, Une Femme, est féministe, mais bien platement rimée[7]. Elle n’aime pas le minutieux travail du vers ; pourquoi fait-on figurer au Parnasse un auteur qui écrit : « le poète est bien plus un évocateur de sentiments et d’images qu’un arrangeur de rimes et de mots[8] ».

Jean Aicard : Les Glaneuses de la Camargue. Quand la fièvre les terrasse au milieu de leur labeur, on les enterre sur place, dans le champ ! Ce n’est pas encore Miette et Noré.

Armand d’Artois, connu surtout comme collaborateur de Coppée.

Autran ; fait bonne figure avec une pièce délicieuse de jolie tendresse. L’auteur de La Fille d’Eschyle est bien à sa place ici[9]. Pourtant, Leconte de Lisle le baptise : un barde marseillais[10].

Bergerat. Ses Paroles dorées déplaisent à France ; il les accepte pourtant, « mais ce n’est pas bon ». Banville le prie de changer une rime faible : nette et honnête[11].

Mme Blanchecotte. Cotte, comme disent familièrement les Parnassiens. Toujours Lamartinienne ; bien vue par l’Académie Française[12].

Émile Blémont. Son très réel talent mériterait une étude à part. Il doit à Bouilhet l’idée d’aller fureter dans le livre du marquis d’Hervey de Saint-Denis, et il y trouve ses Poèmes de Chine. Il a les idées du Parnasse, son pessimisme, son irréligion. Dans un poème intitulé Le Mal, il vitupère avec emportement le Créateur, et pense que la vie future devrait être une compensation surtout pour les coquins. Au Parnasse il publie une chose charmante, La Chanson de Marthe, digne du Folk-Lore ; son art sait rester simple. Jules Tellier estime que c’est la merveille du recueil[13] :


           Je dis pour les cœurs ingénus
La chanson de Marthe aux pieds nus.
Marthe, dès l’aube, a quitté son aïeule,
Marthe aux pieds nus est aux bois toute seule.
           Les ailes vont le dire aux fleurs,
           Le matin bleu rit sous les pleurs…


Robert de Bonnières : Un beau sonnet sur la Russie :


Le meurtrier cosaque avait pour lent supplice
D’être avec la victime enseveli vivant[14]


Paul Bourget. Banville et France trouvent que son envoi est exquis. Leur enthousiasme nous étonne. M. Bourget est si grand comme prosateur qu’on s’étonne de voir ici ses vers qui ne sont ni pires ni meilleurs que la moyenne dans ce recueil :


Ô toi qui veux, touchant à la terre qui crée,
Reprendre un peu de force avant les durs combats
Et boire un coup de vin à la coupe sacrée,
          N’aime pas ! — N’aime pas.


Le Parnasse, nous l’avons vu, discute ses théories sur le style poétique avec une certaine âpreté[15]. C’est en vain que Bourget se met sous l’égide de Leconte de Lisle, qu’il lui dédie, dans La Vie inquiète, une pièce sur la désespérance,


Car vous portez au front, comme un signe fatal,
Quelque chose de triste et de sacerdotal[16]


Il se pose même en défenseur du Maître contre les sottes calomnies :


Ils vous ont reproché vos grands vers impassibles
Et beaux de la beauté des monts inaccessibles.
Ils ont dit : « Il n’a pas souffert autant que nous ».
Ô maître, laissez-moi leur répondre pour vous[17].


Et il le compare à la tour des Pârsis, près de Bombay, où les vautours dépècent les cadavres des fidèles ! Leconte de Lisle goûte peu la comparaison, car il traite son jeune disciple avec une certaine négligence[18]. Dans l’entrevue qu’il accorde à Huret, il considère Bourget comme un esprit ingénieux, mais surchauffé, meilleur critique que romancier ; il ne souffle pas mot du poète[19]. Banville lui conteste tout sens de l’harmonie, et, avec une dureté rare chez lui, le définit : un sourd en poésie[20]. Heredia, qui est son ami, ne dit rien de ses poésies ; Coppée se rappelle vaguement que Bourget a fait, dans le temps, des vers très distingués[21]. Il doit y avoir quelque chose, et en effet, voici ce quelque chose : négligé ou rudoyé au Parnasse, Paul Bourget fonde, avec Richepin et Ponchon, le groupe des Vivants : c’est la première chapelle bâtie pour faire concurrence au temple parnassien[22]. C’est le commencement du mouvement régionaliste. Son siège social est un petit café d’artistes près de l’Odéon : « dans notre ardent cénacle littéraire, dit M. Paul Bourget, on commençait d’apprécier la saveur que donne à l’œuvre d’art ce que j’oserai appeler le goût du terroir. La perfection technique de l’École du Parnasse nous infligeait trop souvent l’impression du factice et de l’artificiel[23] ». Excellent camarade, Bourget groupe autour de lui quelques jeunes, très vivants en effet[24]. C’est donc un dissident ; les Parnassiens diraient un renégat. Son grand ami, Barbey d’Aurevilly, finit par prétendre qu’il n’a jamais été du Parnasse[25]. En somme, on peut dire de son envoi que ce sont des vers pour apprendre à écrire en prose.

Mélanie Bourotte. Au Parnasse, Rotte. Admise parce que, dit France, « Banville y tient ». Comment peut-il tenir à cette pièce, En Forêt, où Rotte compare un vieux garde, suivi de son vieux chien, à un vieux chêne :


Sa grande ombre enveloppe une pente sonore
Où, de chênes, ses glands ont couvert le terrain[26].


Jules Breton. C’est un très grand maître, mais non en l’art des vers. On effleurerait simplement du regard ses poésies, si elles n’étaient pas signées par le peintre de Courrières. Sa prose vaut mieux[27].

Léon Cladel. Romancier régionaliste qui n’a pas le sens du vers ; dans un sonnet, Effet d’Arpèges, il décrit une artiste assise à son piano :


Elle était tout en blanc ainsi qu’une donzelle ;
Ses cheveux rejetés en arrière et sans art,
Arrosaient son peignoir ample de filoselle,
Griffé d’une émeraude en forme de lézard[28].


Mme Louise Colet. Déjà vue au Parnasse de 1869[29].

Camille Delthil. Très fin poète régionaliste ; chante son Quercy. Grandira encore après le Parnasse de 1876[30].

Emmanuel des Essarts. Continue à chanter la Révolution.

Alcide Dusolier. Fait des vers comme ceux qu’on trouve dans les Mémoires des Sociétés d’Émulation.

Louis de Fourcaud est le bienvenu au Parnasse : Banville est bienveillant ; France appuie : « Oui… C’est très intelligent, savant, et d’un bon esprit ». Son historien, M. Rocheblave, estime que ses sonnets hiératiques le rapprochent de Leconte de Lisle et de Heredia[31]. Devant eux, Fourcaud, qui sent sa force, n’abdique rien de ses convictions littéraires : il défend publiquement Musset qu’il aime avec passion : « que maintenant tous les Parnassiens du monde se liguent contre lui, lui reprochent ses rythmes informes et ses rimes mal sonnantes, ils n’ôteront pas un atome à son immortalité. Il y a des poètes qui n’ont ni rime ni rythme, mais qui résistent aux dents des Zoïles comme la lime aux dents des serpents. Bien des poètes, patients ciseleurs, n’ont à m’offrir que de l’eau froide au fond de coupes dignes de Benvenuto. Libre à eux d’accuser Musset de n’avoir qu’une coupe de bois pour sa liqueur. La coupe est de bois, cela est vrai, mais la liqueur est enivrante ». C’est de la bravoure : quant à sa vraie grandeur, c’est ailleurs qu’il donne sa mesure, comme critique d’art[32].

Raoul Gineste est un élégiaque, fin, délicat, excellent technicien. Le Présent de Noces est un morceau d’anthologie[33].

Ch. Grandmougin donne Le Départ, pièce parfaite, si on supprime les cinq derniers vers, et La Chanson de Janvier, digne des Émaux Bressans :


Ô le clair matin, la belle gelée !
Un soleil d’argent sur la plaine blanche
Verse une clarté frileuse et voilée :
On sonne la messe à toute volée.
Ô la bonne bise, ô le beau dimanche !


Édouard Grenier nous intéresse surtout par ses Souvenirs. Guy de Binos, Isabelle Guyon, Ernest d’Hervilly, passent comme des ombres. Lacaussade est plus intéressant. Il a une jolie pièce sur Le Bengali qui meurt en France, tué par l’hiver :


Rêvant à l’île maternelle,
Aux nuits tièdes comme les jours,
Il mit sa tête sous son aile,
Et s’endormit, mais pour toujours.


C’est un peut romance, mais c’est sauvé de la fadeur par une couleur exotique très juste. Lacaussade est né à l’île Bourbon un an avant Leconte de Lisle. D’abord son ami, presque son protecteur, Lacaussade finit par détester son compatriote qui a le tort de réussir mieux que lui les mêmes sujets[34]. Leur inimitié fait la joie de la galerie[35]. Comme Lacaussade a le teint bistré, Leconte de Lisle l’appelle tantôt Bamboula, tantôt Zanzibar, et compose par avance son épitaphe :


Il est là,
Bamboula.
Tra la la[36].


En somme, petit poète[37]. En le laissant paraître au troisième Parnasse, Leconte de Lisle se montre bon prince : il pardonne à Lacaussade les railleries féroces qu’il lui a lancées.

Victor de Laprade. Sa présence surprend. Qui l’a invité ? Théophile Gautier prétend que Leconte de Lisle relève en partie de Laprade[38]. Même si c’était vrai, ce ne serait pas une raison pour que de Lisle favorisât Victor de Laprade, bien au contraire. Peut-être est-ce au titre d’hellénisant qu’il est admis au recueil, ou simplement parce que son éditeur est Lemerre. À moins encore que ce ne soit tout simplement parce que ce romantique attardé apporte une pièce de toute beauté, La Patrie, où éclate comme un coup de clairon l’apostrophe aux jeunes :


Jeunes gens qui serez meilleurs que nous ne sommes,
Vous qui vaincrez — mon cœur a son pressentiment ! —
Sous les drapeaux, le jour où vous devenez hommes,
Avancez la main haute, et prêtez ce serment :

« Je jure devant Dieu, sur mon âme immortelle,
Sur les os de nos morts et de par leurs exploits,
De vivre pour la France et de mourir pour elle,
D’honorer ses autels, d’obéir à ses lois…

« Je maintiendrai la terre et le nom des ancêtres ;
Et, fussé-je le seul à lui garder ma foi,
Je jure de laisser, libre d’injustes maîtres,
Mon cher pays plus grand qu’il n’était avant moi. »

C’est ainsi que jurait la jeunesse d’Athènes…


C’est du Déroulède, mieux écrit. L’ironie de l’ordre alphabétique fait que ce couplet enlevant paraît juste avant l’envoi de Leconte de Lisle.

Eugène Manuel. Trois sonnets insignifiants, et un poème, Le Lierre. C’est comme un souvenir de la ronce dans Tristan et Iseult, mais à la Nme puissance, car la ronce de Tristan franchit simplement le toit d’une chapelle, tandis que le lierre amoureux de Manuel traverse bois, plaines, villes, fleuves, coteaux, ravins, montagnes, pour venir enfin fleurir sur le tombeau de la bien-aimée[39].

Puis recommence le défilé des pâles ombres, Gabriel Marc, Paul Marrot, Achille Millien ; Paul de Musset qu’on s’étonne de voir fraterniser avec les ennemis de son frère ; Myrten, Amédée Pigeon qui grandira plus tard[40] ; Claudius Popelin, qui a l’oreille du Comité, et l’amitié d’Heredia, heureusement pour lui, car son seul talent ne lui vaudrait pas l’entrée au Parnasse[41] ; Louis Ratisbonne qui doit figurer là surtout comme exécuteur testamentaire d’Alfred de Vigny : « c’est, dit Théo, peut-être ironiquement, le plus bel éloge qu’on puisse faire de son caractère et de son talent[42] ». Que dire encore d’Armand Renaud, sinon qu’il était très apprécié par Coppée[43] ? Que vient faire là H. Richardot ? Arrêtons au passage Gustave Ringal, qui dédie à une inconnue un sonnet précieux, et « licencieux » ; il ne lui souhaite pas l’apothéose de la statue en marbre,


Car le marbre est trop dur pour vos félines poses,
Enchantement sans fin de l’esprit et des yeux,
Et le ciel a pétri vos traits délicieux
Avec la chair des lys mêlée au sang des roses.

Pure comme la neige au sommet du glacier,
Fière comme autrefois les guerrières de Thrace,
Vos pas ne savent point du mal la sombre trace,

Et dans vos yeux charmeurs tout alanguis de grâce
On voit au plus profond luire un reflet d’acier
Où la douceur s’allie à l’orgueil de la race.


Défilé mélancolique ! Ces inconnus ont parfois du talent ! Le Parnasse n’a pas suffi à les mettre en lumière ; on souhaiterait que quelques chercheurs, avec la patience des vieux orpailleurs, essayassent de découvrir dans toute cette poussière les quelques paillettes d’or qui s’y trouvent peut-être. Au Parnasse ils sont offusqués par de redoutables voisins, comme Rollinat.

L’étrange artiste déclame et chante ses vers aux mercredis de Mario Proth, dans les brasseries littéraires, aux Hydropathes[44]. Il est présenté, en 1875, par Anatole France chez Leconte de Lisle ; il dit La Dame en Cire, et obtient un succès d’horreur macabre[45]. Il propose au Comité du Parnasse l’histoire d’une de ses maîtresses qui meurt mangée par sa chevelure noire[46]. France conseille de l’accepter, sans enthousiasme : « Oui, c’est *un Mallarmé possible. Mais ne mettre qu’une pièce ».

Passons à côté de L. Salles, et même de Louisa Siefert, quoiqu’on lui ait accordé la moitié d’une feuille. Huit pages, pleines de ces choses ordinaires qu’on a vues partout ! Et Catulle Mendès la compare à « la grande Marceline[47] » ! Les Lyonnais l’admirent fort, en bons compatriotes, comme aussi Josephin Soulary. On est d’abord un peu surpris de voir surgir au Parnasse ce romantique ; mais c’est un bon sonnettiste qui, pour se faire accepter des Parnassiens, a un titre : il imite Baudelaire dans La Succube[48].

Talmeyr retarde sur Soulary, car il en est encore à Béranger, avec la Lettre Posthume de sa maltresse ; elle lui dit son amour persistant, et ses regrets :


Je suis chérubin, tu me vis grisette.
Pour ces péchés-là Dieu n’est jamais dur…


Ce n’est même plus le Dieu des bonnes gens, c’est le Dieu des amants, vieille guitare romantique. Heureusement nous arrivons à Theuriet, et nous voudrions pouvoir en parler longtemps, car son envoi, c’est le coin vert, c’est l’oasis du Parnasse. Il aurait pu devenir une des gloires de l’École, ajouter à son influence, si l’on avait fait meilleur accueil à ce poète admirablement doué par Dieu, bien servi par son existence en pleine nature, formé par des études profondes et viriles, car c’est à l’âge d’homme qu’il apprend à fond l’allemand, l’anglais, le grec… et le français : élève de La Fontaine dont les fables contiennent l’essentiel du Parnasse, mais tempérant sa sécheresse par la douceur de Brizeux. Avant même d’entrer en relations avec les Parnassiens, il publie dans la Revue des Deux-Mondes, à partir du 15 août 1857 jusqu’au Ier septembre 1866, une longue série de pièces toutes pleines du parfum des fleurs des bois ; peu à peu on voit grandir et se préciser son talent, jusqu’à ce qu’il donne toute sa mesure dans Veronica Silvestris et la Chanson du Vannier ; comme disait Sainte-Beuve, « cela sent bon la forêt[49] ». Il réunit toutes ses inspirations silvestres dans un premier recueil, Le Chemin des Bois. Il ne le compose pas comme on fait un bouquet de muguet, en cueillant tout ce qu’on trouve ; il trie, il choisit, il émonde[50]. La gerbe semble délicieusement parfumée à Richepin, à Paul Bourget[51]. Les éloges les plus capiteux ne grisent pas Theuriet, et ne lui inspirent que le désir de les mériter[52]. Le Parnasse va-t-il être pour lui une école de perfectionnement ? C’est en juillet 1866, à Versailles, chez Mme de Sambris, qu’il prend pour la première fois contact avec les Parnassiens. Jusque-là il les connaissait simplement par leur premier recueil[53]. Leur iitransigeance le choque d’abord. Il s’humanise peu à peu, les voyant souvent au passage Choiseul, quand il rapporte à Lemerre les épreuves du Chemin des Bois[54]. Maintenant ils le regardent comme un des leurs ; et pourtant il proteste qu’il n’appartient pas au Parnasse : ce n’est pas par une vanité un peu mesquine de son indépendance, mais par la conviction que son originalité n’a rien de parnassien. Que veut-il, aussi bien dans ses vers que dans ses romans ? « Peindre les milieux où j’avais vécu, et rendre les impressions reçues, très simplement, très sincèrement, en cherchant à faire passer directement mes sensations et mes émotions dans le cœur du lecteur[55] ». Aussi, dans le salon de Leconte de Lisle, se tient-il au second rang ;. il ne cherche pas à briller. On l’appelle : le Comparse. On veut ne voir en lui qu’un prosateur, et qu’un « sous-Octave-Feuillet[56] ». Mais il sait écouter, et fait son profit des théories sur le vers, surtout des lectures du Maître. Dans la Revue des Deux-Mondes du Ier juin 1869, il publie une Joie de Vivre, de facture nette, ferme ; on sent que Leconte de Lisle a passé par là avec son Midi, roi des étés :


Plénitude, salut ! Forêts, fleuve argenté,
Blés verts, salut ! Midi, roi des heures sereines,
Et toi, midi de l’an, pourpre et royal été,
Salut ! vous répandez de fécondes haleines
Et je sens par moments s’infuser dans mon sein
La gaîté de la source et la vigueur des chênes.


Puis viennent Veillée d’Automne, Neiges d’Antan. La pensée n’est pas plus forte ; le métal n’a pas changé ; à cela le Parnasse ne peut rien. Mais la frappe est plus sûre : on s’aperçoit que Theuriet a vu travailler les grands forgerons au marteau infaillible. Quel progrès dans ses poésies sur la vie réelle, surtout dans cet Œillet Rouge qui semble à M. Paul Bourget, et justement, un chefd’œuvre[57].

Son envoi au Parnasse de 1869 n’est pas très heureux. Une Nuit de Printemps est un fait divers mis en rimes, et reste insignifiant. Un Sphinx est mieux ; mais c’est l’éternelle adoration de l’énigme féminine. Cela ne dépasse pas la valeur de ces tableaux honorables, mais moyens, que personne ne regarde aux Salons, sauf l’auteur. Mais, au Parnasse de 1876, on voit qu’il est en pleine ascension. Il figure sur la liste des vingt-trois hors-concours. Il en est digne, car sa pièce, Les Étoiles, est de première grandeur. Sans doute le début réalise assez bien les craintes de banalité lamartinienne que le titre nous inspirait ; mais on a l’heureuse surprise de découvrir que toute la pièce a été construite en vue du contraste final qui est vraiment puissant :


Une à une[58], parmi les nuages flottants,
Etoiles, vous fuyez aux rougeurs de l’aurore ;
Ainsi, dans le brumeux oubli qui les dévore
Se perdent nos amours, nos gaîtés, nos printemps…

Du moins vous renaîtrez, étoiles fortunées ;
Vos guirlandes, le soir, au ciel refleuriront ;
Mais nous, quand la jeunesse a fui, sur notre front
Nous ne retrouvons plus nos couronnes fanées.



La vie humaine, au soir, sans rayon ni flambeau,
Se traîne en tâtonnant jusqu’à la froide couche
Où la Mort, appuyant son doigt sur notre bouche.
Nous endort dans la nuit sans astres du tombeau.


Jeune, Theuriet avoue qu’il se répétait ses strophes de débutant, sans vergogne, « comme le loriot qui n’a que trois notes, et qui les redit sans se lasser ». M. Paul Bourget lui répond, le 9 décembre 1897, à l’Académie : « Beaucoup de savantes orchestrations, dont le bruit nous a étourdis des années, seront oubliées, alors que les amoureux de la poésie continueront d’écouter à travers vos œuvres les trois notes exquises de l’oiseau chanteur de Lorraine ». Malice académique, visant le Parnasse, et peut-être Leconte de Lisle.

On serait tenté d’adresser le même compliment à Gabriel Vicaire. Il est fort bien accueilli par le Comité ; Banville trouve ses vers « nets, francs, d’une originalité vraie ». France va jusqu’à l’enthousiasme narquois : « Oui, oui. Il est Bressan, et il y paraît. C’est un poète plein de saveur ». Coppée acquiesce : « de la saveur ». On lui attribue douze pages quand Leconte de Lisle en a tout au plus dix-sept. En dehors du Comité, même admiration. Le jaloux Valade est ému[59]. Leconte de Lisle lui-même fait bon accueil au poète, d’abord très soumis ; mais il ne lui fait pas obtenir un prix à l’Académie[60]. Aussi Vicaire déçu juge-t-il l’École de très haut, sans excès de reconnaissance : « Le Parnasse a eu du bon… À vouloir y séjourner toute sa vie, ou risquerait fort de s’encroûter. Mais ceux qui ont su n’y rester que juste le temps nécessaire…, ceux-là se sont parfaitement trouvés de leur séjour dans cette espèce de maison centrale de la poésie contemporaine. C’est là, en effet, qu’on apprenait à faire le vers à peu près comme les forçats apprennent à sculpter des noix de coco ; quand on avait fait son temps, on était devenu un excellent ouvrier, et on avait un bon outil dans les mains… Tous ceux qui avaient vraiment du talent, et quelque chose sous la mamelle gauche, ont vite fait sauter le couvercle de la marmite où on les laissait mitonner, et n’ont gardé de leurs débuts qu’un grand souci de la forme et une aptitude remarquable à rimer. C’est quelque chose[61] ». Malgré sa mauvaise humeur et ses rancunes académiques, Vicaire reconnaît que dans cet atelier on apprenait son métier ; ce n’est pas simplement quelque chose, c’est presque tout, pour celui qui par ailleurs est doué. Mais je ne sache pas que Raphaël ait jamais récriminé contre le Pérugin, ni Jules Romain contre Raphaël[62] ; Trouillebert devait être dur pour Corot.


  1. Le Manuscrit autographe, no 14, mars-avril 1928, pages 40-53, 72-73.
  2. La Lanterne magique, p. 396-397.
  3. La Vie littéraire, IV, 6-7 ; cf. Jules Tellier, Nos Poètes, p. 123.
  4. Rapport, p. 383 ; cf. {{sc|Mendès, Dictionnaire, p. 4-5.
  5. Pensées d’une Solitaire, p. 53 ; cf. Marc Citoleux, Revue de Littérature comparée, janvier 1929, p. 141 sqq. ; cf. aussi l’introduction de ce livre, p. xl, note 2.
  6. D’Haussonville, R. D. D.-M., 15 novembre 1891, p. 331.
  7. Reproduite aux Œuvres (Lemerre, 1885), p. 9-10, avec cinq variantes insignifiantes.
  8. Pensées d’une Solitaire, p. 44.
  9. Théophile Gautier, Rapport, p. 341 ; Mendès, Dictionnaire, p. 12.
  10. Welschinger, Débats du 16 août 1910.
  11. Mendès, Dictionnaire, p. 29-31.
  12. Elle reproduit à la fin de ses Rêves et Réalités deux fort belles stances que Lamartine avait écrites sur son album, le Ier juin 1852 ; cf. Fleuriot de Langle, Revue de France, Ier avril 1929, p. 511-512 ; Journal des Savants, février 1868, p. 131-132.
  13. Nos Poètes, p. 117 ; cf. Hugo, Correspondance, II, 361 ; Mendès, Dictionnaire, p. 34)35.
  14. Mendès, Dictionnaire, p. 36-37.
  15. Calmettes, p. 166-170.
  16. Poésies, p. 165.
  17. Poésies, p. 169.
  18. Calmettes, p. 166.
  19. Huret, Enquête, p. 285-286.
  20. Calmettes, p. 165.
  21. Huret, Enquête, p. 312, 317.
  22. Id., ibid., p. 369 ; Goudeau, Dix ans de Bohème, p. 33-34.
  23. Débats du 27 novembre 1925, ou Quelques Témoignages, p. 244.
  24. Goudeau, Dix ans, p. 60.
  25. Les Poètes (Lemerre, 1893), p. 307-308.
  26. Mendès, Dictionnaire, p. 43.
  27. Mendès, Dictionnaire, p. 45-46 ; cf. Theuriet, Souvenirs, p. 263-264 ; Léon Bocquet, Figaro du 7 mai 1927.
  28. Figaro du 21 mai 1927.
  29. On est surpris de voir figurer cette vigoureuse personne dans Les Poétesses dolentes du Romantisme, thèse soutenue en 1928 à Haarlem, par Mme Baale-Wittenbosch.
  30. Jules Tellier, Nos Poètes, p. 96-97 ; Mendès, Dictionnaire, p. 68.
  31. Louis de Fourcaud, p. 359.
  32. Louis de Fourcaud, p. 343, 46 et note 1.
  33. Cf. J. Tellier, Nos Poètes, p. 114-115.
  34. Calmettes, p. 156 ; Jules Tellier, p. 70-71.
  35. Calmettes, p. 27-28 ; Welschinger, Débats du 16 août 1910.
  36. Michel Corday, Anatole France, p. 55.
  37. Th. Gautier, Rapport, p. 369-370 ; Cf. Foucque, dans L’île de la Réunion, p. 110-399.
  38. Rapport, p. 336, 298-299.
  39. Bedier, Tristan et Iseult, p. 288.
  40. Jules Tellier, Nos Poètes, p. 149-150.
  41. Le Manuscrit autographe, p. 43, 46 ; Coppée, Dans la Prière et dans la Lutte, p. 105 ; Heredia, Trophées, p. 105.
  42. Rapport, p. 368.
  43. Lescure, François Coppée, p. 43-45.
  44. Talmeyr, Correspondant du 25 octobre 1927, p. 265-266 ; Goudeau, Dix Ans, p. 77 sqq., 175-176.
  45. Mme Demont-Breton, II, 143.
  46. Dans les Brandes, p. 76. Cf. Bersaucourt, Au temps des Parnassiens, p. 88 sqq ; Mendès, Dictionnaire, p. 256.
  47. Rapport, p. 146-147.
  48. Mendès, Dictionnaire, p. 276-277 ; Th. Gautier, Rapport, p. 345 sqq. Huysmans l’appréciait fort ; cf. Revue, 1927, p. 471.
  49. R. D. D. M., Ier février 1865 ; Theuriet, Souvenirs, p. 248.
  50. Souvenirs, p. 142.
  51. À l’Académie, 9 décembre 1897, 18 février 1909.
  52. Mme Demont-Breton, II, p. 26.
  53. Souvenirs, p. 232.
  54. Souvenirs, p. 243.
  55. Souvenirs, p. 248, 257.
  56. Calmettes, p. 271. On a même voulu voir en lui un sous-Ferdinand Fabre ; cf. Duviard, Ferdinand Fabre (Cahors, 1927), pp. 339-340.
  57. R. D. D. M., 15 octobre 1873 ; Paul Bourget, à l’Académie, 9 décembre 1897.
  58. À remarquer cet hiatus, inusité au Parnasse.
  59. Bourget, Quelques Témoignages, p. 242-243.
  60. Lettres de Vicaire à Coppée, publiées par Monval dans Le Correspondant du 25 novembre 1925, p. 589-591.
  61. J. Monval, Correspondant du 25 novembre 1925, p. 582-583.
  62. S. Rocheblave, Les Arts Plastiques, p. 19-20.