Histoire du Parnasse/L’esthétique des Parnassiens

CHAPITRE VIII
L’esthétique des Parnassiens

En somme, il y a au Parnasse assez de liberté pour que l’esthétique des Parnassiens ne soit pas tout à fait celle de Leconte de Lisle. Il se fait autour du Maître.une fermentation d’idées ; chacun apporte sa quote-part. Ces idées se mélangent ou se combattent : c’est la résultante de ces discussions qui compose la doctrine de l’École. Cette esthétique est surtout une arme de combat ; ce n’est pas celle que rêve Rodenbach : « au fond, dit-il, ce sont les poètes qui sont les meilleurs critiques ; eux seuls voient la raison profonde des choses ; …belle critique, de celles qui nous éclairent sur nous, et nous font voir plus loin en nous-mêmes[1] ». Il y a là un peu d’illusion ; Hésiode était plus près de la réalité quand il disait : — le potier porte envie au potier, et le chanteur au chanteur. — Tout en buvant, une tasse de thé chez Leconte de Lisle, ses adeptes y médisent des camarades absents. Les habitués du salon, dit Theuriet, constituent un milieu très intellectuel, imprégné de poésie, mais peu charitable[2]. Ce n’est pas à l’école du maître qu’ils peuvent apprendre l’indulgence. Au contraire, ils exagèrent, comme de raison, le défaut de leur chef. Plus tard, instruits par la vie et par leur propre expérience, ces jeunes intransigeants finiront par reconnaître que, l’art étant difficile, tout effort d’art est respectable. Plus tard, devenus plus équitables, ils se reprocheront leurs sévérités d’antan ; mais, à l’heure de leurs débuts, ils sont injustes, intolérants, et impitoyables. La dissection des vers qu’ils viennent d’entendre ressemble si bien à une opération chirurgicale que, un peu dégoûté par cet amphithéâtre littéraire, Sully Prudhomme écrit à Coppée, le 2 décembre 1866 : « je suis beaucoup plus disposé à jouir de vos vers qu’à les écorcher[3] ». Les plaisanteries contre les victimes ne sont pas acérées comme celles de Leconte de Lisle, mais injurieuses et vulgaires : elles ne piquent pas, elles assomment. Au passage Choiseul, après le succès des Essais de Psychologie, on trouve pour le trop heureux auteur un sobriquet qui est une insulte grossière : le cochon malade[4] !

Leur technique elle-même est encore une exagération. Voulant être impeccables, presque jusqu’à l’excès, ils prennent comme forme de prédilection le sonnet, qui exige la perfection[5]. Ils sacrifient parfois le fond à la forme et semblent préférer aux autres qualités la sonorité musicale du vers[6]. Leur maître cherchait d’abord la pensée qui est pour lui l’essence de la beauté : eux, ils mettent cette beauté dans la forme, dans la couleur[7]. Il ne faudrait pas les presser beaucoup pour leur faire avouer, comme Flaubert, que le fond vient de la forme[8]. Leur inspiration semble souvent gênée dans un corset trop serré ; comme l’a dit méchamment un symboliste, « les Parnassiens abusèrent des recettes, des procédés, des règles, de tout l’attirail orthopédique par lequel la poésie se soutient dans l’attitude noble, et simule la perfection continue[9] ».

Le seul modèle sur la beauté duquel tous s’accordent, c’est le vers type de Racine :


Leur prompte servitude a fatigué Tibère.


Leconte de Lisle, qui, nous l’avons vu, y trouvait l’idéal même de la beauté poétique, avait réussi à imposer autour de lui son admiration pour ce modèle[10]. Quant aux questions de pure facture, c’est l’indépendance complète. Le vers parnassien va de la liberté romantique à la régularité classique préférée par le Maître. Les rejets, par exemple, rares chez Leconte de Lisle, sont plus fréquents chez Heredia[11]. En somme, chaque parnassien reste maître de forger son vers comme il l’entend, sur l’enclume romantique ou sur l’enclume classique ; l’École considère que la seule chose importante, c’est qu’il soit bien forgé, puis trempé et ciselé. Par une autre métaphore, Jean Aicard rend la même idée, à l’Académie : « cet art d’ajustage, de sertissage, cette habileté incomparable de l’ouvrier qui amenuise des bois légers, ou entaille un dur métal, et y pratique des mortaises imperceptibles auxquelles s’adaptent, avec une précision d’horlogerie, d’invisibles tenons, cette perfection de métier, grâce à quoi le versificateur, appelant à lui des rimes rares, imprévues, les accouple avec tant d’aisance qu’elles paraissent s’attirer d’elles-mêmes comme des colombes amoureuses, toute cette admirable façon d’écrire en vers, ce fut la loi du Parnasse[12] ».

Ce serait, du reste, diminuer la grandeur vraie de l’École que d’en faire un simple atelier d’ébénisterie poétique. Il y a, de la part de certains un effort pour créer une philosophie de l’Art. A. France lit une fois une étude que Leconte de Lisle juge digne de l’impression, et qu’il envoie, faute de mieux, à un journal de Bourbon ; en voici le passage essentiel : « puisque toutes les fictions que peut rêver l’esprit humain ont été conçues dès les âges les plus anciens, …puisque rien n’est nouveau sous le soleil intellectuel, si l’art ne veut pas s’immobiliser dans la redite des vieux symboles, il faut qu’il renonce au fond pour s’attacher exclusivement à la forme, …car les êtres et les choses changent, leurs apparences se modifient, et seul le spectacle de leur transformation peut suggérer à l’art des réalisations variées[13] ». Cette théorie n’entraîne pas de suite l’assentiment général : un des assistants, Calmettes très probablement, réfute Anatole France avec violence ; ami des personnalités dans les discussions, il conclut ainsi : « oui, si vraiment, ainsi que France vient de nous le faire entendre, la poésie n’est qu’une vibration de l’œil du poète réfléchie sur le papier ; si, pour en tirer les plus beaux effets, il suffit d’avoir dans la cervelle quelques plaques sensibles, alors Heredia, le plus étonnant réflecteur d’images, serait aussi le plus grand de nos poètes[14] ».

On discute avec rudesse au Parnasse. Etant à l’âge de l’intolérance, ils sont tranchants ; ils aiment les solutions nettes. Comme leur maître, ils sont Darwiniens, surtout Dierx et Cazalis[15]. L’apport philosophique de Jean Lahor aux conversations du Parnasse doit être considérable, car il s’est initié à la poésie et à la philosophie de l’Allemagne[16]. Les Parnassiens semblent épris de la pensée d’Outre-Rhin, beaucoup plus que les romantiques qui ne savaient pas l’allemand. Ils aiment les vers d’Henri Heine. Valade et Mérat traduisent l’Intermezzo ; Mendès s’en inspire dans Philoméla[17]. Il n’est pas jusqu’à leur théorie de l’art pour l’art qu’on ne pourrait rattacher à la pensée de Gœthe sur la moralité du beau[18]. Seulement nous arrivons ici à une question embarrassante : peut-on dire que les Parnassiens ont eu une philosophie de corps ? M. Canat le croit, et prétend qu’ils ont eu une éthique, qu’elle était desséchante, plus désolante encore que celle de l’École de 1830. D’après lui, le sentiment romantique de la solitude laissait subsister dans le cœur une force qui pouvait être un point d’appui : « il reste encore ce que Mme de Staël appelait dans L’Allemagne « le Sanctuaire intérieur »… Les Parnassiens ont ruiné cet asile intérieur ; ils n’ont rien trouvé en eux de solide[19] ». Si le reproche était vrai, prendrions-nous un si grand plaisir à les lire ? Pour que ce reproche fût vrai, il faudrait qu’il y eût un sentiment parnassien de la solitude ; M. Canat, englobant dans sa conclusion les parnassiens et les romantiques, affirme qu’ils ont connu « toutes les formes de la solitude, P exil dans la société et dans l’humanité, l’indifférence de la nature, l’éloignement des sexes, l’absence de Dieu[20] ». L’absence de Dieu, voilà la seule, vraie solitude : il n’y a pas de solitude pour le chrétien qui dit : « Dieu et moi » ; il y a solitude démoralisante pour celui qui, dans ce binôme, a effacé Dieu. Mais, parmi les Parnassiens, il y avait des chrétiens, des déistes christianisants, et des agnostiques. Il est bien difficile de trouver une formule assez compréhensive pour les englober tous. Les uns chantent la sensualité triomphante, les autres écrivent des vers chastes. Ils n’ont pas une morale commune. Brunetière lui-même s’y est trompé : dans un article qui est plein d’erreurs, il veut en faire des naturistes : « M. Catulle Mendès et M. Zola procèdent bien de la même origine ». Soit ; nous pouvons lui abandonner Mendès ; mais Brunetière continue, avec sa coutumière intrépidité : « Parnassiens et Naturalistes travaillent bien à la même œuvre ; ce sont des frères ennemis, mais ce sont bien des frères[21] ». Des ennemis, certainement : nous n’avons pas oublié le mot de Leconte de Lisle sur Zola ; mais en quoi sont-ils des frères ?

Je ne vois guère qu’une idée commune à tous les Parnassiens ; encore cette idée est-elle plutôt une étiquette : « prenant pour Credo la formule de l’art pour l’art, dit Jean Domis, ils s’interdirent la préoccupation de moraliser… L’art est son « but » à soi-même, et ne peut être ravalé au rôle de « moyen ». Quelques-uns allèrent même jusqu’à s’imposer l’impassibilité olympienne[22] ». Que vaut cette étiquette ? Quelque chose, à condition de ne pas exagérer. C’est exagérer que de dire qu’ils ont poussé l’impassibilité jusqu’à ignorer tout autre art que celui du style, jusqu’à mépriser peinture et sculpture[23]. On était pauvre au Parnasse ; on ne pouvait s’offrir ni tableaux, ni marbres, ni bronzes, mais on adorait la musique ; chaque dimanche on se retrouvait chez Pasdelôup, au Cirque d’Hiver, où l’on pouvait entrer pour quinze sous, et les pseudo-impassibles s’y grisaient de musique, surtout les jours de Wagner[24].

En quoi donc consiste leur incontestable effort vers l’impassibilité ? En ce que, se sentant une diathèse romantique, ils veulent se guérir. Ils veulent réagir contre la sensibilité débraillée, qui, pour eux, s’incarne dans Alfred de Musset[25]. Ils s’insurgent aussi contre les Lakistes, qui leur paraissent également avilir le lyrisme : les Parnassiens purs appellent, avec quelque dédain, Coppée « un lakiste de faubourg[26] ». Ils veulent nous faire croire, et peut-être se persuader à eux-mêmes, qu’ils ont réussi à bannir l’émotion de leurs vers ; et, certes, ç’eût été grand dommage, car, observe Remy de Gourmont, « la poésie qui n’émeut pas est bien près de n’être rien[27] ». Ils raillent l’émotion chez Lamartine ; volontiers ils diraient avec Sainte-Beuve :

Lamartine ignorant, qui ne sait que son âme. Poètes savants, ils ne veulent pas se raconter eux-mêmes, et ils préparent ainsi la réaction symboliste. N’est-on pas tenté de donner raison contre eux à Samain, quand il écrit à Charles Guérin, à propos de son poème, Le Cœur solitaire : « Je sens, et avec une irrésistible évidence, que c’est là toute votre âme, sincère, tendre, et comme vous le dites si bien, mélancoliquement passionnée. Or, il n’y a point d’autre voie, et c’est là le secret à trouver : dire son âme[28] ». L’émotion n’est pas forcément la source de vers flasques et mous ; elle peut s’exprimer en vers impeccables, nous faire vibrer, nous soulever, nous grandir ; Mme de Noailles dit, très heureusement : « en nous faisant participer à une douleur qui n’est pas notre douleur, en nous situant sur un sommet dont nous n’avons pas eu à gravir les pentes déchirantes, le poète nous dote soudain de sentiments sublimes[29] ». Heureusement pour eux et pour nous, les Parnassiens ne sont pas des impassibles, mais des impeccables, comme leur Maître. Ils se distinguent de lui par une faiblesse : ils n’ont pas sa force, son stoïcisme ; ils déclament comme lui contre le public, mais ils voudraient bien conquérir les bourgeois sans leur faire trop de concessions. Ils répètent les formules méprisantes de Leconte de Lisle sur le succès banal, mais c’est du bout des lèvres : au fond du cœur ils souhaitent de réussir, même auprès des philistins. Après la reprise triomphale d’Hernani, dit André Theuriet, « nous nous étions tous remis au travail, et la ruche du passage Choiseul recommençait à bourdonner… Quant à moi, j’étais revenu à la prose… La plupart d’entre nous avaient à cœur de sortir de l’obscure pénombre où nous reléguaient les dogmes un peu étroits de l’école[30]… ». Le Parnasse Contemporain de 1866 fut le premier effort collectif des jeunes poètes pour arriver à la pleine lumière.


  1. Supplément littéraire du Figaro du 21 mars 1925.
  2. Souvenirs, p. 246.
  3. P. p. Monval, Correspondant du 25 septembre 1927, p. 821.
  4. L. Tailhade, Les Commérages de Tybalt, p. 243.
  5. Doumic, R. D. D.-M., 15 mars 1904, p. 454.
  6. Rettinger, Histoire de la Littérature française du Romantisme à nos jours, p. 12-13.
  7. Canat, Du Sentiment de la Solitude morale, p. 242.
  8. {{sc|Hytier, Le Plaisir poétique, p. 49.
  9. P. Gourmont, Promenades Littéraires, V, 52.
  10. Calmettes, p. 286-288.
  11. Ibrovac, p. 455 ; cf. Adrien Mithouard, Le Tourment de l’Unité, p. 49-50.
  12. Discours de réception, le 23 décembre 1909.
  13. Calmettes, p. 216. C’est le seul fragment qui soit connu. Les recherches de MM. Foucque et Merle à la Réunion pour retrouver l’article de journal in extenso n’ont pas abouti.
  14. Calmettes, p. 216.
  15. Noulet, Léon Dierx, p. 143, 203 ; Calmettes, p. 282 ; Rocheblave, Jean Lahor, Œuvres Choisies, p. xiii.
  16. Rocheblave, ibid., p. xii.
  17. J. Charpentier, Mercure de France, 15 mars 1920, p. 597 ; Reynaud, L’influence allemande en France au xviiie et au xixe siècles, p. 206.
  18. Léon Paschal, Esthétique Nouvelle fondée sur la Psychologie du génie, p. 386.
  19. Une Forme du mal du Siècle, p. 272.
  20. Ibid., p. 301.
  21. Histoire et Littérature, II, 230.
  22. R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 330.
  23. Léo Larguier, Nouvelles Littéraires du 7 janvier 1928.
  24. Theuriet, Souvenirs, p. 247.
  25. Gautier, Rapport, p. 299, 364.
  26. Calmettes, p. 172.
  27. Promenades, V, 50.
  28. Supplément littéraire du Figaro, 5 novembre 1927.
  29. Préface au livre de Paul Faure, Vingt Ans d’intimité avec E. Rostand, p. iv.
  30. Souvenirs, p. 253.