Histoire du Parnasse/L’apogée de Leconte de Lisle

Éditions "Spes" (p. 208-222).

CHAPITRE VI
L’apogée de Leconte de Lisle

Dans cette lutte d’idées, Leconte de Lisle plaît ou déplaît, suivant qu’on est de son camp ou d’un autre ; il est, au contraire, dans son œuvre tout un côté où se rencontrent en une commune admiration tous ceux qui aiment les beaux vers. Ce coin a été exactement délimité en 1861 par Baudelaire qui, une fois de plus, se révèle grand critique ; écoutons-le : « ce que je préfère parmi ses œuvres, c’est un filon tout nouveau qui est bien à lui, et qui n’est qu’à lui… Je veux parler des poèmes où, sans préoccupation de la religion et des formes successives de la pensée humaine, le poète a décrit la beauté telle qu’elle posait pour son œil original : les forces imposantes, écrasantes, de la nature, la majesté de l’animal dans sa course ou dans son repos,… enfin, la divine sérénité du désert ou la redoutable magnificence de l’océan. Là, Leconte de Lisle est un maître et un grand maître. Là, la poésie triomphante n’a plus d’autre but qu’elle-même[1] ».

Dans ses poèmes, les animaux apparaissent si nombreux, qu’on a souvent raillé, plus ou moins lourdement, la ménagerie exotique de Leconte de Lisle. Le plus poli de ces moqueurs, Goncoust, se contente de préférer à tous les condors du poète la page où Chateaubriand décrit, dans une antichambre officielle envahie par des aventuriers titrés, un simple paysan vendéen « qui se grattait, baillait, se mettait sur le flanc, comme un lion ennuyé, rêvant de sang et de forêts[2] ». Ces lignes de Chateaubriand sont, en effet merveilleuses, mais qu’est-ce que cela fait aux descriptions de Leconte de Lisle ? Pourquoi comparer deux choses incomparables ? La seule question à poser est celle-ci : les animaux de Leconte de Lisle sont-ils beaux ? sont-ils vrais ? Qu’ils soient beaux, c’est ce que pense tout lecteur des Poèmes. Qu’ils soient vrais, c’est ce que peut constater quiconque voudra faire le court voyage que faisait le poète pour se documenter : il allait tout simplement à ce qu’il appelait son champ d’études, au Jardin des Plantes[3].

Ce n’est pas chez lui simple curiosité d’artiste ; son intention est plus profonde ; il veut faire la psychologie des animaux : il voit en eux des frères que nul abîme spirituel ne sépare de nous, et c’est pourquoi, dit M. Paul Bourget, « M. Leconte de Lisle est un peintre d’animaux admirable, et d’une intuition saisissante. Il les comprend comme un naturaliste, il les évoque comme un poète, et il s’incarne en eux comme une sorte de Protée moderne, par cette double vertu de la science et de la poésie[4] ». Leconte de Lisle est transformiste, et le meilleur commentaire qu’on puisse donner de ses poèmes ce sont les œuvres d’Hœckel[5]. Seulement le poète n’est ni un pur philosophe, ni un simple naturaliste : c’est un cœur ultra sensible. Il aime les modèles qu’il dessine d’une main fraternelle. Celui que ses ennemis appelaient le pasteur d’éléphants, admire en effet, les imposantes bêtes sauvages. Cet animalier nous donne le secret de la beauté de ses peintures en racontant une chasse au sanglier où on l’avait posté au bon endroit : « j’attendis donc le doigt sur la gâchette… Tout à coup, j’entendis un bruit formidable dans les broussailles, quelque chose comme celui que ferait une locomotive déraillée, écrasant tout, brisant toutes les branches sur son passage, et je vis un énorme sanglier, qui me sembla gros comme un taureau des pampas, suivi d’une troupe de marcassins ! C’était beau ! C’était grandiose ! C’était préhistorique ! L’escadron au poil hérissé passa avec la rapidité d’un express à quelques pas de moi. On me cria : « À vous ! » Je restai immobile d’émotion et d’admiration[6] ». Pour cadre à ses tableaux d’animaux, il donne le désert :


Le sable rôuge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.
Une ondulation immobile remplit
L’horizon aux vapeurs de cuivre où l’homme habite…

Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile
L’air épais où circule un immense soleil.

Parfois quelque boa, chauffé dans son sommeil,
Fait onduler son dos dont l’écaille étincelle.



Tel l’espace enflammé brûle sous les cieux clairs ;
Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,
Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,
Vont au pays natal à travers les déserts[7].


Pour cadre à ses peintures, il donne aussi la montagne immense dominant les plaines et les monts :


Par delà l’escalier des roides Cordilières,
Par delà les brouillards hantés des aigles noirs,
Plus haut que les sommets creusés en entonnoirs,
Où bout le flux sanglant des laves familières,
L’envergure pendante et rouge par endroits,
Le vaste oiseau tout plein d’une morne indolence,
Regarde l’Amérique et l’espace en silence,
Et le sombre soleil qui meurt dans ses yeux froids.
La nuit roule de l’Est, où les pampas sauvages
Sous les monts étagés s’élargissent sans fin[8].


Pour théâtre de ses poèmes il choisit parfois encore la mer, tantôt somnolente et tantôt furieuse[9]. Ces descriptions, qui sont splendides, sont faites avec ses souvenirs, directs ou transposés, avec les émotions que lui suggère sa mémoire ; cet impassible fait, d’un souvenir de sa jeuïiesse amoureuse, la plus délicieuse élégie que l’on connaisse, en l’honneur de Marie Élixenore de Lanux : « le Manchy, dit Baudelaire, est un chef-d’œuvre hors ligne, dont aucune beauté méridionale, grecque, italienne ou espagnole, ne peut donner l’analogue[10] ». Quelques touches de couleur locale ravivent les teintes de cette aquarelle que Louis Leloir seul eût pu rendre avec son pinceau :


Le long de la chaussée et des varangues basses
        Qù les vieux créoles fumaient,
Par les groupes joyeux des noirs, ils s’animaient
        Au bruit des bobres Madécasses.


Le Cafre, qui est le musicien de l’île Bourbon, une fois libéré de son travail, chante, assis devant sa case, pour charmer sa compagne ; son chant est triste à pleurer, ou fort comme l’espérance. Il s’accompagne d’un instrument primitif et mystérieux, le bobre[11]. Avec le poète, nous rêvons un accompagnement plaintif en sourdine, tandis que les vers chantent la mélodie d’amour :


On voyait, au travers du rideau de batiste
        Tes boucles dorer l’oreiller,
Et, sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,
        Tes beaux yeux de sombre améthyste.

Tu t’en venais ainsi, par ces matins si doux,
        De la montagne à la grand’messe.
Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse,
        Au pas rythmé de tes Hindous.

Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,
        Sous les chiendents, au bruit des mers,
Tu reposes parmi les morts qui me sont chers,
        Ô charme de mes premiers rêves[12] !


Il y a là, en effet, un philtre : le souvenir de ce premier amour qui embaume toute vie humaine, et une amertume : le regret qui vient de la désespérance matérialiste, du « jamais plus » que le philosophe-poète se répète obstinément. Le penseur désabusé ferme impitoyablement, pour toujours,


Les beaux yeux de sombre améthyste ;


Un autre poète nous console en répondant :


Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux
Les yeux qu’on ferme voient encore[13] !


Sully Prudhomme nous agrée davantage ; mais quelle inégalité entre ces deux esprits ! Leconte de Lisle est implacable, mais puissant. Il est l’originalité même. Les sourciers ont beau s’abattre sur lui, ils ont beau multiplier les rapprochements : tout leur effort ne va qu’à montrer ceci : Leconte de Lisle a renouvelé le miracle de La Fontaine, greffant sur son génie le talent d’autrui. On peut retrouver dans son Kaïn les traces du Caïn de Byron, du Sanson d’A. de Vigny, du Roman de la Momie de Théophile Gautier, des Pleurs dans la Nuit des Contemplations, de l’Aymerillot et du Sacre de la Femme dans La Légende des Siècles[14] : Kaïn est, malgré tout, d’une beauté originale. On peut rapprocher La Fille aux cheveux de lin de la ballade de Robert Burns, mais le modèle paraît banal à côté de l’imitation[15]. On peut écrire toute une thèse sur Leconte de Lisle, disciple de Vigny[16] ; arrivé à la fin, le lecteur n’est pas encore convaincu : dans tous ces rapprochements, il n’y en a qu’un qui dénote vraiment un emprunt, mais c’est une citation : « Malheur, a dit Alfred de Vigny, à qui ne sait pas écrire les choses communes qui font vivre[17] ». Citer du Chatterton n’est pas imiter. La vérité, c’est qu’il y a entre les deux poètes des rencontres de pensée, des sympathies intellectuelles très vives. Un jour, Leconte de Lisle lit à L. Barracand un passage où Vigny célèbre la beauté de la poésie, et tout à coup l’auditeur est surpris d’entendre la voix qui se mouille, de voir les lèvres qui tremblent d’émotion : « Vous comprenez, mon.ami, — dit-il en s’interrompant — je n’ai jamais eu, moi, qu’une passion, un culte au monde, celui de la poésie ainsi comprise. Cela m’a toujours tristement isolé. Aussi, quand je rencontre par hasard un écho de mes propres sentiments, c’est un grand bonheur pour moi[18] ».

Il y a encore un trait commun entre eux : Vigny rêvait d’être un Raphaël noir ; Leconte de Lisle a réalisé ce rêve[19]. Tout rapprochement entre lui et les autres poètes, fussent-ils très grands, tourne à son avantage. On a pu comparer La Vigne de Naboth à ce poème en prose qui parut la même année, Salammbô[20] ; ce n’est pas diminuer Flaubert que de trouver plus de vie, plus de pittoresque, chez Leconte de Lisle ; n’aurait-il composé que cette pièce biblique, l’auteur des Poèmes barbares serait un maître hors concours : plus encore que l’histoire de Michelet, sa poésie est une résurrection.

Son vers est une perfection : elle a été reconnue par un poète technicien qui pourtant n’avait pas beaucoup de sympathie pour son talent ; d’après Clair-Tisseur, Leconte de Lisle est l’homme qui a fait les plus beaux vers de notre temps[21]. Mais à quelle école se rattache-t-il ? Son vers est-il romantique[22] ? Non, certes. Est-ce le vers de Ronsard[23] ? Encore moins. À l’école des poètes latins, qu’il connaissait mieux que les grecs, il a conçu une forme poétique robuste, régulière, et pourtant souple à l’occasion. Son vers est classique[24]. — Est-ce une imagination de Clair-Tisseur ? Leconte de Lisle est du même avis, si toutefois ses déclarations contre le vers symboliste ont été bien transcrites par J. Huret : « Sérieusement, dit le poète, le vers français vit d’équilibre ; il meurt si l’on touche à sa parité. Qu’on rompe comme on voudra l’alexandrin intime, que même on change la césure de place, je veux bien,… parce que je ne suis pas maître de l’empêcher ! Mais qu’on lui conserve au moins son harmonie interne[25] ? Banville a écrit :


Elle filait pensivement la blanche laine.


Voyez, l’harmonie en est tout de même superbe ! L’alexandrin se retrouve pour ainsi dire inviolé ». Ne donnons pas trop d’importance à cette consultation, qui est moins une apologie de l’alexandrin qu’une critique du vers symboliste. Quelles sont les idées du poète quand il les expose ex cathedra devant ses élèves ? C’est un vrai cours, d’après Racine ; il y a là-dessus dans Calmettes une page qui résume visiblement toute la doctrine de Leconte de Lisle, toutes ses instructions orales : c’est certainement son exacte pensée, et la forme même qu’il lui avait donnée, car Calmettes, qui pour son compte écrit médiocrement, nous donne ici une prose excellente : « pour lui, faire des vers équivalait à graver dans le marbre, à couler en bronze, à sertir du cristal dans de l’or ; c’était s’attacher à tout ce qui condense, précise, affermit, grandit, éternise, et rien en art ne lui semblait comparable à ces vers définitifs, airain ou granit, qui défient les siècles en s’imposant à la mémoire des hommes. L’un de ces vers, modèle de tour classique et d’évocation précise, lui servait à constater le degré de compréhension poétique de ses nouveaux hôtes :


leur prompte servitude a fatigué Tibère.


Quiconque ne sentait pas la force expressive du vers était coté mauvais juge… Cette belle concision semblait à Leconte de Lisle l’essence même de la formule poétique[26] ». Celui qui a étudié à fond le vers de Racine connaît le vers de Leconte de Lisle[27] ; tout au plus y a-t-il chez ce dernier un plus grand nombre de césures irrégulières et d’enjambements ; mais il n’y a pas de différences essentielles. Comme Racine il suit, pour la quantité, les indications de son oreille, et ne se permet qu’une seule fois la synérèse et la diérèse :


La Mâ-yâ te séduit, mais si ton cœur est ferme…
Mais assez, Mâ-y-â, source de l’univers[28].


Comme Racine surtout, il connaît l’importance et la beauté de l’e muet dans notre versification. À une répétition des Euménides, l’actrice qui jouait Callirhoë disait, sous prétexte qu’au Conservatoire on apprend à escamoter les e muets :


Femmes, sur ce tombeau cher aux peupl’s Hellènes,
Posons ces tristes fleurs auprès des coup’s pleines,



et, à chaque fois, Leconte de Lisle reprenait en insistant sur l’eu : — Peu-pleu, cou-peu : vous supprimez un pied, Mademoiselle ; j’aurai l’air d’avoir fait un vers faux[29] !

Ce n’est pas seulement une question de métrique ; l’harmonie y est intéressée. Etudiant dans le vers français ce qu’il appelle les temps féminins, c’est-à-dire les temps forts suivis d’une semimuette, M. Trannoy observe finement que, quand ces temps féminins se multiplient dans un vers isolé, surtout dans une suite de vers, on éprouve comme une impression d’ondulation. Lorsque l’idée correspond à l’effet matériel, le vers devient merveilleux ; ainsi dans la pièce intitulée Nox :


Sur la pente des monts les brises apaisées
Inclinent au sommeil les arbres onduleux…


Ce même rythme, qui berce la nature assoupie, traduit ensuite la mélancolie silencieuse du soir :


Une molle vapeur efface les chemins ;
La lune tristement baigne les noirs feuillages[30].


Dans ces effets d’harmonie qui ne sont pas des recherches, mais des bonheurs d’expression, aucune mièvrerie ; partout l’équilibre et la force. C’est un puissant rimeur, qui dédaigne les curiosités de la fin du vers ; Baudelaire a proclamé cette sobriété : « ses rimes, exactes sans trop de coquetterie, remplissent la condition de beauté voulue, et répondent régulièrement à cet amour contradictoire et mystérieux de l’esprit humain pour la surprise et la symétrie[31] ». L’éloge est magistral, mais il est incomplet : la rime chez Leconte de Lisle est mieux qu’une surprise : elle contient toujours le mot lumineux :


Tels, le ciel magnifique et les eaux vénérables.
Dorment dans la lumière et dans la majesté[32].


Le vers de notre poète est une perle, et la rime en est l’orient. Clair Tisseur a donc raison de conclure que la versification de Leconte de Lisle est classique, harmonieuse, parfaite, impeccable[33] ; il n’y a, par toute son œuvre qu’un vers faux, dans les Poèmes antiques :


                                  Le Péliôn s’éveille
Et secoue la-rosée attachée à ses flancs.


C’est dans l’édition de 1874 que les Parnassiens horrifiés découvrent cette faute ; dans l’édition définitive, rassurés, ils trouvent cette heureuse correction :


                                  Le Péliôn s’éveille
Tout frais de la rosée attachée à ses flancs[34].


Mais la versification n’est que la partie matérielle de l’inspiration, et, pour ainsi dire, les muscles et l’ossature de l’œuvre d’art ; reste, comme dit Régnier, le noble de l’ouvrage, la poésie pure, dirait M. l’abbé Bremond, ou plutôt la vie du vers créé par le génie. Là, Leconte de Lisle n’a pas de supérieur ; a-t-il un égal ? Même les vers de Hugo semblent à Huysmans mornes et sourds si on les compare à la forme magnifique des Poèmes barbares[35]. À côté de l’allure imposante et régulière des alexandrins dans les Poèmes barbares, le rythme de V. Hugo paraît nerveux, saccadé ; celui de Théodore de Banville inquiète l’oreille par ses négligences[36]. Il y a dans certaines stances de Leconte de Lisle un charme d’abord indéfinissable, et dont ses parnassiens cherchent à percer le mystère : ainsi il a vraiment créé une strophe de quatre vers, fort curieuse : ce sont deux vers de dix pieds, suivis de deux octosyllabes, sur rimes croisées. Peut-être quelqu’un l’a-t-il employée avant lui[37] ; mais nul n’en avait su tirer un pareil parti. Après les deux vers de dix pieds, coupés en deux hémistiches, et de marche rapide, légère, les deux vers de huit pieds semblent plus lents, plus longs même :


Bois chers aux ramiers, pleurez, doux feuillages,
Et toi, source vive, et vous, frais sentiers ;
          Pleurez, ô bruyères sauvages,
          Buissons de houx et d’églantiers[38].


Plus longs ? oui : l’oreille compare les deux vers de huit pieds non pas aux deux décasyllabes, mais à cette espèce de quatrain en vers de cinq pieds, et elle reste charmée par cette dissymétrie. L’œuvre de Leconte de Lisle est pleine de ces beautés qui livrent leur secret à quiconque aime à s’hypnotiser devant la poésie toujours un peu mystérieuse. Avec le Maître on n’a pas à craindre de perdre sa peine, tant ses vers sont chargés de pensée, tant la forme a été façonnée par une main sûre et exigeante.

Le travail de correction chez Leconte de Lisle est poussé jusqu’à l’extrême limite où l’effort artistique ne peut plus progresser et risque de mal faire. Ses variantes, pour l’apprenti rimeur qui voudrait se mettre à son école, peuvent remplacer son enseignement oral[39]. Parfois c’est une reprise complète de la pensée et du rythme : les trois premières strophes des Étoiles mortelles sont un modèle d’effort artistique : il disait d’abord :


Un soir d’été dorait les épaisses ramures
Immobiles dans l’air harmonieux et doux ;
Deux beaux enfants, les doigts rougis du sang des mûres,
S’en allaient tout le long des frênes et des houx.



Sous l’arôme attiédi qui tombait des feuillées,
Par les sentiers moussus, furtifs, mystérieux,
Leurs pieds nus agitaient les bruyères mouillées,
Et l’écho se troublait de leurs rires joyaux.

Libres, ravis, la joue en fleur, la bouche ouverte,
Avec des yeux emplis de frais rayonnements,
Par delà les détours de la forêt déserte
Ils cherchaient des pays inconnus et charmants.


Tout lecteur admire ; l’auteur n’est pas encore satisfait ; il pétrit à nouveau son argile, et l’œuvre parfaite apparaît :


Un soir d’été, dans l’air harmonieux et doux,
           Dorait les épaisses ramures ;
Et vous alliez, les doigts rougis du sang des mûres,
           Le long des frênes et des houx.

Ô rêveurs innocents, fiers de vos premiers songes,
           Cœurs d’or rendant le même son,
Vous écoutiez en vous la divine chanson
           Que la vie emplit de mensonges.

Ravis, la joue en fleur, l’œil brillant, les pieds nus,
           Parmi les bruyères mouillées
Vous alliez, sous l’arôme attiédi des feuillées,
           Vers les paradis inconnus[40].


D’autres fois, c’est le marbre qui se dresse devant nous, poli, ce semble, ad unguem. Leconte de Lisle publie dans la Revue des Deux-Mondes du 15 février 1855 cinq pièces où l’on peut supposer qu’il emploie toutes les ressources de son art ; et, en effet, quand il les reproduit dans ses Poèmes, Fultus hyacintho ne présente pas une variante[41]. Les Damnés de l’Amour n’ont qu’un changement de titre, et, dans les Poèmes barbares deviennent Les Damnés. Pour Le Vase, l’austère Buloz, repoussant l’orthographe du poète, avait imprimé : l’acanthe corinthien. Leconte de Lisle, dans les Poèmes antiques prend sa revanche : l’acanthe korinthien ! Mais dans Les Hurleurs, il y a deux variantes, et il y en a sept dans Les Jungles[42]. Le tigre se réveille :


Au travers de la nuit il miaule tristement,


lisait-on dans la Revue. Cette synérèse semble dure au poète, et d’un effet sonore trop bref : il allonge le mot pour rendre la longue plainte de la bête


Au travers de la nuit mi-aule tristement.


Cela ne semblera une vétille qu’à ceux qui n’ont pas d’oreille. On pourrait trouver d’aussi curieuses corrections dans Hieronymus qui parut d’abord au Parnasse de 1876. Ce premier texte permet même de corriger un non-sens dans la réédition des Poèmes tragiques. On y lit, p. 150 :


Au son vide du son qui souffle dans l’oreille.


Le Parnasse donne le vrai texte :


Au son vide du vent qui souffle dans l’oreille.


Les vers de Leconte de Lisle ont le droit d’être étudiés avec autant d’attention que ceux de n’importe quel poète grec, car il se fait de leur grandeur une idée que M. Canat semble avoir bien rendue, en partie tout au moins : « réfléchir l’univers, pour Leconte de Lisle, c’était, après avoir isolé ce qui lui semblait typique, l’embellir par le travail du rythme et de la rime. Il croyait que tout dans la nature n’était qu’une fantasmagorie sans réalité, et qu’il n’y avait qu’une seule réalité, une seule beauté visible et étemelle : de beaux vers ou de belles rimes. Pour lui,… l’éternité de l’art littéraire provenait surtout de la forme, du style plus réel que toutes les splendeurs de l’univers[43] ». Calmettes est plus complet, parce qu’il a été le confident direct de la pensée du Maître ; quand Leconte de Lisle prononçait sa formule magique, faire des vers, il voulait dire : trouver la pensée la plus digne d’être revêtue de la forme suprême, supprimer toute superfluité, n’employer que des mots choisis, lui donner l’harmonie et la majesté par le rythme, la grandir par la puissance de la rime, et la renforcer par des idées secondaires qui viennent comme des arcs-boutants soutenir cette idée principale[44].

On comprend mieux maintenant son intransigeance, ses scrupules d’artiste et de penseur, son dédain absolu des improvisateurs qui se contentent de la première idée et de la première forme venues. Thalès-Bemard avait eu l’imprudence de dire, en candide élève de Lamartine : — finissons-en avec la poésie sculptée et peinte, finissons-en avec l’orfèvrerie de la phrase, posons l’ébauchoir et le burin pour prendre la plume. — Leconte de Lisle excommunie le pauvre Lamartinien, dans une lettre à Émile Deschamps du 15 mai 1862 : « Thalès-Bemard est un de mes plus vieux amis, bien que nous ne nous entendions nullement en fait d’art et de poésie… Comme rien n’existe de la vie de l’Art que par le style et la perfection de la forme, malheur à la plume qui n’est pas aussi un ébauchoir et un burin[45] ». Ce sont des outils qui permettent d’atteindre la perfection, le seul degré de beauté qu’il admette. Il brise les ébauches mal venues. Il a des sévérités que nous ne comprenons même pas ; il veut brûler son Kaïn ; seules les prières, les supplications de Mme Leconte de Lisle peuvent sauver le chef-d’œuvre[46]. Et pourtant, combien y avait-il mis de lui-même, et de sa force, et de sa vie ! Quel effort, quelle lenteur dans son ascension vers son idéal de perfection ! Son poème de Magnus contient 706 vers : or, la pièce est en train dès avant le 9 septembre 1880 ; ce jour-là il écrit à Heredia : « le lévrier de Magnus marche fort lentement ». Deux ans après, il n’a pas encore fini : le 25 septembre 1882, il avoue à son ami qu’il lui tarde de terminer : « il faut en finir avec ce vieux scélérat de Magnus[47] ».

Il travaille avec lenteur, il ahane dans la tristesse. De ce labeur, qui est son unique joie, se lève une amertume ; et sans doute cela vient du fond même de sa pensée : quelle sueur d’angoisse a-t-il dû suer pour terminer le sonnet À un Poète mort, pour arriver à cette fin, d’un désespoir si franc :


Mais je t’envie, au fond du tombeau calme et noir,
D’être affranchi de vivre et de ne plus savoir
La honte de penser et l’horreur d’être un homme[48].


L’affreuse beauté ! Et quel est ce poète mort ?[49] On dirait que c’est un cauchemar, que Leconte de Lisle rêve d’être ce mort-là, et qu’il compose les ultima verba qu’on devrait laisser tomber dans sa fosse. Mais cette oppression lugubre ne vient pas que de sa pensée ; elle vient aussi de son travail sans joie parce qu’il est âpre, surhumain, parce que le poète se débat contre la mesquine réalité, parce qu’il n’y a pas un sou dans le tiroir du bureau où il écrit les plus beaux vers que l’on connaisse. Il l’avoue à son plus intime ami, à Heredia, le 24 septembre 1874, à propos de Hieronymus : « la première partie du Moine est faite, et assez vigoureusement venue malgré vent et marée ; mais quand finirai-je ? Mes vers, si peu qu’ils valent, me demandent une telle tension d’esprit qu’il m’est à peu près impossible de m’occuper à la fois des ennuis misérables de chaque jour et des intérêts politiques et religieux du xiiie siècle. La tête de Goethe n’y suffirait pas[50] ». La tête de Leconte de Lisle a suffi. Le poète a enfanté, dans la douleur, l’œuvre parfaite qu’il rêvait. Toutes les misères au milieu desquelles il se débattait ne font qu’ajouter à son mérite. Ce mérite n’est-il pas le génie de la forme ? C’est Louis Ménard qui va répondre à la question : « sa forme est extrêmement variée, et toujours appropriée au sujet. À côté de vers cyclopéens et martelés, à sonorités métalliques, comme dans Kaïn, il y a une foule de pièces légères, qui semblent des fils de la Vierge saupoudrés d’une poussière d’ailes de papillons. Il a des créations rythmiques merveilleuses, avec des refrains diversifiés… C’est à la fois une valse de Beethoven et un paysage de Van der Neer. Je ne connais rien de plus parfait dans notre langue[51] ».

Aussi a-t-il pu réussir l’aventure la plus chanceuse en matière de tours de force littéraires, le pantoum, qui n’avait été tenté jusque-là que par Asselineau et Théodore de Banville. Dans son Petit traité de poésie française, qui est de 1872, Banville semble annoncer les pantoums de son rival victorieux : « ces deux chants divers qui sont tressés ensemble par le lien d’or de la rime, formeraient, sous la main d’un grand artiste, un poème original et d’une nouveauté délicieuse[52] ». C’est bien ce qu’a réalisé Leconte de Lisle dans ses pantoums malais, se jouant au travers des règles inflexibles du genre : non seulement le deuxième et le quatrième vers de chaque strophe doivent devenir le premier et le troisième de la strophe suivante, et le premier vers de la première strophe le dernier de la strophe finale, mais encore, et surtout, il faut qu’il y ait dans chaque strophe deux idées qui se suivent, unies, mais non mélangées. Les deux derniers vers de la strophe disent une autre pensée que les deux premiers, et ces deux sens doivent se suivre d’un bout à l’autre de la pièce, comme une tresse de soie de deux tons différents. D’autres, tel Banville, ont pu réussir le retour des rimes : seul Leconte de Lisle a su rapprocher les deux, inspirations qui se pénètrent, se séparent, et se réunissent à nouveau : ainsi les huit strophes du deuxième pantoum :


Voici des perles de Mascate
Pour ton beau col, ô mon amour !
Un sang frais ruisselle, écarlate,
Sur le pont du blême Giaour.

Pour ton beau col, ô mon amour,
Pour ta peau ferme, lisse et brune !
Sur le pont du blême Giaour
Des yeux morts regardent la lune…

Je t’aime, étoile de ma vie,
Rayon de l’aube, astre du soir !
Notre fureur est assouvie,
Le Giaour s’enfonce au flot noir.

Rayon de l’aube, astre du soir,
Dans mon cœur ta lumière éclate !
Le Giaour s’enfonce au flot noir !
Voici des perles de Mascate[53] !


La réussite est telle que l’effort semble disparaître, mais on devine tout de même une tension à faire casser les cordes de la lyre. L’effort matériel est moindre, et le charme poétique est plus attrayant, dans cette espèce de pantoum affranchi de lois trop rigoureuses, qu’il a intitulé La Vérandah, avec ses cinq strophes lourdes de parfum, dont voici la première et la dernière :


Au tintement de l’eau dans les porphyres roux
Les rosiers de l’Iran mêlent leurs frais murmures,
Et les ramiers rêveurs leurs roucoulements doux.
Tandis que l’oiseau grêle et le frelon jaloux,
Sifflant et bourdonnant, mordent les figues mûres,
Les rosiers de l’Iran mêlent leurs frais murmures
Au tintement de l’eau dans les porphyres roux…



Et l’eau vive s’endort dans les porphyres roux,
Les rosiers de l’Iran ont cessé leurs murmures,
Et les ramiers rêveurs leurs roucoulements doux.
Tout se tait. L’oiseau grêle et le frelon jaloux
Ne se querellent plus autour des figues mûres.
Les rosiers de l’Iran ont cessé leurs murmures,
Et l’eau vive s’endort dans les porphyres roux[54].


Voilà probablement son chef-d’œuvre de facture, et en même temps une merveille orientale, toute parfumée de musc, toute vibrante d’une musique barbare. On dirait qu’il y a dans ce poème un écho du délicieux opéra de Félicien David, Lallah Roukh. Le charme sensuel de l’Orient persan est à peu près le même chez le musicien et chez le poète, avec les transpositions d’art nécessaires : alanguissement voluptueux de la mélodie poétique chez Félicien David, musique des vers chez Leconte de Lisle. Mais le musicien est moins original que le poète. Cette perfection de la beauté de surface, cette puissance de la pensée intime, ces orages de passion dans le cœur, et cette impassibilité voulue du visage, tout cela, fondu dans le même talent, était nouveau, attirant. C’était bien un maître celui qui signait Ego cette pensée : « le génie est nécessairement impersonnel ; mais il s’affirme dans son impersonnalité même[55] ». Les disciples pouvaient venir.


  1. La Revue fantaisiste du 15 août 1861, dans les Œuvres, III, 391.
  2. Goncourt, Journal, IX, 117 ; Mémoires d’Outre-Tombe, II, 168-171 ; cf. Reliques de Jules Tellier, p. 209.
  3. Welschinger, Débats du 16 août 1910. Que de beaux livres ont été rêvés dans ce Jardin : c’est de là qu’est sortie l’Esthétique du Mouvement, de Paul Souriau.
  4. Essais, II, 106 ; cf. Canat, Du Sentiment de la Solitude, p. 236.
  5. Le Monisme, traduction Vacher de Lapouge (Reinwald, 1897) ; Fusil, La Poésie scientifique, p. 156-157.
  6. Mme Demont-Breton, II, 136.
  7. Poèmes Barbares, p. 182.
  8. Poèmes Barbares, p. 192.
  9. Poèmes Tragiques, p. 121-126.
  10. Œuvres, III, 391 ; cf. Foucque, Revue, 1928, p. 369-381 ; Vianey, Revue des Cours, 30 mai 1926, p. 336-364.
  11. Maillard, Notes sur l’île de la Réunion, p. 317.
  12. Poèmes Barbares, p. 190-191.
  13. Sully-Prudhomme, Stances et Poèmes, p. 41.
  14. Vianey, Les Sources, p. 291-297.
  15. Vianey, Les Sources, p. 217-218 ; Angellier, Robert Burns, Ire partie, p. 520-522 ; Antiques, p. 300.
  16. P. Flottes, L’influence d’Alfred de Vigny sur Leconte de Lisle.
  17. P. Flottes, p. 35, note, 39.
  18. Revue Bleue, Ier mars 1914, p. 208.
  19. Journal d’un Poète, p. 96 ; cf. J. Lemaître, Contemporains, II, 18.
  20. Vianey, Les Sources, p. 287-288 ; Poèmes Barbares, p. 22.
  21. Modestes Observations, p. 256.
  22. Jean Ducros, Le Retour de la Poésie, p. 97-98.
  23. Francis Jammes, Mémoires, III, 188.
  24. Clair Tisseur, Modestes Observations, p. 113.
  25. Dans son Enquête, p. 280, Huret, qui s’embrouille en relisant ses notes, met externe, ce qui est un non-sens.
  26. Calmettes, Leconte de Lisle et ses Amis, pp. 286-288 ; Britannicus, vers 1444.
  27. Cf. mon Évolution du Vers français au xviie siècle, 2e partie, ch. vi.
  28. Poèmes Antiques (édition de 1874, pp. 46 et 47). Dans l’édition définitive, la faute est
    corrigée : « C’est assez, ô Ma-yâ, Source de l’Univers », p. 51.
  29. Calmettes, pp. 289-290.
  30. Poèmes Antiques, p. 294 ; Trannoy, La Musique des Vers, dans les Annales de l’Université de Grenoble (1927), IV, p. 172, 174-175.
  31. Œuvres complètes, III, 391.
  32. Clair-Tisseur, p. 208.
  33. Modestes Observations, p. 113.
  34. Poèmes Antiques, 1874, p. 215.
  35. À Rebours, p. 250.
  36. J. Lemaître, Les Contemporains, II, 43-44.
  37. Cf. Martinon, Répertoire Général de la Strophe française, p. 27.
  38. Poèmes Antiques, p. 291.
  39. Voir, dans le quatrième volume des Poésies Complètes (Lemerre, 1928), le travail de MM. Madeleine et Vallée ; cf. Jacques Patin, supplément littéraire du Figaro, 25 février 1928.
  40. Poèmes Antiques, p. 307.
  41. Poèmes Antiques, p. 266.
  42. Poèmes Barbares, p. 171, 202.
  43. Du Sentiment de la Solitude, p. 252.
  44. Leconte de Lisle et ses Amis, p. 286.
  45. P. p. H. Girard, Un Bourgeois dilettante, p. 510.
  46. H. Houssaye à l’Académie, 12 décembre 1895.
  47. Poèmes Tragiques, p. 183-220 ; Ibrovac, p. 142-143.
  48. Poèmes Tragiques, p. 171.
  49. Il s’agit de Gautier. Cf. Flottes, p. 191.
  50. Ibrovac, p. 138.
  51. La Critique philosophique, 30 avril 1887, p. 320.
  52. Petit Traité, p. 243-248 ; Odes Funambulesques, commentaire, p. 223.
  53. Poèmes Tragiques, p. 45.
  54. Poèmes Barbares, p. 133.
  55. Supplément littéraire du Figaro, 5 mai 1928.