CHAPITRE XI
Les grands disciples fidèles
Dierx

L’action de Leconte de Lisle est renforcée par les grands disciples qui représentent le mieux l’orthodoxie parnassienne, Dierx et Heredia. Dierx est un des plus attirants, par son talent, de loin, et, quand on l’approche, par le mystère de sa personne : grande silhouette timide et vêtue de noir, il étonne d’abord[1]. La surprise augmente quand ses jeunes confrères constatent qu’il n’y a pas de femme dans sa vie[2] ; c’est qu’il y a dans son âme une vieille douleur d’amour : pâle, grave, aux yeux pleins de nostalgie, il semble avoir des absences, parce que son cœur est retourné à l’île Bourbon, où il est né, où il a aimé, où, à vingt-deux ans, il a voulu revenir et risquer une demande en mariage[3]. Refusé, il revient à Paris vivre une vie assombrie à jamais, mais fidèle à un seul amour. La malchance s’acharne : sa famille est ruinée en 1868 par la crise sucrière aux colonies ; il ne peut plus continuer à préparer Centrale. Il lui faut gagner sa vie dans de petits métiers : en 1872, il est employé à la gare de Caen, au bureau des bagages, et gagne 1.700 francs par an. Mais il continue à écrire : c’est un point sensible où le sort peut encore le frapper : en 1878, sa mère essaye de le persuader qu’il doit renoncer à sa plume de poète, et revenir à l’île de la Réunion ; justement on y construit un chemin de fer, et il pourrait être embauché comme conducteur de chantier ! Malgré cette perspective, il voudrait revoir l’île enchanteresse ; pour payer la traversée, il vend trois ou quatre mille francs un Monticelli qu’il a eu pour cent francs, des Femmes s’ébattant sur une herbe ensoleillée. Ce voyage était son rêve suprême : c’est sa dernière déception ; arrivé à Bourbon, il est pris d’un anthrax qui ne le lâche pas pendant tout son séjour dans l’île[4]. Il revient à Paris, plus triste, plus concentré que jamais ; ceux qui ne sont pas au courant disent que c’est un Impassible ; ses camarades savent qu’il souffre, et qu’il garde sa souffrance pour lui : « il semblait tout enveloppé de rêve, dit Ricard, et embarrassé, quand on ne le contraignait pas à en sortir, comme un cygne obligé à marcher[5] ». De ce songe où il s’enferme sortent de beaux vers tristes. L’amour nostalgique de son paradis perdu est son meilleur inspirateur : il se rappelle la lumière, les parfums de l’île, et sa jeunesse ; en l’Odeur Sacrée, il se plonge dans le souvenir


Des espoirs embaumés que de loin il aspire,
Croyant ouïr la voix de son enfance, et voir
Ses clairs matins passer dans la douceur des soirs[6].


Les amis de Mme de La Fayette l’appelaient : le Brouillard ; c’est juste le sobriquet que les Parnassiens auraient dû donner à Dierx, mais ils respectaient celui qui parlait avec foi de la divine mission des poètes, « les premiers des hommes », celui qui mettait au-dessus de tout l’art, et, au-dessus de tous les arts, la poésie. Si quelqu’un semblait vouloir attaquer sa religion, alors, dit Ricard, « le Cygne, tout coup animé, allongeait le cou, et, les plumes hérissées, battait des ailes[7] ». C’est peut-être pour cet amour combatif de la Beauté, qu’il est, en 1898, élu Prince des Poètes par quinze voix, quand Heredia n’en obtient que dix[8].

Cette élection ne fut pas une joie pour cet esprit grave, qui avait le sens du ridicule. Il sombrait peu à peu dans la cécité ; il cessa d’abord de lire, puis de peindre, et enfin de modeler. À un banquet à la mémoire de Mallarmé, il dit des vers, le 9 juin 1912 ; deux jours après on le trouvait sur son lit, mort d’une embolie. Laurent Tailhade s’incline devant ce poète aimable, modeste, et charmant : « ce fut, dit-il, sinon un grand lyrique, du moins un artiste consciencieux, un Alfred de Vigny moins haut, mais aussi moins revêche, qui fleurit, sans trop d’étiolement, à l’ombre de Leconte de Lisle[9] ». C’est, au contraire, à l’irradiation du Maître que Dierx se transforme. C’est grâce à Leconte de Lisle qu’il renonce peu à peu à son romantisme, et pourtant, au début, c’était le plus romantique des Parnassiens ; en lui survivra longtemps un reflet de 1830. Il gardera, jusqu’au bout, le culte d’A. de Vigny[10]. Il descendra, en fait de romantisme, jusqu’aux excentricités de Petrus Borel : dans Jamais, un amant repoussé implore la jeune fille qu’il aime, et qui va mourir ; elle lui répond, trois fois ; jamais ! Il renouvelle sa prière au cadavre :


Et j’achevais à peine un geste qui l’implore,
Que je vis remuer cette bouche incolore
Et dans le monde atroce où je me rabîmais,
Une voix sans nom dit : « Jamais ! jamais ! jamais ![11]


En 1858, ses Aspirations poétiques sont encore d’un disciple de Musset, de Lamartine, et surtout de V. Hugo ; il loue celui qui a,


… Relevant l’impure courtisane,
Replacé sur son front l’éclair de chasteté,
Et lancé dans les airs, comme l’aigle qui plane,
Un laquais qui rugit dans son austérité.


Il est difficile d’être plus bousingot ; Dierx a bien des progrès à faire, et il en a conscience ; il renie ce recueil, et ne l’admet pas dans ses œuvres complètes[12]. Ce parnassien revient donc de loin, et trouve son chemin de Damas sur la route que suit Leconte de Lisle. Tous deux compatriotes de la même petite patrie, ils ont entre eux de telles affinités que Dierx ressemble physiquement à Leconte de Lisle, et tâche pieusement d’augmenter la ressemblance. Leconte de Lisle l’estime, mais Dierx l’aime avec une piété filiale, avec une tendresse que ne peut altérer l’amer sentiment de son infériorité artistique, d’autant plus douloureux qu’il parle la même langue, mais moins expressive ; il voudrait exécuter les mêmes airs, mais c’est comme un violon aux cordes détendues qui essayerait de jouer à l’unisson avec un grand violoncelle. N’importe ; il aime l’auteur du Manchy, respect, avec une admiration infinie[13]. Il dédie son œuvre « à son cher et vénéré Maître Leconte de Lisle ». Fidélité plus méritoire encore, il défend sa mémoire : il loue la bonté de l’ami mort[14].

Dierx connaissait, mieux que bien d’autres, le de Lisle intime, celui qui pensait librement devant lui : tous deux étaient libéraux, républicains, libres penseurs[15]. Avaient-ils spontanément les mêmes opinions, ou bien la pensée de Leconte de Lisle, plus puissante, avait-elle courbé celle de Dierx dans son propre sens ? Je ne sais. La théorie du Maître sur l’expression impersonnelle des sentiments individuels a-t-elle gêné et gâté le disciple, en réduisant Dierx à créer en lui-même une âme factice, comme le prétend Calmettes[16] ? Il faut se défier de Calmettes. Coppée, plus franc, défend l’originalité du disciple préféré par Leconte de Lisle : « ce serait une grossière erreur de le considérer comme un simple élève, comme un imitateur soumis. Van Dyck est sorti de l’atelier de Rubens, mais il est un artiste tout autre que Rubens. Chez les deux poètes créoles l’inspiration a la même hauteur, la même sévérité ; mais, plus amère chez Leconte de Lisle, elle est, chez Dierx, plus mélancolique[17] ».

Il ne faudrait pas prendre trop au pied de la lettre la charmante modestie avec laquelle, à l’inauguration du musée qui porte son nom à l’île de la Réunion, Léon Dierx parla, en 1891, de son rôle et de son rang au Parnasse : « je ne suis qu’un fervent de la poésie, d’une notoriété fort restreinte, qu’un humble disciple de celui qui porte si magnifiquement et si haut le sceptre idéal que V. Hugo lui a passé[18] ». Les connaisseurs remarquent, au contraire, l’originalité de Dierx quand, non plus élève mais émule de Leconte de Lisle, il veut chanter comme lui le charme de leur terre natale : tandis que l’auteur de La Ravine Saint-Gilles dessine et peint les formes, Dierx rend la beauté musicale du même paysage, le souffle des vents et la voix de la mer, auxquels répondent les échos des montagnes, toutes les mélodies de la terre, de l’océan, et du ciel, qui se fondent dans une symphonie digne de Hugo ; comme l’a si bien dit là-bas M. H. Foucque, « Dierx a été le poète de l’harmonie bourbonienne[19] ». Si, de cet ensemble, on descend aux détails, l’indépendance du disciple est tout aussi facile à prouver. Il y a des ressemblances entre La tête de Henwarc’h et La Femme du Chef ? Pourtant Dierx n’a rien emprunté à Leconte de Lisle, mais tous deux ont puisé à la même source, les Poèmes des Bardes bretons de 5. Hersant de la Villemarqué[20]. On a comparé encore, dans un article de journal, La Révélation de Jubal avec Kaïn ; la comparaison s’impose, en effet, car des deux côtés, c’est la révolte contre Dieu, et la ressemblance ne s’arrête pas là. Dierx serait-il ici plagiaire ? Sur l’exemplaire même de l’article, discrètement, et pour lui seul, il écrit : « Révélation de Jubal antérieure au Kaïn[21] ». Âme exquise ! Leconte de Lisle est mort depuis deux ans, et Dierx ne proteste pas publiquement, avec aigreur ! Il ne crie pas aü voleur 1 II ne se pose pas en maître du Maître ! Il ne profite pas de l’occasion pour déposer sur le tombeau de Leconte de Lisle un bouquet d’orties et de chardons ! Âme exquise ! Mœurs d’antan !

Ce bon Parnassien est un bon camarade ; il aime à vénérer « les gloires devancières », comme Théo ; il admire aussi, autour de lui, ses amis de tous les jours[22]. Il dédie l’ensemble de son œuvre à Leconte de Lisle, et chacune des pièces qui la composent à tous ceux qui fréquentent son salon. Avec ses seules dédicaces on pourrait reconstituer la liste complète des Parnassiens. Sa parfaite modestie ignore la jalousie. Il ne peut inquiéter aucune ambition. Il travaille dans son coin, tout surpris quand la publication de ses vers au Parnasse de 1866 lui vaut une grande lettre d’admiration, de sympathie, venant d’un poète encore inconnu, Frédéric Plessis. Il tombe de son haut en se découvrant un admirateur. Il s’obstine à garder la dernière place ; les camarades peuvent donc sans crainte lui offrir la première, car ils sont bien sûrs qu’il ne l’acceptera pas : dans La Maison de la Vieille, Florentin Lourot, un soir de fête, le montre à Carla-Lola : « c’est Clément Dhurst, princesse ! L’amour des infinis l’occupe tout entier… Il ne sort de ses songes que pour être bon. Ne lui parlez pas du succès ; réussir, pour lui, n’a qu’un sens : bien faire. Il s’inquiète uniquement de contenter sa conscience d’artiste… Et de cette exaltation magnanime vers l’idéal, il a été récompensé par un talent hautain, pur, religieux. Il y a dans ses vers une magnificence de lointain et de mystère qui fait songer aux forêts ancestrales et aux cathédrales profondes[23] ». Ce superbe éloge n’est pas écrasant : le talent de Dierx le supporte aisément. Son envoi au Parnasse de 1866 le classe immédiatement après Leconte de Lisle : qui l’a lu, ne fût-ce qu’une fois, se rappelle la beauté, le charme rêveur, la grandeur, qui remplissent ces pièces : Lazare, Les Filaos, La Nuit de Juin, Dolorosa Mater, Soir d’Octobre, Journée d’Hiver. Seuls es Yeux de Nyssia sont décevants ; il y a dans ces derniers vers trop de gongorisme, de cultisme, etc. Les autres poèmes donnent l’impression de la grande poésie, mais ce n’est pas encore la perfection, car Dierx a été obligé de les corriger soigneusement avant de les placer dans ses œuvres complètes. Ainsi, dans Dolorosa Mater on trouve en 1866 cette stance qui, à nous profanes, semble excellente :


Refoulant dans son cœur la pensée ulcérée,
Un suprême désir de néant et de paix
Profond comme la nuit, lent comme la marée,
En lui monte et l’étreint de ses réseaux épais[24]


Avant de placer la pièce dans ses œuvres, il la relit ; il découvre des fautes qui lui avaient échappé, et à nous aussi, notamment une assonance de rimes en è et en ée. C’était la chrysalide, et voici le papillon :


Il refoule bien loin la pensée ulcérée
Cependant qu’un désir de suprême repos,
Profond comme le soir, lent comme la marée,
L’assemble et l’enveloppe et l’étreint jusqu’aux os[25].


On ne peut relever utilement toutes ces variantes que dans une édition critique, car le plus souvent le contexte seul nous apprend l’utilité et la valeur d’une correction.

Dierx est, de tous les Parnassiens, celui qui, avec Heredia, a le plus scrupuleusement ciselé à nouveau le texte de son envoi avant de le publier dans sa forme définitive. Son Lazare, en particulier, devrait être étudié, plume en main, par tout débutant curieux d’apprendre comment on s’élève patiemment jusqu’à la beauté. Il ne pousse pas le scrupule jusqu’à la manie ; il ne déforme pas sa pensée première à force de repeints. Il sait s’arrêter au bien sans se perdre dans le mieux ; ainsi le Soir d’Octobre de l’édition définitive ne présente que trois variantes insignifiantes avec le texte de 1866[26]. La pièce, telle qu’elle figure au Parnasse, est déjà parfaite, avec ce long gémissement de l’Angelus qui tinte du début à la fin, cependant que chaque vers finissant a son écho au début du vers suivant, sans que jamais on sente la manière, le procédé : la nature elle aussi se répète, et ses échos réels sont émouvants.

Il est inutile d’étudier minutieusement ses envois aux deux autres Parnasses de 1869 et de 1876, puisque, sauf une pièce assez insignifiante, À une Créole, tous ces poèmes ont été reproduits dans l’édition de 1894[27]. Plaçons-nous donc devant son œuvre complet, et jugeons-le. Ce n’est point par le fond qu’il vaut surtout, ni par ses poésies historiques genre Leconte de Lisle ; on a relevé dans son poème égyptien Souré-Ha toutes sortes d’erreurs qui contristeraient un égyptologue : des obélisques en marbre, une tiare en or, des caïmans dans le Nil, etc.[28]. Défaut plus grave aux yeux des lettrés, le sens des symboles lui manque : il s’en sert, mais avec une certaine gaucherie[29]. Sa pensée directe vaudrait mieux, étant forte, si derrière son pessimisme n’apparaissait pas un véritable nihilisme, allant jusqu’à la haine de la vie[30]. De pareilles idées ne conviennent qu’à l’éloquence virile d’une Ackermann ; le talent féminin de Dierx a peine à supporter le plan d’un long poème, comme si une armature métallique trop faible, laissait gauchir une ébauche en argile. Son Hemrick le Veuf donne l’impression qu’il y a là simplement une nouvelle, mal modelée, et qu’un Paul Bourget en eût fait une merveille en prose, le sujet étant beau, mais trop lourd pour l’art un peu mièvre de Dierx[31]. Il n’a su en tirer qu’un conte fantastique à la Hoffmann. Rien n’est plus fâcheux, pour une réputation littéraire, que de manquer un beau sujet ; cela donne une impression de médiocrité. Son chef-d’œuvre, dit-on, est son Lazare[32]. Certes, le sujet est bon ; mais quel parti en a-t-il tiré ? Son Lazare erre au milieu des vivants qu’il épouvante par sa stupeur, muet, enviant les morts ; et c’est tout. Il ne recherche plus le Christ, il s’en éloigne ; il n’a donc rien à dire à Celui qui seul peut causer avec lui, et le comprendre ? Dierx le représente souhaitant uniquement une seconde mort. Le poète est passé à côté de la scène à faire, comme disait Sarcey. On pouvait le montrer marchant vers les Juifs qui, de loin, le menacent, pour obtenir la mort de leurs mains ; ou encore il fallait le mêler à l’apparition des morts, le jour du Vendredi-Saint. En un mot, comment Dierx a-t-il oublié l’Évangile, et abandonné ce magnifique sujet à Louis Mercier, qui en a tiré un poème auprès duquel celui de Dierx paraît bien faible[33] ?

Évidemment son vers est supérieur à celui de Mercier, mais cela justifie la restriction de Remy de Gourmont : que l’originalité de Dierx repose sur l’expression de la pensée plutôt que sur la pensée même[34]. Cette réserve admise, et on ne peut pas ne pas l’admettre, il faut par contre reconnaître que chez lui le métier, la « patte », sont de première qualité. Croyons-en un spécialiste : « le vers de Leconte de Lisle, c’est la perfection dans la force, dit Coppée ; celui de Dierx, moins puissant à coup sûr, mais d’une liberté, d’une souplesse admirables, c’est une musique enchanteresse[35] ». En effet, nous trouvons chez lui, beaucoup plus souvent que chez son maître, tous les procédés d’assouplissement du vers, l’enjambement, le rejet pour lequel il a une vraie prédilection :


Hommes des jours lointains, mais promis aux tortures
Anciennes[36] !


Il aime ce procédé jusqu’à l’exagération. Il le multiplie plus encore que ne l’avaient fait les petits romantiques[37]. Il cherche les habiletés subtiles, les secrets de fabrication qu’a mis à la mode l’abbé Delille, trop moqué par ses successeurs ; il recherche les effets d’harmonie imitative par l’allitération :


Âme de l’homme, écoute en frémissant comme elle,
L’âme immense du monde autour de toi frémir I
Ensemble frémissez d’une douleur jumelle[38].


On ne demanderait pas mieux que de remarquer, en passant, le procédé ; mais il est dangereux, car il excite l’ingéniosité des commentateurs ; l’un d’eux observe gravement que dans ces vers « domine l’m, expressif d’immensité[39] » ; et voilà notre plaisir gâté. Un autre, et non des moindres, n’ayant pas su apercevoir les fautes de Dierx, s’imagine que ses vers sont uniformément impeccables[40]. Mais seuls sont infaillibles Leconte de Lisle, Théophile Gautier et Heredia ; les autres parnassiens, même Dierx, font plus ou moins de fautes, mais ils en font. Il y a, surtout au début de son œuvre, des à peu près, comme celui-ci :


Son regard souverain, en un splendide essor,
Sur la ville en rumeur et sur son peuple immense
S’abaissait[41].


On pourrait même signaler dans sa poésie des incursions de la Musa pedestris :


Quand l’œil fit autrefois éclosion sur terre
Dans un frêle organisme encor rudimentaire[42] ;


Ce ne sont pas deux vers, mais deux lignes de prose rimées. Non, il n’y a pas chez Dierx une perfection continue ; mais ce n’est pas juger un poète que de l’éplucher. Il s’agit de savoir si le meilleur de son œuvre est bon, si, quand Dierx se surpasse, il arrive à une véritable grandeur ; or, il a des moments de réussite parfaite, où l’on ne sait ce qu’il y a de plus admirable, la forme ou l’idée. Il a un système d’harmonie par échos, comme une sorte de canon, la fin d’une strophe devenant le début de la suivante, ou encore la fin d’un vers recommençant au vers suivant ; c’est un peu l’effet d’un pantoum dont on aurait desserré les chaînes. L’effet est exquis dans ce Soir d’Automne que Remy de Gourmont déclare « une merveille de fluidité automnale » ; de beaux rythmes alanguis rendent la lassitude des choses :


Un souffle lent répand ses dernières caresses…[43]


C’est, je pense, Verlaine qui, le premier, a découvert le secret de cette harmonie : le retour périodique d’un vers qui est comme un refrain presque imperceptible : « Dierx promène, en écoliers buissonniers, plusieurs vers dans la même pièce, comme un improvisateur au piano, qui laisse errer plusieurs note ?, toujours les mêmes, à travers l’air qu’il a trouvé ; ce qui produit un effet de vague d’autant plus délicieux que le vers de notre poète est particulièrement fait et très précis, toute flottante que veuille être parfois sa pensée[44] ». On peut admirer ce procédé dans Les Filaos. La merveille ! Dierx a voulu rendre le chant monotone d’une forêt sur la montagne, là où n’arrive plus aucune rumeur humaine ; où seuls les arbres vibrent sur une note tenue. Mais comment donne-t-il cette impression de mélopée continue, à travers tant de détails divers ? C’est que, de distance en distance, reparaît le même vers, à peine modifié, refrain de la chanson des filaos :


Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables…
Pareil au bruit lointain de la mer sur les plages…
Comme les bruit lointain de la mer dans la rade…
Pareil au bruit lointain de la mer sur les côtes…
Pareil au bruit lointain de la mer sur les rives…
Pareille au bruit lointain de la mer sur les grèves…
Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables.


Ces sept refrains, répartis dans les soixante-huit vers de la pièce, la coupent en sept stances irrégulières, presque imperceptibles, de cinq, dix, huit, dix, dix, dix et quatorze vers, plus un vers final d’une ampleur admirable :


Et plus haut que les cris des villes périssables,
J’entends votre soupir immense et continu,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables,
Qui passe sur ma tête et meurt dans l’inconnu.


Dierx s’est bien gardé de livrer son secret au premier lecteur venu, en mettant des blancs bu des chiffres entre ses stances, en finissant ses périodes lyriques par le vers fondamental, surtout en terminant la pièce par ce vers-refrain : cela tournerait à la chanson de Béranger. Il ne chante que pour les auditeurs capables de deviner l’effet qu’il a cherché. Enfin, comme le créole exilé de son île a voulu ajouter au souvenir de cette harmonie lointaine le charme d’une plainte nostalgique, il répète encore quatre fois, dans la profondeur de ce poème, un second thème conducteur, rappelant 1. l’entrelacement des deux idées dans chaque strophe du pantoum :


Là-bas, au flanc d’un mont couronné par la brume…
Là-bas, dressant d’un jet ses troncs raides et roux…
Là-bas, bien loin d’ici, dans l’épaisseur de l’ombre…
Là-bas, bien loin d’ici, dans l’azur, près des cieux[45]


C’est comme une de ces symphonies où, par instants, paraît et disparaît une courte phrase musicale qui est si peu soulignée que, seuls, les musiciens la reconnaissent au passage. C’est bien un effet voulu, un souvenir profond de son île où les parfums, les sons, les visions se répètent


Avec l’obsession rythmique de la houle.


Parmi les Parnassiens, parmi les poètes de n’importe quelle école à la fin du xixe siècle, chez qui trouverait-on l’équivalent de ces Filaos ?


Là-bas, au front d’un mont couronné par la brume,
Entre deux noirs ravins roulant leurs frais échosv
Sous l’ondulation de l’air chaud qui s’allume.
Monte un bois toujours vert de sombres filaos.
Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables,
Là-bas, dressant d’un trait ses troncs roides et roux,
Cette étrange forêt aux douceurs ineffables
Pousse un gémissement lugubre, immense et doux.
Là-bas, bien loin d’ici, dans l’épaisseur de l’ombre[46]


En l’honneur de ce poète, véritablement grand, monte un concert d’éloges, unanime, et par conséquent unique. Les étrangers sentent ce charme mystérieux, même Nordau qui, tout en essayant d’annexer Dierx à Henri Heine, reconnaît sa puissance comme à regret[47]. Le grand Verhaeren s’incline avec joie : « cher et admirable maître,… je vous ai admiré toujours. Je vous aime depuis longtemps. Vous vivant, la poésie peut habiter sur terre, dans un cœur haut et une intelligence belle[48] ». La camaraderie journalière ne diminue pas son prestige ; ses amis reconnaissent sa supériorité, tels Coppée et Mendès B. Mendès, l’auteur de tant d’œuvres impures, salue très bas, et cela lui fait honneur, le pur poète, l’âme irréprochable devant laquelle il se sent envahi par le respect dû à ce qui est auguste[49]. La critique, en général, est presque aussi recueillie[50]. Même le sévère René Lalou renonce à sa dureté coutumière pour admirer à plein cœur[51].

Comment un si grand poète, indiscuté, indiscutable, est-il si peu connu ? Il en est bien un peu responsable : de 1879, date de son dernier recueil, Les Amants, jusqu’à sa mort en 1912, il garde un silence absolu, à une époque de concurrence littéraire où il faut produire incessamment, ou tomber dans l’oubli ; la prescription est à peine interrompue par la publication du recueil de ses œuvres complètes en 1894. Pendant quinze ans, il ne donne pas signe de vie ; pendant trente-trois ans il ne publie rien de nouveau. Après sa mort on trouve dans ses papiers juste de quoi faire une plaquette de trente pages. D’une aussi étrange destinée on cherche la raison, un peu à tâtons. À force de se replier sur elle-même, son intelligence s’était-elle peu à peu résorbée ? Ce pessimiste, qui ne rencontrait plus devant lui que le néant, avait-il fini par trouver du creux même dans l’art, et par prononcer le terrible « à quoi bon ? » Le fait certain c’est qu’il renonce au public ; en revanche, le public se désintéresse de lui, d’autant plus facilement qu’il faut faire un effort pour comprendre Dierx, pour penser et rêver avec lui[52]. Mais, dans cette solitude à la Vigny sa figure semble grandir, et Verlaine veut chanter sa grandeur solitaire dans un sonnet, Dierx le Volt :


Dierx ! dont le nom fait pour la gloire sonne clair
Comme une bonne épée en la main d’un héros,
Qu’avons-nous de commun, nous, rois, avec ce gros
De rustres s’en allant en guerre de quel air !
Nous, rois de l’infini, du Ciel et de l’Enfer
Car le poète, enfin vainqueur et hors des foules,
Comme Poséidon met du geste un frein aux houles
Et règne, tel que Zeus, d’un pli de ses sourcils.
Hélas ! C’est faux de moi, tige au plus qui fleuronne,
Mais, ô vous, calme emmi de splendides soucis,
Portez, Olympien, le nimbe et la couronne[53] !



  1. R. de Gourmont, Promenades, V, p. 53.
  2. Noulet, Léon Dierx, p. 9. Sauf indication contraire, tous les détails de ce chapitre sur l’existence de Dierx sont tirés de ce livre.
  3. Villiers de l’Isle-Adam, Chez les Passants, p. 21.
  4. Calmettes, p. 153 ; Lepelletier, Verlaine, p. 302.
  5. Le Petit temps du 2 juillet 1899.
  6. Œuvres, 1, 210.
  7. Le Petit Temps du 2 juillet 1899.
  8. Noulet, p. 25-26 ; A. Brisson, Le Temps du 2 novembre 1898. — E. Raynaud, La mêlée symboliste, III, 6, 13.
  9. Les Commérages de Tybatt, p. 189.
  10. Poésies Posthumes, p. 1-2.
  11. Œuvres, II, 211-219.
  12. Noulet, p. 47 sqq.
  13. Calmettes, p. 151, 156.
  14. Bergerat, Souvenirs, I, 154.
  15. Calmettes, p. 151 ; Dierx, I, 16, 112-119.
  16. Leconte de Lisle et ses Amis, p. 187.
  17. Mon Franc-Parler, III, 88.
  18. Noulet, Léon Dierx, p. 125, p. 16.
  19. Barquissau, etc., l’Île de la Réunion, p. 122-123.
  20. Poèmes Tragiques, p. 19 ; Œuvres de Dierx, II, 194-202 ; Noulet, Léon Dierx, p. 129-138.
  21. Noulet, p. 123.
  22. Œuvres, II, 191.
  23. La Maison de la Vieille, p. 350.
  24. Parnasse, p. 88.
  25. Œuvres, I, 161.
  26. Parnasse, p. 90 ; Œuvres, I, 169.
  27. Parnasse de 1876, p. 103.
  28. Noulet, p. 127-128.
  29. Œuvres, I, 11-13 ; II, 135-136, 150.
  30. Calmettes, p. 155.
  31. Œuvres, I, 89 sqq.
  32. Œuvres, I, 127-129.
  33. Lazare le Ressuscité, Calmann-Lévy, 1924.
  34. Promenades, V, 55.
  35. Mon Franc-Parler, III, 89.
  36. Œuvres, I, 142.
  37. Œuvres, I, 191-193.
  38. Œuvres, I, 170.
  39. Noulet, Léon Dierx, p. 216.
  40. Nordau, Vus du Dehors, p. 113.
  41. Œuvres, I, 29.
  42. Œuvres, I, 120.
  43. Œuvres, 1,152,169-171 ; Promenades Littéraires, V, 56.
  44. Verlaine, V, 340-341. Dans le supplément littéraire du Figaro du 19 janvier 1929, M. Léon Lemonnier blâme Verlaine d’avoir ignoré l’influence de Poe sur Dierx. On peut répondre que Verlaine a eu raison d’ignorer ce qui n’existe pas.
  45. Œuvres, I, 157.
  46. Œuvres, I, 155.
  47. Vus du Dehors, p. 109, 110-111, 115, 118.
  48. Noulet, p. 37.
  49. Rapport, p. 121 sqq.
  50. Retinger, Histoire de la Littérature française, p. 23 ; Valabrègue, Revue Bleue, 7 avril 1894, p. 442 ; Derieux, Mercure de France, 16 janvier 1912, p. 242.
  51. Histoire de la Littérature, p. 36-38.
  52. Mendès, La Légende du Parnasse, p. 253. Pourtant Saint-Georges de Bouhélier l’a rappelé à notre mémoire dans un article de l’Écho de Paris du 12 décembre 1928.
  53. Œuvres, III, 208.