Histoire du Parnasse/Catulle Mendès et son groupe

Éditions "Spes" (p. 123-136).

CHAPITRE III
Catulle Mendès et son groupe

Pour juger son rôle littéraire, il est indispensable de connaître sa valeur morale. Tâchons d’esquisser, en quelques traits, sa physionomie. Il y a de lui un portrait peint en 1865, qui donne l’impression de la plus éclatante beauté ; il rappelle Hugo jeune et triomphant, avec la même chevelure magnifique, rejetée en arrière : « Apollon en personne », disait Louis Ménard[1]. Mais qu’y a-t-il derrière ce merveilleux visage ? Que vaut la moralité de Mendès ? En cherchant bien on lui trouve deux qualités : il est brave, bon camarade ; et puis c’est tout. Son beau-père malgré lui, Théophile Gautier, qui a refusé d’assister au mariage, résume ses impressions sur son gendre dans cet à peu près : Crapulle Membête[2]. Il se laisse voir à pur et à plein pendant la veillée du corps de Hugo : avec deux autres, il commence par se lamenter, et réciter des vers ; puis, il a soif : il épuise d’abord les rafraîchissements préparés dans la maison mortuaire ; il continue la fête dans un petit café de l’avenue d’Eylau ; puis ils rentrent tous les trois reprendre leur veillée : « c’était, nous en assure M. Léon Daudet, quelque chose de lamentable que le spectacle de ces hommes de valeur, à peu près ivres, autour du corps d’un vieillard pour lequel ils avaient eu, de son vivant, tant de vénération[3] ».

Surtout depuis sa mort, Mendès n’a pas une bonne presse[4]. On se méfie de cet homme qui n’est pas sûr ; par exemple, ce francmaçon très actif, dissimule tant qu’il peut son tablier. Cet admirateur de Villiers de l’Isle-Adam lui prête un rôle ignoble dans La Maison de la Vieille, où Villiers apparaît sous le nom d’Odon. Mendès écrit des romans qui relèvent non de la critique littéraire, mais du Parquet. Ce n’est plus de l’art sensuel, mais de la simple malpropreté, puisque, comme on l’a dit excellemment, Mendès semble s’y être donné « comme une mission d’immoralité, et même quelquefois de souillure…, y poursuivant toujours, ouvertement ou non, son infatigable propagande de démoralisation, l’espèce d’apostolat pornographique auquel il s’était voué[5]  ». Dira-t-on que cette sévérité vient d’un moraliste ? Laurent Tailhade, qui n’a rien d’un puritain, constate également que Mendès a mis à la mode « les contes libidineux, toute la friperie obscène[6]  ». Schœlcher l’athée, causant avec Mendès chez V. Hugo, et séduit par son esprit, lui pose brusquement une question gênante : « Je pense que vous n’êtes pas le même que celui qui publie ces affreuses histoires obscènes dans les petits journaux. Cela me ferait trop de peine ». À quoi Mendès répond, en contenant son rire : « Rassurez-vous, monsieur Schœlcher, il n’y a aucun rapport entre ce misérable et votre serviteur. — Ah ! tant mieux, tant mieux[7]  ! » Et tant pis pour Mendès qui, une fois dans sa vie, n’est pas brave, et n’a pas le courage de son ignominie. Remarquons qu’il n’est pas beaucoup plus délicat dans ses œuvres vraiment littéraires ; que, dans son Intermède par exemple, il a une façon gênante d’amener le nom de Jésus-Christ dans ses vers troublants, de prêter au Christ sa sensualité, à lui Mendès. Ayant épuisé toutes les perversités en français, il songe, lassatus sed non satiatus, à les écrire en vers latins, pour se mettre mieux à l’aise. Se rappelant que son patron païen s’appelait Caius Valerius Catullus, il publie à Bruxelles un recueil avec ce titre : Voluptatum libros tres edidit Caius Valerius[8] . On dirait un ténor à la voix charmante, qui ne voudrait chanter que des chansons pourries.

N’importe, c’est une force, et il s’impose à un petit monde littéraire qui cherche à se grouper. Il a chez lui, rue de Bruxelles, des réunions où viennent les futurs parnassiens. Il les accueille gaîment, mais il a des allures dominatrices ; il veut donner le ton, il régente[9] . Bien entendu, il n’exige pas la correction morale. La première fois que Coppée y met les pieds, Mendès prie Glatigny de dire des vers, et le long bohème dégingandé sort des poésies plus que légères, destinées à l’enfer des bibliothèques[10]. Le maître de la maison présente Coppée à Cladel, Mallarmé, Heredia, Dierx, Valade, Mérat, Gabriel Marc, Villiers de l’Isle-Adam : c’est le groupe des habitués, sans oublier une belle personne en robe rouge, qui fume des cigarettes, étendue sur le canapé[11]. Parfois la soirée a lieu chez Mlle Holmès ; c’est le même personnel, les mêmes causeries, les mêmes paradoxes littéraires, avec une légère nuance, parce qu’on n’est plus dans la garçonnière de Mendès, mais dans le salon de son amie[12].

Tandis que Leconte de Lisle est encore un isolé, Mendès, dès 1861, réunit les rimeurs non seulement chez lui ou chez Mlle Holmès, mais aussi dans sa revue, ou plutôt dans ses revues, car, Émile Zola l’a remarqué avec une certaine malice, « ces Revues ne vivaient pas ; mais, comme elles se succédaient, la petite armée qui marchait derrière M. Mendès, ne perdait point courage, et emboîtait le pas avec conviction[13] ». À la Revue Fantaisiste, on trouve Baudelaire et Banville, Alphonse Daudet et Glatigny, Monselet et Philoxène Boyer[14]. Mendès a voulu raconter lui-même l’histoire de sa revue ; il veut y voir la source même du Parnasse. Il lui consacre dans sa Légende une quarantaine de pages, où il se pose en directeur olympien ; il se gonfle : il montre Sully-Prudhomme venant, en solliciteur, lui offrir des vers[15]  ! À la Revue fantaisiste succède La République des Lettres, etc.[16].

Enfin, voici pour les jeunes un vrai chef littéraire, de leur âge : il a au moins autant de talent que le meilleur rimeur de la bande. Puis, il a des idées nouvelles : dès 1864, en sa Philoméla, il expose dans une pièce, Pudor, sa pudeur littéraire, c’est-à-dire son impassibilité :


Tu ne parleras pas, ô mon âme inquiète !
Rien ne révélera ton mal intérieur :
Pas de sanglots humains dans le chant du poète.


Il a vraiment, avant le Parnasse de Leconte de Lisle, une âme de parnassien : cette âme lui dicte une « prière du matin » fort curieuse, où il prie le Seigneur de bénir le travail de sa journée :


Dieu ! permets aussi que l’Art noble et sain
Et subtil, achève en moi son dessein.

Dépars la vigueur à ma main d’artiste
De sertir dans l’or vierge l’améthyste ;

Puisque la splendeur d’un juste ornement
Aide à l’éclat du penser-diamant,

Accorde à mon vers les orfèvreries
Des rares métaux et des pierreries,

Afin qu’il soit l’un des joyaux de prix
Dont se parera l’orgueil des esprits !

Mais ne permets point que mes efforts lâches
Cèdent à l’attrait des faciles tâches[17].


On sent chez lui la connaissance parfaite de tous les secrets de son métier. Il a notamment sur l’allitération la théorie la plus juste ; il la défend contre les exagérations des symbolistes ; il revendique aussi contre eux, et contre Anatole France, le mérite du vieil alexandrin[18]. Il a ce qui manque à ce pauvre Ricard, une maîtrise de la forme, une perfection du vers, vraiment admirables ; comme effet, c’est prodigieux. Dans ses Soirs moroses il y a une pièce, intitulée Funérailles qui est conduite avec une incomparable science de l’angoisse : c’est une symphonie funèbre ; Mendès décrit la noirceur de toutes choses : tous les bruits semblent un gémissement.


Qui donc est mort ? Mon sang se glace.
De qui donc mène-t-on le deuil ?
Qui donc a-t-on mis au cercueil
D’assez grand pour que tout l’espace

Mer et ciel, sans fin ni milieu,
Dans un seul sanglot se confonde ?
Oh ! certainement, nuit profonde,
Quelqu’un est mort. Si c’était Dieu ?


Même chez ce grand artiste de pareils effets sont rares ; mais ce qui lui est habituel, presque naturel, c’est une science de l’harmonie du vers qui vaut celle des plus grands maîtres. Dans « sourire pâle » des Soirs moroses, il y a une trouvaille : un vers sans rythme, un vers invertébré, qui est la forme parfaitement adéquate de l’idée à exprimer :


Incertaine comme un oiseau qui va partir,
Faiblement une joie éclôt


Mendès est donc une force littéraire par ses réceptions, par ses revues, par son talent. Ce qui lui donne toute son influence, c’est son amour de la poésie. Il adore les beaux vers, les siens d’abord, bien entendu, mais aussi ceux des autres. J’ai assez insisté, comme il le fallait, sur ses défauts, pour mettre en lumière sa grande qualité, sa vertu, son unique vertu ; et puisqu’on a dit beaucoup de mal de lui, citons in extenso un témoin à décharge, Courteline : « De beaux vers ! Évidemment, oui, d’autres que lui en auront écrit… Mais il est une chose hors de doute : c’est que nul ne pourra se faire gloire d’avoir aimé les vers plus que lui. J’en appelle à ceux de ses amis qui l’ont entendu derrière eux sangloter dans la nuit confuse d’une baignoire tandis que Silvain, sur son départ, se plaint de quitter Grisélidis, ou qui l’ont vu avec terreur scandaliser tout un quartier…, hurler de joie, répéter vingt-cinq fois de suite : « Ah ! mon ami !… Ah ! mon ami… » parce qu’en feuilletant une revue il est tombé sur un sonnet de Léon Dierx, de Silvestre ou de Heredia[19] ». Est-ce une exagération amicale ? Voici ce que Mendès écrit à Rostand après avoir lu Un Soir à Hernani : « votre poème me rend fou de joie. Ah ! mon ami ! que c’est beau, que c’est charmant, que c’est puissant, tendre, exquis et sublime ! Je suis fier de vous aimer[20] ». Est-ce une exagération d’oraison funèbre, cet adieu de Courteline au compagnon mort, « le plus fidèle de mes amis,…le plus délicieux de mes camarades, et auquel je dois simplement tout, depuis l’argent que j’ai dans ma poche, jusqu’au peu de français que je parle » ? C’est exactement ce que dit Verlaine dans ses Confessions, quand il le retrouve, « plus gentil que jamais envers ses camarades,… homme exquis, si simple et si sincère quand on est son intime[21] ». Mendès n’a laissé que de bons souvenirs à Frédéric Plessis, qui vante son obligeance, sa bonne camaraderie, son zèle à lancer les jeunes talents. N’est-ce pas encore un témoignage, et qui compte, quand Mme Marie Lenéru dédie Les Affranchis « à la mémoire de Catulle Mendès ? »

Aucune jalousie mesquine à l’encontre de ceux qu’il aime : il pousse et célèbre ceux qui ont le plus d’avenir. Il se met en quatre pour procurer à Dierx une situation qui lui permette de développer dans la sérénité son magnifique talent[22]. Surtout, il fait tous ses efforts pour révéler au grand public ce haut mérite poétique. Il lui, dédie la pièce la plus curieuse des Braises du Cendrier : c’est comme une revue de tous les parnassiens, Glatigny, Coppée, Villiers, Silvestre, Mérat, Sully Prudhomme, Anatole France, même Mallarmé. Il parle d’eux avec affection, mais avec une certaine malice, plaisantant comme celui qui se croit supérieur, et qui joue au bon prince :


Mallarmé que l’espoir consume
De l’aube au delà du tunnel,
Allume une lampe de brume
        Vers le songe étemel.
Par les hauts ciels d’or qu’il embrase
Se rue, et rue, à hue, à dia,
En armure de chysoprase
        Ce Persée, Heredia.
Mais toi, Dierx, âme blanche et haute,
Cygne l’aile ouverte en plein ciel…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nul, mon ami, ne te surpasse.

D’autres, heureux, ont eu leur tour ;
Ton âme contient plus d’espace,
        Et ton cœur plus d’amour…
Dierx ! une gloire t’environne
Que jamais les ans n’éteindront,
Et nous avons cette couronne :
        Les splendeurs de ton front[23].


Mendès semble sérieux et sincère quand il s’incline ainsi devant Dierx. En revanche, il traiterait volontiers les autres parnassiens comme ses élèves ; ainsi il propage un bruit qui courrait selon lui, et qu’il se chargerait bien tout seul de faire courir au besoin : François Coppée serait son élève ; il lui aurait « mis dans la main les outils dont il a fait plus tard de si précieux chefs-d’œuvre » ; il lui aurait littéralement appris l’art de la versification[24]. Le plus curieux c’est que Catulle Mendès dit fort exactement la vérité, avec même une nuance de modestie, car il diminue la valeur du service rendu, tandis que François Coppée a profité de toutes les occasions pour publier la gratitude qu’il devait à celui qui lui avait révélé les secrets du métier : « je dois une reconnaissance infinie à Mendès ». Le reconnaissant Coppée va même jusqu’à affirmer que, jusqu’en 1864, Mendès est le véritable centre du mouvement poétique[25].

Sans doute, nous l’apercevons dans la carrière, s’agitant au milieu des parnassiens qui s’efforcent d’arriver au but[26]. Mais est-il le cocher ou la mouche du coche ? Verlaine prend au sérieux comme chef ce magicien ; il loue « son esprit séduisant mais impérieux de propagande, quelque chose comme le maître, tout en restant leur bon et fraternel camarade, de ces jeunes esprits[27] ». Lui-même attribue sa vocation poétique à un des plus beaux vers de Mendès :


Lorsque j’étais un tout petit poète en marche,
En herbe bien plutôt, et perdu dans l’espace,
« Je t’aime ! dit l’essaim des colombes qui passe »
Et ce vers fut vraiment ma colombe de l’arche[28].


Verlaine n’est pas seul à penser ainsi : Léon Dierx, l’ami et le disciple de Leconte de Lisle reconnaît l’importance de Mendès comme chef. Ayant survécu à presque tous les parnassiens, Dierx, au soir de sa vie, évoque leurs fantômes,


Les bons croisés portant la croix de l’art en eux.


Parmi ces chevaliers de la Beauté qui commencent à devenir indistincts dans les brumes de l’oubli, il en distingue nettement un, le plus haut de taille, Mendès,


… qui leur sourit, la hampe illustre au poing[29].


Mendès est-il vraiment le signifer des Parnassiens ? Quelques-uns l’ont dit ; lui-même l’a prétendu, avec des formules de modestie à la Victor Hugo : il a eu, dit-il dans son Rapport, « l’honneur de prendre part — la plus humble, sans doute, mais, par la date, l’un des premiers, — aux combats d’où mes amis sont sortis triomphants[30] ». Je crois plus vrai de dire qu’il fut pendant deux ou trois ans le roi des futurs parnassiens, et qu’il fut ensuite dépossédé par Leconte de Lisle. De là toutes ses roueries pour donner le change, pour sauver par les mots le rang qu’il avait perdu dans la réalité ; de là aussi toutes ses sournoiseries contre L. de Lisle, chose assez naturelle, car, après avoir été pendant quelque temps chef d’orchestre, il est dur de n’être plus qu’un premier ou un second violon.

À peine le Parnasse de 1866 a-t-il paru, que Th. Gautier, avec une ironie très apparente, met Mendès au rang des simples disciples : « Pandit élevé à l’école du brahmine Leconte de Lisle, il explique maintenant les mystères du lotus, célèbre l’enfant Krichdna, etc.[31] ». Tout en rongeant son frein, Mendès est bien obligé d’en convenir : « il serait absurde de dire que j’aurais écrit Le Mystère du Lotus, où pourtant se révèle déjà ma médiocrité spéciale (cette humilité semble fort adroite) si Leconte de Lisle ne m’eût offert, dans ses poèmes hindous, la beauté des Védas[32] ». Mais quoi ? Il s’est fait recommander par Banville à Louis Ménard, pour que celui-ci veuille bien le présenter à Leconte de Lisle. Malgré sa valeur magistrale, Mendès montre à la première entrevue une humilité d’élève. Leconte de Lisle devine en lui une force à utiliser à son profit ; en effet, Mendès, plein d’entregent et d’astuce, lui rend, près du pouvoir, de signalés services[33]. Auprès des Parnassiens, Catulle Mendès se fait le thuriféraire du patron ; il écrit à Coppée, en 1869 : « Lemerre publie en ce moment l’Hésiode et les Hymnes Orphiques, qui ont dans la traduction de notre cher et grand maître un superbe caractère hiératique[34] ». Leconte de Lisle se laisse servir, assez dédaigneusement ; il y a de la mésestime dans cette lettre à Heredia, du 22 juin 1871 : il trouve le livre d’Armand Silvestre sur la Commune « bien mal écrit, bien pâle et bien froid… Mais c’est un chef-d’œuvre, comparé aux 73 jours de la Commune par Catulle. Imaginez-vous une longue série de mensonges impudents et ridicules. Tout le monde sait qu’il invente les aventures dans lesquelles il a le plus grand soin de figurer héroïquement, puisqu’il n’a pas quitté Saint-Germain où il s’était réfugié. Cet homme si habile est bien maladroit[35] ». Leconte de Lisle a deviné le double jeu de Catulle : tout en couvrant le « maître » d’éloges enthousiastes, il travaille à le mettre hors de cour, car il le range avec Banville et Baudelaire, parmi les trois grands poètes qui, quand ils sont au Parnasse, ne sont pas chez eux, mais simplement en visite : « dans la hauteur sublime de ses rêves, dans la fierté de son pur génie, Leconte de Lisle, plus illustre que célèbre (?), planait, n’interrogeant qu’Homère ou Hésiode évoqués sur la beauté de ses Poèmes antiques[36] ». Qui se douterait qu’il s’agit ici du vrai maître du Parnasse ? Il y a là un effort obstiné pour le diminuer en le logeant au plafond. Ailleurs, quand Mendès veut voir dans Théodore de Banville « le plus grand des poètes lyriques de la France », ce n’est pas Hugo qu’il prétend détrôner[37].

Mais enfin, malgré sa grandeur, L. de Lisle n’est pas à lui seul toute la poésie de la seconde moitié du siècle. À côté de lui on peut se faire une place. Quelle est celle de Mendès au Parnasse, et en particulier à ce Parnasse contemporain que, nous le verrons, il a créé avec Ricard ? Au Parnasse, il a des camarades et des admirateurs. Mallarmé loue très fort sa pensée, sa force de jugement ; comme critique dramatique il le met sur le même pied que les maîtres du genre, Gautier, Janin, Paul de Saint-Victor[38]. Dierx en fait un disciple sans doute, mais le plus habile des disciples, « le plus artiste des poètes qui ont eu le magnifique enseignement de Leconte de Lisle…[39] » Il lui reconnaît le don des trouvailles de rythmes ; dès Philomela, dans la pièce liminaire, il crée, dit Dierx, un rythme nouveau et charmant : « on dira le treizain de Catulle Mendès ». On ne l’a pas dit encore, et on ne le dira probablement jamais, car les deux « treizains » qui servent de prologue et d’épilogue à Philomela n’ont rien qui frappe et qui retienne l’esprit ; mais on sent chez Dierx une amitié violente pour Mendès ; cela fait honneur à la candeur de Dierx, et il en faut tenir compte à Mendès. Il est bon de connaître l’éloge funèbre que Dierx lui a décerné, pour faire contre-poids à tant de mépris témoignés à Catulle : « Grand poète ! Pourquoi ne pas oser le dire tout de suite ?… Cette inoubliable suite de Contes Épiques qui sont de vrais chefsd’œuvre de composition, de fermeté, et de pureté de langue ! Catulle Mendès, autant que les plus illustres de ses contemporains, ne vous fait-il pas ressentir toutes les douloureuses impressions de l’âme moderne, toutes les nostalgies des Soirs moroses, qui nous poursuivent de leur charme indéfinissable et maladif ? N’a-t-il pas poussé de ces grands cris qui retentissent longuement dans votre cœur… Dans ses innombrables sonnets, ne vous a-t-il pas ébloui par les enluminures de sa fantaisie, par le précieux fini de ses strophes ?… Oui, il faut le dire bien haut, après les glorieux maîtres qu’il a vénérés, l’auteur des Contes Épiques a des émules, mais aucun ne lui est supérieur[40] ».

C’est bien l’impression que donnent les envois de Mendès aux trois Parnasses. Dès le premier tome, celui de 1866, il donne un chef-d’œuvre de virtuosité parnassienne, L’Absente :


C’est une chambre où tout languit et s’effémine ;
L’or blême et chaud du soir, qu’émousse la persienne,
D’un ton de vieil ivoire ou de guipure ancienne
Apaise l’éclat dur d’un blanc tapis d’hermine.

Plein de la voix mêlée autrefois à la sienne,
Et triste, un clavecin d’ébène, que domine
Une coupe où se meurt, tendre, une balsamine,
Pleure les doigts défunts de la musicienne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Devant la glace, auprès d’une veilleuse éteinte,

Bat le pouls d’une blanche horloge en porcelaine,
Et le clavecin noir gémit, quand l’heure tinte.


Comme forme, c’est très curieux : le premier vers indique la recherche d’art :


C’est une chambre où tout languit et s’effémine…


et, en effet, les rimes elles-mêmes sont uniquement féminines. Un ennemi de Mendès dirait que c’est une mièvrerie : soit, c’est un bijou en filigrane, mais c’est un bijou. On peut ne pas aimer Mendès, ne pas l’estimer même, mais il faut reconnaître qu’il a un talent de premier ordre, et aussi qu’il sait fort habilement le mettre en valeur : disposant de la mise en pages du volume, il a l’idée ingénieuse, au Parnasse de 1869, de mettre son envoi entre Charles Coran et Nina de Callias ; cela montre qu’il a le sens du contraste des valeurs, ou, brutalement, qu’il sait se choisir des repoussoirs. Il n’a pourtant pas besoin de ces habiletés-là. Dans le Salon parnassien ses tableaux tirent l’œil. C’est loin de valoir le Kaïn de Leconte de Lisle, qu’on aperçoit dès l’entrée ; mais cela vient immédiatement après. Ce ne sont pas des petits poèmes, comme dans la première série de la Légende des Siècles, ce ne sont presque que des anecdotes épiques, mais admirablement mises en vers. Ainsi, son Ahasvérus, Le Lion, La Fille du Domn, etc., qu’il reproduira dans ses Contes Épiques. Il condense ces récits à la manière de La Légende des Siècles avec une sobriété que n’a pas Hugo, et qu’on ne retrouve à un degré égal que dans Les Trophées. Mendès a de jolis vers, très originaux : le Créateur donne à Adam la terre, le ciel bleu,


Et la femme dont l’œil est un ciel plus petit.


Parfois on sent la grande influence de Hugo qui passe, mais qui, au lieu de diminuer la pensée de Mendès, la grandit au contraire : ainsi Le Consentement est sans doute inspiré de la partie biblique de la Légende des Siècles, mais la langue, le vers, sont bien de Mendès, et le drame est condensé avec un art parfait. La femme du riche pasteur Ahod s’endort sous un arbre et rêve que son époux lui donne l’ordre suivant :


                      « Femme, allons, qu’on se lève.
Aux marchands de Ségor, l’an dernier, j’ai vendu
Cent brebis et le tiers du prix m’est encor dû.
Mais la distance est grande et ma vieillesse est lasse.
Qui pourrais-je envoyer à Ségor en ma place ?
Rare est un messager fidèle et diligent.
Va, et réclame leur trente sicles d’argent. »
Elle n’objecta point le départ, l’épouvante,
Les voleurs : « Vous parlez, Maître, à votre servante ».
Et quand, montrant la droite, il eut dit : « C’est par là ! »
Elle prit un manteau de laine et s’en alla.


Elle marche, marche, pleurant, les pieds saignants, n’y voyant plus, dans les ténèbres, quand tout à coup, de l’ombre quelqu’un bondit sur elle, lui arrache son manteau,


Et s’enfuit, lui laissant dans la gorge un couteau !
— Le rêve à ce moment devint d’une horreur telle
Qu’il l’éveilla.
                  L’époux se tenait devant elle.
— Aux marchands de Ségor, lui dit-il, j’ai vendu
Cent brebis, et le tiers du prix m’est encor dû.


Mais la distance est grande et ma vieillesse est lasse.
Qui pourrai-je envoyer à Ségor en ma place ?
Rare est un messager fidèle et diligent.
Va, et réclame-leur trente sicles d’argent. »
La femme dit : « Le maître a parlé, je suis prête ».
Elle appela ses fils, mit ses mains sur la tête
Du fier aîné, baisa le front du plus petit,
Et, prenant son manteau de laine, elle partit[41].


De même, au Parnasse de 1876, on serait tenté de considérer Le Soleil de Minuit comme une imitation des Poèmes Barbares, et pourtant ce tableau poussé, dur, est à la manière de… Mendès. C’est une scène de cauchemar : le vieux Snorro, assassiné par Agnar, l’amant de sa femme, rentre, fantôme effrayant, dans sa maison, et passe la nuit avec Snorra, car il veut avoir un enfant qui plus tard le vengera. Ce rêve affreux, digne d’Hoffmann, est accompagné, en sourdine, par un duo d’amour entre un loup et une louve. Cette œuvre d’art, en apparence barbare, est très subtilement fouillée : à un collier préhistorique Mendès met un fermoir moderne : le dernier vers de la pièce rappelle, comme un écho, le premier ; voici le début :


Quand l’immémoriale antiquité des jours
Commençait pour ce globe et ses vides séjours,
L’obscure volonté selon qui la matière
Se ruait à remplir sa destinée entière,
Faisait sur le désert universel des eaux
Voguer des continents comme de grands vaisseaux.


et voici la fin, en écho :


Dans la lividité du minuit persistant,
L’île blafarde, au loin solitaire, s’étend,
Jusqu’à ce que les nefs de l’antique pilote,
Dans l’orageux chaos où leur désastre flotte,
Rompant l’ancre scellée aux rocs des vieux destins,
Marquent, l’homme étant mort sous les soleils éteints,
Le terme, pour ce globe et ses vides demeures
De l’immémoriale antiquité des heures.


C’est le même procédé que dans Le Consentement, plus caché peut-être, et risquant de ne pas être aperçu ; c’est de l’art pour l’art. Mendès a le génie des reprises.

Avec toutes ces qualités il ne réussit pas à s’imposer. Il est entouré d’une certaine déconsidération. Il y a sur lui des histoires louches, qui ne sont peut-être pas exactes, mais qui montrent un discrédit étrange[42]. Cladel l’avait cruellement surnommé : le Christ qui a trahi Judas[43] ! Avec un pareil écriteau dans le dos, on a beau se pavaner en tête d’un mouvement, on n’est pas suivi. On attire l’attention des badauds, et c’est tout. Comment les Parnassiens auraient-ils pu songer à prendre pour guide définitif un écrivain qui, lui-même, cherche ses directions aux quatre vents de l’esprit, Hugo, Baudelaire, Banville, Leconte de Lisle ? Nous avons essayé de mettre en lumière, loyalement, ce qu’il a de vraiment original. Mais cette originalité n’est qu’un coin perdu dans un talent fait surtout d’imitation, et je ne vois guère, dans toute la critique que Mirbeau pour nier ce psittacisme[44]. Tous les autres, à la suite de Jules Tellier qui a dit là-dessus la vérité définitive, reconnaissent à Mendès surtout le talent du pasticheur[45] ; ce n’est même pas une affaire de talent, mais de nature : c’est le type caméléon, d’autant plus curieux qu’il est en quelque sorte irresponsable : ce qu’il admire, il l’imite, spontanément, candidement, pour ainsi dire malgré lui[46]. Il peut être à volonté n’importe quel autre poète ; on le voit très bien composant à lui tout seul un quatrième volume du Parnasse Contemporain, et faisant du Dierx mieux que Dierx. Y a-t-il des moments où Mendès soit lui-même ? Il fait son examen de conscience, et se reconnaissant pécheur, c’est-à-dire imitateur, il demande à Dieu l’originalité dans sa Prière du matin :


Seigneur favorable au cœur qui t’honore,
Féconde en ce jour mon labeur sonore.
Donne-moi d’avoir un Penser nouveau
Né sans souvenir en mon seul cerveau[47].


Ces journées-là sont rares dans sa vie. Il fait décidément trop de transplantation. Il tient le Baudelaire à la perfection. Dans les Soirs moroses, le sonnet Soror Dolorosa semble une Fleur du Mal. Dans l’Intermède, la pièce À celle que je n’aime pas est curieusement rimée :


Ta nuque est de santal sous de vifs frisons d’or,
        Mais c’est une autre que j’adore !
Tes yeux de vermeil vert sont les coupables ciels
        Des amours artificielles, etc.


C’est joli, mais ce n’est pas neuf : dans ses Stalactites, Th. de Banville avait déjà eu cette idée :.


Tombez dans mon cœur, souvenirs confus,
        Du haut des branches touffues.


L’oiseau moqueur imite, dit-on, tous les chants des autres oiseaux, avec une telle perfection, qu’ils se taisent pour écouter celui qui chante si bien leur chanson. Pareil triomphe n’advient pas à Mendès. Il enrage. Il tâche à diminuer celui qui le relègue au second plan, et qui l’offusque : après avoir célébré, du vivant de Leconte de Lisle, sa libérale influence, son respect pour le talent d’autrui, il se rattrape après sa mort ; il accuse sa philosophie d’être dangereuse pour les jeunes hommes ; il reconnaît sans doute « sa noble discipline technique », mais il proteste contre sa tyrannie ; « il a été un guide et un conseiller redoutable. En ma déférente amitié, en ma religieuse admiration, j’ai pensé autrement jadis ; j’ai cru sincèrement que nos esprits restaient libres sous sa loi : je pense que je me trompais[48]. » Et voilà du coup Leconte de Lisle non plus le roi mais le tyran du Parnasse. Quant à l’initiateur véritable du mouvement parnassien, au chef intelligent, d’esprit large, il n’y a pas à le chercher bien loin[49] ! Il n’est pas jusqu’au Symbolisme lui-même qui ne soit un des rejetons de Mendès, car il procède des Histoires amoureuses ! « Qui m’eût dit qu’une école naîtrait d’une amusette[50] ? » Il n’y a qu’un mot qui serve : quel toupet !


  1. Il a été reproduit dans Les Annales du 14 février 1909, p. 157 ; Mme Adam, Mes Sentiments, p. 54 ; Th. de Banville, La Lanterne magique, p. 249-250.
  2. Talmeyr, Correspondant du 10 décembre 1925, p. 709 ; Calmettes, p. 224-225 ; M. Dreyfous, Ce que ie tiens à dire, p. 90-94, 100-104.
  3. Études et Milieux littéraires, p. 252. En effet, dans La République des Lettres du 4 mars 1877, Mendès publie sur La Légende des Siècles un article qui est un vrai cri d’amour : « Ce que je pense de ce livre ? Qu’il est sublime, etc. »
  4. Guiches, Revue de France, février 1925, p. 610.
  5. Talmeyr, Correspondant du 10 décembre 1925, p. 708.
  6. Quelques Fantômes, p. 180 ; cf. Léon Daudet, Au Temps de Judas, p. 15.
  7. Léon Daudet, Fantômes, p. 19-20 ; cf. L. Thomas, Nouvelles Littéraires du 21 janvier 1928.
  8. J. Tellier, Nos Poètes, p. 203.
  9. Talmeyr, Correspondant du 10 décembre 1925, p. 705-706.
  10. De Lescure, Fr. Coppée, p. 65.
  11. Coppée, Souvenirs, p. 78.
  12. Talmeyr, ibid., p. 707.
  13. Documents Littéraires, p. 175.
  14. J. Charpentier, Th. de Banville, p. 77 Fuchs, Th. de Banville, p. 217.
  15. La Légende du Parnasse, p. 132-133.
  16. Goudeau, Dix ans, p. 25.
  17. Choix de Poésies, p. 211.
  18. Huret, Enquête, p. 296-297, 294.
  19. Les Annales du 14 février 1909, p. 157.
  20. Paul Faure, Vingt ans d’Intimité, p. 70.
  21. Verlaine, V, 95-97.
  22. Coppée, Mon Franc-parler, III, 91-92.
  23. Choix de Poésies, p. 208-209 ; cf. L. Tailhade, Les Commérages de Tybalt, p. 289.
  24. La Légende du Parnasse, p. 205-206, 216-218.
  25. Coppée, Toute une Jeunesse, p. 147 sqq. ; de Lescure, Fr. Coppée, p. 32-49.
  26. Valabrègue, Revue Bleue du 7 avril 1894, p. 442.
  27. Œuvres, V, 86, 141.
  28. Ibid., p. III, 273.
  29. Poésies Posthumes, p. 9.
  30. Rapport, p. 142.
  31. Gautier, Rapport, p. 562.
  32. Mendès, Rapport, p. 115.
  33. Calmettes, pp. 137-138, 115, 336.
  34. P. p. Monval, Revue de Paris, Ier mars 1909, p. 83.
  35. P. p. Ibrovac, p. 566.
  36. La Légende du Parnasse, p. 36.
  37. La Maison de la Vieille, p. 342.
  38. Divagations, p. 372.
  39. Annales du 14 février 1909, p. 156.
  40. Annales, ibid.
  41. Parnasse de 1869, p. 82 ; Choix de Poésies, p. 77.
  42. Carnets intimes de R. de Montesquiou, Nouvelles Littéraires du 21 juillet 1928.
  43. Talmeyr, Correspondant du 10 décembre 1925, p. 709 ; cf. L. Daudet, Au Temps de Judas, p. 99.
  44. Cf. Huret, Enquête, p. 215, et Jean Hytier, Le Plaisir poétique, p. 98.
  45. Jules Tellier, Nos Poètes, p. 200-201 ; Clouard, La Poésie française moderne, p. 44 ; Boschot, Chez nos Poètes, p. 75-76.
  46. Léon Daudet, Les Œuvres, p. 36.
  47. Choix de Poésies, p. 210.
  48. Rapport, p. 101, 102.
  49. Rapport, p. 112-113.
  50. Ibid., p. 153.