Contes de la veillée/Histoire du Chien de Brisquet

Charpentier (p. 129-131).


histoire du Chien de Brisquet.



En notre forêt de Lions, vers le hameau de la Goupillière, tout près d’un grand puits-fontaine qui appartient à la chapelle Saint-Mathurin, il y avoit un bonhomme, bûcheron de son état, qui s’appeloit Brisquet, ou autrement le fendeur à la bonne hache, et qui vivoit pauvrement du produit de ses fagots, avec sa femme qui s’appeloit Brisquette. Le bon Dieu leur avoit donné deux jolis petits enfants, un garçon de sept ans qui étoit brun, et qui s’appeloit Biscotin, et une blondine de six ans, qui s’appeloit Biscotine. Outre cela, ils avoient un chien bâtard à poil frisé, noir par tout le corps, si ce n’est au museau qu’il avoit couleur de feu ; et c’étoit bien le meilleur chien du pays, pour son attachement à ses maîtres.

On l’appeloit la Bichonne, parce que c’étoit une chienne.

Vous vous souvenez du temps où il vint tant de loups dans la forêt de Lions. C’étoit dans l’année des grandes neiges, que les pauvres gens eurent si grand’peine à vivre. Ce fut une si terrible désolation dans le pays.

Brisquet, qui alloit toujours à sa besogne, et qui ne craignoit pas les loups, à cause de sa bonne hache, dit un matin à Brisquette : — Femme, je vous prie de ne laisser courir ni Biscotin ni Biscotine, tant que M. le grand-louvetier ne sera pas venu. Il y auroit du danger pour eux. Ils ont assez de quoi marcher entre la butte et l’étang, depuis que j’ai planté des piquets le long de l’étang pour les préserver d’accident. Je vous pris aussi, Brisquette, de ne pas laisser sortir la Bichonne, qui ne demande qu’à trotter.

Brisquet disoit tous les matins la même chose à Brisquette. Un soir il n’arriva pas à l’heure ordinaire. Brisquette venoit sur le pas de la porte, rentroit, ressortoit, et disoit, en se croisant les mains : — Mon Dieu, qu’il est attardé !…

Et puis elle sortoit encore, en criant : — Eh ! Brisquet !

Et la Bichonne lui sautoit jusqu’aux épaules, comme pour lui dire : — N’irai-je pas ?

— Paix ! lui dit Brisquette. — Écoute, Biscotine, va jusque devers la butte pour savoir si ton père ne revient pas. — Et toi, Biscotin, suis le chemin au long de l’étang, en prenant bien garde s’il n’y a pas de piquets qui manquent. — Et crie fort, Brisquet ! Brisquet !…

— Paix ! la Bichonne !

Les enfants allèrent, allèrent, et quand ils se furent rejoints à l’endroit où le sentier de l’étang vient couper celui de la butte : — Mordienne, dit Biscotin, je retrouverai notre pauvre père, ou les loups m’y mangeront.

— Pardienne, dit Biscotine, ils m’y mangeront bien aussi.

Pendant ce temps-là, Brisquet étoit revenu par le grand chemin de Puchay, en passant par la Croix-aux-Ânes sur l’abbaye de Mortemer, parce qu’il avoit une hottée de cotrets à fournir chez Jean Paquier. — As-tu vu nos enfants ? lui dit Brisquette.

— Nos enfants ? dit Brisquet. Nos enfants ? mon Dieu ! sont-ils sortis ?

— Je les ai envoyés à ta rencontre jusqu’à la butte et à l’étang, mais tu as pris par un autre chemin.

Brisquet ne posa pas sa bonne hache. Il se mit à courir du côté de la butte.

— Si tu menois la Bichonne ? lui cria Brisquette.

La Bichonne étoit déjà bien loin.

Elle étoit si loin que Brisquet la perdit bientôt de vue. Et il avait beau crier : — Biscotin, Biscotine ! On ne lui répondoit pas.

Alors, il se prit à pleurer, parce qu’il s’imagina que ses enfants étoient perdus.

Après avoir couru longtemps, longtemps, il lui sembla reconnoître la voix de la Bichonne. Il marcha droit dans le fourré, à l’endroit où il l’avoit entendue, et il y entra, sa bonne hache levée.

La Bichonne étoit arrivée là, au moment où Biscotin et Biscotine alloient être dévorés par un gros loup. Elle s’étoit jetée devant en aboyant, pour que ses abois avertissent Brisquet. Brisquet d’un coup de sa bonne hache renversa le loup roide mort, mais il étoit trop tard pour la Bichonne. Elle ne vivoit déjà plus.

Brisquet, Biscotin et Biscotine rejoignirent Brisquette. C’étoit une grande joie, et cependant tout le monde pleura. Il n’y avoit pas un regard qui ne cherchât la Bichonne.

Brisquet enterra la Bichonne au fond de son petit courtil sous une grosse pierre sur laquelle le maître d’école écrivit en latin :

c’est ici qu’est la bichonne,
le pauvre chien de brisquet.

Et c’est depuis ce temps-là qu’on dit en commun proverbe : Malheureux comme le chien à Brisquet, qui n’allit qu’une fois au bois, et que le loup mangit.