Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 39

CHAPITRE XXXIX.

Administration du marquis Duquesne. — Affaire de Jumonville. — Prise du fort Necessity. — Défaite du général Braddock.


M.  de la Jonquière eut pour successeur le marquis Duquesne de Menneville, capitaine de vaisseaux, sous le titre de gouverneur général du Canada, de la Louisiane, du Cap-Breton, de l’île Saint-Jean, et leurs dépendances. Sa commission, datée du 1er. mars 1752, fut enrégistrée, à Québec, le 7 août suivant, lendemain de son arrivée.

Le marquis Duquesne avait des talens et de l’activité : M.  de la Galissonnière, à la recommandation duquel il avait été nommé gouverneur, lui avait communiqué tous les renseignemens qu’il possédait sur le Canada. Persuadé que la paix ne pouvait pas durer longtemps, M.  Duquesne s’appliqua à discipliner les troupes et les milices : il forma les miliciens des villes de Québec et de Montréal en différentes compagnies, à la tête desquelles il mit des officiers expérimentés. Il passa les miliciens en revue, dans les paroisses de la campagne, et prit tous les moyens qui lui parurent propres à mettre la colonie en état de défense.

Les instructions qu’il avait reçues, concernant les limites, étaient trop positives et trop explicites, pour qu’il pût s’en écarter, ou négliger de s’y conformer : elles portaient qu’il devait regarder comme les véritables bornes des possessions françaises celles qui avaient été tracées par M.  de la Galissonnière, et construire des forts, de distance en distance, pour empêcher que les Anglais ne s’avançassent à l’ouest des monts Apalaches. Il envoya donc plusieurs détachemens de troupes sur la Belle-Rivière, avec ordre aux commandans de bâtir des forts, et de s’assurer, par des présens, de l’alliance des Sauvages. Il donna avis au gouverneur de la Louisiane de la démarche qu’il faisait, et lui recommanda de faire en sorte que les Sauvages de son gouvernement se joignissent aux troupes françaises de l’Ohio. Le fort Duquesne fut bâti ; des détachemens de troupes furent stationnés aux postes de Machault et de la Presqu’île, entre le fort Duquesne et le Détroit, et il fut construit des vaisseaux, sur les lacs Érié et Ontario, pour la facilité du transport.

On apprit bientôt, au fort Duquesne, que les Anglais, ou plutôt, les colons anglais de la Virginie, avaient franchi les monts Apalaches, s’étaient avancés à l’ouest, comme à la rencontre des Français, et se fortifiaient, sur les bords de la rivière de Malenguélé, ou Monongahela. M.  de Contrecœur, qui commandait à ce poste, crut que son devoir l’obligeait à s’opposer à l’entreprise des Anglais ; mais avant d’employer la force ouverte, il voulut tenter des voies pacifiques : il envoya au commandant anglais un officier distingué, avec une lettre, dans laquelle il le sommait de retirer ses troupes de dessus les terres de la domination française. Les Anglais, suivant l’écrivain qui nous sert ici de guide, feignirent d’abord de se retirer en effet ; mais au lieu de le faire, ils se hâtèrent d’achever le fort qu’ils avaient commencé, et qu’ils avaient appellé, ou qu’ils appelèrent alors, Necessity (de la Nécessité).

Cependant, M.  de Contrecœur ignorait si les Anglais s’étaient retirés, ou non : pour s’en assurer, il fit partir M.  de Jumonville, jeune officier de mérite, accompagné de trente hommes, avec ordre de découvrir si les Anglais étaient encore sur les terres de la France, et s’il les y rencontrait, de faire à leur commandant une seconde sommation de se retirer.

Jumonville était encore à une certaine distance du fort Necessity, lorsque, tout-à-coup, il se vit environné d’Anglais, qui firent sur lui un feu terrible. Il fait signe de la main au commandant, montre ses dépêches et demande à être entendu. Le feu cesse alors ; il annonce son caractère et sa qualité d’envoyé, et commence à lire la sommation dont il est porteur ; mais à peine était-il à la moitié de la lecture, que les Virginiens recommencèrent à tirer sur lui, très probablement, sans l’ordre de leur commandant, qui était le colonel Washington, devenu, depuis, si célèbre. Jumonville et une partie de ses gens furent tués, et les autres furent faits prisonniers, à l’exception d’un seul, qui se sauva, et vint apporter au fort Duquesne la nouvelle de ce désastre.

M.  de Contrecœur assembla aussitôt les officiers de la garnison, et les Sauvages des environs, et leur raconta ce qui venait de se passer. Tous se montrèrent indignés de la conduite des Anglais, et furent d’avis qu’il fallait aller, sans perte de temps, investir le fort Necessity. Une partie de la garnison et quelques centaines de Sauvages furent mis sous les ordres de M.  de Villiers, frère de Jumonville. Cette petite armée se mit aussitôt en marche, arriva au fort Necessity, et l’investit, dans l’intention de le prendre à l’assaut, s’il ne se rendait pas, à la première sommation. Les Anglais n’attendirent pas l’attaque : n’espérant point de quartier, si leur fort était emporté de vive force, ils se hâtèrent de capituler, et se rendirent prisonniers de guerre[1]. Quoique parti pour venger la mort de son frère, de Villiers se conduisit avec une modération qui lui fit le plus grand honneur. Cette affaire eut lieu au commencement de juin 1753.

L’Angleterre n’eut pas plutôt appris ce qui s’était passé, sur les bords de l’Ohio, qu’elle résolut de faire les plus grands efforts pour chasser les Français des postes qu’ils occupaient dans ces quartiers. Non seulement elle donna ordre aux gouverneurs de ses colonies de repousser la force par la force ; elle fit encore passer plusieurs régimens d’Irlande en Amérique, pour les mettre en état d’agir sur l’offensive. La France, qui regardait sa rivale comme ayant été l’aggresseur, dans l’affaire de Jumonville, et qui prévoyait que la paix ne pouvait pas se prolonger encore bien longtemps, se prépara, de son côté, à soutenir la guerre, en Amérique, et fit partir de Brest, sous le commandement de l’amiral Bois de la Mothe, une flotte considérable, portant plusieurs régimens de vieilles troupes, et un grand approvisionnement de munitions et d’effets militaires.

Quoique la guerre n’eût pas encore été déclarée, le cabinet britannique crut qu’il lui était permis d’empêcher la France de se fortifier en Canada, et en conséquence, une escadre d’onze vaisseaux de ligne et plusieurs frégates sortit de Plymouth, le 27 avril 1754, sous les ordres de l’amiral Boscawen. Les deux escadres arrivèrent, presque en même temps, sur les bancs de Terre-Neuve, et fort heureusement pour l’amiral français, dit M.  Smith, les épais brouillards qui règnent dans ces parages, donnèrent à toute sa flotte le moyen de s’échapper, à l’exception de deux vaisseaux, l’Alcide et la Lys, qui furent pris par l’escadre anglaise ; d’où il paraît que l’amiral Boscawen n’avait pas seulement reçu l’ordre d’épier les mouvemens de la flotte française, comme s’exprime notre historien, mais encore celui de l’attaquer. Il y avait, sur ces deux vaisseaux, huit compagnies de troupes, et un grand nombre d’officiers du génie. M.  de la Mothe arriva, quelques jours après, à Québec, avec le reste de son escadre, à la grande joie du gouverneur général et de la colonie.

Aussitôt que la prise des deux vaisseaux français eut été connue, à la cour de France, le comte de Mirepoix, ambassadeur français à Londres, fut rappellé : il fut publié un manifeste, et les journaux retentirent de plaintes contre la conduite du gouvernement anglais. Celui-ci répondit que la conduite des Français, sur les bords de l’Ohio, avait rendu la mesure à laquelle il avait recouru nécessaire et justifiable.

Cependant, le général Braddock s’était mis en marche, le 10 juin de cette année 1754, à la tête de 2,200 hommes, pour se rendre sur les lieux où le colonel Washington avait été fait prisonnier, avec ses gens, l’année précédente ; et les colons de la Virginie et de la Pensylvanie avaient fait partir plusieurs détachemens de volontaires, pour le renforcer.

M.  de Contrecœur, qui commandait toujours, au fort Duquesne, fut informé, de bonne heure, de la marche des troupes anglaises, sous le général Braddock, et envoya un parti consistant en deux cent-cinquante Canadiens, et six cent-cinquante Sauvages, sous le commandement de MM.  de Beaujeu et Dumas, pour les attaquer, à un défilé qu’elles avaient à passer, à environ trois lieues du fort. Braddock s’avança sans méfiance et sans précautions, jusqu’à l’endroit où les Français s’étaient postés, comme en ambuscade. Ceux-ci firent une décharge générale de leur mousqueterie, sur l’avant-garde des Anglais, qui se replia aussitôt, en désordre, sur le corps d’armée. Le mouvement rétrograde et précipité de leur avant-garde jetta les Anglais dans une espèce de terreur panique, et ils se mirent presque tous à fuir, dans le plus grand désordre. Braddock parvint néanmoins à en rallier un certain nombre, et alla, avec eux, à la charge, une seconde fois, mais avec aussi peu de succès que la première : il y fut blessé mortellement, et les soldats, découragés par la perte de leur chef, se mirent aussitôt à fuir, en désordre et pêle-mêle. La perte des Anglais se monta à environ sept cents hommes, parmi lesquels il y avait plusieurs officiers de mérite. Toute leur artillerie, leurs munitions et leur bagage tombèrent entre les mains des Français, ainsi que les plans et les instructions du commandant.

Du côté des Français, il y eut une trentaine d’hommes de tués, et à peu près autant de blessés : M.  de Beaujeu, et MM.  de la Perade et Corneval, officiers du corps de la marine, furent du nombre des derniers. M.  Dumas se distingua particulièrement dans ce combat, qui se livra, le 9 juillet, à midi : les Canadiens y donnèrent de nouvelles preuves de leur bonne volonté, et les Sauvages s’y conduisirent en alliés fidèles et zélés.

Au lieu de se fortifier, après leur retraite, de crainte que la victoire que les Français venaient de remporter ne les portât à tenter de pénétrer dans la Virginie, ou dans la Pensylvanie[2], les Anglais, se contentèrent de laisser un petit détachement, au fort Cumberland, sur le Potomac, et se retirèrent, sous la conduite du colonel Washington. Ils arrivèrent à Philadelphie, le 2 août, au nombre de 1,600 hommes, et furent aussitôt embarqués pour Albany, où l’on formait un dépôt de troupes pour une expédition contre le Canada.

Le marquis Duquesne s’étant démis du gouvernement du Canada, pour rentrer dans le service de mer, on lui donna pour successeur le marquis de Vaudreuil de Cavagnal, gouverneur de la Louisiane. Les provisions de ce dernier, datées du 1er janvier 1755, furent enrégistrées à Québec, le 13 juillet de la même année. M.  Bigot, qui était passé en France, l’année précédente, en était revenu depuis quelques mois[3]. M.  Varin avait rempli, en son absence, les fonctions d’intendant.

  1. Ils furent échangés, ou renvoyés, sans échange, quelque temps après ; car Washington, leur commandant, se trouve, l’été suivant, dans l’armée du général Braddock.
  2. La plupart des écrivains anglais prétendent que c’étaient les Français qui avaient empiété, en érigeant le fort Duquesne, etc. Ce fort, situé au confluent de l’Ohio et de la Monongahela, se trouvait dans les limites données depuis à la Pensylvanie, mais quinze ou vingt lieues à l’ouest des monts Apalaches.
  3. Avant son départ pour la France, il avait obtenu du gouverneur général la place de commandant de Beauséjour, et la charge lucrative de commissaire, pour un de ses favoris, nommé de Vergor, homme sans talens, et dépourvu de tout sentiment d’honneur et de probité. À peine ce nouveau fonctionnaire fut-il arrivé à Beauséjour, qu’il reçut de M.  Bigot une lettre dans le genre de celle que Louis XIII, si inconvenablement surnommé le Juste, écrivit au maréchal de Marillac, exécuté ensuite, pour concussion dans la province dont il avait été gouverneur. Dans cette lettre, datée du 30 août 1754, l’intendant disait à son favori  : « Retirez autant d’argent que vous pourrez de votre poste, mon cher de Vergor ; les moyens sont entre vos mains ; faites en sorte d’être bientôt en état de repasser en France, et d’acheter une terre près de moi. » Le favori sut mettre à profit, comme on peut croire, l’avis de son protecteur.