Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 36

CHAPITRE XXXVI.


Siège et reddition de Louisbourg. — Dispersion d’une escadre destinée à reprendre cette place. — Défaite d’une autre escadre française.


Depuis l’année 1733, ou 1734, jusqu’au premier siège de Louisbourg, en 1745, le Canada se trouve dans un état à peu près nul pour l’histoire : il ne s’y passe presque aucun évènement digne d’entrer dans les annales de la colonie, ou pour mieux dire, il n’y a pas, dans cet espace de temps, d’annales canadiennes : tous les regards sont tournés du côté de la Louisiane, tous les voyageurs se portent vers l’embouchure du Micissipi, et les relations, naguère en si grand nombre, cessent pour le Canada, dont on semble ne plus s’occuper, dans la métropole. Ce fut dans cet intervalle de silence et de repos, que le marquis de Beauharnois entreprit de faire pénétrer un de ses officiers, bien accompagné, jusqu’à la mer du Sud. Charlevoix, qui fait mention de cette entreprise, sans nommer la personne qui en fut chargée, n’a pu parler de son résultat, parce qu’on ne le connaissait pas, lorsqu’il achevait d’écrire son histoire ; mais il paraît qu’elle ne réussit point, ou qu’elle n’aboutit à rien d’utile, soit pour la France, soit pour le Canada.

Cependant, le pays se peuplait de plus en plus, tant par l’accroissement naturel de la population indigène que par l’émigration de France, et assez rapidement, s’il en faut juger par le nombre des nouvelles concessions : il ne fut pas concédé moins de trente espaces de terre, plus ou moins considérables, en fief et seigneurie, dans l’intervalle de 1732 à 1743, par le marquis de Beauharnois et M. Hocquart, successeur de M. Dupuy, dans l’intendance. La colonie faisait aussi des progrès, du côté de l’industrie : en 1733, on commença à exploiter les mines de fer de Saint-Maurice et de Batiscan, découvertes en 1667, mais entièrement négligées, durant l’espace de soixante-dix ans. Le minerai fut d’abord mis en œuvre avec assez peu d’habileté ; mais en 1739, on fit venir de France un artisan qui réunissait la connaissance des différentes branches de manufactures de fer fondu et travaillé à une connaissance suffisante de l’art d’exploiter les mines ; et la compagnie qui avait entrepris cette exploitation, put s’y livrer, avec profit pour elle-même et avantage pour le pays.

Cette même année 1739, M. Dosquet ayant donné sa démission, M. Pouroy de l’Auberivière fut nommé pour le remplacer. Il s’embarqua, le printemps suivant, pour ce pays ; mais il mourut, quelques jours après son arrivée à Québec, d’une fièvre putride, contractée dans le vaisseau sur lequel il avait fait la traversée. Ce prélat eut pour successeur M. Dubreuil de Pontbriand, qui gouverna l’église du Canada jusqu’à 1760, année de sa mort.

Dès l’année 1703, il avait été émané un édit royal, par lequel il était défendu aux communautés religieuses d’acquérir des biens-fonds au-delà d’une certaine valeur : par un édit subséquent, toute acquisition de ce genre fut interdite aux gens de main-morte, à moins qu’ils n’en eussent préalablement demandé et obtenu la permission par écrit. Enfin, en 1743, il fut émané un troisième édit royal, prohibant strictement tout achat mutation, et aliénation en main-morte, sans une autorisation du roi ou de la justice.

Un ordre du conseil supérieur de la même année, défend aux curés de marier les mineurs, et leur enjoint de se conformer, en tout, aux règles canoniques, concernant la publication des bans de mariage.

L’année suivante, le roi de France, persuadé à juste titre, que les lois et ordonnances du royaume n’étaient pas toutes convenables aux colonies, écrivit au gouverneur et à l’intendant de la Nouvelle France, une lettre portant que sa majesté entendait qu’à l’avenir, les ordonnances et édits royaux, auxquels elle voulait que ses sujets du Canada obéissent, fussent enregistrés au conseil supérieur de Québec, et que conséquemment, aucun édit, arrêt, déclaration, lettres-patentes, etc. ne fussent enregistrés au dit conseil, sans un ordre exprès de sa part, signifié par le ministre de la marine et des colonies.

La même année 1744, en conséquence d’une lettre écrite à l’évêque de Québec par M. de Maurepas, d’après des représentations envoyées en France par les autorités civiles de la colonie, ce prélat supprima, ou abolit plusieurs des fêtes qui se célébraient dans son diocèse.

L’année 1745 est célèbre, dans les annales du Canada, par le siège de Louisbourg, et la reddition de cette place aux Anglais, ou plutôt aux colons de la Nouvelle Angleterre. La guerre avait éclaté entre la France et l’Angleterre, dès l’année précédente 1744. M. Duvivier, qui commandait à Louisbourg, n’eut pas plutôt été informé de ce nouvel état de choses, qu’il arma quelques vaisseaux de guerre, qui se trouvaient dans le port, y fit embarquer environ neuf cents hommes, tant troupes réglées que miliciens, et se dirigea sur le poste de Camceaux, dans la Nouvelle Écosse, dont il se rendit maître, sans coup férir. Après en avoir transporté la garnison et les habitans à Louisbourg, M. Duvivier retourna sur les côtes de l’Acadie, et tint le Fort-Royal bloqué, pendant plusieurs semaines. Mais ayant appris qu’il y venait du secours de la Nouvelle Angleterre, il se retira aux Mines, autre poste peuplé de Français, dont il se rendit maître, mais qu’il abandonna ensuite, comme intenable, pour retourner à Louisbourg, où sa présence devenait nécessaire.

Le 5 février 1745, il fut arrêté, dans l’assemblée générale du Massachusetts, qu’il convenait de faire un armement contre Louisbourg, afin d’ôter aux Français, par la prise de cette forteresse, les moyens faciles qu’elle leur fournissait d’incommoder la Nouvelle Angleterre, et de faire des incursions dans la Nouvelle Écosse. M. Shirley, homme actif autant qu’habile, qui était alors gouverneur de la Nouvelle Angleterre, entra avec ardeur dans les vues de l’assemblée générale : les enrôlemens commencèrent aussitôt ; et au bout de deux mois, le nombre des volontaires fut de plus de 4,000. Ces troupes furent mises sous les ordres de M. Pepperell, commandant en chef des milices de la colonie, et embarquées sur une escadre commandée par le commodore Warren. Cette escadre se rendit d’abord à Camceaux, où elle resta trois semaines, pour attendre que les rivages de l’Île Royale fussent débarassés des glaces qui les rendaient inabordables. Elle remit à la voile, le 10 mai, et jetta l’ancre, le lendemain, dans la baie de Gabori, ou Gabarus.

Les Français voulurent s’y opposer au débarquement des troupes de terre ; mais ils y perdirent quelques hommes tués ou faits prisonniers, et furent repoussés. Le même jour, un détachement des troupes débarquées brûla l’établissement de Saint-Pierre. Le lendemain, elles érigèrent une batterie de petits canons et quelques mortiers, sur une colline, à sept cent-cinquante toises d’un des bastions.

Le 13, 4,000 hommes marchèrent, à l’abri des hauteurs, au hâvre du nord-est, et y brûlèrent les magasins ; sur quoi les troupes françaises qui étaient stationnées à une grande batterie érigée en-dehors des murs, enclouèrent leurs canons, et se retirèrent dans la ville. Ces canons furent presque aussitôt décloués, et tournés contre la place. Les arsiégeans furent obligés d’amener les plus gros des leurs sur des traîneaux, par des marais impénétrables pour les bœufs et les chevaux. Ils ne firent point d’approches régulières, par des tranchées en parallèles et en zigzags ; mais se contentèrent de canonner et de bombarder la ville au hazard ; ce qui ne laissa pas de causer beaucoup de dommages aux murs et aux bâtimens intérieurs, mais sans qu’il en résultât aucune brèche praticable.

Du 18 mai, jour où la ville fut, pour la première fois, sommée de se rendre, jusqu’au 23 juin, les assiégeans érigèrent plusieurs nouvelles batteries ; les assiégés firent quelques sorties, et il y eut des escarmouches assez chaudes, mais sans résultat important. Dans cet intervalle, un vaisseau de 64 canons, qui amenait un renfort de troupes à Louisbourg, fut pris par Warren, qui couvrait le siége avec son escadre.

Le 23 juin, les commandans anglais décidèrent que, le lendemain, on donnerait l’assaut à la place, par mer, tandis que les troupes du camp feraient une attaque, du côté de terre, par voie de diversion. Quoique les murs de Louisbourg fussent de quatre-vingts pieds de hauteur, et que le fossé en eût autant de largeur ; qu’il y eût soixante canons de gros calibre en batterie dans la ville, et que la place fût abondamment pourvue de munitions et de vivres, la garnison, forte de neuf cents hommes, fut effrayée des préparatifs des assiégeans, et M. Duvivier se détermina, peut-être trop tôt, à capituler.

Comme les échelles se trouvaient trop courtes de dix pieds, il est probable que l’assaut n’aurait pas réussi, et que les assiégéans auraient été découragés par le manque de succès. Quoiqu’il en soit, il fut convenu que la garnison sortirait de la place, avec les honneurs de la guerre, et serait transportée en France, aux frais de l’Angleterre, à la condition de ne pas servir contre cette puissance, durant l’espace d’une année. La perte des assiégeans ne se monta pas à deux cents hommes tués ; celle des assiégés ne dut pas être plus considérable.

La reddition de Louisbourg et du Cap-Breton ne fut pas plutôt connue en France, que le gouvernement fit préparer un armement considérable, dans le port de Rochefort. La flotte fut prête à mettre en mer, dès le commencement de mai 1746 ; mais elle fut retenue par des vents contraires, et ce ne fut que le 22 juin, qu’elle sortit du port, sous les ordres du duc d’Anville, officier de mer, dans le courage et l’habileté duquel on avait la plus grande confiance. Elle consistait alors en onze vaisseaux de ligne, trente vaisseaux de 30 à 10 canons, et bâtimens de transport, et portait 3,000 hommes de débarquement, sous M. de Pommeril, maréchal-de-camp. Cette flotte devait être renforcée de quatre vaisseaux des Antilles, commandés par M. de Conflans, et l’on s’attendait que l’armement serait joint par les Acadiens, ou habitans français de l’Acadie, où M. de Ramsay s’était rendu, avec 1,700 Canadiens et Sauvages, pour attendre l’arrivée de la flotte.

C’en était bien autant qu’il fallait pour enlever le Cap-Breton et l’Acadie aux Anglais, sans l’espèce de fatalité qui sembla s’attacher alors, comme plus tard, à toutes les entreprises des Français, en Amérique. À peine la flotte avait-elle perdu de vue les côtes de France, qu’elle fut assaillie par une tempête qui sépara les vaisseaux les uns des autres ; de sorte qu’il n’en arriva qu’un petit nombre, avec celui de l’amiral, à Chédabouctou, le 12 septembre, c’est-à-dire, plus de deux mois après le départ de Rochefort.

Pour comble d’infortune, M. d’Anville tomba malade, le jour même de son arrivée à Chédabouctou, et mourut, quatre jours après.

Le surlendemain, 18, il fut assemblé un conseil de guerre : le vice-amiral y proposa de retourner en France, attendu qu’il ne restait plus que sept vaisseaux, et que la plus grande partie des troupes se trouvaient sur ceux qui manquaient. M. de la Jonquière, qui le 15 mars précédent, avait été nommé gouverneur du Canada, en remplacement du marquis de Beauharnois, et le plus grand nombre, combattirent la proposition du vice-amiral ; pensant qu’il n’était pas à propos de s’en retourner, sans avoir fait, au moins, quelques tentatives contre les établissemens anglais de l’Acadie, et particulièrement contre le Port-Royal. Le vice-amiral, qui était indisposé depuis quelques jours, voyant que son avis ne prévalait pas, tomba dans une espèce de délire, et se passa son épée au travers du corps.

Cet évènement fit passer le commandement à M. de la Jonquière, qui, quoiqu’âgé de plus de soixante ans, se montra plus actif et plus résolu que son prédécesseur, et releva, par-là, le courage de la flotte et de l’armée. Il fut donc décidé qu’on attaquerait le Port-Royal ; mais tandis qu’on s’y préparait, on eut nouvelle qu’une escadre, commandée par l’amiral Lestock, avait fait voile d’Angleterre pour l’Amérique. Dans la crainte d’être attaqué, M. de la Jonquière se hâta de mettre à la voile : une tempête, qui l’accueillit, près du Cap de Sable, dispersa encore le peu des vaisseaux qu’il avait sous son commandement, et le contraignit de s’en retourner, sans avoir rempli aucune des vues que son gouvernement s’était proposées, en faisant cet armement.

Loin d’être découragé par le mauvais succès de son entreprise, le gouvernement de France résolut de faire incontinent de nouveaux efforts, pour reprendre Louisbourg, et même tout ce qu’il avait perdu en Acadie. Il fit appareiller, dans le port de Brest, une escadre dont le commandement fut donné à M. de la Jonquière, qui joignait la commission de vice-amiral à celle de gouverneur général de la Nouvelle France. Cette escadre mit à la voile, au mois d’avril 1747, de conserve avec une autre, qui était commandée par M. de Saint-Georges, et qui devait agir contre les établissemens anglais des Indes Orientales.

Le ministère anglais, qui avait été informé, de bonne heure, des préparatifs de la France, et qui savait que les deux escadres devaient, pendant quelque temps, faire route de compagnie, comprit qu’il n’avait rien de mieux à faire que d’essayer à les faire attaquer, avant qu’elles se fussent séparées. En effet, à peu près dans le même temps que les escadres françaises sortaient du port de Brest, l’amiral Anson et le contre-amiral Warren firent voile de Plymouth, avec une escadre supérieure à celle qu’ils avaient ordre de chercher. Cette dernière se composait de six vaisseaux de ligne, d’autant de frégates, et de quatre vaisseaux armés de la compagnie des Indes, ayant sous convoi une trentaine de navires chargés de marchandises. Elle fut rencontrée par les Anglais, sur les côtes de la Galice, au commencement de mai. Les amiraux français ne refusèrent pas le combat ; mais ayant fait la faute de laisser toutes leurs frégates s’éloigner d’eux, pour protéger les bâtimens marchands, ils se trouvèrent bien inférieurs en forces à leurs adversaires, et furent, à la fin, obligés d’abaisser leurs pavillons.

Dans le même temps que la France faisait les armemens dont nous venons de parler, on levait, dans les colonies anglaises, de nouvelles troupes, pour faire partie d’une expédition contre le Canada. Ces troupes furent tenues sur pied pendant l’année 1746, et le printemps et l’été de 1747, dans l’attente d’une flotte d’Angleterre ; mais au mois d’octobre de cette dernière année, le gouvernement anglais, craignant de ne pas réussir dans l’entreprise, ou prévoyant qu’il serait obligé de restituer, à la paix, qui paraissait alors prochaine, ce qu’il aurait enlevé à la France, en Amérique, envoya aux gouverneurs de la Nouvelle Angleterre et de la Nouvelle York, l’ordre de licencier les troupes et les milices levées pour une expédition contre le Canada.

Vers l’automne de cette même année 1747, M. de l’Étendrière-Desherbiers eut ordre d’escorter, avec huit vaisseaux armés, un nombre considérable de bâtimens chargés de vivres pour le Canada. Rencontré, au mois d’octobre, à la hauteur du détroit de Bellisle, par une escadre anglaise de dix-neuf vaisseaux, commandée par l’amiral Hawke, Desherbiers accepta, sans hésiter, le combat, qui dura huit heures, et parvint, par l’habileté de ses manœuvres, à sauver tous les vaisseaux qu’il convoyait, à l’exception de six.