Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 34


CHAPITRE XXXIV.

Cession de l’Acadie, etc. à l’Angleterre. — Fondation de Louisbourg. — Hostilités des Outagamis. — Incidens.


Au commencement de 1712, le bruit ayant couru que les Anglais se disposaient à mettre en mer une nouvelle flotte, pour assiéger Québec, le gouverneur trouva, dans la bourse des marchands de cette ville, une somme de cinquante mille écus, pour y ajouter des fortifications. « Voilà, dit l’auteur des Beautés de l’Histoire du Canada, ce que fait un pays pauvre, tandis que de grandes nations florissantes ont peine à se priver de quelques jouissances de luxe, pour subvenir aux besoins de la patrie. »

Cette même année, les gouverneurs généraux du Canada et des colonies anglaises reçurent de leurs souverains des ordres précis de faire cesser tout acte d’hostilité entre les sujets des deux nations et leurs alliés. Par le traité conclu entre Louis XIV et la reine Anne, l’année suivante, la France cédait à l’Angleterre l’Acadie, avec la ville de Port-Royal, appellée depuis Annapolis, et tout ce que les Français avaient possédé, jusqu’alors, dans l’île de Terre-Neuve et à la Baie d’Hudson. Le roi Très-Chrétien renonçait aussi aux droits qu’il prétendait avoir sur le pays des Iroquois ; sans beaucoup de perte pour la France ni de gain pour l’Angleterre, puisque ces Sauvages s’étaient maintenus jusqu’alors, et se maintinrent encore, par la suite, dans leur indépendance.

En cédant la presqu’île de l’Acadie, appellée depuis Nouvelle-Écosse, la France s’était réservé le continent voisin, et possédait encore l’Île Royale, ou du Cap-Breton, et celle de Saint-Jean. Dès l’an 1706, M. Rodot avait envoyé à la cour de France un mémoire, où il recommandait fortement la colonisation du Cap-Breton, comme devant être du plus grand avantage à la France et au Canada, particulièrement sous le rapport du commerce : après la perte de l’Acadie et de Plaisance, on pensa sérieusement, non seulement à peupler cette île, mais encore à la fortifier. Après avoir délibéré, pendant quelque temps, sur le choix du lieu où il convenait de former le principal établissement, et hésité entre le port de Sainte-Anne et le Havre à l’Anglais, on se décida pour ce dernier, et l’on commença à y bâtir une ville, à laquelle on donna le nom de Louisbourg. M. de Costebelle, qui avait perdu le gouvernement de Plaisance, fut chargé de celui de la nouvelle colonie.

On s’était d’abord attendu à pouvoir transporter dans l’Île Royale tous les Français établis en Acadie, et même tous les Sauvages compris sous le nom d’Abénaquis, et quelques uns de ces derniers y formèrent, en effet, une bourgade ; mais les Acadiens n’y trouvant pas de quoi se dédommager de ce qu’ils possédaient dans leur pays, ne voulurent pas consentir à la transmigration. Les habitans de Plaisance, au contraire, passèrent tous à Louisbourg, et s’y trouvèrent bientôt beaucoup plus à leur aise qu’ils n’avaient jamais été en Terre-Neuve.

Tandis qu’on se donnait ces mouvemens, au sujet de l’Île Royale, le marquis de Vaudreuil, de concert avec M. Becon, successeur de M. Rodot, dans l’intendance du Canada, s’occupait du soin de fortifier et de peupler cette colonie. « Le Canada, dit-il, dans une lettre qu’il écrivit à M. de Pontchartrain, en 1714, n’a que 4484 habitans en état de porter les armes, depuis l’âge de seize ans jusqu’à soixante, et les vingt-huit compagnies des troupes de la marine, que le roi y entretient, ne font, en tout, que six-cent-vingt-huit hommes. Les colonies anglaises ont 60,000 hommes en état de porter les armes, et l’on ne peut douter qu’à la première rupture, elles ne fassent un grand effort pour s’emparer du Canada. »

Il demandait, en conséquence, qu’il lui fût envoyé un renfort de troupes, et qu’il fût pris des moyens pour augmenter le nombre des habitans.

Pendant qu’on jouissait des avantages de la paix, sur les bords du Saint-Laurent, les contrées de l’Ouest étaient troublées par de nouvelles hostilités. Les Iroquois n’avaient pas repris les armes, depuis leurs dernières députations, mais ils avaient suscité à la colonie française un nouvel ennemi, moins politique qu’eux, mais aussi brave et plus féroce. C’étaient les Outagamis, plus connus des Canadiens, sous le nom de Renards. Par l’entremise des Tsonnonthouans, ces barbares avaient fait alliance avec les Anglais, au commencement de l’année 1712, et avaient projetté de brûler le fort du Détroit, et de faire main-basse sur tous les Français qu’ils y rencontreraient. Les Mascoutins et les Kikapous étaient entrés dans leur complot. Ils étaient venus s’établir, en assez grand nombre, près du Détroit, et ils n’attendaient, pour exécuter leur dessein, qu’un renfort de guerriers, lorsqu’ils apprirent que des Outaouais et des Pouteouatamis avaient tué environ cent-cinquante Mascoutins, tant hommes que femmes et enfans. À cette nouvelle, ils se mirent en marche, la fureur dans le cœur, et résolus de ne faire aucun quartier.

Heureusement, le commandant du fort, nommé Dubuisson, fut averti à temps du danger qui le menaçait. Il n’avait avec lui que vingt Français, ou Canadiens ; toute sa ressource était dans les Sauvages amis ; mais ces derniers étaient alors à la chasse. Il les envoya avertir en diligence de se rendre auprès de lui : il fit ensuite abattre les maisons qui étaient hors de l’enceinte de son fort, et prit toutes les autres mesures qu’il crut nécessaires pour soutenir les premiers efforts de l’ennemi. Ses alliés arrivèrent bientôt, et en bon ordre. Il y avait parmi eux des Hurons, des Outaouais, des Sakis, des Illinois, des Malhomines, des Osages et des Missourites, et chaque tribu avait un pavillon particulier.

Les Outagamis avaient construit un fort, à une portée de mousquet de celui des Français. Ils répondirent bravement à la première attaque ; mais le feu continuel qu’on faisait sur eux les força bientôt à creuser de grands trous en terre, pour se mettre à l’abri. Alors, les assiégeans dressèrent deux espèces d’échafauds de vingt-cinq pieds de haut, d’où ils battirent les assiégés avec succès. Ceux-ci n’osèrent plus sortir pour avoir de l’eau, et leurs vivres se consommèrent. Dans cette extrémité, tirant des forces de leur désespoir, ils combattirent avec une valeur qui rendit longtemps la victoire douteuse : ils s’avisèrent même d’arborer, sur leurs palissades, des couvertures rouges, en guise de drapeaux, et crièrent, de toutes leurs forces : « Corlar est notre père ; son drapeau flotte sur nos têtes ; il protège notre bras : ou il viendra nous secourir, ou il vengera notre mort. »

Les confédérés leur répondirent : « Vous aviez perdu l’esprit, lorsque vous vous êtes liés avec Corlar ; si la terre doit être teinte de sang, comme vous le voulez faire entendre par ce drapeau, elle le sera du vôtre. »

Pressés de plus en plus, les Outagamis remplacèrent leurs drapeaux rouges par un pavillon blanc, et leur grand chef, Pemoussa, accompagné de deux guerriers, se présenta, et fut introduit dans le camp des alliés. Il remit des captifs et présenta des colliers au commandant français et aux chefs sauvages, dans la vue de les apaiser, et d’en obtenir la permission de se retirer ; mais Dubuisson ayant laissé la décision de la chose à ses alliés, ceux-ci se montrèrent inexorables, ne voulant recevoir les Outagamis qu’à discrétion. Réduits à la dernière extrémité, ces derniers se battirent en désespérés : ils décochaient à la fois jusqu’à trois cents flèches, au bout desquelles il y avait du tondre allumé, et à quelques unes des fusées de poudre, pour mettre le feu au fort des Français. Ils y brulèrent, en effet, plusieurs maisons, qui n’étaient couvertes que de paille ; et pour empêcher que l’incendie ne gagnât plus loin, il fallut couvrir tout ce qui restait, de peaux d’ours et de chevreuils, et les arroser à chaque instant.

Lassés d’une si opiniâtre résistance, les confédérés parurent désespérer du succès, et Dubuisson eut lieu de craindre qu’ils ne se retirassent, et ne le missent à la merci d’un ennemi, envers lequel ils venaient de se montrer impitoyables. Il fallut, pour les retenir auprès de lui, qu’il les comblât de présens, et employât tout ce que la raison et l’éloquence ont de plus persuasif.

Les assiégés furent bientôt aux abois ; ils demandèrent, de nouveau, à parlementer ; mais les Sauvages furent aussi inexorables que la première fois. Ne voyant plus de ressource que dans la fuite, les Outagamis s’évadèrent, de nuit, à la faveur d’un orage, qui avait écarté les assiégeans.

On se mit, dès le matin, à leurs trousses, et on les trouva retranchés, à quatre lieues du Détroit, dans une anse du lac de Sainte-Claire. Il fallut recommencer un nouveau siège, qui dura quatre jours, et qui eut même été plus long, si Dubuisson n’y eût fait venir deux pièces de campagne. Le premier en avait duré dix-neuf. Les Outagamis se rendirent enfin à discrétion. La plupart furent impitoyablement massacrés, sur le champ : les autres furent faits esclaves et distribués entre les tribus confédérées, qui ne les gardèrent pas longtemps, mais les massacrèrent presque tous, avant de se séparer.

Ces hostilités eurent lieu, à la fin de mai, ou au commencement de juin 1712 ; mais quoique les Outagamis et leurs alliés y eussent perdu plus de 2,000 personnes, il ne se passa pas deux années entières, sans qu’ils recommençassent leurs incursions. Ils infestaient de leurs brigandages, non seulement les environs de la Baie, leur pays natal, mais presque toutes les routes qui faisaient la communication des postes éloignés avec la colonie, et celles qui conduisaient du Canada à la Louisiane, où depuis quelques années, les Français avaient construit des forts, et formé des établissemens, d’abord, sous la conduite du chevalier d’Iberville, et ensuite, sous celle M. Crozat. Toutes les tribus qui commerçaient avec les Français se trouvaient beaucoup incommodées de ces hostilités : craignant qu’elles ne s’en trouvassent fatiguées au point de s’accommoder avec ces barbares, M. de Vaudreuil leur fit proposer de se réunir à lui, pour les exterminer. Elles y consentirent toutes, et ce général leva un parti de Français, dont il confia le commandement à M. de Louvigny. Cet officier fut joint, sur la route, par un grand nombre de Sauvages, et se trouva bientôt à la tête de huit cents hommes.

Les Outagamis, au nombre de cinq cents guerriers, s’étaient enfermés, avec leurs femmes et leurs enfans, dans une espèce de fort, entourré d’un bon fossé, et de trois rangs de palissades, en-dedans. Louvigny les attaqua dans les formes : il ouvrit la tranchée, à trente toises du retranchement, avec deux pièces de campagne et un mortier à grenades, et dès le troisième jour, il n’en était plus éloigné que de douze, quoique les assiégés fissent un très grand feu. Il se disposa ensuite à faire jouer des mines sous leurs courtines ; mais dès qu’ils s’en apperçurent, ils demandèrent à capituler, et proposèrent des conditions qui furent rejettées. Ils en proposèrent ensuite d’autres, que le commandant communiqua aux chefs des Sauvages, et qui furent acceptées. Elles portaient, 1o. Que les Outagamis feraient la paix avec les Français et leurs alliés ; 2o. Qu’ils rendraient tous les prisonniers qu’ils avaient faits ; 3o. Qu’ils remplaceraient les morts par les prisonniers qu’ils feraient sur les tribus éloignées avec lesquelles ils étaient en guerre ; 4o. Qu’ils paieraient les frais de la guerre, du produit de leur chasse.

Ce traité fut ratifié par le gouverneur général, mais assez mal exécuté, de la part des Outagamis, bien qu’ils eussent donné six otages, tous chefs, ou fils de chefs, pour la sûreté de son exécution.

En 1717, sur les représentations de M. de Vaudreuil, il fut émané un édit, ou ordonnance royale, pour régler l’office de notaire.

L’année suivante 1718, le P. Lafitau, jésuite, découvrit, dans les forêts du Canada, le ginseng, plante qu’on avait cru appartenir exclusivement à la Corée, et à la Tartarie Chinoise. Le ginseng était très estimé à la Chine, et s’y vendait très cher : il devint, en Canada, un article d’exportation, et se vendit, à Québec, jusqu’à vingt-cinq francs, la livre. Malheureusement, ce haut prix excita la cupidité, et l’on perdit tout, pour vouloir gagner trop, ou trop promptement : au lieu d’attendre que la racine fût parvenue à sa grosseur et à sa maturité, c’est-à-dire, au mois de septembre, on la cueillit, au mois de mai : on employa les Sauvages, pour parcourir les bois, et arracher la plante, partout où elle pouvait se trouver ; et à la faute de la cueillir trop tôt, on ajouta celle de la faire sécher trop promptement, dans des fours. La détérioration du ginseng du Canada en fit diminuer le prix, à la Chine, et il devint, à la fin, si rare, qu’il cessa presque entièrement d’être un article de commerce.

Jusqu’au temps dont nous parlons, les Français n’avaient fait nulle attention à l’île Saint-Jean, quoiqu’elle fût voisine de l’Acadie, et on ne peut mieux située pour la pêche de la morue ; mais en 1719, il se forma, en France, une compagnie, pour peupler cette île, ou du moins y faire un établissement. Le comte de Saint-Pierre, premier écuyer de la duchesse d’Orléans, se mit à la tête de l’entreprise, et le roi, (Louis XV), par ses lettres-patentes, datées du mois d’août de cette même année, lui concéda les îles de Saint-Jean et de Miscou, en franc-alleu noble, sans justice, que sa majesté se réservait, à la charge de porter foi et hommage au château de Louisbourg, dont il devait relever, sans redevance.

Au mois de janvier de l’année suivante, le comte de Saint-Pierre obtint de nouvelles patentes de concession, aux mêmes titres et conditions, pour les îles de la Madeleine, Botou ou Ramées, îles et îlots adjacents, tant pour la culture des terres, exploitation des mines, que pour les pêches des morues, loups-marins et vaches-marines.

Cette même année 1720, les fortifications commencées à Québec, par MM. de Beaucourt et Levasseur, et ensuite discontinuées, furent reprises, d’après le plan de M. Chaussegros de Léry, lequel avait été envoyé en France, et jugé préférable à celui des deux premiers ingénieurs. La population de Québec était alors d’environ 7,000 personnes, et celle de Montréal de 3,000. Les ouvrages en bois, qui avaient été érigés pour mettre cette dernière ville à l’abri d’un coup de main, ou d’une surprise, de la part des Sauvages, étaient tellement tombés en ruine, que le gouvernement ordonna, par un arrêt daté de cette même année, qu’ils fussent démolis, et remplacés par un mur de pierre, avec bastions, etc. Ces ouvrages furent commencés, deux ans après, et les frais en furent répartis entre le gouvernement, le séminaire de Saint-Sulpice et les habitans.

Il y avait déjà quelque temps que le gouvernement de la métropole s’occupait du soin de régler les limites des paroisses établies dans la colonie ; la considération de ce sujet fut remise au gouverneur, à l’intendant et à l’évêque de Québec. Ces messieurs dressèrent un projet de règlement, qui fut soumis à la cour. Après mûre délibération, ce projet fut approuvé par le duc d’Orléans, alors régent de France, qui par une ordonnance datée de 1722, en enjoignit la mise à exécution, d’après sa forme et teneur.

Quand les divers évènemens de la guerre n’occupent pas les esprits, ils s’arrêtent volontiers sur des objets moins grands, aux yeux du vulgaire : nous remarquerons donc qu’en 1723, deux vaisseaux de guerre et six bâtimens marchands, construits à Québec, firent voile pour la France, vers l’automne. Dix-neuf vaisseaux partirent de Québec, cette même année, chargés des productions du pays. Ces productions consistaient en pelleteries, bois de merrain, goudron, tabac, farine, pois et lard salé. Les pelleteries se portaient en France, et les provisions de bouche aux Antilles. Ce commerce d’exportation, florissant pour le temps, était dû à la tranquillité dont le Canada jouissait, depuis quelques années.